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IMPRIMERIE DE H. FOURNIER ET C».
EUE SAI!IT-BE50IT, 7.
REVUE
DES
DEUX MONDES
TOME PREMIER
»»44
TREIZIÈME ANNÉE. — NOUVELLE SERIE
»*«c<
PARIS
AU BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
BUE DES BEAUX -ARTS, 10
1843
CRISE ACTUELLE
DE
LA PHILOSOPHIE
ALLEMANDE.
I.
ÉCOLE DE HEGEL.
M. SchelUng quitta Munich, il y a dix-huit mois, et vînt à Berlin,
sur l'appel du roi de Prusse, professer sa nouvelle philosophie. Ce
fut un événement pour TAllemagne. Il s'agisgait cependant d'un
enseignement trop élevé, semble-t-îl, pour être d'un intérêt général,
et trop désintéressé pour émouvoir les passions publiques. Mais Fil-
lustre penseur allait se trouver en face des hégéliens , et soutenir
contre eux la cause de la science chrétienne. Ce pouvait être un in-
cident décisif dans la querelle philosophique et religieuse qui divfse
l'Allemagne : c'est pour cela que l'attente était si vivement éveillée.
Chacun prédisait l'issue aU gré de sa passion. Aujourd'hui, 5f . Schel-
ling a presque terminé le cycle de ses cours : un jugement impartial
est devenu possible.
6 BEVUE DES DEUX MONIMBS.
L'Allemagne est entrée dans une phase nouvelle de son histoire.
Son siècle classique a pris fin, et il semble à plusieurs ëgards'^qu^elle
commence son xviii" siècle. Uanalogie serait toutefois loin d*étre
entièrement juste. La poésie, il est vrai, s'en va. De cette troupe bril-
lante de poètes qui faisaient cortège à son prince Goethe, il ne reste
plus que quelques chanteurs 'dispersés comme les derniers oiseaux
attardés dans les bois d'automne. Une critique destructive, chez
quelques-uns la haine fougueuse du christianisme, rappellent pres-
que le parti de l'Encyclopédie. Que de différences pourtant! Les
questions sont tout autrement posées. Ce n'est point d'ailleurs une
réaction contre le beau siècle de l'Allemagne : il a commencé tout
ce qui s'achève maintenant. Le temps de Goethe n'était point celui
flesrBd^si^t latiles Fénelon : l'fiMIemqg^ç, au siëde dernieri par ^s
phiipS4^hf6 et se9«étudit^,'diseréjiUai|d4ià se foi et^lacérai^ Bible,
feuille après feuille. Voltaire attaquait TPascal; Hegel n'a fait que
continuer Kant. Sauf l'esprit positif qui succède à la poésie, rien de
nouveau, à vrai dire, qu'une illusion de moins. Hier, on ne soup-
çonnait pas le chemin qu'orf avait déjà bit loin du christianisme :
aujourd'hui l'aveuglement cesse. La somnambule qui s'égarait vers
les abîmes s'est réveillée. Dès-lors aussi elle cherche à les fuir; elle
veut résister à l'entraînement qui l'y pousse. L'Allemagne proteste
contre son doute sans le pouvoir bannir; elle a le cœur plein de foi,
et dans l'intelligence un insatiable scepticisme. Son peuple de pen-
seurs et de savans s'est mis à une œuvre colossale de critique. Un
débat solennel est ouvert sur toutes les anciennes croyances.
Je l'avouerai, j'ai hésité à parler ici de ces hautes discussions; je
crains de mécontenter également les adçptes de la science et le pu-
blic, de paraître frivole à quelques-uns, obscur au grand nombre. Je
m'efforcerai d'être clair.
La premij^re philosophie de M. Schelling répondait à un besoin
vivement senti, qui assura son succès. Fichte avait un moment as-
servi l'Alleraiîgne à Son génie; mais son système était trop exclusif
et trop , paradoxal pour se maintenir. Nos instincts sont plos indes-
tructibles que les subtilités d'un penseur, et Fichte leur faisait rude
violence. Il a donné à l'idéalisme une grandeur héroïque, june aus-
tère.majesté, et l'a rendu sublime de fierté et de hardiesse. Dédai-
gneux des sens, il ruinait par sa dialectique cette brillante illusion que
l'on. appelle la nature, et ne laissait plus dans l'junivers dévasté gu' un
amlacieux^penseur, roi solitaire de ces empires du vide et souverain
possesseur^ maître superbe de lui-même. Mais daiis la sphère de. la
CRISE Di^ lA PHICOMPIIIS AUJOIANDE. t
pensée^ réqnilibi^ Afeslpa» uw besoin in^g«Hiipéi4ettx.^pge dmsi
esUe de* t» nature. 11. Sc^lUng justt&a drnowreaii n6l#e^c»0yano«iM
monde extérieur, et,, par^ une.de ces ironies firéquenHe^r daaB< yiltesu
toire de Fesprit htmaiw, il n'eut Uesoiii poui^ réfiiteit FIcbte qiieule
hé donner pSeioaHeiit nUsenr et (Vôlever sesprincipe» & une TStlew
Astàe^ Le: moi resto seul sutelaiice dans Pidéalismer noMs eé moi
sobsttanee a'est pa9>. commet Fichte le voulait,^ le moi $ubj(feétil^^ (»l^
tel moi détràniné : û èdil contenir toutiBS choses; il île penl être q/Êé
le moi ateote qri renferme toute» tes eiisleRcies possibles, ^'idéem
lîsme, à ses dernières limites^ se dépasse lui-même et introdMtM
panthéisme. La' nature* et l-esprit cessent d*ét4^e opposée comme
étrangers Vun* à Tantre.Its deviennent les deux modes dumoi infini
qui anime l'univer» et se noanifeste en lui, dans^la» nature comme
objet, é^n» Feaprit comme sujets dans les den« toujours identiipir;
toujours le même. L'être absolu apparaît dans la nature destitoé* de
conscience, et n^en desneure pas moins la miaon étemelle. Totui^
depuis les nombres de la mëcaniqike céleste et la» géométrie d<ea
cristaui, jusqu'à l'organisation des plantes et dé l'animati, ponte* tes
traces de Tinti^igence et n^est qu'une plastique des^ idées divines^
Mais la raison n'est vraiment raison que lorsqu'elle a conscienc>e dé
soi. Il y a donc dans son ossonee une nécessité qui la fonce à sortir
de l'obsouroissemeiit où elle setronye dans la< nature. Elle s'élète
ainsi de nègne* en^ règne, elle se spiritualise de plua en plusjumftfà
ce qu'elle respleodiase de< toute sa clarté dans' Phomme et anlTeft
prendre en loi conscience de sot.
Cette philosophie satisfaisait les besoins les^phis opposés^, le bon
sens qui nous fait croire au monde extérieu?, la^ raison* qui sere^
trouyait partout dans l'univers, ^ sympathie^ qui noufi^ attire vett
la nature et nous fait aimer en elleikne soeur associée à nos» détins.
Toutes les sciences prirent un nouvel essor. Elles ne demeuraient
phis isolées; comme les pierres éparses d'un édifice dontfdn a perdu
le plan. Lear noblesse était relevée, car toutes avaient pour fin l'avH
guste science de Dieu^ C'était sa vie dont on- surprenait^ le seéret
dans lanature; c'étafil son^ histoif e^ qne y on retrouvatt dans les fastes
de l'huroamté. Tx>ut se coordonnait dans une magnifique harmoi^e^
Ce fatuft enthousiasme général et bientôt* une véritable ivresse. Un
système ansri poétique solfeitait Fimaginationr L'analogie ftt(? {rfud
consultée que la raison;: un mysticisme aventurent et déréglé se
substitua à la science; on tomba dans un étmnge chaos. MvSehelUng
régnait sur la pensée de son payer; n»ais sennoyaume se trouvait dans
9 mEVUE DESBBUX MONDES.
Tanarchie. U n*y avait plus aucune police de Fiotelligence. Le dés-,
ordre devint tel, qu'on sentit enfin le besoin de retourner à une
môtfalode sévère. Ce fut là ce qu'entreprit Hegel.
Disciple de M. Schelling, Hegel n'eut point d'abord la pensée de
créer un système, et ne voulut que donner à celui de son maître
une forme plus rigoureuse. Il essaya de nouveau , après Kant et
Aristote, l'analyse de la raison. Sa logique est son titre de gloire.
£|le est admirable d'originalité et de profondeur. Jamais encore on
n'avait montré à ce point la délicatesse d'analyse, la subtilité de dis-
cernement, la vigueur dialectique. C'est un puissant et robuste es-
prit que celui qui a pu, sans vertige, gravir le premier, d'abstrac-
tions en abstractions, ces cimes étroites de la pensée d'où le regard
ne plonge que dans de vides étendues. Il a fallu une force austère
et 'Soutenue pour vivre dans ce dépouillement de toutes les idées
qui déiivent des sens; il effraie presque comme le ferait une im-
pitoyable macération, et c'est vraiment pour l'intelligence une retraite
au désert que de suivre Hegel dans sa logique : si bien elle doit
pour cela renoncer à tout ce qui a forme et contour, à tout ce qui
lui vient du monde extérieur, à tout ce qui n'est pas l'abstrait et
l'universel.
J'entre ici au plus ardu de mon sujet. Kant énuméra les idées né-
cessaires, mais il les obtint d'après une division toute faite qu'il em--
pruiita à une autre science que la métaphysique. La logique formelle
distingue les diverses espèces de jugemens. Juger, c'est penser un
objet. Aux diverses espèces de jugemens correspondent donc les di-
verses catégories de la pensée, les diverses idées nécessaires. Kant
les avait ainsi dénombrées; mais il n iayait reconnu d'autre relation
entre eUes que leur coexistence dans un même siget pensant : cette
coexistence paraissait toute fortuite; il n'en pouvait donner aucune
raison.
H^el comprit que l'on ne doit pas suivre ce procédé empirique
dans la science du nécessaire : il voulut déduire rigoureusement nos
concepts selon les exigences delà pensée. Mais par où commencer?
Évidemment parle terme plus abstrait, par celui que tous les autreis
supposent, que l'on ne peut pas ne pas admettre, et sans lequel toute
pensée serait impossible; Or, l'abstraction suprême, l'idée la plus
générale, le coacept inévitable, est celui de l'être. Le doute peut se
porter sur toutes les existences déterminées; il ne peut nier l'être en
soi, ce serait se nier soi-même. Mais ce concept primitif, qfui demeure
après toutes leîs négations possibles, est l'être absolument iiidéter-
CRISE DB I.A PHILOSOPHIE ALLEMANDE. 9
mîné. Or, il n'existe rien d'absolument indéterminé; donc Tétre pur
est néant. Le premier concept que nous obtenons se transforme en
son contraire lorsque nous l'isolons de tout autre; il oblige à passer
aussitôt au terme opposé. L'être pur ne se peut concevoir seul et
sans le néant : le néant ne se peut concevoir que par Tétre, et pour-
tant ces deux termes inséparables qui s'appellent l'un l'autre se con-
tredisent. L'esprit ne peut donc s'aarréter à cette opposition. Il ne
pourrait ainsi les penser ensemble, et il le doit cependant; il est con-
traint de chercher un terme supérieur qui les concilie. Or, leur syn-
thèse est l'idée du devenir. Ce qui devient à la fois est et n'est pas.
Ce qui devient n'est pas encore , autrement il n'aurait pas à devenir;
et cependant il est, puisqu'il devient. Le devenir participe à la fois
du néant et de l'être. Cette synthèse cache à son tour en soi une
antithèse qui force l'esprit à s'élever plus haut, jusqu'à ce que,
stimulée par ces oppositions sans cesse renaissantes, la pensée pro-
gresse successivement depuis le concept le plus pauvre, par tous les
concepts intermédiaires, jusqu'au plus riche, jusqu'à celui qui les
contient et les concilie tous en soi^ jusqu'à l'absolu en qui seul elle
trouve son repos.
Je ne suivrai pas Hegel plus loin; j'ai seulement voulu faire en-
trevoir le procédé de sa logique. Hegel part d'une certitude inébran-
lable. Cette concession , que le scepticisme le plus vaste est pourtant
obligé de faire, lui suffit pour regagner par une déduction rigoureuse
les autres idées nécessaires, pour toutes les reconquérir. Il n'a point
obtenu et distribué arbitrairement nos concepts; il ne les a point
isolés. Il les a fait naître les uns des autres par une nécessité dialec-
tique. Il a fait leur genèse. On voit ainsi que les concepts ne sont
point simplement juxtaposés dans la raison; ils forment les anneaux
entrelacés d'une même chaîne; ils se supposent mutuellement, ils sont
solidaires, ils se pénètrent; de chacun on peut descendre ou s'élever
à tous. La pensée ne t)rouve son repos que dans le terme suprême.
Les autres ne lui permettent pas de persister en eux, ils la contrai-
gnent à les dépasser, ils souffrent d'un antagonisme qui l'entraîne
irrésistiblement plus loin. Tous, sauf le dernier qui, exigé par tous,
se retrouve ainsi également en tous, sont coexistans et successifis^,
nécessaires et transitoires à la fois. La raison n'est point un agrégat
d'idées, elle est un n^erveilleux organisme : il y a en elle comme une
circulation incessante de la pensée. Kant avait fait l'anatomie dé la
raison, Hegel, a écrit sa physiologie; Kant avait donné la liste des
concepts, Élégel en a donné le système.
fiO REVUE mtSS jdWK «ONDBS^
«Personne ne jnéconnattna le génie qum a faHu pour isurprendr^
ainsd dans les profondeuns ks plus seorètes de la pensée 3on jeu et
son mofu^eiiéot, pour dérober^ le mystère de ses origiMs. iDans oe
systëne, diose irare, il y a uoe dôc«averte. Cette logique ^'iiwjposfira
à resprît Jbufliain et fera le tour damondie. Hegel a fli9 pii^ee, «non pas
paenii 4;es brillaw génies^ ces poètes 4e 4*ÂQtelligence que4*<onii0ra0ie
Platon , Malebranehe ou Ldbnîtz, mais dans une assemblée moins
BQHobpense et plus austère, parmi Iles légîslat^irs de la pensée,
parmi ceux qui ont retpouvé qudcfnes Iragmens «de son code, auprès
d'Àristote, defiacon ei de Kant.
Hegel <i'a ^cefpendant pas achevé Tœttvre : 3 s'est trompé plus
d'une fois; il n'a pas toujoairs Jûcn ordotiné :et bien déduît nos con-
cis. La moînire erreur a ici 4e graves conséquences^ {Mjûsqu'll
s*agit des i^es uni?erselles de la raison. C'est un lirait de plume dans
le conseil d'un prince : il décide du sort <âes états.
la logique de H^gel <ya ré^^olnÉionner la pensée; elle est 4éjjh de-
venue une arme redoutable de combat et de 4estruiction. l^ prin-
cipes de «ontra£ctioci et d'identité simt ies deux principes ide l'an-
cienne logique. On ne peut contester leur vérité, mais ils oe sont
d'usage cpae dans le Semaine de .l'esfiérience ^ du monde sen-
sible. Le principe de contradiotioB .smppoae des termes contradic-
toires entre lesquds on est fonoé de choisir; il Haut ^oei^er l'un,
rejeter r autre. Mais deux tenues qui a'essclaent sont nécessairement
tous deux finis, car aucun ne compcein^ tout ^en tsoi. Le pciucipe de
^)dntraâiction ^ne dépasse donc pas leiSiii. Or, le fini ne se auffit pas
à tui-^néme; il^ne peut 6e concevoir, et par oonsô^uent «'expliquer
que par l'infini. C«st cette science suprême ique donne }a jnétaphy-
«ique. Le principe d&contraéietîfon , ne s'appliqujant pas b l'infini, ne
peut'ici avoir d'uaage. Gala est si vnai ,* qu'il dfiwtur<e les concepts
quautf41s'dppliqtie Aeux. Il le& «suppose ooi«t^»^c^ir£Ç/c*jest4-<iire
absolument éneompatthlesji let cependant les c^nc^ts ne sont que des
termes contraires. Loin de ^'e^^ejjuret ^s s'exigent mutuellement. Il
«st;tettemant impossible d-isoler un confcept/que, tors^u'on l'essaie.
Ane transforme îanssibOt en ce coutnaire dont onv^mlait le réparer.
ÏBikiVm&ùi dui&li,>l'infifli ne renferme plus alors le fini en soi, le
finiéuneure hors^i^lui : l'infini n'^at donc pas |out» il devient limité,
il devient fini. Isolez:* te fiiu de l'inSnî» i|e fini peut alors se conce-
voir par iiétméme,i iliaeiaittt donc;.«iais ce qui ^ js^t ^ incon-
ditiaoïièl, absolu : votià tefiiti qui devient l'infini.
Le principe d'identité ne trouve pas davantage une application en
CRISE m* tJt PHltOSOPmE ALtEteANDE. ft
métepbyslque. Il tfy est pitas vrai, car, dans Tonlh; de la raison,
e^st, comme nous Tâtons vu, le contraire qui dérive dU' contraire»
et non plus le même dh même. Le contraire est' un terme moyenr
entre Hdentlté et la contradiction; il échappe aux deux axiomes de
ràndenne logique, et ne reliève pas de sa juridiction*.
Le résultat dé' tout ceci est important. Les philosophies qui sui-
vent l'ancienne logique, et c'est le cas encore aujourd'hui, en France;
de nos écoles les plus accréditées, transportent à la science de Hn^^
fini les principes qui ne conviennent qu'à la science du fini. Cette
erreur radicale leurest commune à toutes : elles procèdent par l'a-
nalyse delà raison et par le syllogisme; mais l'analyse décompose les
objets et isole les termes qu'elle distingue, le syllogisme déduit le
même du même. Il faut suivre en métaphysique la route opposée :
on doit procéder par lia dialectique, qui, à Tînverse de l'analyse,
enchaîne les concepts et les distingue sans les désunir, et, à l'inverse
du syllogisme, déduit le contraire du contraire. HégéVabat ainsi *d\in
coup de faux tous les systèmes dus à une autre méthode. Il a dé-
oouvertla logique de llnfinî; l'ancienne logique n'est que celle du fini.
ffégel fut, du reste, exclusif comome tous les réformateurs. La
nouvelle logique devînt tout pour luf. Il n'y vit plus seulement lès
formes étemelles de la pensée de l'être : il y vit l'être lui-même, il
là prit pour Dieu. H introduit à son système par sa Phénoménologie,
et elle montre le chemin qui l'a conduit à cette capitale erreur. Dans
ce bel ouvrage, il se place au point de vue immédiat où nous sommes
des choses; il examine successivement la perception sensible, l'enten-
dement, tous les moyens de connaissance qui, en quelque manière»
sont subjectifs. En tous, il découvre et signale une contradiction. Ils
ne donnent donc que le fini, c'est--à-dire ce qui est imparfait, pas-
sager, apparent. . La logique , qui seule s'élève au-dessus de toutes
les contradictions , donne seule aussi l'infini , c'est-à-dîre l'être , la
vérité. Dieu. Dieu, en tant qu'infini, ne peut, d'après Hegel, être
personnel*: ces deux idées s'excluent; car chaque personnalité se
distingue de toutes les autres, et parla devient déterminée, limitée,
finie. Mais voici une double difficulté; D'une part, l'indéterminé
n'existe pas; de l'autre. Dieu est la raison absolue, et la^raison n'est
vraiment raison que si elle a conscience d'elle-même. Or, cette con-
science suppose la personnalité. Comment résoudre ces contradic-
tions? On ne le peut que si Dieu se réalise, non point dans une formé
infinie; ce qui est un jion-sens, mais dans l'infinie variété des formes
finies; non potet dans'une personnalité unique , mais dans une per-
12 BEVEE DES DEUX MONDES.
pétuelle succession de personnes sans nombre; que s*il se réalise, en
un mot, dans la nature et rbumanité, et ne se réalise qu*en elles. U
ne faut donc le chercher que là; il ne se trouve nulle part ailleurs.
Le développement du monde n est pour Hegel que le déveloj^-
ment même de la raison absolue. Il avait dans sa logique déterminé
ce développement. Les phases que Vidée absolue parcourt, depuis
le concept le plus pauvre jusqu'au plus riche, devenaient ainsi les
phases du monde, et s'exprimaient dans les époques de la nature et
dans celles de Thistoire. La raison absolue a dans la nature perdu
la conscience d'elle-même; elle y est aveugle, et comme aliénée et
irraisonnable. Durant une suite iucalculable de tristes siècles, il n'y
eut que des solitudes effrayées de leur déserte immensité et le com-
bat titanique des forces élémentaires. Nulle part encore un specta-
teur intelligent de ces anciens évènemens de Funivers. La raison
absolue devait se relever de cette chute, redevenir maîtresse d'elle-
i|iémè, prendre une forme nouvelle et supérieure, où elle arriverait
à la conscience de soi. Cette forme est l'hunuinité.
Ce n'est point dans l'homme, c'est dans l'humanité, ce n'est point
dans l'individu, c'est dans Tespèce que la raison divine se manifeste
conmie absolue. Les individus nécessairement h'mités ne peuvent
réaliser Dieu; ils n'existent cependant que pour cela; ils doivent donc
tous passer. Après avoir un moment duré, ils disparaissent à jamais;
la mort est pour eux l'anéantissement. L'humanité seule survit à
toutes ces destructions.
La raison absolue se manifeste en elle sous la triple forme de l'art,
de la religion, de la philosophie. Ce sont là les trois grandes époques
de l'histoire de Dieu. L'absolu se manifeste dans l'art par la beauté,
sous une forme visible. Mais la raison absolue est esprit : cette mani-
festation sensible ne lui sufBt pas. Dans la religion^ Dieu apparaît
comme esprit; mais ce n'est pas la raison absolue qui se connaît elle-
même : c'est un homme, une pensée subjective qui la contemple et
se distingue d'elle; ce n'est pas encore Dieu qui se connaît comme
Dieu. Il reste un progrès à faire : il s'achève dans la philosophie. £o
effet, dans l'esprit du philosophe qui s'élève au-dessus de tout ce qui
(i(it subjectif jusqu'à la raison absolue, et la pense au moyen d'elle-
même, celte raison, en d'autres termes Dieu, prend conscience de
Moi ; il ftc contemple enfin (ace à face. La philosophie n'accomplît pai
uii moindre mystère; elle est, dans le système de Hegel, la réalisa-
lion MiprCtm: de Dieu, son véritable avènement dans l'univers. Dtb-
Um rimmanité n'a qu'à s'émanciper de la religion, qu'à s'ordonner
CRISE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. 13
d'après la philosophie, qu'à lui soumettre tous les esprits, afin qu*en
eux Dieu resplendisse de plus en plus des clartés de l'intelligence» se
transfigure de lumière en lumière, et dissipe toujours davantage les
(^curités primitives qui le voilent encore. '
Je regrette de parler aussi rapidement de cette vaste conception.
On ne résume pas une encyclopédie. Je voudrais du moins esquisser
à grands traits les vues de Hegel sur l'art, les religions, le droit,
l'histoire de la philosophie. Il serait intéressant de comparer le pre-
mier système de M. Schelling à celui de Hégel, et de voir combien
ces deux grands esprits ont imposé le contraste de leur génie à des
philosophies pareilles. Cette différence se dessine bien dans leurs
vues de la nature. M. Schelling a été frappé de sa beauté, Hégel de
ce qu'elle a d'irraisonnable. M. Schelling a remarqué surtout l'har-
monie de la nature et de l'esprit, Hégel a plutôt signalé leur oppo^
sition. Le panthéisme a chez l'un les pompes d'une majestueuse
poésie; chez l'autre, la froide précision et la sévérité logique; mais
je ne puis poursuivre ce parallèle.
Ce Dieu impersonnel, qui ne se réalise que dans l'univers, obsède
aujourd'hui la pensée en Allemagne. C'est contre lui qu'elle se débat
et cherche à se défendre. Envîsageons-le de plus près, afin dé le
mieux connaître et de mieux comprendre ce qui anime à le repousser.
Le panthéisme refuse à Dieu la personnalité pour sauver en lui
l'infini. Qu'y gagne-t-il? Dieu ne peut alors se réaliser que dans le
fini; mais le fini ne suffit pas à le réaUser. L'infini a beau multiplier
le fini et le produire toujours plus parfait, le fini n'en demeure pas
moins incapable de le contenir; l'univers ne sera jamais adéquat à
l'idée de Dieu : la contradiction est insoluble. Le panthéisme croit
la surmonter en disant que Dieu se manifeste dans l'infinie variété
des choses finies. Mais cette variété est-elle vraiment infinie? Reculez
sans mesuré les bornes de l'espace et du temps , peuplez ces éten-
dues de myriades de mondes, ces siècles de multitudes humaines;
ne vous lassez jamais d'agrandir vos conceptions : vous ne ferez
qu'un essai impuissant de dépasser le fini , vous n'aurez que sa né-
gation et non pas son contraire, ce qui le présuppose et non pas ce
qui le précède, l'indéfini en un mot et non pas l'infini. Ce Dieu n'est
donc jamais réalisé en tant qu'infini. Le panthéisme immole inuti-
lement la personnalité de Dieu. La raison qu'il donne contre elle se
retourne contre lui. Il ne résout pas la difficulté, il en crée mille
autres, qui toutes naissent de cette contradiction suprême que je
viens de signaler.
Pi^u n existe que dans le monde, Qa'estr^^e h dire2 Aii^i le» dés-
ordresi et le^ fléaux de la uat^cet ^nsi les qjieri^as^ les haines, l^s
iQ4)hears qui remplisseiri; L-biMoîre, tout cela, ce aont les discordes
intestines, les tragiques aventures de Bien* Nps régirais, nos craintes,
no^ Qspéra^ces dégues , notre, train de guep'e f^n^ et dCagitatiqns
sans tiiëve, et la suprême tri^ess^ de la mort pour consoler ta^t
d'ennuis , ce n*e^ pas notre destinée seulement : Dieu, a* composé
sa vie de toutes les nôtres et réunit dans la sienne toutes leurs
afflictions. Ce secret soupir ou cette haute lament^jon qui monte
sans cesse de la terre, cette plainte» c'est la voij^ de Bieu, ie temps»
qui ne donne que pour ravir» qui mêle à toutes nos joies une nie«"
nace, à toutes nos fêtes une alii(rm^> cette inquiète eit tcisiie. durée
des êtres qui passent et souffrent,, est ^ssi celle. dQ DieH, et: chaque
minute lui mesure , comme à Thomme , quelque nouvelle douleur.
Le christianisme annonce également» il est vroi^ qql Dieu martyr
chargé de nos souffrances, courbé sous nos fardeaaa; mai^ ses mi-
sères viennent de notre libre chute et non pas de lui : il ne les a
connues que par compassion, et réussit à les terminer. Sans le pan-
théisme, elles ont Dieu pour auteur : s*U en souffre > c'est par sa
faute; s'il cherche à s'en relever, c'est pour l.u^mé<ue^ Il était le
roaitre de l'existence et n'a pas mieux su l'instituer. Ce qui est cha--
rite sur la croix, ici devient impuissance ou impéritie. Rt tout cela
en vain : emprisonné dans le fini» Dieu a beau faire, il ne^ réalisera
jamais le rêve d'infini qui le tourmente , et ce rêve désenchaatera
tous les bonheurs. Altéré d'une soif brûlante de lui-mêncie, il ne
pourra jamais Tétancher; il s'est condamné k l'éternel supplice d'uu
désir toujours inexaucé, d'un espoir toujourj^ détrompé. Le, pajir
théisme promet à la terre les félicités divines, et il ne. fait qu'éter-^
niser en Dieu nos infortunes et l^s rendre ainsi, sons ressources eu
celui-là qui seul les pouvait terminer. U croit ennoblir l'univers; il n^
réussit qu'à dégrader Dieu.
Il semble nous enivrer de Dieu, nous, le prodiguer en toutes
rhuses. Encore ici il nous abuse. Je me mets à chercher son Dieu;
je ne dois le demander qu'aux choses finies, et toujours la même
contradiction. En elles, ce n'est pas le Dicuvrai, l'infini, ce ne sont
que faux semblans de lui que je trouve. EJllies me le dissimHlentaus^
bien qu'ellqs me le manifestant; ellçs me le cachent autant qjulelles
mêle révèlent; elles ne spnt pas sa face, ipais son masque. Je ne
puis chercher Dieu que dans ce qui n'est pas lui ; il ne se donne à
jnoi que dans ce qui me le refuse. Comment donc le trouver? Tout.
CRISE MT LA PRUtMOmiB AL11SMANDE. 15
mêle promet et tout me trompe. Dans ces formes fugitives et chan-
geantes qui s'offrent à moi, je ne rencontre que ses décevantes
images, lui jamais, lui miHe part; je ne me promène que parmi (te
vaines apparences de Dieu. Ge monde est vide de lui et n'est plein
que de ses fantômes. J'e serai éternellement séparé de celui que je
ne peux m*empéf her de toujours poursmvre.
Et que parlé-je de Dieu? Dieu n'est pas dans ce système, il ne fait
que devenir. Or^ te devenir suppose nécessairement la permanence.
Sous ce qui varie et passe, quelque chose doit être d'immuable et d'^
ternel. Qu*y a-t-il ici de permanent? Le fliii change sans cesse; Vinfini
dans le fini se métamorphose continuellement; ce qui seul subsiste sans
changer, c'est donc l'infini en tant qu'infini. Mais, dans ce système,
ce n'est rien de réel, ce n'est qu'une vaîiae abstraction, qu'un néant.
<rcst là le triste secret qu'enfin je découvre. C'est là le deuM que
l'univers s'efforce de déguiser sous toutes ses brillantes parures. C'est
du néant que tout sort; c^est en lui que tout s'abkne; son affreuise
nuit enveloj^pe tout. Il est te commencement et la fin, et son morne
silence me répond à. la place de Dieu. Ce système > avec son vête-
ment sacerdotal et la pompe religieuse de sa parole, n'est ami, 6 le
bien prendre, comme on l'a dit, qu'un athéisme emphatique.
Je n'insiste pas sur les conséquences morales : on les prévoit, on
les a souvent signalées. Dieu, s'9 était quelque chose, ne serait plus
qa'un inexorable destin , cruel surtout à lui-même. Avec ce fatalisme,
plus de liberté, ni bien ni mal; avec l'apothéose de rhumanité, tontes
les passions sanctionnées comme des forces divines.
n faut q^il y ait aujourd'hui un attrait puissant vers le panthéisme»
car il est le grand événement de la pensée contemporaine. On est
assez peu surpris de le trouver chez nos voisins. Leur génie imper-
sonnel et abstrait, une sorte de tendresse pour la nature, l'instinct
de l'infini facilement égaré vers ce monde, tout, dans leur pensée
et dans leur imagination , les y prédispose. Les forêts de la Souabe
et du Harz ont vu, comme celles de l'Inde, plus d'un enUiousiaste
rêveur se perdre dans leur secrète nuit pour y chercher Dieu. Ce-
pendant jamais le panfiiéisme n'était en Allemagne, avant ce jour,
général et avoué. Hais^ chose étonnante, il a fait aussi invasion en
France : c'est là pourtant où il devait trouver le moins faveur, il
répugne trop h la prérïsion du génie national et à uotre vif instfndt
d'individualité. Malgré cela , nos meilleurs esprits se sont laissé sur-
prendre. H a eiâVri^ de brillantes imaginations et séduit de généreuses
intcffigcnces. On le retrouve dans *(av(]fésfe, le romfn.'Phistoire, la
16 REYUB DES DEUX MONDES.
philosophie : les écoles socialistes , celles qui de tontes ont le plus
excité Teffervescence de la pensée, relèvent de lui. Il s'est insinué
partout. On peut suivre ses traces jusque dans les œuvres et les sys-
tèmes qui ne lui appartiennent pas. Sa fascination a entraîné nos plus
beaux génies à des erreurs bien peu faites pour eux. Le poète de la
patrie, Béranger, oublie, dit-on, la France pour je ne sais quels rêves
humanitaires, et la plus chaste de nos muses profana un jour sa
voix suave à chanter les orgies orientales. Que dirai-je encore? Ober-
joann , René , Lélia , dont Tinquiet tourment fut si bien le nôtre ,
xi'étaient-ils pas, dans les s(ditudes où s'enfuyaient leurs âmes bles-
îsées, les premières victimes, les tristes précurseurs d'un dieu impuis-
sant et funeste? Si de ces hauteurs nous descendons à la foule, que
irouvons-nous? Chez les jeunes imaginations, l'enthousiasme, le
'Culte de la nature; chez tous, un fatalisme qui inspire une vaste in-
différence, et dans ce scepticisme pourtant laisse subsister une con-
viction, celle de la raison et de l'unité de toutes choses; le ciel désert,
et les espérances toujours plus pompeuses d'une terre enfin prospère;
puis, sur lés ruines de tout ce qui est individuel, caractère, devoir,
dévouement; sur les ruines de la famille, sur les ruines de la patrie,
l'autel élevé au nouveau dieu, à l'humanité; n'est-ce pas là toujours
la même influence?
Lorsqu'une erreur captive l'élite des esprits et se répand dans la
multitude, elle cache à coup sûr quelque grande vérité dont le temps
est venu. Nous ne pouvons plus désormais croire à un Dieu séparé du
monde et borné par lui , ni voir dans l'histoire une aventure pure-
ment humaine, livrée aux caprices des volontés individuelles, sans
loi ni raison. Nous ne pouvons plus, en un mot, admettre le Dieu fini
et le monde athée du déisme. Cela s'explique en Allemagne par le
développement de la pensée, ailleurs par les évènemens politiques.
Ce qui se passe depuis un demi-siècle agit puissamment sur les es-
prits. Les barrières des castes sont tombées, celles des peuples s'abais-
sent. Des espérances qui naguère auraient paru des utopies nous
animent et nous aident à traverser ces jours mauvais. L'humanité ne
3t voit plus à jamais déchirée en lambeaux, infirme, divisée contre
elle-même. £lle fait un rêve généreux de paix et d'union. Il lui est
apparu dans l'avenir une image glorieuse de justice et de charité ,
laoréole allumée aa front. C'était elle. Alors elle a eu comme une
illumination soudaine; elle s'est reconnue divine. Son {>Qssé s'est
aussi transfiguré : elle a retrouvé dans l'antique Orient d'augustes et
sncprdpt^fçs origines; oUe a compris que J)ip\x vjt et veiit se mm-
CRISE DB L4.PPIJU)50PHIB AJLLEMANDE. 17
tester en elle. En môme temps, comme si tout concourait à la même
fm , le progrès des sciences nous montrait partoiit dans la nature ta
vie et la raison , c'est dire Dieu encore. Nous ne pouvons donc plus
nous contenter du déisme; il est irrévocablement dépassé. Nous
avons le sentiment profond de Timmanence de Dieu. Or, Ttdée d'un
Dieu personnel a toujours, jusqu'ici, été mêlée de déisme. Il était
donc naturel de n'en plus vouloir dans le premier effet de la réaction,
et de se jeter dans l'e^i^cës contraire. Nous ne pouvons y demeurer;
nous cherchons un Dieu personnel et distinct, du monde conune
celui du déisme, et à la fois universel et immanent comme celui
du panthéisme. Cette transformation des idées de Dieu, du monde
et de leur rapport remue toutes les questions : eUe est la crise qui
agite et trouble aujourd'hui l'esprit européen.
Je reviens à Hegel. Son système régna bientôt en Allemagne. Il
était d'autant plus difficile de ne pas l'accueillir qu'il était l'inévitable
conclusion de ceux qui l'avaient précédé. Les systèmes de Kant, de
Fichte, de M. Schelling, se déduisent les uns des autres et ne for-
ment, en un sens, qu'un système unique. Fichte ne fait que porter
à leurs extrêmes conséquences les principes de Kant, et M. Schelling
ceux de Fichte. Toutes ces pbilosophies se succèdent comme les
momens divers d'une même méditation qui se termine au pan-
théisme de Hegel. C'était comme un bloc de marbre que tous ces
maîtres de la pensée avaient sculpté : le dernier coup dé ciseau ve-
nait d'être donné, la statue était achevée, elle était parfaite; seu-
lement elle avait pour piédestal le tombeau de toutes nos croyances.
Ce fut une grande tristesse quand on s'en aperçut, mais on fut loin
de le voir tout de suite.. On alla même jusqu'à saluer, dans la nou-
velle philosophie, le messager de paix qui conciliait la foi et la raison.
Cela peut surprendre; mais on est, en Allemagne, aussi lent à pré-
voiries conséquences d'un sy&tëntie que subtil s'il s'agit de remonter
aux principes des choses* On y a un désintéressement de la pensée
aisément crédule, avec cela un tel ^désir de science , un si profond
instinct religieux, un si vif besoin de les unir, qu'on est toujours
prêt à se flatter d'y avoir réussL. La mysticité qu'affecte le langage de
Hegel aidait encore à l'illusion. L'idée en soi ou la logique était le
Père, le monde! le Verbe, leur union le Saint-Esprit; la chute, le
relèvement, l'incamatioB^ rien ne manquait, poitir qui se laisse
prendre aux mots. On croyait voir^un terrae'au long divorce de la
théologie et de la philosophie, Kant, le père dn rationalisnle , avait
TOME T. i
18 IffiVUK BBS imim If^NDES.
été au Christ son auréole; le dieu n'était plus demeuré qu'un mora-
liste* Fichte avait atmonoé un jour à léna que dans quelques années
le cbristiaDisme s'existerait pîus. ScheHing n'avait pu se disculper
de spiDOfikme. Ou accueillit 4one avec boniheur une philosophie plus
séYèrenent rationnelle que les précédentes, et dont les formules
étaient d'une scrupuleuse orthodoxie.
Hegel fut à son apogée en 1808, au moment où il se vit soutenu
jHir un concours assez nombreux pour pubKer les Annales de Berlin;
on assure même que le gouvernement soutenait ce journal. Ce fut
aussi, il est vrai, le moment où la déOance s'éveilla. On se posait avec
inquiétude plus d'une grave question : on se demandait surtout si la
distinction du xionde et de Dieu était assez vivement accentuée.
Mais des théologiens respectables, des hommes de talent et de piété,
se déclaraieDt pour Hegel. Il était lui-même sobre , circonspect , et
ne montrait rien de révolutionnaire. Il ne songeaR pas à détruire :
il paraissait plus jaloux d'ex^quer le passé que de troubler le pré-
sent ou de préparer l'avenir : cette réserve le fit même reculer de-
vant la conclusion de ses principes. Il semble quelquefois hésiter,
et l'on peut trouver dans ses ouvrages des propositions qui ramènent
au théisme; mais ce sont là évidemment des inconséquences. Hegel,
en un mot, était assez diSërent de son i^stème. Il montra aussi la
même retenue en politique. Tout ce qui est réel est rationnel, tout
ce qui est rationnel se réalise , avait-il dU. On peut s'armer de oe
principe pour maintenir ce qui est et pour consacrer tous les progrès,
pour demeurer stationnaire et pour provoquer des révolutions,"pour
légitimer lequiétisme politique, comme aussi l'impatiente ardeur des
changemens. Il justifie tout acte lorsqu'il est accompli; mais inter-
prété d'après l'ensemble du système , il appelle à un progrès inces-
sant, Hégei fit de son principe un usage très timide. On commença,
dans son écdb^ par ne traiter guère bien ie libéralisme, on Fy
trouvait banal. Hégd n'alla pourtant pas jusqu'i défendre le réginoe
absolu de la Prusse. Dans la firemiàre ^tiôo de la Philosophie du
Droit fil propose ppur idéal lamonarchie tempérée et représentative;
iinais il fj^ie d'uft ton chagrin et équivoque des institutions qui lui
somt 9éoea$«inement) liées, fians publia, après da mort de Jiégel, une
nouvelle éditiion dejla PhilosopMe du Droit , et U dit ^aos la préface
que c/^ Q|iv»rfi^e semMe être fait d(U brpAze de la liberté, il y a en
effet 4ms cej^te ^?<^n^ édilî^n un progrès «sensible vers les idées
libérales» E6t-oe Ut ^w i^m ofice de Gans ou un changement de son
CRISE nmiMJk WIOOMPBR A».1JUiANDE. IV^
nuHttre vers la fia de^sa vttf Vi«)bm aM-Sqiu^eMs, te 8|iiritttel ef^
vigoaroaxiadYennirecto ^Mgny^ sutfbrlWeii oMOflièr^^M pMeipes
Ubéiw» aveiele sfsièiie'de HëïpeL
Hég^ ftit» «B t8M, eirteté pai^ le dwlèra <iit aèyîMfit'ABeritff.
Sa nort ne fit qae^ooner «le lHKa»mii^elke' à son ëe^lé. IHgd tel»-
rorisait un penr a» di6ci|ilea; ilnrreeoàÉaissaiifaa pcnir %iem fiiM
GMu foi se céolaiBaieiili d»9a» Ben; fi ne méttèigesit' guère ceat* foi
R avaieiU {ne aai» sa piMée b so^grâ. U» sarsasme le» 4t$i?ré4RaK
bieBâéft^ Oa raconte & ce sujet pta» d'une anecdote' plàisatite. Heu-
niog s'était renda à Hegel à discrétWn , il>^ iMNnait 4 copier Mife
sa maaîère. Cest d»ltti que lematlre dll>uâf foop : R n'y a qu'Hit de
mes disdfles qu mfaili coniprisv et enoore itt^a«-tMf' mai compris.^
Hégd y prenait peine, & yrai dil*e r ff' est' difieilé' éé> ât^mer' à sa
pensée une expressmii pk»: iviéraiev Iie>st}4<e de Hegel' eSV abstrait
sans être net; sa phrase* péQîirfe, enobefétrée^ sembteseniouvoir
leurdementi dans le vide; jamais sibyHe nf a mUiênw protégée ses" areanes.
Les diasiples de. Hegel fîirenl; après sa moit pCas libres dans leurs
mouvemens. Dans son système, il n'y a qu'un principe, et ce principe'
fit tous ses sfffWJL; 1» réserve: du maître ne'l€»> soutenait plo^ Dans
l'école, il y avait deux tendàsces, elles se* proosMérent toujours
davantage. Au côté droit , Marbeineke» fiablei^ flDscb^l, Rosen-
kranz et quelquesaulDesciul aiefforcent de concillèt le théi^ffué* mee'
la doctrine de tU^l^ an centre, Midlelet^à lagambe; Ites^taiS' héri-
tiers, je ne dis pas de l'îesprtt de Hegel, mais des» pMfcsophie, jeune
et nombreuse phalange, ardenteà batftreenbrècheteiebristiani^e,
 renveiaec les «ieiUas instituti(ins> fr provoquer une vaste révoltafion.
Ce parti) a d'inooateslaMes mérites. Ses éferivaiftë estpesenir avec '
clarté Ife système jusqu'alors si peu accessible- de Bëgel. Ils apportent
dans les 4>écuIations abstraites une lucidité' dont il^ ont dlHmé les
premi^s Texemple en:AHemagne. Us savent pendre* la pbHosopbie
populaice* ei pratique; ils l'ont fait descendl*e dé l-éoote' dans* lft< (riace
publique, et Font intéressée à tous* les évënemens du jour. Il^'ont
enfin renoncé à cette duplicité' trop^oommune en Allemagne et conn
plaisante & cadtes, sousle langage de^ta foi, des^pensé^es destructives
du christianisme. C'était tromper les simples > ^t souvent s'abuser
soi-même. Ils:ont rejeté ces aitiflcesw
Cette sincérité distingue l'ouvrage de Strauss^ sur la vie de' Jésus.
On sait la profonde» impoession qu-il produisit sUr MUemagne; II' fut'
interdit en Bavière; on parlait en Prusse d'en fhire autant. Pour la
première fois, TAUQuiagne voulait détourner les^ lèvres du fruit de la
2.
39 ftJBYUE 9R» BfiCX MONDES.
science. Quelle amertume hii avaitrelle donc trouvée? Strauss ne
disait {)purtant rien de nouveau, il ne faisait que réunir les opinions
éparseSy conclure aveclogique , et cette conclusion qui s'imposait
fatalement aux esprits, qui résumait la vraie pensée de T Allemagne,
était |l*apo$t9Sie. Qn aurait été triste à moins. On vit alors ce que
cftdiaient les formules de HégeL Strauss ne permettait plus de se
méprendre. UdévoitoU avec une cruelle franchise le sens des paroles
(j^'on répéjtait sans les bien entendre. On connaît son résultat. Jésus
n*est qu'un symbole de Thumanité; c'est d'elle qu'il faut entendre
ce que le mythe éyangélique disait de lui. £lle est la raison divine
incarnée dans une. forme fioiie; elle est fille d'une mère visible et
d'un p^re invisible, de la nature et de l'esprit; elle a la puissance
des miracle3, car elle se soumet toujours mieux la nature, et lui com*
noande avec autorité. Cest elle qui soullre et qui ressuscite de toutes
les morts. Elle est sainte^ car son développement est nécessaire, irré-
prochable donc, et le mal n'est qu'une infirmité de l'individu , il
n'existe plus dans l'espèce. Cela était net et ne laissait plus d'équi-
voque.
Strauss acheva son œuvre de destruction dans sa Théologie chré-
tienne. Il y attaque l'un après l'autre tous les dogmes de l'église ,
comme il avait auparavant attaqué tous les faits de l'Évangile. U
ébranle sous les coups de sa dialectique les croyances qui sont la
fo;*ce et la consolation de l'homme, et cela sans la moindre émotion
de haine ou de pitié, sans joie et sans douleur. Pourquoi s'en étonner?
Ne vous y trompez pas, ce n'est pas lui qui parle : encore ici il n'ap-
porte pas un seul argument nouveau. Il se fait l'historien du doute de
l'humanité. Cette critique n'est pas la sienne, elle est celle des siècles.
Il se borne à résumer leur discussion : son livre, écrit avec une pré-
cision géométrique et une froide clarté, n'en est que le protocole.
Strauss cependant, malgré son désir, n'a pas réussi à être entièrement
impartial. On ne peut méconnaître l'influence que sa conviction phi-
losophique a exercée sur cette histoire. Il a le tort de prendre le
système de Hegel pour le suffrage définitif de 1 esprit humain. On
devine ce qui lui reste de tous les débris de nos croyances. Dieu
n'existe que dans la nature et l'humanité : l'autre monde est donc
une superstition : plus de ciel, plus d'immortalité. Strauss s'abuse : il
peut connaître les lois de la logique, il ignore le reste de l'homme.
Cette triste et vulgaire sagesse ne nous suffit pas, elle ne demeurera
pas long-temps la nôtre.
Strauss devait être dépas$é. Dans ce 93 de la logique « il n'est que
CRISE DE LA PHUjOSOPHIE AIXBMAl^E. 91
de la Gironde; nous allons voir les noi^veaux jacobins. Il garde encore
du moins ce nom de Dieu qui rassiu*e partout où on le trouve c
Tathéisme fut franchement proclamé. C'est- dans les Annales de
Halle que les jeunes hégéliens développèrent les extrêmes consé-
quences de leur philosophie. Les Annales de Halle commencèrent à
paraître en 1838. Elles n'avaient pas d'abord de tendance très dé-
terminée : rédigées avec un grand talent, elles devinrent bientAt une
des revues les plus importantes de TAllemagne. Les ajBEsiires de Co^
logne leur donnèrent une couleur plus décidée. Gôrres avait, daus
son Athanase, soutenu avec fanatisme les droits de Rome. Léo,
professeur d'histoire à. HaUe, défendit avec non moins de violence
le principe protestant. Ruge, directeur des Annales et de la gauche
hégélienne, Gt une critique de sa brochure; Léo riposta par un libelle
contre les jeunes hégéliens. Ceux-ci se prononcèrent dans les An^
nales sans plus de réserva; j et y attaquèrent ouvertement le christia-
nisme: ce fut un devoir pour qui ne partageait pas ces vues extrêmes
de rompre avec eux. Ijq& Annales passèrent dès-lors sous l'influence
exclusive de la gauche, et dévièrent de plus en plus vers une polé-
mique aveuglément passionnée*
Il ne fut plus besoin , pour y écrire, d'avoir fait ses preuves dans
les lettres ou les sciences : il ne fallait que s'approprier quelques for-
mules de Hegel, jurer foi au drapeau, et s'inspirer de toutes les pas*
sîons du parti. Le gouvernement prussien s'était d'abord montré
favorable à Fécple de Hegel; le ministre d'Altenstein lui avait donné
l'hégémonie dans les universités de la Prusse. Mais ces dispositions
avaient changé depuis l'avènement du roi actuel : la Prusse ne fut
plus dès-lors, pour les Annales, le pays des lumières et de l'intelli-
gence; elles ne cachèrent pas plus leur pensée sur la monarchie que
sur le christianisme, et prirent pour mot d'ordre liberté absolue dans '
tous les sens. Il survint ainsi des dilBcultés qui forcèrent le rédac-
teur à quitter Halle pour Dresde, et la revue devint une feuille quo-
tidienne sous le titre d'Annales allemandes. La nouvelle feuille ne
garde plus aucune retenue. Les Annales ne sont guère aujourd'hui
qu'un pamphlet périodique; leur ton est dédaigneux et arrogant, leur
critique haineuse et virulente; c'est de la colère plus que de la science.
Il suffit de la chair et du sang pour penser ainsi, il ne faut pas de la
philosophie, disait à ce propos Marheineke. Leur parole est juvénile,
emportée , hautaine et mordante , je voudrais dire spirituelle; mais
les écrivains des Annales prennent l'insulte pour de la malice,^ et le
pugilat pour la lutte : de la friyoHtë.Us ont la suffisance sans la grâce;
ils ont pris <fe nous rëtoordem , et Font ensuite bottée h Fécayëre
pour Iqî faire passer lé Ktlin . Leurs amis, nos fimnanitaires , ont pris
de rADeinagne à lenr tour le broniBard et la pesante emphase. Cest,
des deux côtés, générensement débarrasser ses voisins de ce qalb
ont de pire. Bnino Baner et Fenerbach sont les deax coryphées des
AfiHaks^: fb font onvertement profession (fàthéisme.
Bnmo Baner s*est d*aboni rapproché' d*Hengstenberg, an des
théologiens les pins distingués de rAIlèmagne, et de tons le pins
strictement orthodoxe. Il désirait une place. Le ministre d'AItenstein
lui fit entendre qu'il n'en obtiendrait point, tant qu'il se montrerait
piétiste. Brun» Baner ne se fit pas prier : il écrivit sans hésiter contre
H engsleiiberg : dès-lors chaque jour Fa vu phB violent contre le chris-
tianisme. Il y a dans cet homme je ne sais quoi de sombre et d^nn-
piacabie qmt repousse comme une fureur déicide. Il obtint la phce
qu'il avait paj^ée si dier: il vfent de la perdre en voidant trop bien fii
mériter. Il avait anHisfbis réfuté Strauss : dans un nouvel ouvni^
il Ta délassé et Taccuse d*èquivoque et de mysticisme; il ravale i
plaisR* théologie et théologiens. A quoi servent-ils, en effet, depuis
quH n'y a plus de Dieu? Bruno Bauer occupait pourtant une dâire
de thé<4ogie, et s'en servait pour professer son attiéisme. Le minisire
des caftes consuHti les bcultés protestantes de la Prusse : cette afSnre
fit grand brait; Bruno Bauer finit par perdre son procès et fioft
destftné.
FeoeriMicii ne pensa pas non plus toujours comme 9 le fait aigonr-
dlnri. D inrlioa d'abord an mysticisme et se destinait h la théologie.
Lloffaieacc de Hegd cIttBgea ses projels, et le fit se vouer aux études
fMofophiqnes. B eut à se pfansdre des piétistes dTrtangm; leurs
tort» reiaspérèrent et décidèrent sa haine pour le christianisme. Ce
fint un eoneni juré : sa vive iffiagination et son caractère fougueux
De fyfmaésseÉt pas de mesme; son talent sert bien sa colère. Son
Irvre §or le driiîunisDie est celui qui a le plus atlii^ F attention après
ceux de Bbrmm. Cest font autre diose cependant : ne cherdiez pas
iii la bmàefor et Timpaitiafité; ce n'est plus de la science, c'eSI
reaafiorteaient est le sopUsme de la passion. 11 y a dans ce fiire de
f 7iDf|«ei» Uaipbèroes qui font pem*, et des pages in^nrées d'une
fMi^nrte ironie f-tmin Ken. Strauss se seat, pora* aAtaquer le chris^
tumme, de îlaMmrt cA de la raison. Feuerbadi dioisît une arme
]ilui lèf^bpt; m discKsmi a m ixâèr&t totit pratique : il fait de la
jmdbàkn^. On A fqw le dnisfiansme répond aux besoins de
raK :F«BBrtindi Mie lie pas, sw liieTuit dans rËvangfle^pt'unc
CRISE ng JA JPHPLÛSOPPIE À^fJfSHAimE. tS
mythologie imaginée par le cœar humain. Cest toajom*s le cm-ieux
procédé de la critique moderne. Le christianisme n'est pas entiè-
rement faux : il est une figure de la vérité. Seulement, nouvelle
étrange, la vérité qtfll caclie est Fathéisme, et la charité sert de sym-
bole à l'égoîsme^. La reUgion i^st qu'un 3^ag^ éveillé , qd'um illu-
sion d'optique , dont (m pieut mwtenaat calculer les lai^« L'huma-
nité, dans Strauss^ est encore rittcarnatiofi de Dieu: ici, pim n'est
que le spectre solaire de Thmcpanit^, Ujn'aiuM^ne réalité. F«4ierbach,
avec ceux qui donnent du chrisUiuU&me 4in^ ioteoprétatton mytUque,
n'omet qu'up^ chose^ pour xendre .son ^explication plausible, c'est
l'expiation. H est vrai que c'est Ja pensée ^préme du du'istianisnïe-
Du reste, ses déduji^tions ne 4nfitQqi&€;Dt pas d'une perfide adresse.
Feoerbach flotte aos grossiers pencfians : c'est là sa ÇaiUe^^ ^ sa
force. Mais attendons la liiu L'^iinour de jsoi remplacera l'amour de
Dieu; chacun vivra en ce moade comipe le cœur lui 4ira. ^e vous
inquiétez pas des autres : le meilleur jsoud à prendre d'eux est de ue
songer qu'il vous; tous oos défauts, tous nos travers, toutes nos pas-
sions^ se font éguilibr^ et composent une humanité parfaite. C'est i
peu près la belle 4éçauve£te de Fourier. Je n'ai pas tout dit : Mépbi&-
tophélës, sous le J}onnet de docteur allemand, a des accès de candeur
<;^.gât£ot ses affaires. Savez-voi;vs fie que Feuçrbacb <ait des sacre-
meos de l'église? |1 y voit encore des symboles d'éternelles vérités :
tarés sërieuseBfeent il les retient dans ;son athéisme. Au lieu du bap-
tême, c'est fort siw^, des. biBûns d'eau, froide : l'eau renouvelle tout
l'être, j)urifie l'esp^ et le coips, .le frisson qu'€)Ue domie fait magi-
quement tomber nos fatigues et nos soucis; enfin c'est toute une
litanie, mystique de l'eau daire. L'eucharistie, vous le devinez, c'est
la table. Manger, boire et se laver, voilà I^s rites de la nouvelle hu-
manité : le. restent superstjUon. Fenjçrbadi avoue naïvement, dans
oe merveilleux ^bs^itiie, que tout f^ semblera bien vulgaire; mais 11
nous avertit que^ s'il yaiK^ dévol^n à garder, c*est oeHe du trivial. Il
jdntiiceshautes.yAiesdes^epjtiUesi^ses démagogiques, et tonne contre
les tyiaos. En v^fib^f çes,pfii;ivretés Jie^ont pins de la philosophie.
fe viens de l;râcer le /^ve]lj99j[^ent de l'école hégélienne. Le
Hialtre cootint par^r^erve<^âava^ ^Feffr. Strauss nia le Christ,
le cjel et l'jûnniQirtalîté.^JL^ 4^na^ fUl^mandfis eflacèrent ce nom dis
Dieu q^i ne ^emf)l^> 9pir^ JtQut cela^ .^c^u'we iinportune inut^ité.
Chaque pas, sur ce triste chepûn, jmf» fi'^fàt r^incontrer quelque
Bonvelle mine; à la fin il nous estre^.le Aéfuit. Cette mtique n'est
plQ$ la mienne : c'i^ i*Jl^tistoîre f^irû^f^ii^is^spîpij^e la £^,
2& KCTTE BES VEVX MOSOtS.
n.
50rTCJkC STSTtXC SE M. SCBELLIKC.
l'fM? réaction était inéntable; elle ne fut gnère d*abord qn'nne &-
pîitfr d'école et de haute philosophie. Mais Strauss attaqua le chrfe-
tianl<»ne : c'était un suprême péril; chacun s'émut, tinrent ensoite
les déclamations politiques des Annales allemandes^ qui donnèrent
fnii hégéliens de noureaux adversaires.
L'oppfisitioD philosophique compte une foule de penseurs coàSséî^
I ontre Hegel, et qui, du reste, sont assez peu d'accord entre cttx. La
phipart, formés h son école, retiennent sa logique, sauf corrections,
et combattent son panthéisme. Le fils du grand Fichte se distingue
{>flrmi eut. Il dirige une revue philosophique où Ton remarque, au
inilieu d'aKicles un peu diffus, des critiques heureuses, et toujours
de la sag<îssc et des intentions élevées. Fischer et Weisse sont de fa
même école. Cette école ne fera pas des progrès décisifs : elle montre
])efi dliivention et un esprit plus judicieux que profond; en lui doit
moins des idécîs nouvelles qu'un arrangement nouveau d'idées an-
ciennes. Kll(î volt avec raison dans la liberté le principe qui sauve du
|)aiithélsm(% et elle conserve cependant plusieurs des vues fatalistes de
llégel. RIU» n'a pas encore dissipé le charme qu'il semble avoir jeté
hur la pensée de son pays : elle n'a retrouvé que la moitié des paroles
(|ui (loiviMit le rompre. — Troxier, Krausc, Chalybée, bien d'autres
enrore, se sont également tournés contre lïégel. — A part et seîd,
ll(Ml»nrl bataille un peu contre tons. On n'a pas d'abord voulu tenb
coHipte (le lui. L'Allemagne, cette terre de la critique, est aussi celie
nû l'on Jun^ le plus sur la parole du maître. L'héritage trop bien
(M i epté (fe tant de grands génies avait fini par appauvrir la pensée
(le H(ui oiijîlnalllé, ll(^rlmrt vint (Vonder ce superstitieux respect de
lu trailitlon philoMophl(|ue. Il a voulu ne rien devoir qu'à lui-même:
II ni* IliMil complo (h^H autres que pour les attaquer; il a osé toct
i(MMMnnien(M»i', cH il a pn^^que réussi 6 tout achever à force de pcr-
m^^éraïue, de MiK«(il(N et dlnvention. On peut prévoir le résultat :
(|U(^l(tiioM bliarverli^s , beaucoup d'idéc^s nouvelles, et, en dépit de
lui MiOiMo. I(^ cmliel évident de son époque, fl a le mérite d'aroir
In^hh^ niir rhulivl(lunll((> , efnicée du monde par aiie logique qui ne
( oMi|Mond (|U(^ rab^trall et runlvers(;l.
M'ilt) lo phiiii (Il iKiunI aHHurément et le phis remarquable des ad-
« MMin^M do llt^ifoli i'^\\\\ que lïégel ortimait entre tons, est
urr» .
CRISE Dfi^ LA ^HHX)«SOPmP ALI^HANDE. 25
On ne le connaît p^ enqore en France. M. Cousia s*est une fois
for( agréablement woqné de luh M. Cousin avait raisQU; Baader
est pourtant, de tous les philosophes adilemands/le plus spirituel et,
s'il avait connu Tattaque, il n*aurait peut-être pas manqué de rendre
guerre pour guerre. Baader a eu le tort de se permettre des singula*
rites mystiques qu'aurait dû s'interdire cet excellent et vigoureux
esprit. Son exposition est concise, souvent hrisée par des digressions,
et presque toujours fragmentaire : il ne sait pas résister au plaisir
d'une escarmouche, il n'avait guère non plus de respect pour cette
superstition de la forme savante et de l'appareil systématique qu'on
a si fort en Allemagne : il se jetadans l'excès opposé. Il n'a jamais rè-
digé un corps de philosophie> mais on reconnaît partout dans ses
écrits détachés une intime unité de pensée, une harmonie qui coor-
donne tous les détails. Son style est quelquefois otxscur à force de
brièveté et d'allusions, il est précis cependant et étincelle d'originalité.
L'étude de Baader récompense libéralement des peines qu'elle donne.
Que de pénétration, que de vues ingénieuses, que d'idées fécondes^
quelle dialectique acérée I J'ai parlé de son niysticisme; mais, toutes
les fois qu'il ne s'égare pas dans, de fâcheuses préoc<^upations , il
montre le haut bon sens des grandes intelligences, et sa pensée a
une direction éminemment pratique. Baader a professé à Munich les
dernières années de sa vie. Dans presque toutes les universités d'Al?
lemagne, il se livrait un duel entre les hégéliens et leurs adversaires^
lutte générale et partout variée;. Berlin et Munich étaient les deux
sièges des forces rivales: Berlin, la métropole du hégelianisme , la
ville savante, d'où il se répandait dans toute l'Allemagne; Munich,
où Baader, Gôrres, Schubert, M. Scheliing, défendaient la cause de
la philosophie clu-étienue, tous bien différens, du: reste, de talent^
de caractère et de théorie. GOrros a, comme Baader, utie tendance
mystique; mais une imagination entraînée ai hyperbole, uue nature
passionnée, un esprit irascible et superbe, lui enlèvent trop souvent
la juste mesure et le désintéressement de la pensée. Schubert a tra-
duit notre théosophe Saintr-Maftin ot écrit d'une plume élégante une
psychologie qui révèle une ame bienveillante et pieuse; mais Schubert
n'est armé que pour une joute à fer émoulu, et une querelle aussi
sérieuse doit reffrayer.Ennn, parmi ces adversaires de Hegel,
M. Scheliing occupait une position souveraine par la gloire de sou
passé et le mystère dont il entourait encore son Système. Il joue en
ce moment le premier rôle daqs cette lutte philosophique dont j'es-
saie de donner une idée. C'eist de lui que je parlerai aujourd'hui. .
95 MVOfe WÊê- M0X MCfKbt§0
L'appel de M. Schelling b Beriin eikcittt une flYe tfttente. M. Se bel-
lingr l'était, de longues années, tenu pour iriusl dire cadié à TAlIe^
magoe : il ae reAisait à publier son nouveau ^tèitfe, et se l>omait à
te professer devant un auditoire assez peu savant à l-ettrémité de
rAllemagne. Il venait maintenant au plus èfêis de la mêlée, if dail
se trouver en fece des plus illustres vétérans de Hégeh Quarante an-
nées auparavant, il avait tenu le sceptre de la pensée. Yenait-il le
reprendre? C'était lui cpA avait évoqué le pantbéfeme, rénasirait-il
à le conjurer? Quelque9>uns s'en flattaient : les hégeHens, de leur
côté, se promettaient de bien soutenir le choe. H. ScfaeKng vint au
milieu de ces passions contraires. Son discours d'ouverture fut avi-
dement lu dans toute l'Allemagne; on aurait dit un discours de la
couronne. La ressemMbnce n'était que trop parfaite. M. SchelKng
parlait majestueusement de hii-mémé', faisait de beBes promesses^>
et éludait les questions embarrassunles'.
Ce n'est pas la première fois qu'un' des grands penseurs de FAIlé-
magne varie dans ses idées. Kant, dans sa Critiqua du jugement , te
plus original et le plus profond de ses travaux, a bien dépassé la Cri-
tique de ta raison pure. Fichte n'a pu se maintenir long-temps dans
fidéalisne rigoureux. M. Schelling a déjï précédemment modifié
jusqu'à trois fols son système. Mais c'était lèt, k vrai dire, un prt>grës
plutôt qu'un changement : ifei n'avaient tou9 faîf qu'aller plus loin sur
la même route. M. Schelfing, cette Ms, « changé de principe : il veut
introdufre dans la spécidation un élément nouveau , et réunît toutes
tes philosophies précédentes, la sienne comme les autres, dans une
même condamnation.
Ce» philosophies ont un caractère comnmn : la raison^y est le prin-
cipe unique de la connaissance;, elles sont exclusivement logiques.,
H est entendu, depuis Descartes> que kr raison est pour le philosophe
le seul moyen d'arriver ft la vérité. Or, la raison ne connaît que l'uni-
versel. Les idées générales qu'elle donne conviennent k tous les êtres
sans exception possible , mais n'en désignent aucun en particulier;
autrement elles nt> s'e^Uqueraient ptos aux autres^ eRes cesseraient
d'être générales. L'indWrthvest donc nul et non avenu pour la raison,
elle r ignore, elle ne l'aperçoit pas, il n'existe pas pour elle : à cet égard,
elle est aveugle : il fout pour le connaitare un autre organede la pensée.
Qu'en ré8ulte-t-il? C'est que la raison , quand eUe rencontre Findi-
vidu, ne voit en= lui que ce qu'il a d'universel, et non point ce qu'Q
n d'individuel. Donc Dieu, en tant que personnel, c'est-à-dire en
tout que distinct, et non plus simplement comme l'être général, ne
CRISE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. S7
peut être atteint par la raison. Elle ne connatt de lui que ce qu'il a
d'impersonnel. La raison ne donne non plus que leiuécessaire. L*acte
libre lui échappe, car on ne peut le détemùner àpriori^ on ne le
connaît que par Févènement Mais ce qui est Aécessau-e est éternel
aussi, ikmc avec la raison seule, si Ton sait éti^e conséquent, onui^
trouve qu*un Dieu impersonnel un monde nécessaire et éternel , le
panthéisme en un,mot, la personnalité et la liberté janoais.
L'histoire de la philosophie moderne le prouvée. Jnunédiatament
après Descartes vint Spiaosa, quiXut, il est vrai, peu compris, décrié,
et causa peut-être plus d'étonnement encore .que de scandale. Ce
solitaire génie avait devancé son époque de deux siècles. Jl est notre
contemporain, et n*a trouvé qù-aujo^rd*bui des esprits qui peuvent
converser avec lui et comprendre la profondeur et la science de son
doute. Ce fut donc une alarme passagère. On crut avoir réfuté Spi-*
nosa, et la pensée se xemit tranquillement en oroute, sans inqjpétude
d'un second danger, un ne , pré voit , pas d'abord Iqs, conséquences
d'un principe; elles n'en sont pas moi^ ine]M)rables^ £Ues >ûennept
d'un pas quelquefois lent,, toujours sûr, comme une justice .tardive
peut-étFe, mais infaillible. L'esprit humain est ainsi ^rivé depuis
Descartes, de système en système, au panthéisme de Hegel. Avec
la raison seule,» impossible de ne pas arriver Jà, inoyptossible d'aller
plus loin. C'est la .forme la plus achevée ^Ja plus sayanlie de la phi-
bsophie logique* La raison y est tout.: Dieu a'est qu'elle. lie concret,
le déterminé, l'individuel n'est donc que phéqçim^ne t^a^sitoireJ
éphémère apparence qui «se montre pour s'évanouvT :âussit6t san^
retour, car l'universel seul est, seul subsiste. Cett^ >de^truction ip-
cessante est la fête que se. donne ce Dieu logique, in^passible en-
nemi du monde» jpuis il exige .une plus haute victime : il réclame en
sacrifice son rival, le Dieupersonn^ qui tombe de son ciel et s'abinoief
et Tabsolu trOne seul alors surJes ruines.de toutes choses.
Jacobi avait d^à signalé, avant M. SchelUog, cette inévitable fipi
de la ^ëculation moderne. Jl.a^vait aussi monUë éloquemment que
nos plus nobles instincts protestent contxe Je panthéisme.: il avait foî
en eux» et cependant il pe pouvait se résoudre à ^abdiquer la raison.
Fasciné par elle et la maudisssint, n'osantni croire ui douter:, il souf^
frit jusqu'à la fin de cette cruelle discorde, et ne goûta de la science
que la lie la plus amère.
Il serait triste dep^iater a^c lui dans .cette^pontradiction. Il
laudrait, pour jeu venir là^. que la pbiiosqphie dût être exGlus4v^ment
logique, ^ue la wsonfûtj>Qur eUeJia.seute s^imirce de.cKwwûssance.
28 REVUE DIS DEUX MONDES.
En<k)ît-îl être aiûsiî M. Schelling ne le pense pas, et nous arrivons
ici à ridée essentielle de sa philosophie.
Il est deux manières dé considérer Tùnivers : ou bien Von déduit
toutes choses du principe suprême par une nécessité logique, on
descend de Dieu au monde, comme d'un principe à sa conséquence,
en sorte que, Dieu étant, le monde doit être aussi, que Tun ne se
conçoit pas sans l'autre, que Dieu ne peut pas né' pas produire lé
monde; ou bien Dieu Ta créé par un acte de sa volonté, par une
libre décision. Le monde est nécessaire, ou il est accidentel. Ces deux
conceptions ne peuvent subsister ensemble dans le même esprit:
elles sont inconciliables et les seules possibles: l'une est vraie, l'autre
est fausse. Or la raison seule, la méthode logique, ne donne qu'un
monde nécessaire. L'acte libre ne se détermine pas à prioriy nous
l'avons déjà dit, il ne se connaît qn* à posteriori y par l'expérience. I^
nfiéthode expérimentale ou historique devra donc trouver sa place
dans la philosophie, si la liberté trouve la sienne dans le monde. La
raison n'est donc pbint un arbitre désintéressé des deux systèmes
comme l'observe M. Schelliiig. Nécessairement elle «e décide pour
l'un et condamne l'autre : eHe n'est pas juge, elle est partie : elle
n'examine pas les causes, elle en plaide une. Il en est de même de
l'autre méthode : son emploi suppose un monde accidentel , autre-
ment elle serait hors de propos. Il se présente donc au début de la
philosophie une alternative de méthodes qui est àne alternative de
systèmes. On voudrait en vain s'affranchir de toute idée préconçue :
an a un choix k faire, que fôn ne peut éviter. Cet acte est décisif : la
philosophie, loin de pouvoir nous éclairer stir ce choix, lie peut com-
mencer que lorsqu'il est fait; elle part d'une hypothèse. En admettant
la raison comme seule source de connaissance, on s'abusait donc
singtilièrement sur ce que l'on faisait. On croyait se pJacer dans uiie
position désintéressée, et l'on avait déjà pris parti entre les systèmes
rivaux. On croyait éviter l'hypothèse; on ne soupçonnait point aiVoir
fait un chohc. L'illusion était facile, car c'e^ assurément une néces^
site de penser les idées nécessaires, mais ce n'en est plus uiie de tie
penser qu'elles. Ceci est entièrement grsÀuit, et c'est à ce point qu'à
notre insu se glissait une conception arbitraire de la science et de la
méthode. . \ i •
M. Schelling cherche quelle est la plus naturelle des deux hj^)©-»-
thèses. S'il y a une philosophie, elle est l'œuvre de la libre pensée,
de l'intelligence aflFranchie dé toute autorité extérieure. Ce n'est tf î
d'une tradition, ni d'un livre sacré, c'est de l'iésprît humain qu'elle
CRISE I» l PHIE080PHE ALUOIIANBE. tt
relève: elle ne se conçoit qu*à cette condition. Mais cela nous laisse
ignorer si elle est Tœuvre de la raison seule, car la raison n'est pas
toute la pensée. L'idée prâimiuaire de la philosophie ne nous ap-
prend donc rien sur le choix à faire. Que nous conseille le désir
instinctif de Tesprit? Nous incline-t-il vers la méthode logique? You-
lons*nous primitivement concevoir toutes choses comme nécessaires?
Évidemment non. Nous sentons ^ en contemplant les choses de ce
monde, qu'elles pourraient ne pas être, qu'elles pourraient être au-
trement, qu'elles sont accidentelles. La pensée d'un morde où la
liberté a sa place donne d'ailleurs à l'intelligence la joie et l'essor.
Rien, au contraire, n'appauvrit l'esprit, ne4e désenchante, ne l'en-
gourdit c<mmie le fatalisme. L'humanité témoigne en notre faveur :
tontes les révélations religieuses prétendent donner une histoire. Le
Dieu de la conscience universelle est un Dieu, personnel et libre.
Nous avons donc pour préférer la méthode bistoitique le vœu naturel
de lintelligence et le consentement de l'humanité; nous avons tous
les instincts qui protestent en l'homme contre le panthéisme; nous
avons les souveraines certitudes de la morale qui décident toujours^
en définitive, du sort des philosophies et qui supposent la liberté de
t'honome et la personnalité de Dieu. Ces motifs réunis nous décident.
La méthode logique n'avait pour elle qu'une illusoire nécessité. Il
faut donc ne pas laisser la raison usurper toute notre pensée. Telle
est la conclusion de M. SdieHing.
Esirce à dire que Ton doive bannir la raison de la philosophie et
ne plus consulter que l'expérience? Autant vaudrait dire qu'il n'y a
plus de philosophie. Qudk valeur et quelle place garde donc la mé-
thode logique? Nous ne connaissons rien véritablement avant de
connaître Dieu. Toute science, jusque-là , est fragmentaire, provî--
soire, incertaine. Un objet n'est connu que lorsqu'on a déterminé
sa plac« dans l'ensemUe, son rapport avec la cause suprême. On ne
le peut, si l'on n'a pas l'idée de Dieu. Il faut d'abord l'obtenir pour
faire ensuite à sa lumière l'histoire du monde. Mais l'idée de Dieu
ne s'obtient pas immédiatement : elle est de toutes la moins simple,
la plus riche , la plus complexe. Gomment y arriver? Dieu ne se ré-
vèle que par son œuvre. C'est la création qui nous le fera connaître.
n nous faut donc partir du monde pour arriver à la cause suprême.
On ne descend pas nécessairement de Dieu au monde, mais on re-
monte nécessairement du monde k Dieu, de l'effet à la cause. C'est
donc par un chemin nécessaire, par la méthode logique, que nous
arrivons à l'idée de Dieu. La. méthode logique est celle des prélimi*»-
49 SSVUE 9B9 »BUX HQQIfDBS.
'Oahres da laiciedee; la pkAosopbie nnoderne, em la snhrant 'd'abord>
jo'a donc poiiit emëti rav^ntiire; elle 4>bèis8ait à un instinct qui ne
Ja troiiipaîl; pas; eUe ooimneBçaii fpsr le Trai ooBinieBcement; e^
procédait <;oatme il but pour ariniver à l'idée de Dieu. C'était la pré*-
iace de 1& adence; elle « cru posséder toute la philosophie; c'est là
aoA erreur. La iBétbode lo^fue, légiiine è sa ;plaoe9 devient faussé
w à^ymiOtiai exclusive, il Maitdu reste l'abus ^qu'on en a fait pour
en icoociattre la juste portée, pour savoir ce qu'elle donne et ce
qu'elle refuse , pour la bien employer désormais. £Ue a livré tous ses
aveux; on a d'elle une œmplète expérience.
L'Iiîstoire de la pensée européenne se divise, d'après ce point de
vue> en deux époques. De Descaries à Hegel, la phttosoikhie remonte
i Dieu pour atteiadre son idée. U lui reste maintenante redescendre
^ fAexL au monde, à faire l'histoire de l'univers : c'est la vraie cft
définitive science , ptosqifê seule elle fait connaître les choses dans
leur ordre véritable et reproduit mie image fidèle de la réalité; Tautpe
science ne fait que la préparer. La philosophie moderne, jusqu'à ce
jour, n'est donc que l'introduction du vaste système que l'esprit hu-
main se compose dans le cours de ses méditations séculaires. L'ait-^
GÎenne phiiosoplûe de M. Sçhelling sert pareillement d'avenue à mu
nouveau système : il ne la renie pas, il la complète et la corrige «insî.
M. Schelling développe ces idées dans so» cours d'introduction; 3
y formule nettement l'expérience que Irais siècles nous ont donnée
de la logique; îl montre qu'il faut se résoudre au panthéisme ou
associer à la raison un autre principe de connaissance, l'eipérienoe^
C'est beaucoup que d'avoir aussi bien élaUi la question; c'est un pas
important fait pour la résoudre. M. Schelling pr^d parti contre la
phUesopbie exclusivement logique. Il n'est pas douteux que l'intot^
Ugence n'entre dans cetle voie. On «e voudra phis se restreindre à
la raison dès ^u'on sera convaincu qu'eUe noes reluse «Dieu pePf-
sonnei. Mais si, dans la pratique, les résultats d'une philosophie suf^
fiseit à déterminer sa valeur, il n'en est plus ainsi dans la science.
On ne fait pas une crUiqae déoisive d'un système quand oa se foorwe
à en solder ses conséquences^ et les autres misons que donne
M. ScbeUing contre la pli^sophie logique ne sovt guère soHdes.
Il parle du vœu de l'ioleUigence. Ne serait-ce pas cehri du sentimeHt
ou de l'imagination plutét ^le cetui de la pensée, et, dans tous les
cas, préférence individuelle et ^ly elle è variera U atteste le conseil*
tement de rhMWnnité. Le chrisItanisBie seid admet un Die« pei^
sonoel et une oréationlibne» L'éâlamisme anneooe un Dieu personnel»
CRISE BB LA PHT1090PBIB ALLBMÂNDE. 3i
mais il a fov Aogaae le Ertcrfisnie. ftestetil les nqftbolagies. Levs
dieax iDBombraMes sont,. U esl vrai, persomiete; ne boi» iàisscms
pas GepeodaDi abuser fiar cette apparence : îh éèéient tous> à te bien
prendre, les plas élevés même, des dtvkiibéB subalternes. Par-delà
ces hiérarchies et ces multitudes se cachait dans nn éternel mys-
tère leur invisible monaïque. Cet être suprême, seul ainsi vrairaetit
Dieu, était-il personnel? La (fueslion est là. Il ne Test pas dans
rinde ni dans ce vaste et seèret Orient de T Asie ^lu adore Boudcnia.
Si Ton assemblait les peuples et que Ton pass^ aux voix, les su^
frages ne se réuniraient sûrement pas pour iin Dieu personnel et
me création libre. M. Schelling veut ensuite obtenir par la logique
ridée de Dieu , il entend d*iui Dieu personnel et libre; mats si la
raison peut concevoir cette idée, elle n'est plus coapable de pan-
théisme, et toutes les protestations de M. SebelHeg contre elle tom-
bent alors nécessairement. Ce poisft et d'antres encore ne sont pas
siffisamment éclaircis. Voilà bien des obscurités et des lacunes : eHes
n'aident pas à la conviction.
De fintrodaction je passe au système. Dieu crée par un acte de sa
volonté. Mais si le décret est libre^ une fois prononcé , il se réalise
par un procédé constant Dieu crée d'après les lois éternelles que
l'existence a en lui. Ce procédé de la création est le mystère même
de la vie, et la plus superbe hardiesse, ou mieux, la plus grave aber-
ration de quelques philosophes en AUen^agne, a été de vouloir sur-
prendre ce secret. Comment donner ici une idée de ces spéculations
ontok^^iques si nouvelles pour nous, si étrangères à toutes les habi-
tudes de la pensée française? Je ne m'aventurerai pas dans ces dif-
ficiles obscurités, il suffit de savoir que M. Schelling distingue trois
principes ou facteurs de l'existence.
Et d'abord, un principe de l'existence absolue, indéterminée, en
quelque sorte aveugle et chaotique. Ce n'est pas elle que le monde
nous offre. Il y a donc une énergie rivale qui lui résiste et la restreint.
La lutte de ces deux puissances et le triomphe progressif du second
principe ont produit la variété des êtres et le développement tou-
jours plus parfait de la création. Ce dualisme, partout manifeste dans
la nature, n'est pourtant pas le fait suprême. Ces puissances enne-
mies sont toutes deux soumises à une troisième, qui les unit. C'est
lorsque la lutte s'achève par la réduction complète de l'existence
aveugle que ce troisième principe apparaît enfin avec l'homme, avec
l'esprit. L'esprit possède en soi tous les principes de l'existence;
mais la guerre qu'ils se Uvraient dans la nature est apaisée en lui :
\
^i
32 RBVUE DBS DEUX MONDES.
la matière aveugle est entièrement transfigurée; tout est clarté, la-
mière, harmonie. L*existence est arrivée b sa plus parfaite expression
en rhomme, fidèle image de Dieu. A l'exemple de Dieu, il est libre »
aussi; il est maître de tai rester uni ou de s'en détacher, de de- 1
meurer ou non dans Tharmonie.
L'expérience seule nous apprend ce qui s'est passé. L'état de
l'homme atteste la chute : encore ici le décret est Hbre, mais il Sè-
réalîse d'après des lois nécessaires. L'harmonie originaire de l'homme
ne pouvait être troublée que si l'existence aveugle, vaincue, repre-
nait son empire. Aussitôt la puissance rivale de résister et la lutte de
recommencer. L'homme tomba donc en s'asservissant au principe de
la matière. Un conflit pareil à celui qui produisit la nature dut alors se
renouveler : seulement cette guerre, au lieu de se passer au dehors. '
dans le monde réel, fut intérieure. Elle ne remplit plus de son troublé
les espaces de l'univers; elle n'agita que les profondeurs de la cdri-
science humaine, et l'homme fut en proie à ce déchaînement qu'il
avait provoqué. Pendant de longs siècles, il est comme dépossédé de
lui-même; il n'est plus l'hôte de la raison divine; il devient celui de
puissances titaniques, désordonnées , qui renouvellent en lui leurs
anciennes discordes. Mais la conscience de l'homme est essentielle-
ment religieuse; les principes qui la dominent sont pour elle dès
forces divines. Il devait donc lui apparaître des dieux étranges, que
nous ne pouvons plus concevoir, et elle ne pouvait pourtant s'àffran-^
chir de cette tumultueuse vision. La lutte qui avait une première'
fois produit le monde produisit alors les mythologies. Elle suivait,
du reste, les mêmes phases, et le principe de la matière^ toujours
mieux réduit, fut à la fin entièrement dompté. C'était la nature, maïs
non pas dans son harmonie actuelle; c'étaient les orages du monde
avant son achèvement; c'était le mystère de la création que célé-
braient les anciennes mythologies. Leurs rites et leurs histoires-
sacrées retraçaient les diverses journées de cette grande semaine qui
précéda l'homme; les aventures des dieux en figuraient les évèrie-
mens. Le christianisme vint ensuite terminer cette œuvre. Après ces
vastes préliminaires, il créa l'homme, pour ainsi dire, une seconde '
fois, et le rendit à lui-même et au vrai Dieu.
Cette conception des mythologies étonnera par sa nouveauté et
son mysticisme; elle mérite d'être bien comprise. Les mythologies
deviennent ainsi pour l'homme déchu une nécessité à laquelle il riM
pu se soustraire, une phase de son histoire qu'il devait inévitable-
ment traverser. On a voulu les expliquer, sinon dans leur contenu.
CRISE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. 33
da moins dans leur forme, comme une libre fiction ; mais il doit y
avoir quelque nécessité à un fait aussi universel. Il serait d'ailleurs
impossible de comprendre autrement Tempire absolu et souvent tra-
gique que ces croyances exerçaient. Plus elles paraissent inconceva-
blés, plus il semble évident que des peuples d'un beau génie et d'une
haute sagesse n'auraient pas toujours subi leur loi s'ils avaient été
libres de s*en aflranchir, n'auraient pas gardé leur foi à de tels dieux
si ces dieux n'avaient été les souverains naturels de leur conscience.
M. Schelling pense aussi que l'esprit humain était alors dans un
état très différent de son état actuel. Il a vivement senti tout ce que
les mythologies ont d'original et de distinctif. L'illusion de l'homme
peuplait le ciel d'une multitude confuse de divinités bizarres, de
formes efifrayantes, qu'une imagination en délire semble seule avoir
pu rêver. De ces myriades de dieux, pas un n'avait un incrédule : ils
trouvaient une foi profonde, ils avaient des temples magnifiques et un
culte majestueux. On voit bien que la nature était alors toute-puis-
sante sur l'homme; mais la fascination qu'elle exerce quelquefois sur
nous ne suffît pas à nous expliquer ces temps passés : elle n'évoque
plus des formes pareilles, elle est une passagère extase, et le fait
qu'il s'agit de comprendre est un fait constant, qui garde le plus sou-
vent nn caractère tranquille. Elle est d'ailleurs un poétique entraî-
nement : c'est par sa beauté que la nature nous charme, et les my-
thologies ont peu de rapports avec la poésie. Les Égyptiens, sur qui
le polythéisme a exercé un empire si absolu, étaient le moins poète
de tous les peuples. Les Hindous, au contraire, avec leur brillante
imagination, leurame impressionnable, leur enthousiasme exalté,
entourés de toutes les féeries de la nature,' ont une belle et riche
poésie, et pourtant leurs divinités sont, entre toutes celles de l'Orient,
Âes plus grotesques et les plus monstrueuses. La mythologie ne fut
poétique qu'à son dernier jour en Grèce , lorsqu'elle cessait d'être
wie religion. Là, sur les sommets de l'Olympe, avant de quitter la
terre, elle évoqua des dieux d'une idéale beauté; mais ces dieux vin-
rent dans un âge incrédule, et ne trouvèrent pour adorateurs qu'un
peuple léger d'artistes qui se jouait librement de la troupe immor-
telle. L'honmie, aux siècles mythologiques, vivait donc d'une vie
dont rien dans la nôtre ne peut nous donner l'idée. Nous ne pouvons
nous transporter dans ces croyances; il y a là un fait psychologique
qui n'a pas encore assez attiré l'attention.
Ce n'est pas tout. La servitude que les mythologies font peser
î^w l'homme est humiliante et douloureuse. Un mystérieux délire
TOME I. 3
34. BE\TR DBS DEUX MONDES.
lui fait violence. Des dieux licencieux ou cruels, ii>fâmes ou terrî-
YAe&, qui {(mi souvenir des voluptés et des fureurs de la nature,
exercent sur lui leur tyrannie. Les sauvages emportemens des fêtes
antiques, les orgies de la bonne déesse, chez les peuples les plus civi-
lisés des prostitutions sacrées et des victimes humaines, des rites
d*adultère et de sang, cet abaissement et cette infortune de rhonune,
tout cela est-il dans Tordre? M. Schelling ne le pense pas; il voit dans
les mythologies une chute, mais tout à la fois un relèvement. Elles
ne sont point isolées, elles ont un intime rapport, elles forment un
vaste cycle. Il ne faut pas voir en elles seulement des expressions
variées, en quelque sorte des métaphores différentes d'une même
pensée, couHne on Ta souvent voulu. Elles sont les phases succes-
sives d'une m^e évolution, les degrés divers d'une même série.
Ces vues générales ne sont pas les seules intéressantes dans le
cours de M. Schelling. La manière dont il explique Torigine de la
diversité des peuples mérite surtout d*être remarquée. Comment
Tunité primitive de la fvmille homwne a-t-elle été brisée? La disper-
sion des hommes sur la terre n'explique pas ce fait. On voit des
tribus séparées par de grandes distances et vivant sous des climats
divers conserver le souvenir de leur parenté et garder indélébile le
type de leur commune origine. Les sociétés humaines auraient donc
fort bien pu demeurer «nies en une v^ste confédération, comme les
provinces d'un même empire. La diversité des peuples n'est pas
davantage la suite de quelques hostilités. Un peu de sang répandu
n'isole pas à toujours l'homme de l'homme. Les hordes arabes sont
sans cesse à guerroyer, et ces 'tempêtes passagères ne laissent pas
plus de trace que le simoun sur dessables du désert. La différence
des races ne rend pas compte iren plus de la diversité des peuples;
elle a allumé des haines terribles, mais elle ne pourrait exidiquer que
Fantipathie mutuelle des peuples, et un peuple ne se borne pas à
Bier les autres; son unité est très positive. On voit d'ailleurs des peu-
ples différens sortis d'une même race, et quelquefois un peuple puis-
samment organisé issu de plusieurs races. La diversité d'origine n'a
même pas toujours été effacée; elle «s'est perpétuée dan» «les castes :
il n'y a pas eu fusion, il y a cependant unité. Aucune de ces causes
ne suffit donc. Serait-ce la diversité des -langues qui aurait- divisé
les hommes? Elle-même a besoin d'être expliquée. Les langues ca-
chent une philosophie; l'étymologie est plus qu'une dérivation de
mots : elle donne une généalogie des idées, elle trahit la secrète
pensée des peuples sur les rapports des choses, sur les harmonies du
CRISE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. 33
lùorA et du physique, sur la nature, sur Tame et sur Dieu. Les divi-
sions, les formes, les lois de la grammaire, supposent toute une lo-
gique. Il y a dans chaque langue comme un système du monde; la
diversité des langues trahit donc une diversité de vues sur Tunivers,
dont la plus haute et la plus vraie expression est dans la diversité
Feligieuise. Cest là le fait auquel nous sommes forcés d*arriver pour
expliquer la diversité des peuples : les autres causes étaient insuffi-
santes, celle-ci ne Test plus. Le polythéisme , en brisant Tunité de
Dieu, brisa celle de Thumanité. Lorsqu'une nouvelle mythologie
s*eDfaBtait, tout subissait une altération chez ceux qu*affectait cette
crise. La pensée se troubteit jusque dans ses plus secrètes profon-
deurs; la langue se modifiait sous cette influence, et il apparaissait
une religion, un idiome, un peuple nouveau, qui se détachaient de
la souche commune. U fallait que le Dieu un fût rendu aux hommes
pour qu'ils pussent retrouver le souvenir de leur unité perdue. Ce
Be sont donc point les peuples qui ont créé leurs mythologies; ce
sont les mythologies qui ont produit les peuples. Chacun d'eux a
reçu de la sienne l'existence et toutes ses destinées. Ces idées sont
développées par M. Schelltng avec largeur et puissance. La majesté
du réeit, la simplicité de l'ordonnance, font de son cours sur les my-
thologies une œuvre d'artiste aussi bien que de penseur. De tous les
systèmes pn^posés sur ce sujet, le sien est assurément le plus grand
eti le plus original; mais enfln c'est un système, le temps n'en est
fês eneore venu, et je craindrais fort pour ce beau poème un aris-
tarque orientaliste.
La philosophie de la révélation couronne le système de M. Schel-
lifig. J'ai le regret d'en pouvoir à peine parler. C'est ici que M. Schel-
ling abuse le plus de son hypothèse ontologique. Ses démonstrations
ea prennent quelque chose de si étrange, que les résumer serait le
sâr moyen de les rendre inintelligibles. Quelques mots seulement
La suite naturdle delà chute était la ruine de l'homme. En tombant,
il donna l'empire abadiu de lui-même au principe de la matière; ce
piincipe, en renvahissant tout entier, aurait anéanti l'esprit, c'est-à*
dire l'homnie* Cela n'est pas arrivé. Une volonté s'est donc opposée
à notre perte, et cette volonté, qu'il faut chercher ailleurs qu'en
Vhomme^ ne peut se trouver qu'en Dieu. La chute n'était réparée
que si Je^ riodpe de la matière était de nouveau réduit. Il ne pou*
?ait l'être «que par la force rivale , comme dans la création. Cette
force apparut alor* soumise à Dieu et tout à la fois usie à une race
coupoide, elle devint le Verbe médiateur^ elle sauva l'hiimanité dé-
3.
36 REVUE DES DEUX MONDES.
cime. Dans sa lutte contre le principe de la matière, elle produit les
raythologies, mais elle ne les traverse que pour les dépasser; c*est
pour elle le chemin et non pas le but. Les religions sont les anneaux
d'une môme chaîne, mais la dernière est essentiellement différente
de celles qui Font précédée. Les dieux des mythologies n'existent
que dans la conscience, et n*ont du reste aucune réalité. Le Verbe
du christianisme apparaît en chair et se mêle aux hommes comme
une personnalité distincte. Le christianisme n'est point la plus par-
faite des mythologies; il les abolit. Dans les mythologies, Thomme
est désuni du vrai Dieu; dans le christianisme, il lui est uni de nou-
veau; il est réintégré dans l'harmonie, et comme autrefois souverain,
non plus esclave de la nature.
Je devrais maintenant aborder avec M. Schelling les grands pro-
blèmes d'une philosophie de la révélation i J'ai dit ce qui m'empê-
chait de le faire. Il suffît de savoir qu'il admet tous les dogmes de
l'église, l'incarnation, la résurrection, l'ascension; l'Évangile n'est
plus un mythe; il demeure une histoire au sens réel du mot. La re-
ligion ne sera point dépossédée par la philosophie; mais le dogme,
au lieu d'être imposé par une autorité extérieure, sera librement
compris et accepté par Tintelligence. La foi ne disparaîtra pas devant
la raison, elles seront désormais conciliées. De nouveaux temps s'an-
noncent. Le catholicisme relevait de saint Pierre; la réforme, de saint
Paul, qui, sans la tradition, fut immédiatement éclairé de Dieu;
l'avenir relèvera du disciple préféré, de saint Jean, l'apôtre de
l'amour, et nous verrons enfin la victoire complète du christianisme,
l'homme affranchi de toutes les servitudes, et d'un bout de la terre
à l'autre les peuples prosternés dans une même adoration, unis par
une même charité.
Tout le système de M. Schelling est une apologie du christianisme.
Méthode historique, conception d'un dieu personnel et d'une créa-
tion libre, théorie des mythologies, tout concourt également à cette
fin. Contestez è M. Schelling la vérité du christianisme, et sa philo-
sophie est entièrement ébranlée; réfutez-le sur ce point, le reste
croule aussitôt : il n'en subsiste plus rien. Ceci nous fera sentir la jus-
tesse de l'appréciation que M. Leroux a prétendu faire de M. Schel-
ling. M. Leroux entreprenait une œuvre difficile; il n'avait guère pour
renseignement qu'une lettre insignifiante de la Gazette d'Augshourg,
n en fut conclu que M. Schelling, le plus illustre philosophe de son
pays, était, ou peu s'en faut, en Allemagne ce que M. Leroux est en
France : c'est une méprise. Pour ne pas parler de ce que j'ignore.
CRISE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. 37
je ne dirai rien de la méthode de M. Leroux : je n'ai pu encore la
découvrir; mais M. Leroux et M. Schelling ont des vues tout oppo-
sées sur Dieu et sur Thumanité, sur les mythologics et sur le christia-
nisme. Sur quoi sont-ils donc d'accord? Si je cherche en Allemagne
les idées de M. Leroux , je ne les trouve que dans la gauche hégé-
lienne. Avec Strauss, M. Leroux nie la personnalité de Dieu, et voit
dans rÉvangile un mythe. Avec les Annales allemandes^ il prêche la
démagogie et Tépicuréisme social. M. Leroux a exalté M. Schelling
et déprécié Hegel à plaisir. Il a tourné toute sa grosse artillerie
contre ses amis. C'est à M. Schelling qu'il devait adresser ses su-
perbes dédains. M. Schelling croit encore au christianisme, et M. Le-
roux ne cesse de nous répéter que c'est là aujourd'hui une supers-
tition indigne des honnêtes gens. Il y a lieu de croire que M. Le-
roux juge aussi bien l'avenir que la philosophie allemande.
M. Schelling nous a-t-il apporté cette vérité que nous cherchons
en vain jusqu'ici? A-t-il prononcé la parole qui doit terminer nos
doutes? Je le voudrais penser, je ne le puis. M. Schelling explique,
au moyen de son hypothèse ontologique, la nature et l'histoire, les
mythologies et le christianisme, tout en un mot; mais cette hypo-
thèse n'a pas de fondement. Le système entier repose donc sur des
principes arbitraires. M. Schelling, il est vrai, trouve dans ces prin-
cipes des ressources imprévues, il les manie avec une dextérité qui
leur fait simuler les mouvemens de l'histoire, il sait en tirer un mer-
veilleux parti. Mais la souplesse de ces hypothèses à se plier aux exi-
gences des faits vient surtout de l'habileté de celui qui les emploie et
de ce qu'elles ont de vague. M. Schelling en déduit une philosophie
chrétienne : on pourrait également en tirer tout autre système. A
chaque instant, le fil logique casse, et M. Schelling le renoue à sa
guise. On dirait chez M. Schelling deux hommes : un éloquent pen-
seur, une intelligence robuste, un goût naturel de ce qui est simple
et sublime, et, à la fois, un esprit crédule à de vaines abstractions qui,
chez tout autre, sembleraient frivoles plus que profondes. C'est à se
demander si c'est là une recherche sérieuse ou un amusement de la
pensée. M. Schelling fait preuve d'une subtilité et d'un esprit d'en-
semble remarquables, en expliquant par ses trois principes l'infinie
variété des choses. On reconnaît l'intuition d'un poétique et vaste
génie dans cette ordonnance, si riche de détails et si une, et l'on
regrette d'autant plus que M. Schelling, en réussissant à tout faire
dériver de principes incertains, n'ait réussi qu'à tout compromettre.
Ge« procédé aventureux était celui de la philosophie allemande
y-^
38 REVUE DES DEUX MONDES.
immédiatement avant Hegel, qui redonna à la science la rigueur
qu'elle avait perdue. Sa philosophie a des erreurs, on la dépassera
sûrement. Mais les systèmes ne se succèdent pas au hasard. La
liberté humaine est ici, comme dans toute notre œuvre, associée à
une nécessité divine. Il n'est point de philosophies inutiles et que
Ton doive absolument renier : chacune, appelée par celles qui la pré-
cèdent, prépare celles qui la suivent; toutes ont quelque vérité à
transmettre. L'homme, en avançant sur sa route, n'oublie et ne
perd que ses erreurs. Or, dans le système de Ilégel, la logique est
la plus importante et la plus belle découverte. M. Schelling devait
donc la recevoir, ou tout au moins la réfuter. Il n'en a rien fait; il
semble presque vouloir l'efiFacer des esprits par son silence, ou, s'il
parle de Hegel, c'est avec un langage plus pompeux que noble.
M. Schelling ici ne sait pas être juste, il ne traite qu'avec dédain
cette puissante philosophie qui pèse sur F Allemagne. A l'entendre,
on dirait une superfluité, une plante parasite venue on ne sait pour-
quoi. 11 appelle à un progrès nouveau, et la première condition qu'il
impose est de rebrousser quarante années en arrière; il ne veut rien
accepter de son rival. M. Schelling s'est rendu par là un funeste ser-
vice. Il rejette sans forme de procès la logique de Hegel. C'est refuser
de satisfaire à l'une des exigences intellectuelles de l'époque. C'est
s'interdii^e le succès, car on ne quittera Hegel que pour une philoso-
phie qui respectera tout ce qu'il a de vrai et saura se l'assimiler.
C'est retourner aui conjectures précaires que Ton hasardait avant le
grand logicien, et elles sont aujourd'hui justement discréditées.
Ce défaut de rigueur se remarque partout. L'idée de la Uberté est
l'idée capitale du système; elle en fait l'originalité : c'est elle qui le
distingue de toutes les philosophies précédentes. Il importait assu-
rément de la bien déterminer; elle demeure pourtant toujours indé-
cise et obscure. La liberté est un fait très divers et très complexe;
elle n'est pas en Dieu ce qu'elle est en l'homme; elle n'est pas en
l'homme toujours la même. Le christianisme du moins le pense
ainsi. La vraie liberté, d'après lui, est celle d'une volonté immuable-
ment sainte, r^r le mal est l'esclavage : le libre arbitre est donc moins
la liberté que le choix entre elle et la servitude, il n'est donné à
l'homme que pour le temps de son épreuve, et pour l'introduire à
une liberté meilleure.
Quoi qu'il en soit de l'homme, la liberté, en Dieu, n'est pas le
libre arbitre. Sa volonté n'hésite pas entre un oui et un non, un choix
sans motif serait indigne de celui qui est la raison suprême. Un choix
CRISE DE LA PHILOSpPHIE ALLEMANDE. 39
motivé n*est pas plus concevable. Dieu se détermine infailliblement
pour le meilleur parti ; impossible qu'il en prenne un autre, impos-
sible même qu'un autre se présente à lui et le sollicite. Il n'y a donc
jamais pour lui d'alternative et de choix. Un choix d'ailleurs suppose
une exclusion y et ne se conçoit que chez un être fini. Un choix sup-
pose une époque , et ne se conçoit que dans le temps. On ne peut le
comprendre dans l'être éternel et infini. Cet être n'a qu'une volonté
unique» permanente, toujom'S la même. Nous sommes encore ici dans
Tordre de la volonté, toutefois aussi dans l'ordre éternel. Or, ce qui
est éternel, immuable, nous apparaît comme nécessaire : la liberté, en
Dieu, se transforme donc en nécessité; mais la nécessité, en Dieu,
ne lui est imposée que par lui-même, elle est donc absolue liberté.
En Dieu, la liberté et la nécessité ne sont plus contradictoires, elles
sont inséparablement unies et parfaitement adéquates.
M. Scheliing n'établit pas de différence entre la liberté de Dieu
et celle de l'homme, et parle toujours de la première comme d'un
choix. Il en fait ainsi moins une liberté qu'un arbitraire. On peut
malheureusement aussi bien lui reprocher le fatalisme. L'homme
est, après la chute, soumis au mouvement mythologique et ne peut
pas s'y soustraire : il n'est plus libre. Le redevient-il avec le christia-
nisme? Nullement. L'esprit humain se développe dès-lors dans la
philosophie, comme autrefois dans la mythologie, sous l'empire d'une
loi inflexible. Les systèmes se succèdent par une? raison nécessaire,
et chacun apporte avec lui une morale différente. Le bien et le mal
varient sans cesse, ou, mieux, il n'y a ni bien ni mal, tout a raison
d'être en son temps. Plus de règle éternelle du juste, et par consé-
quent plus de conscience, plus de responsabilité. La liberté n'a donc
pu se trouver que dans l'acte de la chute. Ici j'ai des doutes. Il me
semble que M. Scheliing croit tout développement de l'humanité im-
possible sans la chute; dans ce cas, elle est un bien, elle cesse d'être
une chute, elle devient nécessaire : Dieu lui-même a dû la vouloir et
l'ordonner. Quoi qu'il en soit de ce point que je n'ose résoudre, le
fatalisme pèse sur tout le reste de l'histoire , et sommes-nous bien
loin avec lui des conséquences morales du panthéisme? Baader disait
& ee propos que la nouvelle philosophie de M. Scheliing était une
belle pénitente qui se souvenait encore avec trop de douceur de sa
fiinte passée.
M. Scheliing croit avoir jeté les bases d'une philosophie chrétienne
et pacifié enfin la foi et la science, depuis si long-temps ennemies.
Voyons s'il y a réussi. M. Scheliing a démontré qu'une philosophie
110 REVUE DES DEUX MONDES.
exclusivement logique ne pouvait être chrétienne; avec elle, on ne
conçoit ni la personnalité de Dieu , ni une libre création : rillusion,
à cet égard, est désormais impossible; on le doit à M. Schelling. Il ne
confond point le christianisme avec les raytholôgies : Jésus-Christ ne
devient plus seulement le symbole de Thumanité, il demeure le
Verbe incarné que l'église adore.
M. Schelling est jusque-là d'accord avec le christianisme; voici les
différences. Le christianisme, d'après M. Schelling, se distingue des
mythologics sans les contredire. Il n'est point sur un autre chemin;
les mythologies fraient la route vers lui; sans elles, il n'aurait pu
s'accomplir; elles le préparent; elles en sont pour ainsi dire les pro-
pylées. Évidemment, ce n'est pas là ce que pense le christianisme.
L'idolâtrie et le péché sont pour lui môme chose; il n'excuse d'au-
cune manière les mythologies; il s'oppose au culte des idoles comme
le bien au mal; ce culte n'a point ramené vers Dieu; il n'a fait qu'é-
garer loin de lui. M. Schelling n'est pas plus orthodoxe dans ses vues
sur le judaïsme. A vrai dire, on ne sait guère à quoi demeure bon un
peuple élu, une fois que les mythologies préparent et annoncent le
christianisme, et M. Schelling se montre fort embarrassé de ce qu'il
en doit faire.
Arrivé au christianisme, il n'en donne qu'une explication ontolo-
gique et néglige l'explication morale : c'est le dénaturer. Il éclaire le
mystère des deux essences unies dans le Verbe incarné, plutôt que
celui de l'expiation. L'événement moral est ici le grand événement,
celui qu'il faut avant tout expliquer; les autres en dépendent, et,
sans lui , on ne les comprend pas. Le christianisme ordonne majes-
tueusement, d'après cette pensée, ce qu'il raconte de Dieu et de
l'homme, du ciel et de la terre, du temps et de l'éternité. Il ne connaît
que deux peuples, l'église et le monde; qu'une guerre, celle du bien
et du mal. L'usage que les créatures font de leur volonté pour se
donner ou se refuser à Dieu décide de toutes leurs destinées. Cette
philosophie, la plus simple et la plus pratique, la plus auguste et
la plus vraie, est celle de l'Évangile. Aussi l'Évangile adresse-t-il
toutes ses paroles à la conscience. Il ne serait plus lui môme, il ne
ferait plus son œuvre, ses histoires si suaves d'onction perdraient
leur vertu sur les âmes, dès que le sens suprême des récits divins
serait un autre que la clémence et l'amour. Dans le système de
M. Schelling, Jésus-Christ est plutôt le démiurge que le rédempteur.
A ce titre, il aurait pu faire des miracles sur la nature; il n'aurait
pas changé les volontés ni guéri les cœurs; c'est là pourtant son pre-
CRISE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. 41
mier soin. Les sages et les heureux du siècle seraient alors accourus
à lui, et non pas seulement des affligés de tout nom, de pauvres
péagers et de saintes femmes; magnifique cortège de douleurs con-
solées et de ferventes adorations qui se pressait autour de cet humble
roi. Le rédempteur est sans doute aussi le démiurge : mais M. Schel-
ling intervertit les rôles : du subalterne il fait le premier, comme il
arrive dans ces évangiles désavoués par Téglise et tout brodés de
légendes merveilleuses et d'imaginations orientales. Ce n'est là qu'une
philosophie apocryphe du christianisme.
M. Schelling ne satisfait donc ni aux exigences de la logique ni à
celles de la liberté; il ne concilie pas la foi et la science; il les mé-
contente toutes deux. Il a montré que la raison conduit inévitable-
ment au panthéisme; il a rendu plus vif le besoin de le dépasser, il
n'en a pas donné les moyens. ^
M. Schelling ne fait pas école à Berlin. Le roi lui témoigne tou-
jours une haute faveur. Ce prince, qui médite Platon dans l'original,
fait autographier le cours de M. Schelling et se le fait lire le soir.
Cest pour l'heure la philosophie officielle. Son succès ne va pas plus
loin. Les hégéliens en triomphent, et prennent fort bien leur parti
de la malveillance que leur montre le gouvernement. Un petit mar-
tyre n'est pas sans avantage pour qui semble avoir raison. La lutte
de M. Schelling et des hégéliens a du reste perdu beaucoup de son
importance, depuis qu'on s'est aperçu qu'elle ne déciderait pas la
querelle qui divise aujourd'hui les esprits sur le christianisme.
M. Schelling ne fait guère de conversions; on ne parle que d'Hen-
ning et du romancier Mundt. Cependant l'orage grossit : M. Schelling
ne ménage pas ses adversaires; il les traite durement, et ceux-ci se
vengent. Chacun se met de la partie : les linguistes cherchent que-
relle à ses étymologies, les théologiens à son exégèse, les philoso-
phes le prennent en défaut de logique. On va même jusqu'à contester
ses services passés. Il en est qui l'accusent de s'être fait autrefois le
plagiaire de Spinosa et de Jacob Bœhme. Ceci devient de l'injustice
et de la diatribe. Sauf les élèves de l'excellent théologien Néander,
et les plus clairvoyans ne doivent pas être sans défiance, la jeunesse
n'est pas pour M. Schelling. Elle court aventureusement aux ruines
que fait la logique de Hegel. Elle a protesté de sa fidélité en don-
nant une sérénade à Marheineke, et ce patriarche de la théologie
hégélienne a pu se vanter belliqueusement, dans son allocution, que
l'ennemi n'«ivait pas gagné un pouce de terrain.
Le grand débat qui se poursuit en Allemagne est donc loin d'être
42 REVUE DES DEUX MONDES.
terminé. La pensée cherche à franchir le cercle fatal que la logique
a tracé autour d'elle; elle n'y réussit pas, elle demeure dans la forêt
enchantée sans pouvoir trouver d*issue. L'école de Hegel se dé-
bande, il est vrai; la droite et la gauche, plus hostiles que jamais, se
renient mutuellement. Watke, l'ornement de la gauche par son
noble caractère et par son talent élevé, semble hésiter. On dit qu'il
est près de passer à la théologie, pour trouver enfin une vérité
positive. Mais aucun des systèmes opposés à Hegel n'a mérité l'as-
sentiment public, et ne paraît avoir un durable avenir. Toutes ces
philosophies diverses, si hautaines dans leurs prétentions, si chétives
dans leurs résultats, impuissantes à rien fonder, ne sont habiles qu'à
s'entredétruire. Il ne reste de tout ce labeur de l'intelligence qu'une
critique insatiable qui n'épargne rien; ce nouveau déluge monte,
grossit, s'étend, et menace déjà de son flot amer les hauts refuges
cherchés contre lui.
Une crise pareille travaille le monde entier. Partout, chez les peu-
ples européens, c'est un même ébranlement de croyances, une môme
angoisse des âmes, un même désordre des esprits. Un doute dont on
voudrait en vain se dissimuler la puissance nous obsède. Dans les
temples, 11 murmure ses paroles à la multitude agenouillée, il trouble
le prêtre devant l'autel. Dans le sanctuaire de la conscience, il nous
attend encore, et nous propose l'utile à la place du juste, le bien-
être au lieu du devoir. L'hôte funeste nous suit jusqu'auprès du foyer
domestique, et là il argumente contre la famille et la propriété. Tout
est mis en question , tout devient précaire, tout semble menacé. Le
vieil Orient aussi est atteint du même mal , il s'étonne de ne plus
croire, il se défie de ses dieux, qui ne le protègent pas contre nous.
Pour la première fois, le scepticisme répand ses ombres sur toute la
face de la terre, et, dans cette obscurité, la tristesse, la crainte et
l'ennui nous prennent. Ce ne sera pas un logicien qui terminera ces
vastes incertitudes. Ce ne sont pas ici jeux et difficultés d'école, mais
cruelles et profondes perplexités. De grands évènemens les ont fait
naître, de grands évènemens pourront seuls y mettre un terme.
A. Lebre.
EL BARCO DE YÂPOR. 45
fois. Quelques-uns de ces bateaux portaient une troisième petite
voile en forme de triangle isocèle, posée dans lécartemeiit produit
par les pointes divergentes des deux grandes voiles : ce gréement
est très pittoresque.
Vers quatre ou cinq heures du soir, nous passions devant San-
Lucar, situé sur la rive gauche du fleuve. Un grand bâtiment d'archi-
tecture moderne, construit avec cette régularité de caserne et d'hô-
pital qui fait le charme des constructions actuelles , portait à son
frontispice une inscription quelconque que nous ne pûmes lire, ce
que nous regrettons peu. Cette fabrique carrée et percée de trop
de fenêtres a été bâtie par Ferdinand VIL Ce doit être une douane,
un entrepôt ou quelque chose dans ce genre. A partir de San-Lucar,
le Guadalquivir devient extrêmement large et prend des proportions
de bras de mer. Les rivages ne forment plus qu'une ligne de plus en
plus étroite entre le ciel et Teau. C'est grand, mais d'une grandeur un
peu sèche , un peu monotone , et nous nous serions assez ennuyés
sans les jeux , les danses , les castagnettes et les tambours de basque
des soldats. L'un d'eux, qui avait assisté aux représentations d'une
troupe italienne, en contrefaisait les acteurs et surtout les actrices,
paroles, chants et gestes, avec beaucoup de gaieté et d'entrain. Ses
camarades riaient à se tenir les côtes et paraissaient avoir parfaite-
ment oublié les scènes attendrissantes du départ. Peut-être bien aussi
leurs Arianes éplorées avaient-elles déjà essuyé leurs yeux et riaient-
elles d'aussi bon cœur. Les passagers du bateau à vapeur prenaient
franchement part à cette hilarité et démentaient à qui mieux mieux
la réputation de gravité imperturbable qu'ont les Espagnols dans le
reste de l'Europe. Le temps de Philippe II, des vêtemens noirs, des
golilles empesées, du maintien dévot, des mines froides et hautaines,
est beaucoup plus passé qu'on ne le pense généralement.
San-Lucar laissé en arrière, par une transition presque insensible,
on entre dans l'Océan, la lame s'allonge en volutes régulières, les eaux
changent de couleur, et les visages aussi. Les prédestinés à cette
étrange maladie que l'on nomme le mal de mer commencent à re-
chercher les angles solitaires et s'accoudent mélancoliquement au
bastingage. Pour moi , je me perchai bravement sur la cabine qui
avoisine les roues, étudiant ma sensation avec conscience, car,
n'ayant jamais fait de traversée, j'ignorais encore si j'étais dévoué à
ces inexprimables tortures; les premiers balancemens m' étonnèrent
un peu, mais je me remis bientôt, et je repris toute ma sérénité. En
débouchant du Guadalquivir, nous avions pris à gauche et nous sui-
m REVUE DES DEUX MONDES.
d'un troupeau de moutons couchés. Ce n'est qu'alors que je com-
pris bien toute son immensité. Les plus hauts clochers ne dépas-
saient pas la nef. Quant à la Giralda, l'éloignement donnait à ses
briques roses des teintes de saphir et d'aventurine qui ne semblent
pas compatibles avec l'architecture dans nos tristes climats du nord.
La statue de la Foi scintillait à la cime comme une abeille d'or sur la
pointe d'une grande herbe. Un coude du fleuve déroba bientôt Se*
ville à notre vue.
Les rives du Guadalquivir, du moins en descendant vers la mer,
n'ont pas cet aspect enchanteur que leur prêtent les descriptions des
poètes et des voyageurs. Je ne sais pas où ils ont été prendre les
forêts d'orangers et de grenadiers dont ils parfument leurs romances.
Des berges peu élevées, sablonneuses, couleur d'ocre; des eaux
jaunes et troublées dont la teinte terreuse ne pouvait être attribuée
aux pluies, attendu qu'il n'en était pas tombé une seule goutte de-
puis six mois: voilà tout. J'avais déjà remarqué sur le Tage ce
manque de limpidité , qui vient peut-être de la grande quantité de
poussière que le vent y précipite et de la nature friable des terrains
traversés. Le bleu si dur du ciel y est aussi pour quelque chose, et
par son extrême intensité, fait paraître sales les tons de Teau, toujours
moins éclatans. La mer seule peut lutter de transparence et d'azur
contre un semblable ciel. Le fleuve allait toujours s' élargissant, les
rives décroissaient et s'aplatissaient, et l'aspect général du paysage
rappelait assez la physionomie de TEscaut entre Anvers et Ostende.
Ce souvenir flamand en pleine Andalousie est assez bizarre à propos
du Guadalquivir au nom moresque; mais ce rapport se présenta à
mon esprit si naturellement, qu'il fallait que la ressemblance fut
bien réelle, car je ne pensais guère, je vous le jure, ni à l'Escaut ni
au voyage que j'ai fait en Flandre il y a quelque six ou sept ans. Il y
avait, du reste, peu de mouvement sur le fleuve, et ce que l'on aper-
cevait de campagne au-delà des rives semblait inculte et désert; il
est vrai que nous étions en pleine canicule, époque où l'Espagne
n'est plus guère qu'un vaste tas de cendre sans végétation ni ver-
dure; pour tout personnage, des hérons et des cigognes, une patte
pliée sous le ventre, l'autre plongée à demi dans l'eau, attendant le
passage de quelque poisson dans une immobilité si complète, ({u'on
les eût pris pour des oiseaux de bois fichés sur une baguette. Des
barques avec des voiles latines posées en ciseaux descendaient et
remontaient le cours du fleuve sous le même vent , phénomène que
je n'ai jamais bien compris, quoiqu'on me Tait expliqué plusieurs
EL BARCO DE YAPOR. 45
fois. Quelques-uns de ces bateaux portaient une troisième petite
voile en forme de triangle iso<:èle , posée dans i'écartement produit
par les pointes divergentes des deux grandes voiles : ce gréement
est très pittoresque.
Vers quatre ou cinq heures du soir, nous passions devant San-
Lucar, situé sur la rive gauche du fleuve. Un grand bâtiment d*archi-
tecture moderne, construit avec cette régularité de caserne et d'hô-
pital qui fait le charme des constructions actuelles , portait à son
frontispice une inscription quelconque que nous i^e pûmes lire, ce
que nous regrettons peu. Cette fabrique carrée et percée de trop
de fenêtres a été bâtie par Ferdinand VU. Ce doit être une douane,
un entrepôt ou quelque chose dans ce genre. A partir de San-Lucar,
le Guadalquivir devient extrêmement large et prend des proportions
de bras de mer. Les rivages ne forment plus qu'une ligne de plus en
plus étroite entre le ciel et Teau. C'est grand, mais d'une grandeur un
peu sèche, un peu monotone, et nous nous serions assez ennuyés
sans les jeux , les danses , les castagnettes et les tambours de basque
des soldats. L'un d'eux, qui avait assisté aux représentations d'une
troupe italienne, en contrefaisait les acteurs et surtout les actrices,
paroles, chants et gestes, avec beaucoup de gaieté et d'entrain. Ses
camarades riaient à se tenir les côtes et paraissaient avoir parfaite-
ment oublié les scènes attendrissantes du départ. Peut-être bien aussi
leurs Arianes éplorées avaient-elles déjà essuyé leurs yeux et riaient-
elles d'aussi bon cœur. Les passagers du bateau à vapeur prenaient
franchement part à cette hilarité et démentaient à qui mieux mieux
la réputation de gravité imperturbable qu'ont les Espagnols dans le
reste de l'Europe. Le temps de Philippe II , des vêtemens noirs, des
golilles empesées, du maintien dévot, des mines froides et hautaines,
est beaucoup plus passé qu'on ne le pense généralement.
San-Lucar laissé en arrière, par une transition presque insensible,
on entre dans l'Océan, la lame s'allonge en volutes régulières, les eaux
changent de couleur, et les visages aussi. Les prédestinés à cette
étrange maladie que l'on nomme le mal de mer commencent à re-
chercher les angles solitaires et s'accoudent mélancoliquement au
bastingage. Pour moi , je me perchai bravement sur la cabine qui
avoisine les roues, étudiant ma sensation avec conscience, car,
n'ayant jamais fait de traversée, j'ignorais encore si j'étais dévoué à
ces inexprimables tortures; les premiers balancemens m'étonnèrent
un peu, mais je me remis bientôt, et je repris toute ma sérénité. En
débouchant du Guadalquivir^ nous avions pris à gauche et nous sui*
46 RETCE DES DEUX MONDES.
vîons la côte, d*assez loin toutefois pour ne la distinguer qu*avec
peine, car le soir approchait, et le soleil descendait majestucnsement
dans la nuer sur un escalier étincelant formé par cinq ou six marches
de nuages de la plus riche pourpre.
Il était nuit noire lorsque nous arrivâmes à Cadix ; les lanternes
dès vaisseaux, des barques à Fancre dans la rade, les lumières de la
viUe, les étoiles du ciel, criblaient le clapotis des vagues de millions
de paillette^ d*or, d'argent, de feu; dans les endroits tranquilles, la
réflexion des fanaux traçait, en s^^llongeant dans la mer, de longues
colonnes de flammes d'un effet magique. La masse énorme des rem-
parts s*ébauchait dans l'épaisseur de Tombre.
Pour nous rendre à terre, il fallut nous transborder, nous et nos
effets, dans de petites barques dont les patrons, avec des vociféra-
tions effroyables, se disputaient les voyageurs et les malles à peu
près comme autrefois à Paris les cochers de coucous pour Montmo-
rency ou pour Vincennes. Nous eûmes toutes les peines du monde
à ne pas être séparés, mon compagnon et moi, car Tun nous tirait à
gauche, Fautre nous tirait à droite avec une énergie peu rassurante,
surtout si Ton songe que ces débats se passaient sur des canots que
le moindre mouvement faisait osciller comme une escarpolette sous
les pieds des lutteurs. Nous arrivâmes pourtant sans encombre sur le
quai, et après avoir subi la visite de la douane, nichée sous la porte
de la ville, dans Tépaisscur de la muraille, nous allâmes nous loger
à la calle de San-Francisco.
Comme vous pensez bien , nous étions levés avec le jour. Entrer
de nuit dans une ville inconnue est une des choses qui irritent le plus
la curiosité du voyageur; on fait les plus grands efforts pour démêler
à travers Tombre la configuration des rues, la forme des édifices, la
physionomie des rares passans. De cette façon du moins Tefiet de
surprise est ménagé, et le lendemain la ville vous apparaît subitement
dans tout son ensemble comme une décoration de théâtre lorsque le
rideau se lève.
Il n'existe pas sur la palette du peintre ou de Técrivain de couleurs
assez claires, de teintes assez lumineuses pour rendre Timpression
éclatante que nous fit Cadix dans cette glorieuse matinée. Deux
teintes uniques vous saisissaient le regard, — du bleu et du* blanc, —
mais du bleu aussi vif que la turquoise, le saphir, le cobalt, et tout ce
que vous pourrez imaginer de splendide en fait d'azur; mais du blanc
aussi pur que l'argent, le lait, la neige, le marbre et le sucre des îles
le mieux cristallisé. Le bleu, c'était le ciel, répété par la mer; le
£L BARCO M YAPOR* 47
blanc y c'était la ville. On ne saurait rien imaginer de plus radieux»
de plus étincelanty d'une lumière plus diffuse et plus intense à la
fois. Vraiment 9 ce que nous appelons chez nous le soleil n'est à côté
de cela qu'une pâle veilleuse à l'agonie sur la table de nuit d'un
malade.
Les maisons de Cadix sont beaucoup plus hautes que celles des
autres villes d'Espagne, ce qui s'explique par la conformation du
terrain , étroit îlot rattaché au continent par une mince langue de
terre, et le désir d'avoir la vue de la mer. Chaque maison se hausse
curieusement sur la pointe du pied pour regarder par-dessus l'épaule
de sa voisine, et montrer la tête au-dessus de l'épaisse ceinture des
remparts. Comme cela ne suffit pas toujours, presque toutes les ter-
rasses portent à leur angle une tourelle, un belvédère, quelquefois
coiffé d'une petite coupole; ces miradores aériens enrichissent d'in-
nombrables denteliu'es la. silhouette de la ville, et produisent l'effet le
plus pittoresque. Tout cela est crépi à la chaux, et la blancheur des
façades est encore avivée par de longues lignes de vermillon qui sé-
parent les maû^ons et en marquent les étages : les balcons, très sail-
lans, sont enveloppés d'une grande cage de verre, garnis de rideaux
rouges et remplis de fleurs. Quelques-unes des rues transversales
se termioent sur le vide et paraissent aboutir au ciel. Ces échappées
d'azur sont d'un inattendu charmant. A part cet aspect gai, vivant et
lumineux, Cadix n'a rien de remarquable comme architecture. Sa
cathédrale , vaste bâtisse du xvi*' siècle , quoique ne manquant ni. de
noblesse ni de beauté, n'a rien qui doive étonner après les prodiges
de Burgos, de Tolède, de Cordoue et de Séville. C'est quelque chose
dans le goût de la cathédrale de Jaën , de Grenade et de Malaga;
une architecture clai^ique avec des proportions plus effilées et plu8
svelles, comme l'enteadaient les artistes de la renaissance. Les ciia-
piteaux corinthiens, d'un module plus allongé que le type grec con-
sacré, sont très élégans. Comme tableaux, comme ornemens, de la
richesse, rien de plus. Je ne dois pas cependant passer sous silence un
petit martyr de sept ans crucifié; sculpture en bois peint d'un senti-
ment parfait et d'une délicatesse exquise. L'enthousiasme, la foi, la
douleur, sont mêlés dans des proportions enfantines sur ce charmant
visage de la manière la plus touchante.
Nous allâmes voir la [riace des Taureaux , qui est petite et réputée
l'une des plus» dangeneuses d'Espagne. L'on traverse pour y arriver
des jardins r^an^lis de pahniers gigantesques et d'espèces variées.
Rien n'est plus noble 5. plus royal qn'un palmkr. Ce grand soleil de
48 REVUE DES DEUX MONDES.
feuilles au bout de cette colonne cannelée rayonne si splendidement
dans le lapis-lazuli d'un ciel orientai! ce tronc écaillé, mince comme
s* il était serré dans un corset, rappelle si bien la taille d'une jeune
flUe; son port est si majestueux, si élégant I Le palmier et le laurier-
rose sont mes arbres favoris; la vue du palmier et du laurier-rose me
cause une joie, une gaieté étonnante. Il me semble que Von ne peut
pas être malheureux à leur ombrage !
La place des Taureaux de Cadix n'a pas de tablas continues. D'es-
pace en espace sont disposés des espèces de paravens de bois derrière
lesquels se retirent les toreros trop vivement poursuivis. Cette dispo-
sition nous paraît offrir moins de sûreté. L'on nous fit remarquer les
logettes qui contiennent les taureaux pendant la course; ce sont des
espèces de cage en grosses poutres, fermées d'une porte qui se lève
comme une vanne de moulin ou une bonde d'étang. Pour exciter
leur rage, on les harcèle avec des pointes, on les frotte d'acide ni-
trique; enfin on cherche tous les moyens de leur envenimer le ca-
ractère. A cause des chaleurs excessives, les courses étaient suspen-
dues; un acrobate français avait disposé au milieu du cirque ses
tréteaux et sa corde pour le spectacle du lendemain. — C'est dans
cette place que lord Byron a vu la course dont il donne , au premier
chant du Pèlerinage de Childe-Harold, une description poétique,
mais qui ne fait pas grand honneur à ses connaissances en tauro-
machie.
Cadix est serrée par une étroite ceinture de remparts qui lui étrei-
gnent la taille comme un corset de granit; une seconde ceinture
d'écueils et de rochers la met à l'abri des assauts des vagues, et pour-
tant, il y a quelques années, une tempête effroyable creva et ren-
versa en plusieurs endroits ces formidables murailles qui ont plus de
vingt pieds d'épaisseur, et dont des tranches immenses gisent encore
çà et là le long du rivage. Sur les glacis de ces remparts, garnis de dis-
tance en distance de guérites de pierre, on peut faire en se prome-
nant le tour de la ville, dont une seule porte donne du côté de la terre
ferme, et dans la pleine mer ou dans la rade voir aller, venir, décrire
des courbes gracieuses , se croiser, changer de bordée et se jouer
comme des albatros, les canots, les felouques, les balancelles, les ba-
teaux pécheurs, qui ne semblent plus au bord de l'horizon que des
plumes de colombe emportées dans le ciel par une folle brise; plu-
sieurs de ces barques, comme les anciennes galères grecques, ont ù
la proue, de chaque côté du taille-mer, deux grands yeux peints de
couleurs naturelles, qui semblent veiller à la marche et donnent ix
EL BARCO DE YAPOR. 49
cette partie de rembarcation une vague apparence de profil humain;
rien n'est plus animé, plus vivant et plus gai que ce coup d'œil.
Sur le môle, du côté de la porte de la douane, le mouvement est
d*une activité sans pareille. Une foule bigarrée, où chaque pays du
monde a ses représentans , se presse à toute heure au pied des co-
lonnes surmontées de statues qui décorent le quai. Depuis la peau
blanche et les cheveux roux de TAnglais, jusqu'au cuir bronzé et à la
laine noire de TAfricain, en passant par les nuances intermédiaires
café, cuivre et jaune d'or, toutes les variétés de l'espèce humaine se
trouvent rassemblées là. Dans la rade, un peu au loin, se prélassent
les trois-mâts, les frégates, les bricks, hissant chaque matin, au son
du tambour, le pavillon de leur nation respective. Les navires mar-
chands, les bateaux à vapeur, dont les cheminées éructent de la va-
peur bicolore, s'approchent davantage du bord à cause de leur plus
faible tonnage, et forment les premiers plans de ce grand tableau
naval.
J'avais une lettre de recommandation pour le commandant du
brick français le Voltigeur, en station dans la rade de Cadix. Sur la
présentation de cette lettre, M. Lebarbier de Tinan m'avait gracieuse-
ment invité à dîner, ainsi que deux autres jeunes gens, à son bord,
pour le lendemain vei:s cinq heures. A quatre heures, nous étions sur
le môle, cherchant une barque et un patron pour faire le trajet du
quai au navire, quinze ou vingt minutes tout au plus. Je fus très
étonné lorsque le patron nous demanda un douro au lieu d'une pié-
cette, prix ordinaire de la course. Dans mon ignorance nautique ,
voyant le ciel parfaitement clair, un soleil étincelant comme au pre-
mier jour du monde, je m'étais innocemment figuré qu'il faisait beau
temps. Telle était ma conviction. — Il faisait au contraire un temps
atroce, et je ne tardai pas à m'en apercevoir aux premières bordées
que courut le canot. La mer était courte, clapoteuse, et d'une dureté
effroyable. — Il ventait à décorner les bœufs. Nous sautions comme
dans une coquille de noix, et nous embarquions de l'eau à chaque
instant. Au bout de quelques minutes, nous jouissions d'un bain de
pieds qui menaçait fort de se changer bientôt en bain de siège.
L'écume des lames m'entrait par le collet de mon habit et me coulait
dans le dos. Le patron et ses deux acolytes juraient, tempêtaient, s'ar-
rachaient les écoutes et le gouvernail des mains. L'un voulait ceci,
l'autre voulait cela, et je vis le moment où ils allaient se gourmer.
La situation devint assez critique pour que l'un d'eux commençât à
marmotter un tronçon de prière à je ne sais plus quel saint. Par
TOME I. 4
50 REYUB DES DEUX MONDES.
boDbeur» nous approchioos du brick, qui se balançait nonchalamment
sur ses ancres, et semblait regarder d'un air de pitié dédaigneuse les
évolutions, convulsives de notre petite barque. Enfin , nous abor-
dâmes, et il nous fallut plus de dix minutes pour pouvoir empoigner
les tireveilles et grimper sur le pont.
((Voilà ce qui s'appelle avoir le courage de Texactitude, » nous dit
le commandant avec un sourire en nous voyant monter sur le tiUac»
ruisselant d'eau, les cheveux éplorés en barbe de dieu marin, et il
nous fit donner un pantalon, une chemise, une veste, enfin un cos-
tume complet, a Cela vous apprendra à vous fier aux descriptions
des poètes; vous avez cru qu'il n'y avait pas de tempête sans orchestre
obligé de tonnerre, sans vagues allant mêler leur écume aux nuages,
sans pluie, et sans éclairs déchirant l'obscurité profonde. Détrompez-
vous, je ne pourrai probablement vous renvoyer à terre que dans
deux ou trois jours. »
Le vent était en effet d'une violence terrible, les cordages tressail-
laient connue des cordes à violon sous l'archet d'un joueur fréné-
tique, le pavillon claquait avec un bruit sec, et son étamine menaçait
de se couper et de s'envoler en lambeaux dans le fond de la rade; les
poulies grinçaient, piaulaient, sifOaient, et, par instans, jetaient des
cris aigus qui semblaient jaillir d'un gosier humain. — Deux ou trois
matelots en pénitence dans les haubans, pour je ne sais quelle pec-
cadille, avaient toutes les peines du monde à ne pas être em-
portés.
Tout cela ne nous empêcha pas de faire un excellent dîner, arrosé
des meilleurs vins, assaisonné des plus aimables propos, et aussi de
diaboliques épices indiennes, qui feraient boire un hydrophobe. Le
lendemain, conuneà cause du mauvais temps l'on n'avait pu mettre
de canot à la mer pour aller chercher des provisions fraîches à terre,
nous fîmes un dîner non moins délicat, mais qui avait cela de parti-
culier, que chaque mets portait une date assez reculée. — Nous man-
geûmes des petits poisde 1836, du beurre frais d&lSSS, et de la crème
de 1834, et tout cela d'une fraîcheur et d'une conservation miracu-
leuse. — Le gros temps dura deux jours, pendant lesquels je me
promenai sur le pont, ne me lassant pas d'admirer la propreté de mé-
nagère hollandaise , le fiai de détails , le génie d'arrangement* de ce
prodige de l'esprit de L'homme , qu'on appelle tout simplement un
vaisseau. — Le cuivre des caronades étincelait comme de l'or, les
planches luisaient comme le palissandre du meuble le mieux verni.
Aus.M, chaque matin, l'on pE0C4;de à la toilette du vaisseau, et, pieu-
EL BARCO DE VÀPOR. 51
Traît-îl b Terse, le pont n'en est pas moins lavé, inondé, épongé,
faoberdé, avec le même scmpnle et la même minutie.
Aubont de denT jours, le vent tomba, et Ton nous conduisit à terre
dans un canot à dix rameurs. L'aspect de Cadix, lorsqu'on vient du
large, est charmant. A la voir ainsi étincelante de blancheur entre
l'azur du ciel et l'azur de la mer, on dirait une immense couronne de
ffligrane d'argent; le dôme de la cathédrale, peint en jaune, semble
une tiare de vermeil posée au milieu. Les pots de fleurs, les volutes
et les tourelles qui terminent les maisons varient à l'infini la dente-
lure. Byron a merveilleusement caractérisé la physionomie de Cadix
en une seule touche :
« Brillante Cadix , qui t^élèves vers le ciel du milieu de Tazur foncé de la
mer. >
Dans la même stance, le poète tmglais émet sur la vertu des
Gadltanes une opinion un peu leste qu'il était sans doute dans le droit
d*avoir. Quant & nous, sans agiter ici cette question délicate, nous
nous bornerons à dire qu'elles sont fort belles et d'un typeparticalier;
leur teint est blanc doré, avec ce grain de marbre dépoli qui fait
si bien ressortir la pureté des traits. Elles ont le nez moins aquilin
que les Sévillanes, le front petit, les pommettes peu saillantes, et
se rapprochent tout-à-fait de la physionomie grecque. Elles m'ont
paru aussi plus grasses que les autres Espagnoles , et d'une taille
plus élevée. Tel est du moins le résultat des observations que j'ai pu
faire en me promenant au Salon , sur la place de la Constitution et
an théâtre , ou , par parenthèse , je vis jouer très joliment le Gamin
de Paris {el Piluelo de Paris) par une femme travestie, et danser des
boléros avec beaucoup de feu et d'entrain.
Cependant, si charmante que soit Cadix, cette idée d'être enfermé
d'abord par les remparts, ensuite par la mer, dans son enceinte
étroite , vous donne le désir d'en sortir. Il me semble que la seule
pensée que puissent nourrir des insulaires, c'est d'aller sur le conti-
nent. Cest ce qui explique les perpétuelles émigrations des Anglais,
qu'on rencontre partout, excepté à Londres, où il n'y a que des Ita-
liens et des Polonais. Aussi les Gaditans sont-ils perpétuellement
occupés à faire la traversée de Cadix h Puerto de Santa-Maria et réci-
proquement. Un léger bateau à vapeur omnibus, qui part toutes les
heures, des barques à voile, des canots, attendent et provoquent les
vagabonds. Un beau matin, mon compagnon et moi, réfléchissant
que nous avions une lettre de recommandation d'un de nos amis
Si RETCB DBS DEUX MOMIHSS.
grenadins pour son père, riche marchaDd de vin à Jérès, lettre ainsi
eoDçne : « Ouvre ton cceor, ta maison et ta cave aux deux cavaliers
ci-joints» 9 nous grimpâmes sur le vapeur, à la cabine duquel était
collée une affiche annonçant pour le soir une course entremêlée
d*intermëdes bouffons, qui devait avoir lieu à Puerto de Santa-Maria.
Cela composait admirablement notre journée. Avec une calessine^
Ton pouvait aller de Puerto à Jérës, y rester quelques heures, et
revenir à temps pour la course. Après avoir déjeuné en toute hâte
à la Fonda de Vista Alègre, qui mérite on ne peut mieux son nom,
nous fîmes marché avec un conducteur, qui nous promit d'être de
retour à cinq heures pour la funcion : c'est le nom qu'on donne en
Espagne à tout spectacle, quel qu'il soit. La route de Jérès traverse
une plaine montueuse, rugueuse, bossuée, d'une aridité de pierre
ponce. Au printemps, ce désert se couvre , dit-on, d'un riche tapis
de verdure tout émaillé de fleurs sauvages. Le genêt, la lavande, le
ttiyro, embaument l'air de leurs émanations aromatiques; mais h
l'époque de Tannée où nous étions, toute trace de végétation a dis-
paru. A peine apcrçoit^n çà et là quelques tignasses de gaxon sec,
jaune, (ilamenteux, et tout enfariné de poussière. Ce chemin, s'il
faut eu croire la chronique locale, est fort dangereux. L'on y ren-
i'Àmire souvent des rcUeroSy c'est-è-dirc des paj-sans qui, sans être bri-
gands de profession, prennent l'occasion à la bourse lorsqu'elle se
présente, et ne résistent pas au plaisir de détrousser un passant
isolé. Ces rateras sont plus à craindre que les véritables bandits, qui
procèdent avec la régularité d'une troupe organisée, soumise à un
chef, et qui ménagent les voyageurs pour leur faire subir une nouvelle
presëion sur une autre route; ensuite. Ion n'essaie pas de résister à
uiie brigade de vingt ou vingt-cinq hommes à cheval, bien équipés,
ai'iués jusqu'aux dents; tandis qu on lutte contre deux rateras, on
se tait tuer ou tout au moins blesser, et puis le ratera, c'est peut-
être ce boulier qui passe, ce laboureur qui vous salue, ce muchacko
déguenillé et bronzé qui dort ou fait semblant sous une mince bande
d'ombre, dans une déchirure de ravin, qui sait? votre catesera lui-
même, qui tous conduit dans une embuscade. Le danger est partout
et nulle part. De temps en temps , la police fait assassiner par ses
agens les plus dangereux et les plus connus de ces misérables dans
des querelles de cabaret, provoquées à dessein, et cette justice, bien
qu'un peu !»ommaire et barbare, est la seule praticable, vu l'absence
des preuiei> et de témoins et la difficulté de s'emparer des coupables
dans un pays ou il (auilrait une armée pour arrêter chaque homme»
EL BARCO DE VAPOR. 53
et où la contrepolice est faite avec tant d'intelligence et de passion
par un peuple qui n'a guère sur le tien et le mien des idées plus
avancées que les Kabyles d'Afrique. Cependant, ici comme partout
ailleurs» les brigands annoncés ne se montrèrent pas, et nous arri-
vâmes sans encombre à Jérès.
Jérës, comme toutes les petites villes andalouses, est blanchie à
la chaux des pieds à la tôte et n'a rien de remarquable en fait d'ar-
chitecture que ses hodegas^ ou magasins de vins( immenses celliers
aux grands toits de tuiles, aux longues murailles blanches privées de
fenêtres. La personne à qui nous étions recommandés était absente,
mais la lettre fit son effet, et l'on nous conduisit immédiatement à
la cave. — Jamais plus glorieux spectacle ne s'offrit aux yeux d'un
ivrogne; on marchait dans des allées de tonneaux disposés sur quatre
h cinq rangs de hauteur. Il nous fallut goûter de tout cela, au moins
des principales espèces , et il y a infiniment de principales espèces.
Noos suivîmes toute la gamme, depuis le Jérès de quatre-vingts ans,
foncé, épais, ayant le goût de muscat et la teinte étrange du vin
vert de Béziers, jusqu'au Jérès sec couleur de paille claire, sentant
la pierre à fusil et se rapprochant du Sauterne. Entre ces deux notes
extrêmes, il y a tout un registre de vins intermédiaires, avec des tons
d'or, de topaze brûlée, d'écorce d'orange, et une variété de goût
extrême. Seulement, ils sont tous plus ou moins mélangés d'eaux-
de-vie, surtout ceux que l'on destine à l'Angleterre, où l'on ne les
trouverait pas assez forts sans cela, car, pour plaire aux gosiers bri-
tanniques, le vin doit être déguisé en rhum.
Après une étude si complète sur l'œnologie jerésienne, le difficile
était de regagner notre voiture avec une rectitude suffisamment ma-
jestueuse pour ne pas compromettre la France vis-à-vis de l'Espagne;
c'était une question d'amour-propre international : tomber ou ne
pas tomber, telle était la question , — question bien autrement em-
barrassante que celle qui donnait tant de tablature au prince de l)a-
nemarck. Je dois dire avec un orgueil bien légitime que nous allâmes
jusqu'à, notre calessine dans un état de perpendicularité très satis-
faisant, et que nous représentâmes glorieusement notre cher pays
dans cette lutte contre le vin le plus capiteux de la Péninsule. Grâce
à l'évaporation rapide produite par une chaleur de 38 à 40 degrés,
à notre retour à Puerto, nous étions en état de disserter sur les points
de psychologie les plus délicats et d'apprécier les coups à la course de
taureaux. Cette course, dans laquelle la plupart des taureaux étaient
emboladoSf c'est-à-dire portaient des boules au bout des cornes, et où
Bi- RETtlE DES DEUX MONDES.
deux sefiilement furent tués , nous réjouit fort par une foule d'înci-
dens burlesques. Les picadores, costumés en Turcs de carnaval»
avec des pantalons de percale à la Mameluck, des vestes soleillées
dans le dos , des turbans en gâteau de Savoie , rappelaient à s*y mé-
prendre les figures de Mores extravagans que Goya ébauche en trois
ou quatre traits de pointe, dans les planches de la Toromaquia. L'un
de ces drôles, en attendant son tour de faire le coup de lance, se
mouchait dans le coin de son turban avec une philosophie et un
flegme admirables. Un harco de vapor en osier, recouvert de toile et
monté par un équipage d'ânes , vêtus de brassières rouges et coiffés
tant bien que mal de chapeaux à trois cornes, fut poussé au milieu
de l'arène. Le taureau se rua sur cette machine, crevant, renver-
sant, jetant en l'air les pauvres bourriques de la façon la plus drôle
du monde. Je vis aussi sur cette place un picador tuer le taureau
d'un coup de lance, dans le manche de laquelle était caché un arti-
fice dont la détonation fut si violente, que l'animal, le cheval et le
cavalier tombèrent à la renverse tous les trois, le premier parce
qu'il était mort, les deux autres par la force du recul. Le matador
était un vieux drôle, vêtu d'une souquenille usée, chaussé de bas
jaunes, trop à jour, ayant l'air d'un Jeannot d'opéra-comique ou d'une
queue rouge de saltimbanque. Il fut renversé plusieurs fois par le
taureau, auquel il portait des estocades si mal assurées, que l'emploi
de la media^luna devint nécessaire pour en finir. La media-lunay
comme son nom l'indique, est une espèce de croissant emmanché
d'une perche et assez semblable aux serpes à tailler les grands arbres.
On s'en èert pour couper les jarrets de l'animal , que l'on achève
alors sans aucun danger. Rien n'est plus ignoble et plus hideux ; dès
que le péril cesse , le dégoût arrive; ce n'est plus un combat, c'est
une boucherie. Cette pauvre béte, se traînant sur ses moignons,
comme Hyacinthe des Variétés lorsqu'il représente la naine, dans la
sublime parade des Saltimbanques y offre le spectacle le plus triste
qu'on puisse voir, et l'on ne désire qu'une chose : c'est qu'elle re-
trouve assez de force pour éventrer d'un coup de corne suprême ses
stupides bourreaux.
Ce misérable, matador par occasion, avait pour industrie spéciale
de manger. Il absorbait sept ou huit douzaines d'œufs durs, un mou-
ton tout entier, un veau, etc. A voir sa maigreur, il faut croire qu'il
ne travaillait pas souvent. Il y avait beaucoup de monde à cette
course : les habits de majo étaient riches et nombreux ; les femmes,
d'un type tout différent de celles de Cadix, portaient sur la tête, au
EL BARCO DE YAPO|^ 55
lieu de mantilles, de longs châles ëcarlates qui encadraient parfaite*
ment lears belles figures olivâtres, au teint presque aussi foncé que
celui des mulâtresses, où .la nacre de Tœil et Tivoire des dents res-
sortaient avec un éclat singulier. — Ces lignes pures, ce ton fauve et
doré, prêteraient merveilleusement à la peinture, et il est fâcheux
que Léopold Robert, ce Raphaël paysan, soit mort si jeune et n*ait
pas fait le voyage d'Espagne.
En errant à travers les rues, nous débouchâmes sur la place du
marché. Il faisait nuit. Les boutiques et les étalages étaient éclairés
par des lanternes ou des lampes suspendues, et formaient un char-
mant coup d*œil tout étoile et tout pailleté de points brillans. Des
pastèques à Técorce verte, à la pulpe rose, des figues de cactus, les
unes dans leur capsule épineuse, les autres déjà écalées, des sacs de
garbanzosy des ognons monstrueux, des raisins couleur d*ambre jaune
à faire honte à la grappe rapportée jle la terre promise, des guirlandes
d'aulx, de pimens et autres denrées violentes, étaient pittoresque-^
ment entassées. Dans les passages laissés entre chaque boutique
allaient et venaient les paysans poussant leurs ânes, les femmes trai-r
nant leurs marmots. J'en remarquai une d'une beauté rare, avec des
yeux de jais dans un ovale de bistre, et sur les tempes des cheveux
plaqués, luisant comme deux coques de satin noir ou deux ailes
de corbeau. Elle marchait sereine et radieuse, les jambes sans bas,
son charmant pied nu dans un soulier de satin. Cette coquetterie du
pied est générale en Andalousie.
La cour de notre auberge, arrangée en patiOj était ornée d'une
fontaine entourée d'arbustes sur lesquels vivait un peuple de camé-
léons. U serait difficile d'imaginer un animal plus bizarrement hideux.
Figurez-vous une espèce de lézard ventru, de six à sept pouces plus
ou moins, avec une gueule démesurément fendue, qui darde une
langue visqueuse, blanchâtre, aussi longue que le corps, des yeux de
crapaud à qui l'on marche sur le dos, saillans, énormes, enveloppés
d'une membrane, et d^une indépendance complète de mouvement;
Tun regarde le ciel et l'autre la terre. Ces lézards louches, qui ne
vivent que d'air, au dire des Espagnols, mais que j'ai parfaitement
vos manger des mouches, ont la propriété de changer de couleur,
selon le milieu où ils se trouvent. Ils ne deviennent pas subitement
écarlates, bleus ou verts, d'un instant à l'autre, mais au bout d'une
heure ou deux ils s'empreignent de la teinte des objets le plus rap-
prochés d'eux. Sur un arbre, ils deviennent d'un beau vert, sur une
étoffe bleue d'un gris d'ardoise > suc de l'écarlate d'un brun rous--
56 REVUE DES DEUX MONDES.
sâtre. Tenus à Tombre, ils se décolorent et prennent une sorte de
nuance neutre d'un blanc jaunâtre. Un ou deux caméléons figu-
reraient à merveille dans le laboratoire d'un alchimiste ou d'un doc-
teur Faust. En Andalousie, Ton pend à la voûte une cordelette d'une
certaine longueur, dont on remet le bout entre les pattes de devant
de l'animal, qui commence à grimper, et grimpe jusqu'à ce qu'il
rencontre le plafond, où ses griffes ne peuvent s'accrocher. Alors
il redescend jusqu'au bout de la corde, et mesure, en tournant un
de ses yeux , la distance qui le sépare de la terre; puis, tout bien cal-
culé, il reprend son ascension avec un sérieux et une gravité admi-
rables, et ainsi de suite indéfiniment. Quand il y a deux caméléons u
la môme corde, le spectacle devient alors d'une bouffonnerie trans-
cendantale. Le spleen en personne crèverait de rire à contempler
les contorsions, les regards effroyables des deux vilaines bétes, lors-
qu'elles se rencontrent. Curieux de me procurer ce divertissement
en France, j'achetai une couple de ces aimables animaux, que j'em-
portai dans une petite cage; mais ils prirent froid dans la traversée
et moururent de la poitrine à notre arrivée à Port-Vendre. Ils étaient
devenus étiques , et leur pauvre anatomie se faisait jour à travers
leur peau flasque et ridée.
A quelques jours de là, l'annonce d'une course, la dernière, hélasl
que je dusse voir, me fit retourner à Jérès. Le cirque de Jérès est
très beau, très vaste, et ne manque pas d'un certain caractère archi-
tectural. Il est bûti en briques relevées de bandes de pierre, mélange
qui produit un bon effet. Il y avait une foule immense, bigarrée,
diaprée, fourmillante, un grand mouvement d'éventails et de mou-
choirs. — Nous avons déjà décrit plusieurs courses, et nous ne rap-
porterons de celle-ci que quelques détails. — Au milieu de l'arène,
se dressait un poteau terminé par une espèce de petite plate-forme.
Sur cette plate-forme se tenait accroupi, en faisant des grimaces, en
brochant des babines, un singe fagotté en troubadour, et retenu par
une chaîne assez longue qui Ijii permettait de décrire un cercle
assez étendu, dont le pieu était le centre. Loréque le taureau entrait
dans la place, le premier objet qui lui frappait les yeux, c'était le
singe sur son juchoir. Alors se jouait la comédie la plus divertis-
sante : le taureau poursuivait le singe, qui remontait bien vite à sa
plate-forme. L'animal furieux donnait de grands coups de cornes
dans le poteau, et imprimait de terribles secousses à M. le babouin^
en proie à la plus profonde terreur, et dontfles transes se traduisaient
par des grimaces d'une bouffonnerie irrésistible. Quelquefois môme,
EL BARCO DE VAPOR. 57
ne pouvant se tenir assez ferme au rebord de sa planche, bien qu'il
s*y accrochât de ses quatre mains, il tombait sur le dos du taureau,
auquel il se cramponnait désespérément. Alors Thilarité n'avait plus
de bornes, et quinze mille rires blancs illuminaient toutes ces faces
brunes. — Mais à la comédie succéda la tragédie. Un pauvre nègre,
garçon de place, qui portait un panier rempli de terre pulvérisée
pour en jeter sur les mares de sang, fut attaqué par le taureau, qu'il
croyait occupé ailleurs, et jeté en Tair à deux reprises. Il resta
étendu sur le sable, sans mouvement et sans vie. Les chulos vinrent
agiter leurs capes au nez du taureau, et Tattirèrent dans un autre coin
de la place, afin que Ton pût emporter le corps du nègre. Il passa
tout près de moi; deux mozos le tenaient par les pieds et la tête.
Chose singulière, de noir il était devenu gros-bleu, ce qui est appa-
remment la manière de pâlir du nègre. Cet événement ne troubla
en rien la course. Naday es un moro; ce n'est rien, c'est un noir,
telle fut l'oraison funèbre du pauvre Africain. Mais si les hommes se
montrèrent insensibles à sa mort, il n'en fut pas de même du singe,
qui se tordait les bras, poussait des glapissemens affreux et se dé-
menait de toutes ses forces pour rompre sa chaîne. — Regardait-il
le nègre comme un animal de sa race, comme un frère réussi,
comme le seul ami digne de le comprendre? — Toujours est-il que
jamais je n'ai vu douleur plus vive, plus touchante, que celle de ce
singe pleurant ce nègre, et ce fait est d'autant plus remarquable, qu'il
avait vu des picadores renversés et en péril sans donner le moindre
signe d'inquiétude ou de sympathie. Au même moment, un énorme
hibou s'abattit au milieu de la place : il venait sans doute, en sa qua-
lité d'oiseau de nuit, chercher cette ame noire pour l'emporter au
paradis d'ébène des Africains. Sur les huit taureaux de cette course,
quatre seulement devaient être tués. Les autres, après avoir reçu une
demi-douzaine de coups de lance et trois ou quatre paires de 6an-
derillasy furent ramenés au toril par de grands bœufs ayant des clo-
chettes au col. Le dernier, un novillo^ fut abandonné aux amateurs,
qui envahirent l'arène en tumulte, et le dépêchèrent à coups de cou-
teau, car telle est la passion des Andalous pour l^s courses, qu'il ne
leur suffit pas d'en être spectateurs; il faut encore qu'ils y prennent
part, sans quoi ils se retireraient inassouvis.
Le bateau à vapeur l'Océan était en partance dans la rade retenu
depuis quelques jours par le mauvais temps , ce superbe mauvais
temps dont j'ai déjà parlé. Nous y montâmes avec un sentiment
de satisfaction intime, car, par suite des évènemens de Valence et
S8 REVtTtr DES DEUX MONDES.
des troubles qnî en avaient été la suite , Cadix se trouvait quelque
peu en état de siège. Les journaux ne paraissaient plus que remplis
de pièces de vers ou de feuilletons traduits du français , et sur les
an^es de tous les murs étaient collés de ^eXlis^bandos assez rébar-
batifs y défendant les attroupemens de plus de trois personnes sous
peine de mort. A part ces motifs de désirer un prompt départ , il y
avait long-temps que nous marchions le dos tourné à la France;
t'était la première fois depuis bien des mois que nous faisions un pas
vers la mère-patrie, et, si dégagé que Ton soit de préjugés natio-
naux, il est difficile de se défendre d*un peu de chauvinisme à cette
distance de son pays. En Espagne, la moindre allusion à la France
me rendait furieux, et j'aurais chanté gloire , victoire, latiriers, guer-
riersy comme un comparse du Cirque-Olympique.
Tout le monde était sur le pont , allant, venant, faisant des signes
d'adieu aux canots qui retournaient à terre; moi qui ne laissais sur
le rivage aucun regret, aucun souvenir, je furetais dans les coins et
les recoins du petit univers flottant qui devait me servir de prison
pendant quelques jours. Dans le cours de mes investigations , je ren-
contrai une chambrette remplie d'une grande quantité d'urnes de
faïence d'une forme intime et suspecte. Ces vases peu étrusques me
surprirent par leur nombre, et je me dis : Voilà un chargement des
moins poétiques. 0 Delille, pudique abbé, roi de la périphrase, par
quelle circonlocution aurais-tu dés^é dans ton alexandrin majes-
tueux cette poterie domestique et nocturne? — A peine avions-nous
fait une lieue , que je compris à quoi servait cette vaisselle. De tous
ctftés, l'on criait me mareo, le cœur me manque, des citrons, du
rhum , de l'eau de cologne, des sels I Le pont offrait le spectacle le
plus lamentable; les femmes, si charmantes tout à l'heure, verdis-
saient comme des noyées de huit jours. Elles gisaient sur des matelas»
des malleà , des couvertures dans un oubli complet de toute grâce et
de toute pudeur. Une jeune mère qui allaitait son enfant, saisie du
mal de mer, avait négligé de refermer son corsage et ne s'en aperçut
que lorsque nous eûmes dépassé Tarifa. Un malheureux perroquet,
atteint aussi dans sa cage, et ne comprenant rien aux angoisses qu'il
éprouvait, débitait son répertoire avec une volubilité éplorée la plus
comique du monde. J'eus le bonheur de n'être pas malade. Les deuï
jours passés sur le Voltigeur m'avaient sans doute acclimaté. Mon
compagnon , moins heureux que moi , fit le plongeon dans l'intérieur
du navire , et ne reparut qu'à notre arrivée à Gibraltar. Comment la
science moderne, qui s'occupe avec tant de sollicitude des rhumes de
EL BARCO DE VAPOB. 59
cerveau des lapins et s*amuse à teindre en rouge les os des canards»
n*a-t-elle pas encore cherché sérieusement un reniède à cet horritde
malaise qui fait plus soufirir qu*une agonie réelle?
La mer était encore un peu dure^ bien que le temps fût magni-
fique; Tair avait une telle transparence, que nous apercevions assez
distinctement la côte d'Afrique, le cap Spartel et la baie au fond de
laquelle se trouve Tanger, que nous eûmes le regret de ne pouvoir
visiter. Cette bande de montagnes pareilles à des nuages» dont elles
ne différaient que par rinunobilité, était donc TAfrique, la terre des
Ijrodiges, dont les Romains disaient : Quid novifert Africa? le plus
ancien continent, le berceau de la civilisation arabe, le foyer de
rislam; le monde noir où Fombre absente du ciel se trouve seule-
ment sur les visages; le laboratoire mystérieux où la nature, qui
s* essaie à produire Thomme, transforme d'abord le singe en nègre I
La voir et passer, quel raffinement nouveau du supplice de Tantale I
A la hauteur de Tarifa , bourgade dont les murailles de craie se
dressent sur une colline escarpée derrière une petite île du même
nom, r£urope et l'Afrique se rapprochent et semblent vouloir se
donner un baiser d'alliance. Le détroit est si resserré, que l'on dé*-
couvre à la fois les deux continens. Il est impossible de ne pas croire»
quand on est sur les lieux, que la Méditerranée n'ait été, à une épo-
que qui ne doit pas être très reculée, une mer isolée» un lac intè^.
rieur, comme la mer Caspienne, la mer d'Aral et la mer Morte* Le
^ctacle qui se présentait à nos yeux était d'une magnificence mer-
veilleuse. A gauche l'Europe, à droite l'Afrique» avec leurs côtes
rocheuses, revêtues par Téloignement de nuances lilas*dair, gorge-
de-pigeon, comme celles d'une étoffe de soie & deux trames; en
avant, Tborizon sans bornes et s'élargissant toujours; par-dessus»
on ciel de turquoise; par-dessous, une mer de saphir d'une limpidité
si grande, que l'on voyait la coque de notre bâtiment tout entière,
ainsi que la quille des bateaux qui passaient auprès de nous, et qui
semblaient plutôt voler dans l'air que flotter sur l'eau. Nous nagiona
en pleine lumière, et la seule teinte sombre que l'on eût pu décou-
vrir à vingt lieues à la ronde venait de la longue aigrette de fumée,
épaisse que nous laissions après nous. Le bateau à vapeur est bien
réellement une invention septentrionale; son fayer toujours ardent»
sa chaudière en ébullition, ses cheminées» qui finiront par noircir le
ciel de leur suie, s'harmonisent admirablemeat avec les brouillards.
et les brumes du nord. Vans les splendeurs du midi» il fait tache.
Ia nature était en gaieté; de gsands oiseaux, de. mer d'uae; blancheur
60 REVtB DBS DBUX MONDES.
de neige rasaient Veau du coupant de leurs ailes. Des thons, des
dorades, des poissons de toute sorte, lustrés, vernissés, étincelans,
faisaient des sauts, des cabrioles, et folâtraient avec la vague; des
voiles se succédaient d'instant en instant, blanches, arrondies comme
le sein plein de lait d'une Néréïde qui se serait fait voir au-dessus
de Tonde. Les côtes se teignaient de couleurs fantastiques, leurs
plis, leurs déchirures, leurs escarpemens, accrochaient les rayons du
soleil de manière à produire les effets les plus merveilleux , les plus
inattendus, et nous offraient un panorama sans cesse renouvelé.
Vers les quatre heures, nous étions en vue de Gibraltar, attendant que
la santé (c'est ainsi qu'on appelle les agens du lazaret) voulût bien
venir prendre nos papiers avec des pincettes, et voir si d'aventure
nous n'apportions pas dans nos poches quelque fièvre jaune, quelque
choléra bleu, ou quelque peste noire.
L'aspect de Gibraltar dépayse tout-à-faît l'imagination; l'on ne sait
plus où l'on est ni ce que l'on voit. Figurez-vous un immense rocher
ou plutôt une montagne de quinze cents pieds de haut qui surgit
subitement, brusquement, du milieu de la mer sur une terre si plate
et si basse, qu'à peine l'aperçoit-on. Rien ne la prépare, rien ne la
motive, elle ne se relie à aucune chaîne; c'est un monolithe mon-
strueux lancé du ciel, un morceau de planète écornée tombé là pen-
dant une bataille d'astres, un fragment de monde cassé. Qui l'a posée
à cette place? Dieu seul et l'éternité le savent. Ce qui ajoute encore
à l'effet de ce rocher inexplicable, c'est sa forme; l'on dirait un
sphinx de granit énorme, démesuré, gigantesque, comme pourraient
en tailler des Titans qui seraient sculpteurs, et auprès duquel les
monstres camards de Karnack et de Giseh sont dans la proportion
d'une souris à un éléphant. L'allongement des pattes forme ce qu'on
appelle la pointe d'Europe; la tête, un peu tronquée, est tournée vers
l'Afrique, qu'elle semble regarder avec une attention rêveuse et pro-
fonde. Quelle pensée peut avoir cette montagne à l'attitude sournoi-
sement méditative? Quelle énigme propose-t-elle ou cherche-t-elle
à deviner? Les épaules, les reins et la croupe, s'étendent vers l'Es-
pagne à grands plis nonchalans, en belles lignes onduleuses comme
celles des lions au repos. La ville est au bas, presque imperceptible,
misérable détail perdu dans la masse. Les vaisseaux à trois ponts à
Tancre dans la baie paraissent des jouets d'Allemagne, de petits mo-
dèles de navires en miniature, comme on en vend dans les ports de
mer; les barques, des mouches qui se noient dans du lait; les fortifi-
cations même ne sont pas apparentes. Cependant la montagne est
EL BARCO DE YAPOR. 61
creusée» minée, fouillée dans tous les sens; elle a le ventre plein de
canons, d*obusiers et de mortiers; elle regorge de munitions de
guerre. Cest le luxe et la coquetterie de Fimprenable. Mais tout cela
ne produit à l'œil que quelques lignes imperceptibles qui se confon-
dent avec les rides du rocher, quelques trous par lesquels les pièces
d'artillerie passent furtivement leurs gueules de bronze. Au moyen^^-
âge, Gibraltar eût été hérissée de donjons, de tours, de tourelles, de
remparts crénelés; au Keu de se tenir au bas, la forteresse eût escaladé
la montagne et se fût posée comme un nid d'aigle sur la crête la plus
aiguë. Les batteries actuelles rasent la mer, si resserrée à cet endroit,
et rendent le passage pour ainsi dire impossible. Gibraltar était appelé
par les Arabes Ghiblaltâh, c'est-à-dire le Mont de F Entrée. Jamais
nom ne fut mieux justifié. Son nom antique est Calpé. Abyla, main-
tenant le Mont des Singes, est de l'autre côté en Afrique, tout près
de Ceuta , possession espagnole , le Brest et le Toulon de la Pénin-
sule, où l'on envoie les plus endurcis des galériens. Nous distinguions
parfaitement la forme de ses escarpemens et sa cime encapuchonnée
de nuages, malgré la sérénité de tout le reste du ciel.
Comme Cadix^ Gibraltar, situé à l'entrée d'un golfe dans une pres-
qu'île, ne tient au continent que par une étroite langue de sable que
Ton appelle le terrain neutre, et sur laquelle sont établies des lignes
de douanes. La première possession espagnole de ce côté est San-
Roque. Algeciras, dont les maisons blanches reluisent dans l'azur
universel comme le ventre argenté d'un poisson à fleur d'eau, est pré-
cisément en face de Gibraltar; au milieu de ce bleu splcndide, Alge-
ciras faisait sa petite révolution; l'on entendait vaguement pétiller
des coups de fusil comme des grains de sel que l'on jetterait au feu.
Uayuntamiento se réfugia même sur notre bateau à vapeur, où il se
mit à fumer son cigare le plus tranquillement du monde.
La santé ne nous ayant trouvé aucune infection, nous fûmes
abordés par les canots, et un quart d'heure après nous étions à terre.
L'effet produit par la physionomie de la ville est des plus bizarres.
En faisant un pas, vous faites cinq cents lieues; c'est un peu plus
que le Petit Poucet avec ses fameuses bottes. Tout à l'heure, vous
étiez en Andalousie; vous êtes en Angleterre. Des villes moresques
du royaume de Grenade et de Murcie, vous tombez subitement à
Ramsgate; voilà les maisons de briques avec leurs fossés, leurs portes
bâtardes , leurs fenêtres à guillotine , exactement comme à Twicken-
ham ou à Ricbmond. Allez un peu plus loin , vous trouverez les cot-
tages aux grilles et aux barrières peintes. Les promenades et les
62 REVUE DES BEJJX MONDES.
jardins sont plantés de frênes ^ de bouleaux, d'ormes, et de la verte
végétation du Nord, si différente de ces découpures de tôle vernie
qu'on fait passer, pour du feuillage dans les pays méridionaux. Les
Anglais ont une individualité si prononcée, qu'ils sont les mêmes
partout, et je ne sais vraiment pas pourquoi ils voyagent, car ils
emportent avec eux toutes leurs habitudes, et charrient leur inté-
rieur sur leur dos, comme de vrais colimaçons. En quelque endroit
qu'un Anglais se trouve, il vit exactement comme s'il était à Londres;
il lui faut son thé, ses rumpsteaks, ses tartes de rhubarbe, son porter
et son sherry s'il se porte bien, et son calomel s'il se porte mal. Au
moyen des innombrables boîtes qu'il traîne après lui, l'Anglais se
procure en tous lieux le home et le comfort nécessaires à son exis-
tence. Que d'outils il faut pour vivre à ces honnêtes insulaires, que
de mal ils se donnent pour être à leur aise, et combien je préfère à
ces recherches et à ces complications la sobriété et le dénuement es-
pagnols! Depuis bien long-temps je n'avais vu sur la tête des fenunes
ces horribles galettes, ces odieux cornets de carton recouverts d'un
lambeau d'étoffe, qui se désignent sous le nom de chapeaux, et au
fond desquels le beau sexe ensevelit sa figure dans les pays prétendus
civilisés. Je ne puis exprimer la sensation désagréable que j'éprouvai
à la vue de la première Anglaise que je rencontrai, un chapeau à
voile vert sur la tête, marchant comme un grenadier de la garde au
moyen de grands pieds chaussés de grands brodequins. Ce n'était pas
qu'elle fût laide, au contraire, mais j'étais accoutumé à la pureté de
race, à la finesse de cheval arabe, à la grâce exquise de démarche »
à la mignonnerje et à la gentillesse andalouses , et cette figure rec*
tiligne, au regard étamé, à la physionomie morte, aux gestes angu-
leux, avec sa tenue exacte et méthodique, son parfum de cant et
son absence de tout naturel, me produisit un effet comiquement si-
nistre. Il me sembla que j'étais mis tout à coup en présence du
spectre de la civilisation, mon ennemie mortelle, et que cette appa-
rition voulait dire que mon rêve de liberté vagabonde était fini, et
qu'il fallait rentrer, pour n'en plus sortir, dans la vie du xvl^ siècle.
Devant cette Anglaise, je me sentis tout honteux de n'avoir ni gants
blancs, ni lorgnon, ni souliers vernis, et je jetai un regard confus
sur les broderies extravagantes de mon caban bleu de ciel. Pour la
première fois, depuis six mois, je compris que je n'étais pas conve*
nable, et que je n'avais pas l'air gentleman. Ces longs visages britao-
niques , ces soldats rouges aux allures d'automate , en face de ce ciel
étincelant et de cette mer,, si brillante» ne sont pas dans leur droit;
EL BARCO DE VAFOR. 63
Ton cemprefid <f«e lear présence est due à une surprise, à une usur-
patimi; fis ooeupent, mais îls n'habitent pas leur \ille.
Les juife , pepcMissés ou mal vus par les Espagnols, qui , s'ils n'ont
plus de religion, ont encore de la superstition, abondent à Gibraltar,
devenue hérétique avec les mécréans d'Anglais. Ils promènent par
les rues leurs profils au nez crochu, à la bouche mince, leur crâne
jaune «t luisant coiffé d'un bonnet rabbinique posé en arrière, leurs
lévites râpées de forme étroite et de couleur sombre : les juives,
qui y par un privilège singulier, sont aussi belles que leurs maris sont
hideux, portent des manteaux noirs à capuchon bordés d'écarlate
et d'un caractère pittoresque. Leur rencontre vous fait penser vague-
ment à la Bible , à Rachel sur le bord du puits , aux scènes primi-
tives des époques patriarcales, car, ainsi que toutes les races orien-
tales, dles conservent dans leurs longs yeux noirs et sur leurs teints
dorés le reflet mystérieux d'un monde évanoui. Il y a aussi à Gi-
braltar beaucoup de Marocains, d'Arabes de Tanger et de la côte;
ils y tiennent de petites boutiques de parfums , de ceintures de soie ,
de pantoufles, de chasse-mouches , de coussins de cuir historié, et
autres menues industries barbaresques. Comme nous voulions faire
quelques emplettes de babioles et de curiosités, on nous conduisit
chez un des principaux, qui demeurait dans la ville haute, en nous
faisant passer par des rues en escalier, moins anglaises que celles de
la vHIe basse, et qui laissaient, à de certains détours, la vue s'échapper
surie golfe d'Algeciras, magnifiquement éclairé par les dernières
lueurs du jour. En entrant dans la maison du Marocain , nous fûmes
enveloppés d'un nuage d'arômes orientaux ; le parfum doux et péné-
trant de l'eau de rose- nous monta au cerveau, et nous fit penser aux
mystères du harem et aux merveilles des Mille et une Nuits. Les fils
du marchand, beaux jeunes gens d'une vingtaine d'années, étaient
assis sur des bancs près de la porte et respiraient la fraîcheur du
soir. Ils étaient doués de cette pureté de traits, de cette limpidité du
fegaixt, de cette noblesse nonchalante, de cetair de mélancolie amou-
reuse et pensive, attributs de races pures. Le père avait la raine
étoffée et majestueuse d'un roi-mage. Nous nous trouvions bien
laids et bien mesquins à côté de ce gaillard solennel , et du ton le
phis humble, le chapeau à la main , nous lui demandâmes s'il voulait
bien daigner nous vendre quelques paires de babouches de maroquin
jaune; il fit un signe d'acquiescement, et, comme nous lui faisions
observer que le prix était un peu élevé, il nous répondit d'une façon
grandiose en espagnol : « Je ne surfais jamais, cela est bon pour les
I
I
6i REVUE DES DEUX MONDES*
chrétiens, d Ainsi notre mauvaise foi commerciale nous rend on
objet de mépris pour les nations barbares, qui ne comprennent pas
que le désir de gagner quelques centimes de plus puisse faire par-
jurer un homme.
Nos acquisitions faites, nous redescendîmes dans le Bas-Gibraltar,
et nous allâmes faire un tour sur une belle promenade plantée d*ar-
bres du Nord, entremêlés de fleurs, de factionnaires et de canons, où
Ton voit des calèches et des cavaliers absolument comme à Hyde-
Parck. Il n*y manque que la statue d*Achille-Wellington. Heureuse-
ment les Anglais n'ont pu ni salir la mer ni noircir le ciel; cette pro-
menade est hors la ville, vers la pointe d'Europe et du côté de la
montagne habité par les singes. C'est le seul endroit de notre con-
tinent où ces aimables quadrumanes vivent et se multiplient à l'état
sauvage. Selon que le vent change, ils passent d'un revers à l'autre
du rocher et servent ainsi de baromètre; il est défendu de les tuer,
sous des peines très sévères. Quant à moi, je n'en ai pas vu; mais la
température du lieu est assez brûlante pour que les macaques et les
cercopithèques les plus frileux s'y puissent développer sans poêle et
sans calorifères. — Abyla, s'il faut en croire son nom, doit jouir, sur
ta céte d'Afrique, d'une population semblable.
Le lendemain, nous quittions ce parc d'artillerie et ce foyer de
contrebande , et nous voguions vers Malaga, que nous connaissions
déjà, mais qui nous fit plaisir à revoir, avec son phare svelte et blanc,
son port encombré et son mouvement perpétuel. Vue de la mer, la
cathédrale semble plus grande que la ville, et les ruines des an-
ciennes fortifications arabes produisent sur les pentes des rochers
les effets les plus romantiques. Nous retournâmes à notre auberge
des Trois Rois, et la gentille Dolorès poussa un cri de joie en nous
reconnaissant.
Le jour suivant, nous reprenions la mer, allourdis d'une cargaison
de raisins secs; et, comme nous avions perdu un peu de temps, le
capitaine résolut de brûler Alméria et de pousser tout d'un trait
jusqu'à Carthagène.
Nous suivions la côte d'Espagne d'assez près pour ne la jamais
perdre de vue. Celle d'Afrique, par suite de l'élargissement du bassin
méditerranéen, avait depuis long-temps disparu de l'horizon. Dune
part nous avions donc pour perspective de longues bandes de falaises
bleuâtres, aux cscarpemens bizarres, aux fissures perpendiculaires
tachetées çà et là de points blancs indiquant un petit village, une
tour de vigie, une guérite de douanier, de l'autre la pleine mer.
EL BARCO DE VAPOR. 65
tantôt moirée et gaufirée par le courant ou la bise, tantôt d'un azur
terne et mat ou bien d'une transparence de cristal, tantôt d'un
éclat tremblant comme une basquine de danseuse, tantôt opaque,
huQeuse et grise comme du mercure et de Tétain fondu; une variété
de tons et d'aspects inimaginables, à faire le désespoir des peintres
et des poètes 1 Une procession de voiles rouges, blanches, blondes,
de navires de toute taille et de tout pavillon, égayaient le coup d'œii
et lui ôtaient ce que la vue d'une solitude infinie a toujours de triste.
Une mer sans aucune voile est le spectacle le plus mélancolique et le
plus navrant que Ton puisse contempler. Songer qu'il n'y a pas une
pensée humaine sur un si grand espace, pas un cœur pour com-
prendre ce sublime spectacle! Un point blanc à peine perceptible sur
ce bleu sans fond et sans limite, et l'inunensité est peuplée; il y a un
intérêt, un drame.
Carthagène, qu'on appelle Cartagena de Levante pour la distinguer
de la Carthagène d'Amérique, occupe le fond d'une baie, espèce
d'entonnoir de rochers où les vaisseaux sont parfaitement à l'abri de
tous les vents. Sa découpure n'^ rien de bien pittoresque; les traits
les plus distincts qu'elle ait laissés dans notre mémoire sont deux
moulins à vent dessinés en noir sur un fond de ciel clair. A peine
avions-nous mis le pied dans les canots pour descendre à terre, que
nous fûmes assaillis, non par des portefaix, pour enlever nos bagages
*conmie à Cadix, mais bien par d'affreux drôles qui nous vantaient les
channes d'une foule de Balbinas, de Casildas, d'Hilarias, de Lolas, à
n*y pouvoir rien entendre.
L'aspect de Cartbagèçe diffère entièrement de celui de Malaga.
Autant Malaga est gaie, riante, animée, autant Carthagène est morne,
renfrognée dans sa couronne de roches pelées et stériles, aussi sè-
ches que les collines égyptiennes au flanc desquelles les Pharaons
creusaient leurs syringes. La chaux a disparu, les murs ont repris les
teintes sombres, les fenêtres sont grillées de serrureries compliquées,
et les maisons, plus rébarbatives, ont cet air de prison qui distingue
les manoirs castillans. Cependant, sans vouloir tomber ici dans le tra-
vers de ce voyageur qui écrivait sur son calepin : toutes les femmes
de Calais sont acariâtres, rousses et bossues, parce que l'hôtesse de
son auberge réunissait ces trois défauts, nous devons dire que nous
n'avons aperçu, à ces fenêtres si bien garnies de barreaux, que de
cbarmans visages et des physionomies d'ange; c'est peut-être pour
cela qu'elles sont grillées avec tant de soin. £n attendant le dîner,
nous allâmes visiter l'arsenal maritime, établissement conçu dans les
TOMB I. 5
66 REVUE DES DEUX HOiNDES.
proportions les plus grandioses, et aujourd'hui dans un état d'aban-
don qui foit peine à voir; ces vastes bassins, ces cales, ces chantiers
inactifs, où pourrait se construire une autre Armada, ne servent
plus à rien. Deux ou trois carcasses ébauchées, pareilles à des sque-
lettes de cachalots échoués, achèvent de pourrir obscurément dans
un coin; des milliers de grillons ont pris possession de ces grands
bâtimens déserts, on ne sait où poser le pied pour n'en pas écraser;
ils font tant de bruit avec leurs petites crécelles, que I*on a de la
peine à s'entendre parler. Malgré l'amour que je professe pour les
grillons, amour que j'ai exprimé en prose et en vers, je dois convenir
qu'il y en avait un peu trop.
De Carthagëne , nous allâmes jusqu'à la ville d'Alicante , de la-
quelle, d'après un vers des Orientales de Victor Hugo, je m'étais
composé dans ma tête un dessin infiniment trop dentelé.
Alicante aux olocbers mêle les minarets.
Or, Alicante, du moins aujourd'hui, aurait beaucoup de peine à
opérer ce mélange que je reconnais pour infiniment désirable et
pittoresque, attendu qu'elle n'a d'abord pas de minaret, et qu'en-
suite le seul clocher qu'elle possède n'est qu'une tour fort basse et
peu apparente. Ce qui caractérise Alicante, c'est un énorme rocher
qui s'élève du milieu de la ville, lequel rocher, magnifique de forme,
magnifique de couleur, est coiSë d'une forteresse, et flanqué d'une'
guérite suspendue sur l'abîme de la façon la plus audacieuse. L'hôtel-
de-ville, ou pour plus de couleur locale, le palais de la Constitution,
est un édifice charmant et du meilleur goût. L'Alameda, toute
dallée de pierre, est ombragée par deux ou trois allées d'arbres assez
garnis de feuilles pour des arbres espagnols, dont le pied ne trempe
pas dans un puits. Les maisons s'élèvent et reprennent la tournure
européenne. Je vis deux femmes coiffées de chapeaux jaune-souffire,
symptôme menaçant. Voilà tout ce que je sais d'Alicante, où le ba-
teau ne toucha que le temps nécessaire pour prendre du fret et du
charbon : temps d'arrêt dont nous profitâmes pour déjeuner à terre.
Comme on le pense bien, nous ne négligeâmes pas l'occasion de faire
quelques études consciencieuses sur le vin du cru, que je ne trouvai
pas aussi bon que je me l'imaginais , malgré son authenticité incon-
testable; cela tenait peut-être au goût de poix que lui avait commu-
niqué la bota qui le renfermait. Notre prochaine étape devait nous
conduire à Valence, Valencia del Cid, comme disent les Espagnols.
D'Alicante à Valence, les falaises de la rive continuent à présenter
EL BARCO DE VAPOR. * 67
des formes bizarres, des aspects inattendus; on nous fit remarquer
sur le sommet d*une montagne une entaille carrée , et qui semble
pratiquée par la main de Thomme. Cette entaille s*appel!e le Coup
d'épée de Roland ^ du moins à ce que nous dit le capitaine du- bateau
à vapem*, à qui je laisse la responsabilité de ce renseignement. Le
jour suivant, vers le matin, nous mouillions devant le Grao : c*est
ainsi qu'on nomme lé port et le faubourg de Valence, qui est éloi-
gnée de la mer d'une demi-lieue. La vague était assez forte, et
nous arrivâmes au débarcadère passablement arrosés. Là nous prîmes
une tartane pour nous rendre à la ville. Le mot tartane s'entend
d'ordinaire dans un sens maritime; la tartane de Valence est une
caisse recouverte de toile cirée et posée sur deux roues sans le
moindre ressort. Ce véhicule nous parut, comparé aux galeras, d'une
mollesse efféminée, et jamais voiture de Clochez ne fut trouvée si
douce. Nous étions surpris et comme embarrassés d'être si bien. De
grands arbres bordaient la route que nous suivions, agrément dont
nous avions perdu l'habitude depuis long-temps.
Valence, sous le rapport pittoresque, répond assez peu à l'idée
qu'on s'en fait d'après les romances et les chroniques. C'est une
grande ville, plate, éparpillée, confuse dans son plan, et sans avoir
les avantages que donne aux vieilles villes bâties sur des terrains acci-
dentés le désordre de leur construction. Valence est située dans une
plaine nommée laHuerta, au milieu de jardins et de cultures où de
{lerpétuelles irrigations entretiennent une fraîcheur bien rare en
Espagne. Le climat en est si doux, que les palmiers et les orangers
y Tiennent en pleine terre à côté des productions du Nord. Aussi Va*
lence fait un grand commerce d'oranges; pour les mesurer, on les
fidt passer par un anneau , comme les boulets dont on veut recon-
naître le calibre; celles qui ne passent pas, forment le premier choix.
Le Goadaiaviar, traversé par cinq beaux ponts de pierre, et bordé
d'une superbe promenade, passe à côté de la ville, presque sous les
remparts* Les nombreuses saignées qu'on pratique & sa veine pour
Parrosement rendent, les trois quarts de l'année, ses cinq ponts un
<riijet de luse et d'ornement. La porte du Cid , par laquelle on passe
pour aller h la promenade du Guadalaviar, est flanquée de grosses
iDars crénelées d'un assez bon eflfet.
Les mes- de Valenee sont étroites, bordées de maisons élevées
d'un aspect assez maussade, et sur quelques-unes l'on déchiffre en-
core quelques blasons K^ustes mutilés; l'on devine des fragmens de*
acolptures émoussées» chimères sans ongles, femmes sans nez» che**'
5.
68 REVUE DES DEUX MONDES.
valiers sans bras. Une croisée de la renaissance, perdue, empâtée
dans un affreux mur de maçonnerie récente, fait lever de loin en
loin les yeux de Tartistc et lui arrache un soupir de regret; mais ces
rares vestiges, il faut les chercher dans les angles obscurs, au fond
des arrière-cours, et Valence n'en a pas moins la physionomie toute
moderne. La cathédrale, d'une architecture hybride, malgré un ab-
side à galerie avec pleins-cintres romains, n*a i*ien qui puisse attirer
l'attention du voyageur après les merveilles de Burgos, de Tolède et
de Séville. Quelques retables finement sculptés, un tableau de Sé-
bastien del Piombo, un autre de TEspagnolet dans sa manière tendre,
lorsqu'il tâchait d'imiter le Corrège, voilà tout ce qu'il y a de re-
marquable. Les autres églises, bien que nombreuses et riches, sont
bâties et décorées dans ce goût étrange d'ornementation rocaille
dont nous avons donné déjà plusieurs fois la description. On ne
peut, en voyant toutes ces extravagances, que regretter tant de
talent et d'esprit gaspillé en pure perte. La Lonja de Seda (bourse
de la soie), sur la place du marché, est un délicieux monument go-
thique; la grand'salle, dont la voûte retombe sur des rangées de cor
lonnes aux nervures tordues en spirales d'une légèreté extrême, est
d'une élégance et d'une gaieté d'aspect rares dans l'architecture go-
thique, plus propre en général à exprimer la mélancolie que le bon-
heur. C'est dans la Lonja que se donnent au carnaval les fêtes et
les bals masqués. Pour en finir avec les monumens, disons quelques
mots de l'ancien couvent de la Merced , où l'on a réuni un grand
nombre de peintures, les unes médiocres, les autres mauvaises, k
quelques rares exceptions près. Ce qui me charma le plus à la Mer-
ced, c'est une cour entourée d'un cloître et plantée de palmiers
d'une grandeur et d'une beauté tout orientales, qui filent comme la
flèche dans la limpidité de l'air.
Le véritable attrait de Valence pour le voyageur, c'est sa popula-
tion ou pour mieux dire celle de Iluerta qui l'environne. Les paysans
valenciens ont un costume d'une étrangeté caractéristique qui ne
doit pas avoir varié beaucoup depuis l'invasion des Arabes, et qui ne
diffère que très peu du costume actuel des Mores d'Afrique. Ce
costume consiste en une chemise, un caleçon flottant de grosse toile
serré d'une ceinture de laine rouge, et en un gilet de velours vert
ou bleu garni de boutons faits de piécettes d'argent; les jambes sont
enfermées dans des espèces de knémides ou jambarts de laine blanche
bordées d'un liseré bleu et laissant le genou et le coudepied à décou-
vert. Pour chaussures, ils portent des alpargatas, sandales de cordes
EL BARCO DE YAPOR. 69
tressées, dont la semelle a près d'un pouce d'épaisseur, et qui s'atta-
chent au moyen de rubans comme les cothurnes grecs; ils ont la tête
habituellement rasée à la façon des Orientaux et presque toujours
enveloppée d'un mouchoir de couleur éclatante; sur ce foulard est
posé un petit chapeau bas de forme, à bords retroussés, enjolivé de
velonrs, de houppes de soie, de paillons et de clinquant. Une pièce
d'étoffe bariolée, appelée capa de muestra, ornée de rosettes de ru-
bans jaunes, et qui se jette sur l'épaule, complète cet ajustement
{dein de noblesse et de caractère : dans les coins de sa cape, qu'il
arrange de mille manières, le Valencien serre son argent, son pain,
son melon d'eau, sa navaja; c'est à la fois pour lui un bissac et un
manteau. Il est bien entendu que nous décrivons là le costume
au grand complet , l'habit des jours de fêtes; les jours ordinaires et
de travail, le Valencien ne conserve guère que la chemise et le cale-
çon : alors, avec ses énormes favoris noirs , son visage brûlé du so-
leil, son regard farouche, ses bras et ses jambes couleur de bronze,
il a vraiment l'air d'un Bédouin , surtout s'il défait son mouchoir et
laisse voir son crâne rasé et bleu comme une barbe fraîchement
faite. Malgré les prétentions de l'Espagne à la catholicité, j'aurai
toujours beaucoup de peine à croire que de pareils gaillards ne soient
pas musulmans. C'est probablement à cet air féroce que les Valen-
ciens doivent la réputation de mauvaises gens (mala gente) qu'ils
ont dans les autres provinces d'Espagne : on m'a dit vingt fois que,
dans la Huerta de Valence, lorsqu'on avait envie de se défaire de
quelqu'un , il n'était pas difBcile de trouver un paysan qui , pour cinq
ou six douros, se chargeait de la besogne. Ceci m'a l'air d'une pure
calomnie; j'ai souvent rencontré dans la campagne des drôles à
mines effroyables qui m'ont toujours salué fort poliment. Un soir
même, nous nous étions perdus et nous faillîmes coucher à la belle
étoile , les portes de la ville se trouvant fermées à notre retour, et
cependant il ne nous arriva rien de fâcheux, quoiqu'il fît nuit noire
depuis long-temps, que Valence et les environs fussent en révo-
lution.
Par un contraste singulier, les femmes de ces Kabyles européens
sont pâles, blondes. Monde e grassotSy comme les Vénitiennes; elles
ont un doux sourire triste sur la bouche, un tendre rayon bleu dans
le regard; on ne saurait imaginer un contraste plus parfait. Ces noirs
démons du paradis de la Huerta ont pour femmes des anges blancs,
dont 1^ beaux cheveux sont retenus par un grand peigne à galerie
i
70 REVUE DES DEUX MONDES.
OU traversés par de longues aiguilles ornées à leur extrémité de boules
d'argent ou de verroteries. Autrefois les Valencîennes portaient un
délicieux costume national qui rappelait celui des Albanaises; mal-
heureusement elles Tout abandonné pour cet effroyable costume
anglo-français, pour les robes à manches à gigot et autres abomina-
tions pareilles. Il est à remarquer que les femmes sont les première»
à quitter les vétemens nationaux; il n'y a guère plus en Espagne
que les hommes du peuple qui conservent les anciens costumes. Ce
manque d'intelligence dans ce qui touche à la toilette surprend de
la part d'un sexe essentiellement coquet; mais Tétonnemcnt cesse
lorsque Ton songe que les femmes n'ont que le sentiment de la mode
et non celui de la beauté. Une femme trouvera toujours charmant le
plus misérable chiffon, si le genre suprême est de porter ce chiffon*
Nous étions depuis une dizaine de jours à Valence, attendant le
passage d'un autre bateau à vapeur, car le temps avait dérangé les
départs et brouillé toutes les correspondances. Notre curiosité était
satisfaite, et nous n'aspirions plus qu'à retourner à Paris, à revoir
nos parens, nos amis, les chers boulevarts, les chers ruisseaux; je
crois. Dieu me le pardonne, que je nourrisais le désir secret d'assister
è un vaudeville; bref, la vie civilisée, oubliée pendant six mois, nous
réclamait impérieusement. Nous avions envie de lire le journal du
jour, de dormir dans notre lit, et mille autres fantaisies béotiennes.
Enfin, il passa un paquebot anglais, venant de Gibraltar, qui nous prit
et nous conduisit à Port-Vendre, en passant par Barcelone, où nous
ne restâmes que quelques heures. L'aspect de Barcelone ressemble
è Marseille, et le type espagnol n'y est presque plus sensible : les
édifices sont grands, réguliers, et, sans les inunenses pantalons de
velours bleu et les grands bonnets rouges des Catalans, l'on pourrait
se croire dans une ville de France. Malgré sa Rambla plantée d'ar-
bres , ses belles rues alignées , Barcelone a un air un peu guindé et
un peu raide, comme toutes les villes lacées trop dru dans un justau-
corps de fortifications.
La cathédrale est fort belle, surtout à l'intérieur, qui est sombre,
mystérieux, presque effrayant. Les orgues sont de facture gothique
et se ferment avec de grands panneaux couverts de peintures. Une
tête de Sarrazin grimace affreusement sous le pendentif qui les
supporte. De charmans lustres du xv* siècle, brodés à jour conmie
des reliquaires, tombent des nervures de la voûte. En sortant de.
Téglise» on entre dans un beau cloître de la même époque, plein de
EL BARCO DE YAPOR. 71
rêverie et de silence, dont les arcades demi-ruinées prennent les
tons grisâtres des vieilles architectures du Nord. La rue de la Platetia
(de l'orfèvrerie ) éblouit les yeux par ses devantures et ses verrînes
ëtiDcelantes de bijoux, et surtout d'énormes boucles d*oreilles grosses
comme des grappes, d'une richesse lourde et massive, un peu bar-
bare, mais d'un effet assez majestueux, qui sont achetées principa-
lement par les paysannes aisées.
Le lendemain, à dix heures du matin, nous entrions dans la petite
anse au fond) de laquelle se trouve Port-Vendre. — Nous étions en
France. — Vous le dirai-je? en mettant le pied sur le sol de la patrie,
je me sentis des larmes dans les yeux, — non de joie, mais de re-
gret. — Les tours vermeilles, les sommets d'argent de la sierra Ne-
vada, les laurieis-roses du Généralife, les longs regards de velours
faomflies, ks lèvres d'œillet en fleur, les petits pi^s et les petites
mains, tout cela me revint si vivement à l'esprit, qu'il me sembla
que cette France, où pourtant j'allais retrouver ma mère, était pour
moi une terre d'exil. Le rêve était fini.
Théophile Gautier.
l
i
DE L'ADMINISTRATION
DB
L'AGRICULTURE
EN FRANCE.
Si jamais un art a été Tobjet de panégyriques» d'encourageroens
oratoires, de louanges poétiques, c*est celui de Tagriculture, et
depuis la Bible, qui le déclare une création du Très-Haut, jusqu'à
Sully, qui y voyait les mamelles de Tétat, et jusqu'au xviir siècle,
où , en pleine académie , on applaudissait à Choiseul agricole et à
Voltaire fermier, le concert approbateur ne lui a pas manqué. L'agri-
culture est un peu dans le cas de ces robustes enfans qui nourris-
sent toute leur famille de leur travail; les parens en font volontiers
réloge, tandis qu'ils réservent leur amour et leurs caresses à l'enfant
inGrme dont la frêle existence est un enchaînement de maladies et
de crises. Chez nous, en effet, le robuste enfant est abandonné à la
force de sa constitution ; Tenfant frêle et délicat, qui donne des in-
DE l'agriculture EN FRANCE. 73
quiétudes continuelles, dont la vie est sans cesse compromise» l'in-
dustrie commerciale et manufacturière, est Tobjet de tous les soins;
c'est pour elle que se font les lois, les traités; on stipule de ses inté-
rêts aux dépens de son frère qui la fait vivre et qui n'obtient que des
phrases ofBcielles , encens annuel que Ton croit devoir suflire à sa
grossière simplicité.
Est-ce la bonne volonté qui manque au gouvernement pour pro-
téger efficacement l'agriculture? Nous ne lui faisons pas cette in-
jure. Tous nos hommes d'état connaissent l'importance de cet art,
tous voudraient lui être utiles. Et comment en serait-il autrement?
La plupart de nos législateurs ne sont-ils pas appelés par des élec-
teurs qui cultivent le sol? Eux-mêmes ne quittent-ils pas la char-
rue, ou n'y tiennent-ils pas de près? Quand le général Bugeaud, un
des plus dignes représentans des intérêts agricoles, demanda l'aug-
mentation des fonds d'encouragement, l'opposition qui se manifesta
était-elle hostile à l'agriculture? Eh I mon Dieu non! On craignait le
mauvais usage que l'on pourrait faire du crédit demandé, on crai-
gnait de le voir livré à des mains inexpérimentées qui en feraient la
proie de l'intrigue et de la faveur; mais, si on lui avait donné d'avance
une destination utile dans l'intérêt du sol français, la chambre aurait
été unanime pour le voter. C'est qu'en efiFet ce n'est pas la bonne
volonté pour l'agriculture qui manque; c'est sans le savoir qu'on lui
fait quelquefois beaucoup de mal, on voudrait toujours lui faire du
bien; seulement, disons-le avec franchise, ce bien, on ne sait pas le
faire; on marche en hésitant, parce qu'on craint de ne pas être dans
la bonne route. La première chose dont il se faut préoccuper aujour-
d'hui , c'est de bien établir les vrais besoins de l'agriculture fran-
çaise, c'est de faire naître la conviction sur l'efScacité des remèdes
proposés pour guérir ses maux : cela fait, tout sera facile, parce que
tout le monde veut lui être propice.
Malheureusement, dans la confusion où sont les idées agricoles
en France, ce n'est pas chose facile que d'entraîner cette conviction;
il faut remonter bien haut et bien loin , il faut remuer bien des sys-
tèmes, rappeler bien des faits, combattre bien des préjugés, contra-
rier peut-être bien des intérêts; il faut autre chose encore, il faut
être lu et lu avec attention; réclamer l'attention de ceux qui ont hâte,
de ceux devant qui s'entassent les feuilles et les brochures, et qui ne
peuvent sufBre à la tâche quotidienne de les lire , n'est-ce pas déjà
une des difBcultés de l'entreprise? J'essaie cependant, espérant qu'au
moins quelques esprits sérieux m'entendront, et que leur autorité
7& REYUB DES DEUX MONDES.
déterminera la conviction des autres. Sans entrer aujourd'hui dans
le fond d*un sujet délicat, et qui demanderait une discussion appro-
fondie, je me bornerai à parcourir rapidement l'ensemble des ques-
tions agricoles, afin d'en tirer un programme propre à diriger le gou-
vernement et les chambres dans le choix des mesures à prendre pour
protéger efficacement l'agriculture. Nous prendrons parmi ces ques-
tions celles dont la solution est la plus grave et celles qui préoccu-
pent et divisent le plus l'opinion. Au nombre de ces dernières se
trouve sans contredit le morcellement progressif de la propriété. Je
remarquerai d'abord que la loi ne peut y apporter que trois genres
de restriction , l'institution du droit d'aînesse , la création de substi-
tutions et de majorats, la fixation d'une limite dans la subdivision des
parcelles. La restauration, qui par politique, plus que par des consi-
dérations agricoles, voulait reconstituer et conserver la grande pro-
priété, opta pour le droit d'aînesse. Ce droit était encore vivant dans
les souvenirs de la nation, les pères de famille et les aînés l'accueil-
laient avec faveur; c'était avoir une majorité certaine parmi ceux qui
font la loi, et cependant la mesure qu'on présentait fut repoussée.
Mais ce fut l'impopularité du gouvernement qui fit seule échouer la
proposition. Qui ne sait, en effet, que le droit d'aînesse existe encore
de fait au milieu de nous, quoique avec ce degré d'atténuation
que lui impriment, non la volonté des parens, mais les entraves de
la loi? Il n'est pas de ruse, pas de détour que les pères n'emploient
pour grossir la part disponible au profit de leur aîné, et il n'est pas
d'effort laborieux qu'ils ne tentent pour lui former un pécule qui
puisse le mettre en état de conserver le champ paternel en désinté-
ressant ses frères. Si ce sentiment s'efface au sein de la classe
moyenne, qui vit de ses rentes et dont l'industrie pourrait trop diffi-
cilement se former un semblable capital, si cette classe paraît céder
à la force des circonstances, il n'en est pas de même de nos paysans
propriétaires; chez eux , l'esprit de famille est encore dans toute sa
vigueur. Et cependant quel gouvernement voudrait aujourd'hui pro-
poser à la France le rétablissement du droit d'aînesse? D'abord, selon
moi, il tenterait une chose mauvaise, et ensuite ceux même qui
s'accommodent le mieux de la pratique s'élèveraient contre la- théorie;
le sentiment public, qui ne flétrit point Tinjustice du père de famille,
ne souffrirait pas qu'elle fût rendue légale. On y verrait le projet de
rétablir une aristocratie nouvelle , on y verrait tous les fantômes que
l'esprit de parti sait si bien évoquer; ce serait courir un danger inu-
tile pour obtenir un effet incertain.
DE L'AGRICTLTUBB EN FRANCE. 75
Le faible reste du système des sabstitutions , renouvelé par Tein-
pereur sous la forme de majorats, est venu finir devant la révolution
de juillet. Ce système d'ailleurs est jugé. C'est l'asservissement de la
famille, de la mère, des oncles, des frères, au fils atné; c'est la ruine
de celui qui jouit de la substitution , et qui , ne pouvant être expro-
prié , dépense sans prévoyance; c'est celle de ses créanciers, à qui
tout gage échappe par la mort de leur débiteur; c'est la ruine encore
de la propriété, que l'on épuise à dessein quand la substitution doit
Ranger de ligne. A moins que l'état social n'offre d'abondantes
ressources pour doter les cadets, des places opulentes accordées à
leur nom, des carrières ouvertes pour eux seuls, un riche commerce
qu'ils puissent exploiter, ce système crée une caste de parias dan-
gereux, prêts à se révolter contre la société. C'est seulement par les
ressources que nous venons d'énumérer que se conserve l'aristocratie
anglaise. Quand le commerce manqua à Venise, le nombre des bar-
nabotes (patriciens pauvres] s'accrut au point que la principale occu-
pation de rinquisition d'état était de mettre un frein à leur insolence
envers le peuple.
Si ces deux moyens sont impraticables, il ne resterait que celui de
fixer une limite au-dessous de laquelle la propriété ne fût plus divi-
sible; mais qui oserait la fixer aujourd'hui ? qui saurait la fixer? Avant
de le tenter, consultons au moins les faits.
Je conçois très bien les terreurs de ceux qui craignent, selon
leur expression , que le sol français ne tombe en poussière , résultat
infaillible, à leur avis, de l'absence de toute règle dans le partage et
la vente parcellaire des propriétés. Ils se représentent le cultivateur
remplaçant la grande culture par la bêche , ne pouvant plus produire
que ce qui suffit h sa famille, n'ayant plus rien de disponible h porter
au marché, d'où suit l'exclusion de tout travail industriel , qui ne
peut plus être alimenté par l'agriculture (le bétail de vente dispa-
raissant en même temps que les bêtes de travail). Dès-lors aussi plus
d'engrais, décadence rapide des facultés productives du sol, et ap-
pauvrissement de la nation.
Telle est la chaîne de raisonnemens qu'une logique inflexible nous
présetite chaque fois qu'on entame la question agricole, raisonne •
mens qui remplissent les livres, les journaux, et qui se produisent
même à la tribune nationale. S'il était vrai que rien ne pût arrêter
cette progression décroissante de l'étendue des propriétés, s'il était
vrai que, dans trois générations, l'hectare de terre possédé par le
père fût réduit à un neuvième ou à un douzième pour les petits-fib»
76 REVUE DES DEUX MONDES.
et qu*après trois générations, chaque Français ne pût plus posséder
qa*un deux cent quarante-troisième d^hectare, nous devrions par*
tager toutes ces alarmes et adopter, en dépit des principes de justice
et d'égalité, en dépit de toutes les résistances, un parti décisif qui
fermât le livre d*or de la propriété. Qui ne voit cependant que ce
raisonnement a le même défaut que celui de Malthus , très vrai^
mathématiquement parlant, mais considérablement modifié et atté-
nué dans l'application? Sans doute, la possibilité légale de la divi-
sion à Tinfini existe en France; toutefois, comment use-t-on de cette
possibilité? Le nombre des cotes, et par conséquent celui des pro-
priétaires, augmente chaque année; mais ce que Ton ne remarque
pas, c'est que cette division se fait aux dépens des grandes pro-
priétés, qui se vendent, et non au détriment des petites, qui ne se
morcellent pas autant qu'on le pourrait croire. Si, dans le partage
des successions de nos paysans, quelques entêtés exigent leur par-
celle d'une parcelle, le plus grand nombre comprend très bien le
désavantage d'avoir un grand périmètre pour une petite surface,
car les lisières des champs sont peu productives. On transige donc;
généralement la parcelle demeure à un àeul, et puis le paysan voi-
sin , qui est dans ^l'aisance , l'achète , l'agglomère à son champ et
recompose ce que le partage avait décomposé. Je ne sais pas ce
qui se fait dans les pays où la petite propriété est nouvelle et où
l'expérience manque encore; mais dans le mien, où elle date des
époques les plus anciennes, et où l'expérience est acquise, la grande
propriété se divise, tandis que la petite propriété s'agrandit, et la
terre tend ainsi à prendre des proportions moyennes adaptées aux
circonstances locales et aux véritables intérêts des possesseurs : limite
naturelle qui nous dispense d'en chercher une artificielle dans la loL
Quelle est donc cette limite fixée par la concurrence des proprié-
taires, et qui doit pleinement nous rassurer, car elle finira par s'éta-
blir partout, à moins de supposer le pays tout entier atteint de dé-
mence? £lle est mesurée par le capital disponible pour la culture,
capital qui n'est autre chose que ce que possède la moyenne des
fermiers et des propriétaires français pour l'appliquer annuellement
à la culture du sol. Sans doute, la grande culture bien exploitée,
pourvue de capitaux suilisans, est plus productive que la petite cul-
ture privée des mêmes ressources. C'est dans cette situation relative
qu'elle est envisagée par les Anglais, et ils ont mille fois raison de
lancer l'anathème sur ces petites fermes dont les fermiers sont dé-
pourvus de capitaux; mais aussi la petite culture , avec des moyens
DE l'agriculture EN FRANCE. 77
snflBsanSy l'emporte inoontestablement sur la grande culture» qui en.
manque, et c'est ainsi qu'elles luttent en France, où nous voyons nos
petites propriétés florissantes, productives, se vendant à de hauts prix
et remboursant leurs acheteurs, et les grandes fermes, couvertes de
jachères, exploitées par des cultivateurs malaisés : lutte qui conduit
nécessairement à la vente et à la division des grandes propriétés.
Sur deux terres d'égale nature, la rente est proportionnelle au
capital d'exploitation. Or, ce capital est divisé en grands lots en An-
gleterre, et chaque possesseur d'un de ces lots peut cultiver une
grande terre; il est divisé en petits lots en France : chacun de ceux
qui en sont nantis ne peut cultiver utilement qu'une petite ferme;
s'il en cultive une grande, ce qui n'arrive que trop souvent, il le
fait mal et improductivement. Voilà toute la question selon nous.
Ainsi, voulez-vous arrêter le fractionnement du sol, n'en cherchez
plus les moyens dans ces lois surannées et impopulaires qui violentent
tyranniquement l'exercice du droit de propriété; mais travaillez à
augmenter le capilal agricole, facilitez aux cultivateurs les moyens
de se le procurer. Or, qui ne sait que jusqu'à présent tout a tendu à
concentrer les capitaux disponibles sur d'autres entreprises, et que
les bourses des capitalistes ne se sont ouvertes pour l'agriculteur
qu'à des conditions qui lui en interdisaient l'usage? Il y a sans doute
de justes causes à cette préférence : le devoir du gouvernement est
de les rechercher, de trouver les moyens de rétablir la confiance
entre le capitaliste et l'agriculteur. On a proposé , pour atteindre ce
but, un assez grand nombre de solutions toutes plus ou moins incom-
plètes : je me borne à dire que le ministre qui résoudra complète-
ment ce grand problème aura plus fait pour la consolidation de la
propriété que celui qui ferait adopter, en dépit du sentiment natio-
nal, toutes les lois d'aînesse, de substitution et de limitation. Sous-
traire la charrue à l'usure, égaliser sous le rapport des capitaux la
condition du travail agricole à celle des autres industries, c'est le
plus grand service qu'un ministre de l'agriculture puisse rendre à
son pays.
Un des moyens les plus assurés pour favoriser l'accroissement du
capital agricole se trouve dans l'application des caisses d'épargne
aux campagnes. Cest dans les villes seulement et dans un petit
nombre de villes que le travailleur économe peut déposer ses épar-
gnes; aussi les campagnards n'entrent-ils pour rien dans les sommes:
accumulées à la caisse des dépôts. Us continuent à amasser leurs pe-
tites économies jusqu'à ce qu'elles puissent payer le champ voisin
78 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils ont convoité. Des sommes énormes, attendu le grand nombre
de ces petites bourses, doivent être ainsi soustraites à la circulation,
sans que leurs possesseurs en retirent aucun intérêt. Commencer à
donner è nos cultivateurs le goût de placemens mobiliers, c'est com-
battre le penchant excessif qui les porte à payer outre mesure les
terres qui sont à leur convenance, faute d'un autre emploi de leur
argent; c'est ensuite les disposer à en faire un emploi productif,
parce qu'ayant un dépôt sûr, ils ne craindront plus, en manifestant
leur pécule par des emplois variés, de l'exposer à être volé. Cette
crainte porte les cultivateurs h cacher, à dissimuler leurs fortunes, à
affecter les dehors de la misère; avec l'usage de la caisse d'épargne,
les causes du mal disparaîtraient.
Il faudrait donc qu'une succursale de la caisse fût établie dans
chaque commune, que des employés y fissent une tournée hebdo-
madaire ou mensuelle pour recueillir les dépôts, que les percepteurs,
par exemple, en fussent chargés, et, si l'on pouvait intéresser le
clergé à cette bonne œuvre, le succès serait certain. Je crains pour-
tant que l'on n'obtienne pas ce dernier point. Une partie du clergé
confond les caisses d'épargne dans l'anathème qu'il porte contre le
prêt à intérêt, et j'ai trouvé de la répugnance à protéger ces caisses
chez un de nos plus saints et de nos meilleurs évoques.
Maintenant, la petite propriété est-elle un bien, est-elle un mal?
Du moment que l'on ne peut agir sur elle que par des voies indi-
rectes, qu'elle est une nécessité de position et de circx)nstances, que
d'elle-même elle prend un équilibre subordonné à des conditions
que le temps seul peut modifier, la question devient purement théo-
rique, et il serait oiseux de la traiter ici. Cependant la petite pro-
priété est au moins aussi productive que la grande à égalité de capi-
tal, mais elle produit autrement et autre chose. Son principal capital
consistant dans le travail des bras, elle nourrit des hommes et non
des animaux, elle cultive des vivres et non des fourrages; en fait de
cultures industrielles, elle s'attache aux végétaux d*un riche produit
et qui exigent beaucoup de main-d'œuvre, la garance, le safran, le
lin, le chanvre, la vigne, le mûrier, de préférence à ceux qui peu-
vent se cultiver en grand et à la charrue. Je ne crains pas la petite
propriété sous le rapport économique et agricole; sous le rapport
politique, je crains que, tout en étant une garantie d'ordre, elle n'en
soit pas une pour les institutions libres. Quand la propriété est ni-
velée sous de petites proportions, elle devient incapable de se dé-
fendre. L'atelier de la culture est trop vaste et trop disséminé pour
DB L'AORICULTURB BN FRANCE. 79
que les efforts des ouvriers puissent se combiner, pour que leurs
plaiQtcs soient simultanées et unanimes. Les cultivateurs sont isolés,
et la tyrannie les prend un à un, sans bruit, sans retentissement,
soit qu'elle leur demande leurs enfans, soit qu'elle leur ravisse leur
récolte, soit qu'elle s'en prenne à leur conscience. Les grands pro-
priétaires seuls ont la force, l'intelligence, le pouvoir de s'entendre,
de se grouper et de former un rempart sulTisant pour garantir les
droits de tous. £n l'absence de grandes fortunes territoriales, les
fortunes industrielles, qui continuent à se former, parce que l'in-
dostrie, à rebours de l'agriculture, se concentre sans cesse, impo*-
seront des lois peu favorables aux cultivateurs, qui subiront le joug.
Le danger est là, et non dans une prétendue aristocratie de proprié-
taires que l'école qui usurpe le nom de libérale voudrait faire passer
sous le niveau, comme si une égalité de faiblesse pouvait être iin
appui pour la liberté. Selon nous, il serait utile, même à la petite
propriété, que la grande propriété qui existe encore put se sauver.
Le saura-t-elle? le voudra-t-elle? Nous l'avons dit, qu'elle applique
à chaque hectare du vaste domaine un capital égal à celui qu'emploie
Ja petite propriété sur le même espace : alors la grande propriété
deviendra productive à l'égal delà petite, et il n'y aura plus intérêt
à la briser.
Ce dernier conseil ne sera pas combattu, mais il sera difficilement
suivi. Le désir du progrès ne manque ni chez nos petits ni chez nos
grands propriétaùres, mais il est entravé, chez les uns et chez les au-
tres, d'un côté par le manque de capitaux , de l'autre par une pru-
dence excessive, qualité estimable, utile jusqu'à une certaine limite,
et qui me semble caractériser très fortement notre nation. A travers
les idées plus ou moins fantastiques que Ton se fait de nous, je ne
pense pas que jamais ce trait de caractère ait été assez remarqué, et
cependant c'est un de ceux qui opposent le plus d'obstacles à nos succès
dans le commerce, dans l'industrie, dans l'agriculture. Le Français,
qui expose si facilement, si gaiement, sa vie dans les entreprises les
plus difficiles, n'y compromet sa fortune qu'avec la plus grande cir-
conspection ; il semble qu'il craigne moins la mort que la misère. 11
n*est pas joueur, ou il veut mettre de petits enjeux avec une chance,
même éloignée, de gagner beaucoup, comme à la loterie. Ce sont les
hommes qui n'ont que leur courage et leur intelligence qui tentent
au loin la fortune; nos capitalistes n'engagent leurs capitaux qu'au-
tour d'eux , sous leurs yeux , et laissent échapper toutes les occasions
de fortune que présentent le commerce et les établissemens éloignés.
80 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans les emplois que j*aî remplis, j'ai été à portée d'observer toutes
les classes de notre population , et j'ai le plus souvent vu les hommes
les plus capables de se créer une position par Undustrie offrir leur
temps et leurs peines, mais non leur argent. Les mises de fonds leur
étaient odieuses. J'ai vu les mêmes hommes briguer une chétive place
administrative sans avenir, plutôt que de faire courir la moindre
chance à leur petite fortune. En agriculture, il faut vingt essais heu-
reux accomplis autour de lui pour décider un fermier h tenter l'expé-
rience qu'il a vu réussir. Ce n'est que une à une que les innovations
sont adoptées, et l'on commence toujours par les plus économiques,
par celles dont les rentrées sont les plus immédiates, par celles qui
font subir le moins de transformations au capital, et ou par consé-
quent on peut le suivre plus facilement dans sa marche. C'est ce
trait de caractère qui retient non-seulement notre agriculture, mais
l'ensemble de notre industrie, dans leur médiocrité, et leur refuse
cette force ascensionnelle des nations d'origine anglaise. Cette pru-
dence excessive a d'ailleurrs son beau côté moral , et s'unit toujours
à la modération, à l'amour du foyer domestique. C'est aux causes
qui produisent ce phénomène moral qu'il faut attribuer sans doute le
préjugé qui confond le malheur avec le crime en fait de commerce.
En Angleterre, en Amérique, on se relève facilement d'une faillite,
résultat d'une fausse spéculation ou d'une crise; en France, presque
jamais. Sans examiner ce qui a entraîné la chute d'un négociant, on
lui retire toute confiance; c'est un fripon ou un incapable, il n'y a
pas de milieu ; il ne trouve plus de crédit pour se relever. Chez nos
voisins, surtout chez les Américains, on juge souvent celui qui a
échoué dans une spéculation hardie comme un homme de talent qui
rencontrera plus tard une meilleure chance. De ces deux dispositions
différentes dépend la destinée du commerce des deux pays. Ici on
ne s'expose pas h un malheur irréparable que tous fuient comme
une contagion , \h on ne perd pas les bonnes occasions faute de har-
diesse, parce qu'on sait que, si l'on perd la partie, on pourra plus
tard en jouer une autre.
Avec ces dispositions timides, il faut mettre le succès en évidence
aux yeux de nos agriculteurs, pour qu'ils soient tentés d'imiter les
bonneH prati(|ueH; il faut ensuite répandre la saine instruction agri-
role datiM In cl«»He d(»s propriétaires pour qu'ils puissent juger les
ifinovntlonH et «e mcîttre en garde contre les projets hasardeux sans
u'i»ipoM<»r II Hîjiîter ceux qui sont bons. C'est ce que l'on a essayé de
fnlr« |mr Iiïm Atnneit-modéles et les écoles d'agriculture pratique. On
DE l'agriculture EN FRANCE. 81
a réuni généralement ces deux genres d'institutions : l'école propre-
ment dite, qui a pour but de former des jeunes gens à la pratique
et & la théorie de Tagriculture ; la ferme-modèle , qui doit servir
d'etemple de culture, soit sous le rapport de la perfection , soit sous
celui du choix des végétaux appropriés au climat, au sol, aux dé-
bouchés de la contrée environnante, soit en6n sous celui de Torga-
nisation administrative des exploitations rurales. Ces deux buts sont
incompatibles, et ils sont mal remplis tous les deux, quand Tun des
deux n'est pas sacrifié à l'autre. En effet, pour instruire convena-
blement des jeunes gens venus de tous les points d'un grand pays,
il faut mettre sous leurs yeux des exemples variés des différentes
cultures, il faut faire devant eux des expériences que l'on sait devoir
être malheureuses pour les mettre en garde contre certains dangers,
il faut leur expliquer l'art de faire ces expériences, et par conséquent
les multiplier sous toutes les formes; il faut enfin dépenser dans le
but de l'instruction et non dans celui du produit : voilà l'école d'agri-
culture qui achèvera l'éducation d'hommes déjà faits à la pratique.
Au contraire, la ferme-modèle doit former son plan de culture sur
les convenances et les nécessités économiques de la contrée où elle
est établie, sur son sol, sur son climat, sur le genre de demandes de
ses marchés; elle doit nécessairement cultiver avec profit, si elle
veut être imitée : il faut que le fermier son voisin soit convaincu qu'en
adoptant tel instrument, en cultivant telle plante, en élevant tel genre
d'animaux à l'imitation de la ferme-modèle, il fait une œuvre profi-
table. Il ne me paraît donc pas que l'école et la ferme puissent mar-
cher ensemble sans se nuire réciproquement. Quant à faire de l'école
un moyen financier pour soutenir la ferme, c'est une combinaison
qui ne peut être moralement approuvée, parce qu'elle sacrifie à des
considérations subalternes le haut intérêt de l'instruction agricole,
qu'elle jette un nuage sur les vrais résultats de l'agriculture de la
ferme, et que le public pensera toujours que par elle-même, et sans
le secours du bénéfice de l'école, elle ne pourrait exister. C'est ainsi
que, pour se dispenser d'imiter la ferme, on attribue à l'école tout
ce qu'elle produit de plus parfait et de plus avantageux pour la culture
du pays.
La ferme-TOodèle, étant le choix, le résumé, le perfectionnement
des pratiques propres à un pays déterminé, est un établissement spé-
cial aux localités, qui semble devoir être formé et entretenu par les
départemens. Le gouvernement peut sans doute accorder ses secours
pour aider à la fondation d'une ferme; mais si, un capital suffisant
TOME I. 6
82 RETUB DBS DEUX MONDES.
constîtaë, rétablissement ne donne pas de bénéfices , ce n'est pas
l'aUocation qu'il faut augmenter, c'est le directeur qu'il faut changer;
Q va contre le but de l'institution. Je sais que jusqu'à présent on a
TQ peu de fermes-modèles se suffire à elles-mêmes, mais c'est que
partout on les charge de frais étrangers h la culture, on en fait un
établissement mixte d'instruction et d'agriculture, on modifie les pra-
tiques les plus lucratives pour les faire tourner un peu à l'avantage
de la science; ce système bâtard porte ses fruits, qui se révèlent par
les dépenses de l'établissement. Qu'il me soit permis de citer avec
éloge la ferme-modèle de Louhans, dirigée par H. l'abbé Marmorat,
comme la première que j'ai vu se solder à bénéfice dès ses premières
années. Quant aux écoles d'agriculture pratique, en admettant que
l'on soit d'accord sur le but, la tendance, le genre d'élèves que
l'on doit y admettre et les résultats que l'on en peut attendre, ques-
tions qui nous semblent encore mal résolues, nous croyons que le
gouvernement doit les secourir par des subventions efficaces, car il
s'agit ici des progrès de la science, utiles à toute la société; nous
croyons qu'il doit demander seulement aux élèves la pension qui re-
présente leur entretien, mais que tout ce qui concerne l'instruction,
une instruction aussi nouvelle, aussi peu populaire, tout ce qui re-
gard(ï les expériences k faire doit être à sa charge; et si le directeur
est un homme habile et savant qui sache choisir et varier les sujets
de ces expériences, il en sortira des résultats qui, par leur impor-
tance pour notre agriculture, dédommageront des sacrifices qu'ils
auront coiUés. Pour s'en convaincre, que l'on songe à ceux qui ont
été produits dans l'arlMiriculture par Duhamel, et dans l'économie
agricole |Mir Arthur Young, résultats qui ont été conçus et obtenus
par deux imrtlcullers sans aucun concours du gouvernement. Si
M. Vilmorin pouvait dérober quelques instans à ses travaux pour en
écrln> riilstolre, Il nous donnerait l'occasion d'ajouter un troisième
nom aux deux que nous venons d'inscrire ici.
Mais les Institutions dont nous venons de parler ne sont pas encore
réilucallou Agri^'olt). large, étendue, telle que la réclame un pays es-
Nenllellenient voué i^ Tagrlt uUua\* il s'agit d'enseigner le métier, l'art
et la Silence. Il llnut apprendrt^ le métier aux ouvriers, aux valets de
l'ennoi la pru(h|ue y suffit quand elle est bien dirigée, dans une ferme
bien uilnilnUliée, Coque je sais de l'école pratique du Grand^ouan,
de l'hablh^té île M. HIeffel. son dlituteur, et ce que j'ai pu observer
•«ui 4|uelqueN si^ets i|ui en sont sortis, me |H)rle à croire que le but
no peut iMie altelnt ailleurs d'une manière plus parfaite. Les ouvriers
DE L'AGBICULTCRB BN FRAifCB. 83
et les mattres-valets qui en sortent savent obéir et conmnnder; ils
sont sobres, endurcis à la fati^e, et exécutent les travaux avec per-
fection. Voilà pour le métier. A Roville, sous la direction du savant
et habile H. Mathieu de Dombasies, avec le secours de son expé-
rience, avec ses vastes connaissances en agriculture, en industrie,
en économie politique, les élèves apprenaient l'art autant qu'il peut
être appris dans une seule localité. Ceux qui y sont devenus experts
ont perfectionné leur talent par de nombreux voyages et de longs
séjours dans des pays divers; c'est ce que conseillait Arthur Young,
qui voulait que le jeune fermier préludât à ses exploitations par
plusieurs années d'apprentissage dans des fermes placées dans des
positions variées. Aux portes de Paris, Grignon, qui serait une ma-
gnifique ferme-modèle par la perfection de sa culture, si le public
pouvait croire à des résultats économiques rendus obscurs par Tasso-
eiation d'élémens divers de prospérité, Grignon forme aussi des élèves
qui ont besoin de faire plusieurs voyages avant que leur éducation
agricole soit terminée. Dans ces deux établissemens, la majorité des
élèves n'est malheureusement pas composée de fils de fermiers ou
de propriétaires exploitant par eux-mêmes, mais de jeunes gens qui
manquent de capitaux et cherchent de l'emploi; ce n'est point avec
an brevet que ces écoles ou le gouvernement peuvent leur assurer
ce qu'ils demandent. Il faut un capital pour devenir fermier, et pour
placer comme régisseurs tous les élèves qui sortent annuellement de
ces écoles, il faudrait avoir en France un plus grand nombre de riches
fortunes territoriales dont les possesseurs fissent exploiter par eux-
mêmes; le nombre de ces fortunes territoriales est très restreint.
Enfin , l'enseignement de la science exige des cours faits par des sa-
vans distingués ayant une suffisante pratique de l'agriculture, et
pour élevés tous ceux qui sont appelés par leur position à exercer
quelque influence sur l'avenir agricole de notre pays. Quand nos fils,
après avoir terminé leur éducation scientifique, reviennent dans
leurs foyers, ils possèdent sans doute tous les instrumens d'une étude
sérieuse de la science agricole : ils ont appris la physique* la chimie,
l'histoire naturelle , l'économie politique; mais rien n'a porté leurs
pensées vers l'application de ces connaissances à l'art qui est la base
de leur fortune. Combien ne leur serait-il pas utile d'avoir vu d'habiles
professeurs employer les sciences physiques à résoudre les problèmes
variés que présentent la végétation et la culture! Quelle excellente
préparation pour jeter de l'intérêt sur les procédés agricoles, pour les
relever à leurs yeux, pour leur apprendre à s'en préoccuper et à les
6.
110 u» faire I^essai de ces chaires d'application dans
^'^ "?( ' oa !ie peut en donner aux industries diverses,
ec tnltqaêes chacune par un trop petit nombre
»ir lie peut les refuser à Tart agricole, qui intéresse le
•«9> to«fth t*iiiier. ^ )r» i|tt*avons-aous fait encore? Croit-on que les cours
im 1 tHi&«rv«iotre <ie$ arts et métiers atteignent le but que nous indi-
im^mi Saiic^ doute, les professeurs ne peuvent être mieux choisis ni
>Al> luitHle»; iiMiis, relégués loin du quartier des études, ils n'attirent
•^ ie A;enre d'élè%es que je voudrais voir à leur cours, ces nombreux
'iuùHiiM^ ou iiruit oi eu médecine, dont si peu seront avocats et mé-
■le\;iufr itciupes, imtis qui tous retourneront au sein de leurs pro-
itta'tes ruiiiles» qu ils n'apprennent pas à cultiver avec le Code civil
• lu le Mauuet d'anatomie. Nous nous plaignons que notre jeunesse
d#iw(e de toutes parts les champs pour les professions libérales :
N4KiKMii^ lui apprendre tout ce qu'il y a de noble, de relevé, de cu-
rieux, d'attachant dans la carrière qu'elle dédaigne; rappelous-lul
qu'à cOté du labeur manuel il y a aussi le travail intellectuel; ratta-
iÎH)iis*la à la terre par les mobiles qui agissent le plus sur les jeunes
onpiits.
Si , après avoir parcouru les questions qui touchent au capital et
^u\ lioinuu^s qui pratiquent l'agriculture, nous abordons la question
du .Hi»l, la carrière devient plus vaste encore. En effet, il s'agit ici des
iiH>yeiis de prévenir répuisemont de la terre et de le réparer, c'est-
Il diii) de favoriser les produits qui retirent de l'atmosphère plus
i|u'ilH no pnniiient au sol et (|ui lui rendent des débris riches en prin-
ri|N*N ferlilinans. en un mot les cultures destinées à la production et
ti l'entretien deM animaux. C'est dans un travail spécial seulement
que l'on |Hiurrait traiter ces vastes questions auxquelles se ratta-
rheiit celles doH douanes et des protections, celles de la multipii-
r^itioii et du |N*rfectionnement des races; mais je ne puis omettre
d'indiquer Ici la plun ((rave, la plus importante des améliorations que
notre mA p<Mit recevoir, l/e.nt. le sud et le centre de la France
«ont MMiN rinlluenro d'un climat excessif où la mauvaise réparti-
tion d(^» pluiC4 oppo.ne de ^randM obstacles à une bonne agriculture.
Km effet. r<iniMiohl faire den élèves de bestiaux, si les années de
(h^^tlo de foMiiiiHe «ntcièdenl Inoplnéuient et fréquemment à celles
d'alHHMlaiire'MioMiMieiit avoir des fermiers, si l'inconstance des ré-
roMe« ne perniel pai <le compter sur un produit à peu près cer-
tain. Nil hiot iivoti en avance plunieurs années de fermage pour
|iiiief h ren lh>qMeii« aiclden.«, si, en un mot, au lieu de produits
DE l'agriculture EN FRANCE. 86
annuels oscillant légèrement en plus et en moins autour d*uné
moyenne, celle-ci ne se compose que d'écarts considérables qui dé-
passent toute prévoyance? Ainsi, dans ces climats, les bestiaux, peu
nombreux, abandonnent les plaines au milieu du printemps pour
aller chercher aux montagnes une pâture assurée, heureux quand à
leur retour la sécheresse ne les prive pas de leur provision d'hiver;
la disette des bestiaux cause celle des engrais, et renferme le culti*
vateur dans un cercle étroit de cultures céréales et arbustives. C'est
du blé, des vignobles, des mûriers, qu'il doit attendre ses produit»,
d*autant moins abondans qu'il ne peut pas réparer convenablement
les élémcns de fécondité naturelle du sol. Enfin le métayage règne
invinciblement dans ces contrées, parce qu'il faut que le maître y
partage les chances du colon. Au milieu de ces plaines altérées bril-
lent comme des oasis un petit nombre de terrains arrosés, qui alors
dépassent autant par la richesse de leur végétation celle des pays les
plus favorisés, que les terres sèches qui les environnent leur sont
inférieures. N'est-il donc pas en notre pouvoir de multiplier les es*
paces pourvus par l'intelligence humaine de cette humidité que le
ciel leur déniait? Ces deux élémcns, l'eau et la chaleur, qui réunis
produisent la végétation, et séparés la détruisent, n'est-il pas pos»
sible de les rapprocher dans les proportions les plus convenables aux
végétaux? Sans doute Fhomme ne peut suppléer à la chaleur que
dans certaines limites, aussi bornées que l'enceinte de ses serres; s'il
ne peut transporter sous le pôle la température de la zone tempérée,
presque partout cependant il peut disposer de l'eau. Plus on avance
vers le midi, plus le besoin s'en fait sentir; mais aussi, en associant
une quantité d'eau suffisante à une quantité de chaleur considérable,
le produit s'élève avec les deux facteurs; la valeur des terres s'accroît
en raison du besoin plus grand de l'irrigation , qui alors en double*
triple, centuple quelquefois le prix. Or, ce miracle de la multiplica-*
tion des produits ne peut être opéré que rarement et difQcilement
par rindividu privé des secours d'une bonne législation et de ceux
du gouvernement. Avec cet appui, au contraire, le revenu agricole
peut s*accroitre dans des proportions considérables , car, ne nous y
trompons pas, nos pays à pluies d'été eux-mêmes sont trop près
des limites de la région où elles manquent pour qu'ils n aient pas
aussi à souffrir des oscillations du climat, pour qu'ils ne subissent pas
aussi des périodes de sécheresse estivale, et alors la détresse y est
d'autant plus grande que le nombre des bestiaux y est plus considé-
rable, et que la disette du fourrage les frappe tous à la fois; il faul
86 RVrVE DBS DBUX MOIfOES.
les vendre à perte pour les remplacer chèrement plus tard, causes
qui influent gravement sur les approvisionnemens en viande de nos
marchés.
Quel bienfait pour Tagriculture du nord comme pour celle du
midi si des fléaux naturels qui privent trop souvent le cultivateur
du fruit de ses labeurs , on pouvait en éliminer un, le plus redoutable
peut-être, si Ton pouvait lui promettre une fraîcheur moyenne de
son sol, indépendante des saisonsl Quel est Tagriculteur qui ne bé-
nirait la main qui le dispenserait de s'inquiéter désormais de la
marche des vents et de Tabsence des nuages, quand ses plantes alté-
rées réclameraient le secours de Thumidité? Cest donc la France en-
tière qui doit devenir le champ des recherches et des travaux du gou-
vernement, appelé, par notre organisation sociale et politique, à se
mettre à la tôte de cette belle opération. Qu'il ne craigne pas de
prendre ses modèles chez ces gouvernemens que nous croyons avoir
beaucoup dépassés, mais qui ont encore des leçons à nous donner;
ces gouvernemens qui ont fait pulluler les hommes et les richesses
sous les climats les plus ardens, ces gouvernemens de l'Inde, de
rÉgypte, de la Perse, de l'Espagne maure, dont on admire encore
les aqueducs, les canaux, les moyens d'irrigation, trop souvent, il
est vrai, dans les débris qui en restent; pays dont la prospérité au-
rait résisté à la conquête, comme la Chine, si avec l'indépendance
n'avaient disparu aussi ces travaux qui leur apportaient la vie. Enfin,
que notre gouvernement s'empare des moyens qui font la richesse
de cette vallée du Pô, où, sans fabriques, sans commerce, sans in-
dustrie, cette richesse renaît sans cesse de ses cendres, dans ce pays,
théâtre et victime éternelle des guerres de ses voisins. Voilà une
grande œuvre à mettre à côté de nos chemins de fer; elle reproduira
les capitaux qu'ils nous auront coûtés, elle tempérera ce que l'autre a
de trop hardi. Le jeune gouvernement de juillet montrera par là que
son ardeur peut s'associer à une sage maturité, et que, s'il a beau-
coup fait jusqu'ici pour l'industrie, il veut aussi payer sa dette
à l'agriculture.
Afin d'accomplir les prodiges que nous appelons de tous nos vœux,
il faut le double concours de l'intérêt privé et de celui de l'état; mais
pour que les individus se mettent à l'œuvre , il nous manque une
législation qui aplanisse les obstacles qui s'élèvent toujours sous
leurs pas; il faut l'emprunter aux peuples qui ont eu les mêmes be-
soins que nous. Cette législation des peuples méridionaux nous
manque encore; on voit trop que nos lois sont faites au quarante-
DE l'agriculture EN FRANCE. 87
hmiième degré de latitude, et que nos pays agricoles les plus riches
sont encore au uord de la capitale. Sans cela, nous aurions mis de-
puis long-temps les travaux destinés à conduire Teau par l'irrigation
au nombre des travaux d^utilité publique, fussent-ils Tœuvre d'un
^mple particulier. La législation du Milanais accorde à tout individu
le droit de conduire Teau qui lui appartient partout où il le juge con-
venable, même à travers la propriété d'autrui, pourvu qu'il paie au
propriétaire une indemnité proportionnée au terrain emprunté pour
le canal; les jardins et les maisons de campagne sont seuls exceptés
de cette mesure. Ces lois sont réunies dans le recueil publié sous
Charles Y, et intitulé : Constitutiones Domini mediolanensis, etc. La
république de Venise admettait le même droit. Les statuts particu-
liers qui régissaient la principauté d'Orange étaient bien plus larges
encore que cette législation : tout canal de dérivation pouvait, sans
indemnité, traverser les propriétés voisines pour servir à Tirrigation.
On devait par le plus court chemin le passage à l'eau, comme le code
civil admet que l'on doit le passage pour le service des propriétés
enclavées. Ces deux lois dérivent du même principe. Chacun doit
pouvoir parvenir à son champ pour le cultiver, pour l'amender, pour
le récolter; il doit y parvenir par le plus court chemin et le moins
dommageable, et, si je puis traverser la terre de mon voisin pour
charrier de la marne , par exemple , pourquoi n'en serait-il pas de
même de l'eau, qui est aussi un amendement et le principal de tous?
J'entends bien l'objection , c'est que ce droit n'existe que pour les
terres enclavées. Mais pourquoi cela? Parce que celles où l'on aboutit
par un chemin n'en ont pas besoin. Ce qui est vrai pour tout ce qui
peut se transporter par les moyens ordinaires ne l'est plus quand il
s'agit de l'eau, qui n'a qu'une seule direction à suivre, celle de son
niveau. Dans ce cas, le champ est toujours isolé, excepté dans la
direction de ce niveau; il est dans la position de champ enclavé, si on
loi ferme cette direction. D'ailleurs, outre cette raison d'équité qui
veut que, sans porter préjudice à son voisin ou en l'indemnisant de
ce préjudice, chacun puisse jouir de ce qui lui appartient, l'intérêt
public commande de protéger des entreprises qui tendent à l'amé-
lioration du sol; il veut que l'on puisse vaincre le caprice du pro-
priétaire qui, en empêchant une dérivation d'eau, stérilise toutes
les propriétés inférieures. Aurait-on quelque scrupule de faire
intervenir la loi, s'il s'agissait d'une mine placée sous le terrain de
ce propriétaire? En pareil cas, elle autorise l'exploitant à s'y établir,
à percer le sol, à le creuser sous la surface, moyennant indemnité.
88 REVUE DES DEUX MONDES.
pour que la richesse souterraine profite à la société; et cette autre
richesse qui coule à flots sur la surface , que nous voulons solidifier
et convertir en or par la culture, cette richesse que nous avons trop
méconnue, nous ne pourrions la saisir, parce que l'industrie que
nous exerçons s'appelle agriculture et non métallurgie! Mon frère a
proposé un projet de loi fondé sur ce principe dans la conférence
agricole de la chambre des députés; ce projet a été bien accueilli.
Les amis de la prospérité du pays regretteront comme moi que, dé-
goûté de la stérilité de nos débats politiques, il se soit retiré de la
députation ; mais ses anciens collègues restés à la chambre ne répu-
dieront pas cet héritage.
Nous venons de dire ce que la législation devait faire pour fournir
aux individus et aux associations les facilités qui seules peuvent
étendre et généraliser l'irrigation; mais le gouvernement peut faire
plus encore. Quand on pense que chaque dizaine de milliers de
mètres cubes d'eau qui s'écoule h la mer pendant l'été peut, dans nos
climats les plus chauds, soustraire un hectare de terre à toutes les
vicissitudes du climat, et, dans ceux qui sont plus tempérés, une
plus grande étendue encore; quand on songe que, dans le midi , on
n'hésite pas à payer annuellement 40 et 50 francs par hectare pour
obtenir le bénéfice de l'eau, on s'étonnera que l'on n'ait pas cherché
depuis long- temps à généraliser ce moyen d'amélioration. Pour
avoir une idée de ce qu'il y aurait à faire, prenons pour exemple le
département des Bouches-du-Rhône. C'est un de ceux où les canaux
d'irrigation ont été adoptés avec le plus de faveur, et cependant ce
département, qui n'arrose que 44,500 hectares sur 260,000, est loin
d'arroser encore tout ce qui peut l'être; le nouveau canal des Al-
pines, celui de Marseille, vont accroître sa surface arrosable; toute
l'île de Camargue soupire après le moment où elle sera abondam-
ment pourvue d'eau. Je n'hésite pas h croire que, si l'on utilisait
partout les eaux courantes , on parviendrait facilement à l'état où
se trouve actuellement ce département. On peut donc le regarder
comme représentant l'état moyen qu'on atteindra partout aisément.
On pourrait donc opérer cette métamorphose sur 4,450,000 hectares
qui paieraient pour droit d'arrosage une somme de 200 millions,
en laissant un large bénéfice aux propriétaires. Ce serait plus de
300 millions de produit ajoutés à la richesse de la France (1). Quel
(1) Nos rivières de France portent chaque année à la mer un tribut de près de
1,iOO milliards de mètres cubes d'eau, sur lesquels les mois d'été ne débitent pas
DE l'agriculture EN FRANCE. 89
est le commerce extérieur le plus favorisé, le plus soigneusement
protégé, qui donne de pareils résultats? Ce but peut être atteint par
un gouvernement intelligent qui comprendrait bien les vrais inté-
rêts du pays, et je fais Thonneur au nôtre de le croire capable de
vouloir tenter cette grande œuvre. Pour l'accomplir, Tagriculture
ne demandera pas le milliard des chemins de fer, elle n'attend qu'une
direction et des encouragemens.
Une direction : c'est au gouvernement à s'en emparer en faisant
étudier toutes nos rivières sous le rapport de l'irrigation. Qu'une
division d'ingénieurs soient chargés «ans délai de cette vaste recon-
naissance; ils savent si bien trouver le moindre Glet d'eau pour l'ali-
mentation des canaux de navigation, ils trouveront sans peine, à
partir de la source d*une rivière, les diffërens étages de niveau où il
faut arrêter l'eau pour en faire profiter les vallées et les plaines qui
Favoisinent. Quand il se présentera des torrens dont les eaux tarissent
dans la saison chaude, ils examineront s'il n'est pas possible de les
barrer et de faire une réserve de l'excédant de leurs eaux d'hiver
et de printemps pour s'en servir dans les temps de sécheresse, ou si
au moins on ne peut utiliser ces torrens, même pendant l'hiver, pouf
les forcer à déposer sur les terres inférieures les limons qu'ils entraî-
nent; industrie qui enrichit en ce moment le territoire de plusieurs
communes de Vaucluse, bordées parla rivière d'Ouvèze.
Les plans et les devis de cette vaste opération ayant été réunis y
communiqués aux conununes et aux départemens, et approuvés, le
gouvernement pourra proposer une loi qui l'autorise à former des
associations et à concéder des entreprises pour l'exécution, au moyen
d'un secours quand cela sera nécessaire. J'espère que ce mot de
secours n'effraiera personne. Si nous sommes* les derniers venus,
si nous avons eu la discrétion de laisser nos cadets prendre les pre-
miers leur part de la fortune commune, on ne peut vouloir que nous
soyons déshérités. Quand on subventionne les chemins de fer, les
canaux de navigation, les ports, la pêche maritime, les fabriques de
draperie, l'agriculture des colonies, il semble que l'agriculture de
la métropole a aussi quelques droits à obtenir de justes encoura-
gemens. Et quelle est celle de ces industries qui puisse rembourser
plus d*un cinquième de cette quantité ( un septième seulement pour la vallée du
Rbôoe) ou 2S0 milliards, pouvant arroser 28 lAillions d^hcctares. On ne peut pas
prétendre à absorber complèicmcnt cette quantité d'eau, mais on voit qu'en Putili-
sant convenablement, la bonillcation pourrait s'étendre beaucoup plus que nous
ne le supposons ici.
90 REVUE DES DEUX MONDES.
avec asure le prêt que lui fera l'état, comme peut le faire ragricul-
ture française? D'ailleurs, il faut bien lo dire, la réussite du plan
est à cette condition , et Texposé succinct des difficultés que pré-
sente l'opération ne laissera aucun doute à cet égard.
Le lendemain du jour où un chemin de fer, un pont, sont termi-
nés, la recette commence immédiatement, et Texpérience a prouvé
que les premières années n*étaient pas celles qui produisaient le
moins. Il n*en est pas de même d'un canal d*irrigation; pour que les
cultivateurs puissent profiter des eaux, il faut qu'ils changent leur
mode de culture, et ce changement est une grande affaire. Il faut des
capitaux pour l'opérer, il faut niveler le terrain , le fumer; il faut
modifier toute l'économie de l'exploitation , acheter des bestiaux, si
l'on transforme le terrain en prairie; il faut enfin quelquefois sacri-
fier des capitaux qui avaient une autre destination , comme quand
il s'agit d'arroser une surface consacrée auparavant aux vignes;
alors les nombreux bâtimens destinés à cette culture, celliers»
caves, etc., les foudres, tonneaux et autres ustensiles, deviennent
inutiles, et il faut les remplacer par des greniers à foin et des éta-
blés. On a toujours vu que ce n'est que plusieurs années après l'ou-
verture d'un canal, qu'il distribue une quantité d'eau suffisante pour
payer l'intérêt de ses frais de construction. Aucun capitaliste sensé
n'entreprendra donc une telle opération s'il n'est suffisamment aidé»
et les associations de propriétaires ne pourront elles-mêmes la tenter
qu'avec l'appât d'une subvention. C'est donc le chiffre de cette sub-
vention qui doit devenir la base de l'adjudication du canal. Une fois
largement entrés dans cette voie, les départemens, les communes «
les particuliers, viendront en aide à l'opération; mais c'est au gou-
vernement de soutenir l'enfant par les Usières jusqu'à ce qu'il marche.
Autant l'eau dispensée avec juste mesure sur les terres sèches est
an bienfait, autant la surabondance est un fléau qu'il faut conjurer.
Les eaux stagnantes couvrant des bassins peu profonds dont les
bords se dessèchent en été deviennent des foyers de maladies et
des causes de dépopulation. Combien ne reste-il pas à faire pour
rendre à la santé des contrées entières que la fièvre désole I Sera-t-il
jamais possible d'assainir complètement nos côtes maritimes? Les
épidémies de la Zélande , malgré le génie déployé par les Hollandais
dans les desséchemens , semblent faire craindre que le problème ne
soit de long-temps complètement résolu; mais il est une foule de
positions sur lesquelles on peut agir avec succès, et il faut les recher-
cher. Le grand-duc de Toscane nous en donne l'exemple par ses tra-
DE l'agriculture EN FRANCE. 91
vaux dans les maremmes; la France ne peut hésiter à le suivre dans
cette voie. Quant aux étangs artificiels de Tintérieur, ils doivent être
abolis. Aucune considération d*intérêt privé ne peut prévaloir quand
il s*agit de la santé de populations entières. Ce n'est pas user, c*est
abuser du droit de propriété que de faire produire la peste à son
cbamp. Que sera-ce quand on saura que Tintérét bien entendu du
propriétaire est précisément le dessèchement? L'exemple de plu-
sieurs propriétaires éclairés Ta prouvé dans le département de TAin,
et M. Nivière est à Toeuvre pour confirmer et populariser cette expé-*
rience parmi les élèves qui Teutourent à la Saussaye. Les riches ré-
coltes obtenues sur ces étangs desséchés contrastent trop fortement
avec les produits que Fincurie et la routine attendent de l'exploita-
tîon actuelle pour ne pas devenir le signal d*un heureux changement
dans ces contrées. Espérons que Ton comprendra partout Topportu-
nité d'un pareil changement, et qu'on préviendra ainsi l'adoption de
mesures législatives sévères, quelquefois promulguées par nos devan-
ciers, mais toujours éludées ou tombées en désuétude. Une étude
attentive de la matière montrera peut-être que le principal obstacle
au dessèchement est dans la lutte qui peut s'engager d'abord entre
les intérêts souvent difTérens des propriétaires de l'eau et du terrain,
puis dans le désaccord qui peut exister entre les propriétaires des di-^
vers étangs placés en échelons Tun sur l'autre et ayant l'un à l'égard
de l'autre la servitude de fournir et de recevoir leurs eaux. Une dis-
position législative qui ferait cesser cette indivision par une licitft-
tion serait probablement la première mesure à prendre.
Les eaux stagnantes ne sont pas les seules qui nuisent à l'indus*
trie agricole. Ces rivières , ces torrens que nous voulons utiliser, loi
causent quelquefois de grands dommages, quand, dans des crues^
ils sortent de leur lit, renversent leurs digues et se répandent sur la
campagne. Si les fleuves qui ont des crues régulières conune le Nil^
le Gange,. répandent tant de bienfaits, c'est parce que les récolte»
précèdent l'époque des inondations , qui est suivie des semailles, et
qu'ainsi la fertilité de leurs limons, l'humidité qu'ils entretiennent
dans le sol profitent à la culture sans pouvoir lui nuire. U ea est ao^
trement quand les crues sont irrégulières et imprévues. Le premier
. seotimenides populations est alors de s*en garantir au oKiyen de di»-
gues ioMibmersiUes, sans tenir compte des députa fertilisana que lea
eaux abandonnent. Mais quand ces dignes sont renversées sur un
seul ppintrla nutsse d*eau, contenue j^isque^k à un niveau supérieur
aox^terrefr, s'élance, ravage toot devant ene,.cffeuse le -sel, détruit
92 REVUE DES DEUX MONDES.
les habitations y renverse les arbres, et par sa force d*impulsion en-
traîne le gravier de son lit, qu*clle dépose sur son passage en échange
du terreau qu'elle dissout et enlève. I^ contrée est stérilisée et rui-
née. Ces malheurs, trois fois répétés sur les rives du Rhône, indi-
quent assez que la puissance publique a un autre rôle à remplir que
celui de réparer le mal quand il est arrivé : elle doit chercher à le
prévenir, car ce n'est pas seulement la fortune privée qui souffre de
ces catastrophes; les subventions pour réparer les travaux emportés,
les dégrèvemens pour récoltes perdues, les changemens de classe deç
propriétés cadastrées portent une atteinte profonde aux finances de
Fétat.
Étudions les malheurs de la vallée du Rhône, ils sont les plus récens,
les plus complets; ils seront les plus instructifs et nous éclaireront sur
les mesures à prendre pour régulariser Tadministration de nos ri-
vières.
On ne peut pas reprocher à une digue qui est surmontée par les
eaux de périr par défaut de solidité, la construction la plus habile et
la plus soignée ne résiste pas à^un tel accident; on ne peut pas re«
procher non plus aux riverains de n'avoir point élevé leurs digues à
une hauteur qui excède de beaucoup les plus hautes crues connues,
car alors il n'y aurait plus de limite. Cherchons plutôt à ces malheurs
des causes que nous puissions atteindre et conjurer. On a cru que
l'élévation extraordinaire du Rhône, dans ces dernières inondations,
pourrait être due à un exhaussement de son lit; il y a beaucoup de
preuves du contraire, mais on ne réduit pas seulement le débouché
d*un fleuve en exhaussant son fond, on le réduit aussi en diminuant
outre mesure la largeur de son cours, et je pense que c'est ce qui est
arrivé en beaucoup de lieux. On a construit depuis cinquante ans un
grand nombre de nouvelles digues; le lit du fleuve a été resserré. L'au-
torité qui veille sur le cours du Rhône, morcelée entre les préfets des
deux rives, a été sans efflcacité; de plus elle a nui à la conservation
du lit du fleuve, chaque rive se regardant comme rivale et cherchant
à conquérir sur l'autre. De là , rétrécissement du fleuve , mauvaise
direction des travaux, trop souvent entrepris dans un but d'hostilité
réciproque. Telles me semblent les grandes causes des malheurs qui
ont eu lieu sur le Rhône, et qui peuvent se reproduire partout. Ainsi,
pour parer aux inconvéniens signalés, la première mesure à prendre
est d'instituer une autorité unique qui décidera toutes les questions
administratives soulevées par le cours des fleuves. Cette autorité, in-
vestie de pouvoirs suflisans, aurait dans ses attributions tout ce qui
DE l'agriculture EN FRANCE. 93
est relatif à la conservation du lit des rivières , à celle des rives et à
la navigabilité, questions que par une loi on soustrairait au jugement
des préfets et des conseils de préfecture pour les soumettre à un
préfet du fleuve, afin qu'il trouvât dans les lois antérieures les droits
et les pouvoirs qui lui seraient nécessaires. Un conseil de préfecture
jugerait les questions contentieuses. Sans cette nouvelle centralisation
des intérêts de la navigation et des riverains, que la division par dé-
partemens a éparpillés outre mesure en un trop grand nombre de
mains, on ne fera rien d'efficace ni de durable. Un corps d'ingénieurs
hydrauliciens chargés des travaux compléterait cette organisation.
Ces ingénieurs acquerraient l'expérience que leurs fonctions, si di-
verses dans les départemens, ne leur permettent pas d'atteindre. Ce
serait une spécialité dans le corps des ponts-et-chaussées, comme on
a reconnu tacitement qu'il fallait en établir une pour les travaux à
la mer.
Si nous continuons à nous servir de l'expérience de ce qui s'est
passé sur le Rhône pour rechercher quelle serait l'organisation la
plus convenable à nos rivières, nous trouverons encore que les tra-
vaux d'une même rive, exécutés par des syndicats de commune,
étaient mal conçus pour la défense générale; qu'obligés de garantir
un seul territoire, ils devenaient plus coûteux , faute de se raccorder
avec les travaux supérieurs; enfin , que , les ressources d'un grand
nombre de petites communes étant trop faibles, les ouvrages étaient
mal construits, surtout mal entretenus, et point surveillés. Le moyen
de parer à ces inconvéniens est de faire de grands syndicats, formés
de toutes les communes d'une même rive, dans chaque bassin du
fleuve. Ces bassins, indiqués par des resserremens successifs de mon-
tagnes, comprennent évidemment des territoires, solidaires l'un de
l'autre, et il est juste que les communes inférieures, garanties parles
ouvrages supérieurs, concourent au perfectionnement des travaux.
Ces syndicats étendus et riches formeraient une caisse d'assurance
mutuelle qui rendrait les malheurs partiels faciles à réparer, sans
trop grever la partie qui a souffert et qui travaille dans son intérêt
sans doute, mais aussi dans l'intérêt des territoires inférieurs, si les
travaux sont conçus dans un bon esprit. On créerait dans chacune de
ces sections des gardes de chaussée, on établirait sur les digues des
corps-de-garde et des cloches pour annoncer le danger, et enfin la
loi réglerait l'obligation, pour les habitans des communes, de se
porter au secours des chaussées comme pour le cas d'incendie, avec
une sanction pénale de cette obligation. Le décret insuffisant etap-
94- REVUE DES DEUX MONDES.
plicable à une seule localité, du 15 mai 1813, reconnaissait le besoin
de telles dispositions.
Ou peut le voir par ce que nous venons de dire, Tadministration
de Tagriculture est une des plus vastes et des plus importantes car-*
riëres qui puissent s'offrir à la louable ambition d*un homme d'état,
et cependant je n*ai pas encore parlé des reboisemens de montagnes,
des défrichemens de landes, de Tamélioration de nos races d'ani-
maux, du bon emploi des produits de tous genres et de la première
main-d'œuvre, d'où dépend quelquefois toute la valeur de ces pro-
duits, de la répartition de l'impôt et des lois de douane considérées
soit comme protectrices, soit comme hostiles pour l'agriculture, et
enfin des moyens de diriger l'esprit public vers cette base première
de la fortune de la France. Qui ne voit le rang que pourrait prendre
dans l'état et dans l'opinion un ministre qui imprimerait un vif mou-
vement à de si grands intérêts, et qui, placé à leur tète, viendrait
développer devant les chambres des plans dignes du pays? Il en
serait compris, il en serait appuyé; elles mettraient à son service
toutes les forces qu'il leur demanderait, et il compléterait l'œuvre
d'un règne que l'on appréciera mieux un jour que ne le fait l'esprit
frondeur des contemporains.
C" DE Gasparin.
LA RUSSIE.
IL
H n'y a pas plus de trente ans qu'un voyage de Pétersbourg à Moscou était
encore une entreprise pénible et coûteuse à laquelle on ne se résignait pas
sans de graves motifs. Entre les deux grandes villes de Tempire russe, il
n'existait alors qu'un chemin pareil à ceux que rencontrent encore les voya-
geurs dans l'intérieur du pays, couvert, en certains endroits, de poutres
transversales, ailleurs coupé par des flots de sable, par des ornières profondes.
L'hiver seul, avec ses amas de neige, aplanissait les aspérités de cette route,
que le dégel et la pluie rendaient impraticable. On mettait quinze jours ,
quelquefois trois semaines, à faire le trajet, et la voiture qu'on emmenait
neuve n'était plus, lorsqu'on arrivait au dernier gîte, qu'un vieux débris à
mettre sous le hangar. Aujourd'hui un magnifique chemin réunit la capitale
des anciens tsars à celle de Pierre-le-Grand, l'antique berceau de la puissance
russe au riant foyer de sa moderne civilisation. Onze diligences, une malle-
poste, une innombrable quantité de chariots de transport, sillonnent chaque
(1} Voyez la livraison do i^ décembre 1849.
96 REVUE DES DEUX MONDES.
jour celte route. Pour SO francs, vous partez le soir à six heures de l'hôtel des
postes de Pétersbourg, et, le troisième jour au matin, vous arrivez à la barrière
de Moscou. C'est le directeur des postes actuel , M. Pranischnikoff , qui a fait
établir les nouvelles malles, et tous les voyageurs doivent lui en savoir gré, car
elles sont excellentes. La seule chose qu'on ait à craindre dans ces élégans
coupés à deux places, c'est de se trouver accolé pendant trois jours à quel*
que fâcheux compagnon de voyage; ce sont trois jours de la vie à marquer
avec une pierre noire. J'ai connu ce malheur; j*ai été, du 14 au 17 juin de
l'an de grâce 1842, en tête à tête incessant avec un marchand russe, riche et
avare, sale et puant, qui, pour se concentrer dans la profondeur de ses cal-
culs, ne prononçait pas une syllabe, et, pour ménager ses roubles, faisait son
ménage sur les coussins en drap gris-perle de M. Pranischnikoff. Tai subi
l'odeur de sa vieille pipe et Todeur plus nauséabonde encore de ses provi-
sions de cuisine et de ses vêtemens de moujik. Que Dieu vous garde d'une
aussi dure calamité ! La route d'ailleurs, dans toute son étendue, est mono-
tone et triste. Une longue plaine, tantôt aride et sablonneuse, tantôt diaprée
de quelques champs de verdure, de bois de sapins , de fougères , de terrains
marécageux, voilà ce qu'on aperçoit dès qu'on a franchi la barrière de Pé-
tersbourg, ce qu'on retrouve encore le lendemain et le jour suivant. En vain
vos regards avides et curieux errent de côté et d'autre : vous ne verrez pas
un de ces rians paysages de la France, ni un de ces sites pittoresques des
autres contrées du Nord, pas un de ces lacs frais et argentés qui, en Suède,
surprennent et charment à tout instant le voyageur, pas une de ces mon-
tagnes qu'on aime à contempler de loin avec leur ceinture de nuages et leur
bandeau de vapeur. Tous les points de vue sont uniformes , l'horizon est
terne, le pays sombre et silencieux.
De distance en distance, on rencontre des villages de serfs composés de
maisons en bois bâties strictement sur le même modèle, rangées comme des
tentes de chaque côté de la route. On dirait que la même année, à la même
heure, elles sont toutes sorties de terre à la voix d'un ofQcier russe, car elles
ont la même teinte grisâtre et sont alignées comme par une loi stratégique.
Quelques-unes seulement, plus orgueilleuses que les autres, sont ornées
d'un balcon en bois et de deux planches dentelées et effrangées qui tom-
bent de chaque côté du toit. Trois petites fenêtres de face, élevées à dix
pieds au-dessus du sol , une porte de côté , un hangar qui sert à la fois de
basse-cour, de remise et d'écurie, voilà pour l'extérieur. L'intérieur se com-
pose ordinairement de deux petites chambres, dont la moitié est occupée par
un large poêle en terre où tous les membres de la famille se couchent pêle-
mêle, été comme hiver, sans se déshabiller. A la base du poêle est une cavité
de six pieds de longueur où, à certains jours de la semaine, le paysan entre
tout nu sous le feu ardent qui en échauffe les contours, et d'où il sort ruis-
selant de sueur; c'est là son bain. Fidèle au costume de ses pères, il garde
la longue barbe et les cheveux taillés en rond autour de la tête; en hiver, il porte
le cafetan bleu sans collet et la ceinture de couleur, ou la peau de mouton
LÀ RUSSIE. 97
taillée en forme de redingote; en été, une chemise bleue et rouge agraffée de
cdté au cou, nouée sur les flancs par une légère banderole, et retombant sur
le pantalon comme une blouse. Les femmes, qui avaient autrefois un vête-
ment très original, s'habillent aujourd'hui , à peu de chose près , comme nos
paysannes , et n'ont conservé de leurs anciens usages que la coiffure. Les
femmes mariées portent sur la tête une petite coifife en toile noire, les jeunes
filles laissent flotter librement en longues tresses leurs cheveux sur leurs
épaules. Les hommes sont en général grands, bien faits, et leur longue barbe
kar donne une physionomie imposante. Les femmes sont presque toutes laides
et disgracieuses. La nature , subjuguée de tant de côtés par les infatigables
efforts de Pierre-le^jrand et de ses successeurs, est restée sur ce point intrai-
table. Il n'y a de jolies femmes à Pétersbourg que dans les salons de la haute
société, les autres n'inspireront ni une ode, ni même un pauvre madrigal.
Quelle différence avec Stockholm et le nord de la Suède , ce Walballa de la
beauté septentrionale !
Les paysans qu'on rencontre sur la route de Moscou appartiennent presque
tous à la couronne; avec un simulacre de liberté de plus que les serfs des sei-
gneurs, ils sont plus malheureux, car ils ne vivent point sous la dépendance
immédiate d'un maître qui, tout en les traitant parfois assez durement, a
intérêt cependant à ménager leurs forces et leur bien-être matériel. Ils sont
soumis à une bureaucratie hautaine et dure, à une quantité de petits em-
ployés qui les pressurent impérieusement et sans pitié. Dans un temps de di-
sette, comme celle qui a désolé la Russie de 1840 à 1842, le seigneur em-
ploie toutes ses ressources à nourrir ses paysans, dont la santé, la vie, sont
la meilleure part de son bien. La couronne ne donne aux siens que des secours
insuffisans. Elle met pourtant une grande libéralité dans ses dons, mais ces
dons n'arrivent point directement aux pauvres familles auxquelles ils sont
destinés , ils passent par trois ou quatre hiérarchies de fonctionnaires qui en
retiennent chacun une part , et lorsqu'eniin le trésor impérial , qui n'est pas
un Pactole inépuisable, se ferme forcément, un commissaire de district, qui
s'est-enrichi de toutes les aumônes du souverain, accorde comme une der-
nière faveur aux paysans qu'il régit la permission de mendier. L'été de 1841,
on a vu des milliers de ces malheureux errant avec leurs femmes et leurs
eoians sur les grands chemins et implorant, avec un visage pâle et des mains
décharnées, un morceau de pain noir pour apaiser leur faim. Très peu de
paysans des seigneurs ont été réduits à cette extrémité. Quand j'allai à Mos-
eou, la disette durait encore; à chaque station, des troupes de vieillards
aiEaublis par l'âge et le besoin, des femmes vêtues de misérables haillons,
des enfans aux membres chétifs, au teint cadavéreux, se pressaient autour de
notre voiture, se courbaient à nos pieds en nous appelant d'une voix gémis-
sante : botu seigneurs et beaux soleils, pour obtenir, par ces supplications
orientales, une aumône de quelques copecks. Grâce à Dieu, cette époque de
calamité touchait à sa Gn; nous vîmes les champs d'orge et de blé dorés par le
soleiL Au midi et au nord de l'empire, tout se montrait sous d'heureux ans-
TOMB I. 7
I
98 REVUE DES DEUX MONDES.
pices, tout annonçait une nioisson qui mettrait un terme à tant de souf-
frances et de misères.
Une des ressources du paysan de cette contrée est de se faire cliarretier.
Avec un cheral et une petite voiture fermée comme un panier d'osier, il en-
treprend de fréquens voyages de Moscou à Pétersbourg. A chaque instant,
nous rencontrions des caravanes de trente et quarante chariots, marchant,
comme les grandvatiers frano-comtoîs, à la suite Fun de Fautre, transportant
d*une ville à Fautre les denrées de l'Europe et de FOrient, les étoffes de
France, les cristaux de Bohême , la quincaillerie de Londres et les livres de
FAlIemagne. Lorsque les bateaux à vapeur recommencent leur trajet, lots^
qu^ils arrivent chaque semaine à Pétersbourg, de Dunkerqueet du Havre, de
Riga et de Stockholm, une bonne partie de leur cargaison est aussitôt mise
sur ces charrettes et s'en va vers Moscou. C'est que Moscou n'est pas seule-
ment la seconde capitale de la Piussie et Fune des villes les plus commer-
çantes de FEurope, c'est le cœur même de la nation, c'est le centre de Fem-
pire , c'est le point de jonction de toutes les routes de l'Orient et de FOod-
dent, c'est de là qu'on s'en va en Pologne et en Allemagne par les chemins
pleins de deuil et de gloire de Farmée française, en Turquie par Odessa, dans
le Caucase par Astracan. De quel désir vague et ardent n'ai-je pas été saisi
lorsque, arrivé à Moscou, je voyais rayonner autour de moi toutes ces routes
dont je venais d'atteindre la première limite, toutes ces contrées que j'aurais
voulu parcourir, toutes ces villes qui m'appelaient les unes avec leurs an-
ciennes traditions, les autres avec leur splendeur moderne : Nishni P^ovogorod
avec sa grande foire, Kasan avec ses souvenirs des Mongols , Kiew avec ses
vieilles cathédrales, Batsisaraï où les fontaines de marbre murmurent encore
sous les arbres comme au temps des sultanes, Tobolsk où j'aurais contemplé
avec compassion les pauvres colonies d'exilés, et la Circassie dont un jeune
officier me peignait avec enthousiasme les sites rîans et grandioses, théâtre de
légendes héroïques. 0 teutations du voyageur, qui pourrait dire votre trouMe
plein de charme, votre essor si joyeux , hélas ! et si décevant ! Si j'avais eu à
ma disposition quelques années de liberté et quelques-uns des cinq cents che-
vaux qui emportaient Catherine et son cortège dans sa faibuleuse prome*
nade de la Tauride, vers quelle cité mémorable , vers quelle rive nouvelle ne
me serais-je pas élancé avec l)onheur !
Tandis que je m'abandonnais à ces rêves inutiles, mon silencieux compa-
gnon de voyage me rappela aux réalités de la vie en tirant de sa poche sen
troisième déjeuner, et pour me consoler de ne pouvoir m'aventurer sur les
routes lointaines de la Sibérie et du Caucase, je regardais à droite et à
gauche celle que nous parcourions. C'est vraiment un très beau travail el
qui a dû coûter des sommes immenses. La chaussée est ferme comme un
pavé, unie comme une allée de parc , et si large que quatre diligences y
pourraient facilement passer de front. A chaque ravin une forte balus-
trade, à chaque ruisseau un pont en pierre avec des gardefous en fer ornés
d'aigles à deux têtes et de trophées. De loin en loin aussi apparaît, au bord
LA RUSSIE. 99
de cette large route, un oratoire, une coupole verte ou dorée, une église.
Quand une des parois de la voiture m'empécliait de voir ces édiûces religieux^
je les devinais aux signes de croix du postillon et de mon compagnon de
voyage. Le postillon russe n*a pas encore le scepticisme ou la joyeuse insou-
ciance de ses confrères de France ou d'Allemagne. Le postillon français
monte à cheval gaiement, fait claquer son fouet, et , selon le pourboire qui
iui est promis, part au trot ou au galop. Le postillon allemand prend son
oor, module une mélodie populaire, et regarde en passant les blondes
jeunes filles qui Fécoutent. Le postillon russe ne s'élance pas si légère-
ment sur les grands chemins. Il sait que son métier est dangereux, qu'il
ne doit pas trop se fier à sa force et à son adresse, que le meilleur cheval
peat trébucher et la meilleure voiture se briser. En prenant les rênes de son
attelage, il se découvre la tête, fait trois signes de croix et se recommande à
aon saint patron. A chaque chapelle, à chaque image qu'il rencontre, il re-
neavelle cet acte de piété, et, enfin, quand il arrive à la station, il se dé-
couvre et se signe encore pour remercier Dieu de l'avoir protégé. Les mar-
chands, les paysans russes observent tous ce religieux usage. Il n'y a que les
gens du monde qui commencent à le croire inutile , et qui ne veulent pas se
donner la peine de se rappeler si souvent au souvenir des saints.
Les auberges où l'on s'arrête en allant de Pétersbourg à Moscou ne méri-
tent pas la mauvaise réputation que leur ont faite quelques voyageurs. Certes,
on aurait tort d'y chercher une carte comme celle de Véry ou un chef élevé
1 Yéooàt de Carême et pénétré de la pliilosophie gastronomique de BriUat-
&varin; maïs à quelque heure du jour qu'on y entre, on peut être sûr d'y
trouver une titanche de bœuf froid, du guass, du thé, du pain noir très
avoureux , et c'est tout ce qu'il faut pour réconforter un voyageur. Quel-
qies-unes de ces auberges sont décorées avec une sorte de coquetterie. Plus
d'une fais j'ai trouvé là ks portraits de deux hoiumes que le peuple russe
anode toujours dans sa pensée, l'un dont il parle avec un amour filial ,
Tantre qu^il nomme avec admiration : Alexandre et Napoléon.
le W^pn^a'" de notre départ, nous voyions briller, au bord du Volchow,
ks globes dorés des églises de Novogorod. C'est ici que commencent les en-
seignemens de l'autocratie russe , Thistoire de ses conquêtes et de son œuvre
Cabsorption. Novogori^d a été, au xi' siècle, ia plus grande, la seule grande
fille de cette contrée. A une époque où le sol qui porte aujourd'hui or-
gneiDeusement les casernes et les palais de Pétersbourg n'était encore qu'un
muais désert, où Moscou ne présentait pas encore l'édat de sa future des-
tinée, le nom de Novogorod était d^à connu sur les bords de la mer Baltique
dde la mer Blanche. On ne sait jusqu'où remonte son origine. Un voile
éfÊh, gué la main d'aucun érudit n'a pu encore soulever, entoure son his-
mire jusque wn k milieu du ix' sièck. C'est alors qu*elle fut envahie far
]0S compagnons de ce «ourageux et aventureux Rurik, qui, des plaines de
mUe du MeeUembourg, des grèves orageuses de la Scandinavie, se précipi-
tèrent comme un torrent dans l'empire russe et en conquirent une ^ande
7.
100 REVUE DES DEUX MONDES.
partie. Vers la fin de ce même siècle , le guerrier qui s*était fait prince de
Novogorod par la puissance de son épée transporta le siège de sa souverai-
neté à Kiew et abandonna l'administration de sa première résidence à un
chef qu'il désigna lui-même.
Peu à peu la jeune cité, la nouvelle ville, reprenant haleine après la pre-
mière oppression de la conquête et du joug militaire , s'essaie aux spécula-
tions commerciales et étend çà et là ses relations. Au xi' siècle, elle a pour
se défendre contre toute tentative d'invasion sa forteresse, son kremlin; puis
la voilà qui s'aventure jusque vers le golfe de Finlande et subjugue les popu-
lations qui occupent ses rivages. A l'orient , elle pénètre jusqu'à la mer Bal-
tique et établit à Wisby ses comptoirs et ses entrepôts; au nord, elle fonde
la ville d'Archangel; au sud, elle parcourt le Volga 'et les différentes rivières
qui y aboutissent. Plus habile que les autres principautés russes, qui , au
xiii^ siècle, étaient ravagées par les Mongols, elle fait un traité de paix avec
eux, leur paie un tribut annuel, et devient pour Lubeck et les autres villes
anséatiques le point de jonction du commerce entre l'Orient et l'Occident.
Tanidis qu'elle élargit ainsi son empire et augmente chaque jour ses richesses,
elle se dégage graduellement de l'autorité des princes de Kiew. D'année en
année, elle gagne quelque nouvelle franchise, quelque nouveau privilège, et
ceux qui l'avaient d'abord gouvernée despotiquement en viennent enfin à ne
plus exercer sur elle qu'une sorte de suprématie honorifique ou de protec-
torat pareil à celui que les empereurs d'Allemagne exerçaient, au moyen-âge,
sur les villes libres. L'opulente Novogorod est affranchie de la domination
de ses anciens maîtres; ses citoyens se rassemblent au son de la grosse cloche
qui les appelle à délibérer ensemble sur leurs intérêts, et élisent annuelle-
ment leurs possadnik (consuls). Ses magistrats administrent, gouvernent,
sans s'inquiéter des caprices d'un prince ou du bon vouloir d'un souverain.
Ainsi elle apparaît , au xv" siècle, maîtresse d'elle-même, enrichie par son
habileté, embrassant à la fois dans son commerce l'Europe et l'Asie, et por-
tant sans cesse plus loin le succès de ses entreprises. Les autres villes russes
la nomment avec respect leur sœur aînée, et le peuple, émerveillé de sa
puissance, de sa fortune, répète ce proverbe cité tant de fois par les voya-
geurs : Qui pourrait résister à Dieu et à Novogorod la grande.?
Cependant, à une centaine de lieues de là , on voyait sui^ir une autre puis-
sance, qui devait un jour écraser l'orgueil de cette Carthage du Nord : c'était
la principauté de Moscou. Au xv* siècle, un de ses tsars soumit la république
et la força de lui payer un tribut annuel ; puis il en vint un autre qui travail-
lait plus hardiment à agrandir ses états et s'efforçait de réunir sous son
sceptre les villes et les domaines soumis à un autre gouvernement. Vrai pré-
cAirseur des Romanow, on eût dit qu'il portait dans son coeur l'ambition de
cette d3mastie et les rêves de leur destinée future. La république de Novo-
gorod, déjà forcée de payer un tribut humiliant, offusquait encore, par ses
franchises, le prince Ivan Vassilievitsch. Il l'attaqua plusieurs fois, la vainquit
dans une lutte acharnée, transporta une partie de sa population dans Tinté-
LA RUSSIE. 101
rieur de ses provinces, et remplaça ces exilés par des familles russes. En
quittant Novogorod , il interdit toutes les réunions populaires et emporta la
doche qui appelait les citoyens à leurs assemblées.
Pour se rendre plus facilement maître de cette fière cité, il avait dû cepen-
dant lui laisser encore quelques privilèges; la pauvre Novogorod les perdit
tous sous le prince Ivan IV, surnommé le Terrible. Entraînée par le désir de
recouvrer son ancienne indépendance, elle entra en négociations avec les Po-
lonais, pour se fortifier par leur appui. Ivan-le-Terrible Fapprit, assembla
aassitôt une armée, marcha contre la ville, la subjugua , et la noya dans des
flots de sang. Pendant plusieurs semaines, le farouche tsar siégea sur son
efi&oyable tribunal, prononçant lui-même la sentence des coupables, dési-
gnant les victimes, et chaque jour des centaines, des milliers de têtes, rou-
laient sous la hache de ses bourreaux. Les dernières franchises de Novogorod
forent anéanties. La ville, pillée, saccagée, veuve de ses meilleurs citoyens,
tomba sans force sous le joug absolu du tsar. Après cette mortelle catastro-
phe, son commerce se releva encore; mais Taccroissement continu du com-
merce de Moscou et la fondation de Pétersbourg lui portèrent un coup plus
faneste que Tambition d*Ivan III et les cruautés d'Ivan-le-Terrible.
Aujourd'hui Novogorod est le chef-lieu d'un gouvernement secondaire, et
ne renferme pas plus de 12,000 habitans. Ses maisons incendiées, détruites,
ont été rebâties dans le style moderne , ses rues alignées de chaque côté du
Woldiow. On dirait une ville née d'hier, n'étaient les épaisses murailles de
son kremlin, qui attestent encore l'ancienne étendue et l'ancienne puissance
de Novogorod , sa cathédrale couverte d'or et de peintures , son palais ar-
diiépîscopal , et une petite maison à un étage cachée derrière une obscure
boutique, et que les habitans montrent avec respect au voyageur. Cette
maison était, dit-on, celle de Marfa, l'héroïque femme d'un bourgmestre «
qui, à l'approche d'Ivan P**, jetant elle-même le cri de guerre, et donnant
des armes à ses fils , combattit intrépidement pour sa cité natale et pour sa
liberté. Quelques sceptiques afBrment que la demeure de Marfa a disparu
depuis long-temps, et que celle à laquelle on a donné son nom ne lui a jamais
appartenu. Ainsi la fière cité de Novogorod n'a pas même pu garder intacte
la tradition du passé , et le doute est entré jusque dans ses souvenirs les plus
^orieux. Mais qu'importe que cette maison , honorée d'un nom historique ,
n'ait jamais été celle de la noble Marfa , si l'aspect de ses murs éveille dans
le eœur des étrangers qui la contemplent le même sentiment d'admiration ,
et dans le cœur des habitans la même pensée de patriotisme et de reconnais-
moee? Qu'importe la matière périssable, si l'idée qui y est attachée subsiste
et se perpétue de génération en génération?
Autour de Novogorod, il y a encore plusieurs couvens qui jadis prenaient
part aux lottes, au gouvernement de la république, et qui ont perdu leur
influence sous le régime de l'autocratie. Deux de ces couvens trouvent au-
JoonThui dans leur richesse une larrge compensation à leur nullité politique.
Le premier a été royalement doté par la comtesse Orloff , qui possédait une
lOS BEVTE BES DEUX MONDES,
des plus graDdes fortunes de l'empire, le second par un fiivort d'Alexandiei
qui plugd'ime fois, dit-ûn, abusa du pouvoir dont il était investi, de l'asceD-
dant qu'il exerçait sur son niaitre, et qui, pour se sauver des arrêts du
inonde, s'est mis sous le patrouage des saints. Les couvens de femmes sont
restés pauvres, et beaucoup de religieuses sont forcées de mendier. A la porte
de notre hôtel, il y eu avait plusieurs qui attendaient notre voiture, qui nous
suivaient avec leur voile noir, tendant silencieusemeut d'une main timide, et
]a tête baissée, leur petite botte en ferblanc, au milieu des vieillards et dei
estropiés qui criaient et se lamentaient. Kul de nous n'aurait osé refuser son
léger tribut à ces pauvres femmes. Elles s'en retournaient peut-être avec plus
de confiance et de gaieté vers leur bumble.solitude, en rapportant à la com-
munauté cette offrande des voyageurs.
On compte, de Fétersbourg à Moscou , sept cent soiiiante.diï verstes, c'est-
à-dire deux cent dix lieues, et sur cette longue distance, qui embrasserait ea
France des vingtaines de cités et des millions d'individus, on ne trouve que
trois villes : Novogorod . Taisliok , Tver. J'y ajouterai ^Vislinoi-Wolotscbok,
quoiqu'on ne lui donne que le titre de bourgade. C'est une riche et active
bourgade située au bord d'un vaste canal qui rejoint l'une à l'autre plusieurs
nvières, le Volga à la Twerza et le Wolchow à la Rêva. Cbaque année, plus
de mille bateaux chargés de marchandises suivent le cours de ce canal, et
Wolotscliok est l'une de leurs principales stations. Le mouvement du port,
l'aspect d'un large bassin entouré d'une ceinture de sapins, donnent à cette
petite rite de commerce un attrait tout particulier. En la regardant im soir
au couclier du soleil , pour la première fois depuis bien long-temps, je croyais
voir encore une ville de Suède avec un de ces beaux lacs mélancoliques et
limpides qu'on ne se lasse pas d'admirer et qu'on ne peut oublier.
Tarshok a nue longue iùstoire toute pleine de vicissitudes. Tantôt défendant
son indépendance, tantôt subjuguée par une principauté voisine, puis par une
autre, cette ville a subi enfin le sort des cités plus puissantes qui se la dispu-
taient , elle a courbé la tète sous le sceptre des empereurs. Les Tartares, ta
la traversant dans leurs sauvages invasions, lui (wt laissé une industrie qu'elle
développe sans cesse. Elle fabrique, en concurrence avec Kasan et Astrakan,
une quantité d'ouvrages en cuir brodé, de chaussures de diverses coulann
couvertes de (leurs eu or et en argent, que les marchands de Hamboui^ et
de Leipzig répandent de côté et d'autre, en les gratifiant du nom de ctians-
«ures turques. La science gastronomique a donné h Tarshok une autre répu-
tation. Un maitre d'tiôtel y a introduit une nouvelle fai^n de côtelettes re>
nommée dans toute la Russie. Quand vous serez à Tarsliok, me disait-an
au moment ou je quittais Pétershourg, n'oubliez pas d'acheter des pantnuOes
brodées et de vous Ëiiie servir des côtelettes. Il y a dans le ntonde de) vlUes
auxqu^es la naissance d'un guerrier fameux , l'œuvre d'im iititte , le chmt
d'un poète n'a pas donné tant de célébrité.
Tver, ville de viugt-cinq mille âmes, chef-lieu d'ui
de loin aux isards des voyageurs par sa chamiaoMri
LA RUSSIE. 103'
pôles bleaes et dorées, par les toits de ses édifices aplatis comme des toits de
TiDas italiennes et peints en vert. Les rues sont larges et élégantes; les maisons,
jadis en bois , ont été rebâties en pierres; elles sont pour la plupart toutes
firatches eiftore, et blanchies à la chaux ou couvertes d*une couche d'ocre,
çà et là de quelques couches de carmin. Malgré cette apparence moderne,
*frer est aussi ancienne que Novogorod. Il en est de même d*un grand
nombre d'autres villes russes. En lisant leur histoire , en voyant par com-
lien d'évènemens elles ont passé , combien de désastres et d'invasions elles
(mt subis , on s'attend à voir des rues tortueuses et obscures , des fenêtres à
ogives, des tourelles et des pignons comme à Augsbourg ou à Lubeck, et il
n'en est rien. Ces villes étaient bâties en bois : une seule guerre, un incendie
ies dévastait d'un bout à Fautre; elles ont été reconstruites a différentes épo-
boes, et toujours sur un plan nouveau. Leurs annales, leurs noms seuls sont
anciens; leur forme est toute riante. Il semble que tout concourt à donner à
la Russie un caractère de jeunesse et de régénération. Son véritable essor, sa
Traie vie ne date que du règne de Pierre-le-Grand ; toutes ses cités se dé-
pouillent aujourd'hui Tune après l'autre de leur caractère de vétusté, et se
paient à Tenvî pour entrer comme des cités nouvelles dans une nouvelle
époque historique.
Au pied des murs de Tver, on passe sur un pont de bateaux le Yolga , si
efiebre dans les chroniques russes. C'était par là que les pirates s'en allaient
jadis poursuivre leur proie et grossir leur butin. Les eaux du fleuve portaient
ces troupes de vagabonds féroces, ces cohortes de brigands qui semaient l'ef-
fifoi dans la chaumière du paysan et la salle d'armes du seigneur. Le souvenir
de leurs vols, de leurs cruautés, s'est perpétué dans les traditions du château
et les chansons du village. Voici un de ces chants, qui peint une jeune fille à
cftté de laquelle la fameuse Clara Wendel n'aurait été qu'un doux agneau :
A seize ans, j'ai commencé à voler.
A dix-huit, j'ai assassiné.
J'ai fait périr mon propre frère :
Je Tai pris par ses cheveux blonds;
Je l'ai frappé contre la terre,
J'ai ouvert sa poitrine blanche,
£t je lui ai arraché le cœur avec joie.
Le cœur sous le couteau a palpité.
La belle fille a souri.
Ibdntenant le Volga est d'une honnêteté exemplaire. L'écho de ses rives ne
i^pète que le son des cloches pieuses ou la chanson des matelots inoffensifs.
Ses ondes ne portent que les paisibles navires du commerce, et ses ports sont
comme autant de champs fructueux où la main du spéculateur récolte chaque
année une heureuse moisson. C'est de tous les fleuves de l'Europe le plus long
et le plus Ëicile à parcourir. Du milieu des collines du Waldai , il s'en va
majestueusement jusqu'à la mer Caspienne, et sur cet espace de huit cents
lOÏ REVUE DES DEUX MONDES.
lieues, nul banc de sable n'entrave son cours, nul écueil perfide ne se cache
sous ses flots. Il sert de lien à des centaines de peuplades , il touche par ses
embranchemens à toutes les parties de la vieille Moscovie. On dirait une puis-
sante artère dans un corps gigantesque.
Toute l'histoire des provinces que nous traversions depuis la porte triom-
phale de Pétersbourg, des villes qui en sont les chefs-lieux, des villages qui
s'y trouvent épars , est comme une introduction à Thistoire de Moscou. Ces
provinces ont formé jadis autant d'états distincts l'un de l'autre , et Moscou
les a subjuguées ; ces villes ont été régies par des seigneurs indépendans , et
Moscou les a l'une après l'autre assujetties à sa domination. Moscou a été le
noyau de toutes les conquêtes russes, l'arsenal de cet immense travail d'as-
similation et d'absorption qui dure depuis des siècles, jusqu'au jour où Pierre-
le-Grand jeta sur les bords du golfe de Finlande les fondemens de sa nouvelle
ville, et y transporta le siège de cette grande œuvre.
En se rappelant ainsi les souvenirs des temps anciens et en traversant ce
pays, à chaque pas que l'on fait, à chaque page de la tradition que l'on dé-
roule , on voit surgir le nom de Moscou , on éprouve un désir toujours crois-
sant d'arriver à cette ville qui a porté si loin le glaive des boyards et la croix
des patriarches. Ainsi , dans ces vastes châteaux des contes de fées, on passe
de préau en préau , de salle en salle, avant d'entrer dans celle du maître. La
voilà enfin, cette cité^si célèbre et si justement vénérée par ceux qu'elle a tour
à tour conquis et associés à sa puissance; le voilà, ce sanctuaire de la religion
grecque, ce berceau de l'autocratie russe. Par un beau matin, aux rayons du
soleil levant, nous voyons de loin ses murs, ses tours se découper à l'horizon
bleu. ISous passons devant le bizarre château dePetrowski, construit parÉll-
zabeth , sur lequel je jette à peine uo regard, tant je suis occupé de regarder
le panorama qui est en fiace de moi et qui se déroule peu à peu à mes yeux.
A la porte, le corps-de-garde nous arrête, c'est de droit; un peu plus loin, nous
rencontrons la police. Le corps-de-garde et la police se soucient fort peu de
l'impatience du voyageur. Ils contrôlent la curiosité et légalisent l'enthou-
siasme.
Les formalités de passeport bien et dûment remplies, le fonctionnaire pré-
posé à la sûreté publique, convaincu par douze honorables signatures et douze
cachets de chancellerie que nous n'apportons avec nous ni machine infernale,
ni peste, ni constitution, nous permit de continuer notre route. Le conduc-
teur^ qui se tenait devant lui la tête basse, dans un état d'humilité profonde,
remonta sur son siège; le postillon se hâta de faire encore trois signes de
croix devant une petite image suspendue à une muraille; enfin, nous passâmes
à travers des amas de charrettes entre lesquelles circulaient des milliers de
juifs, de paysans, de marchands. On eût dit une foire; c'était tout simplement
un marché quotidien. Devant nous s'élevait un lourd et massif édifice sur-
monté d'une tour octogone. Ce monument fut consacré à la mémoire du com-
mandant Soukhareff, qui, pendant la terrible révolte des Strelitz, suscitée,
dit-on, par l'ambitieuse Sophie, sœur de Pierre-le-Grand , resta fidèle aux
LA RUSSIE. 107
ment ph» large. Une cabane d'anacborète fut convertie en une église; des
deux côtés de la rivière s^élerèrent des conrens. Moscou devint la résidence
de Jonri m, la ca^tale d^me principauté qui, de siècle en siède, et poirr
ainâ dire d'année en année, devait étendre ses limites au nord et au sud.
Ivan Danâoviteh la dota de deux nouvelles églises et Tentoura d'une forte
Iwrrière en chêne. Dmltri, son petit-fils, remplaça cette barrière par une mu»
ndlle en briques. Vers la fin du xiv* siècle, après les ravages d*une peste
désastreuse et de plusieurs guerres, Moscou s'étendait sur les deux bords de
la rivière, et renfermait déjà une demi-douzaine d'églises et de monastères.
Des églises, des monastères, une forteresse, voilà le berceau de Moscou, et
toute son histoire est là, entre un glaive qui répand la terreur et une relique
qm impose le respect. Dévastée au xiv" et au xv" siècle par les princes de
Utfaiianîe, elle se releva une troisième fois de ses ruines sous le règne de
Tambitleux Ivan Yassilievitsch, qui lui donna pour premiers trophées les dé-
pouilles de Novogorod, agrandit son enceinte et bâtit les tours du Kremlin.
Ses successeurs continuèrent son oeuvre avec ardeur, et, sous le règne dlvan-
le-Terrible, Moscou occupait déjà un immense espace.
Le Kremlin, qui a été le premier noyau de cette ville, en est resté le point
central. Cest de là que les différens quartiers se sont étendus de côté et
d'autre, comme les rayons d'une roue, et c'est là qu'ils se réunissent comme
le lin autour du fuseau. Le Kremlin domine par sa situation toute la cité.
Son clocher divan Veliki avec sa coupole dorée s'élève au-dessus des autres
cloehers qui l'entourent, et ses remparts épais, crénelés, semblent encore
prdts à défendre la demeure des tsars et le sanctuaire des patriarches. A Tin-
teneur, c'est un singulier assemblage de constructions de différentes époques
et d'édifices de toute sorte. Rien de symétrique, rien de régulier, ni dans Irs
mes qui traversent l'enceinte, ni dans les espaces vides qui séparent les
bâtinnens. Cathédrales, chapelles, palais, tout a été jeté là de siècle en siècle
|Mr la pensée pieuse ou le caprice du souverain , édifié par la fantaisie de
Tartiste, et tout ce mélange d'architecture religieuse et profane, de style an-
tique et byzantin, de flèches aiguës et de coupoles arrondies, toute cette
▼ariété de teintes et de couleurs, de façades, de clochers, produit un effet
étrange, inexplicable, qui étonne comme un rêve, qui offre aux regards fas-
dnés tantôt l'attrait d'une arabesque, tantôt Tauguste aspect d'un monument
eonsacré par le temps et par de nobles souvenirs.
Cest d'abord la cathédrale de l'Assomption, la première église bâtie en
pierre à Moscou. Sa nef est étroite et sombre, sa voûte soutenue par quatre
énorroes piliers qui occupent presque le tiers de son enceinte, et ces pi-
liers, cette vofite, ces murailles, sont du haut en bas couverts de peintures à
finnque, représentant sous une forme gigantesque des figures de saints et
d*apôtres avec des manteaux de pourpre et des auréoles d'or. Vieonostctse,
c'est-à-dire la barrière qui sépare le sanctuaire du reste de l'église, et qui
s'^âèf e jusqu'à la voûte, est comme une de ces murailles fabuleuses dont par-
lent les poètes de l'Orient, une muraille de vermeil couverte d'images cise*
106 REVUE DES DEUX MONDES.
sans exemple. De tous côtés je promenais un regard avide, et ces cours étroites,
ces voûtes silencieuses, étaient pour moi comme un temple, auguste, consacré
par la pensée la plus héroïque et la plus grande calamité.
Les Anglais, qui, dans leur lâche envie, ne manquent jamais une occasion
de profaner notre histoire ou d'insulter à notre honneur, ont accusé nos sol-
dats d'avoir mis eux-mêmes le feu à Moscou. Les Russes sont plus justes;
ils racontent sincèrement le fait tel qu'il s'est passé. Plusieurs habitans de
Moscou me l'ont avoué. Ils savaient bien qui étaient les incendiaires et les
pillards; ils savaient que notre armée tout entière ne se précipitait au milieu
des flammes que pour tenter de les étouffer. Leur intérêt parla alors plus
haut que leur équité; ils rejetèrent sur nous cette dévastation pour accroître
encore le nombre de nos ennemis, et se fortiGer contre nous par un redouble-
ment de haine et d'exaspération. Leur vœu s^est réalisé, l'incendie de Moscou
a eu le résultat qu'ils en attendaient. Quel résultat! La France pourra-t-elle
jamais l'oublier.^ Quand on annonça à Alexandre l'incendie de sa vieille capi-
tale, ce fut pour lui comme un coup de foudre. Les bulletins de la Moskowa
lui annonçaient que ses troupes venaient de remporter un triomphe. 11 avait
fait chanter le Te Deum de la victoire et comblé d'honneurs la famille de
Kutusoff. Tout à coup il apprenait que ce prétendu triomphe était une dé-
faite, que notre armée, marchant sur les débris de la sienne, poursuivait sa
route au centre de son empire, et que la demeure de ses ancêtres était occupée
par Napoléon. On raconte qu'alors, saisi de terreur à cette sinistre nouvelle,
croyant déjà voir l'aigle de France étendre ses ailes sur les ruines de Péters-
bourg, il résolut de se retirer en Angleterre, et que l'impératrice usa de toute
son influence pour le^dissuader de ce projet désespéré. Trois jours après,
il apprenait la ruine de Moscou, et cette ruine le sauvait. On ne dit pas encore
pourquoi le comte Rostopschin a persisté à nier publiquement les ordres qu'il
avait donnés aux incendiaires. On sait qu'il avait voulu brûler lui-même sa
belle maison de Moscou, et qu'elle ne fut sauvée que par hasard; il ne peut
nier en tout cas la brutale inscription qu'il plaça au-devant de sa maison de
campagne, en y mettant le feu et en l'abandonnant (1).
Le Kremlin est une citadelle presque triangulaire , autrefois entourée de
fossés, fermée à présent par une enceinte de hautes murailles, flanquée d'une
tour massive à chaque angle. De la fondation du Kremlin date celle de Mos-
cou même. Cette forteresse existait dès le milieu du xii* siècle. Ce n*était
d'abord qu'une simple construction en bois avec une palissade; Moscou n'était
qu'un village. Vingt ans plus tard, c'est-à-dire vers 1160 ou 1170, André,
petit-Gls de Vladimir Monomaque, prince de Kiew, éleva au milieu de ces frâes
habitatioDS une église en pierre, et y déposa une miraculeuse image, le portrait
de la Vierge, peint par saint Luc. Saccagée et brûlée au milieu du xiii* siècle
par les Mongols, la jeune ville fut reconstruite bientôt après sur un emplaoe-
(1) Cette îascription était à peu près conçue eu ces termes : « Je brûle moi-même
ma maison pour qu'elle ne soit pas occupée par ces chiens de Franç:iis. »
LA RUSSIE. 107
ment ph» large. Une cabane d'anacliorète fut conTerde en une église; des
deux cAtéfl de la rivière s'élerèrent des conrens. Moscou devint la résidence
de Jonri m, la capitale d'une principauté qui, de siècle en siècle, et poirr
ainsi dire d'année en année, devait étendre ses limites au nord et au sud.
Ifan Danâoritch la dota de deux nouvelles églises et Fentoura d'une forte
Inrrière en chêne. Dmîtri, son petit-fils, remplaça cette barrière par une mu»
laille en briques. Vers la fin du xiv* siècle, après les ravages d'une peste
désastreuse et de plusieurs guerres, Moscou s'étendait sur les deux bords de
la rivière, et renfermait déjà une demi-douzaine d'églises et de monastères.
Des églises, des monastères, une forteresse, voilà le berceau de Moscou, et
toute son histoire est là, entre un glaive qui répand la terreur et une relique
ipn impose le respect. Dévastée au xiv" et au xv" siècle par les princes de
lithnanie, elle se releva une troisième fois de ses ruines sous le règne de
Fàmbitieux Ivan Yassilievitsch, qui lui donna pour premiers trophées les dé-
ponilles de Novogorod, agrandit son enceinte et bâtit les tours du Kremlin.
Ses snceesseors continuèrent son oeuvre avec ardeur, et, sous le règne divan-
le^Terrible, Moscou occupait déjà un immense espace.
Le Kremlin, qui a été le premier noyau de cette ville, en est resté le point
eentral. Cest de là que les différens quartiers se sont étendus de côté et
d'autre, comme les rayons d'une roue, et c'est là qu'ils se réunissent comme
le lin autour du fuseau. Le Kremlin domine par sa situation toute la cité.
Son docfaer divan Veliki avec sa coupole dorée s'élève au-dessus des autres
dœhers qui l'entourent, et ses remparts épais, crénelés, semblent encore
prêts à défendre la demeure des tsars et le sanctuaire des patriarches. A l'in-
térieur, c'est un singulier assemblage de constructions de différentes époques
et d'édifices de toute sorte. Rien de symétrique, rien de régulier, ni dans les
mes qui traversent l'enceinte, ni dans les espaces vides qui séparent les
bâtimens. Cathédrales, chapelles, palais, tout a été jeté là de siècle en siècle
par la pensée pieuse ou le caprice du souverain , édifié par la fantaisie de
Tartiste, et tout ce mélange d'architecture religieuse et profane, de style an-
tique et byzantin, de flèches aiguës et 'de coupoles arrondies, toute cette
variété de teintes et de couleurs, de façades, de clochers, produit un effet
étrange, inexplicable, qui étonne comme un rêve, qui offre aux regards fas-
diiés tantôt l'attrait d'une arabesque, tantôt l'auguste aspect d'un monument
consacré par le temps et par de nobles souvenirs.
Cest d'abord la cathédrale de l'Assomption , la première église bâtie en
pierre à Moscou. Sa nef est étroite et sombre, sa voûte soutenue par quatre
énormes piliers qui occupent presque le tiers de son enceinte, et ces pi-
Hers, cette voûte, ces murailles, sont du haut en bas couverts de peintures à
fresque, représentant sous une forme gigantesque des figures de saints et
d*apAtre8 avec des manteaux de pourpre et des auréoles d'or. ViconosUise,
c'est-à-dire la barrière qui sépare le sanctuaire du reste de l'église, et qui
s'élève jusqu'à la voûte, est comme une de ces murailles fabuleuses dont par-
lot les poètes de l'Orient, une muraille de vermeil couverte d'images cise*
létt, âAoauBnles de |»CRene6. A droite des portai qm skiOTreiit au mSiea
de neoiKMlaie, et qu^on appeUe les portas rq^aks, est âne image de saint
leaiL, petBta, dit-aa, par rempereur grec Finimmafll; à gaoefae, une Tierçge
vénérée, qiu porte sur la têta, entre autres omemms, deux diamaiwi, dent un
ueol rendrait le ]dns pauvre poète âigibk. Ce qui est bien pfais précienx ans
jfeuxda penidenuse que toutes ces peintures, ces couronnes de diamans, ces
anas d'or et de vermefl <, ce sont les reliques enienDées çà et là dans des
diâfises. ny en a pour toutes les dévotkms et tous les accidens de la vie, de-*
puis la tunique de Jésus^linst, dont personne n'oserait contester Fauâien-
Ikité, jusqu^'à des ossemens de saints qui guérissent diverses maladies. Un
sacristain montre dn doigt aux fidâes celles qui ont le plus d'efficacité; ils se
ttgnent à difiérentes reprises devant ces trésors de la foi, y déposait un
pieux Iniser, et s'^i vont vers une autre cbapeUe également pleîne de rriiques;
là ils se signent encore, se prosternent avec fauuiilîté, se jettent la une contie
terre, puis 6''approcbent d'un moine qui se tient debout devant Fautd, et leur
donne à baiser sa main droite, qnH a soin auparavant, dil-an, d^noprégner
d'une bonne odeur afin de flatter Fodorat des respectueux crojrans. Je n>i
pas vérifié le fût et ne veux pcûnt rafiBrmer. Cest dans cette église qu^cm en-
terre les métrop(ditains et qu'on couronne les empereun.
Tout près de FAssomiAion est Fé^âse de Fardiange Midiel, bâtie à peu
près dans la naéÉne forme, surmontée également de dnq coupoles, enrichie
d'un splendide iconostase et àf plusieurs reliques en grand renom. L'élise
de TAnnoneiation est pavée en agalbe, chargée d'or et de vermefl, et cou-
Terte sur toutes ses fiaces de figures d'apôtres et de martyrs, au milieu des-
qnettes apparaissent des philosophes grecs, ce qui me sendde une preuve
de rare tolérance. U est vrai que les images des saints sont entourées d'une
auréole, et que celles des sages de fantiquité ne portent point ce signe de
gloire céleste. Ainsi le bon peuple de Moscou peut encore s^ rsocmnaitre.
f^ Ï9U ÙJX (|uelques pas hors de^ee premier espace, du côté du quartier
appelé le Kitaigorod , voici bien certainement Fédifice le plus bizarre, le
plus étonnant qui existe : une ^ise à deux étages, composée de vin«!t cba>
pelles, surmontée de seize tours dlnégak forme et d^in^ale grandeur,
4yék^ pareilk à un doeheum naissant., oeOe-là pointue et âanoée, une
autre tordue eoamitt les replis d'un tnrtian, une quatrième taillée comme
4UI «rtidiiaut, une cinquième oniée de trois rangées de |nen^
det» aiguilltfi, une sixième surmontée d'un globe comme un de nos honnêtes
42Ui«2UKrs d« viilii^e, et d'une croix grecque posée sur un croissant; toutes
éjit^ 4XHi|K4«$, UMites ces tours bariolées de diverses couleurs., sont peintes
«ju rvu|^, eu UeUf eumme les grains d^un chapdet. On ne sait, en reirar-
4«ait 4>^le ^i^m^ ou est la porte principale, ni Faute! , ni la nef, de qod
é'/M elle 4'AHUiMàt.iM^^ dut quel côté elle finit. Cest un ^^Tai conte âoitastique.
^Ak i\i< ifi^, ïiMUiJt 1^M»4. en mémoire de la jH*ise de Easan. Le prince
^uj éM i&viiic 4/f^uiké la construction fut si émerveillé en la voyant, que, de
^^r ^uc M'A» i^r^iiteete n'eût Fidée d^idler dcoorar un autoe pi^ d'un pareil
LA BVSSIB. 109
chef-d^oeuvre, il se bâta de lui faire crever les yeux. Cétait Ivan IV, sur*
noniiiié le Terrible. Deux yeux de plus ou de moins dans sa principauté lui
importaient peu, et il était sûr, en prenant ce parti, d'avoir une église unique,
unique à ce point, que les édifices les plus désordonnés de Moscou paraissent
encore fort raisonnables à coté de cet assemblage de cônes , de bulbes et
d^excroissances.
Les remparts du Kremlin, qui touchent à tant de merveilles religieuses,
FMiferment aussi le palais et les ricbesses mondaines des tsars, Tun remar-
quable par ses galeries étagées comme des gradins et aboutissant à un étroit
belvédère, Tautre par son revêtement à facettes. Le plus curieux à visiter
est celui qu'on appelle le Palais-Rouge. Il renferme toutes les couronnes des
diverses contrées subjuguées par la Russie, depuis celle de Kasan jusqu'à
celle de Pologne, les globes, les sceptres, les trônes des tsars, les véte-
mens que les empereurs ne portent qu'une fois, le jour de leur couronne-
ment, toute rbistoire de l'empire russe racontée par les insignes de la mo-
narchie, tous les dons offerts]aux anciens tsars de la Moscovie et à leurs puis-
sans successeurs par les chefs de hordes et les princes qu'ils ont vaincus, et
les larges vases d'or sur lesquels la bourgeoisie de Moscou vient offrir le
pain et le sel à son souverain chaque fois qu'il daigne Thonorer de sa visite.
U faudrait être lapidaûre ou bijoutier pour décrire convenablement l'éclat,
la valeur de ces innombrables bouquets d'émeraudes, de saphirs, de brillans,
ces tissus de perles et ces chaînes de diamans. J'ai vu le gardien de ce ma-
gasin d*orfévrerie s'épuiser en efforts pour éblouir mes regards par l'aspect
de ce luxe asiatique, et j'ai noté seulement trois objets qui éveillaient en moi
qudque émotion : les lourdes et larges bottes de Pierre-le-Grand auxquelles
le digne empereur remettait lui-même une bonne paire de clous quand le
talon faisait mine de vouloir se séparer de la semelle; le brancard grossier
sur lequel Charles XII malade se faisait porter de rang>n rang au milieu
de ses troupes, le jour de sa terrible bataille de Pultawa, et le livre renfer-
mant la constitution de Pologne, que Nicolas a jeté comme un holocauste au
pied du portrait d'Alexandre.
Une autre salle est remplie de glaives et de casques, de boucliers et d'ar-
mures, émaillés, dorés, ciselés, ceux-ci avec la richesse du goût oriental ,
ceux-là avec un art exquis. Mais toutes ces armures si pesantes, ces épées à
deux mains, ces arquebuses à roue, ne sont que des jouets d'enfant, com-
parés aux trois gigantesques canons placés à l'entrée de l'arsenal. L'un a la
gueule ouverte comme s'il voulait avaler tout d'une fois un régiment en-
nemi , les deux autres sont longs comme s'ils devaient lancer leurs boulets
de Moscou à Gonstanticople. Tous les trois n'ont qu'un petit inconvénient,
c'est de ne pouvoir jamais être employés dans une bataille. Malheureusement
près de là il y en a d'autres qui ont fait un glorieux service, et sur lesquels
j'ai jeté un triste regard. Ce sont ceux que nos pauvres soldats mourant de
froid abandonnèrent d'une main défaillante sur leur route glacée , et que
les Russes ont eu tout le temps de recueillir.
ftO REVUE M» DBUX MONDES.
À, cdté dvpalals des tsars., ^k Tempereur fait reeoiwtruife à présent sur un
pias vaste espaee et dans de phis hautes dimensions, est le palais des Pa riar-
ches, étroit^ sombre, et rempli d'une quantité de mitres, de crosses en or et ^
vermeil, de vétemens chargés de pertes et de rubis que les moines déroulent
af ee orgueil. Là est aussi la bîtaMothèque du synode-, composée tout entière'
d'ouvrages grecs et slavons , parmi lesquels on m'a montré un très beau ma-
nuscrit d'Homère que le bibliothécaire avoue n'avoir jamais lu, en sorte qu'il
Bt sait jusqu'à quel point il est oonforae an texte imfyrrmé.
Et la cloche! Je crois. Dieu me pardonne, que j'allais quitter le Kremlin^
saMS parler de la fameuse cloche. Je me hâte de dire que îe l'ai vue, non plus
ensevelie à moitié dans le sol comme elle Tétait naguère, mais posée sur un
joli piédestal de granit par «n ingénieor français, M. de Montferrand. Les
dknensions^ de cette cloclie ont été indiquées dans toutes les statistiques,
eHe a vingt pieds de haut et plus de vingt-deux pieds de diamètre. Si elle
avait été fondue trois siècles plus tôt, le joyeux curé de Meudon n'aurait
pu choisir un plus digne grelot pour la jument de Gargantua.
Le Kremlin communique avec la ville par cinq portes ornées dlmages, et
illustrées par mainte légende héroïque et religieuse. Il en est deux surtout
dont l'ai^ect seul inspire au peuple le plus profond respect. L'une est la porte
de* Saint-Nicolas. Une ancienne image de ce saint, encadrée sous une vitre,
décore cette porte, et une inscription placée sur le mur rapporte que dans
l'explosion de* 1812, tandis que les* remparts du Kremlin tremblaient, qv»
l'anenal était renversé, et que la tour et k porte de Saint-Nicolas se déchi-
raient de haut en bas, l'image du saint et la vitre qui la recouvre restèrent
parfaitement intactes. Je laisse à penser comme on cria au miracle, et avec
quels regards pieux le pajrsan russe contemple ce témoignage palpaUe de
la faveur du ciel. Aussi , du matin au soir, des flots de monde se pressent à
l'entrée de cette porte , font des signes de croix et allument devant le bien^
heureux saint Nicolas des cierges et des lanspes.
L'autre porte est encore plus vénérée. Elle est ornée d'une image sombre
dont on distingue à peine les traits , et qui représente le Sauveur. Devant ce
cadre noirci par le temps est une lanpe grossière suspendue à une chaîne
épaisse , une vraie lampe de prison; jamais téta de vierge entourée de bril-
lans et de saphirs , jamais iconostase portant sur ses larges ailes toutes les
figures de l'ancien et du nouveau Testament, n'inspira un aussi vif senti-
ment de dévotion que cette image sombre incrustée dans la muraille et cachée
derrière cette lampe antique. On raconte qu'une fois elle a par sa merveil-
leuse puissance arrêté l'invasion des Tartares, et préservé la ville de leurs
ravages. Ils arrivaient en triomphe, croyant déjà s'enrichir des dépouilles des
marchands, et trôner comme de fiers conquérans au Kremlin; ils s'en re-
tournèrent confus et épouvantés : la sainte image avait jeté le trouble dans
leurs regards, Teffirot dans leurs oœuis et le désordre dans leurs rangs. On
dit aussi que lorsque les Fiançais, plus intrépides que les Tartares, envahirent
Moscou, ils voulurent s'emparer dt cette image sacrée, qu'ils ne purent,
LA RUSSIE. 111
malgré tous leurs efforts, ni prendre ni détruire. Il y a une autre histoire
gui se rattache à cette même porte et qui lui fait moins d'honneur. Sous
le règne de Catherine, quand la peste éclata à Moscou, le peuple , décimé ,
terrifié, n'ayant plus aucune confiance ni dans les médecins qui essayaient de
Tenir à son secours, ni dans Thygiène qu'on lui prescrivait, s'avisa de prendre
rimage miraculeuse comme l'unique remède qui lui restait pour se préserver
du fléau. On vit alors toute une population pâle et maladive se préci-
^ter avec une sorte de frénésie vers cette relique, se la disputer, se l'arra-
cher, la serrer sur son cœur, la couvrir de baisers. L'évéque, jugeant que
cette agglomération de la foule, ce contact de tarit de milliers d'individus ne
pouvait qu'augmenter et propager les germes de contagion, voulut enlever
cet objet d'un culte si dangereux : il fut massacré sur place. Quelque temps
après, la peste cessa, le peuple attribua son salut à sa piété. L'image du Sau-
fenr fut remise à son ancienne place , et vénérée plus que jamais. La porte
qu'elle décote s'appelle la porte Sainte , nul J^usse ne la traverse sans faire
plusieurs signes de croix, et pas un étranger, de quelque religion qu'il fût,
ne pourrait y passer impunément sans se découvrir la tête. Non loin de là
est une image de la Vierge entourée d'une auréole de gloire militaire. Elle a
&it la campagne de 1812, et on lui attribue la retraite de notre armée, la dé-
fiûte de nos malheureux soldats.
Je n'en finirais pas si je voulais raconter toutes ces légendes et ces adora-
tions de la religion grecque. C'est ici que la piété du peuple russe éclate
dans tonte sa force et sa primitive candeur. A Pétersbourg , elle est altérée
par L'influence d'une capitale, par le rapprochement de différentes églises
et de différens cultes, par le contact incessant d'une quantité d'étrangers
dont la plupart arrivent là comme de vrais mécréans. Ailleurs, elle ne peut
s'exercer air un si large espace, devant des monumens si sacrés. Moscou
est donc sa vraie sphère. C'est là que se trouvent les reliques les plus pré-
cieuses; c'est là que le miracle, cet enfant de la foi, comme a dit Goethe, se
perpétue de génération en génération , éblouit les regards et subjugue l'in-
Idligence de la foule. C'est là enfin que le peuple a conservé, par un autre
mirade, au milieu de la société jplus ou moins sceptique et corrompue des
nobles et des grands , sa croyance intacte , sa pensée religieuse et sa ferveur
naïve. Moscou est son sanctuaire, sa métropole; il se découvre la tête en
voyant de loin l'antique cité, il l'appelle sa mère, sa ville sainte, et ces
deux titres expriment à la fois toute la tendresse qu'il lui porte et le sen-
tûnent respectueux qu'elle lui inspire.
Il fiut voir, la veille des jours de fête et les dimanches , quand les battans
de toutes les cloches sont en branle , quand les carillons des monastères , des
cathédrales, résonnent d'une extrémité de la ville à l'autre, il faut voir les mil-
liers d'hommes, de femmes, d'enfans qui se pressent autour des oratoires
étroits et des petites chapelles, ondulent dans les rues et sur les places du
Kremlin , courent d'une ^lise à l'autre pour couvrir de baisers les ossemens
des saints; il faut les voirie frapper la poitrine devant les images d'or et d'ar-
112 REVUE DES DEUX MONDES.
gent, se prosterner devant les moines, allumer des lampes, des cierges derant
une tête du Christ ou de la Vierge, et se jeter la face contre terre. Tout ce
que j'ai entendu raconter des pratiques des Espagnols , de leurs prières , de
leurs signes de piété , ou si Ton veut de superstition , ne me semble pas com-
parable à ce que Ton voit ici deux cents fois par an.
Pendant le temps que j'ai passé à Moscou, j'allais chaque jour au Kremlin
et ne me lassais pas de contempler ses églises, ses palais. Je descendais chaque
jour dans la ville, et, de quelque côté que je me dirigeasse, j'étais sûr de
trouver sur ma route les scènes les plus neuves et les plus variées. La ville
brûlée en 1812 a conservé presque tout entier, dans sa reconstruction, le
caractère architectural qui la distinguait autrefois. Dans certains endroits,
on n'a fait que relever les murs calcinés, renversés par l'incendie; dans
d'autres^ les maisons ont été seulement élargies ou exhaussées; du reste
ce sont encore les mêmes rues tortueuses, les mêmes places irrégulières et le
même mélange d'édiGces grandioses et d'habitations obscures, de remises et
de jardins. La police, qui, en Russie, se mêle de tant de choses, n'est pas
encore intervenue, à ce qu'il parait , dans les plans de construction. Elle n'a
pas déterminé l'alignement des maisons , la hauteur des façades , l'emplace-
ment des grands propriétaires et des petits. Chacun a bâti son nid, qui de çà,
qui de là, comme bon lui semblait, avec des ogives de cathédrale ou des lu-
cames de grenier, des balcons dentelés ou de simples escaliers en bois. De là
le coup d'œil le plus singulier et les contrastes les plus inattendus. Vous sortez
d'un riche magasin où vous avez vu étaler toutes les richesses de l'industrie
moderne, et vous voilà devant une misérable boutique où le moujik à longue
barbe, vêtu comme ses ancêtres, vend de la même manière^ avec les mêmes frais
d'éloquence, les mêmes denrées grossières qui se vendaient là il y a deux cents
ans. Vous admirez l'étendue d'un édiGce public, les colonnes, les balustrades
d'une (naison de grand seigneur, et vos regards tombent sur une pauvre
échoppe étroite et chétive qui s'appuie sur le palais comme l'arbrisseau trem-
blant sur le tronc du chêne. Vous venez de traverser un quartier construit avec
symétrie, décoré avec art, et vous vous dites : Voilà vraiment une belle et
grande ville. Faites encore quelque pas, et vous pourriez bien vous croire au
milieu d'un pauvre village.
C*est du haut de la montagne appelée la montagne des Moineaux , qu'il
faut voir Moscou pour comprendre sa vraie beauté et jouir de son ensemble.
On traverse la longue rue dans laquelle s'élève le splendide hôpital fondé par
le prince Galitzin , à une époque où les chefs de la noblesse russe étaient en-
core si riches qu'ils pouvaient faire des fondations splendides comme celles '
4es rois. Puis voici la porte de Kalouga, par où passa la plus grande partie
de notre armée en quittant Moscou. Ah ! c'est là une autre porte sainte, la
porte devant laquelle tout Français devrait s'incliner comme les Russes de-
vant celle du Kremlin , et adresser du fond du cœur un souvenir de respect
à ceux qui sont morts, un vœu sympathique à ceux qui ont survécu.
A peine hors de la barrière, le pavé et la chaussée cessent brusquement,
LA RUSSIE. 113
on ne trouve plus qu'un chemin raboteux , inégal , coupé par de profondes
ornières où Ton risque à tout instant de briser son léger droscbki. Cest encore
là un de ces contrastes qui ne se voient qu*en Russie, une ville riche et gran-
diose, et à quelques pas des plus belles rues un chemin auquel la plus pauvre
de nos communes n'oserait pas donner le nom de chemin vicinal.
La montagne des Moineaux n'est pas une montagne. C'est tout simplement
un plateau aride et nu, bordé qh et là de quelques bouquets d'arbres, assez
élevé cependant pour que de là on puisse, d'un coup d'oeil , embrasser toute
la plaine qui entoure Moscou et la vieille cité des tsars avec son immense
amas de maisons, ses centaines d'églises, de palais, de couvens, ses clochers
pareils à des minarets, ses globes étincelans, ses hautes croix rayonnant dans
Tair, ses coupoles dorées qui miroitent au soleil , ses dômes bleus et étoiles
et ses larges toits peints en vert. Quelle ville ! On dirait une mer d'édifices;
les teintes austères du Nord, l'éclat de l'Orient, les flèches élancées du
moyen-âge, les terrasses de l'Italie, les remparts séculaires et les rideaux de
verdure se marient , se croisent , et de tous les côtés attirent la pensée et
charment les regards.
Une seule chose dépare cette cité si richement ornée par les hommes et si
bien dotée par la nature, c'est l'insuffisance de ses eaux. <^ Voyez, disait un jour
un naïf observateur des choses humaines, voyez comme la Providence est sage
et prévoyante; partout où il y a une grande ville, elle a fait passer un grand
fleuve. » La Providence n'a pas été si libérale pour Moscou , elle ne lui a
donné que trois rivières dont deux pourraient fort bien s'appeler des ruisseaux
et dont la troisième, la Moskwa, n'est nullement en proportion avec l'innom-
brable quantité de constructions qui borde ses rives. Ces trois cours d'eau ne
suffisent pas même aux besoins quotidiens des trois cent mille habitans de
Moscou. Il a fallu, pour remplir chaque jour leurs théières et leurs tonnes
de kvan, creuser des aqueducs et construire de profonds réservoirs.
Au pied de ce plateau d'où l'on contemple ainsi la ville aux vieux souve-
nirs, l'empereur Alexandre avait voulu faire élever un temple colossal en mé-
moire de la campagne de 1812. L'emplacement choisi pour cette œuvre com-
mémoratîve était un terrain fangeux, entrecoupé de larges crevasses et
entouré de sable. Avant d'oser y entreprendre le moindre travail de maçon-
nerie, il faUait dépenser des sommes considérables pour aplanir ce sol
inégal , l'affermir, lui donner quelque consistance. Les gens experts trou-
vaient, à vrai dire , ce choix assez bizarre; mais l'architecte avait vu en rêve,
comme par une espèce de révélation, le plan de son édifice, et le lieu où il
fallait l'élever. Situation, construction, ensemble, détails, tout dans l'as-
pect extérieur de ce monument, dans la disposition de ses colonnades, de ses
fenêtres et de ses gradins, devait avoir un caractère symbolique. Alexandre,
qui, comme on le sait, avait un penchant assez prononcé pour tout ce qui
s'offrait à lui avec une certaine teinte de mysticisme poétique ou religieux ,
adopta le plan de l'architecte et vînt lui-même en grande pompe poser la
première pierre du nouveau temple dans le ravin qui lui était indiqué. Après
TOME 1. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
deux ou trois années de travaux , on reconnut enfin rimpossibllité physique
d^établir dans un pareil lieu un édifice tel que celui qui était projeté. L'archi-
t^te fut mis en prison et condamné à y rester jusqu'à ce qu'une nouvelle
révélation lui aidât à rendre compte des sommes considérables dont rem-
ploi lui avait été confié, et comme il fallait absolument ériger un temple aux
souvenirs de 1812, on choisit un autre emplacement moins symbolique peut-
être que le premier, mais beaucoup plus convenable sous tous les rapports.
Au moment où nous allions quitter la montagne des Moineaux, nous vîmes
venir à nous, sur un léger droschki, un homme à la figure grave et douce, por-
tant rhonnéte costume avec lequel on nous représente ordinairement les no-
taires et les docteurs du dernier siècle : cravate blanche, frac noir, culotte, et
bas de soie. Venez, me dit mon guide, c'est M. Hase, le médecin de la prison;
vous trouverez en lui un homme remarquable, et je le prierai de vouloir bien
nous conduire au milieu des pauvres gens dont il est le patron et le soutien.
!Nous nous approchâmes du vénérable docteur, qui nous serra les mains avec
cordialité et nous emmena aussitôt du côté de la fatale enceinte où il répand
chaque jour les trésors d'une charité vraiment évangélique. Cest la que des
vingt-deux gouvernemens arrivent, toutes les semaines, les malheureux con-
damnés à faire le voyage de Sibérie, soit pour y être employés aux travaux
forcés , soit pour y être détenus comme colons. Ils passent huit jours dans
cette prison centrale. Le dimanche, on les revêt d'une veste bigarrée, on leur
rase la moitié de la tête, et on les place, la chaîne aux pieds, sur des charrettes
découvertes qui les mènent de station en station au lieu de leur exil. Le docteur
allait assister à l'un de ces départs. T^ous passâmes au milieu d'une haie de
soldats en grande tenue, ornement inévitable de tout cachot; nous entrâmes
dans une grande cour où ces malheureux, destinés à mourir pour la plupart
à six cents lieues de là, regardaient encore une fois le ciel qui les a vus naître,
et se souvenaient peut-être de la demeure paternelle où ils ne rentreraient
jamais. Des hommes se promenaient de long en large, traînant leurs lourdes
chaînes sur le parc; des femmes étaient assises par terre, la tête penchée sur
leur poitrine; des enfans, qui partageaient le sort de leurs parens et qui en
ignoraient l'amertume, se roulaient en riant sur les genoux de leur mère et
jouaient avec les enfans du guichetier. Plusieurs de ces pauvres gens, con-
damnés ainsi à quitter pour long-temps, pour toujours peut-être , leur pays
natal, leur maison, leurs amis, ne portent point dans leur cœur la lèpre du
vice ou la flétrissure du crime. Les uns subissent ce châtiment pour une faute
politique, d'autres pour un Instant de révolte envers un maître inexorable;
d^autres, hélas! sont les victimes d'une erreur ou d'uu cruel caprice. Chaque
seigneur russe a le droit d'envoyer ses serfs en Sibérie, il ne fait que les dési-
gner à la justice, et on les emprisonne, on leur rase la tête , on les expédie à
Tobolsk avec la chaîne des forçats. Celui qui les livre à ce supplice est tenu
seulement de leur payer une pension alimentaire. Est-ce là une obligation
assez forte pour l'arrêter dans un mouvement de colère.' Est-ce un moyen de
répression suffisant contre Tinjustice et la cruauté? Il y a là dans la législa-
LA K179SHL f 15
Uon ruBse une affreuse laeune^ et^ par les larmes de eevx qui ea ont été les
vietiines, par les soufËraAees qo^ito mH subies:, par la loi de Dieu, enlfai ,
riMunamté entière demande qu'dle soit r^arée. On m'a cité me jeane
femme belle> grandev fnrte, qni ne voulait pas vivre avec son mari parée qn'il
était infe^ d'une maladie hideuse. Le mari a recours au seigneur; le sei-
gneur, qifî,dans un épouvantable sentiment d'avarice, pensait peut-être aux
rebustes enûm que cette femme pouvait donner à ses demaÎBes, veut la
foieer à accomplir son devoir conjugal. Elle résiste, et il Tenvoieen Sibérie.
Ah bout de qudques années, il la fait revenir, la retrouve inflexible à ses ordres
et ta condamne de nouveau à l'exil. Le poète Pousehkin racontait qu'il avait
un jour rencontré sur la route de Tobolsk, parmi les criminels condamnés à
la déportation pour vols ou ponr meurtres , une jeune fiHe d'une grâce et
d'une beauté angélique. Après avoir servi pendant quelque temps comme
une esclave aux plaisirs de son sultan, cette mallieureuse s'était laissée atten-
drir par un homme qui lui demandait peut-être à genoux une parole d'amour
que l'autre exigeait impérieusement, et elle allait en Sibérie expier dans l'exil
une heure de tendre abandon. La pauvre enfant, dit Pousehkin , habituée
pendant quelques années à toutes les jouissances de la fortune et aux rafflne-
mens du luxe, souffrait bien plus que ses rudes compagnons des fatigues de
son long voyage. Les cahots de la voiture lui meurtrissaient le corps, et elle
regrettait de n'avoir plus de gants pour garantir ses mains de l'ardeur du
soleil. Cependant, au milieu de ces souffrances, elle ne se repentait point
d'avoir été trop tendre, elle pariait avec un accablant mépris de celui qui
l'avait subjuguée par son autorité souveraine, et emportait avec joie à l'extré-
mité de la Russie le souvenir de celui qu'elle avait aimé.
A notre arrivée dans la cour, une vingtaine de condamnés se précipitèrent
au-devant du docteur; ils lui adressaient leurs suppliques , ils lui pariaient
avec effusion , ils lui baisaient les mains. Cest lui seul qui a vraiment pitié
des prisonniers dans cette maison d'agens de police et de geôliers , c'est lui
qui guérit leurs plaies, qui leur donne des consolations et des eneouragemens,
qui leur distribue des aumônes. Les condamnés ne peuvent point emporter
d'argent avec eux , mais tout ce qu'ils possèdent et tout ce que la charité
pieuae leur accorde est envoyé en leur nom au lieu où ils doivent vivre, et
ils trouvent du moins en arrivant ce secours pécuniaire pour les aider à souf-
frir les premières rigueurs de leur captivité ou de leur bannissement.
Nous entrâmes dans une large salle en bois, nue et sombre. Devant une
petite table couverte de registres était assis un greffier du tribunal , homme
dur, sec, inaccessible à toutes les demandes et requêtes, vrai greffier de
cachot, établi dans ce lieu pour faire sentir aux prisonniers toute la pesan-
teur de cette balance de fer qu'on appelle si généreusement la balance de la
justice. Le docteur s'assit modestement en face de lui, et il s'engagea entre
ces deux hommes d^un caractère si différent un des débats les plus émouvans
qa*il soit possible d'imaginer.
Les condamnés se présentai^t l'un après l'autre pour faire une réclama-
8.
116 RETUB DBS DEUX MONDES.
tion légale , ou exprimer un vœu d'infortune. Celui-ci avait eu la jambe
entamée par ses chaînes, et souffrait tellement, qu'il avait à peine la force de
se mouvoir; il sollicitait la permission de rester là jusqu'à ce qu'il fût guéri.
Cet autre attendait sa femme, qui voulait partager son exil , et il demandait
un délai d'une semaine. Le grefGer ouvrait froidement son registre et leur
montrait qu'étant arrivés à la prison tel jour, ils devaient être envoyés en
Sibérie tel jour, que toute requête et toute réclamation étaient par consé-
quent inutiles. Le bon docteur lui laissait paisiblement formuler ces conclu*
sions juridiques, puis il hasardait une humble remarque, puis une autre,
enfin il se faisait lui-même l'avocat de ces malheureux, et si toute son élo-
quence compatissante échouait contre l'obstination de son adversaire armé
du texte des règlemens et de la sentence des tribunaux , alors il intervenait
avec son autorité de médecin : il déclarait que, tel homme, telle femme étant
hors d'état de supporter les fatigues d'une longue route , il les envoyait à
l'infirmerie , et prenait ce fait sous sa propre responsabilité. Le greffier se
taisait, et le docteur recommençait une lutte plus difficile : il s'agissait cette
fois d'obtenir un délai pour ceux qui n'étaient pas malades et qu'il ne pou-
vait prendre légalement sous son égide de médecin. Cette fois il devenait
timide et obséquieux comme le plus pauvre des solliciteurs; il parlait à voix
basse au greffier, il le flattait, il le caressait, il avait toutes sortes de petites
ruses pour ébranler sa résolution; tantôt il essayait de l'attendrir, et tantôt de
le faire sourire. S'il s'apercevait que ses efforts étaient inutiles, il changeait
brusquement la nature de l'entretien , il se mettait à discourir de chose et
d'autre , comme s'il eût été dans un salon , des anecdotes de la ville et des
nouvelles d'Allemagne. Souvent le greffier, séduit, fasciné par tant de douces
paroles et tant de graves raisonnemens, accordait la grâce qu'on lui deman-
dait, et les pauvres prisonniers bénissaient leur évangélique docteur. Pour
moi, je ne quittai la prison qu'en le bénissant comme eux, et en admirant
l'inépuisable bonté de Dieu , qui met un secours à côté de toutes les infor-
tunes, qui adoucit les sentences de l'homme par la tendresse de l'homme , les
souffrances du cachot par la charité.
Tout est dans tout, a dit un grammairien, et cet axiome une fois admis,
on ne sera point surpris que, chemin faisant, je me sois mis à méditer sur le
sort de certains états, à propos d'une prison. La scène qui se passe chaque
semaine dans la maison des exilés de Sibérie ne ressemble-t-elle pas à celles
qu'on voit très fréquemment dans les contrées soumises au régime absolutiste.'
Là il y a une autorité impérieuse, sévère, difficile, qui, de même que le gref-
fier, parle au nom de la loi, au nom d'une loi souvent juste dans ses principes,
mais souvent vicieuse dans ses conséquences, et cruelle dans ses applications;
puis il y a une opinion publique indulgente , honnête , qui , comme le bon
docteur, prend pitié de tous les maliieureux et s'intéresse même aux cou-
pables, qui comme lui les défend par une raison de légalité ou intercède pour
eux. Conmie lui , quelquefois elle gagne sa cause et apparaît tout heureuse
de l'œuvre charitable qu'elle vient d'accomplir. Comme lui aussi, elle échoue
LA RCSSIB. 117
dans 868 e£fort8, et se retire à l'écart silencieose et triste. Moscou a pendant
long-temps exercé cet empire de l'opinion. Quand Pétersbourg en était encore
à son premier développement, quand le système autocratique fondé par Pierre-
le-Grand n'avait pas encore vaincu toutes les résistances, ni assoupli toutes
les ambitions, il y avait à Moscou une aristocratie riche, puissante, qui, dans
ses magnifiques châteaux, au milieu de ses milliers de serfs et de ses groupes
de courtisans, se posait encore comme une royauté fastueuse en Êioe de la
royauté absolue des tsars, et protestait souvent contre elle par son silence ou
par ses épigrammes. Plus d'une fois l'attitude que prenait cette aristocratie
dans des circonstances importantes préoccupa les maîtres de cette nouvelle
capitale. Plus d'une fois Paul P** dans la joie enfantine de ses parades mili-
taires, Catherine dans la splendeur de sa gloire, se demandèrent : Que dit-on
à Moscou?
Maintenant Moscou a vu disparaître l'un après l'autre ses plus beaux écus-
sons; le régime autocratique a tout subjugué et tout absorbé. La noblesse
russe a passé par le règne de I^ouis XI, die en est à celui de Richelieu, et
touche peut-être à celui de Louis XIV . Les fils des vieux boyards confient leurs
paysans à la surveillance de leurs starostes\ abandonnent leurs châteaux à
l'administration d'un intendant, et s'en vont monter la garde au palais d'Hiver
ou à Peterhof. Les uns ont besoin d'une place pour réparer les brèches faites
à leur fortune; d'autres, très riches encore, sollicitent un titre, une fonction,
qui leur donnent plus d'autorité que leur richesse ou leur nom séculaire. La
loi de Pierre-leOrand est formelle, et s'exécute à la lettre. Il faut que tous
les nobles rosses servent au moins pendant trois ans soit à la cour, comme
gentilshommes ou chambellans, soit dans l'administration ou l'armée, et,
pour servir avec plus d'avantage, ils veulent se rapprocher du souverain, qui
est le juge suprême de tous les mérites, l'arbitre de toutes les feveurs.
Ceux d'entre eux qui reviennent à Moscou, soit comme fonctionnaires
publics, soit pour y vivre comme de simples particuliers, y rapportent cet
esprit de soumission auquel ils ont été façonnés dans l'atmosphère de la cour,
et ne protestent plus. Mais un grand nombre de ces nobles émigrés ne re-
viennent pas, et les belles maisons qu'ils occupaient dans les plus beaux quar-
tiers de la ville restent désertes ou changent de destination. Celle-ci a été
achetée par le gouvernement, qui l'a transformée en édifice public, celle-là
par un marchand qui y établit ses comptoirs, cette autre par un club. Les
larges tapisseries qui décoraient autrefois ces appartemens ont été remplacées
par des tentures en papier peint, les riches éditions françaises du xyiii" siècle
par les contrefaçons de Bruxelles, et les portraits en pied d'une longue suite
d'aïeux par des lithographies et des gravures représentant le Passage du
Mont-Saint'Bemard ou les Adieux de Fontainebleau. Chaque soir, les
salles du club appellent leurs habitués autour du billard ou du jeu de cartes.
Deux fois par semaine on y sert un grand dîner, demi-russe et demi-français,
arrosé de kvass et de vin de Champagne.
Après le dîner, une douzaine de bohémiens et de bohémiennes, au teint
118 REVUE Dn> Mnrc mondes.
baMBéf à l'oeil iieir, BHMtCBt sur uiitf estrade et fem entendie lenrsF ehants
BatÎMM». Gei ebants ont une kannonia étrai^ el aanrage : tantdt ils ré-
SOMMI comme WL rire strident et sardoniqne, tantôt comme le eri d'îndé-
ptadmoe d'one tribu indomptable, tantét eomme Paceent d'an amour pas-
sionné ou d'une joie frénétique. Puis tout à coup cet élan impétueux s'arrête,
une jeune filk prend la guitan , et entonne d'une voix douce et plaintive
une romance qui a les iniexions les plus tendres et les accords les plus suaves.
Les autres répàtent en cbœur sur le même ton la stropbe qu'elle vient de
chanter, et, à la vue de ces femmes qui portent encore sur leur visa^ Final-
téraUe empreinte de leur lointaine origine, à la flamme qui jaillît de leur
regard ardent et langoureux ^ au soupir mélancolique qui s'édiappe de leurs
lèvres pâles, on se croirait transporté dans ces régions de TOrient où un air
chaud et imprégné de parfums subjugue tous les sens, où tout invite à Famour
et au repofi^ Le ruisseau par son murmure, l'oiseau par ses mélodies , le pal-
mier par la fraîcheur de ses rameaux solitaires. La romance est achevée, et
l'on éboute encore. La jeune fille remet sa guitare au chef de la troupe, qui
a'avance, la tête haute, au bord de l'estrade , avec sa jaequette bleue nouée
par une ceinture d'argent, et le voilà qui fait vibrer d'une main nerveuse
toutes ces cordes naguère caressées si doucement, et entonne un chant fou-
gueux, un chant qui résonne dans toute la salle comme le bruit d'une cascade
ou le sifflement d'un orage; puis^il frappe du pied, il étend les bras, il appelle
à lui, coBune le héros d'une borde aventureuse, touaceux qu'il veut entraîner
à sa suite; les hommes et les femmes qui l'entourent se lèvent à cet appel ,
s'agitent, dansent , tourbillonnent : ce sont des cris , des éclats de vmx, des
transports qui ébranlent et mettent en mouvement tous les spectateurs.
Cette colonie bohémienne, qui est depuis long-temps établie à Moscou,
qui s'y perpétue sans^ que le voisinage des Russes altéré l'originalité de ses
mœurs et le type de sa physionomie, possède seule le secret de ces chansons
traditionnelles, de ces danses nationales, et le conserve précieusement. Plu-
sieurs bohémiennes ont inspiré de sérieuses passions dans la grande viUe de
Moscou. Chaque fois, qu'elles apparaissent dans un salon ou dans un jardin
public, on voit un groupe de jeunes gens se presser autour d'elles, sollicitant
un regard, implorant un sourire. Une d'entre elles est devenue la légitime
épouse d'un riche gentilhomme; d'autres ont vendu chèrement un aveu
d'amour. Presque toutes ont eu leur Toman; un de ces romans a inspiré à
Pouschkin l'idée d'un de ses meilleurs poèmes.
Mais, quelles que soient les séductions qui les entourent, les bohémiennes
ne se séparent guère de leur tribu , ou , si elles la quittent pour quelque
temps, elles y retournent, dès qu'elles sont libres, comme des brebis à leur
bercail, et, à les voir reprendre gaiement la guitare et danser sur l'estrade
avec leurs compagnons, on sent que rien ne vaut pour elles les joies de la vie
indépendante, l'orgueil de parader sur une estrade commodes bayadères
et de chanter des chants qu'elles seules connaissent. Pavais eu, dans ma sim-
plicité de voyagenr, la prétention de rapporter en France quelquea*uiM8 de
LA HUSiSIE. 119
ces mélodies singulières. Je me fis présenter au chef de la troupe, et lui de-
mandai respectueusement s'il ne pourrait pas m'en noter quelques-unes* Il
me regarda du haut de jsa grandeur, comme un souverain qui parleii un suje^
audacieux, et me répondit par une phrase laconique qui se traduisait mot
pour mot en ce vers de douze pieds :
Ce que Tame a senti , la main ne peut récrire.
Puis il me tourna le dos et s'en alla recevoir les félicitations de ses courtisans.
Tous les convives du bal, jeunes et vieux , au nombre de plus de deux
cents, avaient assisté à cette scène musicale avec un vif intérêt et applaudi à
différentes reprises avec enthousiasme. Quoique les bohémiennes se montrent
souvent dans les réunions publiques de Moscou', chaque fois qu'on les voit
revenir avec leur manteau de pourpre et leur turban, chaque fois qu'elles
entonnent leurs singuliers chants , dles excitent autour d'elles un nouveau
sentiment de curiosité et une vive émotion. Il semble que les souvenirs de
leur patrie lointaine se réveillent à leur vue, et que Tiniluence jadis exercée
par rOrîent sur Moscou se perpétue par l'aspect de ces noires beautés, par
les mélodies de la tribu nomade. Dès qu'elles eurent quitté d'un pas léger
leur estrade, tous les spectateurs se dispersèrent dans les salles voisines, et
s'assirent deux à deux, quatre à quatre, autour des jeux de cartes. Un instant
après, ils étaient absorbés dans la contemidation des as et l'amour des mata-
dors. Le salon de lecture, enrichi de tous les livrés étrangers et de tous les
journaux français, allemands, anglais tolérés par la censure, resta, je dois.le
dire, à peu près désert.
La ville de Moscou, si grande qu'elle soit, a pris déjà les allures d'une ¥ille
de province. Le pouvoir suprême n'est pas là , on a les yeux tournés du côté
de Pétersbourg; on se demande des nouvelles de l'empereur et des princes, on
fait de petites histoires sur les gens de la cour et les-officiers du palais, comme
on en fait dans nos chefs-lieux de préfecture sur les ministres et les chambres.
La curiosité d'une population avide de connaître les actions et la pensée des
hommes qui la régissent s*alim^te par les commentaires de gazettes, les
dironiques de salons; éloignée des hautes affaires, la cité s'abandonne au dés-
ceuvrement, et, pour échapper à l'ennui, se jette dans le tourbillon des fêtes
et des bals. Après Vienne, je ne connais pas une ville où la société soit aussi
juréoccupée du soin de bien vivre qu'à Moscou. Chaque anniversaire est célébré
par elle avec empressement, chaque solennité religieuse ou politique lui
apporte quelque joie épicurienne. La religion grecque seconde merveilleuse-
ment, sous ce rapport, les instincts de plaisir de cette population. Le mar-
Qnrologe grec a conservé des myriades de. héros chrétiens, d'apôtres misacu-
leox, de palmes et d'auréoles. Le calendrier de l'église n'a pas encore subi
les atteintes d'une main profane; il indique plus de.eent cinquante jours de
fite par an, et quand la matinée de ces jours pieux a été employée en prières
et en pèlerinages dans les églises, l'après-midi et la soirée peuvent être sans
lemords consacrés aux promenades joyeuses et au dolce far niente. Ces
120 RBVUE DES DEUX MONDES.
jours-là, les quartiers de Moscou se dépeuplent comme les villes d'Allemagne
par un beau dimanche d'été; tout le monde s'en va errer gaiement dans les
environs; sous les verts rameaux du parc de Petrowski, entre les pins touffus
de Sagolnik. Les femmes du monde se promènent en grande toilette dans
d'élégantes voitures à quatre chevaux; les bons bourgeois s'asseoient sur le
gazon avec leurs femmes et leurs enfans. Toute la forêt est parsemée de
petites tables couvertes de tasses en porcelaine; de tous côtés s'élève la fumée
odorante du samovar (1). On se croirait au sein d'une population émigrante,
qui ferait une halte vers le milieu de la journée. Puis voilà que les musiciens
entrent dans leur pavillon, voilà que dans cette forêt du Nord réwnnent tour
à tour les plus belles mélodies italiennes, quelque vieux chant national qui
émeut tous les cœurs, et l'air de la mazurka, qui met en branle filles et
garçons. La foule s'accrott, les riches équipages tournent par les allées de
sable et se succèdent sans interruption; le peuple est là qui court, qui chante,
ou qui contemple en silence le luxe des modes parisiennes , renouvelées à
chaque saison dans sa vieille cité , et le faste de son aristocratie. Le Prater
n'est pas plus riant, et Longchamps, dans ses jours sans nuages, n'est pas
plus splendide.
Je ferais grand tort pourtant à la ville de Moscou, si, en essayant ainsi de
décrire ses mœurs aimables, je pouvais donner à penser qu'elle ne songe
qu'à ses promenades et à ses brillantes réunions. Il y a là au contraire un
mouvement commercial et industriel qui grandit d'année en année , et un
mouvement littéraire très caractéristique et très distingué.
Le Gastinoi-Dvor, immense bazar plus vaste encore et plus riche que
celui de Pétersbourg, est le point central d'une population active, laborieuse,
qui a le génie du négoce et l'instinct de toutes les spéculations. A voir les
sombres galeries de cet édifice, ses boutiques étroites, ses magasins sans luxe
et sans étalage, on croirait volontiers que ce bazar n'est ouvert qu'à quelques
modestes trafiquans en détail , et il renferme des entrepôts où les marchan-
dises les plus précieuses s'entassent par tonnes et par quintaux. 11 y a là des
générations entières d'acheteurs et de vendeurs, qui ont sucé, pour ainsi dire,
comme les Hollandais, l'amour des chiffres avec le lait maternel. Cet homme
que vous voyez avec la longue barbe de moujik, vêtu d'une méchante redin-
gote râpée, se promenant de long en large devant sa boutique, comme s'il
cherchait une occasion de vendre une paire de vieilles bottes , fait des affaires
avec le monde entier, reçoit des cargaisons de denrées de la Perse et de la
Chine, de l'Angleterre et de la France. Cet autre qui est penché sur son pu-
pitre, et travaille du matin au soir comme un pauvre serviteur tremblant
de mécontenter son maître, possède dix maisons en ville et place des millions
à la banque. En voici un qui s'en va modestement dans un cabaret voisin
fumer une pipe de terre et prendre une tasse de thé, et, pendant qu'il compte
(1) Grande et haute théière en bronze, meuble essentiellement populaire et
national.
LA RUSSIE. 121
un à un, d'une main serrée, les quinze ou vingt copecks quil doit payer pour
sa dépense, cinq cents ouvriers travaillent pour lui dans une de ses fabri-
ques, et deux cents maçons lui construisent à grands frais un nouvel atelier.
Ce qu'on raconte de la fortune de ces marchands, de leur esprit d'industrie
et de leurs habitudes d'économie , est prodigieux. Il n'y a qu'Amsterdam
où l'on trouverait à la fois tant d'or et de telles habitudes. Quelques-uns de
ces négocians, héritiers des billets de banque de leurs pères, ou enrichis par
leurs propres travaux , commencent cependant à sortir des obscures régions
du Gastinoi-Dvor. Ils se bâtissent d'élégantes maisons dans les plus beaux
quartiers de Moscou, ou achètent les hôtels des grands seigneurs, quelquefois
pour y goûter à leur tour les joies de l'opulence, souvent aussi pour en faire
un objet de spéculation. Ce qui existe depuis long-temps en France apparaît
déjà de côté et d'autre à Moscou. Le salon nobiliaire est occupé par une
filature, le parc et le parterre se transforment en champs de betteraves. Les
fortunes aristocratiques s'écroulent, et l'industrie s'élève sur leurs ruines.
En même temps, la science et la littérature s'avancent d'un pas rapide à la
suite des maîtres étrangers qui leur ont donné un premier essor, ou qui leur
servent encore de modèles.
Il existe à Moscou cent vingt presses, plusieurs riches librairies étrangères,
parmi lesquelles on distingue celle de M. Semen, et plusieurs sociétés scien-
tifiques qui ont déjà amassé d'importantes collections. L'université, fondée
par l'impératrice Elisabeth en 1755, réorganisée par Alexandre en 1804,
compte un millier d'élèves, et plusieurs de ses professeurs sont des hommes
très distmgués. L'un d'eux, M. Schewireff, publie depuis deux ans environ
une revue mensuelle intitulée le Moscovite, dont le succès s'accroît de jour
en jour. Le but des fondateurs de ce recueil , qui a l'étendue matérielle des
revues anglaises les plus compactes, est de faire connaître tantôt par des tra-
ductions, tantôt par des critiques et des analyses, les principales productions
de la littérature étrangère, et d'éveiller, de propager, par des recherches his-
toriques ou biographiques et des chants populaires, le culte des souvenirs na-
tionaux et le sentiment de la poésie russe. Le Moscovite rallie à cette double
pensée une jeunesse studieuse, intelligente, et animée d'un vif sentiment de
patriotisme. Plusieurs de ses collaborateurs ont voyagé dans les pays étran-
gers; ils en ont étudié les langues, les mœurs, les œuvres littéraires et scienti-
fiques, et, tout en conservant une profonde prédilection pour leur sainte cité
de Moscou, pour ses souvenirs et ses monumens, tout en parlant avec en-
thousiasme des progrès de leur terre natale, des qualités de leur nation et de
son avenir, ils n'en rendent pas moins justice au mérite des autres peuples,
à leur gloire, à leur génie. Ils recherchent avec avidité les publications de
l'Allemagne, de la France et de l'Angleterre. La censure russe, si sévère à
l'égard du public, s'adoucit en faveur des hommes qui portent dans le do-
maine de la science un caractère ofliciel. Tout professeur peut avoir la plu-
part des livres mis à l'index; il suffit qu'il les demande pour lui-même par
écrit. Je me souviens de mainte heure charmante passée avec le directeur du
122 REVUE DES DEUX MONDES.
Moscovite et quelques-uns de ses amis. Je D*avais rien à leur apprendre, ni
sur notre littérature actuelle ni sur nos principaux écrivains : ils connaissaient
nos productions les plus récentes et les jugeaient avec une rare délicatesse;
et moi, que de questions j'avais à leur faire, que de reuseignemens à leur de-
mander! Je me rappelle surtout une heureuse soirée où nous nous trouvâmes
réunis à la campagne, dans la maison d*un jeune romancier. Au milieu d*une
verte pelouse, sous les rameaux des tilleuls en fleurs, les poètes russes me
racontaient tour à tour leurs études, leurs travaux, leurs pensées. On eût dit
une églogue antique transportée sous le ciel de Moscou. L'un d'eux,. M. Ka-
mékoff, nous lut ces vers, qu'il voulut bien ensuite me transcrire. C'était
une chose curieuse pour moi d'entendre ainsi parler de Napoléon à quelques
lieues de la ville qu'on avait incendiée devant lui , et d'écouter au sein de la
Russie ce dithyrambe adressé à l'Angleterre, au moment où les vaisseaux an-
glais allaient envahir les rives d'un nouvel empire.
ICAPOLÉOIf.
a Ce n'est pas )a force des peuples qui t'a élevé, ce n'est pas une volonté
étrangère qui t'a couronué. Tu as régné, combattu, remporté des victoires,
tu as foulé la terre de ton pied de fer, tu as posé sur ta tête le diadème formé
de tes mains, tu as sacré ton front par ta propre puissance.
« Ce n'est point la forée des peuples qui t'a terrassé, on n'a pas vu paraître
un rival égal à toi ; mais c^oi qui a mis une borne à l'Océan , celui-là a brisé
ton glaive dans le combat, fondu ta couronne dans un saint incendie, el
recouvert de neige tes légions.
« Elle s'est éclipsée, l'étoile des cieux obscurcis. La grandeur humaine est
tombée dans la poussière. Dîtes-moi, un nouveau matin ne brille-t-il pas à
l'horizon? Une nouvelle moisson ne renattra-t-e)le pas de cette cendre? Ré-
pondez ; le monde attend avec effroi et avidité une pensée et une parole puis-
sante. »
A L'ANGLETERRE.
« Ile pompeuse, île de merveilles, tu es l'ornement de l'univers, la plus
belle émeraude dans le diadème des mers!
« Redoutable gardien de la liberté, destructeur de toute force ennemie,
l'Océan répand autour de toi l'immensité de ses ondes 1
« 11 est sans fond, il est sans bornes, il est ennemi de la terre; mais humble
et soumis, il te regarde avec amour.
« Patrie de la sainte liberté, terre fortunée et bénie! quelle vie dans tes
innombrables populations ! quel éclat dans tes riches campagnes!
a Comme elle est éclatante sur ton front, la couronne de la science! Comme
ils sont nobles et sonores , les chants que tu as fait entendre à l'univers !
LA RUSSIE. 138
« Toute respleDdîssante d'or, toute rayonnante de pensée, tu es heureuse^
tu es riche, tu es pleine de luxe et de force.
« Et les nations les plus lointaines, tournant vers toi leurs regards timides,
se demandent quelles seront les lois nouvelles que tu prescriras à leur destin.
« Mais parce que tu es perfide, mais parce que tu es orgueilleuse, mais
parce que tu mets la gloire terrestre au-dessus du jugement divin;
« Mais parce que, d'une main sacrilège, tu as enchaîné Téglise de Dieu au
pied du trône terre-stre et passager :
« U viendra pour toi, ô reine des mers ! il viendra un jour, et ce jour n'est
pas loin, où ton éclat, ton or, ta pourpre, disparaîtront comme un rêve.
« La loudre jBTéteiiidra dans tes mains; t»n flaiw cessera de briller, et le
don des lumineuses pensées sera retiré à tes enfans.
« Et, oubliant ton royal pavillon, les vagues de l'Océan bondiront de nou-
veau, libres, capricieuses et sonores.
« Et Dieu choisira une nation humble, pleine de foi et de miracles, pour
loi confier les destins de l'univers, la foudre de la terre, et la voix du ciel ! »
Ai-je besoin de dire que cette nation humble, pleine de foi et de miracles,
dont parle le poète, est la nation russe. C'est une pensée que j'ai souvent
entendu exprijner en Kussîe, dans les salons comme 4iaiis les sociétés univer-
ntaires. Lts Bêêbbbê n'Iiéntent pas à «'atlhim«r «ne miasioQ devégénération
sociale et l'empire du inonde. A Péterrixmrg, ils regardent vers l'avenir avec
la confiance que leur donnent le rapide et prodigieux développement de leur
jeune capitale et l'auréole du pouvoir. A Moscou , c'est le cœur même de la
nation qui se nourrit d*espérances gigantesques dans le sanctuaire de sa foi
et de son histoire ^ dans l'enoeinla des iwun qui «nt afiâtÀk glaive des Tar-
tares et les foudres de Pïapoléon.
'X. Marmieb.
•ssse
DES LOIS ANGLAISES
SUR
LE TRAVAIL DES ENFANS
DABIS LES MANUFACTURES ET DANS LES MIIIES.
1. » Report from the sélect Committee oiv the Act for the
REGULATION OF MILLS AND FACTORIES. ^ II. ^ MINUTES OF
ETIDBNCB, ETC. ORDBRBD, BT THE H0U8B OF
COMMMONS, TO BB PRINTED.
1841. — 2 vol in-P».
III. — Report of the Children emplotement Comiiissionners :
Mines and Collieries. Presented to both housbs
of parliahent, bt command of her hajestt.
18ia. ^ 3 ¥ol. in-f^.
Aucun pays ne s'est Jamais préoccupé du sort des classes pauvres autant
que FAngleterre. Serait-ce, comme le supposent quelques personnes, que
depuis la révolution récente qui a soumis le sort de tant de milliers d'hommes
aux orageuses variations de la grande industrie, le paupérisme ait pris dans
la Grande-Bretagne un plus vaste développement, y ait été accompagné de
plus lamentables misères que dans les autres pays de FEurope? Il est permis
d'en douter. Devant les tristes révélations des minutieuses enquêtes que
TAngleterre instruit chaque jour sur la condition de ses classes laborieuses,
si nous pouvons nous féliciter d'avoir sur elle à cet égard un avantage,
hélas! trop désirable, il est à craindre que cette supériorité ne repose en
TRAVAIL DES RNFANS DANS LBS MINES. 125
grande partie sur notre peu de zèle à étudier chez nous le sort de cette partie
de la population qui, vouée aux travaux les plus pénibles et les plus incer-
tains, lutte vainement contre Findigence. Pourquoi donc de Fantre côté du
détroit une sollicitude si vive dans son expression, et non moins active dans
la pratique? Nous croyons en apercevoir le mobile principal dans un intérêt
politique; nous y voyons le calcul d*une aristocratie depuis long-temps ac-
coutumée à ne jamais fermer les yeux sur les périls qui la menacent, et qui
jusqu'à présent a toujours su conjurer par son habileté ceux qu'elle n*a pu
prévenir par sa vigilance.
Sans doute , dans les vieilles sociétés , la force même des choses fait de
ceux qui n*ont pas des moyens assurés d'existence les ennemis naturels des
aristocraties; mais la situation de la population laborieuse de la Grande-
Bretagne à regard de la classe qui a le monopole héréditaire de la fortune
et de l'autorité, présente aujourd'hui un caractère d'une gravité toute nouvelle
dans l'histoire d'Angleterre. Lorsqu'elle était employée presque tout entière
aux travaux agricoles, cette population était incapable de susciter des em-
barras sérieux. Habituée au patronage des grands propriétaires auxquels son
existence était liée , disséminée d'ailleurs sur un pays étendu , il eût été diffi-
cile qu'elle trouvât dans des souffrances communes le concert, l'union, qui
font la force des masses, et qu'elle pût exercer sur les affaires de l'état une
influence réelle. Aussi , dans une grande circonstance, aux élections parle*
mentaires, lorsque la constitution du pays lui offrait le moyen de faire en-
tendre sa voix, cédant aux propriétaires du sol , comme une autre redevance
du fermage, les pouvoirs d'un jour qui étaient mis entre ses mains , elle ne
semblait s'en servir que pour ajouter à l'état de choses auquel elle était
assujettie l'éclatante sanction d'une soumission volontaire. D'ailleurs, les
seuls besoins auxquels elle fût sensible, les premiers besoins de la vie, étaient
assurés à ceux de ses membres qui ne pouvaient y subvenir en travaillant,
par une législation spéciale, les lois des pauvres : tactique habile du patriciat,
qui au fond aggravait le paupérisme, mais en l'endormant. Également divisés
et accessibles aux mêmes influences, les ouvriers de la petite industrie ne
présentaient pas d'obstacle plus grave. Il n'y avait pas de peuple alors en
Angleterre, dans le sens politique de ce mot; l'élément plébéien et démocra-
tique ne se montrait pas encore en présence de l'aristocratie souveraine.
Les découvertes d' Arkwright et de Watt n'ont pas fait une révolution moins
importante en politique que dans le commerce et dans l'industrie, car elles
ont complètement changé cette situation. Les forces énormes que les inven-
tions de ces deux grands hommes ont mises à la disposition de l'industrie
ont donné à l'Angleterre l'immense puissance de production qui semble en
avoir fait le grand atelier du monde, et, remarquable phénomène! ces ma-
chines, qui paraissaient destinées à diminuer l'emploi des forces humaines,
l'ont accru au contraire dans une proportion parallèle à l'augmentation des
produits qu'elles ont offerts aux consommateurs. La grande industrie, le/ac-
tory System, comme disent les Anglais , a suscité une population nouvelle,
126 REVUE DES DEUX MONDES.
la population manu£aMïturière, qui grandit sans cesse non-seulement par son
propre dévèioppement , mais ^i se recrutant chaque jour parmi les ouvriers
de l'agriculture. Le prolétariat de la grande industrie est bien différent du
prolétariat agricole. Il est groupé par grandes masses sur quelques points.
Ses travailleurs se rencontrent souvent réunis par centaines dans la même
fabrique, et quelquefois par milliers. Ils composent, dans les centres où les
intérêts commerciaux les rassemblent, de formidables g^nisons industrielles,
uniformément disciplinées par la régularité des mêmes travaux. Les chiffres
à cet égard sont menaçans. Sans parler des grandes villes, de Manchester, de
Birmingham, où Ton rencontre 50,000, 60,000 ouvriers, on en compte à
Leeds, par exemple, 10,000 employés seulement à la manufacture du drap;
dans la commune de Macclesfleld, 6,000 employés au coton, 1,000 à la soie
et 5,000 aux tissus de soie et coton; à Spitafields, les soieries occupent 5,000
ouvriers; les rubans, 2,000 à Coventry. Il y en a 12,000 à Halifax pour le
drap, 7,000 à Bradford; dans la petite ville de Paisley (Renfrewshire, en
Éeosse ), 6,000 ouvriers travaillent à la filature de coton; la même industrie
en occupe 20,000 à Glasgow. Dans les trois cantons d'Ugbrigg, de Morley et
de Sheprack, dans le West-Riding du Yorkshire , 68,000 ouvriers adultes
sont employés à la fabrication du drap, etc. (1). En somme, le nombre des
ouvriers des grandes manufacturés dépasse 400,000. Leurs conditions d'exis-
tence sont liées à un petit nombre d'industries, celles du coton , de la laine,
des soies, du lin, de la quincaillerie, des mises, pour ne citer que les princi-
pales. Les travaux des mines de houille, par exemple, emploient 185,000 per-
sonnes; l'industrie des fers, 70,000; celle des laines, 100,000; celle des soies,
200,000; celle des lins, 30,000; le filage et le tissage du coton, 220,000 (2). Les
souffrances de ce petit nombre d'industries touchent à un très grand nombre
d'existences; mais l'agitation que les fluctuations commerciales peuvent pro-
duire devient bien plus redoutable, lorsque la crise ébranle l'industrie tout
entière, lorsqu'une commotion fatale jette la perturbation dans toutes les
affaires, et, ce qui augmente encore la gravité de cette considération, une
expérience de près d'un demi-siècle prouve qu'au moins une année sur cinq
ramène périodiquement ce terrible dérangement dans la machine économique
de l'Angleterre. A ces difficiles époques, lorsque le plus grand nombre des
fabriques se ferment, lorsque les autres sont forcées de diminuer leurs pertes
par la diminution des salaires, la Mm réveille au sein des populations manu-
facturières les questions les plus brûlantes. Elles s'interrogent sur les causes
de leurs jnaux : s'inquiétant peu des oîreonstanoes aeoÀdentdles et fatales çii
les ont amenés, elles eroîent les v<Mr là où les leur montrent les démagogues,
dans la eonsëtution du pays, dans la direction générale du gouvernement.
Elles prennent atora une attitude politique. C'est ainsi que l'établissement de
(1) Andrew Ure, Pkihmfpky ûf Mémtfaeimrei, part. I , ebap. in. StaHsties.
<S) Mmo-CmUoeh'ê Siatiêiieta Aoomnd^Uk» MrUUh Empire, tom. I, part. m.
AiiiMlry ofikêBHtiÊKMmfin.
TRAVAIL DES ENFANS DANS LES MINES. 127
la grande industrie a créé en Angleterre un élément, une force vraiment dé-
mocraitiqoe. Cette force s'est mise d'abord au senice du parti radical, quî
n'était que réformiste; aujourd'hui elle se prête au chartisme et menace de
devenir révolntionnaire. Déjà la dernière de ses manifestations, celle que nous
avons vue cette année, a pris un caractère de résolution grave et sombre qu^on
ne connaissait pas encore aux émotions populaires en Angleterre. Pour la
prNDière fois, sur toute la surface de la Grande-Bretagne , on a vu au même
instant pins de 400,000 ouvriers quitter leurs ateliers, interrompre tout tra-
vail pendant une semaine, et réaliser la première menace du chartisme, le jour
do repos, le holyday. Ce concert dans une résolution négative est déjà bien
effirayant : on dirait les secessiones de la plèbe romaine. De là à la rébellion et
à la violence, quelle distance y a-t-il ? C'est un problème que les plus coura-
g^ix et ks plus confians ne sauraient envisager sans inquiétude.
Si raristocratle britannique eût pu prévoir les dangers politiques que re
celait la grande industrie , si , comme le disait naguère un de ses organes
les plus accrédités (1), elle avait pu constituer un état à priori^ une utopie,
sans donte elle se serait gardée de s'engager dans la voie où Ta précipitée une
impulsion aveugle; mais, tout en acceptant comme fait accompli et irrévocable
la constitution industrielle que la nature des choses a 'donnée à la Grande-
Bretagne, on comprend qu'elle doive toujours la voir avec méflance, avec
crainte, et qu'elle cherche à modérer, à neutraliser, à combattre de toutes ses
forces les coups que l'industrie porte chaque jour à l'édifice ébranlé de la
vieille An^eterre. L'intérêt de sa conservation lui a commandé cette con-
duite, et la loi dont nous non» proposons d'examiner ici les résultats déjà
accomplis et les développemens probables est le premier pas qu'elle ait fait
dans cette voie.
n y a deux ans, lorsque dans une intention fort louable assurément, et qui
ne peut manquer de produire d^excdlens résultats, on voulut suivre en France
l'exemple de l'Angleterre et transporter chez nous la législation à laquelle elle
avait soumis en 1833 le travail des enfans dans les manufactures, on a trop
négligé, ce nous semble, d'apprécier à sa juste valeur le caractère spécial que
cette mesure avait eu chez nos voisins au point de vue politique. L'origine
même de h loi eût pu fournir à cet égard des données dignes d'attention (2).
Ifoos sommes fort éloigné de mettre en doute les intentions philantropiques
et généreoses des promoteurs et des partisans de cette législation; nous avons
qasAqat droit néanmoins à avancer que des motifs politiques, tout particu-
liers à FAngleterre, y ont présidé à l'établissement de cette loi , lorsque nous
considérons le parti qui en a pris l'initiative, qui l'a conçue, et qui avait le
(1) Quarterly Rêview, n» eu., september 1S42.
(S} II est à regretter que ce côté de la question ait été omis dans le rapport de
M. Charles Dnpin , qui inaugura la longue élaboration de cette loi dans notre par-
lement, et où, da reste, les élémens statistiques et économiques de la discussion
ont été rénnis et présentés avec une remarquable lucidité.
128 REVUE DES DECX MONDES.
plus d'intérêt à la faire adopter. £Ue fut proposée d'abord en 1832 par
M. Sadler, Féconomiste de Fultra-torysme, qui s'est rendu fameux en Angle'
terre par la haine qu'il a vouée à la grande industrie. L'année suivante, un
des représentans les plus éminens des mêmes opinions, lord Ashley, la prit
sous son patronage et la fit adopter par la chambre des communes malgré l'op-
position du parti libéral et la répugnance non équivoque du ministère whig,
qui, par l'organe de deux de ses membres, lord Althorp et M. Poulett-Thomp-
son, tenta vainement de substituer des amendemens aux prescriptions les
plus restrictives du bill.
La loi de 1833 a porté remède sans doute à de déplorables abus, on peut le
dire sans ajouter foi à toutes les peintures exagérées de la condition des enfans
dans les manufactures, qui rencontrèrent d'abord trop de crédulité auprès des
philantropes anglais, et soulevèrent de si vives clameurs contre ce que l'on
appelait la traite des blancs. Il est également vrai qu'elle n'a pas encore pro-
duit tout le bien qu'en attendent les cœurs généreux. Néanmoins, ceux qui
savent se contenter d'un bien incomplet, mais solide, et auquel l'avenir pro-
met des développemens assurés, peuvent se tenir pour satisfaits des résultats
obtenus jusqu'à ce jour par la législation anglaise. D'ailleurs, cette législation
n'eilt fait que consacrer le principe de l'intervention du gouvernement dans
les rapports de la population ouvrière avec les chefs d'industrie, que ce serait
un titre suffisant en sa faveur auprès des hommes d'état. Mais elle a fiiit da-
vantage : elle a voulu protéger Tenfant contre l'oppression de la force indus-
trielle, qui souvent, au péril de sa frêle existence, avait abusé de sa faiblesse
dans de cupides et aveugles intérêts; elle a qf oclamé que l'état devait veiller
au développement physique et moral de l'enfant pauvre; le but est difficile à
atteindre sans doute, mais c'est déjà beaucoup que d'avoir commencé à prendre
des moyens efficaces pour y arriver. Nous allons indiquer, dans un rapide
aperçu , ces moyens et les conséquences qu'ils ont amenées. Nous porterons
de préférence notre attention sur les points dont la pratique a paru la plus
difficile et la plus douteuse dans les discussions que le vote d'une loi sem-
blable a soulevées en 1840 au sein de nos chambres.
On sait que la loi française du 22 mars 1841 est applicable aux manufac-
tures , usines et ateliers à moteur mécanique et à feu continu , et à toute
fabrique occupant plus de vingt ouvriers. Elle divise les enfans, aux intérêts
desquels elle a voulu pourvoir, en deux catégories marquées par des limites
d'âge : la première comprend les enfans de huit à douze ans; la seconde, ceux
de douze à seize. Tout travail dans tçs manufactures désignées est interdit
au-dessous de l'âge de huit ans. Pour la première catégorie, le travail effectif
ne peut être de plus de huit heures sur vingt-quatre, et de plus de douze heures
pour la seconde. La journée de travail est limitée entre cinq heures du matin
et neuf heures du soir. Tout travail entre neuf heures du soir et cinq heures
du matin est considéré comme travail de nuit, et à ce titre interdit aux en-
tans au-dessous de treize ans, et permis au-dessus de cet âge, en comptant
deux heures pour trois dans le cas où il serait exigé par suite du chômage d un
TRAVAIL DES ENFANS DANS LES MINES. 129
moteur hydraulique, ou par des réparations urgentes, ou encore dans les éta-
blissemens à moteur continu, dont la marche ne peut être suspendue dans le
cours des vingt-quatre heures. Telles sont les prévisions restrictives de la loi
qui veillent aux intérêts de la santé des enfans et de leur développement
physique. L'article 5 pourvoit à leur développement intellectuel et moral; il
exige que, jusqu\^ Tâge de douze ans, les enfans reçoivent Tinstruction pri-
maire. Pour Tapplication de la loi , une grande latitude est laissée au pou-
voir réglementaire de Tadministration. Parmi les mesures auxquelles il lui est
spécialement recommandé de pourvoir, il faut remarquer celles qui doivent
assurer aux enfans Finstruction primaire et renseignement religieux, et près-
erire les conditions de salubrité et de sûreté nécessaires à la vie et au bien-»
être des enfans. L'article 10, qui autorise le gouvernement à nommer des
inspecteurs pour surveiller Texécution des mesures arrêtées, est aussi l'un
des plus importans, puisque l'efficacité de la législation dépend évidemment
de la vigilance et de l'activité du contrôle qui sera exercé par les agens spé-
ciaux du gouvernement sur les établissemens auxquels elle doit s'appliquer.
Mais rien n'a été arrêté par la loi française sur le système d'inspection à
adopter; on n'a pas voulu créer des fonctions salariées dont l'expérience
seule peut faire apprécier l'importance. Le ministre du commerce a déclaré
qu'il confierait le mandat honoraire d'inspecteur à des personnes considérées,
établies dans les arrondissemens où les manufactures seraient situées. Avant
la loi de 1833, un système analogue avait été mis à l'essai en Angleterre
pour une loi spéciale, connue sous le nom ^acte pour protéger la santé et
la moralité des apprentis et ouvriers employés dans les manufactures
de coton. Cette loi autorisait les juges de paix des comtés à nommer chaque
année deux personnes pour examiner si les prescriptions qu'elle avait arrê-
tées étaient exécutées dans les manufactures de leur district. Mais en 1833,
lorsqu'on a voulu faire une œuvre sérieuse, on a reconnu TinsufOsance de
œ système; on a compris que , pour avoir une surveillance active , zélée et
vraiment efficace, il fallait la confier à des agens spéciaux. Le secrétaire
d'état du département de l'intérieur a donc été autorisé à nommer quatre
inspecteurs entre lesquels ont été partagés tous les districts manufacturiers
da rojraume-uni. Ces inspecteurs reçoivent un traitement de 25,000 francs
par an ( 1 ,000 liv. st. ); ils ont sous leurs ordres des agens secondaires nommés
snrveillans (superintendents) (1). Toute manufacture est visitée au moins
trois fois par an , soit par l'inspecteur du district, soit par les surveillans. Ils
examinent les pièces justificatives de l'âge des enfans, les certificats qui con-
staftent leur assiduité à l'école (la loi anglaise astreint les enfans de 9 à 13 ans
à assister deux heures par jour à l'enseignement d'une école), et les registres
spéciaux que les manufacturiers doivent tenir relativement aux conditions sti-
pulées pour le travail des deux catégories d'enfans et de jeunes gens : la pre-
mière comprend les enfans entre 9 et 13 ans, la seconde depuis 13 jusqu'à 18.
(i) Le traitement des surveillans est de 8,750 francs (350 liv. sterl.)*
TOMS I. 9
130^ REVtJË DfiS'DEÛI&f HON»BS.
Tûttlè pertonne qtfî's'oppose à Texercice des fonctibBsxIe Tiiospecteur est pas^
8ib!^d*ÙDe amendé dé 10 liv. st. (250 fr.). LUhspecteui* est' autorisé à faire
to09 les règlètnéD^que la bonne exécution de la loi Ini parâtt etiger. Il a le
dMf di^dèhiander au chef d'industrie tonfî Ic^ renseignemens dont il croit
avoirbésoirt relativement aux personnes qu^l enrploie et au travaSl qu'elles
accomplissent. La loi lui confie d^aillëars, sur les constttbîès er les autres
agéus* de police, les pouvoirs et la juridiction attribués aux Juges-dé-paix.
Enfin Tinspecteur doit, deux fois par an, réunir, dans un rapport adressé au
ministre de l'intérieur, toutes les observations qu^l a recueillies sur l'exécu-
tion de la loi ^ tous les renseignemens qu'il a obtenus sur la condition des
classes ouvrières avec lesquelles soit par lui-même, soit par ses agens, il
est'ContiUuellëment en contact. Ces rapports sont Imprimés et distribués aux
membres des deux chambres, qui sont ainsi toujours tenus au courant de
l'état de la populatiôir manufacturière. -
IlisUffit d'avoir parcouru quelqUes-uns de ces précieux rapportsf pour com-
prendre que le système d^nspection qu'elle a établi est la partie vraiment
excdlente dé la loi anglaise sur lé travail des enfans. On ne saurait se faire
une idée dé l'intérêt et de la valeur dés renseignemens que les inspecteurs
ont'foumis sur la' condition de la population 'industrielle du royaume-uni.
La statistique , l'économie politique et la politique leur sont également rede-
vable^. Les résultats généraux de leur mission dominent' tellement d'ail-
leurs la spécialité pour laquelle ils ont été créés, qu'on ne les appelle plus,
comme ils le sont' réellement en efM, que lés inspecteurs des manufactures
(inspectors offactorîès").
Mbispour ce qui regardé partiéulièrenient les effets produits par la loi de-
puis qu'elle a étér promulguée jusqu'à l'année dernière, on peut se dispenser*
de recourir à ces volumineux documens; on en trouve l'aperçu le plus com-
plet dans un rapport présenté en 184t à la chambré des communes par une
commission, sous la présidence de lo^d'Aâhley, qui avait été chargée dé faire
une enquête sur lés^résultatSFde la loi jusqu'à cette époque, et sur les amen-
demens et les développemens qu'elle réclamait.
En Angleterre comme en France, durant la discussion de la loi, ses adver-
saires prétendaient qu'elle jetterait là perturbation dans les conditions du
travail , que les fabricans seraient obligés de se passer des enfans compris
dans la catégorie pour laquelle la durée du travail était fixée à 8 heures par
jour; ils diraient, en effet, que, dans la plupart des manufactures où ils
étaient employés, les enfans étaient attachés comme auxiliaires aux ouvriers
adultes , et qu'enlever à ceux-ci , pendant une partie de la journée, les mains
dont ils ne pouvaient se passer, ce serait diminuer forcément aussi leur
journée de travail. Cette prévision s'est réalisée en partie dans l'application
delà loi aux manufactures anglaises. En 1839, la dernière année pour laquelle
l'enquête donne des chiffres officiels, le nombre des ouvriers de tout âge em-
ployés dans les manufactures soumises à la législation sur le travail des en-
fans était de 417,232, parmi lesquels on comptait 193,531 enfans ou jeunes
TRAVAIL DBS ENFANS DANS LES lUNES. dBl
gens de 9 à 18, dont 160,706 entre 13 et 18, et 32,825 seulement entre 9 et 13
ans. U y avait eu sur le nombre des enfans de cette dernière catégorie une
réduetion que Ton peut évaluer à plus d'un tiers. On s'eniéra,du reste^ une
idée plus «xacte par la comparaison des chiffres fournis pour l!amiée 1;8S5,
dans laquelle la loi a commencé à <étre appliquée, et l'aniiée >iaS9, sur les
deux districts les i^us manufacturiers'de FAngleterre soumis à Tinspeetieu
«de MM. Homer^t Saunders. En 1835, (m y x»mptait 228^0 travaiUeurside
tout âge dont :
Entre 9et 13 ans 38,941
£ntre 13 et 18 ans 70,220
r^ombre total des enfans et des jeunes gens.. 109,161
En 1889, il y avait dans ces districts 267,71 3 travailleurs de tout âge dont :
Entre 9 et .ta ans 24^83
Ën&eldet.tô ans «... 193^432
* ■ ■
Nombre total des enfans et des jeunes gens.. 127,715
On^oit par ces chiffres officiels que, même sans avoir égard à Faugmenta-
tî^ qui a eu lieu.sur le nombre total des mains ouvrières, en 1839, la dimi-
soticHkest déplus d'un tiers sur.le nombre des enfans qui ne doivent tra-
vaiUer que 8 heures par jour. Le rapprochement des deux tableaux, preuve
^gue le^iombre total des enfans et des jeunes gens s'est accru à> peu près dans
Ja iBéBie,pr0portion que Fensemble de la, population ouvrière. Pour les ,tra^
¥aux ^î exigent la présence de Tenfan t . dans Tatelier aussi * loQg-temps . que
jeeUede Fouvrier dont il est Fauxiliaire, les manufacturiers ont^ donc remj^cé
.ies-eoCsm&quLne doivent travailler que 8 heures par .ceux deda setoondeca-
..légorie.
;. D'ailleurs, dans < les industries qui réclament la même durée de travail
. jKmr renfpuatque Qour l'ouvrier adulte, on a réalisé sur une assez vaste, échelle
qpe combinaison qui concilie les prescriptions de la loi avec les besoins des
jnanufaMstures :*j.eveuxtparler du système des relais qui consiste à avdr deux
ou trois brigades d'enfans dont on alterne les travaux de manière à avoir
.,jh^joars dans l'atelier le nombre d'enfans nécessaire auxx)uvriers.I.e sys-
«tèoie de celais l^,pius simple.et.le plus généralement suivi est loelui. qui -fait
4ravaiilendettx bpgades 0 heures chacune, Tune avant lerepas, Tautre après.
..Ce syUkm^ es^ préféré.par les. inspecteurs parce qiL'il est .plus-laeile à^con-
t«51er.>HMS, dans les. lieux où Ton a J)esoin d'utiliser leplus possible^le tira-
taildes eoiiu^,^on se,sert de trois brigades^ le principe étant d'employer
tnns en£ins à Sxbeuces par Jour pour faire le service de 2 à 12 heures,
limite ordinaire de .la joumée de travail en Angleterre. La première bri-
lle travaiUe 2,beui:es depttisi6 beuresilu.aiatin jusqu'à 9* 2. heures 4^-
9.
132 REVUE DES DECX MONDES.
puis 8 heures jusqu^à 10 1/2, et fait les 4 heures qui lui restent de 1 heure 1/2
jusqu'à 5 1/2. La seconde brigade se met au travail à. 10 heures 1/2 et y de-
meure jusqu'à 12 1/2; elle revient à 1 heure 1/2, sort à 5 1/2, et fait enfin ses
dernières heures de 6 à 8. La troisième brigade remplit les lacunes laissées
par les deux autres. Ce dernier système est suivi particulièrement à Man-
chester. Dans le Lancashire, le Yorkshire, les comtés de Durham, de Cum-
berland et de Westmoreland , sur 1900 manufactures, 1300 environ ont
adopté le système des relais. Les infractions à la clause de la loi qui fixe à 8
heures par jour le travail des enfans de la première catégorie paraissent
avoir été peu nombreuses. Dans la plupart des manufactures, les enfans
gagnent autant en travaillant 8 heures qu'ils gagnaient auparavant dans une
journée de 12 heures, et, proportionnellement, ceux qui sont embrigadés
dans les relais de 6 heures ne sont pas moins payés. Dans les filatures de
coton, le salaire des enfans qui travaillent 8 heures par jour varie de 1 sh.
5 d. ( 1 fr. 75 c. ) par semaine, à 4 sb. 6 d. (5 fr. 60). A Manchester, au
lieu de diminuer d'un tiers comme le travail , les salaires n'ont diminué que
d'un sixième ( de 3 sh. à 3 sh. 9 d. ). J^e salaire des enfans au-dessus de 13
ans varie de 6 à 7 sh. par semaine (de 7 fr. 50 c. à 8 fr. 75 c. ).
Si un sentiment d'humanité , si un intérêt politique commandent au gou-
vernement de protéger la santé et la vie de l'enfant contre les funestes effets
d'un travail excessif, ce n'est pour lui ni un intérêt moins pressant , ni un
devoir moins sacré de veiller à la culture intellectuelle et morale des géné-
rations nouvelles. Là surtout où les classes ouvrières, plus nombreuses et plus
agglomérées, font peser sur la société des menaces de perturbation plus re-
doutables, il semble que, contre les excès d'une force brutale à laquelle les
moyens de défense dont elle dispose n'opposeraient qu'un obstacle insuffi-
sant, la société n'ait de garantie que dans la raison même de ces masses et
dans des principes de moralité assez fortement enracinés en elles pour con-
tenir toutes les mauvaises passions que développe leur condition misérable.
Les auteurs de la loi anglaise l'ont bien compris; ils ont voulu que tous les en-
fans engagés de. bonne heure dans la grande industrie reçussent les premiers
élémens de l'instruction : ils ont exigé que, jusqu'à l'âge de treize ans, ils as-
sistassent deux heures par jour à l'école, et une clause de l'acte donne même
aux inspecteurs le droit de créer des écoles partout où ils le jugeront néces-
saire.
Les deux principales institutions qui, en Angleterre, répandent l'instruc-
tion parmi le peuple, sont la Société nationale et la Foreign and British
School Society. La première compte un grand nombre d'écoles dirigées
selon ce que l'on appelle le système national; beaucoup de ces écoles avaient
été établies par des sociétés particulières qui se réunirent, en 1811, dans
le but de favoriser l'éducation de la jeunesse selon les doctrines de IVglise
établie. Cette société, qui dispose de fonds considérables, a institué un très
grand nombre d'écoles, où Tinstruction est donnée à peu de frais; ce qui les
caractérise, c'est l'usage du catéchisme de l'église anglicane, et l'observation
TRAVAIL DES ENFANS DANS LES MINES. ' 133
du culte de cette église par les enfans qui les fréquentent. En 1835, il y en
avait 5,659, suivies par 516,000 écoliers. La British and Foreign School
Society fut fondée en 1810 par M. Laucaster pour répandre Féducation dans
les classes ouvrières, sans acception de secte religieuse. Cette société a aussi
lin très grand nombre d'écoles. En somme, en Angleterre et dans la princi-
pauté de Galles, il y avait, en 1833, 35,986 écoles quotidiennes {daily
schools)^ fréquentées par 1,276,000 écoliers, et 16,828 écoles du dimanche
(sunday schools)^ où 1,548,000 individus, adultes ou enfans, recevaient les
premiers élémens de l'instruction. La plupart de ces écoles du dimanche,
institution populaire dont Vidée fut conçue par un imprimeur de Glocester,
sont entretenues par des associations particulières. On y apprend à lire et à
écrire, et on y enseigne les principes et les devoirs de la religion. Parmi les
établissemens de ce genre, un des plus remarquables, assurément, est Técole
de Stockport : elle est fréquentée par plus de 4,000 enfans, divisés en plu-
sieurs classes et répandus dans une quarantaine de salles, où ils reçoivent
les leçons de 400 répétiteurs qui donnent chacun leurs soins à 10 ou
12 élèves (1).
Il s'en faut de beaucoup néanmoins que la partie de la loi qui exige que
l'enfant reçoive une instruction élémentaire soit universellement et rigoureu-
sement appliquée, et ait produit les effets que Ton se proposait. Il y a d'abord
de sdi stricts nianufacturiersoù il n'existe point d'écoles. Nous lisons dans les
comptes-rendus des inspecteurs pour les six premiers mois de cette année (2)
que dans un de ces districts, qui compte une population de plus de 50,000
âmes, il n'y a qu'une seule école, une école catholique romaine. Dans les ma-
nufactures qui sont à la portée des écoles, la loi veut que tous les lundis
l'enfant reçoive du maître un certificat qui constate qu'il a assisté aux cours
tous les jours de la semaine précédente et deux jours d'avance. Il paraît seu-
lement que les parens ou les chefs d'industrie n'ont pas de peine à obtenir
ces attestations de la éomplaisance du maître. Il y a même un assez grand
nombre de manufactures dans lesquelles les chefs ont établi et entretiennent
des écoles à leurs frais; mais là , pour être plus exactement observée dans les
formalités qu'elle prescrit, on conçoit que la loi n'est que plus facile à éluder
dans son esprit. Le chef d'industrie ne met le plus souvent à la tête de son
école qu'un de ses ouvriers, et , sans parler même de la valeur de l'instruction
qui peut y être donnée, on devine que les transgressions de la loi ne doivent
pas être sévèrement relevées par un instituteur qui est à la solde du fabricant.
D'ailleurs, si l'on examine avec attention la loi anglaise dans les détails, on
y aperçoit des imperfections qui , dans un grand nombre de cas, en rendent
l'application ou impossible ou insuffisante. La plus grave sans doute est celle
(1) Andrew Ure, Philoiophy of Manufactures, part. m. State of instruction in
Mhe faetùries,
(«) First Report of tke inspectors of factories for the year 184Î, report of
M. Howell.
1S4 REVUE DES DEUX MONDES.
qoi est relative à la constatation de Tâge des enfans. Il est impossible que les
limites de 9, 13 et 18 ans, prescrites par la loi, puiissent être bien observées.
Les Anglais n'ont pas, comme nous, d*état civil; ils ne peuvent, comme nous,
exiger de l'enfant Textrait de son acte de naissance, ni un livret délivré
par le maire de sa commune , où toutes les circonstances de sa vie civile
soient autiientiquement inscrites : garantie précieuse, que l'admirable régu-
larité de noire administration nous a mis à même de donner à Tobserva-
tion d'un/ article important de notre loi sur le travail des en&ns, et qui hii
assure à cet égard une incontestable supériorité pratique sur la légklatioii
anglaise. £n Angleterre, on n'a d'autre garantie de l'âge des «nians quelle
certificat d'un médecin qui ne peut se prononoerque sur des. probabilités; rien
de plus incertain, assurément, que cette autorité. Vainement a-l>K)n voijda
recourir aux registres de baptême tenus par le clergé : beaucoup d'enfans n'ont
pas été baptisés; pour un grand nombre d'autres que le déplaoement'de leurs
familles a conduits loin du lieu de leur naissance, il eût été très difficile de«e
procurer l'extrait de baptême; d'ailleurs, l'enfant présen^tatt même un certi-
ficat du clergymauy rien ne prouve que ce certificat lui appartient léelle-
ment (1).
Pour prévenir les transgressions que doit nécessairement rencontrer une
loi si difficile à appliquer dans sa rigueur, la commission de la chambre des
communes a proposé, par l'organe de lord Ashiey, d'en rendre les prescriptions
encore plus restrictives. £lle demande que le travail des enfans au-dessous de
13 ans soit réduit à 6 heures par jour. Letravaildejourestfixéà 16 heures;
la commission, trouve cette limite trop étendue, parée quWle permet aux
£abricans de faire travailler quelquefois plus de 12. heures par jour les jeunes
gens de la catégorie de 13 à 18 ans : elle voadrait la voir ^réduire dC' deux
heures, et que le travail de jour fût compris entre 6 heures* du matin et
d heures du soir. Elle propose, en outre, d'éteiàdre de 18 à SI ans la limite
d'âge de la catégorie qui ne doit pas travailler plus de 13 heures. Elle de-
mande encore que l'on élève les pénalités, et que le nombre des surveilians
joit augmenté. Enfin , l'acte de 1833 laissait en dehors des prescriptions les
manufactures de soie et de tulle; la commission termine son rapport en de-
mandant qu^elles y soient conlprises. Le ministère de lord Melbourne a pré-
aenté en 1841 un projet de .toi spécial pour remplir cette dernière lacune :
€0 bill avait déjà subi favorablement les deux premières épreuves dan&'la
chambre des communes; mais à la fin de la session , en présence des grandes
luttes où le sort de l'administration était engagé, lord John Russell en de-
manda rajoumement.
Quant aux modifications plus restrictivesique la commission a proposétSy
les hommes modérés de tous les partis sont loin d'en admettre l'urgence, et,
dans la dernière session, sir James Graham , interrogé à ce suîetdaas la
diambre des communes, a répondu que l'administration n'avait pas Finira-
(1) J^porf fnm thê $$kct cammUtee, etc., 1S41 , p. S et 9.
TRAVAIL DES ENFANS DANS LES MINES. itS
tion de toucher à la loi existante. Tous ceux , en effet, qui ne voient pas sec»
iënenrdàos les lois des manufactures une tactique de parti destinée à faire
diversion à Fassaut que le parti contraire li?re aux lois des céréales, appré-
cient à sa juste valeur le véritable caractère de cette législatipn : ils ne peu-
vent la considérer comme rigidement applicable dans ses minutieuses prévi-
doBs; c'est moins par les détails que par l'ensemble et l'esprit qui l'inspire
qu'elle leur parait avantageuse. L'emploi des enfane dans les manu&ctures
avaiit entraîné de grands abus, des abus homicides, moins fréquens, il faut
lé dire, qu'on n'était parvenu à le persuader à une philantropie trop crédule,
mais assez graves cependant pour réclamer une législation, une surveillance,
<fai en prévinssent à Jamais le retour. C'est ce que l'on peut atteindre , oe.
que l'on a même atteint en grande partie par la loi actuelle; empiéter plus
encore qu'on ne Fà déjà fait sur la liberté de Findustrie, sur la liberté de Fin-
dlvidu, sur Fàutorité du père, sur les nécessités de la famille, ce ne serait
phis qu'obéir aveuglément à l'esprit de système, ou sacrifier aux calculs d'une
caste les intérêts même que l'on feindrait de vouloir protéger. L'humanité
raisonnable et sincère défend d'aller plus loin. 11 est certain que la condition
dè6 enfains dans les manufactures est beaucoup plus heureuse que dans toutes
les autres positions où Findigence peut les placer. Le travail de la manufac-
ture, surtout lorsqu'il est aidé par un moteur automatique, est moins pénible
pour eux que celui des mines^ de la marine, des forges et d'un grand nombre
de petites industries. 11 est prouvé, par les rapports des inspecteurs anglais,.
qpil n'est pas plus préjudiciable que les autres travaux à la santé et à la
l<mgévité (1). ^Enfin, peut-on croire qu'écartés des grandes manufactures, les
en&ns pauvres trouveraient ailleurs des conditions d'existence plus avanta-
geuses à leurs intérêts physiques et moraux? L'expérience a prouvé jusqu'à
ce j^r le contraire. On sait qu'un grand nombre d'enfans, éloignés des/oc-
tffries par les prescriptions de la loi, ont été jetés dans des industries et con-
dttnnés à des travaux bien plus oppressif, bien plus dangereux, que ceux
auxquels la philantropie avait voulu les soustraire. Les enquêtes dirigées
par lord Asbley sur la condition des travailleurs dans les mines , et dont les
résultats, consignés dans trois énormes volumes in-folio , ont été mis sous
les yeux du parlement dans la dernière session , contiennent à cet égard des
révâations effrayantes dont FAngleterre tout entière s'est justement émue,
et qui ne peuvent manquer d'exciter un douloureux intérêt partout où la pur.
bfidté leur donnera le retentissement qu'elles méritent (3}.
(1) FueUM^ labour is deeidêdly not injuriout to Kealih or longmyiiy, compared
wHh oth9r employementtf telles sont les paroles expresses de M. Riekards, on des
premiers inspecteurs des manufactures, et qui n^a jamais été suspecté de partialité
à regard de Findustrie.
(S) La commission qui a travaillé à cette enquête durant dix-buit mois se com-
posait de quatre commissaires et de vingt sous-commissaires nommés par le mi-
nistre de l'intérieur.
136 REVUE DES DEUX MONDES.
Le rapport de lord Ashley embrasse Tindustrie minière de tout le royaume-^
uni. Il fait connaître Tétat de Tenfauce et de la jeunesse dans la population
ouvrière qu'occupe Texploitation des richesses souterraines de FAngleterre
{ihe suhterranean interest). L'industrie minière se divise, dans le royaume**
uni, en deux branches bien distinctes : les mines de fer et de houille d*ua
côté, et celles de cuivre, d'étain, de plomb et de zinc de l'aqtre. La première
de ces branches est celle qui a le plus d'importance et qui occupe le plus grand
nombre d'ouvriers. On compte environ 30,000 travailleurs dans les houillères
(collier ies) de l'Angleterre et de l'Ecosse. C'est là surtout que l'intervention
du gouvernement était réclamée. No^is allons essayer de donner une idée de
l'état où les commissaires chargés de l'enquête ont trouvé les travailleurs dans
les mines de houille.
On connaît l'importance des houillères de la Grande-Bretagne. On sait
que, sous la partie occidentale de l'Angleterre, s'étendent d'immenses et
profondes couches de houille, si riches que les géologues les plus accrédités
dans la science ont pu affirmer que vingt siècles d'exploitation ne suffiraient
pas pour les épuiser. Les avantages dont l'Angleterre est redevable à ses
houillères sont vraiment inappréciables. Sous le climat froid et humide du
joyaume-uni, le combustible est une des premières nécessités de la vie; sans
ses charbons, FAngleterre aurait été obligée de s'approvisionner au dehors et
à grands frais d'un article si indispensable, et qu'elle fournit à si bas prix à
ses habitans; car elle n'aurait pas assez de bois pour la consommation de com-
bustible qu'exigent les besoins domestiques. Quelque considérable que soit à
cet égard pour la Grande-Bretagne Futilité de ses mines de houille, elle s'ef-
face devant les immenses élémens de puissance que Findustrie britannique
y a puisés. On peut dire que les houillères de FAngleterre sont la base de
sa prospérité industrielle et commerciale. Vainement aurait-elle possédé les
mines de fer et de cuivre les plus riches du monde, vainement l'esprit indus-
trieux de ses habitans aurait-il créé ces admirables machines qui ont mis entre
les mains de Fhomme les forces fabuleuses des Titans : ces élémens de puis-
sance industrielle ne seraient rien sans la houille qui fournit la force motrice;
privée de ses houillères, l'Angleterre n'aurait pu atteindre dans le monde
à cette suprématie commerciale et industrielle qu'aucune concurrence ne
pourra lui enlever, à moins que le génie humain ne donne un jour aux ma-
chines un autre moteur que la vapeur. On a eu raison d'appeler les houil-
lères de FAngleterre ses « Indes noires » {black Indies)^ il est certain qu'elle
y a trouvé plus de trésors que l'Espagne n'en a retiré des mines du Mexique
et du Pérou.
Les personnes qui aiment le langage positif des chiffres pourront se faire
une idée de la production et de la répartition des richesses houillères de
l'Angleterre par les données suivantes. La consommation domestique ab-
sorbe annuellement 17,000,000 de tonnes. L'Angleterre produit annuelle-
ment 800,000 tonnes de fer qui consomment 4,000,000 de tonnes de houille.
Les fonderies de cuivre emploient 500,000 tonnes de charbon pour la fonte
TRAVAIL DES ENFANS DANS LES MINES. 137
de 185,000 tonnes de métal; la manufacture de coton , 800,000; celle de la
laine, de la soie, du lin, 600,000; enfin, en y joignant le contingent des
autres industries et des exportations» qui en 1837 était de 1,100,000 tonnes,
on voit le chiffre total de la production houillère de TAngleterre s^élever à
non moins de 26,000,000 de tonnes, ce qui, en évaluant la tonne au prix
moyen de 8 sh. (10 fr.), représente annuellement la somme de 260,000,000
de francs (1).
Mais, quoique l'extraction de la houille soit une des pluà grandes sources
de richesses de l'Angleterre, par un dép]prable contraste, il n'est pas dUndus*
trie où la condition des travailleurs ait jamais présenté des misères dont
rhumanité ait autant à gémir. L'exploitation seule d'une mine donne aux
lieux où elle s^établit un aspect désolé, le paysage prend une teinte funèbre,
les rians cottages des fermiers font place aux misérables cabanes des mineurs.
Les travaux de Fagriculture disparaissent, comme effrayés de ces épais nuages
de fumée que vomit la mine , de la robe funéraire dont le sol se couvre aux
environs , et de cette triste population de mineurs sur la physionomie des-
quels l'existence qu'ils mènent dans les profondeurs de la terre imprime un
caractère sombre et bizarre.
La population des mines est répartie entre quatre catégories de travailleurs
dont nous allons indiquer rapidement les fonctions, déterminées par la pro-
gression de l'âge. Au sommet de la hiérarchie sont les overmen et les depu-
tieS'Overmen, Ce sont eux qui sont chargés de la police de l'exploitation; ils
doivent veiller à l'exécution des travaux et à la sécurité de la mine. Élevés à
ce poste par leur intelligence et leur bonne conduite, ils jouissent ordinaire*
ment d'un salaire annuel de 100 liv. st. (2,500 fr.) Voverman a l'intendance
générale; le deputy-overman , son lieutenant, surveille l'exécution de ses
ordres; c'est lui qui mesure à chaque ouvrier extracteur (hewer) sa part de
travail; il assigne au putter, jeune homme chargé d'enlever la houille extraite,
le lieu de son travaU.
Les mineurs proprement dits , les ouvriers qui extraient le minerai ou la
houille (hewers)^ sont en général des hommes faits. Us descendent dans les
travaux à deux heures du matin et reçoivent les ordres des deputies-overmen.
Pour travailler, ils se dépouillent de leurs vétemens; dans quelques mines, ils
gardent une ceinture, niais ils sont ordinairement dans un état complet de
nudité, malgré la présence des femmes et des jeunes filles employées auprès
d'eux. La nature de la roche dans laquelle ils travaillent les oblige souvent à
se tenir dans les positions les plus pénibles , accroupis, étendus sur le dos ou
couchés sur le c6té. Leur journée se termine à deux heures après midi. Dans
un des districts houillers les plus considérables de l'Angleterre, le comté de
Durham, le salaire des hewers peut être évalué à environ 50 liv. st. (1,200 fr.)
par an.
Immédiatement après les hewers viennent les putters. Ce sont des jeunes
(î) MaC'CuUocK'i Statit, Account, etc., 1. 1, part. IIH cb. S.
138 REVUE DES DEUX MONDES.
geos et quelquefois des en&DS : ils descendenTxBms la mine à quatre heures
du matin. Leur occupation consiste à enlever toutes lesxieux heures dans de
petits chariots le charbon extrait par les mineurs, et à le traîner jusqu'aux
grandes, galeries : ces chariots chargés )représentent.un poids d'environ huitj
quintaux. Le putter pousse son chariot par derrière, dans une posture très
dlongée, afin de gagner plus de force, et surtout pour ne pas jse hnset le
crâne contre le toit de la galerie, qui a très rarement plus de trois à quatre
pieds de hauteur. Le puUer ne quitte la mine que deux heures après lehewer;
son salaire varie de 15 à 20 sh. (de 18 à 25 fr.) par semaine.
Le charbon amené par le putter ftix grandes galeries y est chargé sur des
wagons traînés par des clievaux, de3 poneys ou des ânes, et conduits par des
enfans de douze à quinze ans, que Ton nomme drivers, au puits principal,
d'où il est amené au jour par des machines à vapeur ou des mandes de che-
vaux , ou même par des roues mises en mouvement en certains endroits par
des femmes (1). A la fin de sa journée de travail, qui est de douze heures, le
driver (conducteur) a fait ordinahrement dans les galeries huit à neuf lieues
de chemin.
La dernière classe des travailleurs et la^plus intéressante sansiloute est celle
des plus jeunes enfans , de la vigilance desquels dépend la sûreté de la mine,
car le soin de fermer les portes <^rap5) des galeries, sur lesquelles repose
Taérage, leur est confié (2). Le petit trapper est éveillé par sa* mère à deux
(1) Seriven's Bêportj^ 1 2S,^pp., part, il, p. 61.
(S) Le but de Taérage des mines est de prévenir le daqger le plus.terrible anqœl
on y sott eiposé, la formation des gaz, tels que le gaz^clde carbonique et Thydro-
gène carboné, dont Pembrasement, malgré Tusage de la lampe de Davy, cause
«auvent de grands tnalbenrs. Pour atteindre ce bnt, il suffit de faire parcourir.la
•mine yar d«»oottnins d'air extérieur qui chasse et dissipe les ^apenrs délétères.
Leprincipe.de Taérage est >fori simple ^et d'une <appUcalion toujours facile, quoi-
que malheureusement trop négligée : il repose sur la dilatation dont l'^ir^ehanflé
est'Suseepiibic^ei^ui, le ;remiant'PluftJéger, le porta à&*étever natnreUenait»
en vertu dé soa.élasUoité, au-dessus de Tair pur qui ^le^tpresse en« plus grande
quantité. Il suffit donc,^ pour aérer Tintérieur d'une min^, que tontes. les galeries»
même les plus sinueuses, soient mises en communication avec Talmosphère par deux
puits situés aux deux extrémités des travaux, et s'ouvrant sur la. surface de la terre
à des niveaux différons, l'un, par exemple, dans une vallée, et l'aptre sur une hau-
teur. L'air extérieur descend pa^le puits inférieur, etéhasse naturellement l'air phis
ebattd,'qQi 8'échappe^par le pnHs le plus élevé.'i>ans lesf Ueuroù IHmiformité.de la
anrfiee du sol ne<permet pas d^aveir des>ptitfc irmreaux diflérens, il stiffit de sur-
monterl'un des deoxi d^me dienhiée; .Tel «stlevode d'aéragele plus namelet
ie.plttSf8énéralemeBtsttivi,l>îen.préférable d'ailleurs àtousles moyens artittoiels,
tels que les.pompes foulantes ou aspirantes, les4i«aalet& au fond des» pKits.-eic.
Mais les puits sont U)ujours coupés par des galeries qui suivent les capricieux détofurs
des couches de charbon et de minerai ; l'art même demande que, pour.les houilles,
les travaux soient conduite par tailles échelonnées et toujours très sinueuses. Il hu^
donc.foroer le courant d'air à circuler dans tout le réseau, à pénétrer dans les gal^
TRAVAIL DES ENFANS DANS LES MINES. Hl
aucun profit de leurs peines : ce sont des orphelins, des enfans pauvres dont
la paroisse, à la charge desquels Tindigenoe les a placés, se délivre en les
cédant comme apprentis à des ouvriers mineurs. Il y a beaucoup de ces ap-
proitis dans le Lancashire, le Yorkshire et Touest de TÉcosse, mais c*est dans
le Staffordshire que le nombre en est le plus considérable. Le sous-commis-
saire chargé de Finspection de ce comté dit dans son rapport que les maisons
de travail centrales (union work-houses), ces asiles que la loi des pauvres
de 1S35 a ouverts aux indigens , envoient tous leurs enfans aux mines. Des
mattres-ouvriers les prennent avec eux et les gardent en apprentissage jus-
qa*à ce qu'ils aient atteint Tâge de vingt-un ans. Quoiqu'il soit reconnu
que, pour les travaux des mineurs, il n*est pas besoin d'apprentissage , leurs
maîtres retiennent les salaires qu'ils peuvent gagner, et subviennent à peine
aux modiques frais de leur entretien et de leur nourriture. Il serait difficile
de s'imaginer tous les mauvais traitemens que ces infortunés ont à subir.
« Ce sont les apprentis des mattres-ouvriers , disait un mineur du Stafford-
siiire (1), qui sont de tous les enfans les plus maltraités. On les fait aller où
on ne voudrait pas envoyer ses propres enfans, et, s'ils refusent d'obéir, on
les bat et on les conduit ensuite devant les magistrats, qui les envoient en
prison. » Dans le Yorkshire, un de ces apprentis, Thomas Moorhouse,
raconte ainsi au conmiissaire qui l'interroge sa triste histoire : « Je ne sais^
pas l'âge que j'ai ; mon père est mort , ma mère aussi , je ne sais pas com-
bien il y a de temps. Je suis entré dans la mine à l'âgje de neuf ans, ma
mère m'avait mis en apprentissage jusqu'à l'âge de vingt-un ans; mais je ne
sais pas depuis combien de temps j'y suis : il y a long-temps. Mon maître
s*était engagé à me nourrir et à me vêtir; il me donnait de vieux habits qu'il
achetait chez les chiffonniers , et je n'avais jamais assez pour apaiser ma
&inL Je le quittai parce qu'il me maltraitait; deux fois if m'a frappé à la
poitrine avec sa pioche. ( Ici , dit le commissaire, je fis déshabiller l'enfant ,
et je trouvai en effet sur sa poitrine une large cicatrice indiquant une bles-
sure faite avec un instrument tranchant; il avait aussi sur le corps plus de
vingt blessures qu'il s'était faites en poussant les chariots de charbon dans
les galeries basses). Mon maître me battait tant et me traitait si mal, que je
résolus de le quitter et de chercher une meilleure condition. Pendant long-^
temps je dormis dans les puits abandonnés ou dans les cabanes qui sont au
berd des puits exploités; je ne mangeais que les bouts de chandelle que les
ouvriers avaient laissés dans les travaux (2). »
Parmi les faits nombreux recueillis par Tenquéte qui peignent la cruauté
et même la férocité des mineurs à l'égard de ces pauvres enfans, je choisis
le suivant : « Dans le Lancashire, rapporte M. Kennedy, un enfant fut
amené au docteur Milner, médecin de Rochdale. Il l'examina et trouva sur
son corps vingt-six blessures. Ses reins' et toute la partie postérieure de son
(1) Df MUchêlVs Evidence, n» It, p. 67.
(S) Scriven's Evidence, n» 3S , part, ii , p. IIS.
lU) REVUE DES DEUX MONDES.
comté de Durham, ils les tirent par des courroies. Dans les galeries les plus
basses, le piUter, assimilé à une béte de somme, attelé au chariot par une
chaîne qui passe entre ses jambes et se lie à une ceinture de cuir qui entoure
son corps, traîne son fiardeau en rampant sur ses mains et sur ses pieds. Ce
ndode de traction, en usage dans les houillères du Staffordshire, du West-
Riding du Yorkshire, et surtout dans le Shropshire, arrachait à un vieux
mineur, interrogé à ce sujet par un commissaire de Tenquéte, cette énergique
exclamation : « Monsieur, je ne puis que répéter ce que disent les mères :
c'est une barbarie! »
Le peu d'épaisseur des couches de houille, et le peu d'élévation des galeries
qui en est la suite, sont les causes de cet emploi abusif des enfans. La roche
qui enveloppe la houille étant le plus souvent très dure, on ne donne aux gale-
ries d'extraction que la hauteur de la couche, car la dépense que nécessiterait
l'exhaussement ne serait pas proportionnée au produit de l'exploitation. « U
a été constaté, dit le rapport de la commission d'enquête, que dans plusieurs
mines les galeries ont de 24 à 30 pouces (environ 60 à 75 centimètres) de
hauteur, et même, dans certaines parties, elles n'ont pas plus de 18 pouces
(45 centimètres). » Dans le Derbyshire, où la plupart des couches n'ont que
2 pieds d'épaisseur (environ 60 centimètres), les enfans ont été employés à
tous les travaux de l'exploitation de la houille. Les plus âgés extraient le char-
bon étendus sur le dos ou couchés sur le côté (1). Dans le district d'Halifax,
il en est de même, les couches n'ayant, dans un grand nombre de mines, que
de 14 à 30 pouces d'épaisseur (de 35 à 75 cent.) (2). Dans l'est de l'Ecosse,
les enfans commencent à extraire le charbon à 12 ans. Dans le sud de la prin-
cipauté de Galles, on les emploie quelquefois à ce travail dès l'âge de 7 ans.
Dans les puits du Yorkshire, où les galeries n'ont que 28 pouces de hauteur
(70 cent.) et quelquefois seulement 22 (55 cent.), les enfans traînent en ram-
pant le charbon dans des corbeilles (3). Dans ce même district, l'aérage est
très imparfait, et l'épuisement des eaux y est tellement négligé, que les enfans
travaillent tout le jour les pieds dans l'eau ou dans la boue. Les houillères
du Lancashire sont peut-être plus malsaine^ encore que celles du Yorkshîire,
et c'est dans les puits les plus nuisibles à la santé, c'est aux travaux les plus
pénibles que l'on occupe les enfans de l'âge le plus tendre , et de préférence
les jeunes filles.
La plupart des enfans des deux sexes employés dans les houillères appar-
tiennent aux familles même des ouvriers mineurs, ou aux familles pauvres
établies dans le voisinage des mines. Le fruit de leur travail augmente le
bien-être de leurs parens , et par conséquent n'est pas toujours perdu pour
eux. Mais il y a des districts où un certain nombre de ces malheureuses
créatures passent toute leur jeunesse dans le plus dur esclavage, sans retirer
(1) M. Fedoio'f Report, app. ii, p. 254.
(2) if. Scriven's Report , app. ii , p. 63.
(8) Symon^s Report , S SS, app. i , p. 179. •* Inquiry, n» 73 , p. Sii.
TRAVAIL DES ENFANS DANS LES AUNES. Hl
aucun profit de leurs peiues : ce sont des orphelins, des enfans pauvres dont
la paroisse, à la charge desquels Tindigenoe les a placés, se délivre en les
cédant comme apprentis à des ouvriers mineurs. Il y a beaucoup de ces ap-
prentis dans leLancashire, le Yorkshire et Touest de TÉcosse, mais c*est dana
le Staffordshire que le nombre en est le plus considérable. Le sous-commis-
saire chargé de Tinspectlon de ce comté dit dans son rapport que les maisons
de travail centrales (union work'houses)^ ces asiles que la loi des pauvres
de 1835 a ouverts aux indigens , envoient tous leurs enfans aux mines. Des
mattres-ouvriers les prennent avec eux et les gardent en apprentissage jus-
qu'à ce qu'ils aient atteint Tâge de vingt-un ans. Quoiqu'il soit reconnu
que, pour les travaux des mineurs, il n'est pas besoin d'apprentissage, leurs
maîtres retiennent les salaires qu'ils peuvent gagner, et subviennent à peine
aux modiques frais de leur entretien et de leur nourriture. Il serait difficile
de s'imaginer tous les mauvais traitemens que ces infortunés ont à subir.
« Ce sont les apprentis des maîtres-ouvriers, disait un mineur du Stafford-
shire (1), qui sont de tous les enfans les plus maltraités. On les fait aller où
on ne voudrait pas envoyer ses propres enfans, et, s'ils refusent d'obéir, on
les bat et on les conduit ensuite devant les magistrats, qui les envoient en
prison. » Dans le Yorkshire, un de ces apprentis, Thomas Moorhouse,
raconte aiosi au commissaire qui l'interroge sa triste histoire : « Je ne sais-
pas l'âge que j'ai ; mon père est mort , ma mère aussi , je ne sais pas com-
bien il y a de temps. Je suis entré dans la mine à l'âgje de neuf ans, ma
mère m'avait mis en apprentissage jusqu'à l'âge de vingt-un ans; mais je ne
sais pas depuis combien de temps j'y suis : il y a long-temps. Mon maître
s*était engagé à me nourrir et à me vêtir; il me donnait de vieux habits qu'il
achetait chez les chiffonniers, et je n'avais jamais assez pour apaiser ma
Êdm. Je le quittai parce qu'il me maltraitait; deux fois if m'a frappé à la
poitrine avec sa pioche. ( Ici , dit le commissaire, je fis déshabiller l'enfant ,
et je trouvai en effet sur sa poitrine une large cicatrice indiquant une bles-
sure faite avec un instrument tranchant ; il avait aussi sur le corps plus de
vingt blessures qu'il s'était faites en poussant les chariots de charbon dans
les galeries basses). Mon maître me battait tant et me traitait si mal, que je
résolus de le quitter et de chercher une meilleure condition. Pendant long-
temps je dormis dans les puits abandonnés ou dans les cabanes qui sont au
berd des puits exploités; je ne mangeais que les bouts de chandelle que les
ouvriers avaient laissés dans les travaux (2). »
Parmi les faits nombreux recueillis par l'enquête qui peignent la cruauté
et même la férocité des mineurs à l'égard de ces pauvres enfans, je choisis
le suivant : « Dans le Lancashire, rapporte M. Kennedy, un enfant fut
amené au docteur Milner, médecin de Rochdale. Il l'examina et trouva sur
son corps vingt-six blessures. Ses reins' et toute la partie postérieure de son
(1) Dr MitchelVt Evidence, n» It, p. 67.
(S) Scriven's Evidence, no 3S , part, ii , p. IIS.
i%^^ BEVUE DB& DEUX. MONDES.
corps n'étaient qu'une plaie. Sa^éte^ d^uillée de cheveux^ portait les traoes
dek plusieurs blessures d^à cicatrisées; un de ses bras était fracturé au^essous^
du coude et paraissait Tétre depuis long-temps. Quand ce malheureux enfant
fut amené devant les magistrats, il ne pouvait ni se tenir débout ni demeurer
assis; on fiitobligé de le déposer à terre dans ime espèce de berceau. L'în-
stnietion prouva que son bras avait été cassé par un coup de barre de feiv
que la fracture n'avait jamais été remise, et que pendant plusieurs semauiee
il avait-été obligé de travailler aveo le bras dans cet état. Il fut ensuite prouvé
que son maître, qui avoua le fait, avait coutume de le battre avec un morceau
de bois à Textrémité duquel était fixé un clou long de plusieurs pouces. Cet
enfant manquait souvent de nourriture, comme le nH}ntrait Tétat d'émacia-
tion de son corps. Son maître l'employait à traîner des chariots, et, lorsqu'il
avait été tout^fait hors d'état de travailler, il Tavait renvoyé à sa mère, qui
était une pauvre veuve (]}. »
On a dit que l'on peut juger de rétat d'une société par la condition des
femmes. Rien n'est donc plus propre à donner une idée déplorable de la situa*
tion de la population des mines que le genre de travaux auxquds-les jeunes
filles^ les femmes y sont assujetties dans le West-Riding du comté dTorkf
le Lancashire, les districts de Leeds, de Ëradford , d'Halifax , la partie nié*
ridionale de la principauté de Galles et Test de l'Ecosse. Dans les mines de
charbon des districts que je viens de nommer, U n'y a pas de distinetion entre
les deux sexes. Les jeunes filles poussent les chariots aussi bien q«ie les enfansç . ,
on les emploie même, ainsi que le^femmes, à des travaux auxquels les ouvriera
de l'autre sexe ne veulent se soumettre à aucun âge. En Éèosse, par exemple,
où dans beaucoup de mines il n'y a pas de madiine pour élever le charbon
à la surface de la terre , ce sont les femmes qui le montent sur leur dos dans
des corbeilles, {>aur des échellee ou des escaliers grossièrement construits. Les
ouvriers aiment fort à avoir pour aides des jeunes filles ^paice qu'elles seul.
plus dociles et travaillent avec plus d'assiduité que les garçons. Presque par^
tout les femmes sont confondues avec les hommes^ qui travaiHent le plut-
souvent dans un état de comj[Aète nudité; les jeunes fiUes* n'ont elles-mêmes: '
poar tout vêtement -que dee lambeaux de chemises , et les femmes des panta»
Ions en haiUcms; la phip^ct sontcomplètement nues jusqu'à la ceinture. « Si
l'on considère la<nature de ces horribles travattx,4it<un des sous-oommissairee-
après en avoir rappelé les circonstances les plus odieuses (2), la durée non
interrompue de cette tâche pendant douze et quatorze heures, l'atmosphère
humide,.chaudeet maisaine'd'une mine de houille (3), l'âge et le sexe des tra-
(t) M. Kwnêdy*^ Report; Sipp.^ part, ii , p. 91B.
(I) Rèp&rt, p. «4', S83. — Jlf. Synum* $ Report , app., part, i, p. 18f, 895.—
ifi 5ertfMfi% Jltpore, app^ part ii^ p. 73.
(9) La température des mines est toujours élevée, et ce n'est que dans le petit
nombre de celles qui sont parfaitement bien aérées que les variations de la tempé-
rature atmosphérique sont sensibles* Dans les houillères du Yorkshire, elle varie,
TRAVAIL DBS IB^VASS DANS LBS MINES. ; 1^3
vailleuses, resdavage systématique qui pèse sur elles, on a^peine à concevoir
(fvtm pareil état de choses soit toléré dans. un pays aussi éclairé, que TA^gle*
^lenre, et à une époque où Ton se pique déporter un si vif intérétau bîen-^tre
,4es classes ouvrières (1)* »
.Le travail des mines de hojuûlle, commencé de si bonne heurer exerce^
général une funeste influence sur la constitution, physique des mineurs.^U.a
poiyr premier résultat de produire un développement extraordinaire d^
muscles, mais ce développement exagéré.de la partie supérieure du co^psne
s'acquiert qu'aux dépeps des autres organes. Bans les. mines où les couches
de bouille sont étroites et les galeries basses par conséquent, tes membres
des mineurs présentent souvent de hideuses, difformités. D'ailleurs, ces forces
.musculaires s'usent d'autant [plus vite que le développemçnt en a été»]^ps
précoce et pUis excessif. La décrépitude arrive avec une effîrayante rapidité.
A quarante ou cinquante ans , le. mineur est devenu incapable de travailler,
J9t paraît dussiiaible qu'un vieillard de quatre-vingts «aus. Parmi. les ouvriers
aineurs, on compte la moitié moins d'ivommes 4gés.de soixanterdix an^giie
.dans la j>9|Hjdatioa agricole. J^ terme moyen de Ja vie d^niineurs,esten(re
4n)Ud|itd.et.cij9bquant&:çinq,ans. 11 n!est pas surprenant gue la dureté 4jBS
<gayaux.jwixquds les^ mineurs sont soumis de si bonne heure donneàl^uils
mœurs <an caractère de iwlesse qui va souvent jusqu'à la férocité. Ils séfn-
Uent ne tenir ancun compte de la vie. Les assassinats sofxt tréquens parmi
eux, et. demeurent. le plussounent impunis ».smdtout.Qn Ecosse, où il n'y. a
..pas de cQjroner pour dre^r des eoquétes sur les causes et les circonstances
des morts violentes. La déposition d!un officier de police, citée, par le rap-
port, est efirayante à eet^rd: »^i jmrpoticeman tuait M^ çhi^ dajqisjjes
seivant les' lieux, de 16o à 82o centigrades. Dans la mine de Monkwearmotitb,
dont la profendeur est de 1,600 pieds anglais ( près de 500 mètre»), la température
iMjeinie'esl-de'Mttà 17» centigrades, 'Ci s^élève dans quelques partiesà M» ceit.
<1> En^FraBoe, les leiDme& ne sont'^s employées dans les ownes. Un d^cif^t
iàfft^t^ T interdit le travail des eofonsau-dosspus de l^ge de dix aus; Les pre»scnp-
\IW9A philiptfopiques de cette loi. ne, sont violées, à notre connaissance, que, dans
^ Jas mines de ligoite des Boucbes^lU'-abôDe* Ce n'est guèrci aussi que ()ans ces nûnç^,
.où les couches, n'ont ordinairement que 60 à 75 cent, .de puissance, que les enfans
sont employés aux travaux de rexploitation; ils y sont chargés, comme en Angle-
terre, du. roulage intérieur, et leur âge varie de douze à vingt ans. Ce n*est que
dans un petit nombre de cas, lorsque les couches n*ont que SO cent, que l'on pi^d
des enfans âgés de moins de dix ans. La tâche de ces travailleurs, nomméarmanfifïa
dans le pays, consiste à traîner, comme en Angleterre» des chariots bas, ou, somme
en Ecosse, à porter fiarle dos des eabas pleins do ebarbon, engrimpani le Joog de
paits îsdiaéft garni» d'eso^iiars i taillés^ dans, le) a)c D-aUtoiura, la.^ddîiiaiivde ces
. mCmis est loin d'iHre malhèurevs^ i^oivr oux eomnp^ pouf 4es« mineurs,, hà joiv?née
de travail n'est que de huit heures, et leur salaire varie , suivant leurs forces, de
1 à 3 francs par jour, ce qui est considérable, eu égerd à la paji^vielé^du pays.
ihh REVUE DES DEUX MONDES.
nies, dit le chief-constable d*01dhatn , cela ferait cent fois plus de sensation
que le meurtre d'un mineur. Ce sont des hommes sans aucune éducation ,
ils n*aimei\t que les combats de coqs et de chiens, les courses de chevaux; la
plupart sont adonnés au jeu et à la boisson. Il y en a tant qui meurent de
mort violente, que Tassassinat est devenu pour eux un accident tout-à-£ait
naturel. Au bout d'un jour ou deux , les femmes et les enfans du mort sem-
'blent n'y plus penser. On n'en parle que sur le moment, et l'on se contente
de dire : Oh ! ce n'est qu'un mineur (1) ! »
Si les mineurs recevaient quelque instruction, si la religion leur incul-^
' quait des principes d'ordre et de moralité, leur condition matérielle serait
loin d'être mauvaise. Leurs salaires sont élevés. Il y a beaucoup de familles
où le père gagne par semaine 23 sh. (28 fr. 75 c); le fils aîné, en qualité
de putter, 20 sh. (25 fr.); un autre enfant, comme driver, 7 sh. (8 fir.
75 c); un autre, comme frapper, 5 sh. (6 fr. 25 c), ce qui fait par semaine
un revenu de près de 70 francs. Malheureusement, le jeu et la boisson absor-
bent la plus grande partie de leurs salaires. L'ivrognerie est le vice le plus
commun parmi eux. Ils passent tout le jour où ils reçoivent leur paie dans
les alS'houses; quelques-uns y dépensent tout ce qu'ils viennent de recevoir,
s'inquiétant peu de leur femme et de leurs enfans , ni comment ils pourvoi-
ront aux nécessités de la semaine. Dans le Lancashire, on voit , dans la nuit
du samedi , les alé-houses remplies de jeunes enfans qui y retournent le di-
manche aussitôt qu'elles se rouvrent. De violentes disputes , des combats san-
glans accompagnent cette débauche, qui altère profondément la santé et sur-
tout l'intelligence de cette classe. Aussi a-t-on observé que, dans les troubles
populaires, les mineurs sont toujours les plus turbulens.
On voit donc que nulle part les effets du travail excessif et prématuré des
enfans sur la condition physique et morale des classes ouvrières ne sont plus
funestes que dans l'industrie houillère. Devant les faits révélés par l'enquête
de lord Ashley, on ne pouvait tarder plus long-];emps à appliquer aux mons-
trueux abus qu'elle dévoilait le remède déjà essayé par la loi sur le travail des
enfans dans les manufactures. A la fin de la dernière session, lord Ashley
présenta à la chambre des communes un bîll rédigé dans ce but, qui fut voté
à l'unanimité; mais ce bill subit dans la chambre haute des amendemens que
parvint à faire triompher l'opposition de lord Londonderry, qui est un de3
plus riches propriétaires de m'mes du comté de Durham. Néanmoins, tel qu'il
est sorti du vote de la chambre des lords, l'acide lord Ashley assure de grandes
améliorations. Le travail des femmes dans les mines est prohibé; les enfans
ne pourront y descendre qu'à l'âge de 10 ans, et jusqu'à 13 ils ne devront pas
travailler plus de trois jours par semaine. Enfin les exploitations souterraines
seront soumises à la surveillance àe&factories-inspectors.
Lord Ashley a terminé le discours qu'il a prononcé en présentant son bill
^r des paroles qui méritent d'être recueillies sur les dispositions des ouvriers
(1) Report, p. lii.
TRAVAIL DES ENFANS DANS LES MINES. 1(5
en Angleterre et sur les devoirs de la législature à leur égard. « Les rapports
que j'ai entretenus depuis plusieurs années avec les classes ouvrières, disait
le noble lord, soit par des communications directes, soit par correspondances,
i>nt été si étendus, que je crois avoir le droit de dire que je connais à fond
leurs sentimens et leurs habitudes, et que je suis en état de prévoir leurs
mouvemens probables. Je ne redoute pas de cette partie de la population une
explosion violente et générale; ce que je crains, ce sont les progrès d^une
plaie dangereuse, et qui, si nous tardons plus long-temps à nous en occuper,
deviendra incurable, car elle menace déjà d'envahir le corps social et poli-
tique : je crains qu'un jour peut-être, si les circonstances nous forcent à de-
mander au peuple une énergie, un effort extraordinaire de vertu et de pa-
triotisme, nous ne trouvions les forces de l'empire entièrement épuisées par
le mal terrible qui en aura atteint les principes vitaux. Je sais bien qu'il y a
beaucoup d'autres choses à faire pour les classes pauvres, mais je suis con-
vaincu que la loi que je propose est un préliminaire indispensable. Les souf-
frances de ces classes , si destructives pour elles-mêmes , sont inutiles, sont
funestes à la prospérité de l'empire; fût-il même prouvé qu'elles sont néces-
saires, cette chambre hésiterait, j'en suis assuré, avant de prendre sur elle
d'en tolérer la continuation.... Vous pouvez cette nuit raffermir les cœurs de
plusieurs milliers de vos compatriotes; vous pouvez les aider à s'élever à une
vie nouveUe, à entrer dans la jouissance de leur héritage de liberté, et à pro-
fiter, s'ils le veulent, des enseignemens de vertu , de moralité , de religion ,
qui vont leur être offerts... La chambre me pardonnera de finir un discours
pour lequel je réclame son indulgence en lui rappelant ces paroles de l'Écri-
ture sainte : Effaçons nos fautes par Vesprit de justice ^ et nos iniquités
en témoignant notre miséricorde au pauvre^ si nous voulons nous assurer
«ne longue tranquillité. •
Ces nobles et simples paroles nous ramènent aux considérations que nous
avons exposées au début de ce travail. Oui , les intérêts même delà classe qui
jouit en Angleterre de la double prérogative de la fortune et de l'autorité lui
commandent de s'occuper avec sollicitude du sort des classes laborieuses. Les
membres les plus intelligens du parti conservateur le comprennent; les jour-
naux tories sont ceux qui montrent le plus de zèle à appeler sur la condition
des ouvriers l'attention de l'opinion éclairée et des pouvoirs de l'état. 11 y a
peu de jours encore, un de ces journaux, le Moming-Herald, plaçait net-
tement sur ce terrain les problèmes dont la discussion doit dominer les dé-
bats de la prochaine session , et décider de l'avenir de l'administration dé sir
Robert Peel. Pourra-t-on apporter au mal qui ronge les classes ouvrières, le
paupérisme, à ce mal dont les causes touchent à tant d'élémens du méca-
nisme social qui échappent au pouvoir de l'homme d'état, un remède effi-
cace, assuré? Il n'est malheureusement que trop permis d'en douter. Les
partis hostiles offrent tous, il est vrai, leurs trompeuses panacées. A entendre
les whigs , on dirait que le bien-être des ouvriers, la sécurité des travailleurs,
TOME I. 10
^146 BBYURWS J>EIIX.1|01II>«3.
.|umt attachés à la révocatioiLdes lois sur les céréales, au bas prix du pain,
;Qomine si le taux des sandres, a'était pas proportionué au prix des denrées
4e,pBemièr6.nécessité., liCS^Unari^xies.et les charti^tes prétendent, de leur
xcdté, €pie.tûut.irait.bîea£i,xinteBveoant arbitrair.çinent dajos les^r^pports d^
anattces-aiec les ouvriers, le gouvernement réduisait ia jiQumée de travail à
,4ix heures, et fixait.un tarif pour ks salaires. Qa devrait ^demander d'abord
,;iu^ gouvernement. d'assurer aux.jche£s d'industrie , par UinJCaillible autorilté
d'un acte, législatif ^,la< prospérité coostante.4e leurs affaires, comme'à
iiine époque d'ivresse politique^on décrétait chez nous la victoire. Mais quel-
.ipie difficile que. soit, le problème, quoiqu'on .puisse direque, pendant bien
Jong'temps encore, sinon, toujours, peutrétre, on^ie pourra^attaquer le mal
qu'en tâtonnant,. et lui apporter, que des soulagemens temporaires, et même
, précisément pour ce motif, ]a loi sur le travail des enfans.dans les manu-
iactures doit être considérée comme une mesure de bienfaisance. Elle a pro*
dttit, ou tend à produira «n. Angleterre trois excellens résultats : elle pp-
f.pose un obstacle au.iBOttvement. inconsidéré qui porte. les- populations pau-
vres vers l'industrie, «elle sème jdansJa jeunesse.jdes classes laborieuses des
.4^rincipesi4e mosalité,, de religion et d!instniction; enfin9,au>m9yen du sys-
.tème d'inspection qu'elle a.établi,^etient constammentieigouvernement et
..X'opioioU'publiqtte^au. couiant^deja^ituation,^ ouvriersidans toutes les
^larties^ du ipyaumerum.
,Ky. a-tril pMir ia France aucun ^profitable enwigneoient à retirer» ^u
double pointde vue.de la pbilantropieetde la politique,.de la pratique de
cette législation dans.letpayaauquel nous^en avonadj^à .emprunté l'idée pre-
.mière? Je ne le crois ^as. Ilvme.semble quelles ,4iambres et.la,presse ont
.ticop vite oublié la ioi proipulguée cbez notis.le2^mars 1&41; applicable ^ix
mois après cette époque, il y a déjà une année que les^presci;iptions de cette
.loi doivent avoir été xnîses en pratique. Quels.ea sont.les résultats? On Ti-
. gnore. iCerteSy à.en juger par rîmtérét« qu'elle, àmt.m^ pendant la dis-
.eus8îoa4e8 chambees^jm eût étdaut<ucisé àiUii.prédijDejm autre^sort. Dans
les premiecsaccè&.é'un,izàlequi peutrétre ne.fii^ pas ta^Gours assez réfléchi,
.4M1 avait vouju.faire^siir. le travail des .en&ns.Jwe> loi ^parfaite, au risque
.4e susciter.à l'industrie jet aiP(M£railIes^WV7ières.elteSTwémes des em-
.barras pénibles, ûa refusait d'écouler les hommes éclairés, qui, se défiant
des surprises d'^m. engouement, inconsidéré,, demandaient que l'on se con-
tentât de voter le principe de la loi, jet délaisser, à la sagesse,, à la prudence
de l'administratioiL de, pourvoir,, par des.règlemens,.4inx. mesures de détail ,
aux. besoins ;Spéciaux.f Quelque sensées que ûjssentjces obsiervations, on leur
reprochait-peutrétreiile témoigner, trop de tiédeur pour une cause dansla-
. ^elle l'humanité semblait. réclamer in^périeusement.le'Zèle le plus actif, les
précautions les plus,pcoipptes etles plus vastes. Cependant qui parle aujour-
. d*hui de l'exécution de.la loi ^. QmI pense à en demander compte au gouver-
nement?
TRAVAIL Des B!fPAN» DAlfS LB» MINll»; iVf
Pour nous, qui savons bien que tous les effets que les promoteurs les plus
ardens de cette législation s'en promettaient ne sont pas d'une réalisation
fskcile, nous ne sommes nullement disposé à montrer à cet égard au gouver-
nement dé trop sévères exigences. Nous serions bien aise pourtant de savoir
où en est Texécution de la loi , car nous pensons qu'elle renferme des prin*
dpes au développement desquels il faut veiller, et l'exemple de l'Angleterre
nous prouve qu'elle met entre les mains du pouvoir un instrument de gou*
vemement qu'il serait iithAbMef.stenfCûu^liè,^è>Dé0^er. Nous avons vu
que la partie forte de*]àf loi aagliÉB^iest li^ i^^mt^ d^frande surveillance
«ociale qu'elle a appl!qtté^à riddustriè: Daiis ce momenrtnéme où les ques-
tions industrielles semblent devenir aussi chez nous les plus importantes, il
est évident que Ton ne saurait réunir trop d'élémens d'instruction pour con-
naître à fond tous les intérêts engagés dans l'industrie. Le gouvernement ne
d<nt donc pas hésiter à profiter de la faculté que la loi de 1841 lui donne d'or-
ganiser un système d'inspection destinée surveiller l'application de la loi.
Qu'il imite l'Angleterre, qu'il crée des inspecteurs de l'industrie : c'est d'abord
le moyen d'avoir pour l'exécution de la loi de 1841 un contrôle actif et par
conséquent efficace. Livra à la publicité, les rapports périodiques que le
gouvernement exigera fourniront d'ailleurs à la presse, aux économistes ^
aux hommes politiques des données fécondes. Les questions qui touchent à la
condition des classes laborieuses , ces questions que l'intérêt non moins que
le devoir commande de ne jamais perdre de vue, seront ainsi constamment
à l'étude. Et que l'on ne s'effraie pas à l'idée d'appeler la publicité et la dis-
eossion sur la oesditie* des oov^iera; si cette eaDéition<feBleniiftit<dè graves
dangers, qu'on ne croie pas qu'il serait imprudent de les vegarder en face , de
les examiner au grand jour : c'est bien plutôt au contraire l'ignorance qui
aggrave ici le danger.
Toutes les considérations* se* rétndàsenrddiie' à f at|»pifi dtl'yttVf que nous
formons ici : l'intérêt politique et l'intérêt d'humanité sont d'accord. L'objet
que se propose la«loi sur le travail des enfans ne sera'alteint qoe^lorsque le
sjrstème d'inspection sera solidement orgamsé, et par la création des inspec-
teurs de l'industrie on ouvrira une voie qui , en France non moins qu'en
Angleterre, ne peut manquer de conduire aux plusiïeureuxrésultatr.
P. Grimblot.
10*
POÉSIES
JABIAZS*
Jamais y avez-vous dit, tandis qu'autour de nous
Résonnait de Schubert la plaintive musique;
Jamais, avez-vous dit, tandis que malgré vous
Brillait de vos grands yeux Fazur mélancolique.
Jamais 9 répétiez-vous , pâle et d'un air si doux,
Qu'on eût cru voir sourire une médaille antique;
Mais des trésors secrets l'instinct fier et pudique
Vous couvrit de rougeur, comme un voile jaloux.
Quel mot vous prononcez, madame, et quel dommage I
Hélas I je ne voyais ni ce charmant visage
Ni ce divin sourire, en vous parlant d'aimer.
Vos beaux yeux sont moins doux que votre ame n'est belle.
Même en les regardant je ne regrettais qu'elle.
Et de voir dans sa fleur un tel cœur se fermer.
POÉSIBS. 149
Bans dix ans d*ici seulement
Vous serez un peu moins cruelle.
C'est long, à parler franchement;
L'Amour viendra probablement
Donner à Thorloge un coup d'aile.
Votre beauté nous ensorcelé;
Prenez-y garde cependant;
On apprend plus d'une nouvelle
En dix ans.
Quand ce temps Tiendra , d'un amant
Je serai le parfait modèle;
Trop béte pour être inconstant»
Et trop laid pour être infidèle.
Mais vous serez encor trop belle
Dans dix ans.
C'est mon avis qu'en route on s'expose à la pluie >
Au vent , à la poussière, et qu'on peut , le matin ,
S'éveiller chiffonnée avec un mauvais teint.
Et qu'à la longue , en poste, un téte-à-téte ennuie;
C'est mon avis qu'au monde il n'est pire folie
Que d'embarquer Tamour pour un pays lointain.
IM > ' REVUE DBS rlUBOKs MONDES.
Quoi qu*en dise Héloïse et madame Cottin ,
Dans un miroir d*auberge on n'est jamais jolie.
C'est mon avis qu'en sonunemn bas blanc bien tiré»
Sur une robe blanche un beau ruban moiré,
Et des ongles bien nets , sont le bonheur suprême :
Que dites-vous, madamie, à ce raisonnement?
Un point, à ce sujet, m'étonne seulement;
Cest qu'on n*a pas le temps d'y penser quand on aime.
Fut-il jamais douceur de cœur pareille
A voir Manon>dfiiniKmes bras sommeiller?
Son front coquet parfume^roreiHérT
Dans son beau sein'j'efitènd^^on cœur qui veille.
Un songe passe et s'en vient l'égayer.
Ainsi s'endort une fleur d'églantier,
Dans son calice enfermant une abeille.
Moi je la berce; un plus charmant métier
) Fut-il jamais?
Mais le jour vient, et l'aurore vermeille
Effeuille aui vent son. bouquet priotanier.
Le peigne en main et la perle à roreilie«'
A son miroir Manon court m'oublîer*
Hélas! l'amour sans* lendemain ni veille
Fut-il jamais?
POiSIBS. ifii
Adieu 1 ^e «rois qtx'm cotte yie
Je ne te reverrai jamais.
Dieu passe y il t'appelle et m'oublie.
En te quittant, je sens que je t'aimais.
Qu'importe? pas de plainte vaine.
Avec respect je songe à l'avenir.
Vienne la voile qui t'eumiène.
Sans murmurer je la verrai partir.
Tu t'en vas pleine d'espérance ,
Avec orgueil tu reviendras ;
Mais ceux qui vont souffrir de ton absence.
Ta ne les reconoattcas.pas.
Adieu I tu vasiaire ua b«au«Tdve ,
Et f enivrer d'un plaisir dangereux»
Sur ton chemin l'étoile qui se lève
. Loog-^teaq)s encore éblooisa^tesi jew*
Un jour tu sentiras pent^'Jêtre
Le prix d'un cœur qui nous comprend ,
Le bien qa'on. trouve à.le connattiraf
Et ee qu'im souffre eo Iç peidant.
K. .1:^
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
SI décembre 1843.
Dans quelques jours , Tarène parlementaire sera derechef ouverte aux
hommes politiques : la session va reprendre son cours. Cest Talmanach qui
nous le dit , et un peu aussi quelques journaux. Quant au public, il a Tair
de rignorer; il n*en dit mot. Toujours dominé par ses préoccupations ma-
térielles, ne songeant qu'à ses spéculations, à ses entreprises, à ses affaires,
il n'a pas de goût dans ce moment pour la politique; il n'a pas de temps à
lui donner; disons mieux , il ne l'aime guère, il s'en défie. La connaissant
d'humeur quelque peu inquiète et tracassière, il la redoute, il craint d'en
être dérangé; il oublie, comme un ingrat qu'il est, les grands services qu'elle
lui a rendus, les nobles jouissances qu'elle lui a procurées. Toujours inca-
pable de faire deux choses à la fois, de suivre en même temps le cours de
deux idées, le bonhomme se fâche et se bouche les oreilles toutes les fois
qu'on essaie de lui parler dé quelque chose qui pourrait l'arracher une mi-
nute à ses comptes courans. Cest ainsi qu'à une autre époque il taxait de
songe-creux, de brouillons, de mauvais citoyens, tous ceux qui, lui parlant
oomnierce, marine, liberté politique, prétendaient lui faire comprendre que
tout ce qu'il y a d'important, de précieux, de sacré pour une nation, ne
se trouvait pas dans les bulletins de la grande armée. Plus tard, le public
changea d'avis; il fallut alors, pour en être écouté , l'entretenir de politique
et de droit constitutionnel. La charte, le jury, la liberté de la presse, la ré-
forme électorale, la responsabilité des ministres, occupaient toutes ses pen-
sées; c'était là sa vie, sa gloire, son honneur; tout le reste lui paraissait se-
condaire et subalterne. Une dynastie aveuglée ne comprit pas cette phase
nouvelle de l'esprit français; ce^qui était une idée fixe, un sentiment nrofond
REVUE — CHRONIQUE. 153
et résolu, ne lui parut qu'un engouement passager et sans racines; en osant
le braver, elle provoqua une de ces explosions que Fhistoire présente comme
un enseignement aux gouvememens et aux nations. Aujourd'hui, c'est encore
une phase nouvelle et particulière, c'est un autre besoin qui se développe et
veut se satisfaire à tout prix , le besoin de la paix , du travail , du bien-être,
tranchons le mot, de la richesse. C'est la richesse qui est le but; on ne veut
la paix et le travail que comme moyens; on s'en passerait sans peine si on
pouvait également s'enrichir en faisant ses fantaisies et en quittant l'atelier
pour l'arène politique.
Quoi qu'il en soit, et quelque inférieure que nous paraisse la nature du be-
soin dominant, il n'est au pouvoir de personne de l'étouffer et d'attirer forte-
ment l'attention du public sur des objets d'un ordre plus élevé. A toute propo-
sition, à toute question , sans lever les yeux de son carnet, le public vous de-
mandera froidement : Combien pqur cent à gagner? Les hommes aux grandes
pensées et aux idées généreuses doivent se résigner et attendre .patiemment
la fin de cette humble période. L'histoire nous apprend qu'en moyenne ces
phases de l'esprit social, en France, sont décennales. Ainsi le veut l'esprit vif,
mobile, actif de la nation. Ajoutons , pour être justes, que l'histoire, dans
son impartialité, reconnaîtra qu'en ne demandant pas au pays ce que le pays
ne comprenait ni ne voulait , on n'a fait qu'obéir, à regret peut-être, aux né-
cessités du temps. Se flatter de les vaincre, c'eût été une erreur, une noble
erreur à la vérité , une généreuse iUusion ; mais peut-être était-il sage de
prendre les choses comme elles sont.
Sous l'influence de ces dispositions générales , ce qu'il y aura de plus vif,
de plus animé, de plus bruyant dans les débats parlementaires , seront les
luttes de certains intérêts particuliers contre l'intérêt général. Nous aimons
à croire que dans tous les rangs, dans tous les partis, il se trouvera des ora-
teurs qui oseront arracher à l'égoïsme ce masque de bien public dont il aime
à se couvrir, et que, grâce à leur voix patriotique et puissante, il sera con-
traint de se montrer au pays, à nu, tel qu'il est, avec ses étranges préten-
tions et son intolérable cupidité. Nous l'espérons, les voix de M. de Lamartine,
de M. Barrot ne manqueront pas, même sur le terrain des intérêts matériels,
à la cause nationale. Ce ne sont pas là des querelles de parti, ce sont des ques-
tions françaises. La France les comprendra un jour, et sa reconnaissance
sera pour ceux qui l'auront aidée à les comprendre.
En attendant, ces mêmes dispositions du public ont laissé passer presque
inaperçue la question politique du moment. Y aura-Ml une séance royale,
un discours de la couronne, et, en conséquence, des adresses? La question a
été débattue, dit-on , dans le conseil de ce jour. Les avis se trouvaient parta-
gés, même au sein du cabinet, non sur le drdt : la session n'ayant été que
prorogée, une nouvelle ouverture des chambres n'est pas nécessaire. Il est
d'ailleurs un précédent que tout le monde connaît, et qu'on a souvent rap-
pelé. La question est donc toute de convenance politique.
On a dit, pour l'afûrmative, que, dans le discours d'ouverture, la couronne
HHi REVimvBBS mnix honobs.
dMUndt à entendrie^élle aurait plus tard à entretenir les cliambres di^sojfttft
pltt^iiooiiNrenx et plinrTarfés; on ajoute que le ministère ne peut , sans s'abàis-
6ër;'atoir l*Air de refoser le'eombar. Les conservateurs n'aiment pas^ dit-oif ,
qœ leurs cfaefr piiraisseiit aitu^douter d'eux-mêmes et ne pas compter sur
rtmionf la fermeté et le'déVûuemeiit du parti"; le* ministère ne peut mécon-
tenter sesainis.'
Ces argumens^ le dernier surtout; ne sont pas sans force; peut-^tr^ mÉÉne
paraissentHis^décisifs à ceor qui se plaisent uniquement an point dé vue de'
rintérét ministériel.
Reste à savoir qœl^ est;; dakis la question, rintérét du pays. Qu'arrivera-t41,
nous disait'un homme politique^ si la couronne nous apporte un discours?^
La tesson s'ouvre vers la moitié de janvier; nous toucherons au mois de manr
sans que là chambre des députés ait fait autre chose qu'élaborer au sein
d^une commission ef discuter ensuite une adresse : alors, épuisée, fatiguée,
et en même temps accoutumée à ces débets' personnels, dramatiques, pleins*
d'émotion, c'est* en vain qm\>n'ré^diëra' aux affaires; aux discussions pai^
sibleset sérieuses;^ à l^etion parlementaire, qui^eule profite au pays. Alont*
tout'tratne, tout làlnigmt; les l()îs les phis importantes sont ajournées et Impar-
faitement discutées. La fin de mai arrive, l'impatience saisities députés, et,
en définitive, la session ne donne guère d'àutreSTésultats* qu'une adresse etun
budget. Et cependant que de lois* importatite^ que le pays attend depuis
long-temps,* q«i^it M-promet ctoiqueanuée, etqu'il ne voit jamais apparaître :
les sucres, la réforme des prisons, le régime colonial, l'instruction secou-
daiiev Ift colonisation afiricainev léf notariat; le régime hypothé<âdre; que
s«ls-je? Tout est auneueé, rien ne se fait; on dirait que la question impor-
tunte^pour le p^ n^BSt plcrs'dé savoir commentai sera gouverné , mais par
qdii etque les déj^otés'sent âus; bien moins pour participer au gouvernement
dtftpayBquepourûârehiffdrtunepotitique de quelques-uns deleurs collègues.
La^tquestion ministérielle, ajoutait^m, peut toujours s'élever; mais il est bon
qi|!tfle*8'élève au sujet d'une loi présentée, d'une mesure proposée. N(mS'
avons'dénaturé la- discussion de l'adresse. Les Anglais, esprits très positiftet
économes de leur temps, se bornent à un ou deux points capitaux; tous les
efforts des partis se concentrent sur ce terrain délimité; c'est un duel prompt
et déoisif. Chez* nous, c'est un combat désordonné de tiraâleurs, sans plàlu,
sans cKef , l'un ici, l'autre là; chacun choisit ses armes, son terrain, son mo-
mntt. nn^B8t'pas'dequesti6tt; soit de politique, soit d'affaires, qui ne soit
abMdée. (Ki ne consulté^ ni les convenances du pays, ni les exigencethdir
gometnement, ni même lëi intérêts de sqm propre parti. Goâte que codtè;:
o» vent partov discuter, vohr son nom dans le Moniteur. Que dis-jef pariar,
discuter? il finit diÉe; pour maints orateurs, lire et hiat lite. Et le pays'est
condamné pmidant ces longues journées à d'interminables psalmodies quer
nul n'écoute, que nul ne lit , et qui certes n'ont jamais éclaîrci la moindre
question. Puisque l'adresse est devenue le prétexte de toutes ces divagations^
on-peut s'y lésigneriorsque l'usage et la nécessité le commandent; mais pour-
BBTUB. — CHRCmiQUE. 155
^001 tonioir de gaieté de coeur enlever le plus utile de ton temps à u&e sessîoii
qjoieoiiimenee fort tard, et qui est ebargée d^afCaireS' importante» et de lois
néeessainment longues et délaillées? N'aurons-nous pas les fonds secrets, le
iMMigetr dix occasions pour une d'âever la question ministérielle? Les CMiser*
?atenrs veulent assurer leur triomphe : soit; le meilleur moyen de l'assurer,
c'est de s'occuper promptement , sérieusement , avec un z^e actif et éésinté-
fiBié, des af foires du pays.
Ces réiexions sont peut-être sévères. Elles ne masquent cependant pas de
vérité. Nous ne sommes pas surpris ^e le débat laisse leS' esprits perplexes,
et que les ministres eux-mêmes aient quelque peine à prendre un parti' défi-
iiiilif. Probablem^it, ils voudront, avant de rîen« décider, consulter un grand
aambre de leurs amis : c'est dans ce dessein sans doute qu^ils ont ajourné à
»qMiqaes jours, au 4 janvier, cette grave décision.
Le ministère a préludé à la session par une< mesure qui a été généralement
.«mtiUie avec foveur. ffous voulons parler de Tordonnauce royale sur les
miaiBUes d'état.Il y a là deux idées, deux réaolutions^ parfaitement distinctes.
lym^cdté, on veut assurer l'avenir des hommes que la confianee^ioian*
nâtap pelés aux fDnctions les plus ^mioentes; de Fautre, la eouroimeiious
qu'elle songe à l'organisation d'un conseil privé. Les deux meeores
pnaisscnt irréprochables.
il est conforme à Tesprit denotretemp6,-à>la mtulre denos institutiens,
ipieleB fmctiMis ministérielles ne devieuient' pas un privilège du rang et
ésilttimiiwe îdenoiidoit^elibr&dans son choix, et comment le serait-il
ai) en cttlewit un homme à sa carrière^ àsa •pr<tfes8mi,'à ^a- place* qu'il
iesupe, il-defait ensuite le laisser tomber >des hauteurs 'du mîsÉsière dans
4at^nHière8 d'une vie privée dépourvue du nécessaire P^Gomraentf^dter
u'déf<e«enent si ruineux? comment vouloir que ces hommes ne conservent
pisiuiesitiiation, modeste sans doute ^ -mais digne? Auesi , <qu'est-il arrivé
fia» d^one fois? On a«u recours^à des moyens indirects^ oiira'tout^Mcrifié à
Fé^té. €08 expédlen^ae sont pas« heureux; ys'ne'Sont''pas<d^fl}eurs appli-
éÊÊÉÊè à'tou^eocas, et ne réalisent ainsî' qu'une éqitité parcelle; L^tat doit
iffirirnBOfiitiiation convenable aux'onciens ministres, etsurtout à eenxqui,
i oux^ooBsdlsde la oomBonne,* ont perdu? unepo^tion^qU-ils ne peuvent
m^q^ttant le minislère. Qu'«i "leur donne uno^nsion etun
(litn9'8ll?on*ventvde minisMs d'^t^de^onse^ershonoraires^dela couronne,
"•a M «B&e, ^^ea importe; rien de plus équitable, rien>de*'plus facile. Lors
4flteQ^o ja chambre eonsentirait à ne^pasee moittrer'trop'pffrcimottieitte,
«In éépeBS04W«era pas considérait.
i Btii limeaul ne sauraitr contester à laiCOUiMUW »le dnoifedeitféèidifwt^des
Juniènsvde s'entourer de rinfluence d'un. conseil friité.41»€Stiinotile*dN4^-
-'lnrrt|Ufl'yi>rginiffnTiirn Tî la réunion de ce cenaeil^ialnst q«i4a*«aCBre etla
^MSBreides^omnninioations.àthii faire^ aoront y comme tout «ntro^aete pOli-
d^pw^X^lg^lte par Je concours' des mittistB«>iasptnoabtBS> On^feut étaMnrun
conseil privé et le consulter comme on nomme et on consulte une commission
156 RBVUB DBS DEUX MONDES.
spéciale. S'il y a une différence quant aux matières qu'on présente à leur
examen, il n'y en a aucune quant aux attributions : le conseil privé ne peut
être qu'une commission; il ne sera investi d'aucun pouvoir; toute action
gouvernementale, comme toute responsabilité, lui sera complètement étran-
gère.
Encore une fois, les deux mesures, considérées isolément, nous paraissent
irréprochables; mais le ministère ne les a pas prises isolément. Il a été plus
loin : il a voulu les lier l'une à l'autre, établir entre elles un rapport qui
nous paraît tout-à-fait artificiel , et qui n'est pas, ce nous semble, sans quel-
ques inconvéniens.
Ayant voulu créer des ministres d'état pour donner aux anciens ministres
une retraite honorable, it a imaginé de dire que le conseil privé serait com-
posé de ministres d'état; il a établi de la sorte un rapport factice entre les
deux mesures, rapport qui n'a d'autre fondement qu'une dénomination nulle-
ment nécessaire. La liaison artificielle a tout de suite produit ses conséquences;
il aurait été ridicule de dire que le copseil privé serait composé de tous les
anciens ministres, c'est-à-dire que la couronne ne consulterait qu'un ciorps
composé en grande majorité d'adversaires du cabinet, de ses rivaux. Il a donc
fallu ajouter que, bien que ministres d'état,' ils ne faisaient pas nécessaire-
ment partie du conseil privé; ils pourront ne pas y être appelés. Cela ne suf-
fisait pas, le danger n'était pas atténué; on a en conséquence établi des caté-
gories dans lesquelles on pourra choisir d'autres ministres d'état pour les
appeler ensuite au conselFprivé. Ici les objections pullulent. Ces catégories
sont-elles toutes également acceptables.' Les ambassadeurs? Sans doute lors*
qu'un homme politique aura été momentanément ambassadeur, vous pourrez
l'appeler au conseil privé : il vous apportera avec ses lumières son influence;
mais la plupart des ambassadeurs sont des diplomates de profession, ayant
vécu plus hors de France qu'en France, connaissant peu le pays, n'en étant
guère connus, peu au fait des grandes questions de la politique intérieure,
des mouvemens et de la force des partis, des dangers que le gouvernement
peut courir, des ressources sur lesquelles il peut compter. Quelle influence
ces hommes, si habiles qu'ils soient d'ailleurs, vous apporteront-ils? Ceux qui
effectivement vous seraient utiles auront déjà été ministres. Les procureurs-
généraux? Certes, MM. Dupiu et Hébert sont fort bons à consulter, mais
comme hommes politiques Jnfluens, comme hommes considérables dans la
diambre des députés, non comme ministère public. Agens révocables du
pouvoir exécutif, que peuvent-ils vous dire que vous ne sachiez pas, qu'ils ne
vous aient déjà dit? S'ils en savent plus que M. le gdrde-des-sceaux n'en sait
déjà, plus qu'ils ne lui en ont déjà appris, c'est que quelqu'un a faiUi à son
devoir. Si on établit ces catégories, pourquoi ne pas appeler le général qui
commande dans le département de la Seine une armée de cinquante mille
hommes? Pourquoi ne pas appeler M. le préfet de police? Laissons ces dé-
tails, et disons d'une manière générale que les catégories sont à nos yeux une
erreur.
REVUE. — CHRONIQUE. 157
Eh quoi ! vous pourrez appeler au conseil privé messieurs tels ou tels, et en
supposant qu'il n'eût pas convenu à M. Royer-Gollard de se laisser nommer
président de la chambre, vous ne pourriez pas proposer au roi d'honorer son
conseil de ce grand nom , de l'éclairer de cette vive lumière! Eh quoi! une
crise politique appellerait autour du trône tous les hommes éminens, înfluens,
attachés à la dynastie, sans distinction de parti, et le conseil privé ne pourrait
pas s'ouvrir devant M. de Lamartine et M. Barrot! — Une nouveUe ordon-
nance modifierait la première, et leur ouvrirait les portes du conseil.— Sans
doute et fort heureusement; mais alors pourquoi se renfermer dans les caté-
gories? Pour se donner le plaisir d'en sortir?— Pour échapper, dit-on, aux
sollicitations.— Faible rempart contre les importunités des hommes nuls et
vaniteux !Si vous ne trouvez pas en vous-mêmes le courage de repousser hau-
tement leurs folles prétentions , ils sauront bien vous arracher de nouvelles
ordonnances. Même à ce point de vue , les catégories sont inutiles. EUes sont
plus qu'inutiles dans l'intérêt de la couronne. Pourquoi se donner des en-
traves ? Pourquoi restreindre sa prérogative là où elle a droit à une pleine
liberté? Si on veut un conseil privé permanent et connu , il faut qu'à chaque
nouveau ministère, ou mieux encore que chaque année, une ordonnance
royale publie là liste des hommes politiques que le roi aura honorés de son
choix. Il est de l'essence de notre gouvernement que la composition du conseil
privé puisse être modifiée selon le cours des évènemens et l'ensemble des
circonstances.
On dit que le ministère se propose de présenter sans retard aux chambres
les lois des sucres, des. fonds secrets, du recrutement, des prisons, de ren-
seignement secondaire, de la juridiction militaire, et quelques autres. Nous ne
voulons pas nous occuper de ces matières sur de simples bruits : attendons
les projets.
Van Halen a été révoqué. Le général Seoane lui succède dans le comman-
dement général de la Catalogne. Le chef politique de Barcelone doit aussi être
changé. Justice est rendue non-seulement en France, mais en Espagne, mais
en Europe, au consul français, car nous ne tenons aucun compte des stupides
réclamations de quelques folliculaires espagnols; ils ne méritent pas l'hon-
neur d'une mention. Les collègues de M. Lesseps, le consul d'Angleterre y com-
pris, lui ont offert un banquet comme témoignage de leur estime et de leur
reconnaissance. Le roi de Sardaigne l'a décoré. Ce qui nous a plu davantage
encore, c'est que notre gouvernement a répondu aux injustes attaques dont
M. Lesseps et M. Gatier avaient été l'objet, par leur promotion dans l'ordre
de la Légion-d'Honneur. Ce qui nous a le plus frappés dans cette déplorable
affaire, c'est la crédulité des Anglais et surtout de leurs agens à l'étranger,
mtoe de ceux qui sont le plus haut placés. On les a fort accusés de perfidie,
de parti pris, de haine aveugle contre la France, comme s'ils avaient inventé
les bruits, fabriqué les fausses nouvelles qu'ils se plaisaient à répandre en
Espagne et ailleurs. Il n'en est rien, nous en sommes convaincus. Ces bruits,
158 RBVDB MB «DBfJX IfOtIDBS.
Osneldsinventai^t pas, mais.ils tos aoeueiUaieiitsaDS examen, avec aridité,
ils les propageaient aieo empressement et satts&etien; ce n'était pas de la
peifidie, i»ais une ovédulité peu 'Menveillante; Empressons -nous d'ajouter
que «es remai^ues ne touchent en rien le cabinet anglais, en particulier
lord.Alterdeen. Si nous sommes bien informés, saccmdoite et. son langage
à notre I égard ont été dig]|ies, sérieux, sensés, oommejoela appartient à)Wi
gouvernement' qui se respecte. Ce n;'est pas lui qui, a accueilli et répes4u
d'absurdes et ridicules bruits. 11 serait seutement à désiaer qu'il pût édaiier
la crédulité, de ses agens.
Après sa triste expédition, Espartero est roitré à Madrid. Que fera-t-il
descortès.' Au 31 décembre,, la perceptiondesimpôls^ devient illégale, si un
décret du parlement n'en autoris&pas la continuation jusqu'au vote du budget.
Esparleroosera-t-il traiter l'Espagne. entière comme il a traité Sarcelone,ila
mettre hors la loi ?
Le- meilleur moyen de se maintenir, ce serait de songer sérieusement au
gouvernement du pays pour Je .tirer «afin de l'abime où, malgré ses admi-
fables ressources , l'ont précipité Ifif^rance et l'esprit de parti. C'est au ré-
tablissement de l'ordre dans les finances qu'il faut s'appliquer avant tout. Un
^pays qui ne vit que d'expédiens est toujours à la veille d'une cata^rophe: Il
serait si facile,: avec un peu debon sens et de raison, de préparer des jours
meilleurs à un pays si richementidoté de la nature !
M. Perler, secrétaire d'ambassade et chargé d'affaires à Saint-Pétersbourg,
vient d'être nommé ministre plénipotentiaire à Hanovre. C'est une promo-
tion mérttée.M. Périer avait contenu avec>ttne> dignité^ ime mesure, un tact
par&its, la positioadillîeile qu'on avait voulului faire dans une ville qui , «u
point de vue de la* société, n'est qu'union de la cour. Chose plaisante et
inconcevable en tout autre pays, on ne voulait plus que le chargé d'afïaires
de France trouvât de la courtoisie à Saint-Pétersbourg. Mais manquer soi-
même de courtoisie, cela n'est ni digne ni élégant. Qu'a fdit le maître? Il s'est
réservé le beau r61e; il faisait inviter le chargé d'affaires aux fêtes de la cour,
il lui adressait la parole; l?impératrice aussi lui faisait le même honneur avec
toute la grâce qui lui appartient. Le rôle disgracieux, désagréable, on l'a
•jeté auxismîets; on les en a chargés. Dociles, obétssans, ils ont dû l'accepter
etlejeuer avectoute.la raideur d'un soldat.qui reçoit une consigne. Armés
jd?une colère qu'ilsinerossentaient pas , qa'ils n'approuvaient même pas, ils
ont joi|é.oatte comédie. aveciunaplombjparfait. Les souvenirs de Paris, les
liaisons.peiionnelles^ )es*habitudes^ de société, tout a été oublié à la minute,
et la légationiraBçai8eileurest4kivenue aussi étrangère que les habitanstdtt
isikaiet peuvent l'être à une viUe de quarantaine. C'est un trait de moeurs par-
iûtement comique et si rare de. nos. jours, qufil vaut la peine d'être conservé.
lious n'avons pas encore parlé; des iles Marquises. Nous ne voulons pas
rendra«n mauvais. service au.ministère, en faisant de cette petite affaire le
miîet d'un dithyrambe, la tvérité est que c^est une entreprise utile, sagement
etm(fM^, hsKbilèittcint etébotée'. Unjcmr'sî, comme on l'âlssiire', IHâthïtm "éé'
Pàmmrpetit «(^xirrir à la naWgatton par un large csmat; lesr fie? Mànfithetf'^
seMMitiitid station' importantei En atttntdéntvellérâcfront milesànos balei«^
ninnr. Ce ^enowr demandons au'gontetnemeitt; c^estde fermer ToreiUeà
tottrlerfiBdsenrs'de projets; à tdtts' les^ cotonisatetm qdr, à l'heurr qu'fVésr,
assirent Éanrdoate^sérlmreaax. Qn'iM y établissent tine force militaire snf^
fiflMte, et qu^ils laissent tout le reste à l'industrie ptfvée. Quant à la question^
de «aNroir^ conviendrait de faire de l'une deres'îlérun lieu de déportation;
une succarsale de Brest et de Toulon, elle demande à être traitée avec^n;
nous pourrons Texaminer plus tard.
OU dit que la Pàirte est enfin décidée -à donner un cbef chrétien aux Maro-
nftes et un cliefdrase aux Druses. La nouvelle paraît positive, ernoos sommes
loin d'en* méconnaître rimport^ince. Il n^est pas mc^s'vrai qne*^ cesctieftr
ne reçoivent pas l'investiture do sultan, et que, nommés par le*' pacha de-
Sàfda, ils'puissent être révoqués par lui, ih ne'sont^plusquedestigens'sabal-
ternesdu gouveraement'turc. Il nous est évident qur soit en Syrie, mt enr'
Yidacbie, soit en Servie, partout où l'esprit chrétien se montre et s'agite, il*
esrdeux tendances opposées dont il ne serait pas diffléile de signalcfrlef^ prin-
cipe et de prévoir lesconséquences. Les uns voudraient que ces pays*, sans*
rompre tout lien' avec la Porte, pussent* s'organiser comme des principautés
vassales, mais* héréditaires; t[u'ils pussent ainsi-sedévdopper, s'initier è la vie
européenne, et se préparer à entrer tôt outtfrd dans le monde politique sans
bMeverseniens, sans catastrophes. Lee autres^etlès Tunes ne sont pas les
satfH'dâns' cette voie; ils ne sont quHin instrnment, les autres, di»-je,' s'effor*
cent au contraire d'empêcher toute organisation permanente et héréditaire:
id'onverlement, là secrètement; paraissant un jour le vouloir, s^y opposant
le lendemain; toutes ces menées diverses et contradictoires leur sontégale*
ment bonnes; car elles produisent toutes iemême résultât, qui est detënfar les"
affiâtes dXMent dans un état d'incertitude^ de trouble; d'â^tation continue.
-^ Le message^ du président des États^lWiS) Ml Tylttr, qui vient de par*
velÉten'Eimype, est ime pièce importante qui mérite de fixer l'attention,
sdKodt au^moment où lê^ chambres vont s'assemble];. Dans ce document offi^
dd^ Mt T^r' a soulevé la question du droit de visite. Les paroles qu'il a
prononcées sur le traité Ashburton et les dispositions relatives à la répressioit'
de la traite méritent de rencontrer quelque synipathie en France. M. Tyler
n%' pu vQh- sans un noble orgueil sa patrie se leverpourdéfendrelr cause
dlMa liberté des mers. Il engage les autres puissances àrsuivrefèteniple de*
riLitoérique: « Un pareil arrangement; dit-iU fôit parles autres puissances,
né pourrait manquer d'anéantir ia traite des nègres sans finterpolatioii d'au-
cun nouveau principe dans le code maritime. » Une innovation dans ce code,
tel est en effet recueil qu'il faut éviter. La Grande-Bretagne a cherchéy non
sans succès, à convaincre l'Europe qu'un remède énergique est nécessaire
160 RBVUB DES DEUX MONDES.
pour assurer Fabolition de la traite. M. Tyler moutre qu*il n'est aucun besoin
de sacrifier Tindépendauce des nations à ce grand intérêt. Le message de
M. Tyler fournit une nouvelle force à Topinion qui s'est prononcée en France
contre le droit de visite. Il répand un nouveau jour sur cette discussion qui
est loin d*étre épuisée, et qui pourra bien être reprise dans la session pro-
diaine. L'exemple de l'Amérique prêtera une grande autorité aux argumens
des adversaires du droit de visite. Au reste, nous nous proposons de revenir
sur cette question dans un travail spécial qui, par les documens qu'il con-
tiendra, pourra servir, nous l'espérons, à éclairer cet important débat.
— On n'a pas encore tout dit sur le xyiii*' siècle; cette époque étrange
pourra long-temps encore occuper le critique et l'historien sans qu'on en ait
parcouru tous les aspects, étudié tous les types, indiqué tous les contrastes.
Quoi de plus incomplet, par exemple, que les notices biographiques qui nous
sont restées sur les poètes et les artist-^s contemporains de Voltaire et de
Louis XV I Sans doute, la critique n'a plus rien à nous apprendre sur ces
muses souriantes et fardées; mais combien l'histoire biographique ne peut-
elle pas trouver encore de curieux détails et de tableaux imprévus dans la
vie intime d'une littérature qui n'a pas eu son Tallemant des Réaux ! C'est
ce côté gracieux et nouveau du xviii*' siècle qui a tenté la curiosité d'un
jeune écrivain, M. Arsène Houssaye. Il a écrit, sous le titre du Dix-Hui-
tième siècle (1), une suite d'agréables portraits où le cadre de l'étude litté-
raire n'est qu'un prétexte à la biographie et quelquefois au roman. Il a
raconté ces existences aventureuses de poètes, de musiciens et de peintres,
dans des pages qui ont souvent le charme d'une révélation piquante. On le
suit tour à tour au cabaret avec Piron , à Versailles avec Bernis, à l'Aca-
démie avec le vieux Fontenelle; on visite Watteau dans son intérieur flamand,
Grétry dans sa retraite de Montmorency. Le roi Louis XV en personne est,
comme auteur de jolis vers, rangé par M. Houssaye dans la galerie des petits
poètes de son temps. Ce qui ajoute un vif intérêt à ces études capricieuses,
c'est la sensibilité, qui ne fait jamais défaut à l'écrivain , et qui relève ce que
certains sujets, comme Dufresny et Piron, offraient de triste dans leur fri-
volité apparente. On doit encourager de tels essais d'histoire littéraire, en
conseillant néanmoins à M. Houssaye de s'appliquer de plus en plus au côté
sérieux et élevé du genre qu'il s'entend si bien à rajeunir.
— Q a paru, sous le titre de Jérôme Paturot (2), une amusante satire des
travers contemporains. Rien n'est épaf gué dans ce petit roman, qui oppose
à toutes les folles ambitions de l'époque le calme et impassible sourire du bon
sens. Jérôme Paturot est un honnête bourgeois qui se laisse prendre à tous
(1) Deux vol. in-80, chez Desessart.
(S) Un vol. in-S», chez Paulin.
REVUE — CHRONIQUE . 161
les pièges des utopies niodernes. Tour à tour romantique, saint-simonien,
homme de lettres, industriel, il est toujours victime, dans ces divers rôles,
de sa crédulité naïve et de sa bonne foi. C'est un tableau de mœurs d'une
vérité piquante, et qui , à beaucoYip d'égards, a son utilité.
— Il vient de paraître un intéressant ouvrage intitulé la Chine et les Chi»
nois (1). L'auteur, M. Auguste Borget, a passé dix-huit mois en Chine. Il a vu
la cote de l'Est, théâtre des récens évènerpens qui ont fixé et fixent encore
l'attention de l'Europe entière; il a vécu dans Tîle que l'empereur du céleste
empire vient de céder à TAngleterrre. Il s'est aventuré sur le continent; il a
pénétré assez avant dans les terres; il a séjourné à Canton. Pendant dix-huit
mois, M. Auguste Borget a étudié, observé, écrit et dessiné sur les lieux.
L'album qu'il publie aujourd'lïui , et dont le roi a accepté la dédicace, est le
curieux résultat de ses travaux et de ses études. Chaque dessin , achevé sur
place, a été reproduit par M. Eugène Cicéri avec un rare bonheur, et de telle
sorte qu'en possédant l'album, on est pour ainsi dire possesseur des dessins
originaux. M. Borget a eu l'heureuse idée de joindre à ses esquisses un texte
explicatif et des fragmens de lettres qu'il écrivait de Chiné à ses amis de
France. Le luxe de cet ouvrage est d'ailleurs vraiment merveilleux ; nous ne
pensons pas que la lithographie et la typographie aient jamais rien produit
de plas beau.
COLLÈGE DE FRANCE.
Le Collège de France a vu se rouvrir les cours de littératures étrangères
confiés à MM. Edgar Quinet et Philarète Chasles. Chacun des deux profes-
seurs a tracé son programme, développé les idées qui serviront de base à
ses leçons, et c'est avec un vif intérêt qu'on les a entendus exposer ce que
l'étude des littératures comparées peut offrir a une critique attentive de nou-
veaux et précieux enseigneinens. M. Chasles, chargé du cours des littératures
de l'Europe septentrionale, doit tracer cette année le tableau du mouvement
intellectuel en Allemagne à la fin du xv*^ siècle et au commencement du xvi%
Il a passé en revue les richesses littéraires de cette époque glorieuse et féconde.
En parlant des causes de la réforme, de cet âpre instinct de nationalité qui
(1) Chez Goupil , boulevart Montmartre.
TOMS I. SUPPLÉMENT. H
162 RBVUB DBS DBUX HONDBS.
rendait le joug de Rome si lourd aux populations germaniques, M. Philarète
Chasles a pu indiquer d'heureux rapprocliemens entre Tancienne et la nou-
velle Allemagne. Il a rappelé les éternelles différences de sentimens et de
génie qui séparèrent toujours les races germaniques et celles qui ont hérité
de la civilisation romaine. Il n'a pas caché ses préférences, et c'est avec un
légitime orgueil qu'il a énuméré les titres glorieux et les immortelles qualités
du génie français. L'auditoire a témoigné une vive sympathie au professeur,
quand, adressant un même hommage aux représentans les plus divers de
l'originalité de notre pays, M. Chasles a évoqué autour des majestueuses
figures de Racine, de Corneille, de Pascal, les fines et souriantes physiono-
mies de Rabelais et de Montaigne. On ne pouvait répondre aux attaques de la
critique allemande contre nos gloires littéraires avec plus de verve ingénieuse
et de courtoise ironie.
La leçon d'ouverture de M. Edgar Quinet, chargé du cours des littératures
de l'Europe méridionale, avait précédé la leçon de M. Chasles. M. Quinet a
un sentiment vif et profond des traits généraux qui expriment et caractérisent
le génie des littératures; c'est ce sentiment qu'il a fort heureusement appliqué
à l'Espagne et à l'Italie du xvi*' siècle : il a tracé avec une précision bril-
lantç les grandes lignes du tableau dont il se propose d'étudier cette année les
détails. L'éloquente et clialeureuse parole de M. Quinet ne semble jamais
plus à l'aise que quand il contemple ainsi l'aspect le plus large et le plus élevé
d'un sujet. Aussi a-t-il plus d'une fois, dans le cours de sa leçon, trouvé des
élans qui communiquaient à ses auditeurs l'émotion dont lui-même était
rempli. Nous insérons ici cette leçon, qui a été souvent interrompue par
d^unanimes applaudissemens.
Le double caractère de la renaissance est marqué mieux qu'ailleurs, en
Italie, par l'opposition de ces deux noms, l'Arioste et le Tasse, qui représentent
non pas seulement deux formes de poésie, mais véritablement deux révolutions
dans l'imagination humaine au sortir du moyeu-âge. Nous avons vu, dans le
cours précédent, le xv* siècle tout entier aspirer à une réforme religieuse,
l'église elle-même y prêter les mains, les conciles de Pise, de Constance, de
Bâle, s'annoncer comme autant d'assemblées constituantes, prêtes à changer
les formes visibles du contrat qui lie l'homme moderne au dieu de l'Évan-
gile. Les plus fermes esprits se laissent aller à cette pente; on se sent en-
traîné, sans savoir vers quel rivage. Dans cette ardeur d'innover, la papauté,
surprise, disparaît par intervalles; il y a un moment où l'on croirait que la
théocratie romaine, décapitée, va se changer en une république d'évêques.
Dans cet affaiblissement de l'autorité de l'église, l'imagination , ou pour
mieux dire, la fantaisie, le caprice régnent sans contrôle. Il se passe quelque
chose de semblable à ce que l'on a vu peu de temps avant la révolution
française. Une foule d'esprits charmans , imprévoyans , le sourire sur les lè-
vres, courent au-devant du précipice. Cette époque est celle du règne d'A-
REVUE. — CHRONIQUE. 163
rioste. Voyez de quelle génération d'hommes il est entouré , tous également
sereins comme lui; c'est le cardinal Bembo, c'est Castiglione, l'auteur du
Courtisan-^ c'est Folengo, le Rabelais de ^Nlantoue; c'est Berni , Sannazar,
le divin Arétin; chacun de ces hommes joue avec le scepticisme, sans penser
que l'amusement va devenir sérieux. La papauté est déjà menacée, provo-
quée, abattue dans le Nord : eux seuls n'en savent rien. Pour mieux cacher
le danger, ils l'entourent de leurs cercles joyeux. A peine s'ils ont entendu
par hasard prononcer ce nom de Martin Luther; dans tous les cas, il ne
représente pour eux rien qu'une de ces tentatives éphémères, une de ces
révoltes de barbares que le génie du midi va promptement étouffer. Le pape
Léon, dans son heureuse sécurité, ne permet pas que la fête de Fart soit
troublée par aucune appréhension; plus le danger est proche, plus la sécurité
augmente. En présence de cette réforme puritaine, l'église, pour sa défense,
se contente d'abord de s'envelopper des magniûcences réunies de la poésie et
de la peinture, de même que dans les premiers temps il lui avait sufQ pour
repousser le barbare de marcher au-devant de lui, vêtue de ses plus pompeux
omemens. C'est par les chefs-d'œuvre de l'art qu'elle prétend désormais
le convaincre, le désarmer. Époque d'imprévoyance, où l'autorité, puisant sa
force en sa seule beauté , a pour poète Arioste : il réunit dans son génie les
rayons heureux qui brillent au front de toute cette génération dont il est
entouré; en lui se confondent l'esprit chevaleresque de Bojardo, la verve
monacale de Folengo, la politesse railleuse de Castiglione, le rire effronté
d'Aretin, le sarcasme plébéien de Pulci, l'ironie patricienne de Laurent de
Médicis, du cardinal de Bembo; en un mot, tous les genres de scepticisme
que se permettait une société, qui, au fond, pleine de conGance en sa durée,
s'amusait de son propre ébranlement et riait de son danger.
Entre l'époque d' Arioste et celle du Tasse, que s'est-il passé? Pourquoi la
physionomie générale a-t-elle si brusquement changé.^ pourquoi le sourire de
la génération précédente a-t-il disparu? A la place de cette radieuse figure de
Léon X, pourquoi cette suite de papes sévères, austères, affairés, Adrien VI,
les deux Paul, Sixte V, Clément VIII? Pourquoi ces chefs de l'église, qui
préféraient Cicéron à l'Évangile, ont-ils eu pour successeurs des âmes en-
thousiastes qui semblent avoir reçu un nouveau baptême aux sources mêmes
du christianisme : un Charles Borromée en Italie, une sainte Thérèse, un
Ignace de Loyola en Espagne ? Quel contraste avec l'âge précédent et la pa-
pauté des Borgia! Un mot explique ce changement. Dans l'intervalle des
deux générations , la réforniation a éclaté , non plus un bruit sourd , une
remontrance timide, mais une scission éclatante, triomphante; le Nord a
rompu avec le Midi; l'église s'est partagée; il faut qu'elle ramasse ses forces
pour se défendre. De ce moment commence la réaction du catholicisme
menacé de suc<;omber par surprise; l'art prend une nouvelle roule. Au ca-
tholicisme demi-païen qui s'étalait sur les toiles de l'école de Venise, le
Dominiquin, le Guide, opposent les tableaux ascétiques du saint Jérôme
et de la Madeleine pénitente, La musique change en même temps de carac-
164 RBVUB DES DEUX MONDES.
tère : c'est le moment où le jeune Palestrina, dans la messe de Marcel, rend
au culte les accens de Féglise primitive et les cris de douleur jdu Calvaire.
Quant au poète qui représente cette époque de réaction religieuse dans le
Midi , je n'ai pas besoin de nommer le Tasse. Il puise son sujet au cœur
même de Féglise; ce que M. de Chateaubriand a fait en France après la révo-
lution, le Tasse Ta fait en Italie après la réforme. Reniant, autant qu'il le
peut, les inventions demi-profanes de Tilge précédent, il veut ramener les
beautés éclipsées du christianisme; et je ne puis m'empécher de remarquer
qu'une grande partie de la vie de ce poète coïncide avec Tépoque du concile
de Trente, que les premières impressions, ou pour mieux dire l'éducation de
sa pensée, ont été soumises au spectacle de cette assemblée solennelle, qui
pendant dix-huit ans s'est efforcée, sous les yeux de l'Europe, de rendre à
l'église et à la papauté le prestige et l'autorité des premiers siècles. La Jéru-
salem délivrée répond ainsi au mouvement imprimé dans l'Europe méri-
dionale par le concile de Trente; œuvre de réaction, d'expiation après le
paganisme des premiers temps de la renaissance. Le poète, tourmenté par le
scrupule, veut refaire son poème pour le marquer davantage du génie de
l'église. Terrible lutte d'un homme avec son œuvre! Partagé entre l'Olympe
et le Calvaire, entre Homère et l'Évangile, entre le paganisme et le christia-
nisme, son esprit vacille; par momens il s'égare dans ce combat; lui-même
il est la victime des fantômes demi-païens que son génie a évoqués. Dans sa
longue prison, entouré de ces spectres glorieux qu'il ne peut ni avouer ni
détruire, Savez-Yous quel est le trait principal de sa folie .^ Le Tasse se croit
damné; il veut chaque jour se confesser. A travers les barreaux de sa fenêtre,
on l'entend, appeler à grands cris la Madone, pour qu'elle vienne effacer la
trace de ses propres inventions. Au lieu de la Madone, ses yeux hagards
n'aperçoivent que les fantômes adorés de Clorinde et d'Herminie.
Les rapports de la poésie et du christianisme, en Italie, peuvent se mar-
quer par un mot. Au commencement, Dante s'inspire du dogme même.
Pétrarque change le dogme, en adressant à la créature le culte imaginé pour
le créateur; Laure prend la place de la Madone. Arioste s'éloigne davantage
de l'origine sacrée de la poésie; chez lui, je ne vois plus rien du génie de
l'Évangile. Par un retour subit, le Tasse revient au point de départ, et le
cercle de la poésie italienne est fermé pour long-temps; apris avoir épuisé tous
les chemins qui l'éloignaient de l'église , voilà l'homme rentré brusquement
et comme par surprise dans le Dieu de Jérusalem.
Par une loi générale, qui n'a pas manqué à l'Italie, quand la poésie décline,
l'âge de la philosophie commence. Les prisons de Galilée, de Campanella,
les bûchers de Vanini , de Giordano Bruno , signalent les vengeances et les
appréhensions de la papauté restaurée; toute l'énergie de l'Italie se retire dans
ces âmes exaltées. Le danf];erles inspire. La philosophie a désormais ses mar-
tyrs comme la religion. Rien n'est émouvant comme le spectacle de ce petit
nombre d'hommes audacieux qui portent le défi à l'immutabilité de la pa-
pauté jusqu'au pied de son trône; lors même que tout n'est pas nouveau dans
REVUE. — CHRONIQDE. 165
ces doctrines , vous ne pouvez lire impassiblement ces théorèmes de Parmé-
nide et de Técole d'Élée écrits sur la marche des échafauds. D'ailleurs , pour
soutenir le combat, ces hommes ne s'adressent pas seulement à Tenceinte des
écoles, mais à Topinion proprement dite, telle que nous Tentendons aujour-
d'hui. Prose et vers, pamphlets métaphysiques, dialogues populaires, comé-
dies panthéistes , toutes les formes , toutes les armes , sont employées. Une
ardeur fiévreuse se mêle, dans Giordano Bruno, à la profondeur des aperçus;
Tancienne liberté démocratique de Fltalie a passé dans ses théorèmes de phi-
losophie. L'artiste vient au secours du torturé. Ne cherchez pas ici Timpassi-
bilité savante de la philosophie allemande, dont il a entrevu d'avance quelques
formules. C'est Femportement du génie politique du moyen-âge mêlé à la
métaphysique des premières écoles grecques; et au fond de ces discussions
héroïques, vous sentez bien que c'est l'Italie elle-même qui est en jeu, que
c'est là son dernier effort pour conserver la liberté de l'intelligence, quand
la liberté politique est perdue , et qu'enfin avec les cendres de ses penseurs
vont être jetées au vent ses dernières espérances.
Au moment où l'Italie succombe comme nation politique , elle impose
aux peuples étrangers le joug de ses arts et de ses formes littéraires; ses
écrivains régnent sans discussion, quand elle-même a cessé d'être. L'Es-
pagne, qui pèse plus lourdement sur elle, se range, en apparence, plus
docilement qu'aucune autre aux règles de son génie. Les écrivains que l'on
considère comme des réformateurs en Espagne sont des imitateurs dociles de
l'Italie. Boscan, Oarcilasso, Mendoza, ces étranges conquérans, emportent
dans leur pays, comme un butin légitime, les mètres, les rh3rthmes et tous
les artifices poétiques de la Toscane; ils se couvrent des dépouilles des vaincus,
et, assurément, c'est une chose digne d'attention, dans l'histoire de l'art,
que de voir les formes usées de Pétrarque soudainement ravivées par les
passions de la Castille et les couleurs du ciel de Grenade. Mais le véri-
table plagiat que l'Espagne ait fait à l'Italie, c'est Christophe Colomb, car
ee grand homme n'a pas seulement donné son génie à l'Espagne; il a encore
pour elle oublié sa langue natale; dans son journal de voyage , ses observa-
tions de chaque jour sont écrites en espagnol , et ce n'est pas avec la langue
de Dante qu'il a salué l'Amérique. A sa suite marchent d'étranges écrivains ,
Fernaod Cortez , Femand Pizarre , Albuquerque , le Portugais Magellan , qu]
dans leurs correspondances arrivent souvent à la grandeur de l'expression par
la grandeur des choses qu'ils racontent. Au milieu des grâces étudiées de la
renaissance, ces hommes retrouvent sans y penser la simplicité, la force, la
^îveté, la nudité des anciens dans leurs récits improvisés; le journal de Co-
lomb, dans sa concision, a je ne sais quoi de mystérieux, de sublime, de reli-
gieux comme le grand Océan au milieu duquel il est écrit. Et si je voulais
donner ici un exemple des rares ouvrages où les modernes ont retrouvé
le ton de l'antiquité, je me garderais bien de le chercher parmi les écri-
vains de profession de la renaissance, un Guichardin , un Mendoza; mais je
k demanderais à ces hommes de fer qui jamais n'ont touché une plume que
166 REVUE DES DEUX MONDES.
lorsqu'ils ont été obligés de dépeindre à la hâte, ou, pour mieux dire, de ré-
véler d'un trait les îles, les coutinens, les peuples, qu'ils viennent de sou-
mettre à Tancien monde. Il est frappant que dans ces récits vous ne retrouvez
rien de Tenflure propre au génie castillan; Finfatuation s'est abaissée devant
la grandeur des faits; les choses parlent seules, l'homme disparaît : l'orgueil
ides Espagnols a été vaincu pail la majesté des Cordilières. Dans ce moment
de surprise, il est revenu à la simplicité nue de la Bible ou d'Homère.
Est-il besoin de dire ce qui , indépendamment du mérite littéraire, donne
un attrait si puissant aux livres des Espagnols et des Portugais? C'est que tous
ces hardis rêveurs ont été en même temps des hommes d'action. Partout aU-
leurs, récrivain , le poète est jeté dans des circonstances communes qui con-
trastent péniblement avec les aspirations de sa pensée; il est tout dans ses livres,
il n'est rien dans la réalité. Il pense, il rêve, il ne vit pas. Voyez Arioste, il
suit des yeux de l'imagination ses héros dans leur carrière enchantée; pour lui,
il passe une vie commode et assez prosaïque dans cette maison de Ferrare que
peut-être vous avez visitée. Qu'il en est autrement des écrivains espagnols!
Leur vie est aussi agitée, aussi aventureuse que leur rêve; ils sont tous sol-
dats, et vous savez comme ce noble métier de la guerre trempe les âmes
qu'il n'étouffe pas! La loyauté, la fierté se conservent mieux qu'ailleurs
sous la cuirasse. Ces hommes ont, pour se mouvoir, un empire qui semble
lui-même inventé par la poésie, l'empire monstrueux de Charles-Quint; ils
rêvent, écrivent, composent sur les flottes, au milieu des batailles et d«s
sièges. Ce sonnet est daté de la côte de Coromandel , cet autre a été rimé
au milieu de la tempête, près du cap Bon; cette idylle a été inspirée dans la
campagne du Chili , au bord de l'Océan Pacifique; quant à ce poème, il a été
écrit sur la flotte invincible. Malgré moi , j'associe à ces compositions les
lieux, les climats, les rivages lointains dont ils m'apportent un écho; je les
colore des feux de ce ciel étranger. Comment ne pas suivre dans ce vers de
Camoëns le sillage du vaisseau? Des œuyres même très imparfaites emprun-
tent à ces traces de la vie réelle un charme que l'art tout seul peut-être ne
leur donnerait pas. Dans VAraucaim d'Ercillo, dans cette chronique san-
glante, je m'attache aux pas de ce poète peut-être médiocre, mais qui a Tim-
mense avantage de faire toucher du doigt cette vie d'aventures et de combat»
dans les forêts du Nouveau-Monde. Et s'il s'agit d'un écrivain tout-puissant,
combien la vie n'ajoute-t-elle pas au poème! Je veux retrouver dans la fierté
naïve de l'auteur de Don Quichotte Théroiffue manchot de la bataille de Lé-
pante. Dans ce théâtre tantôt chevaleresque, tantôt ascétique de Lope de Vega
et d^ Calderon, je cherche les vestiges de ces deux hommes qui ont commencé
leur vie sous la cuirasse et l'ont finie sous le cilice, dans le cloître. Et ne
pensez pas que ce soit là seulement une illusion , une sorte de mirage ardent
dont le lecteur est lui-même la cause. Non, tant d'impressions réelles, tant
d'expériences propres ont passé dans les livres; en sorte que, si vous me de-
mandez quel est le caractère original de la littérature espagnole, je répondrai
hardiment que ce caractère eet la profusion même de la passion et de la yi«
R£YU£. — CHRONIQUE. 167
dans le domaine de Tart. Il n'est peut-être aucune littérature qui ne surpasse
celle-ci par la régularité, Tordre, la tempérance, mais il n'en est point aussi qui
régale dans ce débordement de Tame, dans ce sentiment exalté de la réalité,
dans cette sincérité de Témotion qui a su ennoblir le ridicule même. La diffé-
rence du génie italien et du génie espagnol est celle des vierges de Raphaël et
de Murillo. Les premières, embellies par le génie de la Grèce et de la renais-
sance, ont toujours vécu sur les sommets les plus élevés de l'idéal; leurs pieds
ont à peine touché le sol , nul homme ne les a jamais rencontrées sur la terre.
Les secondes sont nées en Castille et n'ont jamais vu d'autre pays. Leur
ascétisme s'est exhalé sous les voûtes des églises de Se ville et de Madrid;
dans leurs plus divmes aspirations, vous reconnaissez les souvenirs de la
|»trie terrestre et les stigmates de l'amour humain.
En Italie, tout se tourne naturellement au récit et à l'épopée; des quatre
grands poètes qui font sa gloire, trois sont épiques; dans cette vieille terre
où la civilisation s'est développée d'une manière continue comme un discours
non interrompu, à travers tant de sociétés diverses qui héritent les unes des
autres, il semble que la forme naturelle, indigène de son génie, soit l'épopée;
tandis que le drame y est resté toujours plus ou moins artiûciel. L'histoire
même de l'Italie est une sorte d'épopée dont les époques étrusque, romaine,
catholique, se succédant sans intervalles, et pour ainsi dire sans contradic-
tion, les unes aux autres, forment les parties. Au contraire, en Espagne, tout
aboutit au drame; c'est là le moule naturel, dans lequel. s'exprime le génie es-
pagnol. Tant d'élémens contradictoire», de croyances inconciliables, de popu-
lations ennemies, le Goth contre le Romain, l'Espagnol contre l'Arabe, le chris-
tianisme contre l'islamisme, tant d'instincts opposés aux prises, qui n'ont
jamais pu rien s'accorder les uns aux autres , quoique perpétuellement en
présence les uns des autres , tout cela fait de son histoire une sorte de dia-
logue à travers les siècles , une intrigue pleine de mystères , d'alternatives
diverses, un drame éternel dont les deux grands acteurs sont le Christ et
Mahomet. Dans cette longue tragédie de cape et d'épée qui dure][un millier
d'années, les ûls sont si bien noués par la Providence, qu'il vous est impos-
sible de prévoir le dénouement, car les choses ne se meuvent pas là,
comme en Italie , en vertu d'une loi évidente, de développement; elles se
choquent, se heurtent, se bri^nt de manière à déconcerter toujours l'esprit
humain et à le faire marcher d'étonnement en étonnement. D'abord le maho-
métisme occupe toute la scène , excepté ce point unique des Asturies; mais
au moment où il semble qu'il a vaincu et que la pièce est unie, c'est lui qui
commence à reculer, pendant cinq cents ans , jusque dans les murs de Gre-
nade; c'est le christianisme dépouillé, asservi, qui, par un changement
subit, triomphe dans l'Alhambra.
Voulez-vous d'autres exemples de ces péripéties, de ces contradictions dra-
matiques dans la vie de ce peuple? Je le répète, son histoire en est remplie.
Où vont aboutir les libertés de ses cortès eu se développant de plus en plus ?
Au r^e de Philippe II , c'eet-ÙKiire a la servilité k plus absolue qui fut
168 REVDE DES DEUX MONDES.
jamais. Tout For réuni du Mexique et du Pérou n'enfante chez lui que la
famine; et comme la réalité a été pour ce peuple une sorte d'imbroglio dans
lequel la Providence s'est complue à l'enlacer étroitement , à le mener, les
yeux fermés, de surprise en surprise, on peut dire qu'il en a été de même de
son art, et que le drame est devenu instinctivement, nécessairement, la forme
classique de sa pensée.
Ce n'est pas que les élémens même de l'épopée manquassent au génie de
l'Espagne. Que sont en soi ces chants populaires, ces romances fameuses du
Gd, de Bernard de Carpio, des infans de Lara, sinon les ébauches d'une
Iliade espagnole qui n'a jamais pu s'achever ni parvenir à sa maturité? Lorsque
vous voyez tous ces rhapsodes inconnus, que vous entendez cette multitude
de voix qui chantent spontanément les traditions nationales, vous croyez que
ce travail poétique de tout un peuple va aboutir à un Homère castillan ; eh
bien ! par une des révolutions propres à cette histoire , c'est le contraire qui
arrive. Le dénoueniQpt de ces chants naïfs, si sérieusement exaltés, c'est de
produire le livre qui les bafoue tous ensemble. Au lieu d'être consacrés dans
un récit harmonieux , ils seront soudainement parodiés; l'écho grossissant de
ces rhapsodes populaires ira se perdre dans la prose de Sancho Pança; au
moment où vous croyez saisir l'Iliade, vous rencontrez Don Quichotte,
Autre surprise! Lorsque les grands écrivains de l'Espagne traitent sérieu-
sement cette poésie populaire et nationale, ils la tournent en drame; au lieu
d'essayer de la dévdopper en longs poèmes héroïques, ils la partagent en
scènes; d*oii il arrive que le théâtre espagnol est le plus souvent une épopée
dialoguée. De là viennent aussi la richesse, la puissance, la vie incomparable
de ce théâtre. Tout afflue en Espagne de ce cdté; histoire, traditions, souvenirs,
se résument, se renouvellent dans cette forme chaque jour improvisée. Les
générations à peine éteintes ressuscitent dans la tragédie espagnole, avec
leurs noms et leurs figures; l'existence entière d'une race d'hommes, depuis
les Cantabres de César jusqu'aux Catalans de Philippe IV, est dépensée, pro-
diguée sur la scène. Les vivans applaudissent les morts encore tièdes. Aussi
ai-je peine à comprendre que, depuis M°** de Staël, ce que l'on a appelé l'art
romantique soit le plus souvent attribué au génie des peuples du Nord , à l'ex-
clusion de ceux du Midi. Si Von 3ntend par là Tinspiration immédiate des sen-
timens, des coutumes, des croyances modernes^ quel théâtre s'est plus revêtu,
non pas seulement du costume, mais aussi du génie national ? En est-il un seul,
non pas même celui de Shakspeare, qui doive moins à l'étude, à l'imitation
de Tantiquité? Voulez-vous voir tout ce que peut faire un peuple moderne,
renfermé en lui-même, comme si jamais ni Grecs ni Romains n'eussent
existé, une race d'hommes qui se livre à l'inspiration de l'art, indépendam-
ment de Topinion et des règles accréditées dans le reste du genre humain :
étudiez le théâtre espagnol. Vous, serez quelquefois heurtés, souvent charmés,
toujours étonnés, par ces prodiges de nouveauté et d'audace. Je doute qu'un
homme abandonné, comme cet homme de Pascal , dans une île déserte, edt
mieux conservé le type original de sa pensée à l'abri de toute espèce d'imita-
REVUE — CHRONIQUE. 169
tion servile. Quand vous lisez ces pièces enivrées de l'orgueil castillan , il
vous semble qu'avant ce peuple il n'existait rien au monde, et que la nature
et l'histoire ont commencé avec l'Espagne; mais telle est la sincérité, la puis-
sance de la passion, qu'elle vous ramène, quelquefois^ soudainement , aux
effets de la scène grecque, par le chemin qui en semblait le plus éloigné.
Ces pièces tiennent de la poésie lyrique par l'impression du climat, du soleil,
par tous les parfums prodigués de la terre et du ciel; elles tiennent de l'épopée
par le merveilleux, car les rc\ es mêmes y sont personnifiés, et la passion y laisse
si peu de trêve que les songes du héros prennent un corps visible; ils s'agitent
ensemble et conversent entre eux pendant son sommeil. Ce qu'il y a d'émo-
tion contenue dans le christianisme s'exhale librement sur cette scène afri-
caine; l'ardeur et le saog de l'Arabie pénètrent jusque dans les abstractions
personniGées du christianisme. Que de miracles s'accomplissent sous l'œil
du spectateur! La croix plantée au bord du chemin agite ses deux bras pour
couvrir la Castille; les saints ressuscitent. L'ange du bien et l'ange du mal
se placent à la droite et à la gauche du héros. D'autres fois c'est le Christ
lui-même qui se détache du fond des tableaux a p pendus à la muraille; il in-
terrompt les faux sermens en soulevant sa paupière et sa main irritée. La terre
elle ciel catholiques conspirent ainsi à l'action, qui, dans les autos sacra-
mentales, va jusqu'à embrasser l'univers. Mélange de grâce et de violence,
de volupté et de torture, c'est tour à tour l'inspiration de l'amour, de l'hé-
roïsme et de l'inquisition. Ajoutez que tout cela est exprimé le plus souvent
sur le mètre naïf des romances et des chants populaires, ce qui ajoute à la
simplicité de l'expression quand elle est simple, et ce qui donne à la pouipe,
à la splendeur, à l'exagération même, je ne sais quoi de naturel et de vrai qui
semble partir du cœur même du peuple. Voilà quelques-uns des traits géné-
raux du théâtre espagnol. Mais combien de physionomies particulières ne
prend-il pas, suivant qu'il sert d'interprète à la grâce chevaleresque dans
Lope de Vega , à la gravité orientale dans Calderon , à la fantaisie dans Tirso
de Molina, à la beau^té morale dans Alarcon, à l'ironie dans Moreto, à la
suavité dans François de Rojas, à la férocité dans Bermudez! et encore, dans
chacun de ces hommes, combien d'hommes différens! Au moment où j'essaie
deles caractériser, j'aperçois chez eux une qualité opposée; ils prennent plaisir
à déconcerter toujours la règle et l'opinion reçue. Dans cette variété inépui-
sable, il faut se contenter d'abord de partager ces œuvres spontanées en fa-
milles et en espèces, comme on fait dans l'histoire naturelle pour ces plantes
qui poussent à profusion dans une terre vierge nouvellement découverte.
L'originalité que les écrivains espagnols ont atteinte dans le drame, ils
sont loin de l'avoir conservée au même degré dans l'histoire. C'est même
une chose frappante de penser que les mêmes hommes qui ont rejeté avec
tant d'audace le joug de l'antiquité dans la poésie, l'ont accepté si docile-
ment dans le récit des faits réels. Si habiles écrivains qu'ils puissent être,
Mendoza, Moncada, Melo, ont les yeux attachés sur Salluste et sur Tacite.
170 REVUE DES DEUX MONDES.
Plus ils ont de puissance, mieux ils réussissent à briser cet orgueilleux génie
des Espagnes et à fondre son idiome dans le moule de la prose romaine. Dés
historiens de la Péninsule je ne connais qu'un seul qui ait su marier tout en-
semble l'ingénuité rapide des chroniques du moyen-âge et la majesté savante
de la renaissance : c'est le Portugais Jean Barros. Dans son récit véritablement
épique de la découverte des Indes orientales et occidentales, le sentiment
des merveilles accomplies au nom du christianisme le ramène constamment
au vrai. L'étoile de l'Évangile, qui brille toujours à la proue de ces vaisseaux:
lancés à la découverte de l'océan chrétien, sauve Jean Barros de l'imitation
de Tite-Live. C'est véritablement le souffle du Dieu de la Bible qui pousse ces
navires de Christophe Colomb, de Vasco de Gama, de Magellan, au-devant
de rinconnu, de tous les côtés de l'horizon, sur la face de l'abîme. Vous res-
pirez dans ce magnifique récit, tout imbu de croyances et de prières, cette
haleine , cet esprit de l'Éternel , qui creuse la vague à travers les golfes de
Guinée, du Malabar et du Brésil, sous la barque du Christ. Quels tableaux
que ceux de la partance de ces navires pavoises en rade de Lisbonne, l'émo-
tion de tout un peuple agenouillé sur la côte, autour de Téglise des pèlerins,
la procession des moines, la confession générale , la bénédiction solennelle à
la face du ciel, puis les pleurs de ceux qui s'embarquent, les pleurs de ceux
qui restent sur ce rivage que l'auteur appelle depuis ce temps-là le champ des
larmes, et enfin le son des cloches, les litanies des matelots au moment où,
maîtrisés par une nécessité surhumaine, ils lèvent l'ancre, hissent la voile et
tournent le cap, vers quelle contrée? ils l'ignorent; peut-être vers le vide infini,
peut-être aussi vers un monde nouveau! Ces tableaux-là manquent à Camoens,
et souvent, par la vérité des senti mens chrétiens, l'historien du Portugal est
ainsi plus poétique encore que son poète.
Où chercherons-nous la philosophie originale de l'Espagne au moment de
la renaissance? Dans sa théologie. Sa pensée est tellement identifiée avec le
génie du christianisme, qu'elle ne peut s'en détacher sans se dissiper; au
contraire, sa gloire, c'est de s'engloutir avec transport, de se perdre, de
s'anéantir dans les mystères de l'Évangile rallumé au souffle de l'Afrique. Ses
penseurs les plus profonds, les plus éloquens, les plus entraînans, ce sont ceux
qui font profession de ne pas penser; c'est saint Jean-de-la-Croix, c'est sainte
Thérèse, c'est ce poète et ce prosateur accompli , frère Luis de Léon; ce sont
ces grandes âmes qui se plongent en Dieu comme en une mer infinie, où ils
découvrent l'un après l'autre de nouveaux horizons du monde intérieur. En-
thousiasme, ivresse de l'amour divin, magnificence de ce ciel invisible, qui
jamais les a rendus présens, vivans, palpables, si ce n'est sainte Thérèse? Tout
me semble froid et glacé auprès de ces miracles de la parole de feu. Que sont
toutes les psychologies de l'école , à côté des révélations de la vie intérieure
qui s'échappent d'un cœur héroïque? Et il ne faut pas croire que cette fièvre,
cette faim dévorante de l'esprit s'allie mal avec la correction, la majesté, )a
beauté des formes du discours; car voici l'originalité de l'éloquence religieuse
/
REVUE. — CHRONIQUE. 171
et mystique de FEspagne : c'est que tout ce que le langage peut reufermer de
pompe et de richesse sert là à consacrer, à exprimer riiumilité de la raison
humaine. Le mysticisme, dans le Nord et même en France, n'a pas ce carac-
tère. Lorsque vous lisez V Imitation de Jésus-Christ, vous êtes naturellement
firappés de la ressemblance qui éclate entre ces sentimens de macération, de
dépouillement intérieur, et cette langue latine altérée, délabrée, qui semble
sortir du milieu de ruines amoncelées. Au contraire, en Espagne, jamais
rhorame n'a parlé un langage si magnifique et si pompeux que lorsqu'il a
Youlu se dépouiller et se démettre devant Dieu ; on ne connaît pas le génie
de FEspagne si on ne l'a pas vue ramasser dans sa langue tout ce qu'elle a de
majestueux pour faire un acte d'humilité. Je compare à cet égard ce grand
écrivain mystique, frère Luis de Léon, à Fun des rois mages, qui apportent
Fencens et la myrrhe d'Arabie au pied de la crèche; il réunit, dans une prose
formée de For le plus pur, tout ce que Fidiome castillan renferme de joyaux
et de pierreries ciselées pour venir déposer cette orgueilleuse offrande au pied
du Christ enfant.
Dans cette esquisse des sujets qui doivent nous occuper, n'avez-vous pas
remarqué combien cet âge de gloke, lentement préparé, a été rapide pour
FEurope méridionale? Qu'elles ont passé vite, ces fêtes de Fintelligence!
De ces hommes que j'ai nommés à la hâte , combien ont survécu à leur
pays! Et ce jour de gloire, par quel lendemain a-t-il été suivi ! Chose étrange !
on ¥oit un jour un peuple se lever, plein de grandes ambitions et de pen-
sées accumulées ; il tient dans sa main les Indes et les deux Amériques;
son génie dans les lettres est si fécond , que vous diriez que des siècles
de siècles ne pourront Fépuiser; et cependant, le soir venu, il s'endort, il
s'endort du sommeil de l'esprit, et ceux qui étaient accoutumés à Fadmirer
sont tout prêts à Finsulter. En vain de nouvelles voix amies cherchent à le
réveiller; quand l'engourdissement est entré jusqu'à Famé, les paroles ne
s'entendent plus; les mots ne vont plus du cœur au cœur; ils frappent comme
un son, ils ne pénètrent plus; lassés, découragés, les artistes, les écrivains,
les poètes, se taisent peu à peu. A la place du bruit qu'on entendait autour
de ce peuple, il se fait un grand silence. Comme un homme plongé dans le
soDuneiI laisse encore échapper çà et là quelques paroles sans suite, de même
il poursuit par intervalles le rêve de sa gloire passée; mais ce rêve, contrarié
par la réalité, n'arrête plus personne; ses mouvemens désordonnés restent
sans effet; chacun le traverse, le heurte en passant; on finit par se le disputer
comme un corps sans volonté, sans loi, sans droit.
Vous savez si ce tableau est véritable; et bien que Fon m'assure que dans
ies choses humaines la leçon de la veille ne doit jamais servir au lende-
main, je vous dirai, comme le résultat de Fenseignement qui ressort de ce
spectacle du Midi : Préservez-vous, défendez-vous, gardez-vous du sommeil
de Fesprit; il est trompeur; il pénètre par toutes les voies, cent fois plus difficile
à rompre que le sommeil du corps. Ne croyez pas (car c'est là une des idées
172 REVUE DES DEUX MONDES.
par lesquelles il commence à s'iosinuer), ne croyez pas, avec votre siècle,
que. For peut tout, fait tout, est tout. Qui donc a possédé plus d'or que l'Es-
pagne, et qui a les mains plus vides que l'Espagne? Ne reniez pas, au nom
de la tradition, la liberté de discussion, l'indépendance sainte de l'esprit hu-
main. Qui donc les a reniées plus que l'Espagne, et qui est aujourd'hui plus
durement châtiée que l'Espa'gne dans la famille chrétienne? Vous qui entrez
dans la vie, tie dites pas que vous êtes déjà lassés sans avoir couru, que vous
respirez dans votre époque un air qui empêche les grandes pensées de naître,
les courageux sacriOces de se consommer, les vocations désintéressées de se pro-
noncer, les hardies entreprises de s'accomplir; qu'un souffle a passé sur votre
tête, qu'il a glacé par hasard dans votre cœur le germe de Tavenir, que vous
ne pouvez résister seuls à l'influence d'une société matérialiste, et qu'enfin ce
n'est pas votre faute si, jeunes, vous avez déjà le désabusement et l'expérience
de l'âge mûr. Ne dites pas cela, car c'est le conseil le plus insidieux du sommeil
de l'esprjt. Par quel étrange miracle vous trouveriez- vous fatigués du travail
d'autrui ? Pendant que vos pères couraient sans relâche d'un bout à l'autre
sur tous les champs de bataille de l'Europe, où étiez-vous? que faisiez-vous?
Vous reposiez tranquillement dans le berceau; éveillez-vous maintenant aux
combats de l'intelligence, pour ne plus vous rendormir que dans la mortî
Le monde est nouveau aux hommes nouveaux, et c'est un bonheur que beau-
coup de gens vous envient d'appartenir à un pays qui, suivant les instincts
que feront prévaloir les générations les plus jeunes, peut encore opter entre le
commencement du déclin ou la continuation des jours de gloire.
£. QUINEI.
V. DE MaBS.
DU
DROIT DE VISITE
Au moment où les chambres vont s'occuper de nouveau, selon
toute apparence, du droit de visite, il ne sera pas sans utilité de
retracer ici les évènemens auxquels a donné lieu cette question,
ceux surtout qui remontent aux temps de Tempire, déjà éloignés de
nous. Ce récit, trop long pour la tribune, pourra servir à préparer et
à éclairer la discussion.
C'est un principe fondamental du droit des gens que la mer est le
domaine commun des nations, que nul ne peut en prétendre la do-
mination exclusive. Ce principe n'est pas de pure convention; il est
fondé sur la nature des choses. La mer, placée entre les continens,
est leur lien nécessaire, la seule voie par laquelle ils peuvent commu-
niquer entre eux et échanger leurs produits; elle renferme dans son
sein des ressources inépuisables pour la nourriture des hommes. Or,
aucune restriction à l'usage des biens que nous a départis la Provi-
dence ne peut être justiflée qu'autant qu'elle a pour but la conser-
vation môme de ces biens. Si la terre pouvait être commune, il fau-
drait qu'elle le fût; mais si tôt que la population a acquis un certain
développement, les produits spontanés du sol ne suffisent plus à la
nourrir : la culture devient nécessaire, et avec la culture la pro-
TOME I. — 15 JANVIER 1843. 12
ilk RBVUE DES DEUX MONDES.
priété. Rîcn de semblable pour la mer; ses richesses iie sauraient
s'épuiser, et Tusage qu'en peut faire chacun ne porte aucun préju-
dice à Tusage des autres. Si une exception est admise, ce n'est point
pour la pleine mer, mais pour une faible portion de ses rivages où
a poche, nécessaire à la nourriture des habitans, s'épuise et où le
privilège est utile et peut s'exercer.
De cette communauté de la pleine mer découle un autre principe,
c'est que tout navire est une portion du territoire de la nation à la-
quelle il appartient, et qu'il n'est pas plus permis de l'envahir que
d'envahir ce territoire; principe salutaire qui le protège, dans son
isolement , au milieu des mers, et qui rend insaisissables, en temps
de guerre, les personniss et les marchandises qu'il transporte» si sa
nation n'est point engagée dans la guerre.
Cette doctrine, les neutres l'ont toujours invoquée, l'Angleterre
l'a toujours méconnue. Une fois elle l'a admise en théorie. Le traité
d'Utrecht de 1T73 a établi que ni les marchandises ni les personnes
ne seraient saisies en temps de guerre sur les bûtimens neutres, lors
même qu'elles appartiendraient à l'ennemi; mais quand éclata la
guerre de l'indépendance américaine, qui mit aux prises la marine
anglaise avec celles de la France, de l'Espagne et de la Hollande,
l'Angleterre ne tint aucun compte des privilèges des neutres, elle flt
saisir en mer tous les bâtimcns russes, suédois ou autres, qui por-
taient des bois de construction en France ou en Espagne, et confls-
qua ces bois, bien qu'ils ne fussent pas compris dans les objets de
contrebande de guerre dont le transport était seul interdit par les
traités. L'impératrice Catherine publia alors une déclaration (l) por-
tant qu'elle ferait respecter ses droits par la force. La Suède, le Da-
nemark, la Prusse, l'Autriche, le Portugal et Naples adhérèrent à
cette déclaration de neutralité armée. On se promit de faire con-
voyer les bâtimens marchands pour les protéger contre les insultes
de l'Angleterre, et de se prêter, en c^s d'attaque, un mutuel secours.
Des collisions eurent lieu entre les bâtimens neutres et les bûtimens
anglais.
La fin de la guerre d'Amérique fit cesser cette querelle; mais
elle recommença avec la guerre de la révolution française. Paul P*^
reprit l'ouvrage de Catherine. Il publia une nouvelle déclaration de
neutralité armée (2) à laquelle adhérèrent la Suède, le Danemark et
(1) Février 1780.
(2) 16 décembre 1800.
DU DROIT DE VISITE. 175
la Prasse. La mort tragique de Paul I", survenue trois mois après,
et un combat sanglant livré par les Anglais à la flotte danoise, dissi-
pèrent cette ligue. Les ôvènemens empêchèrent qu'elle ne se re-
formât. La guerre continentale enveloppa toutes les puissances : les
unes suivirent la fortune de la France , les autres celle de l'Angle-
terre; aucune ne garda la neutralité et n'eut à en revendiquer les
droits.
Cependant une nation nouvelle était née au-delà de l'Atlantique, qui
devait désormais prendre en main la défense des privilèges des neu-
tres, et leur prêter un appui tel qu'ils n'en avaient jamais obtenu. A
peine la guerre fut-elle déclarée entre la France et rAngleten:e, que
celle-ci Bt visiter en mer les bûtimens des États-Unis, et confisquer les
marchandises qui furent reconnues propriété française; non contente
de cela, elle fit enlever sur ces bâtimens, pour les employer à son ser-
vice, tous les matelots présumés d'origine anglaise ou canadienne,
sans excepter même ceux qui avaient été naturalisés citoyens amé-
ricains. C'était pousser aussi loin que possible l'abus de la force et le
mépris des droits des neutres. Les États-Unis invoquèrent le prin-
cipe reconnu par l'Angleterre elle-même dans le traité d'Utrecht,
que le pavillon couvre la marchandise (1). Ils se plaignirent plus vive-
ment encore de ia saisie de leurs matelots, représentant à quelles
erreurs on était exposé par la similitude du langage des deux peu-
ples, et la difficulté de distinguer ceux qui étaient réellement d'ori-
gine anglaise et ceux qui n'en étaient pas; l'injustice d'enlever ceux
qui étaient naturalisés, et qui devaient plus encore se croire en
sûreté sous la protection du pavillon américain; le danger enfin au-
quel on exposait les bâtimens qu'on privait d'une partie de leur
équipage, et qui étaient obligés de poursuivre ainsi leur route. Rien
ne put amener la fin de ces violences. L'Angleterre répondit, quant
aux marchandises, qu'elle ne pouvait pas souflfrir que la France con-
tinuât son commerce sous un autre pavillon, et qu'elle devait lui
^ faire subir tous les maux de la guerre, pour la contraindre à la paix;
quant aux matelots, que la guerre les lui rendait nécessaires, que
son existence même en dépendait, et que la constitution n'admet-
tait pas qu'un Anglais pût jamais se soustraire, même par la natura-
lisation en pays étranger, à l'allégeance envers son pays, qu'il se de-
vait toute sa vie à son service.
Les États-Unis, sans être satisfaits de ces raisons, furent obligés de
(1) Free ship, free good.
12.
176 REVUE DES DEUX MONDES.
s'en contenter. Faibles encore, et sans marine, ils n'étaient point en
état de recourir h la force. Un changement utile venait d'être opéré
dans leur constitution, dont le fruit n'était pas encore recueilli. Was-
hington, assis le premier dans le fauteuil de la présidence, jugea
qu'une guerre entreprise dans ce moment serait funeste aux États-
Unis et arrêterait pour long-temps le cours de leur prospérité nais-
sante; qu'il fallait, avant de s'y déterminer, avoir épuisé tous les
moyens de négociation. Il fit partir un envoyé extraordinaire pour
I-.ondres, chargé de demander que les bâtimens américains ne fus-
sent plus visités, et de négocier en même temps un traité de com-
merce et la restitution des forts sur les lacs, promise par le traité
de 1783.
Les deux derniers points furent accordés sans difficulté. Un traité
de commerce avantageux fut conclu; mais, sur le droit de visite, le
cabinet de Londres fut inflexible : il promit seulement des indemnités
pour les retards qui seraient causés, pour les erreurs qui pourraient
être commises. Le négociateur crut devoir accepter ce qui était
accordé, et s'en remettre au temps pour obtenir le reste.
La nouvelle de ce traité causa un vif mécontentement aux États-
Unis. On fut plus sensible à l'omission qu'il renfermait qu'aux avan-
tages qui y étaient contenus. Des pétitions furent adressées au pré-
sident et au sénat pour qu'il ne fût point ratifié. La chambre des
représentans alla plus loin, elle adressa un message au président
pour demander communication des instructions qui avaient été
données au négociateur. Le président n'eut garde d'abandonner ce-
lui-ci, qui n'avait pas violé ses instructions, ni de donner la com-
munication demandée. 11 répondit qu'au sénat seul appartenait de
ratifier, avec lui , les traités , et qu'obligé par son serment de res-
pecter et faire respecter la constitution , il ne ferait rien contre la
démarcation qu'elle avait établie entre les pouvoirs. Cette opposition
de la chambre des représentans n'empêcha point la ratification du
traité. Le président et le sénat pensèrent qu'il serait insensé de re-
noncer volontairement aux avantages qu'il renfermait, que le silence
gardé sur le droit de visite n'en était pas la consécration; que les
protestations ne subsistaient pas moins , et que la restitution des
forts et le traité de commerce seraient, pour les États-Unis, des
moyens d'arriver à faire respecter leurs droits par la force, la pre-
mière en mettant dans leurs mains des positions militaires impor-
tantes, le second en développant leur prospérité et leur richesse.
L'opinion ne tarda pas à reconnaître la sagesse de cette résolution.
DU DROIT DE VISITE. 1T7
et la popularité de Washington, un moment obscurcie, reprit tout
son éclat.
Mais le directoire français ne se prêta pas de même à la politique
du'président et aux raisons qui le déterminaient. Depuis long-temps
il le sollicitait de faire respecter sa neutralité, ou de rompre avec
l'Angleterre. La signature et la ratiflcation du traité de commerce,
sans Tabolition du droit de visite, achevèrent de l'exaspérer. Il décréta
que tout bâtiment américain, rencontré par la marine française, ou
entrant dans les ports de France, serait tenu de justifier, par cer-
tains papiers de bord, qu'il n'avait pas été visité, faute de quoi il
serait confisqué. En vain le président représenta qu'on ne pouvait
rendre les bâtimens des États-Unis responsables des violences exer-
cées contre eux, ni exiger d'eux d'autres papiers de bord que ceux
portés aux traités; en vain il offrit, pour preuve d'une loyale impar-
tialité , de les laisser visiter par la marine française aussi long-temps
que la marine anglaise les visiterait; en vain John Adams, successeur
de Washington , envoya à Paris des négociateurs pour calmer le di-
rectoire et pour arranger avec lui ce différend : le directoire refusa
de les recevoir. Une vive irritation éclata aux États-Unis à la nouvelle
de cet affront. On s'aigrit de plus en plus de part et d'autre, et les
hostilités éclatèrent. La frégate française VInsurgente s'empara, après
un combat, d'un bâtiment de guerre américain, et fut prise à son
tour (1). Le droit de visite, au lieu d'allumer la guerre entre les États-
Unis et l'Angleterre, la fit naître entre la France et les États-
Unis.
Une guerre aussi impolitique ne pouvait durer long-temps. L'opi-
nion, en France, se révolta contre la conduite du directoire. Il fut
obligé de solliciter lui-même les États-Unis d'envoyer de nouveaux
commissaires, et quand ils arrivèrent, le directoire n'existait plus.
Napoléon avait pris sa place. Le rétablissement de la bonne intelli-
gence avec les États-Unis marqua l'avènement du premier consul.
Il méditait , à cette belle époque de sa vie , de rendre la paix à la
France comme il lui avait rendu le repos intérieur : pouvait-il mieux
commencer qu'en la réconciliant avec la confédération américaine,
son alliée naturelle? Il signa avec elle un traité d'amitié et de com-
merce (2); ce traité stipula la restitution des prises faites de part et
d'autre. Il annula le décret du directoire, quant aux pièces de bord
(I) Février 1799.
(a) 30 septembre 1800.
178 REVUE DES DEUX MONDES.
qui devaient être produites par les bûtimens des États-Unis pour
justifier qu on ne les avait point visités. Il renouvela toutefois la
consécration du grand principe que le pavillon couvre la marchan-
dise, laissant au temps à lui faire porter ses fruits.
Un court intervalle de paix suivit entre la France et TAngleterre,
pendant lequel le commerce américain respira et ne fut plus en
butte au droit de visite; mais F Angleterre, dans le traité d'Amiens,
n'avait voulu rien garantir pour le jour où les hostilités recommen-
ceraient. Elles recommencèrent quatorze mois après, et, avec elles,
toutes les violences de la marine anglaise; celle-ci saisit, sur les
bâtimens des États-Unis, jusqu'aux passagers français. Napoléon , par
représailles, retint prisonniers en France les voyageurs anglais que
la paix d'Amiens y avait attirés, et qui avaient cru pouvoir y de-
meurer en sûreté.
Alors commença entre l'Angleterre et Napoléon un duel formidable,
dans lequel les deux combattans, pour s'atteindre, foulèrent égale^
ment aux pieds les droits des neutres, c'est-à-dire ceux du commerce
américain. Napoléon, partout où il portait ses armes, fermait les
ports au commerce anglais. Il espérait par là détruire les finances de
son ennemi, réduire les nombreux ouvriers de ses fabriques au
désespoir, et le contraindre à demander la paix. L'Angleterre ne
voulut pas souffrir que, pendant qu'on la privait de son commerce,
celui de la France et de ses alliés pût continuer à la faveur du pa-
villon américain. Un ordre du conseil de Tamirauté anglaise déclara
en état de blocus tous les ports de la France et des pays occupés par
ses troupes, défendant aux neutres d'en approcher, sous peine d'être
saisis et confisqués (1); c'était l'acte le plus exorbitant qui eût jamais
été fait contre les neutres. Il était de principe, dans le droit public
européen, qu'un port ne pouvait être déclaré en état de blocus
qu'autant qu'il y avait, à son entrée, une force suffisante pour dé-
fendre aux neutres d'en approcher, une force telle qu'ils ne pussent
passer sans danger. Ainsi l'avait établi ou plutôt rappelé la déclara-
tion de Catherine de 1780. Prétendre bloquer par une déclaration
des pays entiers, c'était étendre sans mesure les droits de la guerre,
non-seulement par rapport aux contrées qu'on frappait de cet in-
terdit, mais relativement aux neutres qu'on empêchait de commercer
avec elles. Napoléon, forcé de suivre l'Angleterre sur ce terrain,
répondit par son décret de Berlin , qui déclara les îles britanniques
(1) 6 mai 1806.
DU DROIT DE VISITE. l?t»
en état de blocus et ordonna la conGscation de tout bâtiment con-
vaÎDca d'avoir commercé ou voulu commercer avec elles (i).
Les bâtbnens américains, ainsi saisis par les Anglais s'ils commer-
çaient avec la France, par les Français, s'ils commerçaient avec l'An-
gleterre, pouvaient tenter de débarquer leurs marchandises sur un
point du continent non encore occupé par les troupes françaises, d'où
ces marchandises se seraient répandues par terre dans les autres pays.
Us auraient échappé par là aux prohibitions de l'Angleterre. Cette
ressource leur fut ôtée; un ordre du conseil défendit aux neutres
d'«l)order sur un point quelconque du continent, sans avoir aupara-
vant touché en Angleterre et acquitté les droits sur les marchandises
dont ils étaient chargés (2). C'était faire de l'Angleterre l'entrepôt
forcé de tout le continent, et convertir en marchandises anglaises
celles du monde entier; c'était faire payer par toute l'Europe un tribut
à l'Angleterre. Napoléon, pour l'empêcher, rendit son décret de
Milan , qui déclarait dénationalisé tout bâtiment neutre qui touche-
rait en Angleterre, et ordonnait de le confisquer comme anglais (3).
Les États-Unis, ainsi traités par l'Angleterre cotnme au temps où
ib étaient sa colonie et ne pouvaient commercer qu'avec elle, se
(1) 21 novembre 1806.
(i) 11 Doverobre 1807.
(3) 17 décembre 1807. —U faut voir dans quels termes vébéniens s*expriroait
IVtpoléon.
cVa les dispositions arrêtées par le gou?ernement britannique, en date du
it novembre dernier, qui assujettissent les bàtimeus des puissances neutres, amies
et même alliées de rAngleterre, nou-seulemenl à une visite par les croiseurs an-^
gbis, mais encore à une station obligée en Angleterre et à une imposition arbi-
traire de tant pour cent sur leur chargement, qui doit être réglée par la législatioD
anglaise;
« Considérant que par ces actes le gouvernement anglais a dénationalisé les bâti-
mens de toutes les nations de TEurope; qu'il n'est au pouvoir d'aucun gouvernement
de transiger sur son indépendance et sur ses droits, tous les souverains de l'Europe
étant solidaires de la souveraineté et de l'indépendance de leur pavillon; que si ,
par une faiblesse inexcusable, et qui serait une tache ineffaçable aux yeux de la
postérité, on laisaait passer en principe et consacrer par T usage une pareille tyrannie,
les Anglais en prendraient acte pour l'établir en droit, comme ils ont prot^lé de la
tolérance des gouvememens pour établir Tinfame principe que le pavillon ne couvre
pas la marchandise, et pour donner à leur droit de blocus une extension arbitraire
et attentatoire à la souveraineté de tous les états;
« Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
c Abt. l«r. — Tout bâtiment, de quelque nation qu'il soit, qui aura souffert la
visite d'un vaisseau anglais, ou se sera soumis à un voyage en Angleterre, ou aura
payé une imposition quelconque au gouvernement anglais, est, par cela seul, dé*
180 REVCB DES DEUX MONDES.
plaignirent vivement de ce nouvel abus de la force et des repré-
sailles auxquelles la France se trouvait entraînée. Ils demandèrent
la révocation des ordres du conseil, pour que Napoléon pût révo-
quer ses décrets. On ne leur répondit que par de nouvelles violences.
Un acte de la marine anglaise vint y mettre le comble.
La frégate américaine, la Chesapeake, naviguant dans les eaux des
États-Unis, fut rencontrée par le vaisseau de guerre anglais le Léo-
pard, Celui-ci, rayant hélée, prétendit rechercher à son bord les
matelots déserteurs de la marine anglaise qui pouvaient s'y trouver.
Jamais pareil affront n'avait été fait à un bâtiment de guerre. Le
droit de visite ne s'était exercé jusqu'alors que sur les bûtimens-
marchands. Le capitaine de la Chesapeake répondit que ses instruc-
tions ne lui permettaient pas de se laisser visiter; qu'il n'avait point,
d'ailleurs, à son bord de déserteurs , les lois de son pays le lui dé-
fendant, et qu'on devait s'en rapporter à sa parole. Le capitaine du
Léopard insista, offrant de se soumettre, de la part des Américains,
à la même visite pour rendre la mesure réciproque. Nouveau refus de
la part du capitaine américain. Le Léopard alors, sans autre avertis-
sement, fit feu sur la frégate, qui n'y était point préparée, lui tua trois
claré dénationalisé , a perdu la garantie de son pavillon et est devenu propriété
anglaise.
a Art. 2. — Soit que lesdits bâtimens, ainsi dénationalisés par les mesures arbi-
traires du gouvernement anglais, entrent dans nos ports ou dans ceux de nos alliés,
soit qu'ils tombent au pouvoir de nos vaisseaux de guerre ou de nos corsaires, ils
sont déclarés de bonne et valable prise.
« Art. 3. — Les lies britanniques sont déclarées en état de blocus sur mer comme
sur terre.
«Tout bâtiment, de quelque nation qu'il soit, quel que soit son chargement,
expédié des ports d'Angleterre, ou des colonies anglaises, ou des pays occupés par
les troupes anglaises, ou allant en Angleterre, ou dans les colonies anglaises, ou
dans des pays occupés par les troupes anglaises, est de bonne prise, comme contre-
venant au présent décret; il sera capturé par nos vaisseaux de guerre ou par nos
corsaires, et adjugé au capteur.
« Art. 4. — Ces mesures, qui ne sont qu'une juste réciprocité pour le système
barbare adopté par le gouvernement anglais, qui assimile sa législation à celle
d'Alger, cesseront d'avoir leur efTet pour toutes les nations qui sauraient obliger
le gouvernement anglais à respecter leur pavillon.
« Elles continueront d'être en vigueur pendant tout le temps que ce gouverne-
ment ne reviendra pas aux principes du droit des gens, qui règle les relations des
états civilisés dans l'état de guerre. Les dispositions du présent décret seront abro-
gées et nulles par le fait dès que le gouvernement anglais sera revenu aux principes
du droit des gens, qui sont aussi ceux de la justice et de rbumauiié. i^
DU DROIT DB VISITE. 181
hommes, en blessa un plus grand nombre, et la contraignit d'amener
son pavillon. Les Anglais , étant montés à bord de la Chesapeakcy en
enlevèrent quatre hommes qu'ils dirent leur appartenir, en pendi-
rent un , comme déserteur, aux vergues de leur vaisseau , et lais-
sèrent la frégate libre d'aller faire réparer ses avaries.
Cet affront, le plus sanglant qu'eussent encore reçu les États-
Unis, excita dans toute la confédération l'indignation la plus vive. On
appela de toutes parts la guerre. Le président publia une proclama-
tion annonçant qu'elle serait déclarée, si une réparation éclatante
n'était accordée immédiatement par le gouvernement britannique,
. et, en attendant, il interdit aux bâtimens de guerre anglais rentrée
des ports des États-Unis, même la navigation dans leurs eaux, etor-
donna de mettre les côtes en état de défense (1).
Le congrès, extraordinairement convoqué, alla plus loin. Frappé
du nombre considérable de bâtimens américains déjà confisqués par
l'Angleterre et par la France, il craignit que les États-Unis ne per-
dissent tout leur matériel naval, et ne fussent ainsi hors d'état, dans
des temps meilleurs, de reprendre leur commerce. Cette crainte lui
inspira une résolution extraordinaire, celle de renoncer jusqu'à
nouvel ordre à toute navigation. Il rendit le bill A' embargo par le-
quel défense était faite aux bâtimens de commerce américains de
sortir de leurs ports; son espoir était que cette interdiction complète
de tous rapports entre l'Europe et l'Amérique causerait à l'Angle-
terre et à la France des embarras qui les contraindraient à modifier
leurs mesures. Mais il aurait fallu, pour cela, que l'interdiction eût
nne certaine durée, et quand vint, à la session suivante, le moment
de renouveler le bill, il rencontra la plus vive opposition. Les états du
nord et ceux du sud, ordinairement divisés d'opinion, furent d'accord
pour se plaindre d'une mesure qui empêchait les uns de naviguer, les
antres de vendre leurs produits. « Que nous sert, dirent les premiers,
de conserver nos vaisseaux, si c'est pour qu'ils pourrissent dans les
ports? Quelques-uns, du moins, échappaient aux croisières anglaises,
et la vente, à un prix plus élevé, de leurs cargaisons nous dédom-
mageait de la perte des autres. Qui nous donnera maintenant les
moyens d'entretenir nos navires inactifs, et de faire subsister cette
multitude de matelots et d'ouvriers de toute profession qui vivaient
de la navigation? Le remède inventé par le congrès est pire que le
mal. C'est un suicide auquel nous ne saurions plus long-temps con-
(f } Juin 1807.
182 REVUE DES DEUX MONDES.
sentir. — Donnez-nous, disaient les états du sud, un moyen d'écouler
les cotons, les tabacs, les riz qui remplissent nos magasins, car si nous
ne vendons pas nos récoltes, avec quoi voulez-vous que nous fassions
nos cultures, que nous babillions nos esclaves et qne nous les nour-
rissions? Quel plus grand mal pourraient nous faire nos ennemis que
celui que nous nous faisons nous-mêmes? Le congrès, institué pour
nous protéger, n'a pas le droit de nous empêcher de vivre. Qu'il re-
nonce à ses mesures, ou nous ne prendrons conseil que de la néces-
sité, et du droit naturel, plus fort que toutes ses lois. »
Ce concert de plaintes, accompagné de menaces de séparation, ne
permit pas de renouveler purement et simplement le bill A' embargo.
On le remplaça par le bill de non-intercourse, qui défendait pendant
un an le commerce avec la France et l'Angleterre seulement, et dé-
clarait que si, dans ce délai, l'un ou l'autre pays révoquait ses me-
sures, les relations reprendraient immédiatement avec lui et reste-
raient interdites avec l'autre; et, pour faire preuve d'impartialité
envers eux en les mettant sur un pied d'égalité, le bill interdit aux
bûtimens de guerre français, comme à ceux de l'Angleterre, l'entrée
des ports des États-Unis et la navigation dans leurs eaux.
Ce bill parut un moment avoir atteint son but. Le ministre d' An-
gleterre aux États-Unis, séduit par l'espèce de prime qu'il offrait à
celle des deux nations qui se départirait la première de ses mesures
de rigueur contre les neutres, signa un traité qui révoquait les or-
dres du conseil à l'égard des États-Unis, et leur donnait en môme
temps satisfaction sur Taffaire de la Chesapeake. Cette nouvelle,
annoncée par une proclamation du président, causa une vive joie,
mais qui fut de courte durée. Le cabinet anglais refusa de ratifier le
traité; son ministre, dit-il, avait agi sans autorisation; il était prêt à
accorder satisfaction pour l'affaire de la Chesapeake, si les États-Unis
voulaient, de leur côté, renoncer à leurs actes hostiles coçitrc le com-
merce et la marine de l'Angleierre, mais il n'abandonnerait jamais
des droits d'où dépendaient la sûreté et l'existence même du pays.
Napoléon, de son côté, se plaignît amèrement de ce que, sous pré-
texte d'impartialité , on avait étendu à la France des mesures aux-
quelles elle n'avait pas fourni de motif, et il rendit son décret de Ram-
bouillet, par lequel, usant de représailles, il fermait aux bâtimens de
guerre et de commerce des États-Unis tous les ports de la France et
des pajs occupés par ses armées (1). Il eut recours en même temps,
(1) S3 novembre 1809.
DU DROIT DE VISITE. 18S
pour soutenir son système continental , à un expédient extraordi-
naire> celui des licences; la France manquant de sucre, de café, de
cochenille, et d'autres denrées coloniales nécessaires à sa consom-
mation ou à ses manufactures, il délivra des permis pour Tintroduc-
tioB des quantités nécessaires, à la charge d'exporter des marchan-
dises françaises pour une valeur égale. Mais comme T Angleterre re-
fusait de recevoir la plupart de celles-ci , on les jetait à la mer en
sortant du port. Une commission était instituée près du ministère
du commerce pour veiller à ce que la valeur des marchandises im-
portées ne fût pas amoindrie, et celle des marchandises exportées
exagérée. On estime qu'il fut ainsi importé pour plus de 100 millions
de produits coloniaux dans trois années. Il en revint au trésor impé-
rial des sommes considérables par les droits de douane, dont le tarif
était exorbitant.
Pendant ce temps, les embarras du cabinet de Washington n'a-
vaient pas diminué. Le bill de non-intercourse n'ayant pas obtenu
en Europe plus de succès que le bill d'embargo et excitant les mômes
plaintes aux États-Unis, il fallut, à la session suivante du congrès,
chercher une autre combinaison; on s'arrêta à celle-ci. Le bill de
non-intercourse fut suspendu jusqu'au 3 mars 1811, c'est-à-dire que
jusqu'à cette époque les bâtimens des États-Unis furent autorisés à
commercer avec la France et l'Angleterre comme avec les autres
pays. Si, avant le 3 mars 1811, l'un ou l'autre pays avait 'révoqué
ses mesures contre les neutres, le bill, à dater de cette révocation,
demeurait définitivement révoqué à son égard , et le commerce re-
devenait libre avec lui; trois mois éf aient encore donnés à l'autre
pour suivre cet exemple, et, s'il ne l'avait pas fait, le bill reprenait
son exécution vis-à-vis de lui (1).
Cette combinaison, soit par sa propre vertu, soit par l'effet des cir-
constances, eut plus de succès que les précédentes. Napoléon crut y
voir un moyen de rétablir ses relations avec les États-Unis et d'ame-
Der leur rupture définitive avec l'Angleterre. Dans cette vue, il fit
remettre à leur ministre à Paris, le 5 août 1810, une note annonçant
qu'il a^vait révoqué ses décrets à dater du 1" novembre 'suivant. Ce
ministre, sans en demander d'autre preuve, annonça la révocation
au président des États-Unis, et celui-ci, le lendemain du jour où les
mesures de la France devaient cesser d'être exécutées (le 2 novembre),
publia une proclamation qui rétablissait le commerce avec elle. Il en
{1} BUl du l«r mai 1810.
184 REVUE DES DEUX MONDES.
publia une autre, trois mois après, qui déclarait le commerce avec
l'Angleterre de nouveau interdit (1).
Ces deux proclamations et les circonstances qui les avaient accom-
pagnées excitèrent, de la part du gouvernement anglais, des plaintes
amëres; il prétendit que le décret annoncé par la note du ministre
des affaires étrangères de France n'avait jamais existé, donnant pour
preuve qu'on ne Tavait point publié, et cependant, dit-il, cette pu-
blication était nécessaire, dans le système du bill américain, pour
mettre l'Angleterre en demeure. Il accusa le gouvernement des
États-Unis d'avoir été dupe ou complice d'une ruse du gouverne-
ment français. Le fait est que quand le président, pour se justiGer,
fit demander à Paris une expédition du décret qui aurait dû accom-
pagner la note du 5 août 1810, on ne put en produire qu'un du
28 avril 1811 (2), postérieur à la proclamation du président du 2 no-
vembre, qui avait rétabli le commerce avec la France. Ce décret,
prenant acte de la proclamation, déclarait les décrets de Berlin et de
Milan révoqués à l'égard des États-Unis, à dater du 1" novembre
précédent.
Quoi qu'il en soit, les rapports rétablis avec la France demeurèrent
rompus avec l'Angleterre. Celle-ci redoubla de rigueur dans la visite
et la saisie des bâtimens américains; plus de neuf cents furent con-
fisqués. L'irritation, de part et d'autre, fut telle qu'il ne fallait plus
qu'un incident pour allumer la guerre; cet incident se présenta. Le
sloop de guerre anglais le Petit Belt, de 18 canons, ayant été ren-
contré par la frégate des États-Unis la Présidente y celle-ci le héla,
suivant l'usage, pour qu'il se fît connaître. Le sloop, pour toute ré-
ponse, lui envoya un boulet qui abattit son grand mat. Un combat
s'engagea dans lequel les Anglais perdirent trente-deux hommes.
D'un autre côté, on acquit la preuve que le gouvernement anglais,
s'attendant à la guerre, pratiquait des machinations dans les états
voisins du Canada, pour en faciliter l'invasion. Le président Madison
(1) s mars 1811.
(2) Décret du 28 avril 1811 :
« Napoléon, empereur des Français, elc. — Sur le rapport de notre ministre des
affaires étrangères, portant que, par acte du 2 mars 1811, le congrès des États-Unis
a interdit l'entrée de ses ports au commerce anglais, résistant ainsi, autant qu'il
était en lui , à la domination exclusive de l'Angleterre sur les mers et à la violation
du droit des neutres, nous avons décrété :
c( Les décrets de Berlin et de Milan sont révoqués, en ce qui concerne les États-
Unis, à dater du 1er novembre dernier. »
DU DROIT DE VISITE. 185
jugea que le moment était venu de se décider, et de faire respecter
les droits des États-Unis par les armes. Il convoqua extraordinairer
ment le congrès, lui rendit compte de ce qui s'était passé, et de-
manda les moyens de soutenir Thonneur national (1).
Le congrès délibéra à huis-clos; jamais plus grave question ne
Favait occupé; on entendit les partisans de la paix et ceux de la
guerre. •« Qu'attendons -nous, dirent ceux-ci, pour prendre les
armes? L'Angleterre n'a-t-elle pas poussé assez loin l'insulte envers
nous? N'a-t-elle pas assez fait pour notre ruine? Faut-il rappeler les
confiscations et les avanies essuyées par notre commerce, les visites
faites jusque sur nos bâtimens de guerjre, nos citoyens enlevés en
vue de nos côtes, invoquant en vain le pavillon qui devait les pro-
téger, nos marins attaqués en pleine paix et victimes de cette agres-
sion imprévue? Souffrirons-nous plus long-temps ces blocus qui nous
ferment des continens entiers, et cette prétention de nous con-
traindre à toucher en Angleterre, comme au temps où nous vivions^
sous le joug d'un honteux vasselage? L'Angleterre se justifie par les^
mesures de la France; mais est-ce la France qui a pris l'initiative de-
celles dirigées contre les droits des neutres? n'en souffre-t-elle pas au»^
contraire, et ne joint-elle pas ses protestations aux nôtres? Ses dé-
crets n'étaient que des représailles, et cependant elle les a révoqués. .
On veut que nous la forcions de recevoir les marchandises anglaises :
cela est-il en notre pouvoir? L'Angleterre, par une pareille prêtent
tion, montre bien qu'elle n'a qu'une chose en vue, c'est de nous
interdire le commerce pour le faire seule. En vain espérerions-nous
en obtenir quelque chose par les négociations : n'a-t-elle pas déclaré
mille fois qu'elle ne renoncera jamais aux droits odieux dont nous nous
plaignons?» Les partisans de la paix ne contestèrent point des griefs
qu'ils partageaient. Eux aussi pensèrent que les ptats-Unis ne pou-
vaient pas accepter la législation draconienne de l'Angleterre au sujet
des neutres, mais ils furent d'avis de temporiser encore, ce On n'était
pas en mesure, dirent-ils, de soutenir la guerre avec quelque chance
de succès. Avait-on achevé de mettre les côtes en état de défense? Où
étaient les vaisseaux qui devaient les protéger contre les insultes de
la marine anglaise, que la guerre d'Europe laissait presque entière-
ment disponible? Les griefs des États-Unis provenaient uniquement de
la lutte engagée entre la France et l'Angleterre. Cette lutte venant à
(1) l«r juiD 1812.
186 REVUE DE3 DEUX MONDES.
cesser, on n'aurait plus de motif de visiter leurs vaisseaux. Or, elle
semblait arrivée à un état de violence qui permettait d'en espérer la
fin. Un peu de patience encore, et quel que fût le vainqueur, de
Napoléon ou de TAngleterre, on serait délivré, sans guerre, de la
tyrapnie sous laquelle on gémissait. »
Ce conseil de temporisation ne prévalut point. Rien encore ne jus-
tifiait Tespérance que la guerre entre la France et l'Angleterre fût
près de finir. Napoléon était dans toute sa force, et la Grande-Bre-
tagne, inaccessible à ses armes, luttait contre lui en Espagne et
préparait les élémens d'une nouvelle coalition. La majorité du con-
grès pensa que les États-Unis ne pouvaient attendre indéfiniment le
redressement de leurs griefs, et que la situation où les avait mis
l'Angleterre n'était plus tenable. Soixante-dix-neuf voix contre qua-
rante-neuf se prononcèrent, dans la chambre des représentans, pour
la guerre, et dix-neuf voix contre treize dans le sénat. Le président
annonça, par une proclamation, cette grande résolution (1). Il eut
soin de déclarer que les États-Unis n'entendaient point par là se
mêler en aucune façon aux querelles de l'Europe, qu'ils ne prenaient
les armes que pour les griefs qui leur étaient propres, et qu'ils les
déposeraient aussitôt que l'Angleterre consentirait à respecter leurs
justes droits.
Les États-Unis, au moment où ils entreprirent cette guerre, n'a^
vaient encore qu'une population de six millions d'habitans. Cinq ou
six mille hommes constituaient toutes leurs troupes régulières, et dix
frégates toute leur marine. Cependant ils soutinrent, pendant trois
campagnes, l'eQbrt de la puissance anglaise, depuis les bords du
Niagara jusqu'aux bouches du Mississipi. Leurs flottilles défirent celles
de l'ennemi sur les lacs Champlain et Erié. Us envahirent la frontière.
du Canada. Moins heureux sur leur frontière maritime, ils ne purent
empocher qu'elle ne fût insultée par les flottes anglaises. Des troupes
de débarquement, ramas de déserteurs de toutes les nations qui
avaient abandonné, en Espagne, les drapeaux de Napoléon , prome-
nèrent sur les bords de la Delaware la mort et l'incendie. Was-
hington, la capitale de la confédération, fut occupée, et ses princi-
paux édifices livrés aux flammes; mais la victoire de Jackson, à la
Nouvelle-Orléans, vengea cet aflront. Un corps de dix mille hommes,
l'élite de l'armée anglaise en Espagne, y fut défait et contraint de se
(1) 18 juin 1812.
BU DROIT DE YISITB. 187
Tembarqner, laissant sar le terrain deux mille morts, et parmi eui le
général qui le commandait (1).
Les Américains soutinrent mieux encore la lutte sur mer. Ilsn^en-
gagèrent que des combats de frégate à frégate et en prirent quatre (2)/
tandis quMls n'en perdirent que trois (3). Ils s'emparèrent de plusiôurs
bâtimens de guerre de moindre grandeur. Leurs marins montrèrent
la bravoure la plus brillante, et on put juger la supériorité de leur
artillerie par Ténorme disproportion des morts des deux côtés. Leurs
corsaires enfln allèrent croiser jusque dans la Manche, et capturè-
rent un grand nombre de bâtimens anglais.
Pendant ces trois années de guerre, on essaya plusieurs fois, mais
en vain , de négocier. L'empereur de Russie, après avoir joint 'en
Europe ses armes à celles de l'Angleterre, regrettant la diversion
que la guerre d'Amérique opérait en faveurde Napoléon, offrit sa
médiation. Les États-Unis l'acceptèrent; le cabinet anglais la dé-
clina. Les actes dont se plaignaient les États-Unis, dit-il, et notam-
ment la presse des matelots, avaient leur source dans la constitutfon;
il ne lui était pas permis de mettre la constitution en compromis.
Personne ne peut dire quand et comment aurait fini cette guerre,
si aucun événement en Europe n'était venu y mettre un terme.
L'orgueil de part et d'autre était tellement engagé, les intérêts
tellement contraires, que nul ne pouvait reculer. Les États-Unis
n'avaient presque ni armée ni marine, mais ils auraient construit
des vaisseaux, et leurs milices se seraient aguerries. L'Angleterre
d'ailleurs était si éloignée du théâtre des opérations, qu'elle perdait,
par cet éloîgnement, une grande partie des avantages attachés à sa
supériorité navale et au nombre de ses soldats.
Mais, peu de jours après que les États-Unis avaient déclaré la
guerre à l'Angleterre, Napoléon partait pour sa campagne de Russie,'
et les désastres qui l'y attendaient mirent fin à sa puissance. Les
alliés, maîtres de Paris *et de la France, y établirent tm autre gou-
vernement qui conclut la paix avec l'Europe. La nouvelle en fut portée
aux États-Unis, et fit prévoir la fin des hostilités, sans les arrêter sur-le-
champ. Des négociations s'ouvrirent à Gand entre les commissaires
américains et ceux de l'Angleterre. On y agita de nouveau toutes
les questions relatives aux droits des neutres. Les négociateurs amé-
(1) 28 janvier 1815.
(2) La Guerrière^ la Macédonienne, la Java, la Cyane^
(3) La Chesapeake, VEssex, les États-Unis.
188 REVUE DES DEUX MONDES.
ricains auraient voulu que rAngleterre renonçât à la visite de leurs
bâtimens, à la saisie des marchandises et des matelots que proté-
geait leur pavillon, et aux blocus fictifs, contraires au droit des gens.
Les Anglais répondirent qu'ils ne prétendaient nullement visiter les
bâtimjens en temps de paix, que ce n'était pour eux qu'un droit de
guerre, mais qu'il était alors indispensable à leur défense, et qu'ils
ne s'en relâcheraient point non plus que des actes qui en étaient la
conséquence. La paix avec la France avait mis fin, dirent-ils, à l'exer-
cice de ces droits. Voudrait-on continuer de se battre pour de pures
abstractions? Les commissaires américains eurent beau insister; ils
ne purent obtenir aucune concession, et, placés dans l'alternative ou
de continuer une guerre contre laquelle une vive opposition com-
mençait à se manifester aux États-Unis, ou d'accepter une paix
qui ne compromettait pas leurs droits et laissait subsister, en cas de
nouvelles violations, leurs protestations et leurs réserves, ils jugèrent
ce dernier parti préférable, et signèrent la paix au moment même
où les Anglais et les Américains, en présence devant la Nouvelle-
Orléans, allaient se livrer un combat sanglant que la connaissance
de ce traité eût prévenu (1).
Le traité de Gand stipula seulement la restitution des prisonniers
et celle des territoires réciproquement conquis; les États-Unis adhé-
rèrent à l'abolition de la traite des noirs. Ainsi finit cette guerre,
laissant entières les questions qui l'avaient amenée, et sans que ni
l'une ni l'autre des parties belligérantes abandonnât rien des préten-
tions qui leur avaient mis les armes à la main.
Cependant, si les États-Unis ne purent faire reconnaître leurs
droits par les traités, et obtenir qu'on promît de les respecter à
l'avenir, ils leur firent donner une autre sorte de consécration , en
obtenant une indemnité pour la violation de ces droits dans le passé.
Déjà, dans le prix par eux payé à la France, en 1803, pour la ces-
sion de la Louisiane, ils avaient retenu le montant de Tindemnité
qu'ils réclamaient pour les confiscations exercées contre eux avant
cette époque; ils poursuivirent et obtinrent de même, après 1814,
des réparations pécuniaires de la part de toutes les puissances belli-
gérantes qui avaient illégalement saisi leurs bâtimens.
Il semblait qu'il ne dût plus être question du droit de visite jus-
qu'au renouvellement d'une guerre maritime. Toutes les nations
étaient en paix. Nulle part le canon ne retentissait sur l'Océan. Les
(1) Traité de Gand da 24 décembre 1814.
DU DROIT DE VISITE. 189
ordres du conseil, les décrets de Berlin et de Milan étaient tombés
avec Napoléon. L'Angleterre ne pouvait alléguer aucun motif de vi-
siter les navires des autres nations, de troubler leur commerce et de
porter atteinte à l'indépendance de leur pavillon; mais cette excep-
tion, née.de l'état de guerre, elle aspira à l'introduirQ dans la paix,
et en trouva un motif spécieux.
Wilberforce , avec cette persévérance que les Anglais apportent à
la poursuite d'une idée, avait sollicité, pendant vingt ans, du parle-
ment, l'abolition de la traite des noirs. Chaque session, de 1787 à
1807, l'avait vu renouveler sa généreuse motion , soutenue d'abord
par une faible minorité, combattue par des hommes considérables,
tels que le duc de Clarence, qui a régné depuis sous le nom de Guil-
laume IV, lord Eldon, qui a été chancelier, les lords Liverpool, Sid-
mouth et Hawkesbury, qui ont été ministres. Traité par eux de
fanatique, il vit d'année en année sa minorité s'accroître jusqu'à ce
qu'elle devînt majorité , et le succès couronna enfin ses efforts. Le
ministère de M. Pitt et le parlement, peu favorables à la mesure,
furent obligés de céder, vaincus par l'opinion extérieure et par la
persistance d'un homme que ni la guerre terrible à soutenir contre
la France, ni l'état intérieur de l'Angleterre, de plus en plus cri-
tique , n'avaient pu détourner de son but.
Mais du jour où le gouvernement anglais fut obligé d'entrer dans
cette voie, il n'y entra pas à demi. S'interdire la traite des noirs, et
la laisser libre aux autres, ne pouvait lui convenir. C'eût été placer
ses colonies dans une exception dommageable, qui ne leur eût pas
permis de soutenir la concurrence avec celles des autres pays. L'opi-
nion religieuse, d'ailleurs, qui avait obtenu la consécration d'un grand
principe d'humanité, n'aurait pas tenu le gouvernement quitte à si
bon marché. Elle voulait qu'il le fît adopter par tout l'univers, et
l'Angleterre avait une assez haute idée de sa puissance pour se croire
capable de réussir dans ce dessein.
Le gouvernement anglais profita donc de la première occasion
qui s'offrit, celle du congrès de Vienne, pour demander que les
autres puissances adhérassent à l'abolition de la traite des noirs qu'il
avait prodamée. Les souverains étaient rassemblés après la victoire
pour s'en partager les fruits. Heureux d'être délivrés du joug de la
France, le bonheur les disposait à la générosité. L'Angleterre, d'ail-
leurs, avait des droits à leur reconnaissance, et exerçait un juste
ascendant sur eux ; elle ne trouva donc aucune difiiculté de faire
TOME T. 13
100 REVUE DES DEUX MONDES.
admettre par eux sa proposition , et Tabolition de la traite des noir^
entra dans le droit public européen.
La conséquence de cet acte fut que chaque gouvernement rendit
des lois pour empêcher ses sujets de se livrer au commerce des noirs;
la France ne resta pas en arrière. Une ordonnance du 8 janvier 1817
prononça la conûscation de tout navire français qui tenterait de dé-
barquer des noirs dans les colonies. Elle établit des croisières dans
leur voisinage, pour veiller à l'exécution de cette défense. Tout bâ-
timent français qui tenterait de Tenfreindre dut être confisqué. Les
autres puissances maritimes suivirent son exemple; mais cela ne suffit
point ù r Angleterre, et avant que Texpérience de ces mesures eût été
faite, et en eût constaté Tinefficacité, elle demanda que les puissances
se concédassent réciproquement le droit de visite sur leurs bâtimens
respectifs, en sorte que la croisière anglaise pût visiter les bâtimens
français, et la croisière française les bâtimens anglais, et ainsi pour
les autres nations. Sans cela, dit-elle, tout bâtiment négrier, à la
vue d'un croiseur de sa nation, n'avait qu'à arborer un autre pavillon
pour se mettre à l'abri de la visite, et rendre vaines les mesures des
gouver^iemens. C'était ramener la question la plus délicate du droit
maritime, celle qui, depuis plus de cent ans, tenait toutes les nations
en défiance de l'Angleterre , et leur avait mis plusieurs fois contre
elle les armes à la main; c'était leur demander de renoncer à l'invio-
labilité de leur pavillon. La crainte des conséquences qui en pou-
vaient naître n'empêcha point les puissances placées sous l'influence
de l'Angleterre , trop faibles pour lutter contre elle, d'accéder à ses
désirs. L'Espagne, le Portugal, les Pays-Bas, firent avec elle des
conventions qui consacrèrent le droit de visite réciproque , et intro-
duisirent pour la première fois ce principe dans le droit public euro-
péen. Mais il n'en fut pas de même des autres nations : la France et
les États-Unis surtout opposèrent une vive résistance aux vœux de
l'Angleterre.
Les démarches de celle-ci auprès de la France commencèrent
dès 1817, lorsque notre territoire était encore occupé par les troupes
étrangères. Le ministère Richelieu déclina la proposition, par le
double motif de l'inopportunité d'une telle mesure et des dangers
qu'elle présentait. On ne manquerait pas, dit-il, dans la situation dou-
loureuse où se trouvait la France, d'y voir le doigt de l'Angleterre et
un acte de soumission à sa volonté. La réciprocité ne serait qu'appa-
rente, à raison du nombre supérieur de bâtimens de guerre que la
BU DEOIT DE VISITE. 191
force de la marine anglaise lui permettrait d'entretenir dans ses croi-
sières, Les marins anglais, enflés par le sentiment de cette supério-
rité et par le souvenir récent de leurs victoires, traiteraient sans
ménagement les bâtimens français livrés à leur inspection , et qui
pouvait prévoir ce que produirait la vieille rivalité des deux nations
qui seraient ainsi en présence? ce Le roi, d'ailleurs, ne se croyait pas
en droit, sans le concours des chambres, de livrer ses sujets à une
jnridiction étrangère, en autorisant la marine anglaise à les saisir,
et une commission mixte à prononcer sur la légalité des prises.
Mieux valait respecter un principe qui n'avait admis jusqu'à présent
aucune exception (1). »
Les rapports dai\^ lesquels on était avec l'Angleterre firent penser
qu'on ne devait cependant pas lui opposer un refuis sans correctif,
et pour lui donner une marque de déférence, pour marquer le zèle
dont on était animé contre la traite des noirs, on présenta aux
'diambres une loi qui punissait de peines plus sévères ceux qui s'y
Kvreraient (2). Cette loi, reçue avec quelque ombrage, parce qu'elle
paraissait venir de l'étranger, fut votée en silence , comme l'avaient
été celles que la contrainte de l'occupation avait arrachées pour
des contributions de guerre et pour des cessions de territoire. On
rendit bientôt après une ordonnance qui établissait une croisière sur
la côte d'Afrique pour en assurer l'exécution.
L'Angleterre ne se rebuta pas pour cela; elle renouvela ses in-
stances auprès des puissances, au congrès d'Aix-la-Chapelle, con-
voqué pour régler le mode de libération du territoire de la France. Le
duc de Richelieu fit la réponse qu'il avait déjà faite, et persista dans
son refus. Les autres puissances l'imitèrent. La Russie insista sur ce
que le droit de visite réciproque demandé par l'Angleterre ne pouvait
avoir d'effet qu'autant qu'on obtiendrait l'adhésion de toutes les
puissances sans exception, de manière à ce que les bâtimens négriers
ne pussent emprunter, pour se mettre a l'abri de la visite, le pavillon
d'aucune d'elles, et sur ce qu on ne pouvait se flatter d'arriver à une
telle unanimité. « Autant il est vrai, dit-elle, que l'établissement uni-
versel du droit de visite réciproque contribuerait à faire atteindre le
but, autant il est incontestable que le concert devient illusoire, pour
peu qu'un seul état maritime se trouve dans l'impossibilité d'y adhérer.
Or, la Russie ne saurait prévoir une accession aussi unanime. Il lui
(1) Supplément aux Traités de Martent; Gœttingue, lSi2, t. III, p. 162.
(S}Loidttl5avrUl8iS.
13.
192 REVUE DES DEUX MONDES.
parait hors de doute qa*il existe des états qu'aucune considération ne
pourra décider à se soumettre à un principe nouveau, d'une si haute
importance. Dès-lors , on ne peut se dissimuler qu'il faut chercher
dans un système différent le moyen d'extirper le commerce des
noirs. )> Et à la suite de ces réflexions , le cabinet russe proposait
rétablissement, sur la côte d'Afrique, d'une sorte de chevaliers de
Malte, recrutés parmi toutes les nations» qui auraient pour mission
de courir sus aux bâtimens négriers, et qui, suflisans pour cette
tâche, seraient cependant trop faibles pour abuser de leur droit, et
pour exciter les ombrages des puissances dont ils tiendraient leur
pouvoir (1).
Repoussée à Aix-la-Chapelle, l'Angleterre revint à la charge à
Vérone, dans le congrès qui avait pour but les affaires de la Grèce et
de l'Espagne. Elle demanda de nouveau que le droit de visite réci-
proque fût consenti, et ne réussit pas mieux. M. de Chateaubriand
répondit pour la France, « que si celle-ci pouvait consentir à ce qui
lui était demandé, cette concession aurait les suites les plus funestes.
Le caractère national des deux peuples anglais et français s'y oppo-
sait; s'il était besoin de preuve à l'appui de cette opinion , il suffirait
de se rappeler que cette année même, en pleine paix, le sang fran-
çais avait coulé sur le rivage d'Afrique. La France reconnaissait la
liberté des mers pour tous les pavillons. Elle ne réclamait pour elle
que l'indépendance qu'elle respectait dans les autres, et qui était né-
cessaire à sa dignité. D
Les États-Unis avaient été sollicités dans le môme temps d'accorder
leur adhésion, et on put croire un moment qu'ils céderaient. Leur
ministre à Londres signa, en 1824, une convention qui consentait,
dans certaines zones , le droit de visite réciproque ; mais , quand le
traité arriva aux États-Unis, il fut repoussé par l'opinion. La vieille
aversion pour le droit de visite se réveilla dans toute sa force, et le
sénat, auquel appartenait la ratification du traité, y mit deux condi-
tions : l'une que les mers d'Amérique seraient retranchées de celles
où pouvait s'exercer le droit de visite, l'autre que le traité pourrait
être toujours résilié à la volonté des parties en prévenant six mois
d'avance. De telles restrictions équivalaient à un refus de ratification;
on ne put s'accorder avec le gouvernement anglais, et le traité n'eut
pas d'autre suite.
Telle était la situation des choses quand la révolution de 1830 éclata
(t} Supplément aux T^raitéi de Martens; GœitiDgue, 184S, t. III, p. 100.
DU DROIT DE VISITE. 193
en France et changea le gouvernement du pays. L'Angleterre, en
quinze ans d'efforts, n'avait obtenu que l'adhésion de l'Espagne, du
Portugal et des Pays-Bas ; les autres puissances refusaient d'aban-
donner un principe pour lequel elles avaient long-temps combattu ,
et à leur tête figuraient la France et les États-Unis, dont l'exemple
devait être tout puissant sur elles.
La nouvelle situation de la France inspira à l'Angleterre l'espoir
de mieux réussir auprès d'elle : la première, elle avait reconnu le gou-
vernement né de la révolution; ce gouvernement était vu avec dé-
fiance par d'autres et pouvait craindre qu'une coalition des souve-
rains absolus ne se formât contre lui. Le cabinet anglais, avec cette
persévérance qu'il apporte dans tous ses desseins, reprit son œuvre
interrompue et demanda que le' droit de visite réciproque fût con-
senti par la France. Il invoqua les droits de l'humanité violés par la
continuation de la traite, et l'honneur qui résulterait pour le gou-
vernement de juillet d'un concours plus efficace accordé pour la ré-
pression de cet odieux trafic. L'alliance de l'Angleterre était impor-
tante à ménager; tout traité fait avec elle semblait la resserrer, et
certains membres du gouvernement, il est juste de le dire, animés de
l'esprit de Wilberforce, étaient particulièrement touchés des grands
principes de la liberté humaine, plus disposés par conséquent à voir
les avantages de la mesure que ses dangers ; ils avaient fait adopter
peu de temps auparavant (le 4 mars 1831) une loi terrible contre la
traite, qui punissait de peines infamantes jusqu'aux bâilleurs de
fonds et aux assureurs. La demande de l'Angleterre, par ces diverses
causes, fut mieux accueillie qu'à d'autres époques; on entra en négo-
ciation avec elle, et une convention fut signée le 30 novembre 1831,
par laquelle les deux gouvernemens s'accordèrent réciproquement
le droit de visite. Cette convention détermina les latitudes dans les-
quelles le droit pourrait s'exercer; c'étaient celles que devaient né-
cessairement traverser les bâtimens qui se livreraient à la traite, soit
pour aller acheter les noirs, soit pour les transporter à leur destina-
tion. Il fut dit qu'une convention spéciale fixerait chaque année le
nombre des croiseurs de chaque nation, qui ne pourrait différer de
plus du double; que les croiseurs de chaque nation seraient commis-
sionnés par l'autre pour pouvoir visiter les bâtimens de celle-ci; que
tout bâtiment retenu comme suspect serait conduit dans la colonie
la plus voisine de la nation à laquelle il appartenait, pour y être jugé
d'après les lois de son pays; que les deux gouvernemens enfin agi-
raient de concert pour amener les autres puissances à adhérer au
iBk REVUS. DKS Deux MONDES.
traité. Une autre coDvention du 22 mars 1833 , publiée en môme
temps que ia première, et qui ne fixa pas davantage l'attention au
milieu des troubles et des crises ministérielles dont le pays était
agité, expliqua de quelle manière les navires retenus seraient con-
duits dans un port de leur nation et livrés à leurs juges; la part
qu'auraient les capteurs dans le produit de la confiscation; les signes
qui autoriseraient à retenir les navires comme suspects, tels que la
disposition intérieure, la nature et la quantité des approvisionne-
mens de ces navires, la présence de certains instrumens. On indiqua
enfin les lieux où les bàtimens capturés devraient être conduits, et
les formalités à remplir, en cas d'abus dans l'exercice du droit de
visite, pour en obtenir le redressement.
Les deux gouvernemens, conformément à ces conventions, en-
voyèrent des croisières et se délivrèrent réciproquement des com-
missions pour leurs croiseurs respectifs. L'exemple de la France et
ses démarches, jointes à celles de l'Angleterre, amenèrent l'adhésion
du Danemark, de la Sardaigne, de la Suède, de Naples, de la Tos-
cane et des .villes libres. Dix ans on vécut sous ce régime, et si on
s'en était tenu là, si surtout la bonne intelligence avait continué de
régner entre la France et l'Angleterre, il aurait pu durer un certain
temps encore sans fixer l'attention publique et sans que rien avertit
de son danger. Mais l'Angleterre et la France s'étaient engagées, par
le traité de 1831, à solliciter l'adhésion de toutes les puissances. £lles
agirent à cet eiTet auprès des cours de Vienne, de BerUn et de Saint-
Pétersbourg; l'Angleterre-Surtout se donna beaucoup de mouvement,
espérant, par cet accord unanime, en imposer aux États-Unis, et ob-
tenir d'eux quelque concession. Les trois cours finirent par consentir;
seulement, leur dignité ne leur permettant pas de donner une simple
adhésion à des tra|tés à la négociation desquels elles n'avaient point
pris part, il fallut en préparer un nouveau. Plusieurs fois le cabinet
anglais communiqua des projets à celui des Tuileries; ce ne fut qu'en
1838 qu'il obtint de l'ambassadeur de France à Londres la signature
d'un protocole à présenter aux trois cours. Ce protocole n'était pas
la simple reproduction des conventions de 1831 et 1833. L'Angle-
terre y avait fait donner plus d'extension aux zones dans lesquelles
le droit de visite pourrait être exercé; il comprenait toute la côte des
États-Unis et les mers qui baignent la partie septentrionale de l'Amé-
rique et de l'Europe, au-dessus du 32" degré de latitude nord, en
sorte que toute la navigation entre l'Europe et les États-Unis y était
eoveloppéei et tous les navires qui allaient d'un contiaent à l'autre
DU DROIT DE VISITE. 197
piraterie , ils suffiraient encore pour la réprimer comme pour ré-
primer la traite des noirs. Les États-Unis avaient eu trop à souffrir
du droit de visite pour Iiii ouvrir la porte , sous quelque forme que
ce fût. Ils ne permettraient pas, en temps de paix y une inquisition
qu'ils avaient repoussée en temps de guerre , et, si on tentait de
l'exercer malgré eux , ils sauraient faire respecter ce morceau dV-
tamine dont on parlait avec tant de dédain. » ,
Une telle correspondance, publiée en France dans le moment où
la même question allait s'y agiter, ne pouvait manquer d'agir forte-
ment sur les esprits. Le ministre des États-Unis à Paris ne resta pas
non plus inactif. Sentant toute la gravité, pour son pays, du traité
conclu entre la France et l'Angleterre, il présenta, le 13 février, au
ministre des affaires étrangères une note qui fut publiée quelque
temps après, dans laquelle il témoignait son regret de voir la France
s'engager dans cette politicfue, et demandait si elle induirait du traité,
comme l'Angleterre, la nécessité de vérifier la nationalité des bâti-
mens américains, auquel cas la paix serait inévitablement troublée
entre les deux pays. Il rappelait les luttes qu'ils avaient soutenues
ensemble pour la liberté des mers. Verrait-on, disait-il, la France
déserter cette cause et se ranger du côté de l'Angleterre contre les
États-Unis, après que les deux nations avaient si long-temps com-
battu sous le même drapeau? Une brochure, qui lui fut attribuée,
parut dans le même temps, pleine du récit des maux causés par le
droit de visite. Elle rappelait les paroles par lesquelles un Anglais
lui-même, lord Stowell, avait condamné d'avance la prétention élevée
aujourd'hui par son gouvernement, de vérifier la nationalité des bâti-
mens américains malgré eux. Lord Stowell, tout en maintenant le
droit de visite en temps de guerre, revendiqué par son pays, n'ad-
mettait pas qu'on pût l'exercer en temps de paix sans le consente-
ment des parties, a Aucune nation, avait-il dit, ne pouvait exercer
un droit de visite sur les bâtimens dans les portions communes de
rOcéan qu'à titre de puissance belligérante; aucune n'avait le droit
de poursuivre l'émancipation de l'Afrique par la force aux dépens
des libertés de l'Europe ou de l'Amérique. Il n'était pas permis, en
vue de l'avantage le plus grand, de recourir à des moyens illicites,
et, pour faire triompher un principe, de renverser les principes non
moins sacrés qui lui faisaient obstacle. » L'auteur, à l'appui de ces
plaintes contre la marine anglaise, citait aussi ce passage d'un journal
anglais (le Sun), qui contenait l'aveu de sa conduite : « L'habitude
de rarbitraire parmi nos officiers de marine, disait-il, est engendrée
196 REVUE DBS DEUX MONDES.
était bien américain. On publia une correspondance entre le ministre
des affaires étrangères d'Angleterre et le ministre des États-Unis à
Londres, sur ce sujet. Le ministre anglais y soutenait que , sans
cette vériGcation , la répression de la traite était impossible, et les
traités entre les puissances complètement vains. Tout bâtiment né-
grier rencontré par les croiseurs, à quelque nation qu'il appartînt,
arborerait le pavillon américain et se mettrait ainsi à Tabri de la vi-
site. Les États-Unis ne pouvaient refuser aux cinq puissances unies
pour la répression de la traite le moyen d'accomplir leurs vues bien-
faisantes, quand ce moyen ne portait aucune atteinte à leurs droits.
On promettait que , si le bâtiment était reconnu véritablement amé-
ricain, il serait laissé libre de continuer sa route, fût-il . chargé de
noirs. Les notes du ministre anglais donnaient à entendre que, si les
États-Unis , par une jalousie exagérée de l'inviolabilité de leur pa-
villon, ne consentaient pas à la vérification demandée, les puissances
se passeraient de leur consentement et ne se laisseraient pas arrêter
par un morceau d'étamincy dans l'accomplissement de la généreuse
mission qu'elles s'étaient donnée. Le ministre américain répondait
que le droit qu'on prétendait exercer, c'était encore le droit de visite
sous une autre forme, puisqu'il ne pouvait s'exercer qu'en visitant
le bâtiment, en examinant son équipage, et en fouillant dans ses
papiers. On pouvait, sans doute, usurper le pavillon des États-Unis
pour la traite des noirs comme pour la piraterie, mais ils se réser-
vaient , dans un cas comme dans l'autre, de réprimer eux-mêmes
cette usurpation en visitant les bât imens qui en seraient soupçonnés.
Ils ne pouvaient déléguer à personne le droit de s'immiscer dans la
police de leur navigation , de vériGer les papiers de bord de leurs
bâtimens et de décider de leur nationalité. On savait trop à quels
excès les marins anglais, une fois sur le bâtiment et ayant la force
en main , pouvaient se livrer. Que si la marine anglaise, soupçonnant
un bâtiment de porter faussement le pavillon américain, le visitait,
ce ne serait pas en vertu d'un droit à elle concédé , mais par excep-
tion et à ses risques et périls. Si l'événement justifiait ses soupçons,
elle serait justifiée; mais, dans le cas contraire, elle serait responsable
vis-à-vis des propriétaires du navire dont elle aurait lésé les intérêts et
vis-à-vis du gouvernement américain dont elle aurait violé le pavillon.
Cette responsabilité serait plus ou moins grande suivant la conduite
qu'on aurait tenue à bord du navire et selon que les motifs qui au-
raient autorisé les soupçons seraient plus ou moins légitimes. Ces
principes avaient suffi jusqu'alors pour assurer la répression de la
DU DROIT DE VISITE. 197
piraterie , ils suffiraient encore pour la réprimer comme pour ré-
primer la traite des noirs. Les États-Unis avaient eu trop à souffrir
du droit de visite pour lui ouvrir la porte , sous quelque forme que
ce fut. Ils ne permettraient pas, en temps de paix , une inquisition
qu'ils avaient repoussée en temps de guerre, et, si on tentait de
l'exercer malgré eux , ils sauraient faire respecter ce morceau (Té-
tamine dont on parlait avec tant de dédain. )> ,
Une telle correspondance, publiée en France dans le moment où
la même question allait s'y agiter, ne pouvait manquer d'agir forte-
ment sur les esprits. Le ministre des États-Unis à Paris ne resta pas
non plus inactif. Sentant toute la gravité, pour son pays, du traité
conclu entre la France et l'Angleterre, il présenta, le 13 février, au
ministre des affaires étrangères une note qui fut publiée quelque
temps après, dans laquelle il témoignait son regret de voir la France
s'engager dans cette politique, et demandait si elle induirait du traité,
comme l'Angleterre, la nécessité de vérifier la nationalité des bâti-
mens américains, auquel cas la paix serait inévitablement troublée
entre les deux pays. Il rappelait les luttes qu'ils avaient soutenues
ensemble pour la liberté des mers. Verrait-on, disait-il, la France
déserter cette cause et se ranger du côté de l'Angleterre contre les
États-Unis, après que les deux nations avaient si long-temps com-
battu sous le même drapeau? Une brochure, qui lui fut attribuée,
parut dans le même temps, pleine du récit des maux causés par le
droit de visite. Elle rappelait les paroles par lesquelles un Anglais
lui-même, lord Stowell, avait condamné d'avance la prétention élevée
aujourd'hui par son gouvernement, de vérifier la nationalité des bâti-
mens américains malgré eux. Lord Stowell, tout en maintenant le
droit de visite en temps de guerre, revendiqué par son pays, n'ad-
mettait pas qu'on pût l'exercer en temps de paix sans le consente-
ment des parties, a Aucune nation, avait-il dit, ne pouvait exercer
un droit de visite sur les bâtimens dans les portions communes de
l'Océan qu'à titre de puissance belligérante; aucune n'avait le droit
de poursuivre l'émancipation de l'Afrique par la force aux dépens
des libertés de l'Europe ou de l'Amérique. Il n'était pas permis, en
vue de l'avantage le plus grand, de recourir à des moyens illicites,
et, pour faire triompher un principe, de renverser les principes non
moins sacrés qui lui faisaient obstacle. » L'auteur, à l'appui de ces
plaintes contre la marine anglaise, citait aussi ce passage d'un journal
anglais [le Swn), qui contenait l'aveu de sa conduite : « L'habitude
de l'arbitraire parmi nos olTiciers de marine, disait-il, est engendrée
4
I
198 REVUS DKS DEUX MONOBS.
et entretenue par notre mode de recrutenaent naval; et cette habi-
tilde, ils ne font pas difliculté de s'y livrer dan^ la visite des bâti-
mens étrangers. y> On lisait enflu, dans la brochure, cette déclaratioù,
que toute tentative de la part de l'Angleterre pour soupaettre à la
visite le pavillon des États-Unis serait le signal de la guerre entre
les deux nations, aussi certainemerU que le soleil de demain se lève-'
rail sur elles.
Ce fut sous ces auspices que s'ouvrit la session des chambres fran-
çaises. Le traité du mois de décembre, comme chacun s'y attendait»
fut tout d'abord attaqué, à l'occasion de l'adresse, dans la chambre
élective. L'opposition se plaignit qu'après le traité du 15 juillet, par
lequel l'Angleterre s'était séparée de la France, on lui eût fait une
semblable concession; elle reproduisit tous les reproches faits au droit
de visite en général, et cita de nouveaux exemples des abus produits
par les conventions de 1831 et de 1833, des violences exercées sur
nos bâtimens, des préjudices causés à notre commerce; elle demanda
pourquoi aucun bâtiment anglais n'avait eu à former de sembla-
bles plaintes contre notre marine? Cela ne venait-il pas de ce que
nous ne les visitions point, ou les visitions avec plus d'égards et de
modération? Elle en conclut que la réciprocité n'était qu'illusoire, et
que, loin d'étendre les conventions de 1831 et 1833, il faudrait les
abolir. Un amendement fut proposé par elle, dont le but était d'em-
pêcher la ratification du traité dont elle se plaignait. Les plaintes de
l'opposition trouvèrent cette fois de la sympathie dans la majorité, et
tout ce que purent faire les amis du ministère pour dissimuler sa dé-
faite'et pour empêcher l'adoption de l'amendement de l'opposition,
ce fut d'en présenter un eux-mêmes, un peu différent dans la forme,
mais semblable dans le fond; il était ainsi conçu : a Nous avons la
confiance qu'en accordant son concours à la répression d'un trafic
criminel, votre gouvernement saura préserver les intérêts de notre
commerce et l'indépendance de notre pavillon. » L'auteur de l'amen-
dement expliqua qu'il avait pour but d'empêcher la ratification [du
traité, et il ajouta qu'à ses yeux, ceux de 1831 et de 1833 étaient
inutiles, parce que la traite était réduite à de telles proportions,
que les moyens ordinaires sufiisaient parfaitement pour la répriiT«er.
L'amendement, ainsi expUqué, fut voté, malgré les ministres, par
une immense majorité. La discussion contribua autant que le vote à
discréditer le traité qui en était le sujet, parce qu'on vit les cabinets
qui s'étaient succédé au pouvoir en rejeter l'un sur l'aatre la lespon-
sabilité. Enfin, le ministre des affaires étrangères, pres^ de dire»
DU DROIT DE VISITE. 199
après radoption de ramendement, sMl ratifierait ou non le traité»
déclara qu'en présence du vote de la chambre, il ne le ratifierait
point, tel du moins qu'il était conçu. Le refus de ratification fut en
effet notifié au cabinet anglais, et celui-ci ne dut pas en être mé-
diocrement blessé, car, dans le discours de la couronne prononcé à
l'ouverture du parlement, la reine avait annoncé ''que c'était chose
conclue, et que les cinq puissances avaient signé le traité. L'opposi-
tion, dans la chambre des communes, en fit un sujet d'interpellation.
Le ministre des affaires étrangères du dernier cabinet demanda au
premier ministre s'il était vrai que la France refusât de ratifier le
traité. Ce refus ne lui paraissait pas probable, parce qu'aucune des
circonstances qui autorisent un refus de ratification ne se rencontrait
en cette occasion. Le représentant de la France signataire du traité
n'avait pas agi sans autorisation; il n'avait pas dépassé ses pouvoirs.
La France, au contraire, s'était unie à l'Angleterre pour proposer
ce traité aux trois autres puissances, et rien n'avait été fait que de
concert avec elle. M. Peel répondit qu'il conservait en effet l'espoir
que le traité serait ratifié, et que le protocole restait ouvert pour
recevoir la signature de la France, quand elle jugerait à propos de la
donner.
Les chambres se séparèrent dans cette situation, et peu après
parut une lettre du ministre des affaires étrangères d'Angleterre au
conseil de l'amirauté, par laquelle, informé que des violences étaient
commises par la marine anglaise dans l'exercice du droit de visite,
fl chargeait le conseil de donner des instructions aux commandans
des croisières, pour qu'ils agissent avec plus de modération. C'était
reconnaître la justice des plaintes portées dans les chambres fran-
çaises. Le dernier cabinet, de qui ces croisières tenaient leurs instruc-
tions, se plaignit amèrement de ce que ses successeurs condamnaient
aussi légèrement la marine anglaise et la livraient à l'animadversion
des étrangers; on lui répondit que les juges de la couronne con-
sultés avaient jugé ses instructions illégales, et que le devoir de ses
successeurs avait été de réparer le mal qu'il avait fait. Cet acte du
cabinet anglais, fait à bonne intention, tourna contre son but, parce
qu'il fit sentir le défaut d'égalité dans l'association des deux marines
anglaise et française. Qu'était-ce, en effet, pour celle-ci, qu'une
justice et une modération qui dépendaient du bon vouloir de l'autre,
et qui étaient subordonnées au caractère hostile ou bienveillant du
ministre qui occupait le pouToir? La France ne pouvait 6tre flattée
de se trouver dans une position semblable.
200 REVUB DES DEUX MONDES. /
Cependant le protocole restait toujours ouvert, et on se demandait
comment finirait ce débat. Le cabinet français obtiendrait-il quelque
modification, et, moyennant cela, se déterminerait- il à ratifier, ou
se séparerait-il définitivement des quatre puissances, et le traité
serait-il conclu sans lui? Ce qui se passait en Amérique devait avoir
sur la politique du cabinet dans cette affaire une grande influence.
L'Angleterre, obérée dans ses finances, menacée dans sa tranquil-
lité intérieure par la stagnation des fabriques et la misère du peuple,
obligée de faire face, au dehors, à la guerre de la Chine et aux dé-
sastres de l'Inde, avait voulu s'assurer du moins la paix avec les États-
Unis. Elle y avait envoyé, dans cette vue, un négociateur d'un haut
rang, lord Ashburton, autrefois M. Baring, que ses vastes relations
commerciales en Amérique et le mariage qu'il y avait contracté
rendaient plus propre qu'aucun autre à régler les différends entre les
deux pays. Le droit de visite, ou du moins le droit de vérifier la na-
tionalité du pavillon américain, devait être un des objets de la négo-
ciation. La France était impatiente de savoir ce que feraient les
États-Unis : accorderaient-ils, sous une forme quelconque, le droit
de visite? L'opinion du pays se rallierait alors plus aisément à une
concession semblable. Persisteraient -ils, au contraire, dans leur
refus? Il deviendrait plus difficile que jamais de ratifier le traité.
On apprit bientôt qiie lord Ashburton n'avait rien obtenu, et que
l'Angleterre avait reculé. Le traité conclu le 9 août n'accordait ni le
droit de visite réciproque ni celui de vérifier le pavillon. Il statuait
simplement que les deux gouvernemens entretiendraient des croi-
sières pour surveiller chacun^ séparément et à part, les bâtimens de
la nation et les empêcher de se livrer à la traite. C'était précisément
le système qui avait prévalu dans la discussion des chambres fran-
çaises, et dont le vœu avait été exprimé par leur amendement. Le
traité des États-Unis donnait à ce vœu encore plus de force, et toute
pensée de ratifier le traité sans de profondes modifications devait
être abandonnée. Quelles modifications avaient été demandées? c'est
ce qu'on ignore , mais tout annonce qu'elles reçurent un mauvais
accueil.
Quoi qu'il en soit , le cabinet français Jugea que le moment était
venu de demander lui-môme la clôture du protocole. Le laisser plus
long-temps ouvert n'avait pour lui que des inconvéniens. La nou-
velle session approchait, et il ne fallait pas qu'on pût le soupçonner
de vouloir ratifier. Ce soupçon lui attirerait de nouveaux orages. Il
demanda donc «t obtint sans difficulté que le protocole, resté ouvert
DU DROIT DE VISITE. SOI
k sa demandeVfût fermé. La note qui en demandait la clôture don*
naît y dit-on, pour motif du refus déGnitif de ratification, l'opposition
rencontrée dans les chambres; à quoi le cabinet anglais répondit qu'il
ne pouvait admettre un pareil motif, parce qu'il n'était pas de ceux
qui autoriseraient ce refus, et parce que l'opposition des chambres
françaises rencontrait un sentiment contraire dans le parlement an-*
glais, qui autoriserait le cabinet de Londres à insister, ajftetirez,
aurait-il dit, votre note, et demandez simplement la clôture du pro-
tocole; elle sera prononcée. » Sur quoi la note aurait été retirée. Le
traité a donc été définitivement conclu à quatre, et ainsi se sont re-
produites jusqu'au bout toutes les circonstances du traité du 15 juU-
let : — négociation entamée par un ministère, poursuivie par d'au-
tres, et venant mourir dans les mains d'un dernier cabinet qui en
recueille toute l'amertume; — influence de la chambre élective se
jetant à la traverse d'une négociation et lui imprimant une direction
difl^érente qui empêche, en 1839, d'adhérer à l'amoindrissement de
l'ÉgjTpte, en 1842, d'adhérer au droit de visite; — concert provoqué
par la France pour régler une question à cinq, et se terminant par un
traité à quatre dont elle est exclue.
Ce résultat n'était pas encore connu aux États-Unis quand le con-
grès s'est rassemblé, mais on a vu par le message du président du 5
décembre qu'ils ont applaudi aux efibrts de leur ministre à Paris pour
l'obtenir, et qu'ils se flattent que les puissances de l'Europe aboli-
ront entièrement le principe dangereux . qu'elles ont laissé s'éta-
blir (1).
(1) Le président, rendant compte du traité fait avec TAngleterre, dit :
• Après la question des frontières, la plus menaçante était celle relative à la traite
des noirs. Le traité de Gand a stipulé que, le tra6c des esclaves étant inconciliable
avec la justice et Thumanité, TAngleterre et les États-Unis feraient tous leurs ef-
forts pour arriver à Tentière abolition de ce trafic; mais, par suite des traités con-
clus entre TAngleterre et les autres puissances sur le même objet, un abus tendait à
s^établir, celui de la visite des bâtimens américains, sous prétexte d*en vérifier la na-
tionalité. Cette visite, en même temps qu'elle entraînait une violation de nos droits
maritimes, aurait exposé à des vexations une branche croissante de notre commerce;
et bien que lord Aberdeen eût déclaré qu'on n'entendait pas détenir un navire vé-
ritablement américain dans les hautes mers, même alors qu'il aurait des esclaves à
bord, et que l'Angleterre bornait sa prétention à constater par une visite et une
enquête que le navire n'avait pas usurpé le pavillon américain, nous n'avons pas
compris comment cette visite et cette enquête pourraient avoir lieu sans une sus-
pension du voyage, et par conséquent sans une interruption du commerce. C'était,
en réalité, le droit de visite présenté sous une autre forme et exprimé en termes
^ifférens. Je regardai donc comme un devoir de déclarer, dans mon dernier mes-
\
N
X
202 REVUE DES DEUX MONDES.
Tels sont les principaux faits auxquels a donné lieu, dans le siècle
dernier et dans celui-ci, la question du droit de visite. On y voit
quelle importance elle a toujours eue dans les guerres maritimes , et
que ce droit, toujours exercé par l'Angleterre, n'a pas cessé d'être
contesté par les neutres, qui l'ont combattu tantôt par des protesta-
tions, tantôt par la force des armes.
La question prend aujourd'hui une nouvelle face. Il ne s'agit plus
du droit de.visite exercé, en temps de guerre, sur les neutres, malgré
eux , mais d'un droit réciproque , exercé en temps de paix , sur les
bâtimens des nations qui l'ont consenti, et dans un but spécial et
déterminé. Le gouvernement de la restauration l'avait refusé aux
instances tle l'Angleterre; le gouvernement de juillet l'a accordé. Je
crois que le premier avait raison et que le second s'est trompé.
Si la répression de la traite des noirs ne pouvait être obtenue qu'à
cette condition , ce serait une question de savoir si on a dû sacrifier
à cet intérêt, tout grand qu'il est, celui de la paix de l'Europe, que
des collisions nées de l'exercice de ce droit pouvaient compromettre,
si on a dû lui sacrifier aussi le respect pour un principe qui, dans les
temps de guerre maritime, fait la force de la France. Mais, en 1831,
la traite était déjà considérablement réduite par le seul efiet de la
police que chaque gouvernement exerçait sur ses nationaux , et nul
sage annuel au congrès, qu'une pareille concession ne pouvait être faite, et que les
États-Unis avaient à la fois la volonté et le pouvoir d'exécuter eux-mêmes, et sans
le secours de personne, leurs lois contre la traite, et d'empêcher qu'on ne ftt servir
leur pavillon à un commerce prohibé par leurs lois et par la réprobation universelle
du genre humain. Regardant ce message comme une instruction , notre ministre à
Faris a présenté au gouvernement français une remontrance contre les consé-
quences possibles du traité conclu entre les cinq puissances, et sa conduite a été
approuvée.
ff C'est en conformité de ces vues qu'a été rédigé Tarticle 8 du traité avec TAn-
C^eterre. Il stipule que c< chacune des deux nations maintiendra une force d'au
moins quatre-vingts canons pour agir séparément et à part, d'après les instructions
des gouvernemens respectifs, et pour l'accomplissement de leurs lois et obligations
Hespectives. »
« Par cet article, les principes du dernier message ont été maintenus, les stipa-*
latiotts du traité de Gand exécutées de bonne foi, et tous les prétextes d'une inter-
Yention étrangère dans notre commerce écartés. Les États-Unis, tout en préservant
la liberté des mers, sont demeurés tidèles aux traités et à l'obligation d'empêcher
un commerce réprouvé par leurs lois.
«(Un pareil arrangement fait parles autres gouvememenssufOrait pour anéantir
la traite des noirs sans introduire un nouveau principe dans le code maritime, et
BOQs avons droit d'espérer quMl sera adopté par quelques-uns, sinon par tous. »
DU DROIT DE VISITE. 208
doute que ce système, joint aux lois plus sévères adoptées à cette
époque et au nouveau régime des colonies, n'eût sufli pour détruire
le commerce des noirs. £t qu*on ne dise pas que le droit de visite,
ainsi établi, ne portait aucune atteinte au respect du pavillon, ea
temps de guerre, et que Texception , ici comme ailleurs, a confirmé
la règle. L'Angleterre ne Ta pas ainsi entendu. Elle a maintenu son
droit de visite en temps de guerre, et a pu trouver de l'avantage à y
accoutumer les peuples en temps de paix. La France, en concourant
i affaiblir chez les peuples la jalouse susceptibilité du pavillon , ris*
quait de ne pas la retrouver, dans le temps du besoin , aussi forte
quelle avait été. On ne pouvait demander aux marins russes et sué«
dois de se laisser visiter aujourd'hui par les Anglais, et de regarder,
en temps de guerre, comme un sacrilège l'entrée d'un Anglais sur
leur bâtiment. Un tel sentiment ne peut pas mourir et renaître sui-
vant les temps, pas plus que suivant les latitudes; s'il faut y renoncer
en-deçà de l'équateur, on ne le retrouvera pas en passant la ligne.
Il y avait d'ailleurs les États-Unis , dont l'alliance devait dominer
toute autre considération. Leur refus, depuis 1824, d'accéder au
droit de visite réciproque était connu. Il importait de ne pas se sé-
parer d'eux sur cette question. C'est sur eux, maintenant, que re^
pose, en cas de guerre maritime , toute l'espérance de la France,
pour la défense des droits des neutres. Il n'était pas indKférent de
défendre avec eux les mômes principes de droit maritime, de coor
server la même religion.
Les États-Unis ont montré, en 1812, ce qu'ils peuvent faire. Ils
ont commencé par des protestations, et fini par la guerre. Leur po-
pulation n'était alors que de six millions d'habitans, leur marine se
composait de huit ou dix frégates. Us ont contraint avec cela l'An-
gleterre à affaiblir, par deux fois, son armée d'Espagne pour les com-
battre, et ont occupé une partie de sa marine. Que ne feraient-ils
pas aujourd'hui avec dix-huit millions d'habitans, dix vaisseaux de
ligne et vingt frégatesl De quoi ne seront-ils pas capables dans vingt
ans, quand ils auront trente à quarante millions d'habitans! et quelle,
force la France ne peut-elle pas trouver dans cette alliance, si elle
prend soindelaménagerl En vain les États-Unis ont déclaré, en 181â,
qu'ils n'étaient les alliés de personne, qu'ils ne prenaient les armes
que pour leur propre cause, et qu'ils les déposeraient aussitôt que
l'Angleterre aurait fait droit à leurs griefs. C'était un hommage rendu
aux principes de Washington, qui leur avait recommandé de ne
point se mêler aux querelles des autres; mais ils n'en étaient pas
20& REYCE DES DEUX MONDES.
moins les alliés de fait de Napoléon, qui, s*il s'était tenu dans les
limites d'une guerre possible et n'avait pas autant défié la fortune ,
eût pu recueillir les plus grands avantages de cette diversion. L'al-
liance qui s'est produite alors se produirait encore. Que la guerre
éclatât entre la France et l'Angleterre; la marine anglaise visiterait
inévitablement les bâtimens des États-Unis, et ceux-ci seraient en-
traînés dans la guerre. Les deux pays sont indissolublement unis sur
ce terrain, si nous savons nous y tenir, et on peut dire qu'il n'existe
entre l'Angleterre et les États-Unis qu'un armistice , dont la France
dénoncera le terme quand elle voudra. La France enfin, par sa ma-
rine, la première après celle de l'Angleterre, est destinée à être le
point d'appui et le lien des marines secondaires. Elle devait con-
server dans ses mains le drapeau sous lequel elles se sont toujours
ralliées, qui porte cette devise : Point de droit de visite.
Mais de ce qu'on se serait trompé en 1831 et 1833, ou de ce qu'on
aurait sacrifié à un intérêt du moment qui n'existerait plus, s'ensui-
vrait-il qu'on aurait le droit de rompre immédiatement les conven-
tions? Je ne le pense pas. Les conventions, malheureusement, ne
contiennent aucune disposition qui assigne un terme quelconque à
leur durée. L'Angleterre, qui ne pouvait jamais en éprouver de pré-
judice, n'avait aucun intérêt à faire déterminer ce terme; mais nous,
n'étions-nous pas avertis par le refus qu'avait fait la restauration de
consentir au droit de visite réciproque , des dangers qu'il pouvait
avoir? N'était-ce pas lé cas d'exiger qu'il fût soumis, au bout d'un
certain temps, à une révision, à la nécessité d'un renouvellement,
comme cela se pratique pour les traités de commerce? L'Angleterre
y aurait consenti. Elle avait consenti, en 1824, à la clause intro-
duite par les États-Unis, portant que le traité pourrait être résilié,
en tout temps, à la volonté des parties, en prévenant six mois d'a-
vance, et ce n'est pas sur cette clause que le traité fut rompu. Ce-
pendant, faute d'une clause résolutoire, un traité qui impose l'obli-
gation d'entretenir une force navale sur pied ne saurait être perpé-
tuel. Tout traité dans lequel n'est pas exprimé le temps précis de sa
durée prend fin de deux manières, ou parce que le but en est
atteint, ou parce qu'on reconnaît l'impossibilité de l'atteindre. Le
but des conventions de 1831 et 1833 est l'extirpation de la traite des
noirs. Cet odieux trafic, s'il faut en croire l'auteur de l'amendement
dans la chambre élective , a cessé ou est près de cesser. Ce doit être
là le sujet d'une enquête entre la France et l'Angleterre. D'un autre
côté, l'Angleterre a reconnu, dans les négociations avec les États-
DU DROIT DE VISITE. 205
Unis, comme Tavait fait avant elle la Russie, que le refus d'une seule
puissance maritime d'adhérer au droit de visite réciproque rendait
vains les traités qui le consacrent, et Tarticle 9 de la convention de
1831 indique assez que tout le système avait été conçu dans Tespoir
d'un concert unanime. Or la puissance qui , après l'Angleterre, pos-
sède la marine marchande la plus nombreuse , et dont le pavillon
pourrait le plus favoriser la continuation de la traite, est définitive-
ment en dehors des conventions, et l'Angleterre elle-même, par un
traité fait avec elle, vient de consacrer cette brèche immense au sys-
tème de visite réciproque, et de revenir au droit commun , qui est la
police faite par chaque nation sur ses bâtimens. Il y a là encore une
raison pour que les traités de 1831 et 1833 soient soumis, dans une
époque rapprochée, à une révision. On chercherait en vain dans le
texte de ces traités un moyen plus prompt de résiliation : celui de 1831
dît bien que le nombre des bâtimens croiseurs sera fixé chaque année
entre les deux gouvernemens; mais, s'il donne par là le droit de les
réduire, il ne donne pas celui de les supprimer entièrement. Pour-
quoi emploierait-on un subterfuge indigne d'une grande nation,
quand on peut obtenir le même résultat par des moyens plus dignes,
d'elle? La France, en rompant violemment les traités, manquerait au
droit des gens dans le moment même où elle lui fait appel et en
veut rétablir les principes. En employant, au contraire, la voie des
négociations, en se prévalant du changement qui peut s'être opéré
dans la traite des noirs, et du traité conclu par l'Angleterre avec les
États-Unis , elle aura pour elle le droit et la raison.
Pelet DE LA Lozère.
TOME I. ^ 14
EXPÉDITION
DU
CAPITAINE HARRIS.
NÀRBÀTIVE OF âN EXPBMTWN lyTO SOVTEEnN ATRICA,
BT CAPTAIir BABA».*
Attaquer TAfrlque par le nord, pénétrer jusqu*au milieu de ce
mystérieux continent , a été le rêve des plus célèbres voyageurs de
notre siècle. Quelques-uns ont remonté les fleuves qui se déversent
dans TAtlantique; de hardis Français, ceux-ci au nom de la civilisation
et du christianisme, ceux-là dans un but scientifique et commercial,
sont entrés par la mer Rouge; on les a vus s*enfoncer dans VAbys-
sinie, parcourir des régions où, depuis le xvir siècle, l'Europe était
presque entièrement oubliée. Ces nobles entreprises, accomplies
avec des succès divers, ont eu, selon leur importance, le retentisse-
ment qui suit toute action grande et généreuse; de plus, elles ont
(1) Un vol. in-8o. Bombay, 1838.
EXPÉDITION DU CAPITAINE HARRIS. Wî
attiré particulièrement Tattention sur cette partie du globe, si diffi-
cile à explorer, si peu connue encore, si étrangement peuplée de tri-
bus et de familles presque toutes diflTérentes entre elles. L'expédition
du capitaine W. C. Harris, faite du sud au nord, du Cap au Tro-
pique, nous a semblé être un de ces nombreux rayons qui , partant
des extrémités de l'Afrique, se rapprochent plus ou moins du centre;
et, bien que la relation en ait été publiée à Bombay en 1838, peut-
être, faute d'avoir été traduite, a-t-elle été moins connue qu'elle ne
méritait de l'être.
Au point de vue trop modeste du capitaine Harris, cette excur-
sion remarquable, qui de la colonie du Cap a été poussée jusqu'au
tropique du Capricorne, ce périlleux voyage à travers de nombreuses
peuplades errant dans des régions inexplorées, ou fixées sur le bord
de fleuves dont aucune carte ne trace le cours entier; ce voyage,
complet dans son ensemble, n'est qu'une gigantesque partie de
chasse I Cette relation, il ne l'avait écrite que pour quelques-uns
^e ses- frères d'armes de l'Inde, pour ceux avec qui il avait maintes
fois coiiru les bois et battu la plaine. Il en eût fait volontiers des
chapitres épars, bons à être racontés plutôt que lus au club des
sportsmen; mais quelques personnes, frappées des détails géogra-
phiques et ethnologiques qui fourmillent dans ces pages, décidèrent
Fauteur à les publier.
Chasseur déterminé dès son enfance, comme il le prouve par de
jolies anecdotes groupées en forme de préfaqe , le capitaine Harris
avait pour but principal, en débarquant au Cap, de faire une razzia
dans la contrée des éléphans; et comme ces animaux se trouvent
sur le territoire du plus puissant monarque du désert, Moselekatse,
roi des Matabilis, le voyageur se trouva forcé d'aller jusqu'à la cour
de ce potentat demander une permission en règle. La route était
longue, peu frayée; delà les curieux incidens, les piquans épisodes,
le$ aventures multipliées dont se compose ce livre. N'oublions pas
Bon plus que le capitaine Harris, attaché au corps des ingénieurs de
Bombay, se trouvait circonscrit dans les limites d'un congé de douze
moiSy et c'est ce temps, bien court pour un voyage, qu'il sut utiliser
d'une façon si remarquable en recueillant de précieux matériaux
Htiles à plus d'une branche de la science. Les préliminaires ainsi
posés, nous tâcherons de suivre l'intrépide chasseur pas à pas, de
peur de nous égarer dans des solitudes où l'on ne rencontre ni routes
tracées, ni habitations, où l'homme abâtardi et dégradé ne sait rien
édifier, rien fonder.
14.
208 RKVUE DES DEUX MONDES.
Parti de Bombay le IG mai 183G, le capitaine Harris mouillait à
Simon's-Bay, près du Cap, le 31 du môme mois. Il laissait derrière lui
les maladies que l'été apporte avec la mousson sur la côte de Mala-
bar, et courait dans l'hémisphère austral au-devant de Thiver, comme
nous irions demander un peu de soleil aux rives delà Méditerranée.
Son projet, auquel venait de s'associer un ami, M. Ilichardson, était
de pousser une reconnaissance au-delà des lieux habités, d'aller atta-
quer jusque dans leurs déserts, et même sur les terres des sauvages
les plus redoutés, les plus grands animaux de l'Afrique. Au Cap, le
premier soin des deux voyageurs fut donc de visiter les enfans des
missionnaires protestans établis au milieu de ces populations idolâ-
tres, de faire confectionner pour le plus puissant roi de ces nations
inconnues un vêtement digne, par la bizarrerie de sa forme et la
grotesque profusion des ornemens, de flatter l'amour-propre, le
goût d'un despote africain; enfin, de recueillir une abondante pro-
vision de verroteries, de colliers, de colifichets adaptés au goût et
aux besoins des naturels, avec lesquels on ne peut commercer que
par échange. Le capitaine Harris avait apporté de l'Inde sa tente,
son camp furniture, et surtout de la poudre, ainsi que d'excellentes
carabines. Tout cela fut mis à bord d'une godlette faisant voile pour
Algoa-Bay.
Port Elisabeth, situé au fond de cette baie ouverte à tous les vents,
est une petite ville de deux cents maisons au plus, qui fait face à la
mer et s'adosse à de beaux champs de blé et d'orge. Là, les voya-
geurs passèrent une semaine à se procurer des montures et des atte-
lages, devenus fort rares par suite de l'irruption des Kafres sur les
terres de la colonie. Enfin, ils partirent pour Graham's-Town , avec
deux maigres chevaux et deux chariots immenses (l'un pour les
hommes, l'autre pour les bagages), longs de dix-sept pieds, attelés
chacun de douze bœufs, que les colons dirigeaient, à l'aide d'un fouet
démesuré, avec une adresse dont on ne peut avoir aucune idée, à
moins que, débarquant aux mêmes latitudes, dans les plaines de
l'Amérique méridionale, on ne rencontre les bouviers de Tucuman
et leurs caravanes de chariots échelonnés dans la Pampa. Déjà il
fallait camper au milieu des aloès en fleur, traverser un pays désolé,
çà et là semé de fermes sans maîtres pillées par les Kafres. Bientôt
on gravit la montagne Zwartcop en mettant double attelage sur
chaque wagon. Deux ou trois autruches et autant de gazelles se
montraient à l'horizon pour soutenir le courage et ramener l'espé-
rance des chasseurs. Il gelait la nuit; le thermomètre, au lever du
EXPÉDITION DU CAPITAINE UARRIS. 209
soleil, ne montait pas au-delà de 3i. degrés de Fahrenheit. Le sep-
tième jour, le chariot aux provisions versa, au grand préjudice d'une
foule de petits objets. On arrivait à Graham's ïown.
C'est une assez grande ville, d'environ trois mille âmes. Les voya-
geurs durent y compléter leurs approvisionnemens, car déjà ils étaient
à deux cent quarante-six lieues du Cap. Outre les conducteurs de
chariots, le personnel se composait d'un cuisinier, Richard, qui déjà
avait accompagné des oITiciers de l'Inde à Litakoo, et d'un Parsi,
maître d'hôtel. Tandis qu'un musulman, amené de Bombay comme
lui, tournant le dos à ce pays d'infidèles, s'était bien vite séparé de
ses maîtres, le Guèbre, plus hardi et plus fidèle, avait voulu courir
les hasards de l'expédition. Au reste, soit parce qu'ils sont désor-
mais sans patrie, soit par un sentiment de curiqsité propre à tous les
peuples industrieux, les Parsis entreprennent volontiers de longs
voyages. Nous en avons vu plus d'un traverser les mers, de Londres
à Macao, et, si nous ne nous trompons, ce fut un Guèbre qui ac-
compagna l'infortuné Alexandre Burnes dans son aventureuse mis-
sion au fond de l'Asie centrale. A Graham's Town, le capitaine
Harris enrôla dans sa troupe un nouveau serviteur, soldat aux riflemen
du Cap, arrière-petit-fils d'un Hottentot, et nommé Andries Afri-
cander. Comme il joue un rôle fort important dans la suite du récit,
nous donnerons son portrait tel qu'il est tracé par le capitaine lui-
même. « Ce personnage n'avait pas fait moins de cinq voyages au
pays de Mosel-ekatse; non-seulement il connaissait intimement ce
chef, mais il avait une bonne teinture de la langue anglaise et de la
langue sichuana, parlée par ces sauvages. A l'entendre, Andries
était un habile tireur, un intrépide chasseur d'éléphans, un conduc-
teur de chariots achevé, prétendant ainsi combiner en lui, malgré
son physique mutilé (il lui manquait l'œil droit et l'index) et peu
prévenant, toutes les qualités que dans notre situation nous pou-
vions exiger d'un domestique. Si ses moyens eussent été en har-
monie avec les perfections qu'il s'attribuait, c'eût été en effet une
précieuse acquisition; mais, hélas I poltron, mutin et menteur, on
verra qu' Andries, une fois hors de la portée des lois, causa plus de
malheurs et de troubles à l'expédition que ne peuvent le comprendre
ceux qui n'ont jamais été assez infortunés pour se trouver exposés
aux machinations d'un si dangereux bandit. » Au reste, ce portrait
peut, avec quelques légers changemens, convenir à presque tous les
Hottentots. En vain les voyageurs cherchèrent à engager d'autres
recrues : les uns ne voulaient pas quitter leurs femmes, les autres
210 REVUE DES DEUX MONDES.
avaient des terres à labourer. « Il était facile de lire sur les traits de
tous qu'ils demeuraient pleinement convaincus que deux pauvreg
Indian gentlemen sans expérience du pays ne pourraient jamais ac-
complir, au milieu des nations sauvages de l'Afrique méridionale,
une si longue et si périlleuse expédition. »
A peine à quelques lieues sur la route du village de Graaff-Reinet,
Andries avait déjà embarrassé son chariot dans des buissons, d'où
Ton ne put le tirer qu'à l'aide des haches. Un autre conducteur avait
volé un cheval; l'homme fut mis en prison, mais la béte ne fut pas re*
trouvée; il fallut pour la remplacer prendre au hasard un Hottentot
qui se chaufTaitau soleil sur la route.
Le pays était monotone, inculte, moins coupé de ruisseaux, moins
accidenté, couvert de plus en plus d'une épaisse forêt de petits arbres
nommés speck-^oom par les Hollandais. On reconnaît l'Afrique aride
et nue hors de la portée des grands fleuves, on sent déjà le désert à
ces mots du récit : <c Fait l'un dans l'autre dix lieues par jour, passé
deux fois la nuit sans eau pour les bœufs; rencontré des troupes de
gazelles; tué trois de ces jolies petites bétes. » A Somerset, bourgade
anglaise d'environ vingt-cinq feux, les voyageurs essayèrent en vain
de louer un troisième wagon qui , après avoir amené une cargaison
d'oranges, retournait à vide près de Graaff-Reinet; le manque de
nourriture avait mis les bœufs presque hors de service ; heureuse-
ment aussi la contrée devenait plus praticable. Enfin, après avoir
passé deux jours à chercher les attelages, qu'un Hollandais malin
s'était plu à cacher, après avoir presque noyé un cheval dans le sable
mouvant de Little-Fish-River, vu mourir un beau chien par la rup-
ture d'une veine, traversé à grand' peine et trois fois de suite le
Sunday-River, et parcouru soixante-quatre lieues depuis Graham's-
Town, la petite troupe fit halte à Graaff-Reinet, dernière station
avant de pénétrer dans l'intérieur.
Ce village, extrême frontière des établissemens hollandais, est dé-
crit parle capitaine Harris comme un endroit délicieux. Encadré dans
des montagnes couvertes de verdure , enlacé dans les replis du Sun-
day-River, dont les bords sont plantés de saules , d'acacias chargés
de lianes à fleur blanche, ce petit hameau charmant se cache au
milieu de jardins et de vignes comparables aux vergers de la Pro-
vence. Les avantages de cette position n'empêchèrent pas la neige
de couvrir la terre et les citronniers de Graaff-Reinet pendant le
^jour des deux Indian gentlemen ^ dont cette nouveauté réjouit les
égards. An reste, ces frimas du nord font mieux ressortir la richesse
EXPÉDITIOlf DU CAPITAINE HARBIS. 31f
du sol qii*îls recouvrent momentanément, et de ce contraste il ré-
sulte HD spectacle curieux, rare en Europe, mais assez commun dans
les den Amériques, où le climat est sujet è de grandes irrégularités.
Voici quel fut définitivement le plan de campagne arrêté par les
deni voyageurs : aller droit à New-Litakoo, résidence des mission-
naires, h cent soixante lieues dans le nord; de là, traverser le pays
de Moselekatse, roi des Matabilis, dont les états sont renommés
par Tabondance de gibier qu'ils nourrissent, pays d'ailleurs fort peu
connu; de là, pousser jusqu'au tropique, vers le grand lac, et rentrer
dans la colonie parla rivière Likwa ou Vaal, route qu'aucun Euro-
péen n'avait suivie encore. Mais avant de mettre ce plan à exécution,
avant de se lancer en pleine mer, il fallut définitivement équiper en
provisions, en hommes, en animaux, ces wagons, véritables na-
vires destinés à sillonner le désert. Une troupe de douze chevaux,
trente couples de bœufs et six Hottentots, tous six repris de justice»
furent loués et engagés. Dans ces immenses chariots, il y eut un triple
assortiment d'objets distribués de façon à tenir le moins de place pos-
sible : c'étaient d'abord tous les articles de cuisine inséparables du
gentleman anglais, depuis les sacs de farine et de riz jusqu'aux
sauces et aux pickles, puis la poudre, les balles et le plomb en sau-
mons, enfin les outils de charronnage et de serrurerie, les clous, les
marteaux, indispensables aux réparations des voitures.
Ce fut le 1*^ septembre, « ce jour de si bon augure pour le chasseur
européen, » que la caravane se mit en marche, que les lourds atte-
lages donnèrent le premier coup de coHjer, sous une pluie battante.
La moitié des Hottentots manquait à l'appel; on les trouva ivres-
morts dans les tavernes , et leurs camarades les ayant couchés au
fond des chariots, le lendemain matin ils s'éveillèrent, assez dés-
agréablement sans doute, à trois lieues de là dans le désert. Nos
voyageurs s'avançaient alors à travers les hantes régions des monts
neigeux (Sneuwberg); la végétation devenait plus abondante et l'air
plus froid; des pics entassés les uns au-dessus des autres, enveloppés
de nuages et de neige, bornaient l'horizon ; le Spitscop les dominait
tous de sa cime majestueuse, et rien ne troublait le silence de la so-
litude que le cri de l'essieu et le fouet des Hottentots.
Le brouillard obligea la caravane à camper près d'un kraal de
Fingoes (Kafres soumis). Là le capitaine Harris put apprécier le rôle
important que joue le tabac dans les échanges avec les peuplades
africaines; il est comme la monnaie courante du désert; on peut s'en
servir aussi bien pour faire des présens à un prince que pour acheter
212 R£VLË DES DEUX MONDES.
(les œufs d'autruche ou du lait de chèvre. Outre le tabac, les Kafres
fument \e.dacca (chanvre narcotique) dans une corne de bœuf
pleine d'eau, disposée en manière de narguilé ou de houkka. L'effet
de cette drogue est une ivresse furieuse que le voyageur décrit ainsi :
«Nous pûmes voir un homme, emblème de la plus dégoûtante mi-
sère, assis devant sa cabane en forme de four, aspirer cette perni-
cieuse substance. Des masses de fumée étaient repoussées dans son
estomac, et il en résultait un violent accès de toux accompagné d'un
délire furieux. Jetant là son maigre appareil, il se rua dans la plaine
comme une béte féroce, comme un fou échappé de Bedlam.»
Il neigeait toujours; les ruisseaux étaient même légèrement glacés
dans la vallée des Oiseaux [Vogel-Valley], et des troupes de gnoos
[catablepas gnoo) se montrèrent d'assez près pour que les chasseurs
en tuassent trois. Voici la description que donne le capitaine Harris
de ce curieux animal, qui paraît se rapprocher assez du bison ou
bœuf musqué du Missouri et du pays des Esquimaux : ce De tous les
quadrupèdes, il est peut-être le plus bizarre et le plus grotesque; la
nature l'aura sans doute formé dans un de ses caprices, car il est
presque impossible de regarder sans rire sa figure malséante. Rou-
lant et bondissant de tous côtés avec une tête crépue et barbue,
courbée en arc entre deux jambes grêles et musculeuses, secouant
au vent sa longue queue blanche, cette bête a une apparence à la
fois féroce et amusante. Tout d'un coup elle s'arrête, montre un front
imposant, secoue la tête d'un air moqueur et défiant; ses yeux rouges
et sauvages lancent un feu sinistre, son renifiement ressemble au
rugissement du lion Bientôt, battant ses flancs de sa queue flot-
tante, l'animal se cabre, bohdit, frappe ses talons en se livrant à de
fantasques gambades, et en un clin d'œil il est parti au galop, faisant
voler la poussière derrière lui, tandis qu'il balaie la plaine. » Bientôt
ce sont les gazelles [spring buck^ gazella euchore), qui couvrent la
plaine par myriades, comme pour fournir aux voyageurs un repas
abondant et toujours facile, a Quand elles sont chassées, dit le capi-
taine Ilarris, ces élégantes créatures font des bonds extraordinaires,
s*élevant dans l'air avec leurs dos courbés, comme si elles allaient
prendre leur vol.... Elles offrent le plus extraordinaire exemple de
fécondité; il est impossible de se faire une idée de leur nombre : se
précipitant comme des sauterelles du fond des plaines sans limites de
l'intérieur, d'où la soif les chasse de bien loin, on les a vues arrêter
des lions, tant leur phalange était serrée, et entraîner avec elles des
troupeaux de moutons. Les champs qu'on voyait, Icsoir, fiers de la
EXPÉDITION DU CAPITAINE HARRIS. 213
verdure d'une récolte, espérance des laboureurs, sont dans une seule
nuit tondus au ras de la terre, et le berger dépouillé est contraint
d'aller ailleurs chercher le pâturage pour son troupeau, jusqu'à ce
que les nuées bienfaisantes, chargées de tonnerre, fassent renaître
la végétation sur ce sol brûlé. » Cette dernière phrase rappelle les
vers d'un poète hindou sur les pluies désirées de la mousson ; c'est
un souvenir de l'Inde qui perce dans le récit du capitaine Harris.
Avant de quitter la frontière (un peu fictive) de la colonie, la cara-
vane fit halte chez \eJleld-commandant, vieux Hollandais de l'an-
cienne race, dont la naïveté un peu lourde, les manières surannées,
divertirent les deux Anglais. C'était cependant une famille digne de
figurer parmi celles que les anciens maîtres flamands nous ont lé-
guées, les enfans debout derrière le père, le père gravement assis
dans un grand fauteuil de cuir.
Le Nu-Gareep River (l'un des deux principaux bras du Great
Orange River) borne la colonie de ce côté, c'est-h-dire vers le nord;
au-delà s'étend le pays des Bushmans, que la civilisation a fait reculer
et chasse encore chaque jour. «Maudits parmi les peuples de la terre,
ils sont ennemis de tous les hommes, et tous les hommes sont leurs
ennemis; ne vivant que de chasse ou des dons spontanés de la na-
ture, ils partagent le désert avec l'oiseau de proie et la béte féroce,
au-dessus desquels ils ne s'élèvent que d'un degré. »
Ici commencent les plaines unies, arides, jaunâtres, tachetées çà
et là d'un buisson noir et mal venant; sur la terre, une rare autru-
che; sous le ciel, un vautour solitaire; partout la stérilité. Dans cette
solitude, les chariots semblaient ramper l'un après l'autre; pas plus
d'écho qu'au grand désert de Suez; une mer solide couleur des
nuages sous un ciel bleu couleur des flots calmés. Les jours étaient
brûlans, les nuits glaciales; le mirage fatiguait les yeux, un froid
piquant engourdissait le corps. Mais au milieu d'une pareille mono-
tonie de soufirances successives et régulières, les grands évènemens
du voyage apportaient leur distraction. Tantôt c'était la rencontre
d'une saline abandonnée, vers laquelle hommes et bétes se ruaient
avidement, croyant arriver au bord d'un lac; tantôt le passage de la
rivière Orange, qui roule ses eaux transparentes, larges et profondes,
entre les saules pleureurs qui baignent leurs branches flexibles dans
les flots nuancés des rayons du couchant; tantôt enfin le divertissant
spectacle d'une troupe de Griquas forçant l'autruche à pied. Ces Gri-
quas, au milieu desquels est établie une mission, sont des Hotten-
tots mulâtres; leur armée entière, moins deux hommes, fut en 1831
anéantie par Moselekatse. C'est presque une race de pygmées, qui
S14 REVUE DES DEUX MONDES.
vit de racines bulbeuses , de sauterelles et de reptiles. Réduits à se
cacher parce qu'ils sont inférieurs en taille et en force aux peuples
voisins , les Griquas n'excellent qu'à courir» c'est presque dire à se
sauver; leurs cabanes sont à peine visibles à Tœil du voyageur, et ils
se retirent parfois si loin des sources et des rivières, qu'y leur faut
aller chercher l'eau à une et deux lieues de leur gîte; encore n'ont-
ils pour l'apporter d'autres vases que les œufs d'autruche. Nous n'in-
sisterons pas davantage sur cette malheureuse race, que le capitaine
Harris décrit avec presque autant^le soin que les animaux du désert»
mais nous mentionnerons comme très significative et très caractéris-
tique la rencontre d'un autre gentleman anglais, qui revenait|d'une
chasse à l'éléphant. Singuliers hommes, qui, habitués dès leur en-
fance à servir sur tous les points du globe , projettent d'un congé &
Fautre une expédition contre les lions dans les déserts d'Afrique, un
steeplé-diase à Saint-Alban , une chasse au kangourou à la Nouvelle-
Hollande, et tout cela sans modifier leurs habitudes, sans enthou-
siasme apparent, et souvent sans plaisir 1
Nos voyageurs étaient arrivés à Kuruman ou New-Litakoo, petit
endroit assez gracieux, groupe d'habitations enchâssées dans le dé-
sert; ils y trouvèrent les missionnaires dont ils avaient visité les en-
fans au Cap.
Mais avant d'approcher de la capitale de Moselekatse, il est utile
de dire deux mots de ce chef remarquable, devenu depuis quelques
années la terreur des plaines traversées et parcourues par les émi-
grans hollandais. Son histoire est esquissée par le capitaine Harris à
peu près en ces termes : a Moselekatse est le souverain despotique
de la puissante tribu des Abaka Zooloos ou Matabilis; son père était
un petit chef dont le territoire se trouve au nord-nord-est de Natal.
Attaqué ,et battu par une peuplade voisine, Moselekatse se réfugia
près de Chaka, chef des Zooloos, jusqu'à la mort duquel il resta dans
un état de servilité pareil à celui des Fingoes parmi les Kafres. Peu
à peu cependant Moselekatse gagna la faveur et la confiance de
Chaka; avec le temps, il se trouva chargé de la garde d'immenses
troupeaux et commandant d'un point militaire d'une certiiine impor-
tance. L'occasion se présentant, il se révolta, prit la fuite avec son
monde et le bétail vers le nord-ouest, détruisit sur sa route les tribus
qui occupaient la contrée, et devint bientôt la terreur de toute une
vaste étendue de pays. Quand il n'eut plus d'ennemis à combattre,
Moselekatse fixa sa résidence aux sources des rivières Molopo et Mo-
riqua» où il règne aujourd'hui. »
On conçoit ce qu'un pareil voisin doit avoir de terrible pour les
EXPÉDITION DU CAPITAINB HABRIS. StS
pauvres Griquas, chez qui personne n*atteintla hauteur de cinq pieds
anglais; mais ce qui peut les consoler, c*est que d'autres tribus aussi»
humiliées, errantes, dispersées, tremblent au seul nom de Mose-
lekatse : telle est celle des Bechuanas, que nos voyageurs eurent
bientôt Toccasion de visiter dans leur kraal de Motito. Les restes de
cette horde décimée ont été recueillis par les missionnaires, qui sont
venus à bout de les habiller tant bien que mal; les femmes aiment
passionnément à se barbouiller de rouge , à enduire de graisse et
d'huile leurs visages et leurs vétemens de cuir; leurs cheveux lai-
neux sont séparés et tordus en petites cordes à l'extrémité desquelles
sont suspendus des morceaux de métal. Les colliers de verre forment
la véritable richesse d'un Bechuana, mais tous sans exception portent
le cure-dent d'ivoire et la gourde-tabatière. Leur langage est d'une
remarquable douceur, abondant en voyelles et en labiales, ce qui
sans doute contribue à rendre les inflexions de leur voix agréables et
harmonieuses, car les intonations dépendent de l'organisme de la
langue.
On arrêta les chariots afin d'entrer en marché, d'échanger les ar-
ticles anglais contre les peaux et les fourrures; mais, pour nous servir
d'une expression orientale, sans doute familière au capitaine Harris, le
bazar n'était pas chaud. Les voyageurs fermèrent boutique, voyant
que la tabatière avait inutilement circulé de main en main; alors un
Bechuana voulut s'approprier un verre conune indemnité d'un pré-
tendu donoimage causé à son chanq), un autre s'assit sur le timon et
refusa d'en descendre; on se querella, il y eut presque collision, et
quelques canardières furent sorties de la caisse aux armes... Mais
déjà tout était calmé, et il ne restait plus trace de Bechuanas.
Dans cette contrée lointaine et sauvage, nous nous plaisons à
trouver le nom d'un Français, M. Lemue, missionnaire, et son
4igréable femmcy dont les soins obligeans et l'accueil hospitalier pa-
raissent avoir laissé un profond souvenir dans l'esprit du capitaine
€t de son compagnon.
Cependant le bétail avait souffert, les chevaux s'étaient maintes
fois évadés durant la nuit; les déboires, les ennuis les inquiétudes,
les vents contraires d'un voyage sur la terre ferme sont marqués çà
et la dans le journal de route. Ici c'est un Ilottentot qui se jette sur
le baril au genièvre et s'enivre au point de ne plus pouvoir se tenir
sur ses jambes; là ce sont ses compagnons qui, pour montrer leur
ardeur au travail et le bon état de leurs facultés mentales , brisent lé
timon d'un chariot. Une autre fois, tous se mutinent à l'instigation
216 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Andries, se calment par crainte de leurs maîtres; puis, tout d*un
coup, se jetant les uns sur les autres, ils se battent, se boxent, s'as-
somment, et enfin s'en vont laver leurs blessures à un ruisseau, sans
rancune, meilleurs amis qu'auparavant, et si bien consolés que, tout
triomphans des coups donnés et reçus, ils achètent à des sauvages
leurs parasols de plumes d'autruches « faits en forme de panaches
de catafalques, » et les attachent fièrement à leurs chapeaux.
Et peu à peu, à force de patience, voici la caravane rendue dans
un pays tout différent, dans une grasse plaine couverte d'une herbe
abondante émaillée de fleurs, où pousse l'acacia nommé mokalaay
dont les^feuilles fines et tendres sont si recherchées de la giraffe. Là
galopent les quaggas zébrés [equus quagga), les gnoos à tête droite
[catohlepas gorgon)\^\jXo\xv du lac salé de Little Chooiy les autruches
et les gazelles viennent paître un herbage que refusent les animaux
apprivoisés. Magnifique spectacle d'une nature riche, fertile, belle à
voir, qui se couvre de verdure, loin des troupeaux et des bergers,
pour nourrir les animaux, seuls maîtres de ces solitudes; qui lance
au milieu du désert des ruisseaux et des fleuves, afin que ces vallées
soient arrosées et rafraîchies comme celles qui produisent les mois-
sons et les fruits semés et plantés par la main de l'homme I
Quelques ^Barolongs et BatlarooSy de la famille dispersée des Be-
chuanas, vinrent en armes demander du tabac aux chariots, à la
grande consternation du cuisinier Richard; la frayeur lui donna une
expression si grotesque, il enfonça son bonnet sur ses yeux et croisa
ses bras avec une telle expression de désespoir, que nous le trouve-
rons désormais désigné, par antiphrase, sous le nom de Cœur-de-
LionI
La chasse continuait, les quaggas, les gnoos, les gazelles, les har-
tebests ( acronotus caama ) tombaient sous le plomb des chasseurs;
la nuit, la chair de ces animaux attirait les hyènes; le jour, les Be-
chuanas, sortant tout à coup comme de dessous terre, dévoraient
la bête morte. Ces sauvages vont aussi, avec de maigres chevaux et
des chariots disloqués, à la chasse de la giraffe et de l'élan; des trous
profonds, creusés et disposés en demi-cercle sur une étendue d'un
mille, sont les pièges dans lesquels ils les poussent.
En-deçà de Siklagole-Bivery le pays n'offrait aucune trace d'ha-
bitans, bien que les ruines de gros villages se montrassent de tous
côtés. Dans une chasse fantastique, comme celle de Pécopin, le capi-
taine Harris, après avoir chargé d'innombrables troupes de toutes
espèces de gnoos, de zèbres et de hartebestSy perdit sa boussole et
EXPÉDITION DU CAPITAINE HARRIS. 217
oublia sa route. A qui demander son chemin? Les cabanes bâties
sur les arbres n'étaient point ces guérites au haut desquelles le
Bechuana dort à Tabri des lions, mais bien des phalanstères de gros-
becs [loxia socia)y des ruches immenses construites par des républi-
ques entières de ces curieux oiseaux. Les lions commencèrent avec
la nuit leur redoutable tapage, et c'est au bruit de ces rugissemens
prolongés que le chasseur, après avoir fait rôtir une pintade, s'en-
dormit de fatigue auprès d'un grand feu. Le capitaine Harris avoue
avoir bu, ce soir-là, de Teau à son souper. — Le lendemain, au lieu
de son cheval qui était allé paître un peu plus loin, le voyageur ren-
contra un fort beau lion; l'animal le regarda dédaigneusement par-
dessus l'épaule et se retira avec un certain air méprisant. L'homme
prit une route opposée qui, par hasard, le remit sur la trace des cha-
riots, et bientôt ils eurent retrouvé, celui-ci la paisible solitude où il
règne, celui-là ses compag4ions dépaysés.
Il s'agissait de faire une chasse dans ces parages, entre le Siklagole
et le Meritsane, deux rivières qui, prenant leurs sources bien loin
dans l'est, au milieu des petites collines de Kunuana, renferment la
plaine où nous nous arrêtons maintenant et se réunissent pour se'jeter
à l'ouest dans le Molopo. Pareils à des baleiniers qui se lancent dans
leurs pirogues et laissent le navire en panne, les deux amis partent
à cheval loin des chariots dételés; autour d'eux, c'est l'Éden des chas-
seurs : un parc verdoyant où paissent en liberté les beaux quadru-
pèdes de ces vallées, tandis que, du haut des mimosas, mille et mille
gros-becs prennent l'air et causent aux fenêtres de leurs cabanes.
Les gnoos et les quaggas, inquiétés, frappaient du pied, et c'était un
bruit comparable à celui de dix escadrons chargeant à la fois, car
leur troupe montait à quinze mille au moins! Au coup de fusil, quel
désordre dans la bande ! quelle déroute et quelle poussière ! On peut
juger du carnage que portaient au milieu de ces inoffensifs animaux
les patent rifles à deux coups; aussi, derrière les deux Anglais se;
pressaient toujours des Griquas affamés qui, prenant le rôle de vau-
tours et de chakals, achevaient avec des cris d'allégresse les victimes
palpitantes. Quand ils étaient bien gorgés, ronds comme des ton-
neaux, gonflés comme des tambours, les sauvages suspendaient à
leur cou, pour le lendemain, de longues guirlandes de viande sai-
gnante; quelquefois, ils étaient si empressés à dépecer la bête, que
le capitaine Harris n'avait pas même le temps de la dessiner; c'est
ce qui arriva pour un élan blessé, dont les beaux yeux noirs tou-
chaient le chasseur lui-même, et qui, tombé sur les genoux, jetait
218 RBVUB DES DEUX MONDES.
UD regard presque humain sur ces féroces bipèdes. L'élan , égal en
grosseur au bœuf bossu de Gouzerate, pèse environ deux mille; il n*y
avait pas un sauvage assez fort pour porter la tête de celui dont
parle le capitaine. La chair de Télan est» dans toute F Afrique, plus
estimée que celle d'aucun autre quadrupède; la femelle, plus mince
et moins haute que le mâle, a des bois comme lui.
La nuit, c'étaient des paniques générales : bœufs, chevaux, mou-
tons, brisaient leurs cordes, s'échappaient, se jetaient confusément
sous les voitures. Cœur-de-Lion se retranchait sur le sommet du
chariot aux bagages, les Hottentots tiraient des coups de fusil; au
matin, on voyait quelques lions qui se retiraient tranquillement après
avoir dévoré une demi-douzaine de brebis. Un des chevaux aima
mieux retourner à sa ferme que de rester dans le désert exposé à
ces attaques incessantes; six mois après , les voyageurs le retrouvè-
rent à son écurie, à plus de cent soixante lieues de là. Rien ne prouve
cependant qu'il eût retrouvé la boussole du capitaine Harris. *
La caravane marchait toujours au nord vers la capitale de Mose-
lekatse; les naturels Batlapis et autres aidaient les chasseurs avec
leurs meutes de chiens sauvages (hyœnaœnatica)^ maigres bétes allon-
' gées, assez semblables au chakal de l'Inde, et qui, comme lui, pour-
suivent le gibier par groupes organisés , par détachemens distincts.
Le 15 octobre, les wagons traversaient le AJolopo, limite occidentale
des états de Moselekatse, rivière dont les bords verdoyans sont om-
bragés de touffes d'acacias; de grands et épais roseaux empiètent sur le
lit de ce petit fleuve, et recèlent des hippopotames qui ne manquèrent
pas d'allonger leur horrible museau par-dessus la faible barrière dis-
posée autour du camp. Là aussi se trouvent des gemsboks [oryx capen-
sis)j sans doute la fabuleuse licorne des anciens. Enfin, ce même jour,
le capitaine fit rencontre de trois rhinocéros se promenant de com-
pagnie , tandis que M. Richardson recevait la visite de cinq lions.
Le Pars! faisait bonne contenance au milieu de tous ces incidens;
Cœur-de-Lion pleurait jour et nuit, moins par la crainte des grandes
bêtes du désert que parce qu'on approchait du terrible Moselekatse;
déjà même Andries était parti en avant pour porter un message au roi
des Matdbilis. Ce même jour, 19 octobre, la petite troupe, après avoir
traversé une plaine couverte de cendres (on avait brûlé l'herbe sèche
pour qu'elle se renouvelât plus vite), campa à deux lieues et demie
de Mosega, près d'une ligne de lacs dans lesquels une douzaine de
buffles sauvages prenaient leur bain, ne montrant que les naseaux et
les yeux hors de l'eau.
EXPÉfilTiON DU €APITAI!«B HAARIS. H«
Le grand monarque était absent; son premier ministre, Kapîli^
envoja quatre hommes vers les chariots : ils étaient grands, beaux
ée visage malgré leur couleur foncée, et supérieurs en tout aux sau-
vages précédemment observés. Comment la Providence a-t-elle placé
^U^les Hottentots, les Zooloos et les Matabilis, entre trois ennemis
pnissans, ces pauvres petits Griquas, ces Lilliputiens opprimés de
toutes parts? Seraient-ils, comme cela a lieu dans tant d'autres pays
de Tancien et du nouveau continent, la race aborigène conquise et
remplacée par une race étrangère plus robuste? ou bien sont-ils
venus euxHnémes d'une autre région, partout traqués, toujours
fuyant? C*est dans le lobe de l'oreille, perforé à cet usage , que les
Matabilis portent la gourde-tabatière; peu d'entre eux fument, mais
priser est pour eux une passion générale, et voici comment ils s'y
prennent : on verse dans le creux de sa main, à l'aide d'une cuillère
d'ivoire, la moitié de la tabatière, et alors on s'assied bien à l'aise
seu9 un buisson; là, dans un recueillement solennel, on aspire vi-
gwireusemeut tout le tabac d'un seul coup, et il résulte de cet acte
un bonheur inexprimable qui se calcule par l'abondance des larmes
arrachées au priseur. Déranger brusquement une société livrée à
œtte sérieuse délectation serait le fait d'un manant étranger aux
lois de la civilité et du bon goût.
Au bas d'une éminence riche en pâturages , dans une douce et
fertile vaHée, bassin d'environ quatre lieues de circonférence, borné
au nord et au nord-est par les monts Kurrichanes, d'où s'échappe
la rivière Mariqua , dans un pays désormais largement cultivé , et
jadis habité par les Baharootzis, s'élève le douair militaire de Mosega,
et quinze autres des principaux kraals du grand roi; là aussi vivaient
avec leurs familles des nûssionnaires américains dont les conseils de-
vaient être utiles aux voyageurs. Les sauvages assiégeaient toujours
les wagons, demandant du tabac à priser avec tant d'insistance, qu'il
fallait de temps à autre disperser la foule à coups de fouet , et cela
n'a rien de fort extraordinaire; à Flores, la plus occidentale des
Âçores, jetez le reste d'un cigarre, et vingt enfans se battront dans
la poussière pour le ramasser.
Moselekatse tenait alors sa cour dans un autre kraal, situé à dix-
huit lieues au nord; prévenu de l'arrivée des blancs, il leur envoya
souhaiter la bienvenue. La fMrésence des missionnmres est sans doute
ce qui éloigne de Mosega ce despote insensé; ne sont-ils pas, quoir-
que soumis à son bon plaisir, de génans témoins de ses extravagantes
cruautés? Les voyageurs se mirent en route le lendemain matin ,
220 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS les auspices du deputy-governor de sa majesté; ce grotesque
personnage, assis sur le devant des chariots, s'était emparé sans
façon du cloak de Cœur-de-Lion , et le pauvre cuisinier, voyant son
manteau frotter à nu la peau grasse et huileuse du sauvage, était le
dernier à rire de cette familiarité. Un interprète converti par les
missionnaires. Baba, accompagnait ce cortège, dont la marche n'é-
tait rien moins que triomphale, les Hottentots tremblant déjà de pa-
raître devant Moselekatse.
Les villages matabilis sont formés de huttes rondes fort basses, dis-
posées circulairement et adossées à une barrière d'épines haute de
six pieds environ; l'ouverture, par laquelle il faut entrer en rampant
sur les genoux et sur les mains, est tournée en dedans, et donne
sur une espèce de place circulaire aussi , qui sert de parc au bétail.
Malgré la proximité de ces villages, assez considérables pour fournir
cinq mille combattans, le gibier se montrait toujours abondant; tantôt
c'étaient de redoutables troupes de buffles assiégées dans les lacs,
harcelées dans la plaine, tantôt des rhinocéros solitaires pris dans
les labyrinthes de haies factices solidement enlacées , pièges infail-
libles d'où la béte ne peut plus sortir.
Bientôt il fallut quitter la vallée et aborder les Ktirrichanes Moun-
fains, dont le versant est décoré de magnifiques arbres embellis de
lianes élégantes qui là , comme dans tous les climats tropicaux , se
suspendent en festons fleuris aux plus hautes branches, et balancent
sur la tête du passant leurs thyrses embaumés. D'ailleurs, c'était alors
le printemps dans l'hémisphère austral; la pluie tombait par intervalle
avec tant de forde, que la terre imbibée donnait à toutes les racines
une sève plus vigoureuse; le tonnerre grondait; l'atmosphère chaude
favorisait aussi les développemens d'une végétation renouvelée. Des
montagnes étagées en gradins, des vallons ombragés, des ruisseaux
coulant à pleins bords, un ciel alternativement bleu et tacheté de
nuages noirs pleins d'éclairs, que faut-il de plus pour compléter ces
admirables paysages que le voyageur ému contemple avec reconnais-
sance, comme si la nature les avait composés exprès pour lui?
Il y a douze ans qu'une populeuse cité de Baharootzis occupait ce
versant; les restes de cette tribu, détruite par Moselekatse, se sont
dispersés dans les montagnes. Quelles terribles révolutions s'accom-
plissent inaperçues parmi ces sauvages, dont toute la politique con-
siste à s'exterminer les uns les autres! Arrivés là, les chasseurs furent
avertis par un héraut que sa majesté les recevrait le lendemain seu-
lement, et qu'ils eussent à attendre. « Cet imbongo, chargé de procla-
EXPÉDITlOPr DU CAPITAINE HARRIS. 221
mer les titres du roi, sortit tout à coup du kraal , pour nous donner
un aperçu de la biographie de sa majesté, dit le capitaine Harris.
Marchant doucement vers les chariots, il commença la scène par un
rugissement et un bond , imitation frénétique des allures du roi des
animaux; puis, plaçant son bras devant sa bouche et le balançant
comme une trompe, pour représenter Téléphant, il le leva tout droit
par-dessus la tôte et fit entendre une espèce de cri strident; ensuite
il marcha comme Tautruche sur la pointe du pied , et , prosterné
humblement dans la poussière, il se mit h pleurer comme un enfant.
Dans les entr'actes, il racontait les exploits et les prouesses de son
maître à si haute voix, qu'il en faisait retentir les échos^ Cet athlé-
tique sauvage, haut de six pieds anglais, nu comme au jour où il
était né, surexcité par celte pantomime violente, s'arrêta enfin, la
bouche contournée et inondée d'écume, le corps ruisselant de sueur,
les yeux étincelans. »
Nous ne dirons rien des grands personnages qui successivement
vinrent au-devant de la caravane, ni môme du page Mohanycom,
chargé d'apporter les félicitations du monarque; leur mission était
de faire l'inventaire de tous les objets contenus dans les chariots, et
d'en donner le détail à leur maître , qui , mourant d'envie de voir
par ses yeux les belles choses destinées à lui être offertes, ne tarda
pas à se montrer. A mesure qu'il avançait, les chefs de sa suite pous-
saient un grand cri et brandissaient leurs épieux; suivait une troupe
de femmes, la calebasse de bière sur la tête; deux hérauts, sautant,
caracolant, chargeant la foule avec leurs courts bâtons, hurlaient
tous les glorieux titres du souverain, et, sur sa route, le peuple ré-
pétait: Uahjah! Eaiyah! L'expression du despote, singulièrement
pénétrante, vive, défiante, n'était pas trop désagréable; il est grand,
bien tourné, agile, quoique déjà d'un certain embonpoint; la dignité
de ses manières, la justesse de ses questions, la finesse de son re-
gard scrutateur guettant les réponses, tout dénote en lui l'homme
supérieur aux barbares qu'il domine de toute sa hauteur. Trois
plumes vertes de perroquet placées sur la tête (deux en avant et une
en arrière), un seul rang de petits grains de verre bleu passés au
cou, voilà tous ses ornemens royaux; il est nu, sauf la ceinture,
devant et derrière laquelle pendent deux queues de léopard. Pour
s'entendre, il fallut trois interprètes, qui faisaient passer, les paroles
des interlocuteurs d'abord en bechuana, puis en hollandais, puis en
anglais, et vice versa.
Les présens furent placés devant Moselekatse par le Parsi, çtle
TOMB I. 15
322 RBVUE DBS DBCX UONBfiS.
grand roi» ne pouvant plus garder la gravité imperturbable digne de
son rang» s'oublia devant toute rassemblée au point de mordre son
pouce et d'ouvrir les yeux si grands ^u'il eût vu ses oreilles, selon
l'expression chinoise, et alors il se mit à se frotter la poitrine «comme
un gamin devant un beau morceau de pain d'épice, en criant : Mo-
nantie twrUa! que c'est beau, que c'est boni »
Comme le lecteur n'aurait pas, à entendre la nomenclature de ces
présens, la dixième partie de la joie qu'éprouva Moselekatse à les
posséder du regard, nous lui en ferons grâce; toutefois nous laisse-
rons le capitaine raconter lui-même l'effet produit par la prodigieuse
houppelande : « Il se leva brusquement, gros d'une grande idée^ et
@t signe au Parsi d'approcher et de l'aider à se revêtir de l'habit;
ainsi arrangé, il se secoua à plusieurs reprises en regardant sa per-
sonne dans un miroir avec une évidente satisfaction. Puis il voulut
habiller à son tour le page Mohanycom, afin de s'assurer si le vête-
ipent faisait aussi bien par derrière; une fois ce point difficile dû-
ment éclairci, le despote jeta bas sa ceinture, et, se montrant inpuris
ncUuralibuSy il commanda à toute la cour de l'assister dans une opé-
ration bien autrement compliquée, à savoir de le faire entrer dans
une paire de culottes de tartan. »
On conçoit avec quel empressement le roi des Matabilis fit em-
porter ces richesses, précieuses, auxquelles il joignit les pantalons de
soie rouge du Parsi, sous prétexte qu'on avait oublié de les lui don-
ner. Jusqu'alors son vêtement de cérémonie, son habit de cour, avait
consisté en un tablier composé de lanières de peau de chèvre noire,
chargé de colifichets, de verroteries enlacées de la façon la plus
bizarre et la plus capricieuse. Ses visites aux wagons devinrent fré-
quentes, trop fréquentes même; il était difficile de soustraire à sa
vue certains articles trop indispensables pour pouvoir lui être offerts,
et sa majesté, furetant partout, ouvrant les coffres, faisait une revue
exacte et parfois une razzia effrayante, choisissant tantôt des colliers
pour ses femmes, tantôt des souliers pour lui. Quelquefois, vêtu du
splendide duffel, il s'asseyait au milieu de sa cour sur une chaise
empruntée aux voyageurs, et Taisait allumer six chandelles de cire,
provenant de la même source, pour mieux illuminer sa radieuse
personne. Souvent sa majesté s'enivrait d'outchtiaUay espèce de bière
faite avec du grain kafre fermenté; tout le jour, on voyait de longues
files de femmes arriver en chantant vers le kraal royal, portant sur
leurs têtes des tasses pleines de ce breuvage. Au reste, il envoyait
lui-même des bœufs et de vieilles vaches à ses hôtes; ils n'avaient à
EXPÉDITION DU CAPITAINB HARRIS. 223
se plaindre que de sod importunité. De hardis trafiquans s*étaient
plus d'une fois montrés à sa cour, et l'appât du gain arrêtait en lui
les instincts sanguinaires.
La chasse aux éléphans est le privilège exclusif du souverain. Ce-
pendant il accorda, volontiers aux deux Anglais la permission de se
livrer à ce plaisir de prince; mais le point important était de pouvoir
obtenir la liberté de retourner par la rivière Xaal, et aucun des inter-
prètes n'osait faire cette demande à Moselekatse, parce que des émi-
grans avaient été, sur cette même route, surpris, pillés et massacrés
par les Matabilis; une armée venait d'être mise sur pied pour conti-
nuer la campagne contre d'autres colons, et Moselekatse éprouvait
la plus grande répugnance à parler et à entendre parler de cette
guerre sourde faite par les sauvages aux blancs de la contrée. Les
wagons capturés sur le colon Érasmus et sur les siens étaient là,
dans le kraal de Kapain. Malgré la défense faite par les deux voya-
geurs, les stupides Hottentots ne cessaient de questionner les pas-
sans, de leur demander des détails sur cette fatale expédition, et jl
eût sufB d'un mot sur ce sujet rapporté au roi pour encourir sa co-
lère et s'exposer peut-être à éprouver le même sort, si la caravane
s'obstinait à suivre le cours de Vaal River. Ainsi, d'une part, Mo-
selekatse, avec toute l'adresse du sauvage, cherchait, par ses bonnes
manières, à effacer Fimpression fâcheuse que produisait parmi les
blancs cette attaque accompagnée d'un massacre général; de l'autre,
feignant d'ignorer cet événement capital, les voyageurs faisaient
peu à peu des cadeaux au roi, achetant ainsi les promesses et, pour
ainsi dire, le^ passeports qu'ils voulaient lui arracher.
Andries trahissait ses maîtres et les sacrifiait h la cupidité du Ma-
tabili; il cherchait à décourager les gens de la troupe en leur faisant
peur des flèches empoisonnées des Bushmans. Après avoir exigé
successivement tout ce qui pouvait lui être accordé, Moselekatse
voulut avoir la tente. Les chasseurs refusaient, se réservant ce cadeau
comme un dernier moyen de triompher des répugnances du despote.
Enfin, ennuyé sans doute de la présence de cette caravane, Mosele-
katse consentit à laisser partir le capitaine et sa troupe par la route
désirée, et à leur fournir des guides comme sauve-garde, au cas où
ils rencontreraient l'armée, qui revenait de son expédition, sous les
ordres du ministre Kapili; il consentit à tout cela pour une masse
imposante de grains de verre! La tente lui fut aussi cédée, et, tandis
qu'il se complaisait à se coucher dans sa nouvelle maison, à essayer
Ton après l'autre sur sa personne les cent colifichets dont il se
15.
^t3U REVUE DES DEUX MONDES.
voyait possesseur, nos deux voyageurs songèrent à se mettre en
marche.
Nous passerons sous silence les curieux détails que donne le capi-
taine Harris sur Tintérieur de Moselekatse, sur son sérail , sur ses
femmes, parmi lesquelles gémit une petite Griqua prisonnière, fille
d'un chef de Bechuana tué avec les siens sur les bords de cette fatale
rivière Vaal, et nous quitterons avec eux la cour de cet ignoble sau-
vage, dont on rit un instant, puis dont on a horreur et dégoût au
bout de quelques pages , comme après quelques jours de résidence
près de lui. Les plus barbares d'entre les souverains n'oublient pas
que, s'ils sont rois, il y en a d'autres qu'eux sur la terre, et, bien
qu'il se croie le plus grand monarque du monde, Moselekatse daigna
s'informer du roi Guillaume, du nombre de'scs troupeaux, et charger
ces messieurs de le complimenter de sa part.
Une fois en paix avec Moselekatse, les voyageurs n'avaient rien à
craindre des autres tribus, ils pouvaient parcourir librement le désert,
et commencer ce qui les tentait le plus, la chasse aux éléphans, le
plus noble des sports. N'oublions pas que les chevaux boitent, que
les bœufs s'égarent la nuit, et que les Hottentots s'enivrent si bien,
qu'il faut les dénicher sous les buissons; et, tout en suivant la cara-
vane dans le sud-est , faisons cette dernière observation à propos de
Moselekatse : que, dans les divers degrés de barbarie ou de civilisa-
tion, les peuples sont portés à baiser la main qui les opprime, parce
qu'elle est forte, et que rien ne ressemble tant à une nation sauvage
qu'une nation abâtardie; toutes les deux sont en enfance, l'une n'en
sort pas encore, l'autre y est retombée.
Nous voici sur les bords de la Moriqua : elle sort de dessous une
haie de magnifiques arbres épineux et traverse de beaux pAturages
semés çà et là de grands acacias à fleur jaune; des mimosas groupés
en petits massifs forment des oasis d'ombre où viennent s'abriter les
pintades. Plus loin, sur la rive nord, s'étend une plaine bordée de
montagnes bleues; des mokaalas Sixxx feuilles en parasol, plantés in-
distinctement dans l'immensité, sont comme la bannière autour de
laquelle se rallient et dorment les gnoos, les sassaybys [acronatus
lunata ) et les hartebests. Parfois des sauvages assez doux se laissent
voir au passage, et quelque monstrueux rhinocéros met la caravane
en émoi. Mais dès le lendemain matin, au-dessus des buissor.s, tout
au haut d'un arbre, le capitaine Harris aperçoit une tête gracieuse
qui se balance au bout d'un cou droit comme un pin : c'était tlie long
:!i02cght giraf/cy la giraffe après laquelle il avait si long-temps soupiré.
EXPÉDITION DU CAPITAINE HARRIS. 225
Quel temps de galop sur les traces de la majestueuse bête ! Le cheval
tombe dans un trou , le chasseur fait une culbute ( ce n'était pas la
première), mais qu'importe? Tanimal est blessé, et la victoire reste
au cavalier moulu dans sa chute. Combien de pareils exploits dans ce
livre , et toujours racontés de la manière la plus variée et la plus di-
vertissante I Ces combats d'un Européen contre de gros quadrupèdes
presque fabuleux pour nous rappellent les histoires ( nous ne dirons
pas les contes ), les légendes héroïques et chevaleresques de FHippo-
griphe , de la Chimère et de la Tarasque , avec cette différence tou-
tefois , qu'ici l'homme a sous ses mains des armes trop sûres poiur
que le fantastique puisse intervenir dans la lutte. Cette promenade
triomphante conduisit les deux chasseurs aux bords du Tolaan-Riverj
dans un isthme délicieux où ils visitèrent le fils de Moselekatse, an
aristocratie and intelligent lad, de quatorze à quinze ans. Le con-
quérant qui fonde un empire et une dynastie est fier, hautain, or-
gueilleux de ses exploits, mais il s'appuie sur lui-même; le fils du
conquérant, même chez les sauvages, se montre seulement vain, c'est-
à-dire glorieux de ce qu'il n'a pas gagné, d'une position toute faite.
Le 1" novembre, au matin, parut un corps de guerriers matabilis,
qui chassaient devant eux un large troupeau de bœufs; ils se diri-
geaient vers le kraal du souverain; ces bœufs étaient le butin pris
sur les émigrans, ces soldats ceux de Kapili. Le pays, de plus en plus
varié, présentait des cascades, des bois, et dans le lointain les monts
Kashan. Toutefois la rencontre de bergers matabilis armés de lances
et de boucliers et plus nombreux qu'ils ne l'auraient désiré, rendait
de temps à autre la position des voyageurs assez précaire. Encore
teints du sang des Hollandais, exaltés par cette victoire récente , en
guerre contre tout homme blanc, ces Kafres hideux regrettaient
qu'une escorte royale mît les étrangers à l'abri de leurs coups. Aussi
ce fut une double joie pour le capitaine Harris de s'éloigner du mi-
lieu de ces kraais et de rencontrer pour la première fois des traces
d'éléphans.
Tout en suivant les monts Kashan, la caravane était à chaque
instant assaillie par les lions; les excursions produisaient aussi des
résultais de jour en jour plus satisfaisans. Un water-buck (aigocerus
ellipsipryjnnus] tomba sous les balles du capitaine : il prétend être
le seul Européen qui ait jamais tiré sur ce curieux animal, connu
dans la science depuis dix ans à peine. Ses yeux sont larges et bril-
lans, ses boispesans, blancs, légèrement cannelés, longs de trois pieds,
presque perpendiculaires à la tête; les pointes se recourbent en
326 RBVUE DES DEUX MONDES.
avant; le cou est garni d'une crinière, la queue touffue à son extré-
mité. La femelle n'a pas de bois. Enfin , un soir, après s'être, avec
l'aide des sauvages, fortement retranchés, de peur des lions, chaque
nuit plus nombreux, les chasseurs, campés sur une hauteur, mirent
le feu aux herbes de la plaine pour refouler les éléphans dans un en-
droit donné; ils avaient vu la veille trois Uonnes couchées près du
cadavre gigantesque d'un de ces animaux, et, en avançant, ils trou-
vèrent le sol horriblement foulé par les pieds d'une troupe nombreuse
qui avait pris sa route vers les montagnes. .
Les monts Kashan, courant nord et sud, renferment les sources de
toutes les rivières qui se déversent à l'ouest dans l'Atlantique, à l'est
dans le canal de Mozambique. Une population heureuse de Bechuanas
occupait ces contrées avant que Moselekatse l'eût détruite; un faible
reste des tribus conquises habite encore ces rocs creusés par des
torrens innombrables, et ce fut un sauvage de la nation des Ba-
quanas, haut de près de six pieds français , qui vint annoncer aux
deux voyageurs la présence d'une belle horde d'éléphans. Aussitôt,
traversant des forêts remplies de babouins, ils arrivent sur la trace,
mais des jours se passent avant qu'on puisse atteindre la bande;
rhinocéros blancs, hyènes, sangliers, buffles, se lèvent devant eux;
aigles et vautours planent sur leurs tètes; ils vont toujours. La mous-
son verse ses pluies, le tonnerre gronde avec fureur, ébranlant les
montagnes; les éclairs illuminent un horizon de ténèbres effrayantes;
les bœufs se perdent dans l'obscurité; les chariots, battus par la tem-
pête, vacillent sur les essieux , s'enfoncent dans les sables des ri-
vières; les chevaux sont dans l'eau jusqu'aux genoux, sur un sol dé-
trempéi enfin, à la première éclaircie, la trace perdue se retrouve,
elle est plus fraîche, l'éléphant est là. Laissons le héros de la chasse
parler lui-même : a Là, à notre inexprimable satisfaction , nous dé-
couvrîmes un grand troupeau de ces animaux long-temps cherchés,
qui broutaient nonchalamment à l'entrée du vallon; notre attention
avait été dirigée de ce côtéipar une forte émanation que nous appor-
tait la brise. N'ayant jamais vu le noble éléphant dans ses forêts
natales, nous fixions nos regards sur lui avec un indicible intérêt;
Andries était si agit^, qu'il ne pouvait articuler une parole. Les yeux
ouverts , les lèvres tremblantes, il poussa enfin ce cri : Dar stand de
oliphantj Deux Matabilis furent envoyés vers les éléphans pour les
amener en bas dans la vallée, que nous remontâmes lentement, sans
bruit, contre le vent. Arrivés à trois cents pas environ , nous pres-
sâmes nos chevaux et primes une position plus élevée, dans un vieux
EXPÉDITION DU CAFITAHIB BLàRRIS. 917
village construit en pierre. Les cris des sauvages» qui se montrèrent
en haut frappant leurs boucliers, firent que les animaux marchèrent
sans nous voir, de notre côté, jusqu'à vingt pas de Tembascade. Le
groupe était de neuf, toutes femelles à larges défenses. Nous choi-
sîmes la plus heXie et, avec le plus grand sang-froid, lui envoyantes
une décharge ëe cinq balles; eUe tomba , se remit un peu, poussa
un petit cri de désespoir, tandis que les autres, redressant leurs
trompes, gravirent la colline avec la plus grande vitesse, leurs larges
oreilles en éventatt clapotant sur les joues en raison de la rapidité de
leur course, i»
£n se retournant, les chasseurs voient une seconde vallée en-
tourée de colUnes pierreuses et nues, traversée par un petit ruisseau,
paysage immense, pan(H*ama UDk]ue, entièrement couvert d*élè-
phansi La nuit, au milieu de Torage et du vent, ces gigantesques
animaux , horriblement troublés dans leur habituelle quiétude, pas-
saient près des voyageurs en poussant avec leurs trompes une plainte
ou un cri de colère pareil à Téclat de la trompette.
Cependant le capitaine Harris éprouva un sentin^nt de pitié pour
les pauvres bétes si impitoyablement harcelées; ce fut lorsqu'un de
ces beaux quadrupèdes, en tombant près de son petit trop jeune
encore pour fuir, rappela à Tofficier anglais son propre éléphant, sa
monture favorite dans ses courses à travers les jungles de Tlnde.
Comme pour venger leurs sujets (quils ne ménagent guère eux-
mêmes), les lions, rois du désert, attaquaient le camp en plein
jour, et il faUait les repousser à coups de fusil du haut des chariots;
il y en avait de tout âge, depuis le lionceau encore sans crinière,
jusqu'au vieux lion si décrépit qu'il n'avait plus de dents , et ne
daignait pas prendre la fuite. Assurément, pour qu'un animal arrive
à ce degré de vieillesse et meure dans son gîte de mort naturelle , il
faut qu'il règne en maître sur ses nombreux ennemis, et qu'il s'en
fasse craindre môme quand il n'a plus la force de se défendre.
Sur les bords du Limpopo, le crocodile et l'hippopotame, amphibies
tous les deiàx, se partageaient l'empire des eaux et se disputaient la
possession des marais et des grève». La chasse du dernier de ces ani-
maux n'était ]|bs sans danger, et elle présentait aussi des difficultés
particulières, en ce que l'hippopotame, presque cadié sous l'eau»
ne montrait pour point de mire que Textrémité de son museau. Sa
chair est excellente; elle passe môme pour une des délicacies les plus
recherchées sur les tables hollandaises, et nos deux Anglais ne né-
gligèrent pas de s'en assurer par eux-mêmes. Quant aux pieds d'élé-
228 REVUE DES DEUX MONDES.
phant, îls les déclarent indignes d'être goûtés, et pareils en tout à de
fortes semelles de bottes.
Celte rivière de Limpopo est comme le point auquel viennent se
rallier les troupes d'éléphans, de buffles, d'hippopotames et de rhi-
nocéros, presque à l'exclusion des animaux plus faibles qui doivent
nécessairement aller chercher pâture ailleurs. Au reste, la Providence
a fait la part.de chacun : les plus gros, comme s'ils craignaient de
trop se montrer et d'attirer l'ennemi de trop loin , se tiennent dans
les joncs, sous les arbres, dans les fossés; les petits, au contraire,
quaggas, antelopes , cerfs de toute espèce , comptant sur l'agilité de
leurs jambes , paissent en plaine.
Il fallait, laissant à l'ouest la rivière Limpopo, traverser au nord les
monts Kashan; les guides de Moselekatse refusèrent d'aller au-
delà, parce qu'ils seraient entrés sur le territoire de Dingaan, leur
ennemi acharné. (( Ces montagnes, dit le capitaine Harris, assuré-
ment les plus hautes de l'Afrique méridionale, ne sont peut-être pas
aussi élevées qu'elles le paraissent, parce qu'elles surgissent brus-
quement d'en bas, sans transition de terrain. Du haut d'une des
cimes que nous gravîmes, l'extraordinaire réfraction de l'atmosphère
nous permit d'apercevoir, dans la direction de Delagoa, une très loin-
taine chaîne d'autres montagnes courant aussi nord et sud, que l'on
dit être la limite orientale des conquêtes de Moselekatse. C'est dans
cette région, à l'est des vallons si beaux, mais si malsains, dans les-
quels la Vaal prend sa source, que Triechard, le chef des premiers
émigrans hollandais, alla s'établir sur les bords de ce qui semble être
une large rivière, tributaire du Limpopo au dire des indigènes; toute-
fois la source et le cours de cette rivière sont encore inconnus. Elle
fut découverte par Robert Scoon. »
De là, les voyageurs, marchant toujours, observant le cours des
ruisseaux et la direction des montagnes, campèrent sur la rivière ^f a-
chachochan, au lieu même où périrent les Griquas, vaincus par Mo-
selekatse, car ses états ont été conquis à la pointe de la lance; il a
d'ailleurs gagné plus de terrain que de sujets, ce qui peut-être n'est
pas contre la politique d'un prince dont les troupeaux sont toute la
richesse. Après une splendide chasse aux giraffes, fort curieuse en
elle-même et par les détails que donne le capitaine Harris sur les
mœurs de ce gracieux animal, la caravane tourna définitivement le
dos au tropique et mit le cap au sud. Bientôt le pays devint moins
riant, moins peuplé de sauvages et d'animaux; à peine rencon-
trait-on quelques gazelles et quelques débris errans des tribus Be-
EXPÉDITION DU CAPITAINE HARRIS. 229
chuanas décimées par le lieutenant de Moselekatse. Ces pauvres
gens, assis devant leurs huttes, ne répondaient à aucun appel, à
aucune avance, pas même à celle d*une tabatière ouverte et tendue
vers eux. Souvent même ils paraissaient si misérables, que les chas-
seurs, en passant, leur tuaient un buffle, un rhinocéros, qu'ils lais-
saient sur place afln qu'ils pussent s'en repaître. Ce qui inquiétait
les Bechuanas, c'était l'escorte de Matabilis toujours présente, parce
que la caravane rentrait dans les limites du territoire de Moselekatse,
et ce fut môme avec un des chefs que se traita en dernier ressort
la grande question du retour par la Vaal. Le seul événement qui
marqua le voyage jusqu'à cette rivière fut la découverte d'une nou-
velle espèce d'antelope du sous-genre aigoceros; les bois de cet an-
telope sont plats, hauts de trois pieds, et retombent gracieusement
sur le dos en forme de croissant.
Le 16 décembre , il fallut dire adieu « à ces forêts enchanteresses
de Kashan , » quitter « ce paradis du sportsman , » et rentrer dans le
désert, où l'eau est rare, où l'œil n'a plus pour se reposer la verdure
des arbres et de la plaine. L'escorte des Matabilis, chargée de quel-
ques nouveaux présens pour le souverain, le grand éléphant Mosele-
katse, prit le chemin de Mosega; les Anglais flrent route au nord,
tirant çà et là quelques élans, traversant ruisseaux et fondrières,
rencontrant de loin en loin et à de grandes distances des sauvages
de la tribu indépendante des Barapootsis, établis aux sources de la
Vaal. L'arrivée aux bords de cette rivière fut saluée par les Hotten-
tots à grands coups de fouet, et telle était la soif des bœufs, qu'ils
trottèrent en sentant l'eau; les hippopotames se baignaient joyeuse-
ment dans cette rivière, plongeant comme des loutres.
Pareille au Kichna, qui, prenant sa source à vingt lieues du rivage
malabar, va se jeter dans le golfe du Bengale, la Vaal part de derrière
Delagoa-Bay , à 3 degrés ouest de ce port. « Joignant le cours prin-
cipal du Great-Orange, dont elle est un des bras, à 250 milles géo-
graphiques au-dessous du confluent de la Chonapas, elle traverse de
Test à Touest le continent africain comme une grande artère, et se
décharge dans l'Atlantique. » Désormais le pays à parcourir jusqu'à
la colonie était complètement inexploré; les lions et les sauvages
inquiétaient la marche de la pjetite troupe déjà bien diminuée, quant
au bétail, par la perte d'un bœuf et la consommation journalière
que les hommes et les animaux de la plaine faisaient des maigres
brebis achetées à Somerset; le capitaine lui-même souflrait d'une
chute sur les pierres; les chariots, à demi disloqués et chargés de
230 RBTUE BES DEUX WONVES.
dépouilles» menaçaient ruine. Le ^ décembre, la caravane arriva
devant la Nama-Hari ou Donkin River; cette rivière prend sa source
à cinquante lieues dans Test, à moitié chemin entre Port-Natal et
Delagoa-Bay» dans les hautes montagnes qui séparent la Kafrerie du
pays des Bechuanas. La chaleur deveneit accablante, les attelages
périssaient de soif et de fatigue au milieu de cette contrée désolée,
si rarement rafraîchie par un ruisseau; et ces cours d*ea« si rares,
il fallait les franchir, travail exorbitant qui achevait d'abattre à tout
jamais ces pauvres bétes , souvent liées au joug douze heures de
suite sans brouter une poignée d*herbe.
Trois jours entiers, les voyageurs errèrent dans la solitude, ne
sachant si les traces qu'ils rencontraient étaient celles des Griquas
on celles des émigrans; des Bushmans pygmées et des buissons nains
animaient seuls ce désert. Aux orages de la mousson déjà passée
succédait le simoun; c'était un triste christmas pour des Anglais,
désormais privés de leur tente, et tant bien que mal logés dans des
chariots. Enfin, après une reconnaissance poussée sur divers points,
on trouva des squelettes de chevaux « et des lambeaux de corps hu-
mains, qui furent déclarés, d*après la dimension des crânes, appar-
tenir à des HoUandais. » Voilà tout ce qui restait d'une troupe d' émi-
grans partis dans l'espérance d'un meilleur avenir I Quelques jours
après, « assez tard dans l'après-midi, nous donnâmes dans une or-
nière creusée par des chariots, dit le capitaine Harris, et nous tra-
versâmes la rivière en suivant un sentier qui nous mena à un camp
d'émigrans abandonné. Leurs huttes de roseaux, désormais désertes,
offraient un abri si invitant, que nous résolûmes d'y faire halte un
jour , afin de reposer nos bœufs, de nettoyer les chariots, et de
donner aux Hottentots l'occasion de danser en l'honneur du nou-
vel an. d Conçoit-on ces stupides et hideuses figures grimaçant et
sautant sans pitié sur la place temporairement habitée par leurs
maîtres, leurs amis, peut-être leurs parens, et insultant par une
orgie aux ruines de paiHe et de jonc de ce qui fut six mois la colonie
d'une coloniel Et au milieu de quel paysage cela se passait-il? Le voici :
a Nous traversâmes une étendue de terrain d'environ trois lieues,
bas et imprégné de sel, rempli de mares et de petits lacs. Le nombre
d'animaux sauvages rassemblés dans cette plaine humide est vrai-
ment fabuleux; les routes battues par leurs marches et contre-mar-
ches ressemblent à des voies. A chaque pas, d'incroyables troupeaux
de toute espèce de gazelles et de gnoos, des escadrons de quaggas
communs et zébrés exécutaient leurs évolutions compliquées; par-
EXPÉDITION DU CAPITAINE HARRIS. ' 231
fois on petit groupe d*autruches vêtues de leurs plumes blanches
jouaient le rôle d'officiers supérieurs et d'état-major avec tant de
vérité, que le spectateur ne pouvait s'empêcher de songer à une
revue de cavalerie. » Et devant une pareille scène, les Hottentots
buvaient!
Ainsi les animaux sont redevenus maîtres des plaines qu'arrose la
Vaal; elles sont immenses, unies, longues à traverser au pas, mono-
tones à mourir; la nature , pour abréger l'ennui du voyageur, y a
semé sur ses pas les plus gentilles fleurs, les bulbeuses surtout, si
odorantes et si variées, afin que, laissant tomber plus près de lui son
regard fatigué d'un horizon sans limites, il trouve à souhait mille
corolles entr' ouvertes, mille parfums odorans qui le charment et le
captivent. Combien de fois dans la vie ne trouve-t-on pas de longues
périodes d'années ainsi faites, où tout serait ennui si Ton ne savait
apprécier dans le cercle le plus restreint les plaisirs simples et cachésl
Au-delà sont les monts Wittebergen ou Quathiama, large cein-
ture basaltique qui enserre le rivage oriental à une distance de vingt-
neuf à trente lieues de la mer; pays peu connu, où se cachent les
sources du Caledon et du Nu-Gareep, où vivent retirées beaucoup
de nations sauvages, parmi lesquelles plus d'une sont cannibales,
si on en croit les rapports de hardis missionnaires français qui, les
premiers, ont fait connaître les tribus des Barimos et des Ba-Mahon
kanas.
Traverser ces contrées pendant l'été (décembre et janvier), c'était
choisir le meilleur temps pour n'éviter aucun des nombreux incon-
véniens qui les rendent presque inhabitables : chaleur suffocante,
sources rares, marais fétides, mirage éternel qui montre aux yeux
fatigués des lacs fuyansi Mais un dernier et véritable malheur y
attendait la caravane. Des débris d'animaux, des huttes creusées
en terre, annonçaient le voisinage des Bushmans; les voyageurs al-
laient en avant, heureux de sentir le terme prochain de leur expé-
dition, lorsqu'un jour a plusieurs fantômes à forme humaine se des-
sinèrent è l'horizon , courant à toutes jambes vers le sommet d'une
colline déjà couverte d'une troupe d'individus de même espèce. » On
entra en pourparler; rien ne se passa d'extraordinaire ; seulement
on veilla bien autour des wagons durant la nuit, tandis que les Bush-
mans allumèrent des feux sur les hauteurs. Le lendemain, la petite .
troupe traversa un camp d'émigrans, désert comme le premier, passa
tme rivière (la Modder), et chemina toujours, escortée de près ou de
loin par les Bushmans. Enfin, une nuit les bœufs disparurent. Ce
232 REVUE DES DEUX MONDES.
irétaient pas des lions qui les avaient dévorés; ils venaient d*ôtre
enlevés par ces pygmées, qui, retranchés sur une éminence, criaient
avec fierté : « Les voilà, ils sont ici, vos bœufs; venez les prendre, si
vous êtes des hommesl y> 11 fut convenu qu'on ferait contre les vo-
leurs une attaque nocturne à la manière de celles de Bas-de-Cuir
contre les Peaux-Rouges, mais assurément moins sérieuse, et de part
et d'autre assez grotesque. Que l'on se figure cinq ou six hommes
montés sur des « squelettes de chevaux, » partant à minuit pour
assiéger dans leurs trous une horde de Lilliputiens! Après cinq heures
d'attente, le jour paraît, les fusils armés menacent l'invisible ennemi;
mais, au lieu des pillards, nos deux voyageurs ne trouvèrent que les
cadavres de dix-neuf de leurs bœufs, dévorés par des chiens. La
colère des chasseurs, frustrés dans leur vengeance, dut nécessaire-
ment tomber sur les innocens quadrupèdes de la plaine. La ressource
dernière était de monter les meilleurs chevaux et d'aller chercher
du secours. Les deux Anglais firent route au sud, et leur bonne
étoile les mena droit à un camp d'émigrans hollandais. Là fiin't, à
vrai dire, leur voyage dans ce qu'il a d'aventureux. De nouveaux atte-
lages allèrent rejoindre les wagons et les conduisirent, après de lon-
gues journées encore, « à la civilisation, » puis à la colonie du capi-
taine. Ainsi cet incident, capital en lui-même, mais sans suite trop
fâcheuse, fut comme le coup de vent à l'entrée du port, qui fait
que, pour preuve du danger couru, on mouille en rade avec quelques
voiles en lambeaux.
Les voyageurs rapportaient une ample collection de dessins, de
peaux préparées, de notes et de magnifiques souvenirs; ils venaient
d'accomplir une excursion non-seulement périlleuse, mais dans la-
quelle il avait fallu une grande énergie morale pour se tracer une
route, une courageuse persévérance pour la suivre sans dévier, au
milieu des obstacles incessans qui naissaient des hommes et des
choses. Quant aux privations, avaient-elles été sérieuses? Je laisse
au lecteur le soin d'en juger par ce passage : « Le voyageur dans
l'Inde, accoutumé aux aisances que procurent une tente et le service
des domestiques, peut à peine se faire une idée des mille diffi-
cultés, détresses et désappointemens qui attendent le chasseur er-
rant dans le désert d'Afrique Rien ne peut surpasser
l'ennui que causent les Hottentots, dont l'indolence nous forçait sou-
vent à nous lever la nuit, La pluie, qui nous poursuivait sans relâche,
triplait au moins le decomfort que nous éprouvions. Je ne le nie pas,
parfois j'ai soupiré après les douceurs auxquelles nous avons été ac-
EXPÉDITIOX DU CAPITAINE HARKIS. 233
coutumes (dans l'Inde); le pain et la viande, avec une simple tasse de
café et de thé, composaient des mois entiers tout notre ordinaire. »
Pauvres gens I Mais c'est un capitaine du génie, un officier de l'Inde
qui parle; ses vingt-cinq serviteurs, sa haute paie, son grade élevé,
l'ont habitué à un luxe que nous ne comprenons guère.
Nous avons pensé qu'une pareille relation, postérieure à celles
de Janssens, de De Mist, des missionnaires, et peu répandue en
Europe, inconnue en France, ne serait pas sans intérêt, même si
rapidement analysée. Un coup d'œil net jeté sur les solitudes où se
passent des évènemens d'une mince importance, il est vrai, mais
bien graves cependant au point de vue de l'humanité, des détails to-
pographiques sur cette partie de l'Afrique méridionale comprise
entre les frontières de la colonie, le tropique du capricorne, l'Océan-
Atlantique et la baie de Delagoa, une description et presque une
histoire complète des tribus conquérantes et des tribus conquises,
ainsi qu'une indication des animaux avec lesquels elles partagent
le désert, un bon nombre de données géographiques sur des fleuves
et des rivières, des montagnes et des collines rarement explorées
dans leur ensemble, voilà ce qui recommande l'ouvrage du capi-
taine Ilarris à plus d'une classe de lecteurs. Chasseur passioimé, na-
turaliste habile, le capitaine, versé dans la littérature de son pays,
sait varier son style, jeter çà et là dans ses pages de beaux vers, des
citations choisies, qui rompent la monotonie d'une narration, conter
les épisodes avec esprit et gaieté, et surtout peindre avec ame les
paysages variés qui se déploient devant lui. Il voit la nature sous
ses aspects multiples, et, comme il l'aime en artiste et quelquefois
en poète, il comprend et fait comprendre qu'elle est toujours pleine
de magniQcences dans les mornes pdturages de la Vaal comme dans
les sublimes forêts qu'abritent les monts Kashan.
A ce livre précieux à plus d'un titre sont joints une carte, un ap-
pendice zoologique, et une esquisse de l'émigration des colons hol-
landais dans le Natal en 183G. Cette dernière partie de l'ouvrage
contient des détails assurément peu connus sur la marche, les éta-
blissemens temporaires et défmilifs des émigrans; peut-être ne nous
saura-t-on pas mauvais gré d'en donner ici un rapide aperçu.
« L'abandon de la colonie du Cap par les anciens habitans hollan-
dais est sans exemple dans l'histoire des possessions anglaises, dit
le capitaine Harris. Des émigrations partielles n'ont rien de rare,
mais il s'agit ici d'un corps de cinq à six mille individus qui ont, d'un
commun accord, déserté le lieu de leur naissance, le toit de leurs
S3& REVUE DES DEUX MONDES.
pères, pour se plonger dans les déserts non frayés de rintérîeur, bra-
vant les périls et le§ fatigues d*un voyage dans ces contrées solitaires,
quoique beaucoup d'entre eux fussent sur le déclin de Tâge, et
cherchant une nouvelle patrie sur un sol étranger et inhospitalier. »
En effet, c'est un spectacle extraordinaire et solennel que celui de
cette troupe de colons se faisant tout à coup nomades, marchant avec
une obstination résignée droit devant eux , tournant le dos aux ha-
bitations, s'enfuyant vers le désert, se vouant, eux, leurs femmes et
leurs enfans, à tous les dangers d'une émigration aventureuse, et
cela pour se soustraire à la domination anglaise, pour se créer hors
des limites reculées de la colonie une patrie quelconque. Mais quelles
furent les causes de cette détermination? C'étaient a les pertes que
leur faisait éprouver l'émancipation des esclaves (essayée par l'An-
gleterre sur des sujets conquis), l'absence de lois qui pussent les
protéger contre les déprédations et le vagabondage des gens sans
aveu qui infestent la colonie, et surtout l'état peu sûr des frontières
de l'est et l'insuffisant appui que leur prétait le gouvernement^ an-
glais contre les attaques des Kafres, qui avaient changé en soli-
tudes les lieux les plus richement cultivés. »
Ce sont là, il faut en convenir, de sérieux griefs, et l'écrivain an-
glais lui-même s'étonne que le gouvernement du Cap ait si long-
temps négligé d'apporter à cet état de choses des remèdes dictés par
a la raison, la justice et l'humanité. » Pris au dépourvu par une me-
sure qui les privait brusquement du travail des esclaves, sans qu'ils
eussent eu le temps de s'y préparer, exposés aux incursions des sau-
vages, sous les coups desquels a ils virent, durant bien des années,
leurs foyers inondés du sang de leurs parens les plus proches et les
plus chers, » abandonnés complètement parles nouveaux maîtres,
qui semblaient ne voir dans cette colonie, si florissante et si labo-
rieuse, autre chose qu'un port de relâche sur la route des Indes et
de la Nouvelle-Hollande, les colons de la frontière secouèrent un
joug pesant, puisqull était inutile, et brisèrent hardiment les derniers
liens par lesquels ils tenaient aux nations civilisées.
Quand cette grande détermination fut arrêtée, quand ce projet
d'émigration fut bien mûri par ]es mécontens, il se tint des conseils :
où aller, où fuir pour être à l'abri des Anglais et des sauvages, des
maîtres qui opprimaient sans secourir, des ennemis chaque jour
plus entreprenans? Et comme on parlait beaucoup sur la frontière
de la richesse du sol dans le Natal, on résolut de se diriger vers ce
point; un détachement de hardis colons s'avança jusqu'à cet Eldo-
radOy et le rapport que firent les éclaireurs de la contrée explorée
EXPÉDITION DU CAPITAINE HAmiS. 235
fat asses encourageant pour que toute ki troupe se préparât au dé-
part Une attaque soudaine faite par les Kaff es retarda ce moment
dédsif» tout en le rendant plus dé^rable encore. A peine les hosti-
lités eurent-elles cessé que trente familles, composant le premier
détachement, se mirent en route sous le commandement de Louis
Triecbard. Afin d^éviler la rencontre des tribus kafres, les émigrans
traversèrent au nord-^est la (kande-Rrvière, tournèrent les monta-
gnes qui séparent la Kafrerie du pays des Bechuanas, pour des-
cendre ensuite droit à Test, dans les plaines de Natal; mais hélas!
« ces monts présentent une barrière insurmontable : ce sont d*innom-
biables collines pyramidales entassées en désordre et de la manière
la {dus fantastique; un pic s'élève et se dresse au-dessus d'un autre
comme pour arrêter, entraver la marche de Thomme, et h plus forte
ndscMi celle de tout chariot roulant sur un essieu, n Aussi ces pion-
vi^Sf ignorant la topographie d'une contrée encore si peu étudiée,
dépassèrent de beaucoup la latitude de Port-Natal , et , & la fin de
mai 1836, ils se trouvèrent, entre les 26* et 27' degrés, dans une
jMne fertile, mais déserte, à Test de la belle rivière traversée par nos
voyageurs, qui eoule doucement au nord-est, au milieu d'un pays
plat, et se jette dans le Limpopo, dont les eaux se déversent au fond
de Belagoa-Bay, à l'entrée du canal de Mozambique. Pour revenir au
point qu'ils cherchaient, il eût fallu traverser les états de Dingaan, roi
des Zooloos, c'est-à-dire affi-onter un redoutable ennemi dans une
contrée éminemment insalubre; et comme les pâturages, l'eau po-
table, le bois, le gibier, abondaient sur les bords de cetfte rivière et
dans les [daines qu'elle arrose, Triechard et les siens résolurent de s'y
fixer. Cet exemple fut suivi par d'autres détachemens qui s'achemi-
nèrent avec leurs troupeaux au-delà de Great-Rwer, à travers le dé-
sert, et sans autre détermination bien arrêtée que celle d'abandonner
leurs anciennes demeures. Sourds aux avis des missionnaires ren-
contrés çà et là sur leur route, ils se répandirent imprudemment le
long des rives fertiles et verdoyantes de la Vaal, en attendant que Fin*
térieur fût exploré et que leurs plans fussent ultérieurement arrêtés.
En mai 1836, deux petits détachemens poussèrent une reconnais-
sance dans le nord-est; ils virent Triechard établi à Zout-pans-Berg,
et, après un voyage de seize jours dans une région fertile et inhabitée,
ils arrivèrent jusqu'aux environs de Delagoa-Bay, près de Conrad
Buys, qui vivait au miUeu d'une tribu de naturels désignés, à cause
de |a forme remarquable de leurs nez, par le nom de Knof-nosed
Kafin (Kafres au nez bossu). Satisfaits de leur exploration, les deux
236 REVCB DES DEUX MONDES.
chefs Bronkhorst et Potgeiter revenaient gaiement apporter à la
petite colonie la nouvelle qu'une terre riche et abondante les atten-
dait; mais ils ne trouvèrent rien qu'un sol ensanglanté, couvert des
ossemens de leurs frères I C'était Moselekatse qui les avait attaqués,
et vidgt-quatre d'entre les colons étaient morts dans le combat.
Les états de ce monarque sont immenses; la Vaal les borne au
sud, et c'est de ce côté que des Griquas, profitant de l'absence des
guerriers matabilis, avaient poussé leurs incursions souvent cou-
ronnées d'un plein succès, puisqu'ils étaient venus à bout d'enlever,
dans l'une de ces expéditions, tous les troupeaux paissant en liberté
sur les terres de Moselekatse. Depuis lors, le monarque avait expres-
sément défendu à tout homme, trafiquant, chasseur ou autre, d'a-
border ses états par ce côté : de fortes divisions de Matabilis parcou-
raient ces parages pour mieux faire respecter ses ordres; mais la
route restait toujours ouverte par Kuruman ou New-Littakoo. Or
les émigrans, formidables parle nombre, s'avançant par le chemin
prohibé jusqu'aux frontières et même jusqu'au territoire de Mose-
lekatse, devaient exciter la colère de cet ombrageux despote; de
plus leur magnifique bétail était une tentation pour lui. Il s'était
décidé à donner une leçon aux pionniers, afin de leur apprendre
qu'on n'entrait pas ainsi sans cérémonie sur ses domaines, et qu'au
moins fallait-il tâcher d'obtenir sa bienveillance par des présens. La
leçon avait été terrible. Les cinq cents guerriers envoyés contre les
émigrans rencontrèrent, chemin faisant, le colon Erasmus qui chas-
sait l'éléphant, toujours dans la partie réservée. Un soir qu'il arri-
vait seul à ses chariots avec son fils, Erasmus les vit serrés de près
par une bande de sauvages armés; il partit au galop vers le camp le
plus voisin, eh ramena sept colons déterminés, et, après un combat
opiniâtre, les Matabilis se retirèrent, laissant un grand nombre de
morts; les Hollandais n'avaient perdu qu'un des leurs.
Ceci n'était que le prélude d'un drame plus sanglant; neuf chariots
groupés à une petite distance du camp furent jassaillis par un parti
de ces mômes sauvages, le bétail fut enlevé, vingt-quatre Hollandais
restèrent sur la place. Six jours après, Erasmus, voulant savoir au
juste quel avait été le sort des siens, osa reparaître dans ce lieu fatal :
deux de ses fils étaient prisonniers, les cadavres de ses cinq esclaves
gisaient sur le sol, et la trace des chariots indiquait qu'ils avaient cté
conduits vers Kapain. Le capitaine llarris les y trouva en effet, ren-
fermés dans le milieu du kraai.
Après ce désastre, les émigrans, rejoints par ceux qui revenaient
EXPÉDITION DU CAPITAINE HARRIS. 237
da nord-est, revinrent sur leurs pas, s'éloignèrent de ia frontière si
rigoureusement défendue, et campèrent de nouveau aux bords de
la Donkin ou Nama-Hari, tributaire de la Yaal. Abattus par le décou-
ragement et le chagrin, ou peut-être heureux d'une indépendance
si chèrement achetée, les émigrans restaient là, sans songer à traiter
d'une manière quelconque avec Moselekatse , qui bientôt les fit atta-
quer par une véritable armée. Leur mode de défense, car il n'était
plus temps de fuir, fut celui qu'adoptent généralement aussi les car-
reteros de la Pampa; fls formèrent un enclos avec leurs cinquante wa-
gons bien liés entre eux par les cordes d'attelage; au centre de
cette forteresse improvisée, ils en formèrent une plus petite pour les
femmes et les enfans. Pleins de courage et de résolution , ils mar-
chèrent à cheval au-devant des cinq mille Matabilis, mais tout en se
battant ils finirent par reculer jusque dans leurs retranchemens; là,
les sauvages les chargèrent avec furie; dix fois repoussés, dix fois
ils revinrent au combat. Les Hollandais avaient à défendre leur vie,
celle de leurs femmes et de leurs enfans; après un quart d'heure
d'une lutte désespérée, les sauvages furent complètement battus;
lançant leurs javelots par-dessus l'enceinte, ils s'éloignèrent bientôt,
sans pouvoir cacher leur perte, qui était de cent cinquante guerriers.
L'attaque avait été dirigée par Kapili, ce ministre de Moselekatse
que nous avons vu plusieurs fois venir s'asseoir sous la tente du
capitaine Harris. Parmi les émigrans, il y avait eu deux morts et dix
blessés; c'était beaucoup pour une petite armée abandonnée à elle-
même; d'ailleurs, les troupeaux restaient au pouvoir de l'ennemi, et
les Hollandais eurent beau le poursuivre vigoureusement dans sa re-
traite : bœufs et moutons, tout fut perdu.
Une partie des Hollandais escorta alors les fenunes et les enfans
jusqu'à la mission de M. Archbell , à Tchaba-Uncha , où ils restèrent
en sûreté; les autres, munis de nouveaux attelages, revinrent camper
sur les bords de la Modder, où ils furent rejoints par un fort détache-
ment, dont le chef, Maritz, riche et ambitieux fermier de Graaf-Rei-
net, fut bientôt proclamé gouverneur-général de la colonie nomade.
Il y avait alors, rassemblés autour de Tchaba-Uncha, gros village de
Griquas-Barolongs , cent cinquante chariots gardés et habités par
une population de huit cents âmes.
Le capitaine Harris raconte, dans un style pittoresque, la revanche
que prit Gert-Maritz sur les Matabilis : ce A peine eut-il en main les
rênes du gouvernement, que son premier soin fut de former un
détachement assez considérable pour se venger de l'injure reçue...
TOME I. 16
S3S RBTUB DES DEUX MONDES.
Le 3 janvier 1837, un commando (expédition), consistant en cent sept
Hollandais, quarante Griquas à cheval et soixante sauvages à pied,
quitta Tchaba-Uncha, guidé par un prisonnier matabili, qui ne voulut
jamais se risquer à reparaître devant son roi. Prenant considérable-
ment à l'ouest du point de départ, ils traversèrent presque à sa
source le Eart-River, et tombèrent dans le chemin de Kurruman;
par cette manœuvre adroite, ils s'approchèrent des kraals de Mose-
lekatse, précisément du côté où ce monarque devait le moins s'at-
tendre à une attaque. Une gracieuse et fertile vallée, bornée au nord
«t au nord-«st par les monts Korrichane^ et formant un bassin de
trois & quatre lieues de circonférence, renfermait le village militaire
de Mosega et quinze des principaux kraals, dans lesquels se trou-
vait, avec une grande troupe (}e guerriers, le lieutenant Kapili, à
peine guéri d'une blessure au genou reçue dans le dernier combat.
Ce fut là que se dirigèrent lesfloUandais. Dès que les premiers rayons
du soleil éclairèrent cette matinée du 17 janvier, si célèbre dans les
annales des émigrans, la petite bande de Maritz sortit tout à coup
en silence d'un passage caché dans les montagnes, et avant que le
soleil atteignit le zénith, les cadavres de quatre cents guerriers
choisis , la fleur de la barbare chevalerie des Matabilis , jonchaient la
vallée ensanglantée de Mosega. Aucune créature humaine ne se
doutait du danger, et le trou que fit une balle dans le contrevent
4e la chambre à coucher d'un des missionnaires américains fut le
premier avertissement de l'attaque méditée. Un de leurs domesti-
ques, Bechuana converti (Baba, qui servit d'interprète au capitaine),
fut pris pour un Matabili, et poursuivi de si près, qu'il n'échappa
qu'en plongeant dans la rivière comme un hippopotame... Les sau-
vages coururent aux armes à la première alerte, et se défendirent
courageusement, mais ils tombèrent comme des moineaux à mesure
qu'ils sortaient des retranchemens, car aucun d'eux ne put, avec
sa javeline , percer la cuirasse de peau de bœuf qui couvrait la poi-
trine des Hollandais. »
Moselekatse ne se trouvait pas là; enflé par le récent succès de ses
campagnes, ce despote, retiré à Kapain, songeait tranquillement &
sa gloire, et c'en était fait de lui si Maritz eût porté plus loin ses pas
victorieux ; mais il se contenta de ramener sept mille têtes de bétail
et ses chariots: les missionnaires revinrent aussi à Thaba-Uncha,
ib craignaient avec raison le ressentiment de Moselekatse.
Le capitaine Harris avait donc visité Kapain entre la victoire et la
défaite des Matabilis, entre la déconûture d'Erasmus et l'attaque de
EXPÉmTION DU CAPITAINB HARRIS. 331^
Haritz; aussi trouva-t-il, à son retour dans la colonie, toutes les tête»
tournées par le succès de cette expédition ; la manie de rémigratioD
avait, comme une véritable épidémie, fait des progrès rapides, a La
promesse de terres illimitées possédées sans taxe ni impôts tenta
des centaines de colons que leur éloignement de la frontière avait
rendus moins prompts à s'enflammer; d'autres qui, comme la chauve-
souris de la fable, attendaient prudemment Fissue des choses, pn>-
damèrent enfin ouvertement leur horreur de la domination an-
glaise. Il y en avait aussi qui, agissant, disaient-ils, au nom de la
parenté, allaient parce que les leurs étaient partis : ceux-ci mus par
l'ambition, par le goût des aventures et de la vie nomade; ceux-là,,
et c'était le plus grand nombre, par le désir naturel d'avoir part au
butin. Pendant des semaines, la frontière fut dans une grande fer-
mentation : chaque jour, on voyait de longues caravanes de Hollan-
dais se plonger dans le désert, et se rallier aux drapeaux de leurs
compatriotes expatriés. »
Ainsi, voilà que l'amour de l'indépendance se traduit chez les Hol-
landais pacifiques et prudens par une aveugle folie qui les pousse à
enti'eprendre sans réflexion des expéditions extravagantes et témé-
raires! En avril 1837, Piet Retief, commandant de Winterberg, offi-
cier brave et distingué, se trouvant, avec une forte division de cava-
lerie, campé à une assez grande distance de la troupe de Maritz, céda
aux instances de ses compatriotes, et accepta le titre de gouverneur
et général en chef. Digne de remplir ce poste éminent, Retief donna
des preuves de sa capacité en nommant des ofliciers, dictant des lois
sages, et surtout en passant des traités avec les tribus voisines, Basu*
tos. Barolongs, Baharootzis et Lishuanis, toutes ennemies déclarées
deMoselekatse. Ces dispositions une fois prises, les émigrans retour»
lièrent vers le lieu du premier désastre, et, en mai 1837, « plus de
mille chariots et environ mille six cents hommes en état de porter lés-
âmes, avec leurs femmes, leurs enfans, leurs esclaves, se trouvèrent
réunis au confluent des deux grands bras de la Vet-IUver. Un rom-
mando de cinq cents hommes devait partir le l*"' juin pour aller de-
mander à Hoselekatse une cession de territoire ou pour détruire le
despote; alors ils seraient tous allés vers Triechard, et là ils devaient
poser la première pierre de leur ville; New-Amsterdam devait lever
son front au sein même du désert. y>
Cependant le prudent Matabili se retira en lieu de sûreté au-delà
da tropique, attendant une occasion de porter aux émigrans le coup
décisif dont ils le menaçaient eux-mêmes. La cyscorde se mit dans le
16.
240 UEVUE DES DEUX MONDES.
camp; ceux-ci voulaient occuper sans retard les fertiles plaines aban-
données par Moselekatse, ceux-là persistaient dans le dessein de re-
joindre Triechard à Delagoa-Bay. C'était l'avis de Retief. Placés entre
la mer et les montagnes, les Hollandais pourraient résister plus faci-
lement aux attaques des sauvages et aux poursuites des Anglais; en
sa qualité de général en chef, il adressa donc au gouvernement du
Cap la lettre suivante : c( Le soussigné , commandant en chef des
camps-unis, expose humblement que nous, colons, comme sujets du
gouvernement anglais, avons, dans ces circonstances fâcheuses, fait
connaître nos maux à plusieurs reprises au gouvernement de sa ma-
jesté; mais, ayant trouvé que tous nos efforts pour obtenir justice res-
taient sans succès, nous avons enfin résolu d'abandonner le lieu de
notre naissance, afin d'éviter de nous rendre coupables d'aucun acte
qui pût être considéré comme un grief à l'égard de nos gouvernans.
Cet abandon de notre pays nous a occasionné des pertes incalculables;
.malgré cela, nous ne nourrissons aucune haine contre la nation an-
glaise, et, pour rester d'accord avec ces sentimens, le commerce entre
nous et les marchands anglais sera, de notre part, librement établi
et encouragé, tout en comprenant bien que nous sommes reconnus
comme peuple indépendant et dégagé de tout lien d'obéissance. »
Cette déclaration était claire : les émigrans établis en pays neutre
secouaient le joug de l'Angleterre, qui les avait, la première, aban-
donnés à leur sort, et ils voulaient se constituer en état libre, d'après
les lois qui régissent les républiques unies de l'Amérique du Nord.
Il y avait dans cette résolution, franchement exprimée, quelque chose
d'audacieux et de chevaleresque; trente années passées sous le joug
de l'Angleterre n'avaient rien changé dans l'esprit patriotique des
Hollandais. — Peu de temps après, Retief et les siens parvinrent à
franchir les monts Quathlamba ou Draakenbergs; voyage long et fati-
gant qui les amena dans le pays de Dingaan, roi de toutes les tribus
zooloos, avec lequel ils voulaient traiter de la cessign du territoire
convt)itè à Port-Natal. Mais un roi des Mantatis, Sikonyela, ennemi
de Dingaan (dont il avait pu jusqu'ici éviter de subir le joug en se
retirant derrière les montagnes, aux sources de Nu-Gareep Hiver),
ayant enlevé une partie du bétail des Zooloos, vint à passer non loin
du camp de Retief. Dingaan put croire que les émigrans avaient pris
part à l'incursion de son ennemi, et leur commandant dut se rendre
au plus vite près du despote pour se disculper, car les apparences
étaient contre lui; il était important d'empêcher toute nipture aa
moment où la grande^ question paraissait sur le point d'être décidée.
EXPÉDITION DU CAPITAINE HARRIS. 241
Relief promît de remettre à Dingaan les troupeaux volés et les vo-
leurs; il ne tint sa promesse qu'^n partie, car il se garda'bien dé livrer
à son ennemi Sikonyela, avec qui il avait toujours eu des relations
amicales. Sans doute le despote zooloo se mit dans une terrible colère
quand il se vît frustré dans sa vengeance, et, de la part du chef des
émigrans , c*était une louable et généreuse action d'avoir risqué de
nuire à ses intérêts en sauvant la vie à un sauvage. Enfin, le traité
fut conclu, et Dingaan céda aux Hollandais tout le pays appelé Natal,
entre Tugala et Unzimvooboo. D'après cette convention, la nouvelle
colonie se trouvait complètement en dehors de la domination an-
glaise, établie dans un pays aussi distinct des possessions du Cap que
le sont celles des Portugais à Mozambique.
«Mais, dit le capitaine Harris, il était écrit dans la destinée de Re-
tief qu'il n'aborderait jamais cette terre promise. » Une brillante vic-
toire remportée sur Moselekatse, un riche territoire concédé par Din-
gaan, des traités conclus avec toutes les tribus kafres, tels étaient les
résultats de cette campagne, dont le commencement avait été si fatal;
un tel succès aveugla les émigrans, et leur imprudence les perdit.
Dans la matinée du 6 février 1838, les Hollandais compagnons de Re-
lief sellaient leurs chevaux pour retourner au camp, heureux d'y ap-
porter une si bonne nouvelle; tout était terminé; ils se voyaient déjà,
paisibles habitans des plaines de Natal, occupés à faire paître leur
bétail dans un pays nouveau où aucun joug ne pèserait sur eux, où
aucun souvenir amer ne troublerait leur repos. Ils allaient donc partir
quand Dingaan les pria de rester pour être témoins d'une fête brillante
donnée en leur honneur. Afin qu'ils prissent eux-mêmes aux danses
une part active, il désira qu'ils laissassent loin d'eux leurs armes à
feu. Un jeune homme de la troupe, Thomas Halstead, venait d'être
secrètement averti qu'il se tramait une trahison; il en informa Retief,
le supplia de ne pas s'abandonner à la merci des sauvages; son avis ne
fut pas écouté, et Thomas seul cacha dans sa manche un poignard.
Les danseurs étaient trois mille Zooloos qui , selon la coutume ,
avançaient et reculaient; peu à peu ils se rapprochèrent du centre,
serrant toujours de plus près les émigrans. Enfin au signal donné
par Dingaan^ et tandis, que les Hollandais sans défiance buvaient la
bière fermentée qtfon leur versait largement, les sauvages se préci-
pitèrent sur leurs victimes. Ces infortunés furent traînés par les che-
venx jusqu'au bord de la rivière, à un mille de là; après avoir d'abord
assommé Retief avec une certaine ostentation de perfidie, ils brisè-
rent le crâne des uns avec des massues et tordirent le cou des autres.
3bS REVUE DES DEUX MONDES.
Halstead avait eu le temps de renverser de ^eux coups de poignard
les deux sauvages qui le saisissaient; mais il ne gagna à cet acte de
courage que d*étre le témoin de la plus horrible boucherie : son tour
vînt, il fut écôrché vif et mourut dans les plus cruelles tortures. On
sut alors que, dans une précédente occasion , le même plan avait été
concerté, mais que, rodicier chargé de cette mission sanguinaire
n'ayant pas voulu obéir, Dingaan s*en était remis à lui-même du soin
de massacrer les Hollandais.
Bientôt arriva aux établissemens anglais la nouvelle du massacre
de Retief et de ses compagnons; il était question aussi d*un corps de
Zooloos qui devait surprendre le reste du camp hollandais. De son
côté, le gouvernement anglais avait envoyé des forces imposantes
vers les émigrans pour les ramener vers la colonie ou les arrêter par
la voie des armes. Il parut urgent d'avertir ces Boors (paysans) dé-
voués à une mort certaine, mais la fatalité voulut que le déborde-
ment des rivières empêchât les courriers d'arriver à temps pour pré^
venir le désastre. Pleins de sécurité , les émigrans étaient si loin de
s'attendre à une attaque, qu'ils n'avaient pris aucune des précautions
que leur prescrivait cependant un genre de vie aussi aventureux.
Dans la nuit du 17 février, dix mille sauvages se ruèrent pêle-mêle
dans le camp endormi, « et, réveillant les Boors de leurs songes
de paix et de tranquillité avec des cris et des hurlemens, ils em-
menèrent vingt mille têtes de bétail après avoir égorgé de cinq à
six mille individus sans distinction d'âge ni de sexe, déchirant avec
une barbarie sans exemple ces victimes assoupies , coupant le sein
des femmes : ils mirent le comble à tant de cruautés en brisant le
crâne des pauvres petits enfans sur la roue des chariots, n
Un peu avant le dénouement de cet horrible drame, un corps
d'environ mille Anglais et gens de couleur assez mal choisis s'était
mis en marche furtivement pour se réunir aux émigrans de Natal;
mais, arrivés au camp à midi, ils ne virent plus ni ceux quils cher-
chaient, ni l'ennemi qui avait ensanglanté la plaine. Ils ne purent
atteindre que quatre mille têtes de bétail et cinq cents femmes qu ils
ramenèrent captives. Les missionnaires, forcés de quitter Mosega^
se réunirent à leurs collègues au Port-Natal, et de là ils tirent voile
pour le Cap. Quand ces hommes paisibles demandèrent au tyran
zooloo la permission de se retirer, il leur répondit : « Partez, allez-
vous-en vite 1 Quand cette demande ne serait pas venue de vous, je
vous aurais chassés de mes états , car j'ai appris des filles de ma fa-
mtHe que vous ne parlez jamais de moi que comme d'un menteur et
EXPÉDITION DU CAPITAINB HARRIS. S43
d'un assassin, et que vous priez sans cesse le ciel de délivrer la terre
<l*un si odieux mécréant I » £t cependant il ne leur fit éprouver au:-
cune vexation dans leur retraite, bien que les femmes du sérail,
appelées en témoignage par le roi, eussent répété les éloges que les
missionnaires faisaient de sa majesté.
L'arrière-garde, la réserve des émigrans, établie à Touest des Dra-
kenberg, ne tarda pas à projeter une incursion sur le territoire en-
nemi pour venger la mort des malheureux colons; car les choses
étaient ainsi disposées, qu'une série non interrompue d'attaques et
de surprises mutuelles devait marquer cette guerre entre les Kafres
et les blancs. Le 6 avril, un corps de quatre mille Boors à cheval,
commandés par Piet Uys et Jacobas Potgeiter, se mit en campagne
pour tenter un coup de main sur Unkunginglove , capitale des Zoo-
loos. « Le premier, dit le narrateur, était un patriarche qui, durant
Tannée précédente, avait quitté la colonie pour des raisons particu-
lières, lui et ses descendans jusqu'à la troisième génération. Beau-
coup de ses (ils et petits-Gls avaient déjà misérablement péri, et c'était
maintenant le tour de l'aïeul de joindre ses os à ceux des siens qui
gisaient sans sépulture dans une région lointaine. »
C'est par l'ouest que la petite troupe entra sur les terres de Dîa-
gaem , et rien ne s'opposa à son passage; seulement, sur les hauteurs,
derrière la capitale du sauvage, était déployée sa puissante armée.
Deux rocs, couverts chacun d'une division, se trouvaient liés entre
eux par un défilé dans lequel un troisième corps se tenait en embus-
cade. L'ennemi se montrait supérieur en nombre, ses dispositions an-
nonçaient un parti pris de se défendre avec courage; toutefois, sans
hésiter un instant, les émigrans chargèrent, divisés en deux déta-
chemens. Dès le commencement de l'attaque, les chevaux que com-
mandait Potgeiter, efiFrayés par les hurlemens et le bruit des javelots
frappant sur les boucliers de cuir, furent mis en pleine déroute. Ce
fut une confusion irréparable, et le vieux Uys reçut à lui seul tout
le choc de cette multitude de sauvages exaspérés. Sa petite bande
le soutint avec un courage héroïque; profitant même du désordre
causé dans les bandes ennemies par son feu bien nourri, le vieillard
se jeta avec vingt des siens au plus épais de la mêlée pour sauver un
ami renversé au fond d'un ravin par la chute de son cheval, mais un
roc à pic l'arrêta, et il fut cerné par les Zooloos. Un de ses petits-fils,
âgé de douze ans, combattit bravement et succomba le premier aux
pieds de son aïeul; lui-même, la cuisse traversée par une zagaie,
épuisé par la perte de son sang, criblé de blessures, il porta jusqu'à
216 REVUE DES DEUX MOXDES.
fout hollandaise? Si trente années de conquête n'avaient pu habi-
tuer les colons au joug anglais, la cause en était-elle dans l'inaptitude
des vaincus à se faire à des lois protectrices, mais étrangères, ou dans
rîndîfférence des vainqueurs à se concilier Taffection de ceux-là?
Toujours est-il que Maritz s'entêta à rester au Port-Natal; il avait
autour de lui six cent cinquante hommes en état de porter les armes,
et trois mille cinq cents femmes , enfans et serviteurs. Avec trois
cents cavaliers et quatre pièces de campagne , il voulait prendre sa
revanche sur Dingaan, comme autrefois sur Moselekatse; mais il
donna brusquement sa démission de généralissime, et fut remplacé
par Landmann, homme plus prudent, quoique moins capable, qui
conseilla de différer l'expédition. D'ailleurs, le repos et Tabondance
des pâturages devaient rendre h leurs chevaux épuisés la force qui
leur manquait, et il valait mieux attaquer Dingaan pendant Thiver,
époque à laquelle ce despote ne faisait pas volontiers la guerre, le
vêtement trop léger de ses soldats ne leur permettant pas de tenir la
campagne pendant la saison rigoureuse. Les mois de juillet et août se
passèrent donc de la part des émigrans en patrouilles, en reconnais-
sances poussées parfois loin du camp, qu'ils avaient cette fois fortifié
de leur mieux.
Dès le printemps, les Zooloos reprirent les hostilités. Dingaan
avait mis l'hiver à profit, et les émigrans furent plus surpris qu'ef-
frayés de voir une centaine de Kafres à cheval et armés de fusils.
Cette misérable cavalerie, après avoir commis d'assez grandes dé-
vastations parmi les troupeaux des Boors, essuya une défoute com-
plète. L'astre de Dingaan était sur son déclin; craignant le voi-
sinage des blancs, il avait envoyé dans l'intérieur son bétail, sa
richesse , son véritable trésor, sous la garde d'une division qui fut
battue et dépouillée par d'autres sauvages. Les émigrans , préparés
de longue main à une expédition décisive, se mirent en campagne
avec leurs quatre pièces de canon; leur troupe montait à six cents
cavaliers : dans une bataille mémorable livrée en vue de Unkunkin-
glove, les Zooloos, malgré les fusils enlevés dans les précédentes atta-
ques, ne tardèrent pas à être culbutés, massacrés par milliers; ce fut
un coup décisif dont leur nation ne se relèvera jamais. Dingaan mit
lui-même le feu h sa capitale, et prit la fuite. La victoire livra aux
Boors quatre mille six cents bœufs, des chevaux, des fusils, et beau-
coup d'argent qu il fallut retirer du milieu des flammes; ils purent
ensevelir les restes de leurs compagnons égorgés avec Retief. Dans
sa retraite , et sans doute pour arrêter toute poursuite» Dingaan avait
EXPÉDITION DU CAPITAINE BARRIS. 245
pour recevoir les débris de cette émigration, naguère pleine d'espé-
rance et de courage, et encore fallut-il protéger rembarquement à
coups de canon.
II ne restait plus que la division de Maritz , que nous avons laissée
au-delà des monts Drakenberg. Autour d'elle se rallièrent les émi-
grans dispersés sur les bords des rivières Reit et Modder. Mille autres
colons passèrent encore la frontière pour partager leurs périls, et,
avec plus de prudence que leurs devanciers, ils arrivèrent tous à
Port-Natal, dont ils prirent possession au nom des camps-unis, fon-
dant de nouveau , avec une incroyable audace et une ténacité sans
exemple, cette colonie indépendante rêvée par tous les mécontens.
Cependant le gouvernement anglais faisait des efforts toujours
inutiles pour arrêter cette fièvre d'émigration; les magistrats, les
ministres de Téglise réformée, étaient priés d'employer tous les
moyens possibles de persuasion pour détourner les colons d'accomplir
leurs projets. Le gouverneur-général chargea un officier d'état-major
de faire un rapport sur l'état des établissemens de Port-Natal, et de
déclarer aux Hollandais que tous ceux qui voudraient rentrer dans
les limites des possessions anglaises seraient amnistiés, reçus à bras
ouverts sans être inquiétés, ni pour ce crime de désertion, ni pour
aucun acte que l'on pût qualifier de rébellion. Le nombre de ceux
qui rentrèrent fut très minime, et ce durent être des Anglais ou des
hommes de couleur, car les Hollandais ayant consulté les femmes
dans un grand conseil, selon leur antique usage, celles-ci aimèrent
mieux courir les chances d'une mort cruelle, ou au moins celles
d'une guerre incessante, que de fouler encore le sol maudit de la co-
lonie. La proclamation adressée par le gouvernement anglais aux
émigrans était capable de produire un effet instantané sur des têtes
moins échauffées que celles des Hollandais par des griefs anciens et
des malheurs récens. Le gouvernement avait senti quelle responsa-
bîté pesait sur lui ; ne pouvait-on pas l'accuser d'être la cause des
désastres que les émigrans venaient d'éprouver par la négligence
qu'il avait apportée à écouter leurs plaintes? A des maux déjà si ag-
gravés, il fallait de prompts remèdes, et le langage du gouverneur, si
paternel qu'il faisait aux émigrans toutes les avances, prouve deux
choses : qu'on avait jusqu'alors traité les Hollandais avec un certain
mépris, et que leur absence faisait dépérir à vue d'oeil la colonie,
jadis si florissante.
Ne faut-il voir dans ce refus d'accepter une amnistie pleine et en-
tière autre chose qu'un amour-propre excessif, une obstinatioa
346 REVUE DES DEUX MONDES.
fout hollandaise? S! trente années de conquête n'avaient pu habi-
tuer les colons au joug anglais, la cause en était-elle dans Tînaptitude
des vaincus à se faire à des lois protectrices, mais étrangères, ou dans
rjndifférence des vainqueurs à se concilier Taffection de ceux-là?
Toujours est-il que Maritz s'entêta à rester au Port-Natal ; il avait
autour de lui six cent cinquante hommes en état de porter les armes,
et trois mille cinq cents femmes , enfans et serviteurs. Avec trois
cents cavaliers et quatre pièces de campagne, il voulait prendre sa
revanche sur Dingaan, comme autrefois sur Moselekatse; mais il
donna brusquement sa démission de généralissime, et fut remplacé
par Landmann, homme plus prudent, quoique moins capable, qui
conseilla de différer l'expédition. D'ailleurs, le repos et l'abondance
des pâturages devaient rendre à leurs chevaux épuisés la force qui
leur manquait, et il valait mieux attaquer Dingaan pendant l'hiver,
époque à laquelle ce despote ne faisait pas volontiers la guerre, le
vêtement trop léger de ses soldats ne leur permettant pas de tenir la
campagne pendant la saison rigoureuse. Les mois de juillet et août se
passèrent donc de la part des émigrans en patrouilles, en reconnais-
sances poussées parfois loin du camp, qu'ils avaient cette fois fortifié
de leur mieux.
Dès le printemps, les Zooloos reprirent les hostilités. Dingaan
avait mis l'hiver à profit, et les émigrans furent plus surpris qu'ef-
frayés de voir une centaine de Kafres à cheval et armés de fusils.
Cette misérable cavalerie, après avoir commis d'assez grandes dé-
vastations parmi les troupeaux des Boors, essuya une défoute com-
plète. L'astre de Dingaan était sur son déclin; craignant le voi-
siaage des blancs, il avait envoyé dans l'intérieur son bétail, sa
richesse, son véritable trésor, sous la garde d'une division qui fut
battue et dépouillée par d'autres sauvages. Les émigrans, préparés
de longue main à une expédition décisive, se mirent en campagne
avec leurs quatre pièces de canon; leur troupe montait h six cents
cavaliers : dans une bataille mémorable livrée en vue de Unkunkin-
glove, les Zooloos, malgré les fusils enlevés dans les précédentes atta-
ques, ne tardèrent pas à être culbutés, massacrés par milliers; ce fut
un coup décisif dont leur nation ne se relèvera jamais. Dingaan mit
lui-même le feu à sa capitale, et prit la fuite. La victoire livra aux
fioors quatre mille six cents bœufs, des chevaux, des fusils, et beau-
coup d'argent qu il fallut retirer du milieu des flammes; ils purent
ensevelir les restes de leurs compagnons égorgés avec Retief. Dans
sa retraite , et sans doute pour arrêter toute poursuite, Dingaan avait
EXPÉDITION DU CAPITAINE HARKIS. 9k7
laissé sous sa hutte le traité par lequel le territoire de Natal était à
jamais concédé aux émigrans.
Ce fut alors que le gouverneinent anglais songea à faire occuper
militairement et en son nom le pays que les Boors avaient conquis
au prix de tant de sang versé. Le langage des autorités changea»
Cette première proclamation, dictée par une administration inquiète
'SUT le sort des citoyens qu elle devait protéger, fut suivie d-une
seconde, conçue dans des termes plus sévères. Il y était dît qu*un
fort serait élevé à Port-Natal même , que défense serait faite d*en*
voyer aucun secours aux émigrans, et que des peines seraient infli-
gées à quiconque dépasserait la frontière pour se joindre à eux.
Voici, en partie, cette déclaration, signée George Napier:
« Je proclame et déclare que le seul objet du gouvernement de sa
majesté, dans Foccupation proposée du Port-Natal, est d*empècher
que cet établissement ne soit au pouvoir de Tune ou de l'autre des
deux parties belligérantes , et d'assurer ainsi la puissance d'une in*
tervention capable de maintenir la paix dans l'Afrique méridionale;
que , dans ce but, la susdite occupation sera purement militaire ,
d'une nature temporaire et entièrement distincte de toute colonisa*
tion ou adjonction à la couronne, soit comme colonie, soit comme
dépendance coloniale : donc le susdit fort sera fermé à tou$ corn-
merçans autres que ceux munis d'une licence spéciale du gouver-
nement £t j'autorise l'officier chargé du conmiandement du
susdit fort à empêcher par la force deis armes, si besoin en est,
l'entrée de tout navire , le débarquement de toute cargaison sur la
c(tte adjacente , à moins que ledit navire ne soit également muni
d'une patente spéciale.
a Pour mieux maintenir l'exécution de cet ordre, comme aussi la
subordination dans les limites de cette possession militaire, j'auto-
rise l'ofBcier-commandant du fort à chasser des limites sus-men-
tionnées toute personne regardée comme préjudiciable et dange-
reuse à la conservation et à la défense de ladite possession , et s'il est
nécessaire, de tenir sous sa garde, aussi long-temps qu'il sera jugé
convenable, les personnes sus-désignées, et également de saisir et
de mettre en lieu de sûreté toute arme et munition de guerre qui ,
lors de l'occupation, seront trouvées chez les habitans dudit lieu,
après toutefois leur en avoir délivré des reçus. »
Tel est en substance le manifeste du gouverneur; il frappe d'in-
terdit et efface de la carte la colonie'rebelle. Le Port-Natal fut occupé
sans opposition, les armes et les munitions furent retirées des mains
248 BBVUE DBS DEUX MONDES.
des Boors. L'amnistie proposée de nouveau fut repoussée avec plus
d*énergie que la première fois par tous les émigrans disséminés le
long de la Tugala et hors du territoire commandé par le fort. Alors
on les menaça de les priver de tout secours par mer, tandis qu'on
promettait de les aider de la manière la plus efTicace, si» au lieu de
pousser au hasard leurs courses aventureuses , ils consentaient à se
réunir sur le point convenu, c'est-à-dire» s'ils consentaient à refaire
une colonie autour du pavillon britannique. £t n'est-ce pas là précisé*
ment ce qui leur répugnait plus môme que le terrible voisinage des
Kafres? On leur offrait aussi les moyens de rentrer dans leurs fermes
désertes, mais il y avait à cette mesure, outre le refus des Boors, des
obstacles matériels. Le gouvernement se voyait avec peine privé des
meilleurs colons, dont les habitations riches et bien établies formaient
sur la frontière une ligne de défense à jamais rompue; de leur côté,
les émigrans, maintes fois pillés par les Kafres, ne se trouvaient pas
plus menacés dans les plaines de Natal, et c'était pour eux une con-
solation naturelle, facile à comprendre, de se sentir affranchis de
toute taxe, de tout impôt, à l'égard d'un gouvernement qu'ils accu-
saient d'avoir si long-temps négligé leurs intérêts.
Lorsque la garnison anglaise fut installée à Port-Natal , Dingaan
envoya deux de ses ministres demander la paix au commandant et
renouveler avec lui le traité de cession, qui fut conclu de nouveau
au nom de sa majesté; mais c'était une question en dehors de celle
qui se débattait entre l'Angleterre et les émigrans.
Décimés par des attaques non interrompues de la part des sau-
vages et par les fièvres de la contrée, les compagnons de Triechard
s'étaient peu à peu retirés jusque sur le territoire portugais de Dela-
goa. Aucune menace, aucune prière ne put les rappeler sur le sol
de la colonie. Autour du fort, à vingt lieues environ du Port-Natal,
s'éleva, dès 1838, le pittoresque village de Maritz-Burg. Enclavés une
seconde fois dans les possessions anglaises, dont le territoire cédé
par Dingaan devenait définitivement une dépendance, les Boors
établis sur la côte se virent rejoints encore par des frères partis de
tous les points de la colonie. Quant à ceux qui, fidèles à leur premier
plan, persistèrent à conserver leur indépendance et élevèrent, plus
au nord, une petite citadelle gardée par une garnison permanente
de quarante hommes, on a vu, dans les journaux de septembre et
de novembre dernier, comment ils ont été attaqués et soumis enfin
par un petit corps de troupes anglaises.
Telle est l'esquisse de l'histoire de ces émigrations, rapportée avec
EXPÉDITION DU CAPITAINE HARRIS. 849
détail dans l*appendice joint au voyage du capitaine Harris. Le nar-
rateur lui-même termine son récit par les réflexions suivantes, aussi
sages qu impartiales, a Rien n'égale la beauté et la fertilité du pays
qui environne les nouveaux établissemens; des terres ont été assi-
gnées, des jardins tracés, des champs ensemencés et plantés. Des
centaines de colons avec leurs familles et leurs ménages y arrivent
par troupes même des environs du Cap, réalisant ainsi cette prédic-
tion de sir Benjamin d'Urban (secrétaire colonial), que l'absence
de toute mesure pour la protection des frontières serait inévitable-
ment suivie de Tabandon et de la ruine de la colonie. » £t plus loin
il ajoute : « Quoique pei'sonne ne puisse approuver la guerre presque
impie que les émigrans déclaraient implicitement au gouvernement
anglais, cependant peu de personnes pourront s*empêcher de sym-
pathiser avec leurs souffrances; et qui leur refuserait la part d'éloge
que méritent tant de persévérance et de courage? Peu habitués
aux armes, sans le secours dé troupes alliées, ils ont, par leurs seuls
efforts, triomphé des plus insurmontables obstacles, et, au prix de tant
de sang versé, réussi à humilier les deux plus puissans potentats de-
l'Afrique méridionale, véritables monstres qui avaient détruit ou
soumis à l'esclavage toutes les tribus aborigènes répandues dans le
désert, de la baie Delagoa à Unzimvooboo, de l'Océan indien aux
solitudes que baignent les flots de l'Atlantique. »
Assurément cette histoire des émigrans hollandais est un chapitre
curieux dans les annales si intéressantes des colonies. Vainement,
dans leur détresse, ils s'adressèrent & l'ancienne patrie, qui avait
peut-être le droit de les plaindre , mais non celui de les défendre.
£lle ne put même pas réunir dans d'autres lieux, sous son autorité,
sous sa protection particulière et spéciale, ces. hommes dévoués qui
supposaient, dans l'ignorance de leur cœur, qu'un traité donne au
vainqueur le sol et non les habitans. £t si dans cette circonstance
critique l'Angleterre vit sa colonie du Cap singulièrement appauvrie
par la retraite de plus de dix mille paysans de vieille race, cependant
elle a trouvé le moyen de compenser cette perte en s'appropriant le
pays conquis par les déserteurs, ce beau territoire de Natal, que le
capitaine Harris appelle déjà dans sa carte du nom de Victoria.
Th. Pavie.
POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
SE ZiA FRAirCS.
XLVIII.
HENRI BETLE (M. DE STENDHAL).
I.
Nous abordons une tâche épineuse et séduisante tout à la fois>
celle d'apprécier un Homme d'esprit à qui son caractère droit et son
talent doué de qualités originales semblaient promettre une force
d'action plus grande que celle qu'il a exercée sur ses contemporains.
Nous rencontrerons dans ce talent et dans ce caractère des particu-
larités bizarres, d'étranges anomalies, des contradictions qui nous
expliqueront comment, après avoir été plus vanté que lu, plus lu
que goûté, plus décrié que jugé, plus cité que connu, il a vécu, si
cela peut se dire, dans une sorte de célébrité clandestine, pour
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 25t
mourir d*une mort obscare et inaperçue. I^ littérature contempo-
raine, il faut bien Tavouer, n'a trouvé, devant la tombe d*un de ses
membres les plus distingués, que le silence ou des paroles pires que
le silence. M. fieyle mort, tout a été dit pour lui. Ses dépouilles^
n*ont point vu leur cortège, se grossir de ces regrets qui aiment
l*éclat et qui viennent chercher sous les plis du drap funèbre un
reflet du lustre qu'avait jeté le vivant. Nulle vanité ne s*est crue in-
téressée à vivre une heure des reliefs de la sienne. Sa vie a-t-elle
donc été tout-à-fait sans gloire? Il a eu plus de droiture et de respect
pour lui-même qu'il n'en faut pour mettre un nom en haute recom-
mandation et léguer un thème sonore aux oraisons funèbres. Il a
eu plus d'esprit qu'il n'en faut pour se faire une petite cour de flal-
tcurs ou de poltrons, et tenir ses petits levers devant une foule de
parasites. Il a eu plus d'idées enfin qu'il n'en faut pour planter une
bannière à soi dans le champ de l'invention et tenir état de chef
d'école. Mais, hâtons-nous de le dire, M. Beyle a eu un grand tort,
et qui n'est pas commun, il a voulu être lui-même, il Ta trop voulu;
tout l'effort de sa vie s'est bandé, comme dirait Montaigne, & ce but,
qu'il a en somme plutôt dépassé qu'atteint. A chaque pas qu'il va
faire, & chaque parole qu'il va écrire, il semble se poser cette ques-
tion : En m'y prenant de cette manière, vais-je ressembler à quel-
qu'un? De là pour lui la nécessité d'inventer sans cesse, même dans
des minuties où il n'y a plus à inventer; de là aussi l'isolement. Des
gens qui l'ont approché ont vu en lui un homme fantasque, inègd,
épineux; des gens qui l'ont lu lui ont reproché d'être un écrivain à
paradoxes; pourtant il a conservé jusqu'à la fin ses amitiés d'en-
fance, et il est mort sur les idées qui lui avaient fait, à un âge déjà
mûr et nourri d'expérience , écrire sa première page. Ses livres ne
sont, au fond, qu'une théorie du bonheur, et sa vie n'a voulu être
qu'une mise en action de sa théorie , laquelle repose sur ce priu^
cipe : faire à chaque instant ce qui plaît le plus. Après tout, cet excès
avec lequel il abonde dans ses propres idées et dans son propre ca-
ractère, ou du moins dans celui qu'il se faisait, est le seul paradoxe
dont il se soit rendu coupable; mais ce paradoxe a été soutenu trente
ans, et il s'est épanoui en une gerbe d'effets singuliers.
Pour résoudre ce problème capital qu'il s'était posé : être soi^
M. de Stendhal s'est avisé d'un expédient qui a d^à sa nouveauté.
Sciemment ou non , il a pris justement le contre-pied de sa propre
nature. Penseur très sérieux pour lui-même, il a voulu n'être,, à la
superficie d« moins, qu'un écrivain très léger pour ses lecteurs. BSr^
252 REVUE DES DEUX MONDES.
prit logique et d'une rare méthode, il a mis une ténacité non moins
rare à rompre le ciment qui maintenait Tédifice de ses pensées et à
les répandre comme une poussière vannée par le vent; esprit labo-
rieux, il a recherché les dehors de la négligence et travaillé jusqu'à
sa'paresse. Ame chaleureuse et convaincue, il a eu comme horreur
de se laisser prendre en flagrant délit d'enthousiasme; il a traité sans
pitié sa passion par les réactifs d'une chimie morale qui n*est qu'à
lui, et chaque élan de son ame en bouillonnement a tourné tout sou-
dain en jet d'ironie. Génie brusque et prime-sautier, on ne lui voit
jamais d'abandon , et l'homme qui se regarde penser et qui se sur-
veille apparaît jusque dans ses saillies. Ennemi de l'affectation, il a
mis de l'affectation partout, et jusque dans cette haine. Ennemi de
la vanité, il s'est plu à la démasquer, à la désoler par la constance et
la sagacité malicieuse de ses attaques; mais cette idée du voisin dont
y dénonçait les burlesques effets dans les autres, il n'a pas su mieux
qu'un autre en secouer le joug; le spectre du voisin a sans repos ni
trêve posé devant lui; harcelé, tourmenté, obsédé par cetter vision
incessante, lui-même l'évoquait sans cesse pour se raidir à la braver
ou se fatiguer à la fuir. Épris du sans-géne et du naturel, il a passé
sa vie à se travestir. S'il a semé à pleines mains l'épigramme, c'était
conune pour se faire un hallier où il pût cacher ses inquiétudes; il
n'a tant fait marcher le ridicule devant lui que pour n'en pas être
atteint. C'est en portant la croix de sa vanité qu'il a (on peut le dire)
sué l'ironie. Il a consacré vingt volumes et infiniment d'esprit, de bon
esprit français, à parler des beaux-arts et à médire de l'esprit, de l'es-
prit français surtout, qu'il trouvait incompatible avec le sentiment
des beaux-arts; de façon que, si l'on en croit ses médisances, on ne le
lira pas, ou que, si on le ht, on ne l'en croira pas. Une moitié de sa
vie et de son intelligence s'est dépensée à écrire des livres pour le
public; l'autre moitié, la plus forte peut-être, à tisser et à rompre pour
recommencer sur nouveaux frais les fils du triple réseau de mystères
dans le dédale duquel il aimait à faire disparaître sa personne et son
nom. C'est là un travail assez nouveau, et dans lequel il n'avait guère
à craindre de se rencontrer ni avec des modèles ni avec des imita-
teurs; aussi est-ce merveille de voir ce qu'il y a mis de prédilection,
d'application, d'invention : tantôt officier de cavalerie, tantôt mar-
chand de fer, tantôt douanier, tantôt femme et marquise, de Sten-
dhal, LisiOy Visconti, Salviati, Birkbeck, Strombeck, le baron de
Botmer, sir William R...., Théodose Bernard (du Rhône), César-
Alexandre Bombet, Lagenevais, etc., etc., que dire encore?
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 253
L'anonyme ne le cache pas assez, le pseudonyme ne dépiste pas
suOisarament Tinquisltion qu'il veut déjouer. Outre celui .qu'il affiche
sur son titre, il en prendra cinq ou six différens dans le cours de
Touvrâge pour autant de pensées qui lui auront paru plus particur-
lièrement compromettantes, et aussi (car c'est encore là un de ses
artiGces) plus particulièrement insignifiantes. Souvent même, si le
résonnement d'un nom tout entier l'épouvante, il se réduira à l'ini-
tiale et il y épuisera les vingt-six lettres de l'alphabet. Parlant toutes
les langues, portant toutes les 'livrées, tour à tour Anglais et Italien,
Français et Allemand, homme et femme, noble et roturier, il semble,
par l'aisance et la fécondité de ses travestissemens, avoir ressuscité
en sa personne ces maîtres intrigans du bon vieux théâtre, et s'être
fait le Sbrigani d'une pièce où il ferait jouer au public le rôle du
gentilhomme limosin. C'est une comédie qu'il s'est donnée à lui-
même durant toute sa vie; il fait bon le voir riant sous cape, tout bas,
en dedans et les lèvres pincées, jusqu'au moment où une terreur pa-
nique vient l'assaillir au pied de ce théâtre fantastique qu'il s'est
dressé sous son bonnet de nuit, et le fait fuir en renversant toiles et
banquettes. Ce moment, où il craint d'être découvert, revient pour
lui presque tous les jours, mais surtout les jours où il a publié quel-
que livre nouveau. C'est à l'un de ces momens solennels et décisifs
qu'on le voit disparaître tout à coup et tout de bon. On le cherche :
il est en voyage. Son livre, jeté dans le monde, le rejette par contre-
coup à quelque bout du monde. Il fuit sa pensée produite au grand
jour; il fuit cet éclat subit et ce subit retentissement; il fuit jusqu'à
ce nom imaginaire qu'il s'est donné sur la première page, et dans
lequel il tremble lui-même de se reconnaître; il recule, comme le
canon, devant son propre éclair et son bruit. Ainsi il est toujours en
contradiction arec lui-même, ainsi il est et n'est pas lui; mais -ce qui
devient lui, ce qui n'est aucun autre que lui, c'est le bizarre corn*
posé, le résultat final de cette contradiction perpétuelle. Voilà, si
l'on veut, son paradoxe.
Que l'on ne dise pas cependant que c'est là une de ces folles
plumes qui s'abandonnent en filles perdues à tous les dévergondages
de la pensée, qui n'ont peut-être ni le discernement du faux, ni
certainement le souci du vrai, qui se prêtent à tout et ne se livrent
è rien, qui prennent tour à tour et repoussent sans choix, sans con-
science, sans respect, sans amour, qui jettent une ombre sur toute
clarté, font reluire d'un faux jour toutes ténèbres, qui se font un jeu
TOME I. 17
354 REVUE BBS DEUX îfONDES.
d'insulter à toute certitude» à leur propre intelligence, et applique-
raient le masque du sophisme sur la face même de la vérité. Cest là
sans doute ce que Ton appelle une plume à paradoxes; mais auquel
de ces traits reconnaître M. de Stendhal?
Il faut se bien convaincre d'abord que l'auteur de le Rouge et le
Noir y des Promenades dans Rome, de Y Histoire de la peinture en
ItaliCy de la Vie dé Rossini, n'a visé ni à la gloire du romancier, ni à
celle du voyageur ou du critique, ni à celle de l'historien, ni même,
quoique sa manière d'écrire soit tout épisodique et anecdotique, à
celle du biographe. L'histoire, le roman, le voyage, la biographie,
ont été tour à tour le cadre dans lequel il a fait entrer l'objet unique
et constant de sa pensée. Cet objet, c'est la science de l'homme,
puis l'objet immédiat de cette science primordiale, la science du
bonheur. 11 n'y avait donc qu'une gloire pour lui, celle de voir juste
et de déduire rigoureusement. Il a dit et répété de vingt manières
que tout bon esprit commence par se faire une bonne logique,
un art à lui de raisonner juste : tel a été en effet son grand travail
préalable sur lui-même. Aussi , a-t-il affecté plus que de l'insou-
ciance à l'égard de toutes les autres parties de l'écrivain , a6n de
faire mieux ressortir ce qu'il croyait avoir d'excellent dans celle-ci.
Il semblerait qu'il laissât au hasard le soin de composer ses livres et
retirât à la grammaire tout droit sur l'arrangement de ses phrases.
Ajoutons qu'à la vérité, s'il paraît avoir peu étudié la langue sous
le point de vue de la correction, il en a étudié profondément le
génie et combiné les ressources quant aux efiFets qu'il en veut tirer
le plus habituellement. Quoi qu'il en soit, il n'en reste pas moins
un écrivain négligé , et il n'est que vrai lorsqu'il dit : « Quant à
moi , j'aime mieux encourir le reproche d'avoir un style heurté que
celui d'être vide; » ou encore : «J'écris comme on fume un cigare;
une page qui m'a amusé à l'écrire est toujours bonne pour moi. o
Mais dans ces phrases même, où il confesse et montre peut-être sa
négligence, nous retrouvons ce qui le caractérise bien autrement,
son horreur pour le vide. En effet, M. Beyle est essentiellement un
penseur; l'art de penser a été le but de toute son activité intellec-
tuelle; l'art de faire penser est le principe de sa manière d'écrire; et
comme l'objet unique de ses pensées a été une science d'observa-
tion , toutes ses visées , toute son ambition , toute sa gloire , tout le
flpuît de sa vie ^ sont restés attachés au renom d'observateur péné-
trant et de logicien rigoureux. Un seul paradoxe jeté là-dedans de
\
POÈTES ET ROKÀMaERS HOBIUQBS BB LA FRANCE. 9K
gmeté de cœar reityerse du même coup Unit ee lak)mini>édifiee; «t
pids, est-Il besoio de 8*y prendre de si loifi pour enirer dans le nétier
4e faiseur de paradoxes?
M. de Stendhal fcmde si peu son succès sur ce genre d'agrément,
il. vise si peu à cet étrange mérite, qui consiste à surprendre un
instant la bonne foi de son lecteur, que, dans la crainte que la vigi-
lance de celui<-ci ne s'assoupisse, il prend soin lui-inéme de la tenir
en baleiAe et toujours sur ses gardes. Il toiet peu de propositions
qu'il ne fesse suivre de cet avis renouvelé sous Umtes les formes :
«J'invite à se méfier de tout le monde, même de asoi... Ne croyez
juiiais qu'à ce que vous avez vu, n'admirez que ce qui vous feit
plaisir, et supposez que le voisin qui vous parle est un homme payé
pour mentir. » Il n'y a pas jusqu'à tel nûnce détail de technie musi^
cale à propos duquel M. de Stendhal ne vous dise : « Vérifiez cette
assertion sur le piano voisin; » ou s'il s'agit de peinture et de parti-
cularités d'anatomie ou de coloris : ce Allez à l'école de natation, et
regardez le nu. » Ce qu'il recommande à ses lecteurs , il l'a pratiqué
pour lui-même. Il s'est soumis lui-même à toute sorte d'expériences
minutieuses, et là peutrétre est la clé de bien des bizarreries qui
n'ont été que des bizarreries pour le voisin. Il ne lui a pas suffi de
voir et de toucher; il a tenu pour suspects son tact et sa vue et son
ame; il a soumis toute sa sensibilité à cette méfiance qu'il console
aux autres; il a obligé son esprit à des tours de force pour obtenir
qu'il en vînt à pouvoir observer sa propre attention lorsqu'elle était
tendue elle-même à observer autre chose. Le mouvement de pas-
sion, si inopiné qu'il soit, n'échappe pas à cette surveillance, qui est
devmue une habitude. Que dis-rje? et comme ce mot me révient, il
n'est pas jusqu'à l'habitude elle-même, cette source continue d'actes
inaperçus et involontaires, il n'est pas jusqu'à l'habitude qui ne se soit
laissé surprendre par cette vigilance infatigable, et qui n'ait été suivie
des yeux, étudiée, comme le serait la volonté réfléchie. Voilà bien
de quoi faire que nul écrivain ne soit moins naïf que M. de Stendhal,
mais aussi que nul ne soit plus sincère.
En efiet, nous touchons ici à la dignité de sa conscience d'honune
privé et d'écrivain, et si nous l'avons vu déjà, à tant d'autres égards,
ae variant, se forçant, s'évitant, se cherchant hors de lui)-mêrae, le
sentiment de cette dignité est un point sur lequel il n'a jamais eu ni
à se forcer, ni à s'éviter, ni à revenir. Là il est resté lui, un lui qui
n'avait rien d'artificiel , qu'il a trouvé tout fait et consente tel avec
aoin, sans doute, mais sans efibrt, 'sans ostentation, et à peu près
17.
256 REVUE DES DEUX MONDES.
comme l'on respire. A côté de son ironie perpétuelle et extérieure,
il a eu dans le for de sa conscience un culte sérieux et qui ne s'est
point démenti pour ce qui lui a paru respectable, comme éternel et
capital objet d'intérêt pour Fesprit humain. Il a voué sérieusement
sa vie à la recherche du vrai, à Tamour du beau. S'il a voulu donner
à la vérité un air futile et narquois, tidendo dicere verum, c'est un
peu par envie d'être neuf et de ne ressembler à personne, par amour
de ce qu'il appelle le divin imprévu, un peu par haine du pédantisme
et de ta pesanteur des gens qui l'ont précédé dans cette recherche,
un peu aussi par démangeaison taquine et pour se moquer de la
futilité ignorante du vulgaire des lecteurs en ayant Tair de leur dire :
Voilà tout ce que vous pouvez digérer et supporter. Il le dit même,
et plus d'une fois, en termes à peu près aussi explicites et certaine-
ment plus piquans.
Ce mépris du vulgaire est encofe chez lui un trait persistant, et
qu'il a su lier à la dignité de son caractère, par le dégoût vrai et
actif qu'il en a tiré pour les succès qui viennent d'un grand acha-
landage et pour les pratiques au moyen desquelles on l'obtient.
«Je voudrais, dit-il quelque part, écrire dans une langue sacrée, d
Ailleurs il invoque un lecteur unique et qu'il voudrait unique dans
tous les sens; ailleurs encore il se relâche de cette rigueur hyperbo-
lique, et va jusqu'à dire, en invitant toute autre espèce de lecteur à
fermer le livre, ce qu'il lui serait doux de plaire à trente ou quarante
personnes de Paris, qu'il ne verra jamais, mais qu'il aime à la folie
sans les connaître, par exemple quelque jeune M*'"'' Roland lisant en
cachette quelque volume, qu'elle cache bien vite, au moindre bruit,
dans les tiroirs de l'établi de son père, lequel est graveur de boîtes de
montres. » Sur la dernière page de plusieurs de ses ouvrages, il inscrit,
en grandes capitales, cette dédicace :
TO THE HAPPY FEW,
et ce petit nombre d'heureux, nous l'espérons, se sera rencontré eu
effet. Mais le grand nombre a été repoussé : est-ce par de tels moyens?
Sans doute, ces déclarations ou d'autres semblables ne sufBsent pas,
et si M. de Stendhal s'en était tenu avac tant d'autres à paraphraser
ainsi le odi profanum vulgus, on pourrait n'y voir que les boutades
d'une impertinence quelque peu fastueuse , et peut-être un moyen
de recouvrir d'un grand appareil de fierté quelque dessous de table
dont l'ombre abriterait de réelles bassesses. D'ailleurs, jeter des mé-
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 257
pris au vulgaire, ce n- est pas un acte aussi hardi qu'on le pourrait
croire; c'est même une insinuation flatteuse adressée à tous ceux qui
voudront bien ne pas se confondre avec le vulgaire. Les vraies bar*
riëres de l'écrivain, celles qui ont résisté à l'irruption du succès, ne
sont point là. Elles sont dans la nature de ses idées et dans sa manière
de les présenter par la pointe; elles sont dans la contexture de ses
livres et dans la forme de son style, dans cette langue sinon sacrée, du
moins quelque peu hiéroglyphique, qu'il s'est créée à force d'ellipses,
de tours hachés, de sens rompus ou interrompus, et faits pour rebuter
une curiosité purement oisive, à force de rapprochemens disparates,
au premier abord, entre des propositions dont il omet les termes inter-
médiaires, d'allusions à peine indiquées, de demi-mots, de taquine-
ries, d'espiègleries de tout genre; elles sont encore dans son empres-
sement à brusquer ou à persiffler les opinions ou les goûts établis :
elles sont en un mot dans toutes ces précautions qu'il prend pour
forcer son lecteur à penser ou à le prendre en haine. Rien n'est clair
d'ailleurs comme sa petite phrase nette et, quoique pleine, preste et
concise. Tout le travail qu'il impose porte sur les pensées, mais c'est
là un travail réel, indispensable, et qui, outrç l'application actuelle,
demande souvent^ pour aboutir à un résultat, toute une bonne édu-
cation antérieure. Voilà derrière quelles difficultés il s'est barricadé;
voilà conunent il s'est rendu inabordable à deux classes de lecteurs
en dehors desquelles il n'y a plus de foule : les lecteurs indolens et
les lecteurs ignorans. Il ne s'est donc point borné à répéter d'un air
hautain la première partie du vers d'Horace; il en a mis la fin dans
sa pratique : et arceo. Il a mis à éloigner le profane un soin, un
art, presque un génie, et, dans tous les cas, une bonne foi que per-
sonne avant lui , pas même Horace, n'avait été aussi jaloux d'appli-
quer à ce but. Peut-être s'en est-il payé par le plaisir d'être en cela
encore conune nul autre; mais enfin il a donné des gages à son dire :
n s'est jeté résolument, sincèrement, loin des régions faciles où le
succès croit et fleurit sous le battement des pieds de la multitude,
dans l'île quasi déserte où devait se rencontrer son lecteur unique
ou tout au plus ses quarante M'°'' Roland, et il a brûlé ses vaisseaux.
n a cherché un succès peu bruyant, mais exquis, des applaudisse-
mens rares, mais délicats. Il a donné à notre époque cet exemple
trop peu répété d'un talent et d'une renommée qui ne sont exploités
ni dans le sens de l'argent ni dans le sens d'une grossière satisfac-
tion de vanité. Il s'est tenu debout au milieu du courant qui em-
porte vers cette double proie tant d'appétits plus gloutons qu'épurés»
i
268 mV0S BBS DEUX flIONDSS.
et OÙ Qn seandftle de plus se perd si facilement dans la foule des
scandales. C'est là, disons-nous, autre chose que de la fatuité et de
rimpertînence, et quand, à certains momens de sa vie littéraire, des
relations inévitables venaient ramener son esprit sur ces soins qui
hii répugnaient, il prenait le moyen le plus court et le plus sûr pour
s'y soustraire : il fuyait. Une telle répugnance lui suflisait sans doute
pour justifier cette fuite brusque et singulière dans un moment où
les auteurs n*ont pas pour habitude de chercher a le fond des bois et
leur vaste silence. » Veut-on absolument qu*à cette raison nous en
ajoutions une autre, Tamour du divin imprévu ?
Adm^tons d'abord qu'en cet aroour<;omme dans le reste, M. Beyle
a été un homme de précaution, et que, pour être singulier en tout,
il s'est piqué, bien qu'il parlât avec esprit> de ne parier aussi qu'avec
connaissance* Il se moque, en passant, de l'académicien qui avait
découvert sur une inscription le roi Feretrius, et ce n'est pas lui qui
eût fait de saint Augustin un Grec, ou qui eût jeté le Rhône dans la
mer à Marseille. Ce genre de surprise et d'imprévu n'était point celui
qu'il ménageait à ses lecteurs, et tout l'esprit du monde ne lui eût
point paru justifier une si profonde sécurité dans une si magnifique
ignorance. En pareil cas, il eût su du moins qu'il ne savait pas, et il
se fût mis à apprendre, à étudier comme un simple pédant, quitte
à reprendre , pour importer et» mettre en œuvre ce lourd butin , la
légèreté et les grâces piquantes, les ailes et le dard d'une abeille.
Voyez comment il s'y prend avant d'oser parler de ce qui fait le
sujet unique de ses écrits. Il pose comme base de la connaissance
de l'homme la physiologie: il veut connaître l'homme, il étudie
donc la physiologie, qui possède déjà de son temps Bichat et Ca-
banis. Il s'attache surtout à Cabanis, qui asseoit justement la ques-
tion sur le point où lui-même dirige ses recherches, les rapports du
physique et du moral. Toutes les fois qu'il arrive sur ce terrain , c'est
à Cabanis qu'il a recours, et il lui emprunte notamment la classifica^
tion et la définition des tempéramens, qui occupe une place asseï
importante non-seulement dans la théorie du beau antique et du beau
moderne placée en tête du second volume de V Histoire de la Pein^
tare en Italie^ mais encore dans l'enchaînement général de ses idées.
Indépendamment de la physiologie, il y a tout un ordre de phéno-
mènes qui peuvent être examinés à part, et qui résultent du méca-»
nisme de la pensée. La métaphysique, telle qu'elle est constituée, n'a
pas grand crédit auprès de lui. Cependant il rencontre, dans cette
branche encore^ un homme dont la méthode lui parait excellente.
POETES ET ROMANCIERS MODERNES DB LA FRANCE. 259
fanalyse sâre, le coup d'œil pénétrant, et il s'incline devant M. de
Tracy aussi profondément que devant Cabanis. Voilà déjà Thomme
étudié par abstraction , dans ses organes, dans ses facultés, et tel que
le présentent les sciences qui ont pour objet Tune ou l'autre des
deux faces de sa nature. Il faut le voir maintenant à l'œuvre comme
être social, et sous rinflûence des climats ou des gouvernemens.
Alors se présente une nouille série d'études sérieusement faites et
attestées par les traces que l'on retrouve dans ses écrits de Maebia-^
vel, de Montesquieu, de Delolme, de Bentham, de Malthus, aux
élacubrations duquel M. de Stendhal ajoute, par parenthèse, une
singulière idée, celle d'utiliser, au profit de la dépopulation, un
expédient dont on use encore en Italie dans un intérêt purement
musical. Tous ces documens amassés, il reste à les compléter et à les
contrôler par l'histoire. Ici M. de Stendhal n'accorde d'autorité qu'aux
originaux, c'est-à-dire aux écrits du temps, mémoires, correspon-
dances, récits historiques, pièces authentiques, etc. Il veut prendre
les passions sur le fait. C'est avec un beau mouvement d'orgueil et
de défi qu'on le voit quelque part éloigner d'avance les contradic-
teurs par cette exclamation : ce L'homme qui écrit ces lignes a par-
couru toute l'Europe, de Naples à Moscou, avec cent auteurs tous
originaux dans sa calèche. » Quant aux historiens qui ont rédigé
après coup, il les récuse comme vendus à un pouvoir ou à un sys-
tème. Nous retrouvons bien là sa circonspection méfiante et sa mé-
thode expérimentale.
Tous les travaux que nous venons d'énumérer jusqu'ici n'ont eu
en eflfetpour but et pour résultat que de lui aiguiser l'esprit, de lui
ouvrir des veines d'informations, de lui fournir des thèmes à vérifier.
Son étude capitale, a porté sur l'homme vivant, sur l'homme qu'il
pouvait voir et toucher, et il l'a regardé d'un bout à l'autre de l'Eu-
rope, d'un bout à l'autre de l'échelle sociale. Ainsi la physiologie, la
métaphysique, la politique, la philosophie de l'histoire, l'histoire
proprement dite, et par-dessus tout cela la vie pratique, les salons
eMes bivouacs depuis Naples jusqu'à Moscou, tels sont les fondemens
sur lesquels M. de Stendhal a voulu asseoir les quelques idées qu'H
aDait mettre en œuvre, et tous ces matériaux étaient rassemblés, tous
ces foodemens jetés, lorsque, pour la première fois, à l'âge de
treDle-un ans, l'obsisrvateur commença l'apprentissage d'un nouveau
métier, celui d'écrivain. De tous ceux qu'il a exercés, ce métier est
le seul qui n*en ait jamais été un pour lui; mais les autres ont mer-
[
260 REVUE DES DEUX MONDES.
veilleusement concouru à lui amener tout ce dont il allait avoir
besoin dans celui-ci.
^ II.
Né à Grenoble, le 23 janvier 1783, Henri Beyle annonça tout
d'abord cette vivacité d'intelligence qui a valu tant d'hommes distin-
gués au pays qui l'a vu naître. Dès sa quatorzième année, il terminait
son cours de belles-lettres par un dernier succès dont on ne trouverait
peut-être pas deux exemples dans les annales universitaires; tous ses
camarades renonçaient à la lutte, et lui abandonnaient la palme
avant le combat. Ce feu précoce de l'esprit explique sans doute le
peu d'attention qu'il donnait alors et qu'il a donné même par la suite
soit à la correction du langage, soit à l'orthographe. Au temps de ses
triomphes , il écrivait cela avec deux //. Nous marquons ce détail ,
parce que lui-même en a consigné le souvenir dans son roman de
le Rouge et le Noir, en prêtant la même faute à son héros, Julien
Sorel. Nul romancier, pour le dire en passant, n'a d'ailleurs été plus
personnel que lui.
De 97 à 99, il étudia les mathématiques. Son père voulait le faire
entrer à l'École Polytechnique, qui se fondait alors. Il feignit de se
prêter aux vues paternelles; mais il avait une passion vraie ou artiQ-
cielle, celle de la musique : à cette époque, il se croyait appelé à
exprimer par des sons ce qu'il avait dans l'ame. C'était une conQ-
denee qu'il se gardait bien de faire à son père; seulement, comme
ses a -h 6 le mettaient sur le chemin de Paris, où il voulait arriver
pour l'amour de la musique, il s'accommodait de son mieux aux vues
qu'on avait sur lui. Cette étude des mathématiques, il n'en faut pas
douter, lui a été d'une utilité qu'il ne prévoyait apparemment pas
alors : il y a pris, en partie du moins, les habitudes d'esprit aux-
quelles il doit cette analyse exacte et pénétrante, cette netteté d'i-
dées qui sont certainement la partie la moins contestable de son
talent. C'est aussi à cette étude qu'il a dû de voir enfin Paris, et cela
dans un beau moment, le lendemain même du 18 brumaire. C était
peu le temps de pâlir sur des intégrales, et peu aussi le temps de
chanter, si ce n'est le Chant du Départ. Le jeune Beyle était recom-
mandé à M. le comte Daru, son parent. Cette protection ne tarda
pas à lui faire sentir ses effets. On lui retira des mains ses livres et
sa craie; on les lui échangea contre un grand sabre. Adieu les rêves
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANGE. 261
sonores et. les solitudes mélodieuses; que les forêts chantent elles-
mêmes le consul , si elles en sont dignes.
M. Daru avait fait ajouter au grand sabre les galons de maréchal-
des-logis; ils eurent Thonneur de recevoir le baptême' du feu à Ma-
rengo. Plus tard, quand M. de Stendhal voudra donner une idée du
bonheur, il dira : « Il est inutile de définir le bonheur, tout le monde
le connaît, par exemple, la première perdrix que Ton tue à douze
ans, la première bataille d*où Ton sort sain et sauf à dixHsept. » Ce
tout le monde le connaît , à propos du bonheur dont il parle , a un
petit air de mot échappé qui en fait un trait charmant. Tout le monde
le connaît, comme tout le monde écrit cela avec deux IL C'est là
un détour adroit et de bon goût, qui est devenu familier à M. de
Stendhal pour éviter de dire J« et pour se mettre en scène sans trop
en avoir Tair. Il y a eu surtout un moment dans sa vie , quand il
écrivait son livre de V Amour y par exemple, où il aimait à laisser
traîner dans ses écrits le bout du grand sabre , qui ne sonnait plus
depuis long-temps sur le pavé : il en avait comme gardé la dra-
gonne attachée à sa plume. Dans ce livre, le lecteur a nécessaire-
ment des épaulettes, il est en campagne ou en garnison; on lui parle
de son colonel. On ne suppose pas un instant quMl puisse porter un
simple frac bourgeois, comme celui de Tauteur.
La carrière militaire de M. Beyle ne fut pas bien longue. Du 6* ré-
giment de dragons, ou il était devenu sous-lieutenant, il passa»
après un an de service, dans Tétat-major du général de division
Michaud; mais, le grade de lieutenant étant exigé pour les fonctions
d'aide-de-camp, il se vit bientôt obligé de retourner à ses dragons.
Après deux nouvelles années, M. Beyle s'ennuya du service, et, la
petite paix de 1803 survenant, il saisit cette occasion honorable de
donner sa démission. Il avait vingt ans. Malgré cette extrême jeu-
nesse et les diversions brillantes en ce temps-là de la vie militaire, il
observait déjà , et son esprit paraissait tourné aux idées qui depuis
en ont occupé toute l'activité. On trouve dans t Amour plusieurs
anecdotes qui lui sont fournies par les observations et les souvenirs
de ce premier séjour en Italie. Mais ces anecdotes sont-elles vraies?
Cest une question qu'il faut souvent se faire avec lui quand on a
quelque raison de tenir à la réalité des faits. Il n'aimait point à
peindre autrement que par l'action même; il trouvait vague tout ce
qui ne s'exprimait que par des mots emportant une signification gé-
nérale. Il dit quelque part : « .... Je conterais trente anecdotes et je
supprimerais toutes les idées générales sur les mœurs. Tout ce qui
SWS nBVUB PBS DEUX MONDES.
est vague en ce genre est faux. Le lecteur qui ne connaît que les
mœurs de son pays entend par les mots décence, vertu, duplicité^ des
choses matériellement diSërentes de celles que vous avez voulu dé-
signer. »
Cette horreur du vague, qui se confond avec Thorreur du vide, en-
gendre toute sa manière d*éCrife; c*est par là qu'il est parvenu à se
faire un style si propre à stimuler la pensée du lecteur; c*est par là
aussi qu'il est devenu si grand conteur d'anecdotes. Qu'il s'agisse,
en effet, de peuples ou d'individus, son procédé n'est pas de peindre
à grands traits, mais de conter. II ne résume pas ses impressions oa
ses jugemens, il en expose les matériaux. Sans doute, dans cette
foule énorme d'anecdotes qu'il rapporte ou qu'il indique seulement
par un mot, comme si on les connaissait, il y en a un grand nombre
qu'il s'est borné à recueillir. Néanmoins, lorsque l'observation lui
avait fourni un certain nombre de traits de Caractère et que le petit
événement dans lequel ils auraient pris du relief et de la vie ne se
présentait pas, M. de Stendhal l'inventait. Ainsi il raconte qu'un soir,
i Albano, une des dames romaines qu'il accompagnait s'écria en pre-
nant une glace : a Quel dommage que ce ne soit pas un péché 1 » A
la rigueur, il n'est pas impossible que M. de Stendhal ait entendu
cette parole; mais n'est-il pas plus probable qu'il l'aura prise dans
son imagination, où elle se sera introduite par la mémoire, sans que,
cette fois, notre penseur s'en soit aperçu, ou que plutôt encore il
se sera borné à mettre bravement en prose trois vers de La Fon-
taine, sans même prendre la peine d'y changer aucune circon-
stance?
Et ne suis pas du goût de celle-là
Qui, buvant Jrais (ce fut, je pense, à Home),
Disait : Que n'est-ce un péché que cela (1) !
S'il a pillé quelques-unes de ses anecdotes, il en a prêté aussi;
l'histoire de M. de Canaples, dont il n'est pas le premier éditeur il
est vrai, est devenue, sous la plume de M. Scribe, une charmante
nouvelle avec des héros et des mœurs du xix"" siècle et le titre de
Roi de Carreau. Au reste, en fait de mots et d'anecdotes, M. de Sten-
dhal, assez riche de son propre fonds pour traiter cela comme son
bien, prenait partout. Ainsi, ce mot qu'il aimait sans doute, puisque
plus d'une fois il le répète, ce mot sur Raphaël : a II n'est pas sédiie-
(1) Le DMle eu MMf», oonle^
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES BE LA FRANCE. 268
tear, il est enchanteur, » est tout au long dans les lettres (ki présir-
dent de Brosses, qui ne le répète pas.
Sa démission donnée, il revint à Grenoble prendre le vent et aviser
à s'orienter vers quelque carrière nouvelle. Avait-il déjà perdu de
Tue sa vocation musicale? Ce qui paraît certain , c'est qu'à Paris , où
3 se rendit bientôt après, ses études portèrent tout entières sur les
matières que nous avons indiquées. Pendant deux ans, il vécut dans
la solitude avec ses livres. A cette époque, le génie de la nation était
tout à la guerre; la littérature brillait d'un faible éclat; on vivait sur
les restes de l'abbé Delille; tout languissait, tout s'éteignait : la tra-
gMie en était à Legouvé, la comédie à I>emoustier, compensé, il
est vrai, par Picard. Le reste de la poésie était à la didactique, à la
traduction, à la ^scription, à l'imitation des imitations; c'était une
agOBie. a Moi qui vous parle, dit M. de Stendhal, j'ai vu M. Esmé-
Bard tenir dans Paris état de grand homme. » La prose en était an
fieox Laharpe , encore tout étourdi du coup de massue que la ré-
solution avait porté à ses beau& rêves philosophiques et à ses facultés,
ifâ toutes avaient tourné à une palinodie furibonde. La prose avait
eocore, il est vrai, M""^ de Staël et M. de Chateaubriand; mais, sur ce
derBler, M. de Stendhal n*a jamais su aller au-delà de cet éloge : «Les
bdies phrases du Génie du Christianisme; » ce qui est, il faut le dire,
sue louange bien mince dans sa bouche. M'^ de Staél était encore
BMHDS bien venue auprès de M. 'de Stendhal; il la nomme souvent, tou-
jours avec ironie, sauf deux petites fois; il n'a guère vu chez elle qu'un
faux goût, qu'une fausse chaleur, qu'une rhétoriqBe jArasière et
boursoufflée, et l'emphase des mots recouvrant le vide (ki sentiment
ou de la pensée. Il souligne le mot enthousiasme dans cette phrase :
€L Une femme connue par son enthousiasme pour'les beautés de la
nature s'est éaiée pour plaire aux Parisiens : Le plus beau ruisseau
dn monde, c'est le ruisseau de la rue du Bac! » Nous ne serions point
étonné que ce fût en haine de Corinne ^ qu'il eût adopté dans ses
ouvrages sur l'Italie la forme déshabillée du journal de voyage et de
fat note de carnet non encore rédigée. C'est encore en haine de Co^
rinne, en haine du Génie du Christianisme et des Martyrs^ qu'il dit :
«Je serais ennuyeux comme un faiseur de prose poétique... A moins
de faire de la prose poétique qui ne compte pas Je demanda
pardon pour le parler bref et tranchant , je pourrais dire les mêmes
choses en beau style néologique et moral, mais... etc. x> C'est encore
en haine de Corinne^ en haine de Cicéron, en haine de tous les pro-
sateurs italiens, dont il fait deux catégories» leê pédams d idées et les
264 REVUE DBS DEUX MONDES.
pédansdestylcy qu'il fait cet éloge de Fontana à propos de son Tempio
Vaticano : a Ainsi que les ouvrages des hommes qui ont agi, celui-ci
est plein d'idées, et l'auteur ne songe pas au style. »Ces manières de
voir, môme dans ce qu'elles pouvaient avoir d'injuste, ne lui étaient
pas tellement personnelles qu'on ne les retrouve dans un écrivain
qui avait, comme lui, porté l'épée, comme lui, aimé l'Italie, comme
lui, mêlé les goûts de l'étude aux travaux de la guerre, et qui devait
plus tard, avec un esprit semblable à quelques égards, arriver à une
gloire plus grande par des moyens tout différens. Ce n'est pas, en
effet, de Paul-Louis Courier qu'on peut dire qu'il ne songeait pas au
style; mais il n'y cherchait la beauté que par la force, et M. de Sten-
dhal l'a plus d'une fois consulté. Quant à ce dernier, la littérature
de son temps n'était pas pour lui une littérature, 9lle lui paraissait
manquer d'intelligence, de vie, d'inspiration, de vérité : il s'est
piqué de créer, sinon un çenre, au moins des ouvrages qui tire-
raient leur mérite de ces seules qualités, abstraction faite de toute
forme littéraire; mais emporté par l'esprit de réaction contre la lit-
térature de mots et de phrases, contre les idées et les formes acadé-
miques, contre les Laharpe et les poétiques, contre les littérateurs
estimables y Iss bons hommes de lettres\ les gens moraux et tristes ^
partout où l'humeur l'entraine, il a perdu de vue dans ce jeu d'escar-
mouche, dans ces habitudes de petite guerre et de combats d'avant-
garde , l'importance de la discipline et de l'ordonnance des ensem-
bles; il a trop méconnu la valeur du soldat qui combat en ligne, et il
a réduit ses espiègleries en erreurs.
Quoi qu'il en soit, tout cela partait d'une vue juste et nette, et
bien hardie de son temps; M. de Stendhal avait compris tout d'abord
que plus Voltaire est Virgile y moins il est Virgile (1), c'est-à-dire
qu'une littérature, conune un homme, doit d'abord être soi, qu'elle
n'existe qu'à celte condition, et qu'elle a à se chercher elle-même,
non dans les modèles et les règles du passé, mais dans les besoins,
dans l'esprit, dans tous les rapports qui doivent l'unir intimement à
la vie de son temps. Ce fut à chercher ces rapports qu'il s'appliqua;
de là le plan d'études que nous avons tracé. C'est pendant ces deux
années de retraite au milieu de Paris, de vingt à vingt-deux ans,
qu'il refait lui-même son éducation de collège, non sur des livres
classiques trop oubliés, mais sur Cabanis, sur M. de Tracy, sur Mon-
tesquieu, sur Montaigne, et son intelligence en est déjà au point où
(1) Mot de Montesquieu sur la Henriade,
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 265
nous la trouverons vingt-cinq ans plus tard lorsqu'il s*éeriera : ce Quand
verrai-je un peuple élevé sur la seule connaissance du nuisible et de
Futile, sans Juifs, sans Grecs, sans Romains? » En 1803, il était déjà
romantique comme il le fut lorsqu'il publia, sur le romanticismey ses
brochures de Racine et Shakspeare (1823-25). Il portait déjà en lui
les idées qui se résumèrent depuis dans cet argument fondamental
et charmant : a De mémoire d'historien , jamais peuple n*a éprouvé
dans ses mœurs et dans ses plaisirs de changement plus rapide et
plus total que celui de 17Ç0 à 1823, et Ton veut nous donner tou-
jours la même littérature 1 Que nos graves adversaires regardent au-
tour d'eux; le sot de 1780 produisait des plaisanteries bêtes et sans
sel, il riait toujours; le sot de 1823 produit des raisonnemens philo-
sophiques vagues, rebattus, à dormir debout, il a toujours la figure
allongée; voilà une révolution notable. Une société dans laquelle un
élément aussi essentiel et aussi répété que le sot est changé à ce
point, ne peut supporter ni le même ridicule^ ni le mme pathétique;
alors tout le monde aspirait à faire rire son voisin, aujourd'hui tout
le monde veut le tromper. »
Quoi de plus fin et de plus solide en même temps> de plus plaisant
et de plus juste, que cet argument sur lequel repose tout le roman-'
Ocisme de M. de Stendhal? En 1823, cet argument lui fournissait une
brochure; en 1803 , il avait décidé de la direction de son esprit.
M"* de Staël, en se faisant romantique, s'est faite Germaine, ce qui
est une autre manière d'être classique. M. Hugo a déplacé adroite-
ment, si l'on veut, et amoindri la question en l'ajoutant au pro-
granune du libéralisme de la restauration. M. Sainte-Beuve lui a
cherché une autorité bien lointaine en la rattachant, malgré la chaîne
l»isée des temps, au mouvement poétique du xw siècle, à son
Ronsard, comn^e il le dit agréablement. M. de Stendhal, de tous
ceux qui sont entrés dans cette controverse, serait-il donc celui qui
en aurait trouvé et dénoué le nœud? aurait-il été le vrai romantique
arant même que le romantisme eût trouvé son nom? Il a dit : Restez
dans votre pays, restez dans la question littéraire, restez dans votre
temps; regardez le sot, il vous l'expliquera. Et en effet, pour son
oompte personnel , il n'a cessé, durant toute sa vie, d'avoir les yeux
fixés sur le sot. C'est là le terrible voisin qui Ta tant gêné, comme
Pascal son précipice, et contre lequel il n'a su se donner de la force
qa*eD lui déclarant une guerre à outrance.
L'état de sa fortune ne lui permit probablement pas de continuer
ses études au-delà de ces deux années; car, ce terme expiré, il quitta
366 REVUE DBS DEUX MONDES.
Paris pour Marseille , où il fut commis chez un négociant dont le
père habitait, à Grenoble, dan^ la maison du grand-père de M. Beyle.
Peu de temps après, en 1806, on le nomma adjoint au commissaire
des guerres, fonction qui lui valut bientôt celle d'intendant des do-
maines de Tempereur, à Brunswick. Dans ce bon pays allemand, il
trouva un jour moyen de tirer 8 millions d*une mouture qui n'en
devait rendre que quatre, et comme d'ailleurs il ne cacha point ces
4 millions de surplus dans sa poche , cela fit dire qu'il avait le fev^
sacré; c'était un mot du temps. La campagne de 1809 vint l'arracher
au Brunswick. Il suivit, comme attaché à Fintendance-générale,
sous M. Daru, l'armée de Wagram, et put assister dans Vienne au
convoi de Haydn, mort le 31 mai du coup qui avait anéanti l'indé-
pendance de son pays.
Ce fut, je crois, dans le cours de cette campagne que M. Beyle eut
occasion de UMMftPer qu'il possédait réellement ce feu sacré dont on
lui avait faillMiieur en des circonstances où le mot était moins
heureusement appliqué. On l'avait abandonné avec les malades et
les approvisionnemens dans une petite ville dont la garnison avait été
jugée plus nécessaire ailleurs. Officier d'administration, le dépôt
qu'on laissait était placé sous sa responsabilité. Le pays était mal dis-
posé h notre égard, et n'attendait qu'une occasion pour nous le faire
sentir. A peine la garnison avait-elle quitté la ville, qu'une insur-
rection formidable s'organisa, le tocsin sonna, toute la population se
leva. Il ne s'agissait de rien moins que de massacrer les malades à
l'hôpital > et de piller ou brûleries magasins. Privés de troupes, les
officiers militaires de la place ne savaient où donner de la tête. Ce-
pendant l'émeute devenait plus menaçante. Les abords de l'hôpital
s'encombraient, les cris de mort se faisaient entendre; au péril de ses
jours, M. Beyle se jette dans ces rues abandonnées à une multitude
furieuse, et pénètre dans l'hôpital. Les convalescens , les malades»
les blessés, tout ce qui peut un instant se tenir debout ou à peu près,
il fait tout lever, il anne tout. Les plus impotens, il les met en em-
buscade aux fenêtres, qui, garnies de matelas, deviennent des meur-
trières; les autres, cavalerie, infanterie, toutes les armes confondues
cette fois sous l'uniforme lugubre de l'hôpital, il en fait un peloton;
il ouvre les portes, et se précipite sur l'émeute. A la première dé-
charge, tout se dissipa.
Le 3 août 1810, M. Beyle passa, conune auditeur de première
classe au conseil d'état , dans la grande fournée des trois cents, et
fiit attaché au làinistère de la guerre. Peu de jours après, on le nom-
POETES ET ROMANCIERS MODERNBS DB LA FRANCE. 367
niait inspecteur-général du mobilier de la couronne. Enfin, en 1812,
il partait comme directeur-général de rapprovisionnement de Minsk,
Witepsk et Mohilef , pour ce grand voyage de Moscou où il empor-
tait tant d'auteurs originaux dans sa calèche. Ici finit le cours de ses
prospérités officielles. L*intermède de la restauration fut pour lui» à
part un grain de politique, une période toute littéraire. Les évène-
mens de 1814 le firent retourner en Italie, où il mena pendant cinq
ans une vie d'observation, d'études et de relations avec les hommes
les plus distingués, entre lesquels il faut nonuner Byron, qu'il ren-
contra à Venise, comme il l'a depuis raconté. £n 1819, il revint à
Grenoble pour coopérer à l'élection de Grégoire; puis, après une
visite à Paris, il reprit le chemin de l'Italie, qu'il ne quitta qu'en
1821. Ce ne sont plus qu'allées et venues, non-seulement au-delà
des monts, mais aussi en Angleterrp (1). Malgré son libéralisme, on
{!) Pour cette période de sa vie, nous pouvons un instant le laisser parler de lui-
même. On sait que cela lui arrive rarement, au moins d*une manière avouée, et
quMl n*a jamais pu prendre sur lui de le faire sérieusement, même dans son épi-
tapbe, où, comme on le verra tout à Theure, il se fait Milanais et presque poète élé-
giaque par Teffet sentimental qu'il a su donner à la disposition des trois mots qui
la composent. Cette pièce nous a été remiso avec toute sorte de petits mystères et
le pseudonyme obligé. Cette fois, ce n*est plus Stendhal , c'est Darlincourt.
« Pour se consoler du malheur de vendre ses chevaux (mai ISli), M. Darlinoourt
fit la vie de Haydn , Mozart et Métastase. Il avait réellement assisté au convoi de
fiaydn à Vienne, en mai 1S09. Il y fut conduit par M. Denon. Ce premier ouvrage
est imité en partie d'une biographie italienne sur Haydn. Il fut traduit en anglais.
a En 1817, M. Darlincourt publia deux volumes de VHistoire d$ la Peinture en
Italie, qui n'eut aucun succès, et lui coûta 4,000 francs chez Didot. En œ tempi4à,
Darlincourt ne connaissait pas même les avantages de la camaraderie; il en eût eu
horreur. Un de ses amis fit insérer dans les Débati un article à la louange de VBie-
ioire de la Peinture; le lendemain, les Débats se rétractèrent. Ces deux volumes
forent le fruit de trois ans d'études : l'histoire pittoresque de Florence fut écrite à
Florence; de Rome, à Rome, et ainsi de suite. M. Darlincourt consulta les manos-
crits des bibliothèques de Florence, et toutefois fut trompé par un bibliothécaire
qu'il payait. Le fils de Bianca Capello vécut, et fut toujours traité en prince par
pitié.
<f En 1817, M. Darlincourt publia Rome, Naples et Florence, Ce petit manuscrit
avait été fait pour ses amis et sans nul dessein de l'imprimm'. Il eut du succès, et
VHietoire de la Peinture, qui a été recopiée dix-sept fois, ne fut lue de personne.
<x En 1822, M. Darlincourt, toujours étranger à la camaraderie, eut grand' peine
k trouver un libraire qui voulût gratuitement du manuscrit de V Amour. Ce libraire
lui dit au bout d'un mois : « Votre livre, monsieur, est comme les psaumes de M. de
Pompignan, de qui on disait : Sacrés ils sont, car personne n'y touche, n
« En 1823 et 24 , il publia Racine et Shakspeare (quarante pages), qui eut beau-
coup de succès et qui piqua lord Byron.
S68 REVUE DES DEUX MONDES.
des séjours qu*il fit en France lui donna un moment singulier d'im-
portance à la cour. Le pape venait de mourir. Le cabinet des Tuile-
ries manquait de notes sur les membres du sacré collège qui pou-
vaient être appelés à recueillir la succession de saint Pierre. Per-
sonne, autour du roi , ne connaissait Rome suffisamment. Le temps
pressait. On avait oublié pendant quelques mois cette mort du pape,
et le conclave allait se réunir. Qui sera nommé? C'était une question
d'un haut intérêt pour la France. Comment agir et par qui? Dans cet
embarras, le nom de M. Beyie est prononcé et accueilli avec ardeur.
On députe chez lui. Il promet une note sur chacun des cardinaux
éligibles. 11 désigna celui que la France doit appuyer, et c*est d'une
bouche libérale que sort le nom du pape qui sera porté par une cour
ultramontaine. Probablement sa sainteté a toujours ignoré qu'elle
dût sa tiare ù un pauvre honune d'esprit français logé dans les com-
« En lS2i^25, un second Racine et Shakspeare (cent cinquante pages). Succès
d'estime. On n'y comprend rien. Grande colère de M. Âuger, qui fait lire ce livre
deux mois après. M. Darlincourt écrit au Globe pour combattre les trois unités.
(( En 1823, Vie de Rossini, fort bien vendue, deux petits volumes. Le seul des
ouvrages de M. Darlincourt lu sur-le^hamp dans la bonne compagnie.
« En 1829, Promenades dans Rome^ deux gros volumes.
<f En 1830, Rouge et Noir, deux volumes. Quelques articles dans les revues, avec
des noms dictés par la prudence. Nolice sur lord Byron dans Touvrage de M°*« Sw.
Belloc.
« M. Darlincourt est pourchassé à Venise et à Barcelone à cause de la seconde
édition de Rome, Naplés et Florence. Obligé par état de voyager, il lui importe de
n'être pas connu comme auteur d'ouvrages. On ne comprend pas ces choses quand
on n'est pas sorti de France. »
C'est en 1838 qu'il nous faisait remettre cette note, qui nous a paru, avec son
épilaphe, un curieux témoignage de l'écrivain sur lui-même. Voici cette épilapbe
telle qu'elle est dans son testament. Une tranposition de mots a été faite avec
intention, mais à tort, ce semble, dans celle qu'on peut lire sur sa tombe au cime-
Uère Montmartre, rond-point de la Croix.
ARBIGO BETLE,
MILANESE.
TISSE,
SCRISSE ,
am6,
MORI.
ANNO ....
Il vécut, il écrivit, il aima. — Quoi donc! est-ce là tout? El dans cette épilaphe,
où il se donne le phiisir de mystifier encore, n'y avait-il pas un mot à ajouter : il
persiffla?
POÈTES ET ROMAINCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 269
bles de la rue Richelieu. £n 1830, M. le comte Mole Tavait nommé
consul à Trieste, mais rAutriche lui ayant, malgré ses pseudonymes
et ses déguisemens, refusé Yeœequatur, à cause de maint passage
inséré dans ses ouvrages sur Tltalie, on chercha un souverain plus
accommodant, et ce fut à Civita-Yecchia qu'il alla remplir les fonc-
tions consulaires dont il est resté investi jusqu'à sa mort.
Pendant les trois périodes à travers lesquelles nous venons de
suivre la vie de M. de Stendhal, et dans toutes lesparties de FEu-
rope, il se trouva mêlé au plus haut monde. Il était connu person-
nellement de presque tous les grands personnages de France, d'Italie,
d'Allemagne, auxquels la politique, l'esprit, la naissance ou toute
autre supériorité avaient assuré un rang élevé dans leur pays. II
savait leur histoire à tous, le faible et le fort de chacun. Leur por-
trait était dessiné dans son esprit en anecdotes. L'art de présenter
ces anecdotes, de les taire à propos, d'en montrer une partie et d'en
cacher une autre, d'être à la fois de bon goût dans la parole, de bon
goût dans la réticence, et piquant dans toutes les deux, faisait de
lui un homme précieux dans les salons. Il y était recherché et écouté,
quoiqu'il inventât en parlant^ chose inconvenante, comme il le dit,
parce qu'elle peut surp;*endre l'interlocuteur et le laisser sans ré-
plique. Il s'y était tellement acclimaté, que, sorti de là, il ne pouvait
plus être autre chose qu'un homme de salon. Ses livres en effet sont
encore des causeries; ils en ont le négligé, la vivacité, les interrup-
tions, les digressions, les précautions, le trait, toutes les soudai-
netés, toutes les grâces. Il a donc pu étudier, et sous toutes ses
faces, le mécanisme des passions grandes ou petites qui meut les
ressorts de la pauvre machine humaine. La rare perspicacité dont il
était doué allait tout de suite au fond. Toutes les circonstances
oiseuses ou trompeuses, il les éliminait sur-le-champ. C'était pour
lui comme une autre algèbre aux opérations de laquelle l'habitude
des problèmes de l'algèbre véritable avait dû contribuer à rompre son
esprit. Mais à cette netteté pénétrante de la vue il ajoutait une ma-
lice qui ne lui venait pas de Talgèbre. Il a bien justifié pour son
compte ce mot dans lequel il résume le caractère dauphinois : brave
et jamais dupe. Il mettait, à la vérité, une grande bienséance ^ans
ses plus grandes malices. Si son œil perçait à jour toutes les ombres,
tous les voiles, il n'avait garde de les déchirer et de montrer gros-
sièrement à nu des vérités déplaisantes ou choquantes. £n même
temps qu'il excellait à découvrir, sous le mot ou sous l'acte agréable
et usité, une idée, un jugement, un sentiment qui avait moins de
TOME I. 18
^0 REVUE DBS DEUX RONDES.
graces séduisantes, il excellait aussi h couvrir du mot agréable l'es
idées, tes jogenreu», tes sentimensquf ne Fêtaient point, ^irituel et
totupltieui! égoîfete, îl trouvait qu'on devait écarter des yeux toute
iiiM^e qorr ne peut que les blesser sans utiTité. Quoique libéral et
homme d'opposition par conséquent, Ton peut même dire d'aune op-
position taquine, il était Tennemî déclaré des décfemations, des récri-
minations, des scandales, de tout ce qut fcmente la haine impuis-
sctnte, comme il disait si souvent et si Wen. « Trouver une meilteure
mnnière d'arranger les choses, blânïerce qui existe, fi donc! s'écrfe-
t-a, c'est nous rendre baïssans, c'est chercher à nous rendre malheu-
i^ux, c'est un manque de politesse. » De môme il disait qu'il n'y a
qiietes prêtres et tes pédans qui puissent s'amuser à nous faire des
taMeaux de la mort et à spéculer sur l'horreur qu'elle inspire ;
« Puisque la mort est inévitable, ajoutait-il , évitons d'y penser. »
Malgré ces délicatesses d'homme de bonne compagnie, il lui est
resté une certaine brusquerie qui annonçait que la franchise milî-
tiafre avait passé par là : c'est qu'avant d'étudier les passions des sa-
lons et de vivre de leur vie, il avait vécu de la vie des camps, de la
vfe subalterne du soldat. C'est aussi que le tempérament s'en mêlait
quelque peu. Cest enfin que l'art lui-même ajoutait quelque chose à
fa nature. Cette brusquerie n'allait point chez lui jusqu'à la rudesse,
excepté avec les gens qu'il méprisait. Une fois peut-être, a propos des
provinciaux, par exemple, qui professent un si profond respect pour
forgent et pour tout ce qui a Vhonneur de leur appartenir^ pour leur
petite villcy qui est la première des villes , pour leur femme, qui est la
plus incomparable des femmes^ k propos de ces provinciaux dont il
faut voir la figure lorsqu'ils nomment une grosse somme d'argent,
il s'échappera, en exprimant Fhorreur qu'il y aurait 6 être obligé de
passer sa vfe au milieu d'eux, jusqu'à dh-e : Ces animaux-là. Ar-
nolphe en dit autant des femmes.
En général, il savait arrêter cette brusquerie juste au point où elle
eût fait plus qu'ajouter à l'imprévu, à ce divin imprévu qu'il a tant
aimé, dont il avait su démêler l'importance dans tout ce qui est
plaisir de l'esprit, et aux grâces duquel il a tant sacrifié dans ses
actions comme dans ses écrits. Le ciel lui avait donné une raison
originale, l'amour de l'imprévu donna à cette raison des allures sin-
gulières. S'il était possédé de l'idée fixe de ne ressembler à rien ,
d'être neuf , même dans les choses indifférentes , s'il décousait en
écrivant les pensées qu'il avait cousues en méditant, c'était pour un
amour qu'il a porté aussi loin que l'amour de la vérité, c'était pour
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 271
l'amour du divin imprévu. Il n'a point été, son histoire et ses tra-
vaux Vont démontré, un artisan de paradoxes, mais tout a voulu
être brusque et imprévu dans sa vie , hélas ! et dans sa mort. Frappé
d'apoplexie à la porte du ministère des affaires étrangères, le soir du
22 mars 184.2, M. Beyle fut rapporté chez lui, où il expira six heures
après. Celui qui, fonctionnaire public, savait si bien trouver des mil-
lions, est mort pauvre, et le dernier jour Ta surpris n'ayant rien que
des amis et des manuscrits qui avaient besoin encore du lendemain.
Voilà sa vie, la voilà du moins telle que nous pouvons la connaître
et la comprendre. Mais, s*il faut tout dire, le dernier mot de cette vie,
mot que M. Heyle a voulu nous suggérer un peu tard dans son épi-
taphe (amo), n*est ni dans les souvenirs ni dans Tintelligence d'un
homme, il est dans le cœur d'une femme. L'amour, telle a dû être
la pierre de touche de ce caractère. M. Beyle a-t-il été cette ame
tendre et passionnée qu'il veut laisser deviner en affectant de la
cacher, ou n'a-t-il été qu'un épicurien railleur, sceptique et madré»
qui craindrait d'être dupe de la vie, s'il la prenait un instant au sé-
rieux et s'il cessait d'en rire? On peut dire de tout homme, surtout
lorsqu'il a passé trente ans : dis-moi quelle femme tu aimes, je te
dirai qui tu es. Pour M. Beyle, qui a. tant exalté un certain idéal de
femme et d'amour, pour M. Beyle, dont tous les écrits reposent sur
le contraste de cet idéal et de celui qu'il suppose à ses lecteurs fraû-
çais, cette vérité serait vraie plus encore que pour tout autre. Il nous
relègue si plaisamment dans notre Nord et dans notre vanité , nous
autres Français , nous surtout Français d'en-deçà la Loire, il nous
répète sous tantde formes le conseil de la Vénitienne à Jean-Jacques»
studia la matemaiica^ Zanetto, e lascia le donne, laisse l'amour, mon
petit Jean, et enlève des redoutes à la baïonnette ou fais des comé-
dies comme Molière et des romans comme Voltaire, que, lorsqu'il
parle de l'amour, il semble qu'il nous entretienne de choses incon-
nues découvertes en un pays lointain. N'est-il pas même dans sou
livre de VAmaur un chapitre intitulé Voyage dans un pays inconnu?
Ne dit-il pas dès la seconde phrase de ce chapitre : « C'est une dis-
sertation obscure sur quelques phénomènes relatifs à l'oranger»
arbre qui ne croît ou qui ne parvient à toute sa hauteur qu*en
Italie ou en Espagne? » Il conseille en conséquence aux hommes
nés dans le Nord de sauter au chapitre suivant. Or, cet arbre des pays
chauds dont il va traiter, c'est l'apiour. Sur ce point qu'il donne lui-
même comme capital et auquel il rattache toutes ses théories sur les
beaux-arts et sur les caractères des peuples, s'est-il laissé entrevoir
18.
272 REVUE DES DEUX MONDES.
tel qu'il était? a-t-ll senti vraiment un amour autre que celui que
nous pouvons sentir ? l'abandon sans réserve et la bonne foi aveugle
de la passion ont-ils pu se concilier chez lui avec la clairvoyance ma-
toise qui analyse toutes les impressions, avec Tironie qui les.devance?
ou bien cet enthousiasme dont il tient la flamme sacrée enfermée
dans un saint des saints où on l'aperçoit parfois jeter une lueur aus-
sitôt étouffée, cet enthousiasme joué, n'est-il qu'une ironie de plus?
Voilà toute la question : jugée, M. de Stendhal entier l'est aussi, et
dans le môme sens. Nous sommes arrivé par l'induction et le rai-
sonnement à le trouver sincère dans les choses d'intelligence; mais
sur ce point suprême quelle induction peut pénétrer aussi avant dans
la certitude qu'un seul coup d'œil d'une femme regardant, suivant le
mot de Jean-Jacques, son amant au sortir de ses bras?
Nous aurions donc voulu que, par-dessus tout, M. Beyle nous fût
raconté par une femme, une surtout ce ces énergiques et passion-
nées Italiennes qu'il parait avoir tant aimées, et qui disent si résolu-
ment à un homme : « Mon cher, dites donc à votre ami qu'il me plaît
et qu'il est tout présenté. CarOy dite à M... che mi piace. » Une telle
femme n'eût point pris notre curiosité pour un outrage; elle eût
trouvé plus de bonheur à parler de son amant que d'avantages à ca-
cher qu'elle l'avait aimé. Mais si nous ne sommes point parvenu jus-
qu'à elle, si nous n'avons point trouvé une maîtresse de M. de Sten-
dhal, nous sommes arrivé du moins, et tout nouvellement, bien près
d'une femme qu'il a aimée pendant de longues années : femme fran-
çaise, de beaucoup d'esprit et d'une grande beauté, femme à qui
M. Beyle n'a offert qu'une tendresse sans exigences et qu'un dévoue-
ment désintéressé, ce qi\e Matta, dans les Mémoires de Grammonty
appelle servir sans gages. Ce sentiment, qui était plus que de l'amitié,
plus que de l'amour aussi, puisque l'amour ne connaît guère l'abné-
gation, a laissé un monument de son intensité et de sa pureté dans
une correspondance pleine de bonhomie et de sereine affection. Nous
le tenons d'un écrivain bien connu comme expert en toute sorte
d'appréciations délicates, à qui la correspondance a été communi-
quée.IVI. Beyle, bonhomme! Une se moquait donc pas lorsqu'il écri-
vait à un ami fictif ou réel {Lettres sur Haydn) : (( 11 y a long-temps que
nous sommes convenus d'être naturels l'un pour l'autre. » Cette cor-
respondance prouve qu'il y avait en effet un asile où M. Beyle osait
dépouiller tous ses masques et pouvait être naturel; elle prouve aussi
que son ame comprenait toutes les délicatesses, qu'elle était au ni-
veau des sentiraens les plus élevés, les plus purs, et qu'il les prenait
POETES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANGE. 273
assez au sérieux pour ne pas se ménager sur les sacrifices quHs im-
posent.
Cest là l'homme qui , à Timitation de Byron , s*amuse à dire d'un
petit air impertinent, et pour narguer la pruderie d*autrui : a Moi
qui suis immoral I » C'est là aussi cette ame gangrenée par le pa-
radoxe I
Nous reprochera-t-on de lui faire honneur, à lui exclusivement,
de la pureté de cette liaison qu'il a si pieusement cultivée? Nous dé-
clinerions le combat, nous nous retrancherions au besoin derrière
l'autorité de La Bruyère, qui a dit : a La plupart des femmes n'ont
guère de principes , elles se conduisent par le cœur (jnous dirions
plus volontiers par les humeurs), et dépendent, pour leurs mœurs,
de ceux qu'elles aiment. » ,
lïL
Si nous ne l'avions dit déjà, pe serait ici le lieu de déclarer haute-
meqt que M. de Stendhal, à prendre le mot dans un sens strictement
littéraire, n'est pas un écrivain. Lui-même l'a senti, lui-même l'a
voulu, lui-même l'a déclaré vingt fois. Nous avons cité à ce propos
quelques exemples, et l'on a vu, entre autres, le passage où il avoue
s'être fait écrivain pour avoir vendu ses chevaux en mai 1814. A la
rigueur, ceci n'est point vrai et n'a été écrit que pour amener en
parenthèse ce léger trait décoché à la restauration : mai 1814. Cette
date lui tient fort au cœur, il y revient souvent, et il termine par
exemple son volume de Rome, Naples et Florence^ par cette note :
« L'auteur, qui n'est plus Français depuis 1814, est à un service
étranger. » C'est là sa manière de faire des épigrammes politiques;
mais il a assez d'esprit et de perspicacité pour savoir qu'il n'est que
vrai lorsqu'il déclare, même ironiquement, qu'il regrette bien de
n'avoir pas de talent littéraire. Il is' estime d'ailleurs assez pour être
convaincu qu'il a un talent bien supérieur à celui-là, celui de voir,
et de raisonner juste. Aussi, ce n'est pas de sa modestie que nous
voulons lui faire honneur. Il a poussé aussi loin que personne l'art
de trouver le mot qui va au fond des choses, le tour qui rend avec
le plus de vivacité, de netteté, de lumière, sa pensée et l'intention
particulière qu'il a pu y ajouter. En ce sens, on peut dire qu'il a dé-
couvert des ressources, des finesses nouvelles dans la langue, qu'il
lui a imprimé son cachet, et qu'il a une manière bien à lui. Toute-
974 REVUE DES DEUX MONDES.
fois cette inaniëre ne forme point un style; il a du trait, de la sou-
daineté, de vives et pénétrantes clartés, il a le génie du mot, il n'a
point l'art de la page. Voilà comment nous entendons qu'il n'est
point un écrivain, et cela, même en faisant abstraction des incor-
rections qui fourmillent surtout dans ses premiers ouvrages.
M. Beyle a, dans ses écrits, touché du bout de la plume à bien des
choses, à la religion, à la morale, aux gouvernemens, aux mœurs,
aux beaux-arts; tout cela s'est lié dans sa tête, comme cela se lie ea
effet dans la réalité , aux conditions les plus essentielles du bonheur
de l'homme. Ce serait être infidèle envers les idées de l'auteur que
de vouloir les réduire dans l'analyse à une rigoureuse déductioo
logique, et donner à cette philosophie légère des allures d'école qu6
Fauteur a eu surtout à cœur de lui épargner. Vauvenargues a dit
que toutes les grandes pensées viennent du cœur. En ajoutant à ce
mot que toutes les grandes jouissances viennent aussi du cœur, en
d'autres termes que le principe de toute grandeur et de tout bonheur
pour l'homme est dans ses passions, ou plutôt dans l'énergie de leur
foyer, on aurait, je crois, toute la philosophie de M. Beyle vue par
son plus grand côté. Cette proposition peut résumer la philosophie
d'un sot comme celle d'un grand géûie; elle n'a de valeur que par le
parti qu'on en tire. M. Beyle en a tiré une foule d'aperçus très ingé-
nieux, très bien liés, mais il n'a poussé que vers certains points où
sa fantaisie l'entraînait, et encore, dans ces directions qu'il a prises»
n'a-t-il poussé ique jusqu'au bout de sd fantaisie. Dans tout ce qui
n'est pas les beaux-arts, partie qu'il a spécialement fouillée, ses vues,
arrêtées trop court, s'éteignent, faute d'issue, dans des impasses et
parfois même s'entre-détruisent. Ainsi il ne sait que faire de la
liberté et de ta monarchie; tantôt c'est la monarchie qui est mor-
telle aux beaux-arts en étouffant les caractères, en brisant les âmes
des artistes, témoin la France de Louis XIV et surtout la France de
Louis XV, qui recueille tous les fruits monarchiques que l'autre a
semés; tantôt c'est la liberté, en ouvrant à ces mêmes caractères
d'autres voies de développement et d'activité, témoin l'Union d'Amé-
rique. Lui restera-l^il au moins le gouvernement tempéré, le gou-
i^ernement des deux diambres, pour nous servir de ses propres
termes? Il le porte souvent aux nues conoone une panacée souveraine;
puis il le répudie comme il a répudié les autres, par cette raison qu'il
est trop sage, trop économe, qu'on ne trouvera jamais une chambre
de députés votant vingt millions pendant cinquante ans de suite pour
construire on Saint-Pierre de Borne, et qu'il tue l'énergie en ôtant
POÈTES ET ROnANCTERS MODERNES DE LA FRANCE. f7S
le danger. « Sous le gouvernement des dcui chambres, dît-îl en-
core, on s'occupe toujours du toit, et Ton oubKe que le toit n'est
fait que pour assurer le salon. » Il va plus loin, et, suivant lui, la
liberté détruit en moins de cent ans le sentiment des arts. « Ce senti-
ment est immoral, car il dispose aux séductions de l'amour, il plonge
dans la paresse. Mettez à ia tête de la construction d'un canal uo
homme qui a le sentiment des arts; au lieu de pousser l'exécution
de son canal raisonnablement et froidement, il en deviendra amou-
reux et fera des folies. » Croyez-vous que M. Beyie plaide contre ce
sentiment immoral? Non. Entre les beaux-arts d'une part, la liberté
et la morale de l'autre, son choix est fait. Il ne plaisante pas au-
tant qu'il en a Tair lorsque, à propos des tyranneaux de l'Italie du
XV* siècle, il dit : Ces petits tyrans que je protège. Ainsi, au nom des
beaux-arts , au nom du bonheur et de la grandeur de l'homme , ff
veut du danger, il veut des passions fortes et des passions libres du
joug, et, ces passions une fois en mouvement dans la société, il ne
conçoit à celle-ci d'autre organisation que celle qui résulte du mé-
canisme représentatif, lequel a pour effet de les neutraliser, parce
qu'il est le joug, le niveau et la force de la loi personnifiés. Or, nous
disons qu'il y a ici une impasse, et que M, Beyle le logicien, s'arrê-
tent à son utopie constitutionnelle, après sa ihéorie sur les passions»
n'a point poussé jusqu'au bout de sa logique. Il est vrai que M. Beyle
déserte môme son utopie constitutionnelle; mais alors que nous don-
nera-t-il? Tout pesé, je pense qu'il n'a voulu que donner des coups
de lancette à la restauration. Tous les passages où il parle de Napo-
Kon avec les expressions qu'il emprunte ironiquement aux ennemis
de l'empereur déchu, pour en retourner l'effet contre eux-mêmes (1),
semblent annoncer que ses affections intimes étaient restées atta-
chées aux souvenirs de cette période de sa vie. Ce qui paraîtrait dé-
noter encore que son libéralisme n'était que de la taquinerie ou une
contagion passagère, c'est que, après 1830, il n'en est plus trace
^ns ses livres, où cependant se retrouvent toutes les idées aur-
qnelles il Pavait mêlé antérieurement. On en pourrait tirer aussi une
(f) Ainsi, après avoir conté malignement qu'une dame à Rome l'a fait appeler
en lOBto bMe, à une heure de nuit, pour lui lire une petite brochure hors de prlir
dwt les copies manuscrites chargées de fautes et de non^sens coûtent jusqu'à 900 Tr.,
el oà M. Marcirone, aide-de-camp de Murât, raconte les six derniers mois de la
vie de son maître, il ajoute en note : « Plût à Dieu que tous les usurpateurs eussent
Ironvé le même châtiment! »
376 BEVUE DES DEUX MONDES.
conflrmation de ce que nous avons dit, que toutes cçs idées étaient
faîtes et li^es dans son esprit lorsqu'il s*est avisé pour la première
fois d'écrire; car le libéralisme, n'existant pas lorsqu'elles se for-
maient, n'a pu se faire sa place, comme partie intégrante, dans leur
ensemble, et, quand il est survenu, il a trouvé un appareil tout con-
struit au milieu duquel il n'a été et pu être qu'une pièce de rapport
tant bien que mal ajustée, faisant tache et menaçant ruine.
M/ Beyle, bien qu'il ait visé à laisser sa trace danà la politique et
dans la philosophie, n'est donc pas plus un philosophe qu'un politique.
n est toujours et avant tout un homme du monde, pétillant d'idées
ingénieuses , d'aperçus heureux et fins qu'il veut bien prendre la
peine de coordonner avec une logique fort adroite, et au bout des-
quels il découvre une théorie du bonheur qui peut être profitable
aux gens du monde comme lui. Mais avec cette théorie, dans l'état
de nos mœurs, de nos lois, de nos croyances, de tout ce qui fait de
nous une société, un honnête homme qui n'en saurait pas davan-
tage prendrait tout droit le grand chemin de la potence, (c Ce peuple,
dit-on, est féroce, s'écrie M. Beyle en parlant de la canaille de Rome;
tant mieux! il a de l'énergie. » Sans doute, l'énergie est belle et pro-
bablement la plus belle chose du monde, puisque sans elle nulle
, chose n'arrive à son sublime. Comme homme d'imagination, et
même comme moraliste, M. Beyle a raison de la chercher, de l'ad-
mirer, de l'aimer; mais là où elle ne sait se produire que dans des
actes comme ceux qu'il se plaît à citer, c'est-à-dire des assassinats,
est-ce bien le Ueu de s'écrier : Tant mieux? Ce sont ces applications
forcées d'idées trop négligées, quoique très justes et très utiles, qui
lui ont valu, selon toute apparence, le reproche de paradoxe. Il sa-
vait d'ailleurs que chez nous, et dans la classe où devaient se ren-
contrer ses lecteurs, ces petits excès n'ont rien de dangereux, et il
se livrait en toute sûreté de conscience au plaisir de donner à la
vérité non pas seulement un air de vérité, mais un air et une saveur
de contraste. Or, quel beau contraste fait ce tant mieux avec les ha-
bitudes du xix'.siècle, qui « aime le joli et hait l'énergie 1 » M. Beyle
avait en outre , pour chercher l'extrême et le singulier, une autre
* raison que nous pouvons surprendre dans cette phrase : k Dès qu'il
ose déserter l'habitude, l'homme vaniteux s'expose à l'affreux danger
de rester court devant quelque objection; peut-on s'étonner que, de
tous les peuples du monde, le Français soit celui qui tienne le plus
à ses habitudes? C'est l'horreur des périls obscurs, des périls qui
POÈTES ET ROMANaERS MODERNES DE LA! FRANCE. 277
forceraient à inventer des démarches singulières et peut-être ridi-
cules, qui rend si rare le courage. civil (Ij.v» C'est pour montrer qu'il
ose déserter l'habitude, qu'il ose affronter et provoquer l'affreux
danger de rester court devant une objection, c'est pour mettre du
courage civil jusque dans sa phrase que M. Beyle ajoute souvent
une rodomontade à l'expression juste et sufGsante de sa pensée. Si
on retrouve là l'esprit de son premier métier, on y retrouve aussi
l'homme des salons, car c'est contre des dangers de ridicule que
M. Beyle s'excite et s'échauffe ainsi. Il a dit encore que, « les grandes
passions étant de mode dans la haute société, il a le malheur de ne
plus croire à la passion que lorsqu'elle entraîne à des actes ridi-
cules. » C'est là une de ces pensées presque profondes, et, dans
tous les cas, judicieuses et avisées, qui indiquent le Dauphinois
jamais dupe; mais, comme il tient par-dessus tout à passer pour
l'homme passionné par excellence, c'est encore là une des raisons
qui le poussent aux singularités. L'homme de salon reparaît dans
l'attention affectée qu'il met à éviter le mauvais goût de l'emporte-
ment passionné, soutenu au-delà d'une phrase, et à contenir son
enthousiasme sous le boisseau. N'a-t-il pas reconnu en eflFet que « le
bon ton consiste assez en France à rappeler sans cesse, d'une ma-
nière naturelle en apparence, que l'on ne daigne prendre intérêt à
rien? » Voilà de quel mélange bizarre s'est composée la physionomie
de M. Beyle, et comment l'homme à qui l'idée et la crainte du ridi-
cule ont été le plus insupportables est aussi l'homme qui s'est le plus
ingénié à se créer des occasions de déployer un faux air de bravoure
contre le ridicule. Il a fait comme ces conscrits qui, selon lui-même,
« se tirent de la peur en se jetant à corps perdu au milieu du feu. »
Quant aux matières dont il s'est occupé, bien qu'il en ait étudié
quelques-unes avec une application suivie, sérieuse et peu com-
mune , bien qu'il ait pris une notion suffisante de la plupart des
autres, et qu'il ait cherché dans toutes la réalité essentielle, l'élé-
ment propre qui les constitue, cependant il n'en a traité qu'avec
cette façon leste, décousue, mondaine, qui réduit tout à l'agrément
et s'adresse au goût plutôt qu'à l'attention. Il faut, nous l'avons dit,
penser, et penser beaucoup, en lisant M. Beyle, mais nous ne par-
lions que pour ceux qui le prendraient plus au sérieux qu'il n'a l'air
de se prendre lui-même, et qui trouveraient de l'intérêt à ressaisir
le principe et la chaîne de ses pensées à lui. Nous faisions, d'ailleurs
(1) Les mots en italique sont soulignés par M. Beyle.
9f78 REVUE DES DEUX MONDES.
place à ceux qui se sentiraient tout d'abord plus disposés à le haïr.
Nous méaagerons encore une place pour les gens de loisir qui ne
«e prêteraient qu'à écouter un piquant babillage. Mais, parmi ces
derniers, si quelques-uns le trouvent amusant, un plus grand nom-
bre ne manquera certainement pas de le trouver impertinent.
M. Beyle, fidèle en cela au précepte du fabuliste, n'a voulu de chaque
matière que la fleur, même là où il semble qu'il n'y en ait pas. S'il
lait de l'histoire, il n'est pas pour cela un historien, ni un métaphy-
sicien s'il fait de la métaphysique; non, car il n'en prend qu'à sou
aise : en tout il est un dilettante; il fait du dilettantisme sur la méta-
{Aiysique, la politique, l'économie politique, l'histoire, la physiologie,
la morale, et enfin et surtout sur l'esthétique, pour parler allemand
avec un mot grec.
Le premier des livres de M. Beyle, par ordre de date, est le vo-
lume des Vies de Haydn, Mozart et Métastase^ auquel l'analogie nous
fera adjoindre la Vie de Rossini, publiée beaucoup plus tard. Les
Lettres sur Haydn ont'été en partie traduites de Carpani. L'auteur ne
l'a pas annoncé sur le titre, et c'est un tort. En revanche, il donne
là Vie de Sfezart comme traduite de l'allemand d'un certain M. Schlich-
tegroll, que je soupçonne fort, jusqu'à plus ample informé, de n'être
autre que lui-même. On trouve là, comme dans les Lettres sur Haydn,
beaucoup de manières de voir, beaucoup de traits qui lui sont pro-
pres, et cette considération nous paraît le laver un peu, quant aux
Lettres, du crime de plagiat. Il dit d'ailleurs dans une note qu'il
n'y a peut-être pas dans cette brochure une phrase non traduite de
quelque étranger. Nous ne connaissons point l'ouvrage original de
Carpani; mais, à en juger par la contexture de ces lettres, les détails
biographiques et le récit auraient seuls été empruntés à l'auteur ita-
lien. Quant à la pliq)art des appréciations, et surtout quant aux di-
gressions sur la musique en général , elles sont on ne peut mieux
marquées au coin des idées constantes du traducteur.
En musique, comme en tout, M. Beyle se fait Italien; il prend
parti pour la mélodie. Il veut bien admirer profondément Haydn et
Mozart, mais Beethoven ne sera déjà plus pour lui qu'un génie fou-
gueux et singulier; quant à Weber, il ne le nomme une fois que
pour lui jeter une phrase du dernier mépris. Il le traite presque
comme il traite La Harpe. L'harmonie ne lui paraît être que le fruit
patient de l'étude, fruit également accessible à tous les hommes qui
auront une égale dose de persévérance; il n'en reconnaît pas moins
que, tt plus il y a de chant et de génie dans une musique, plus elle est
POÈTES ET ROMANCIERS ATODERNES DE LA FRANCE. 279
sujette à Tinstabilité des choses humaines; plus il y a d'harmonie, et
plus sa fortune est assurée. » Pour ce qui est du principe du beau
en musique , î! le trouve bien moins intellectuel et par §uite bien
moins unîrersel que dans la peinture ou tout autre art. H y a dans
ces Lettres une partie d'érudition dont nous ne faisons pa§ honneur
è M. de Stendhal , mais qui contient un résumé très substantiel dé
f histoire de la musique.
La Vie de Mozart ne sort guère du cadre purement biographique;
mais la Vie de Rossini nous paraît être un chef-d'œuvre de critique
musicale. Les idées y fourmillent et dénotent une intelligence de la
musique, de ses élémens constitutifs, de ses moyens, dé ses besoins,
<iui atteste une longue étude , aidée d'une puissante faculté d'ob-
servation et d'analyse, et, par-dessus tout cela, du feu,-^ de la verve,
de l'esprit à foison. M. de Stendhal était fait pour écrire des biogra-
phies comme celle de Rossini, génie original et fécond, homme
spirituel, fantasque, insouciant, prodigue de tout ce que la nature
lui a prodigué, plein de mouvemens imprévus, composant et vivant
d'inspiration, sans s'inquiéter, soit comme homme, soit comme ar-
tiste, d'autre chose que de son plaisir. Vie singulière, animée, di-
verse, et toute faite d'anecdotes. Pour M. de Stendhal, qui trouvait
là presque son idéal , c'était une véritable aubaine. Aussi noiis ap-
prend-il que, de tous ses ouvrages, c'est le seul qui fut lu sur-le-
champ parla bonne compagnie. Cet ouvrage d'ailleurs, comme géné-
ralement ceux de M. Beyle, est fait au pied-levé et au courant de la
plume, sans économie, sans vues d'ensemble. Tout y est bien peint,
le livre est mal dessiné.
Dans son livre de rAmour, M. Beyle a osé aborder le plus épuisé
de tous les sujets, s'il est vrai, comme nous commençons à en
douter, qu'un sujet puisse être épuisé, ou, ce qui revient au m^me,
qu'un sujet puisse ne pas l'être. Ce qui nous frappe tout d'abord
dans cet ouvrage, c'est qu'il est beaucoup trop long. Il semble que
M. Beyle l'ait écrit non pour ce qu'il avait à dire, mais qu'il ait
cherché è dire le plus possible pour échapper au désœuvrement ou à
des ennuis, pour tuer le temps ou un chagrin. Quelques mots perdus
dans le cours de l'ouvrage, et notamment un petit chapitre de deux
phrases, viendraient volontiers à l'appui de cette conjecture. «Je
fais, dit l'auteur, tous les efforts possibles pour être sec. Je veux inr.-
poser silence h mon cœur, qui croit avoir beaucoup à dire; je tremble
toujours de n'avoir écrit qu'un soupir, quand je crois avoir noté une
vérité. » Cependant, avec M. de Stendhal, il ne faut pas trop se fler à
280 REVUE DES DEUX MONDES.
ces indiceSy qui ne sont souvent qu'une plaisanterie ou une petite
affectation. Quoi qu'il en soit, nous retrouvons ici les habitudes d'es-
prit du disciple de Cabanis, avec toute la maiissaderie, mais aussi avec
toute Inexactitude de la science. Il étudie Taraour exactement à la ma*
nière des physiologistes analysant une fonction de l'organisme hu-
main. Cette méthode appliquée à ce sujet est probablement ce qu'il y
a de plus nouveau dans l'ouvrage» comme aussi le mot ingénieux
de cristallisation, dont l'auteur a su tirer un parti plus ingénieux
encore.
Le second volume, bien qu'il ne se rattache pas nécessairement au
sujet, me paraît être bien plus important que le premier dans l'his-
toire des idées de Fauteur. Ici en effet M. de Stendhal n'est plus seu^
lement un anatomiste disséquant avec plus ou moins de dextérité
une portion de la machine sensible qui s'appelle l'homme, il devient
un moraliste, et par ce mot nous entendons qu'il applique à la science
pratique de la vie les déductions tirées d'un certain ordre de faits
qu'il a observés. Or, encela, M. de Stendhal n'est plus lui-môme, ou
du moins il ne l'est qu'à l'ombre de Montesquieu. C'est la théorie des
climats et des formes de gouvernemens, l'antinomie de l'honneur et
de la vertu, appliquées non plus à la politique, mais à l'amour. M. de
Stendhal examine historiquement cette passion chez différens peu-
'ples, situés sous différentes latitudes, et régis par des principes dif-
férens. Il attaque l'honneur, vil mélange de vanité et de courage, né
de ridée singulière qu'eurent certains hommes (c'est la chevalerie
qu'il désigne J de faire les femmes juges du mérite, a Depuis 1789,
dit-il, les évènemens combattent en faveur de Vutile ou de la sensa-
tion individuelle contre l'honneur ou l'empire de l'opinion; le spec-
tacle des chambres apprend à tout discuter, même la plaisanterie.
La nation devient sérieuse, la galanterie perd du terrain. » Mais si,
d'après lui, les chambres nous font gagner ce point, les chambres,
d'après lui-même encore, ôtent aux femmes une grande partie de
leur importance dans l'existence de l'homme ; si la monarchie dé-
nature l'amour, la république l'abolit. Reste donc l'influence unique
des climats. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que, sur cette ques-
tion plus que sur aucune autre, il se fait Italien. Dans ce pays la
passion parle seule, et l'opinion n'est rien. L'idée de M. de Sten-
dhal, assez neuve, ce nous semble, nous paraît d'ailleurs assez juste;
on n'aura de grands caractères qu'à la condition du mépris de l'opi-
nion et de sa GUe aînée, la crainte du ridicule. Cette crainte est
la lâcheté de bien des grands courages. £n ce qui concerne les
POÈTES ET ROMANCIERS 310DERNES DE LA FRANCE. 281
femmes, M. de Stendhal dit fort à propos, dans les pensées déta-
chées qu'il a ajoutées au volume : « Grand défaut des femmes,
le plus choquant de tous pour un homme un peu digne de ce nom :
le public, en fait de sentimens, ne s'élève guère qu'à des idées
basses, et elles font le public juge suprême de leur vie; je dis même
les plus distinguées, et souvent sans s'en douter et même en croyant
et disant le contraire. » Sur les idées basses du public et sur la sou-
mission des femmes à ces idées, il s'exprime aussi dans le premier
volume av€c trop peu de ménagemens pour que' nous puissions
le citer ici. A côté de cela, il y a des idées dont nous ne voulons
point garantir la justesse et dont nous blâmons la rudesse d'exprès-'
sion; celle-ci, par exemple : a La force d'ame qu'Éponine employait
avec un dévouement héroïque à faire vivre son mari dans la caverne
sous terre et à l'empêcher de tomber dans le désespoir, s'ils eussent
vécu tranquillement à Rome, elle l'eût employée à lui cacher un
amant. Il faut un aliment aux âmes fortes. » N'y a-t-il pas ici, dans
la forme sinon dans le fond, un peu de cette amertume qui aurait
pu pousser M. Beyle à écrire sur l'amour pour se distrafre de l'amourt
Et cet autre passage, bien vrai d'ailleurs, n'est-il pas l'écho d'u»
ressentiment personnel? « Voilà qui devrait bien marquer aux yeux
des femmes la différence de l'amour-passion et de la galanterie, de
l'ame tendre et de l'ame prosaïque. Dans ces momens décisifs, l'une
gagne autant que l'autre perd Dès qu'il s'agit des intérêts trop^
vifs de sa passion , une ame tendre et fière ne peut pas être éloquente
auprès de ce qu'elle aime L'ame vulgaire, au contraire, calcule
juste les chances de succès.... et, flère de ce qui la rend vulgaire,
elle se moque de l'ame tendre, qui, avec tout l'esprit possible, n'a
jamais l'aisance nécessaire pour dire les choses les plus simples....
L'ame tendre, bien loin de pouvoir rien arracher par force, doit se
résigner à ne rien obtenir que de la charité de ce qu'elle aime »
Ce passage est mal écrit, et nous en avons, pour cette raison, sup-
primé une bonne moitié, où la mauvaise humeur de l'auteur nous
semblait seule pouvoir être intéressée, ce qui nous ramène toujours
à notre supposition. Au fond, le livre de r Amour se résume en ceci :
Les Français sont trop vaniteux; les Anglais sont trop orgueilleux et
ont trop su, comme les anciens Romains, persuader à leurs femmes
qu'elles doivent s'ennuyer; les Allemands, qui meurent d'envie d'avoir
du caractère, sont trop rêve-creux, ils se jettent trop dans leurs ima-
ginations et dans leur philosophie, espèce de folie douce, aimable, et
282 REVUE DES DEUX MONDES.
surtout sans fiel. Les républicains d'Amérique adorent trop le dieu
dollar; il n'y a d'amour qu'en Italie.
Dans cet ouvrage, il y a des définitions remarquables et qui dé-
notent une rare précision d'esprit : ce La beauté est une promesse
de bonheur. — Le caractère est la manière habituelle de chercher le
bonheur. — La cruauté est une sympathie souffrante. — Le rire est
l'effet produit parla vue subite d'une supériorité que nous avons sur
autrui. » Dans un autre ouvrage, il ajoute à cette dernière pensée, déjà
exprimée par Hobbes, que le sourire est produit par la vue du bon-
heur; puis il dit : « Le rire domine en France, le sourire en Lom-
bardie. » Il y a encore quelques pensées comme les suivantes : « Le
ridicule résulte de la méprise de l'homme qui se trompe sur les
moyens d'arriver au bonheur. — Le génie est un pouvoir, mais il est
encore plus un flambeau pour découvrir le grand art d'être heureux.
— Le pouvoir n'est le premier des bonheurs après l'amour, que parce
que l'on croit être en état de commander la sympathie. » On voit
qu'il ramène tout à l'idée du bonheur, idée qui préside à tous ses
écrits (soit qu'ils aient pour objet d'en chercher le moyen , soit qu'ils
veuillent le montrer atteint ou manqué par des héros d'une action
fictive], et que pour lui, le bonheur réside essentiellement dans
l'amour, dans l'action des facultés sympathiques de l'homme. Il
donne au génie, du moins en tant qu'il s'apphque aux beaux-arts,
la même source qu'au bonheur.
L'écrit auquel M. de Stendhal paraît avoir attaché le plus d'impor-
tance, et peut-être l'espoir de quelque renommée, celui où il a mis
le plus de soin, d'ordre et de sérieux, celui qu'il a recopié dix-sept
fois y Y Histoire de la Peinture en Italie, n'est point un ouvrage ter-
miné. On disait, à la vérité, il y a déjà plusieurs années, que l'auteur
en avait deux volumes manuscrits en portefeuille. M. de Stendhal,
dans cet ouvrage favori, semble avoir perdu, comme Tame tendre
auprès de sa maîtresse, l'assurance, la pointe de témérité qui lui
fait affecter dans les autres des formes inusitées. L'ombre de Mon-
tesquieu traînait déjà çà et là dans le livre de l'Amour; dans YfUs-
toire de la Pe^inture, ce n'est plus son ombre seulement, c'est son
trait et parfois sa couleur. Indépendamment de ses théories géné-
rales sur les climats et les gouvernemens, il y a dans la division et la
marche de l'ouvrage, dans la coupe des chapitres et dans la distribu-
tion des idées, l'empreinte manifeste de sa méthode et des procédés
de son esprit. Ces deux esprits si français avaient d'ailleurs entre
POÈTES ET ROMANGKRS M0DEAXE6 J3ffi LA FRANCE. SBf
eax nue sorte de parenté naturelle; M. fieyie était un cadet de ta
Damille. Cest le même sens net, acéré, perçant, la môme prestesse; la
môme humeur soudaine et poussée aux vivacités parfois périlleuses»
le même tour sentencieux et bref, le même goût ( plus attique chez
le président du parlement de Bordeaux) pour l'exactitude de la
' pensée relevée d'un brin de sel, le même talent d'arrêter l'expres-
sion juste au point où elle fait entrevoir la pensée et laisse au lecteur
le plaisir de la deviner et de l'achever, la même absence de décla-
mation et de phraséologie. Seulement, sur ce dernier points on
pourrait dire de M. Beyle, opposé à Montesquieu, ce que lui-même
a dit des modernes opposés aux anciens, qu'ils étaient simples jj^r
art, comme les anciens le sont par simplicité. Je ne sais si, compa-
rativement aux Grecs et aux Latins, Fauteur de la Grandeur et de la
Décadence des Romains n'atteint que par l'art à la simplicité; mais
comparativement à nous, enfans du déclamateur Jean-Jacques,
poussés au dernier degré de la corruption par l'invasion du germa-
nisme et du britannisme, Montesquieu est un écrivain français de
race pure, qui eût dû inventer l'affectation pour n'être pas simple,
tandis que M. Beyle n'est simple que par réaction, et non pas seu-
lement par art, mais par affectation. Il a outré l'art d'être simple.
£t voilà pourquoi, malgré toutes les vertus du sang qui éclatent en
lui, il n'est, de bien loin, qu'un cadet
Dans Y Histoire de la Peinture en Italie y M. Beyle a voulu mani*
festement monter au rang des aînés. Le livre est composé avec suite,
*
écrit avec tenue. Les phrases sont achevées, tes mots aussi. L'iro-
nie, si elle y reparaît, y prend elle-même un caractère plus élevé. On
n'y voit plus de ces bouffonneries qui n'ont pour objet que d'agacer
le lecteur et de faire pièce à ses manies présumées. Nous ne voulons
point dire que ce soit- là encore la véritable méthode ni le véritable
style historique; nous disons seulement qu'avec quelques-unes des
qualités les plus éminentes de l'historien, il y a ici l'intention d'at-
teindre aux autres. Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, l'ordre adopté
par l'auteur est, non pas l'ordre tiré du développement de la pein-
ture en raison de la somme d'idées ou de ressources progressive-
ment acquises par les artistes, et abstraction faite en quelque sorte
des personnes, mais Tordre biographique. Nous savons quelle est
l'horreur de M. de Stendhal pour les choses abstraites. C'est ce qu'il
appelle le vague. Il réduit, il ramène toujours le style à l'expression
concrète, les pensées à un fait , les ensembles de faits à des noms
propres. Aussi l'histoire fi'a pour lui que deux échelles de proportion^
28i REVUE DES DEUX MONDES.
que deux formes : Tanecdote et la biographie. Avec l'une il peint les
individus, avec l'autre les époques. En cela il est bien lui, et ce
n'est point par là qu'il procède de Montesquieu. Mais de môme que,
dans son livre de V Amour, la partie capitale, celle où il a placé ses
idées les plus chères, n'est point l'analyse et l'histoire de l'amour,
de même, dans \ Histoire de la Peinture, sujet dont il s'est toujours
occupé, et avec passion , il a déposé le résultat de ses méditations,
âe fruit de toute sa vie, dans un morceau qui ne tient que fort indi-
rectement au récit, qui l'interrompt, qui l'éclipsé. Cette disserta-
tion, qui n'a de métaphysique que le fond, est une histoire de
l'idée du beau depuis l'origine des arts jusqu'à nos jours, ou, si
Ton veut , une théorie comparée du beau antique et du beau mo-
derne. Jamais, que nous sachions, des idées plus abstraites n'ont
revêtu des formes plus arrêtées , plus nettes , plus palpables. Sans
doute, on peut ne pas accepter toutes les opinions de l'auteur, et lui-
même, faisant la part de ce qui n'est point démontré ni démontrable,
déclare en un endroit : «Je n'ai point dit : je vais vous prouver cela,
mais : daignez vériOer dans votre ame si par hasard ce n'est point
cela. » Il prend le beau à sa première origine, c'est-à-dire à la pierre
informe dans laquelle l'homme encore sauvage reconnaît et adore
Une représentation de son Dieu. Bientôt cette pierre brute ne suffit
plus aux idées déjà acquises par la peupFade devenue moins sauvage.
Le ciseau commence à la dégrossir et à lui donner une forme qui se
rapproche grossièrement de celles du corps humain. Puis viendront
les statues des Égyptiens, enfin l'Apollon du Belvédère. M. Beyie va
construisant une à une , avec une sagacité merveilleuse, les idées
qui, suivant Tordre logique de l'esprit humain et la marche des civi-
lisations, ont dû s'ajouter successivement à la notion où l'artiste
avait pris son premier idéal, le Dieu sa première forme, jusqu'au mo-
ment où le génie d'une civilisation raffinée éclate dans le magni-
fique ensemble de perfections et d'idées que représente la tête du
Jupiter mansuetus. Appuyé sur le principe que le beau est la saillie de
rutile, il prend dans les besoins, dans les croyances, dans les mœurs,
dans les données diverses et nécessaires de la vie antique, tous les
élémens du beau antique. Chaque trait qu'il ajoute à son bloc de
pierre devenu statue correspond à un incident du développement
social; puis, examinant à leur tour les caractères propres et distinc-
tifs qui se sont ajoutés à la civilisation , à la vie moderne, il en fait
jailUr sans effort tout ce qui, dans notre ame, s'ajoute à l'idéal des
anciens, à leur perception du beau. Nous le répétons, on peut re-
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 385
jeter en tout ou en partie les idées de l'auteur; mais, même à ne voir
dans ce morceau que de la gymnastique intellectuelle, il touche à
tant de questions et de connaissances, il remue une si grande masse
de faits et d'observations, il force Tesprit à tant de réflexions, ne
fût-ce que pour contrôler et vérifier, il est conduit avec tant d'ai-
sance, de fermeté, de clarté, il étincelle de tant d'aperçus neufs, se-
duisans, féconds, pleins de jets de lumière, [qu'on ne saurait dire
s'il est plus instructif ou s'il est plus amusant. Ce que nous croyons
pouvoir affirmer, c'est que l'on retirera de ces deux cents pages plus
d'idées que du livre de Winkelmann. Or, c'est là un mérite émi-'
nent chez M. de Stendhal, et, si on lui conteste celui d'avoir pensé
juste pour son compte, on ne saurait du moins lui dénier ce talent
assez rare et qui n'échoit qu'aux esprits vigoureux oii singulièro-
ment déliés : faire penser. C'est dans ce morceau que l'auteur a usé,
fort explicitement des théories de Montesquieu, de la science de
Cabanis et même de celle de Lavater. Chose singulière! M. de Sten-
dhal, qui ne veut voir dans l'homme que des fonctions et des phé-
nomènes physiologiques, prend à chaque instant parti pour l'ame
pure et pour toute cette portion de la sensibilité, pour tous ces mou-
vemens de la passion immatérielle dont le scalpel ne saurait re-
trouver le ressort. Si quelque objection tirée d'une raison froide et
prosaïque vient le contrarier: c< Quand donc, s'écrie-t-il, les gens
raisonnables comprendront-ils qu'il est des choses dont, pour leur
honneur, ils ne devraient jamais parler?» Ce qui rappelle ce vers plus
récent de M. de Musset :
Mon premier point sera qu'il faut déraisonner.
Il repousse bien loin les coeurs secs, les athées des beaux-arts. La raison
chez lui s'était faite matérialiste, il était resté spiritualiste par le sen-
timent. Les idées qu'il emprunte soit aux physiologistes philosophes
comme Cabanis, soit aux philosophes physiologistes comme de Tracy,
soit enfin à Montesquieu, sont d'ailleurs plutôt des arcs-boutans dont
il étaie ses théories, qu'une partie intégrante de ces théories même.
Ainsi, par exemple, Montesquieu, dans son Essai sur le Goût, ne semble
distinguer l'idée du bon de l'idée du beau qu'au moyen de l'idée de
l'utile; témoin ce passage : ce Lorsque nous trouvons du plaisir à voir
une chose avec une utilité pour nous, nous disons qu'elle est bonne;
lorsque nous trouvons du plaisir à la voir, sans que nous y démêlions
une utilité présente, nous l'appelons belle. » Tout au rebours, M. de
TOME I. 19
286 REVUE DES DEUX JIONDES.
Stendhal, nous le savons déjà, ne voit4ans le beaa que la saillie de
tutUe. S'il considère la beauté par rapport à lui qui la contemple, il
la définit une promesse de bonheur, une aptitude à donner du bon-
heur, une promesse d*un caractère utile à son ame. S'il la considère
dans le sujet animé qui Toffre à ses yeux, il la définit en disant
qu*elle est l'expression d'une certaine manière habituelle de chercher
le bonheur. Ainsi, bien loin de séparer l'idée de l'utile de l'idée du
beau, il n'arrive analytiquement à celle-ci que par l'autre, et pour
lui cette utilité est toujours présente. C'est là d'ailleurs l'idée centrale
d'où rayonnent, vers tous les points de la sphère de connaissances
qu'il a embrassée, les principes secondaires dont chaque série parti-
culière constitue une branche spéciale de connaissances ou de doc-
trines; c'est de l'idée de l'utile qu'il part pour tout contrôler et pour
arriver à tout. £n morale (il n'a jamais assez d'épigranunes contre
les gens moraux), en morale, il veut que toute éducation repose sur
la seule connaissance de l'utile. Il définit la vertu et le vice ce qui est
utile et ce qui est nuisiUe; il niera la vertu chrétienne parce qu'elle
est un calcul et qu'elle se réduit à ne pas manger des truffes de peur
des crampes d^edomac; il ne donne le nom de vertu qu'à une action
pénible qui est en même temps utile à d'autres. Dans la religion, il
ne voit qu'une grande machine de civiUsation et de bonheur éternel,
rien de plus, rien de moins; il dit encore : ce Comme vous le savez,
une religion, pour avoir des succès durables,' doit avant tout chasser
Fennui. )> Et quand il écrit, avec un faux air d'onction^ ces mots : la
seule vraie religion, il ne manque jamais d'ajouter aussitôt, entre
parenthèses ou en note : celle du lecteur. Si M. Beyle avait été un vé-
ritable philosophe et non un dilettante philosophant, ce principe de
l'utile, d'où il a su faire découler tout ce qu'il a voulu avoir d'idées
en philosophie, en religion, en morale, en politique, en esthétique,
ce principe eût pu devenir dans ses mains ime des idées les plus fortes
qui aient jamais lié, fécondé et vivifié tout un ensemble de concep-
tions sur l'homme, sur ses facultés et ses rapports* Dans l'état où il
a laissé les dioses , ce n'est déjà point l'effort d'un esprit ordinaire
que d'avoir pu s'élever à la conception d'une idée qui rayonne en
tous sens sur tant de branches de spéculations différentes, et leur
sert de foyer commun. Cela prouve qu'avec l'analyse perçante que
nous lui connaissons déjà, M. de Stendhal avait aussi reçu en don la
puissance de la synthèse , assemblage qui est certainement la plus
belle ébauche de philosophe qui puisse sortir des mains de la nature,
quand beaucoup d'enfantillage ne s'y vient point ajouter par surcroit.
POÈTES ET ROHANCIBim M0BBHNË9 BS LA FRANCE. 29F
Le principe de M. de Stendha) est d'ailleursr, avec plus d^étendne et de
portée, une transfiguration de Yintéréty d*Helvétius , Helvétitis dont
il ferait volontiers le plus grand philosophe qui ait jamais été, mais ft
qui il reproche une petite faute bien légère, à la vérité, et bien facile
à réparer, celle de n'avoir point sub^itué à ce vilain et disgracient
mot dintérét le joli mot de plaisir. Là-dessu$, comme sur bien
d'autres points semblables, nous nous permettons de dire : voilà
Tenfantillage. Bentham avait aussi adopté le principe de l'utile, mais
d'une manière plus étroite.
Eome^ Naples et Florence^ de même que les Promenades dans Rome,
contiennent en détail les applications des idées qui sont réduites en
système dans Y Histoire de la Peinturé. C'est à ces ouvrages, ainsi
qu'aux Mémoires éCun Touriste^ que M. Beyle a donné la forme de
simples notes écrites au jour le jour. Nous n'oserons pas affirmer
qu'il n'y ait pas autant d'affectation que de sincérité dans la négli-
gence apparente de cette forme, et c'est ici que M. Beyle nous paraît
avoir une paresse travaillée. Mais quel qu'ait pu être le travail d'arran-
gement préliminaire qui a conçu et ordoni^é ce désorjlre, les faci-
lités qu'un tel plan laissait dans le détail à l'auteur restent telles, qu'il
a dû éprouver un plaisir délicieux à écrire chacune des pages qu'il a
consacrées à cette Italie, si profondément étudiée, sentie, aimée
par lui. Aucun de ces ouvrages ne forme un tableau. C'est plutôt un
assemblage de ces coups de crayon conmie on en trouve dans les
cartons de tous les peintres, et où le trait d'un personnage se trouve
répété sous mille faces et dans mille attitudes différentes. Mal^é ce
procédé, qui sent trop l'intérieur de l'atelier, et qui n'en devrait pas
sortir, l'Italie et les Italiens ont été peints par M. de Stendhal avec
une finesse de vue, un détail et un fini que les ouvrages du même
genre, et mieux faits d'ailleurs, n'offriraient probablement dans
aucune langue ni au sujet d'aucun peuple.
Je ne sais point de voyageur qui, en mettant le pied sur un sol
étranger^ se soit posé cette question si simple en apparence en même
temps que si précise et si complète : « Je veux connaître les habitudes
sociales au moyen desquelles les habitans dfe Rome et de Naples cher-
chent le bonheur de tous les jours... Un homme bien élevé et qui a
cent mille francs de rente, comment vit-il h Rome ou à Naples? Un
jeune ménage qui n'a que le quart de cette somme à dépenser,
comment passe-t-il ses soirées? » Qu'est-ce que Montaigne, cet esprit
si observateur, si judicieux , si jaloux , lui aussi , de sa fantaisie et
de 80D originaUtë, qu'est-ce que Montaigne, tout le premier, a vu en
19.
288 REVUE DES DEUX MONDES.
Italie, dans cette belle Italie du xvr siècle, toute fraîche sortie des
mains de Jules II et de Léon X? Que lui reste-t-il à dire, lorsqu'il a
dépeint ses auberges» décrit des réceptions, des cérémonies, et ra-
conté que, dans je ne sais plus quelle ville, « ils nettoient les verres
à tout (avec) une espoussette de poil emmanchée au bout d*un
bâton? » Voilà les observations dont est rempli le journal qu'a laissé
une intelligence des plus fermes, des plus curieuses et des plus clair-
voyantes, placée au milieu d*un peuple encore tout bouillant des
passions et du génie qui ont donné à ce siècle un nom à part dans
les annales de Tesprit humain. Je cherche Thomme et la vie dans ces
peintures que nous laissent la plupart des voyageurs , je n'y trouve
que le mannequin costumé et l'appareil extérieur de la vie. Chez
M. de Stendhal, au contraire, tout va au fond, ce qui n'est que
détail curieux et vain spectacle est supprimé. Le paysage lui-même,
lorsque l'auteur y a recours, n'est présenté qu'à cause de ses in-
fluences et pour expliquer Tame de l'homme. La religion, les gou-
vernemens, toutes les circonstances qui entourent l'homme et le
modifient, y jouent exactement le même rôle, et aucune n'est omise.
Un tel mérite est fait pour racheter bien des bizarreries dont la plu-
part même sont cherchées en vue d'un effet détourné et railleur.
Tout choque au premier abord dans M. Beyle, parce que rien n'est
préparé, et que, pareil à la Galatée qui provoque et s'enfuit, il a mille
petits artifices pour irriter la curiosité et éviter de se livrer sur-le-
champ. Il faut avoir la clé de ses idées et s'être familiarisé avec ses
allures pour savoir par où le prendre. Mais lorsqu'enfin on le saisit,
encore bien qu'on s'accroche à plus d'un piquant, il plaît comme
la robuste beauté de Galatée, il est dru, savoureux, et l'on ne re-
grette rien aux poursuites qu'il a coûtées.
Il a vu dans l'Italien l'homme qui marche le plus sûrement vers
l'art d'être heureux; dans le Français, il ne voit guère que l'honune
qui se trompé le plus gaiement sur ce sujet capital. Le trait domi-
nant du caractère italien paraît être à ses yeux l'énergie et l'abandon
sincère de la passio n : a Ici, les gens ne passent point leur vie h juger
leur bonheur. Mi piaccy ou non mi piace, est la grande manière de
décider de tout. t> Dans sa manière rapide de raisonner, il vous dira :
(c De là le génie pour les arts, de là aussi l'absence de ridicule et, par
<^uite, de comédie. » Le premier peint va de lui-même, et, quant au
second, chacun étant tout à sa passion, personne n'a le loisir de s'oc-
cuper de celle de son voisin, ni^ dans aucun cas, l'envie d'en rire. £n
France au contraire, pays de vanité, l'opinion est tout; on vit dans les
POETES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 289
autres. On ne se bornera pas k juger son bonheur, on le fera juger
par autrui, et Ton dira volontiers à son voisin : Veuillez m'apprendre
sifai duplaisity si je suis heureux. De là une incapacité absolue de
sentiment dans les beaux-arts, quoiqu^il y ait une intelligence très
déliée pour les comprendre. De là aussi le ridicule et la comédie.
Uopinion veut tout contrôler et se faire justice lorsqu'on la méprise
ou qu'on l'oublie. La crainte du ridicule, née de la monarchie et de
l'influence d'une cour, ne tue pas seulement le génie des arts, elle
tue les caractères, personne n'osant plus être soi. Nous voilà donc
réduits aux bonheurs et aux vertus qui viennent de la vanité, comme
la vaillance à la guerre, et, pour patrie, au plus vilain pays du monde
que les nigauds appellent la belle France.
Avec cette vue primitive sur les hommes et sur le sol, les Mémoires
d'un Touriste étaient peu exposés à des excès d'enthousiasme; aussi
l'auteur, pour s'accommoder mieux à nos mœurs, débute-t-il par se
donner la qualité de marchand de fer et par nous entretenir des fail-
lites ou autres affaires intéressantes qui l'obligent à se mettre en
voyage, aucun autre intérêt n'étant réputé digne de notre attention.
Cet ouvrage, bien que fait d'après le même procédé que Borne y
Naples et Florenccy et les Promenades dans Rome^ est en effet d'une
tout autre couleur. Plus d'admiration, plus de tendresse, plus de
beaux-arts, car nous n'osons comprendre dans cette qualiflcation
l'art gothique, en présence duquel la plume de l'auteur va se ren-
contrer pour la première fois : ce Quelle laideur, grand Dieu I il faut
être bronzé pour étudier notre architecture ecclésiastique. » Tel est
le cri qu'il pousse; et ailleurs encore : a Je ne me sens pas asse?
savant pour aimer le laid et ne voir dans une colonne que l'esprit
dont je puis faire preuve en en parlant; » il ne pardonne pas à ce
genre d'esprit; dans le premier volume des Promenades^ il le renvoie
à Platon, à Kant, et à leur école : « L'obscurité, dit-il, n'est pas un
défaut quand on parle à de bons jeunes gens avides de savoir et sur-
tout de paraître savoir^ mais, dans les beaux-arts, elle tue le plaisir. »
Dans les Mémoires d'un Touriste, il a affaire à l'esprit savant et obscur
qui découvre un symbole dans chaque pierre, et il déclare, à propos
d'un chœur d'église qui incline visiblement à gauche, que les archi-
tectes apparemment ont voulu rappeler que Jésus-Christ expira sur la
croix la tête inclinée à droite. Quand il redevient sérieux, il saisit très
bien, et avec cette netteté que nous lui connaissons, les caractères
distinctifs du style gothique; nous ne parlons pas de l'érudition fraî-
390 BfflVTTB M» TfRVX MONBBS.
chement acquise qii*H déploie sor cette matière, et qu'il venait sans
doute de puiser b une source amie.
Les Mémoires éPnn Touriste s'attaquent d'ailleurs à de plus forts
que ces pauvres savans. Les journaux que M. Beyle n'avait pas res-
pectés, même dans le temps de sa plus grande ferveur libérale, sont
appelés cette fms un des grands malheurs de Paris, et bien plus, « un
des grands malheurs de la civilisation, un des plus sérieux obstacles
& l'augmentation du bonheur des hommes par leur réunion sur un
point. 1» De la nécessité politique du journal dans les grandes villes
naît la triste nécessité du charlatanisme, seule et unique religion
du xix*" ^cle. A Rome, où il n'y a pas de journaux, le charlatanisme
est inconnu, «ce qui lui laisse la chance de produire encore de grands
artistes. »
Plus qu'aucun autre des ouvrages de l'auteur, les Mémoires d'un
Touriste sont empreints d'une négligence qui, cette fois, n'est pas
jouée. On voit qu'il a peu de goût à la besogne; rien n'est plus dé-
cousu, il y a des longueurs et des répétitions fastidieuses, il y a des
hors-d'œuvre d'érudition sur les races et surtout sur le système oro-
graphique de la France, qui semblent une leçon apprise de la veille
et jetée là pour remplissage. Tout ce charme, toute cette grâce pi-
quante qu'il a su répandre dans Borne, Naples et Florence, cet intérêt
solide qui soutient les deux gros volumes des Promenades dans Rome,
ont disparu dans cette excursion en France. L'esprit qui abonde en
maint endroit et quelque joli épisode, comme celui de la jeune Bre-
tonne sur le bateau à vapeur, ne suffisent pas pour donner à ce livre
un attrait que l'auteur n'a pas trouvé dans son voyage , et auquel il
n'a pu suppléer que par l'épigramme. Comme ouvrage d'étude, c'est
trop peu sérieux et trop incomplet, les trois quarts de la France s!y
trouvant omis. Comme ouvrage d'agrément, c'est trop souvent en-
nuyeux. Tout ce que le livre contient d'observations importantes sur
le caractère français se trouve d'ailleurs dans les autres ouvrages de
l'auteur.
Ses romans ont voulu concourir pour leur part à démontrer la supé-
riorité des caractères qui ont pour ressort la passion sur les caractères
qui ont pour ressort la vanité ou tout autre mobile, l'idée du devoir,
par exemple. Le premier de ces romans, Armance, ou Un Salon au
dix-neuvième siècle, n'est pas un essai heureux. Tout y est forcé,
rien n'y a sa mesure, rien n'y est intelligible; l'auteur n'avait pas
encore le sentiment de la perspective du récit. Faute de savoir mon-
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANGE. 291
trer ou cacher, développer ou restreindre à propos, il s'y prend de
manière à ce que Ton ne puisse saisir le report qui unit les actions
des personnages à leurs intentions ou à leur caractère annoncé. On
croit se promener dans une maison de fous. M. de Stendhal a voulu
peindre le côté triste et maladif des jeunes gens du xix" siècle. Il n*a
griffonné qu'une caricature indéchiffrable. C'est le seul de ses livrel^
où il ait trouvé l'art d'être constamment ennuyeux.
Dans le Rongent le Noir, il paraît avoir repris le même type de ca-
ractère en le développant et le complétant. Il en a retiré aussi la rê-
verie sombre et la tristesse dont on ne sait pas la cause. Quand Julien
Sorel devient sombre, c'est que ses passions ont rencontré un objet
qui les irrite; il devient sombre par haine impuissanteyÇàv envie, par
vanité blessée, par ambition , par toutes les passions mauvaises dont
l'auteur fait le lot du xix*" siècle. Pourquoi .M. de Stendhal ajoute-t-Q
à tous ces élémens de malheur l'idée du devoir qui , lorsqu'elle e^
librement acceptée, ne peut être qu'un élément de bonheur, s'D est
vrai, surtout comme il l'affirme lui-même, qu'il n'y a dans la volonté
rien d'autre que le plaisir du moment? Cette idée du devoir, donnée^
nous le savons, comme contraste à l'idée de l'utile, avait déjà bien
assez embrouillé son premier roman , où l'on voit le héros principal
se rendre malheureux à plaisir, en allant se chercher des devoirs dans
les visions les plus fantasques, et violer en même temps les plus
simples devoirs d'humanité. L'idée du devoir est -elle donc d'ail-
leurs si inhérente aux mœurs de notre époque? Il nous semble que
non; et si l'auteur n'a voulu que présenter une idée négative de
ridée de plaisir, ne pouvait-il pas mieux rencontrer? A défaut du
plaisir, ce n'est point le devoir qui meut les générations nouvelles :
c'est l'intérêt, c'est futiley et cela était vrai en 1827 et en 1880 au
moins autant qu'aujourd'hui. Quelles sont d'ailleurs les circonstances
dans lesquelles M. de Stendhal meta l'œuvre cette idée de devoir?
Julien Sorel, pour en citer un exemple, nouvellement établi dans la
maison de M. de Raynal, s'impose, un certain jour, comme devoir,
d'avoir baisé, lorsque dix heures du soir sonneront, la main de M"® de
Raynal, sinon il se brûlera la cervelle. Ici, nous devons l'avouer, Tau-
teur et nous ne parlons plus une langue commune, et nous ne pou-
vons comprendre celle qu'il parle. A qui fera-t-on admettre et com-
prendre cette confusion qu'il admet et qu'il comprend sans doute
entre le devoir et l'obligation que s'impose un drôle vaniteux de violer
les lois de l'hospitalité, les lois de la reconnaissance, et les devoirs les
plus sacrés? tout cela pour le plaisir de se brûler la cervelle s'il man-
29S REVUE DBS DEUX MONDES.
que d*audace, car il n*a pas môme Taraour pour excuse; Tamour ne
spécule pas ainsi. Si M. de Stendhal n'a voulu que représenter dans
cet exemple la vanité française, il Ta outrée monstrueusement et au
point de la rendre aussi inadmissible qu'inintelligible. La vanité peut
pousser un homme au suicide, mais seulement pour les humiliations
qui ont des témoins, et non pour une simple reculade de la con-
science. Ce dernier fait n'est justiciable que de l'orgueil , qui seul le
connaît, et l'orgueil ne s'impose point d'aussi ridicules devoirs. Ce
qu'une ame haute commence par respecter, c'est elle-même. Le ca-
ractère de Julien Sorel est donc faux, contradictoire, impossible,
incompréhensible en certaines parties. Nous ne reconnaissons point,
dans cette morose création du romancier, la vanité de ce Français
sanguin, jovial, insouciant, présomptueux, que le physiologiste a
plus d'une fois dépeint. Sans doute M. de Stendhal a réussi à figurer
un personnage on ne peut plus malheureux; mais comment, sauf
beaucoup de détails parfaits d'observation et de justesse, a-t-il pu
voir dans le dessin général de cette figure l'image et la personnifica-
tion de la jeunesse française? Cette jeunesse savante, pédante, am-
bitieuse, dégoûtée, il n'était point fait pour la comprendre. De son
temps, on était tout autre chose.
Quoi qu'il en soit, le Rouge et le Noir a été lu, et nous serions
presque tenté d'en conclure qu'il n'a pas été compris, car le patrio-
tisme d'antichambre^ pour parler comme M. de Stendhal après Tur-
got, ne lui eût point pardonné. Ce livre s'est sauvé par le charme et
la nouveauté des détails, qui ont masqué l'idée fondamentale par la
transpiration des opinions politiques de l'auteur, par l'odieux jeté
sur quelques figures de prêtres, enfin par la beauté réelle des deux
caractères de femmes, beauté touchante chez l'une, énergique et
fière chez l'autre. Sur ce propos, il est à remarquer que les femmes,
dans les romans de M. de Stendhal, ont toujours un rôle plus beau
que les hommes, même quand les hommes ont un beau rôle, ce qui
tournerait à la gloire de celles qu'il a aimées. Malgré tout, il s'est
rencontré dans ce roman assez de bonnes choses pour que des écri-
vains qui ont trouvé du plaisir à ravaler M. de Stendhal après sa mort
aient trouvé de l'avantage à le piller de son vivant. L'éducation fas-
hionable que reçoit Julien Sorel, devenu secrétaire de M. de La Mole
et diplomate, a été copiée depuis pour l'éducation du héros d'un
autre roman aussi connu que le Rouge et le Noir.
Dans cet ouvrage, M. de Stendhal a voulu montrer comment, par
la vanité, les Français savent se rendre .malheureux; dans la Char-
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 293
treitse de Parme, il a essayé de montrer comment, par la passion ^
un peuple qui n'a point de vanité sait se rendre grand, sinon heu-
reux. Quel cœur est plus déchiré que celui de Fabrice? Au moins
Tœil se repose ici sur de beaux caractères. Ce roman, qui mar-
que Fapogée du talent de M. de Stendhal,' témoigne aussi de Tap-
titude qu'il avait à se perfectionner encore, le solstice de la vie
déjà passé. Mais probablement, après la Chartreuse d£ Parme, Fau-
teur, conune romancier, n'eût fait que déchoir. C'était là, en effet,
le couronnement logique de toute sa vie et de toutes ses pensées,
le livre spécial pour lequel il semblait être né à la vie d'écrivain,
le fruit mûr et doré promis par tous ses ouvrages antérieurs, qui n'en
ont été que la floraison dans ses phases successives. Ju$qu'ici,
M. de Stendhal n'a fait que chercher son idéal, ou l'expliquer, soit
par des idées positives, soit par des contrastes et de la critique. Il en
a analysé tous les élémens, il en a montré les faces diverses, et
comme rassemblé une à une les parties. Cette fois, l'idéal a un corps,
il marché, il est animé du souffle de vie. La voilà, cette vie, telle
que M. de Stendhal l'a conçue , avec de grandes âmes qui ont Une
sensibilité profonde et une logique droite. Pour qui a lu les vingt
volumes qui ont précédé ceux-ci, la Chartreuse de Parme n'est que
le résumé en action de toutes les idées et de toutes les théories qu'il
a rencontrées antérieurement à l'état de formules analytiques. Nous
dirons même que ce passage d'un état à l'autre se fait trop sentir.
Nous avons déjà remarqué comme M. de Stendhal aime les incidens
et les petits faits minutieux pour peindre ses idées; il les aime non-
seulement par instinct, mais par système, car il dit quelque part:
(1 Les La Harpe auraient bien de la peine à nous empêcher de croire
que, pour peindre un caractère qui plaise pendant plusieurs siècles,
il faut qu'il y ait -beaucoup d'incidens qui peignent le caractère et
beaucoup de naturel dans la manière d'exposer ces incidens. » Or,
comme il a amassé beaucoup d'observations résumées dans sa tête
en aphorismes, et qu'il lui faut amener un incident pour reproduire
dans un personnage chacun des aphorismes dont l'ensemble se rap-
porte au caractère qtfil lui a prêté, il semble que ces caractères
n'aient pas été conçus d'un jet, mais formés de petites pièces rap-
portées. C'est de la mosaïque, et non de la peinture.
Je me figure M. de Stendhal travaillant à peu près comme un
homme qui ouvrirait La Rochefoucauld, je suppose, et qui se dirait :
A l'aide de pensées extraites de ce livre qui peint les hommes, je
vais reconstruire un héros que je ferai agir. J'inventerai un incident
39S RBVUB DES DEUX MONDES.
pour chacune des maximes que faurai choisies, et j*aurai un roman.
Ce procédé est très sensible, noHS îe répétons, dans le Rouge et le
Noir, et il se montre encore dans la Chartreusey mais peut-être est-il
plus sens3)le pour nous qjie pour les lecteurs moins familiarisés avec
les idées préexistantes dans Tesprit de Tauteur. Quoi qu'il en soit,
dussions-nous, être appelé un La Harpe, nous croyons que les ou-
vrages durables sont ceux où la vie prend du relief dans les images
les plus nettes et les plus fortes, et par conséquent se condense dans
quelques traits simples et faciles à saisir comme à retenir. Nous le
croyons par raison, à priori; nous^e croyons par expérience. Le
héros épique dont la figure colossale s*est le plus profondément
empreinte dans le souvenir et l'imagination des âges est un person-
nage qui ne fait que pousser un cri et tuer un homme; mais ce cri
dessine mieux son ame et sa puissance que ne le feraient cent ba-
tailles, et cet homme qui! tue est Hector. Combien sont petits, à
côté d' Achille, tous ces autres chefs dont le courage et la force se
montrent chaque jour sous une nouvelle face, dans une nouvelle
épreuve I Qui a jretenu les mille combats d'Ajax ou de Diomède? qui
a oublié le cri d'Achille et le combat où périt Hector? La multiplicité
des incidens n*est donc point nécessaire pour rendre une concep-
tion, si peu ordinaire qu'elle soit; nous dirons même que, plus elle
sera forte et durable, plus elle sera simple. Lorsqu'un trait est bien
choisi, lorsqu'il est un trait de génie, il suffit, et lorsqu'un seul suffit,
pourquoi en ajouter plusieurs? On n'est donc conduit à inventer beau-
coup que parce que Ton ne sait pas trouver ou choisir» On se rabat
sur la monnaie de M. de Turenne; mais la multiplicité des détails,
si elle n'atteste pas toujours l'indigence du génie, atteste au moins
son désordre.
Ce roman a été Fobjet d'éloges auprès desquels pâlirait tout le bien
que nous en pourrions dire; il s'est vu aussi dénigré assez récem-
ment encore, sans esprit de justice. On a été jusqu'à reprocher à l'au-
teur la manière dont il défigure et rap.etisse la bataille de Waterloo.
Heureusement M. Beyle avait du bon sens. Qui ne voit qu'il ne cède
point à la tentation de décrire cette bataille et de faire un brillant
hors d'oeuvre, mais qu'il décrit tout simplement les impressions de
son héros mis aux prises avec le danger, en ne montrant de ce danger
que ce que le personnage en peut voir lui-même? Ce tableau d'une
bataille et d'une déroute vues de près, et non à vol d'oiseau ou de
bulletin, nous paraît au contraire d'une énergie admirable en même
temps que d'une vérité aussi neuve que frappante. Qu'eût-on prè-
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 295
féré? Sans doute, une belle bataille avec de longues lignes de troupes
bien rangées et un bel empereur au milieu, conune dans ces enlu-
minures qui servent de tapisserie aux cafés militaires de la province.
Mais qui eût aperçu Fabrice, le héros de Faction et non de la bataille»
au milieu de ces cent mille honmies qui jouent leur vie et à côté de
cet empereur qui joue son empire? M. Beyle a caché tout cela pour
ne laisser voir que des généraux qui passent au galop, des boulets
qui font jaillir la boue, des cantinières, des blessés, des traînards,
qui volent des chevaux , toutes les brutalités , toutes les petites mi-
sères de la grande gloire des batailles. lia laissé l'histoire pour rester
dans son sujet, au lieu de quitter son sujet pour se jeter dans This-
toire. Il a donné une nouvelle preuve de cette précision d'intelli-
gence, de cette netteté d'esprit que nous avons si souvent rencon-
trées chez lui. Nous lui reprocherions plutôt d'avoir ppussé jusqu'à la
niaiserie la simplicité de Fabrice, qui se demande encore, six mois
après, s'il a assisté à une vraie bataille. Nous savons bien que l'auteur
veut dire : Ce n'est point là la vanité française; niais il le dit si long-
temps, que l'invraisemblance du moyen £ait évanouir le sel de l'in-
tention.
Le Rauge et le Noir et la Chartreuse de Parme sont les deux ro-
mans que devait écrire M. de Stendhal. l\i se font suite, ils se com-
plètent, ils résument toutes ses idées,- l'un par le côté critique»
l'autre par le côté idéal. C'est le monde qu'il a conçu, appuyé sur ses
deux pôles. Après ces deux romans, il n'eût pu en écrire un tfx)i-
sième, au moins sur le même plan philosophique q«e les premiers.
Ses voyages en Italie et son voyage en France résument, avec la
même disposition symétrique, les mêmes idées à un état différent.
Ses autres ouvrages n'en sont que l'application à divers objets de la
connaissance ou de la sensibilité humaine. Ainsi il a pu montrer
toutes les faces de sa pensée, et la mort est venue le surprendre au
moment où il n'avait plus rien à dire.
!Nous en avons fini avec ses livres; sauf une histoire de Napoléon,
en dix volumes, qu'il laisse, dit-on, manuscrite, il ne reste plus
que quelques articles de revties françaises ou anglaises, une bro-
chure contre le saint-simonisme <le 1825, intitulée : D'un nouveau
complot contre les Industriels^ quelques nouvelles, les unes plus éten-
dues, comme VAbhesse de Castro et les €encij insërées dâjos <;ett6
Bévue j et empruntées toutes les deux à des manuscrits italiens; les
autres, de moindre importance, comme ie Ceffre et leJRevenmnt\ le
PkUire^ etc. Nous n'avons à y signaler que les qualités orcUnaires et
296 REVUE DES DEUX MONDES.
déjà connpes de l'auteur; mais nous dirons un mot encore sur une
brochure que nous avons citée déjà plusieurs fois, Racine et Shak-
speare. Cette brochure contient probablement les mêmes choses qu'un
ouvrage italien de M. Beyle, Del Bomanticismo nelle arti, în-8", Fi-
renze, 1819, sur lequel nous regrettons de n'avoir d'autre renseigne-
ment que ce titre inscrit en tête de l'opuscule français que nous
avons entre les mains. Tout le romantisme de M. de Stendhal peut
être ramené à cette proposition qui en fixerait aussi le point de dé-
part : les hommes qui ont vu la retraite de Moscou ne peuvent pas avoir
goût aux mêmes choses que les aimables gentilshommes de Fontenoy,
qui, chapeau bas, disaient aux Anglais : Messieurs, tirez les premiers.
Le romanticisme, pour lui, est l'art de présenter aux peuples les
œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs
croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible.
Le dassicisme y dM contraire, leur présente la littérature qui donnait
le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-përes. Racine a
été romantique dans son temps, comme Shakspeare dans le sien, et
nous ne devons pas plus imiter l'un que l'autre. Seulement, iupar
hasard, et uniquement parce que nos circonstances sont les mêmes
que celles de l'Angleterre en 1590, la nouvelle tragédie française res-
semblerait beaucoup à celle de Shakspeare. n Voilà dans quels termes
de bon sens et dans quelles limites bien dépassées depuis M. Beyle
établissait sa thèse en 1823.
Dès-lors, au reste , il se séparait, en les répudiant formellement,
des hommes qui soutenaient à côté de lui le drapeau romantique.
Quant aux moyens qu'il demandait pour réaliser cet art dramatique
le mieux approprié à nos mœurs et à nos croyances, ils se bornent à
ceci : la suppression du vers et la suppression des deux unités de
temps et de lieu. «Notre tragédie n'est, dit-il, qu'une suite d'odes
entremêlées de narrations épiques;... la tirade est peut-être ce qu'il
y a de plus anti-romantique dans le système de Racine; et, s'il fallait
absolument choisir, j'aimerais encore mieux voir conserver les deux
unités que la tirade. » L'esprit français de M. de Stendhal n'a jamais
pu s'acconunoder beaucoup du vers français; il verrait probablement
sans regret notre langue se réduire à la prose, et laisser à d'autres
langues plus richement douées la gloire de la poésie. Il n'ose aller
cependant jusqu'à proscrire formellement l'ode , l'épopée, ni surtout
l'épître familière et la satire; mais, rencontrant le vers sur un terrain
qui ne lui appartient pas nécessairement, il lâche la bride à une im-
patience trop contenue, et engage un combat à outrance. Malgré
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 297
celte antipathie déclarée, ce n'est pas à lui que pourrait s'appliquer
un mot de mépris que contient cette strophe d'un poète contem-
porain :
J'aime surtout les vers , cette langue immortelle ;
C'est peut-être un blasphème , et je le dis tout bas,
Mais je Taime à la rage; elle a cela pour elle
Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas.
Qu'elle nous vient de Dieu , qu'elle est limpide et belle ,
Que le monde l'entend et ne la parle pas.
Jamais en effet, avec plus de sens, de raison et de mesure, M. de
Stendhal n'a eu plus de légèreté, d'acuité, de malice, d'esprit, dans
toute la force du mot, que dans ces deux brochures, l'une de 1823,
l'autre de 1825, où il attaque l'alexandrin tragique. Et à vrai dire, en
lisant M. de Stendhal, il m'est venu souvent une pensée dont je com-
mence par demander pardon, c'est que sept ou huit de nos écrivains,
réputés par excellence hommes d'esprit, et comme tels en posses-
sion de la plus grande faveur et du succès le plus déclaré, pleins
d'agrément d'ailleurs, et justifiant par là leur bonne fortune, ne
sont point réellement des hommes d'esprit, mais tout simplement
des hommes d'imagination. Ils arrivent à l'effet en outrant certains
aspects des choses, en brisant certaines proportions, certains rap-
ports, et en présentant ainsi tout à coup les objets sous une image
neuve et inaccoutumée; ils isolent ce qui veut être uni, il rapprochent
dans un contraste deux termes peu destinés à se faire contraste, et
le plaisir de la surprise en jaillit. Mais c'est l'imagination qui crée
cette fantasmagorie. J'appelle esprit une dose indéfinie de bon sens
et d'observation, assaisonnée d'une dose égale de logique som-
entendue. Avoir de l'esprit, c'est arriver tout droit et brusquement
au résultat final et jusque-là inaperçu, quoique juste, d'une combi-
naison d'idées. J'ai grand'peur qu'il ne reste plus un homme d'esprit,
dans le sens pur de la tradition française , parmi nos écrivains de
profession. M. de Stendhal a été tout-à-fait un homme d'esprit, mal-
gré qu'il en ait , et bien dans le prolongement de la grande lignée
française.
Cette question du romantisme, dont il s*est emparé en mattre dans
Racine et Shakspeare, a été aussi traitée par lui dans l'ancien Globe
en quelques articles sur les unités. Parmi les hommes distingués dont
il est devenu le collaborateur, il s'en trouvait un qui a été en quel-
298 BEVUE DES DEUIL MONDES.
que sorte son disciple, et qui depuis, voué à la politique, a acquis à
son nom, comme député, une importance parlementaire, et, comme
écrivain , doni^é à ses interventions dans la polémique un certain
caractère de solennité. Un autre écrivain, resté fidèle à des travaux
plus paisibles, talent remarquable par la fermeté, parle goût dans
rinnovation , par la sobriété dans Timagination , par le calme dans la
force, et enfin par une puissance d'ascension continue vers un terme
de perfection de plus en plus élevé, a subi aussi les influences de
M. Beyle au point de s'en faire à lui-môme une sorte de tyrannie. Il
avait, pour ainsi dire, installé son maître et son ami, non seulement
dans son cabinet, mais encore dans son imagination, et là il le faisait,
en esprit, juge de toutes ses pensées et de l'expression qu'il leur
dounait. Qu'en .dirait Beyle? telle était la question qu'il se posait à
chaque ligne qu'il allait écrire. Qu'en dirait Beyle, répéterons-nous
aussi, si ce n'est qu'elles sont trop rares?
Voilà dans quelle classe d'esprits M. Beyle a su rencontrer un peu
plus que son lecteur unique, beaucoup plus même que de simples lec-
teurs; et sur ces esprits, où l'on peut reconnaître l'empreinte de l'ac-
tion qu'il a exercée, on peut aussi juger le sien mieux encore peut-
être que sur ses ouvrages, gâtés par lui systématiquement et à plaisir.
Nous avons dit pourquoi, avec beaucoup de qualités éminentes, dont
la première est la clarté, il n'était point fait pour un succès populaire.
Il a traduit son to thehappyfew par : les gens qui eu 1817 ont plus
de cent louis de rente et moins de vingt mille francs. Mais même dans
cette classe qui veut du loisir occupé , pour un lecteur qui aura le
courage de mâcher le brou amer et piquant dont il a enveloppé la
pulpe substantielle et savoureuse de sa pensée, il y en aura vingt qui
le rejetteront. Que si nous arrivons jusqu'aux penseurs etaux hommes
d'étude, ils reconnaîtront et ils aimeront en lui une force réelle, mais
ib lui en reprocheront le gaspillage; ils reconnaîtront qu'il a beau-
coup aimé la vérité, mais ils lui reprocheront d'avoir aussi beaucoup
aimé son plaisir et de l'avoir pris pour guide même dans la recherche
de la vérité; ils lui reprocheront encore d'avoir souvent fait servir celle-
ci plutôt à l'étonnement qu'à l'enseignement de ses lecteurs; ils recon-
naîtront qu'il a remué, combiné, lié fort bien beaucoup d'idées, mais
ils lui reprocheront d'en avcnr laissé beaucoup, et d'importantes, en
dehors de ses spéculations. £t ses qualités même d'observateur pers-
picace lui seront d'autant plus justement imputées à crhne qu'il aura
été un observateur plus incomplet.
POETES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 299
L'indifférence que lui ont témoignée toutes les catégories de lec-
teurs n'a donc été jusqu'à un certain point que justice, car, ayant
beaucoup reçu de la nature, il a beaucoup prorais, et n'a donné à per-
sonne ce que chacun avait le droit d'attendre. Il ne nous paraît pas
être de ceux que la postérité relève du jugement des contemporains;
il ne vivra probeblennent fa&. Cependint, à cause des vices même
qui Tempécheront de vivre, autant que pour les qualités qui devaient
le rendre durable, nous comprendrons très bien que chacune des gé-
nérations qui se succéderont lui apporte en contingent son lecteur
uniqucy quelque esprit curieux, singulier, enthousiaste, qui lui sera
non seulement un lecteur, non seulement un admirateur, mais un
amant follement épris , passionné, jaloux. Il sera aimé pour ce qu'il
y a de vrai dans sa nature et dans son intelligence, et pour ce qu'on
y devra admirer; il sera adoré pour ce qu'il y a mis de faux et pour
ce qu'on aurait à lui pardonner, car c'est ainsi que va l'amour. Tout
ce que peut dire aujourd'hui de M. Beyle un juge impartial, c'est
qu'il a été moins paradoxal qu'on ne l'a voulu prétendre, moins vrai
que lui-môme n'y a prétendu.
Auguste J^ussière.
POÈMES PHILOSOPHIQUES
Noi.
I.
Solitudes que Dieu fit pour le Nouveau-Monde ,
Forêts , vierges encor , dont la voûte profonde
A d'éternelles nuits que les brûlans soleils
N'éclairent qu'en tremblant par deux rayons vermeils,
(Car le couchant peut seul et seule peut Taurore
Glisser obliquement aux pieds du sycomore),
Pour qui, dans l'abandon, soupirent vos cyT)rès?
Pour qui sont épaissis ces joncs luisans et frais?
Quels pas attendez-vous pour fouler vos prairies?
De quels peuples éteints étiez-vous les patries?
Les pieds de vos grands pins, si jeunes et si forts.
Sont-ils entrelacés sur la tête des morts?
Et vos gémissemens sortent-ils de ces urnes
LÀ SAUVAGE. 301
Que trouve Tlndien sous ses pas taciturnes?
Et ces bruits du désert , dans la plaine entendus ,
Est-ce un soupir dernier des royaumes perdus?
Votre nuit est bien sombre et le vent seul murmure.
— Une peur inconnue accable la nature.
Les oiseaux sont cachés dans le creux des pins noirs.
Et tous les animaux ferment leurs reposoirs
Sous Técorce, ou la mousse, où parmi les racines.
Ou dans le creux profond des vieux troncs en ruines.
— Uorage sonne au loin , le bois va se courber.
De larges gouttes d*eau commencent à tomber;
Le combat se prépare et l'immense ravage
Entre la nue ardente et la forêt sauvage.
n.
Qui donc cherche sa route en ces bois ténébreux?
Une pauvre Indienne au visage fiévreux.
Pâle et portant au sein un faible enfant qui pleure;
Sur un sapin tombé, pont tremblant qu'elle effleure.
Elle passe, et sa main tient sur l'épaule un poids
Qu'elle baise; autre enfant pendu comme un carquois.
Malgré sa volonté, sa jeunesse et sa force.
Elle frissonne encor sous la pagne d'écorce.
Et tient sur ses deux fils la laine aux plis épais.
Sa tunique et sou lit dans la guerre et la paix.
— Après avoir long-temps examiné les herbes
Et la trace des pieds sur leiu's épaisses gerbes
Ou sur le sable fin des ruisseaux abondans.
Elle s'arrête et cherche avec des yeux ardens
Quel chemin a suivi dans les feuilles froissées
L'homme de la Peau-Bouge aux guerres insensées.
TOME I. 20
1
1
• I
REVUE M» BBUX MONDES.
Comme la lice ermite, afbmée et chassant»
Elle flaire Todeiir du saunage passant
Indien» emienri^de sa raee Indleme,
Et de qui la famille a massacré la sienne.
Elle écoute, regarde et respire à la foi»
La marche des Hûrons sur les feuiiies des bois;
Un cri lointain reffiraie» et dans la forêt verte
Elle s'enfonce enfin'par une route- ouverte.
Elle sait que les blancs-» par le fer et le feu»
Ont troué ces grands bois semés des mains de Dieu»
Et» promenant an loin le flamme qui calcine»
Pour labourer la terre ont brdlé la racine »
L'arbre et les joncs touffus que le fleuve arrosait.
Ces Anglais qu*autrefois sa tribu méprisait
Sont maîtres sur sa terre» et TOsage indocile
Va chercher leur foyer pour demander asile.
III.
Elle entreen une' allée où d'abord elle voit
La barrière d'Hft parc. — Ui» chemin large et droit
Conduit à la maison^ de f<f>nne britannique»
Où le bois est donè dans les angles de brique ,
Où le toit invisible entre un double rempart
S'enfonce » où le charbon famé de toute part »
Où tout est dos et sain » où vient Manthe et luisante
S'unir à l'ordre froid la propreté décente.
Fermée krennemi» la maison s'ouvre au jour
Légère comme un kiosk» forte comme une tour.
Le chien de Terre-Neuve y hurie près des portes»
LA SAmrAGB. SOS
Et des blonds serviteurs les agiles cohortes
S*empressent en silence aux travaux familiers,
Et, les plateaux en main, montent les escaliers.
Deux filles de six ans aux lèvres ingénues
Attachaient des rubans sur leurs épaules nues ,
Mais voyant rindierine , elles courent, leur main
Rappelle et l'introduit par le large cbenain
Dont elles ont ouvert, à deux mains, la barrière;
Et caressant déjà la pâle aventurière :
a As-tu de beaux colliers d'Àzalëa pour nous?
m Ces mocassins muscpiés , si jolis et si doux ,
<( Que ma mère à ses pieds ne vent d'autre chaussure?
a Et les peaux de castor, les a-4-on sans monture?
m Vends-tu le lait des noix et la Sagamité (1)?
(c Le pain anglais n*a pas tant de suavité.
aCest Noël, aujourd'hui, Noël est notre fête,
<c A nous, enfans; vois-tu? la Bible est déjà prête;
« Devant Torgue.ma mère et nos aœiffs vont s'asseoir,
<t Mon frère est sur la porte et mon père au parloir. y>
L'Indienne aux grands yeux leur sourit sans répondre.
Regarde tristement cette maison de Londre
Que le vent malfaiteur apporta dans ses bois
Au lieu d'y balancer le hamac d'autrefois.
Mais elle entre à grands pas , de cet air calme et grave
Près duquel tout regard est un regard d'esclave.
Le parloir est ouvert, un pupitre au mHieu;
Le Père y lit la Bible à tous les gens du lieu.
Sa femme et ses enfans sont debout et l'écoutent.
(1) Pâte de maïs.
20.
292 REVUE DES DEUX MONDES.
que d*audace, car il n'a pas môme Famour pour excuse; Tamour ne
spécule pas ainsi. Si M. de Stendhal n'a voulu que représenter dans
cet exemple la vanité française, il Ta outrée monstrueusement et au
point de la rendre aussi inadmissible qu'inintelligible. La vanité peut
pousser un homme au suicide, mais seulement pour les humiliations
qui ont des témoins, et non pour une simple reculade de la con-
science. Ce dernier fait n'est justiciable que de Torgueil , qui seul le
connaît, et l'orgueil ne s'impose point d'aussi ridicules devoirs. Ce
qu'une ame haute commence par respecter, c'est elle-même. Le ca-
ractère de Julien Sorel est donc faux, contradictoire, impossible,
incompréhensible en certaines parties. Nous ne reconnaissons point,
dans cette morose création du romancier, la vanité de ce Français
sanguin, jovial, insouciant, présomptueux, que le physiologiste a
plus d'une fois dépeint. Sans doute M. de Stendhal a réussi à figurer
un personnage on ne peut plus malheureux; mais comment, sauf
beaucoup de détails parfaits d'observation et de justesse, a-t-il pu
voir dans le dessin général de cette figure l'image et la personnifica-
tion de la jeunesse française? Cette jeunesse savante, pédante, am-
bitieuse, dégoûtée, il n'était point fait pour la comprendre. De son
temps, on était tout autre chose.
Quoi qu'il en soit, le Rouge et le Noir a été lu, et nous serions
presque tenté d'en conclure qu'il n'a pas été compris, car le patrio-
tisme d'antichambre, pour parler comme M. de Stendhal après ïur-
got, ne lui eût point pardonné. Ce livre s'est sauvé par le charme et
la nouveauté des détails, qui ont masqué l'idée fondamentale par la
transpiration des opinions politiques de l'auteur, par l'odieux jeté
sur quelques figures de prêtres, enfin par la beauté réelle des deux
caractères de femmes, beauté touchante chez l'une, énergique et
fière chez l'autre. Sur ce propos, il est à remarquer qile les femmes,
dans les romans de M. de Stendhal, ont toujours un rôle plus beau
que les hommes, môme quand les hommes ont un beau rôle, ce qui
tournerait à la gloire de celles qu'il a aimées. Malgré tout, il s'est
rencontré dans ce roman assez de bonnes choses pour que des écri-
vains qui ont trouvé du plaisir à ravaler M. de Stendhal après sa mort
aient trouvé de l'avantage à le piller de son vivant. L'éducation fas-
hionable que reçoit Julien Sorel, devenu secrétaire de M. de La Mole
et diplomate, a été copiée depuis pour l'éducation du héros d'un
autre roman aussi connu que le Rouge et le Noir.
Dans cet ouvrage, M. de Stendhal a voulu montrer comment, par
la vanité, les Français savent se rendre .malheureux; dans la Char-
POETES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 293
treuse de Parme y il a essayé de montrer comment, par la passion»
un peuple qui n'a point de vanité sait se rendre grand, sinon heu-
reux. Quel cœur est plus déchiré que celui de Fabrice? Au moins
l'œil se repose ici sur de beaux caractères. Ce roman, qui mar-
que l'apogée du talent de M. de Stendhal /témoigne aussi de l'ap-
titude qu'il avait à se perfectionner encore, le solstice de la vie
déjà passé. Mais probablement, après la Chartreuse de Parmey l'au-
teur, comme romancier, n'eût fait que déchoir. C'était là, en efiFet,
le couronnement logique de toute sa vie et de toutes ses pensées,
le livre spécial pour lequel il semblait être né à la vie d'écrivain,
le fruit mûr et doré promis par tous ses ouvrages antérieurs, qui n'en
ont été que la floraison dans ses phases successives. Jusqu'ici,
M. de Stendhal n'a fait que chercher son idéal, ou l'expliquer, soit
par des idées positives, soit par des contrastes et de la critique. Il en
a analysé tous les élémens, il en a montré les faces diverses, et
comme rassemblé une à une les parties. Cette fois, l'idéal a un corps,
il marche, il est animé du souffle de vie. La voilà, cette vie, telle
que M. de Stendhal l'a conçue , avec de grandes âmes qui ont line
sensibilité profonde et une logique droite. Pour qui a lu les vingt
volumes qui ont précédé ceux-ci, la Chartreuse de Parme n'est que
le résumé en action de toutes les idées et de toutes les théories qu'il
a rencontrées antérieurement à l'état de formules analytiques. Nous
dirons même que ce passage d'un état à l'autre se fait trop sentir.
Nous avons déjà remarqué comme M. de Stendhal aime les incidens
et les petits faits minutieux pour peindre ses idées; il les aime non-
seulement par instinct, mais par système, car il dit quelque part:
(c Les La Harpe auraient bien de la peine à nous empêcher de croire
que, pour peindre un caractère qui plaise pendant plusieurs siècles,
il faut qu'il y ait -beaucoup d'incidens qui peignent le caractère et
beaucoup de naturel dans la manière d'exposer ces incidens. » Or,
comme il a amassé beaucoup d'observations résumées dans sa tête
en aphorismes, et qu'il lui faut amener un incident pour reproduire
dans un personnage chacun des aphorismes dont l'ensemble se rap-
porte au caractère qtfil lui a prêté, il semble que ces caractères
n'aient pas été conçus d'un jet, mais formés de petites pièces rap-
portées. C'est de la mosaïque, et non de la peinture.
Je me figure M. de Stendhal travaillant à peu près comme un
homme qui ouvrirait La Rochefoucauld, je suppose, et qui se dirait :
A Taide de pensées extraites de ce livre qui peint les hommes, je
vais reconstruire un héros que je ferai agir. J'inventerai un incident
5!SRE REVUE DES DEUX MONDES.
pour chacune des maximes que j*aarai choisies, et j*aurai un roman.
Ce procédé est très sensible , noHS le répétons , dans le Rouge et le
NoiTy et il se montre encore dans la Chartreuse, mais peut-être est-il
plus sens3)le pour nous que pour les lecteurs moins familiarisés avec
les idées préexistantes dans Tesprit de Fauteur. Quoi qu'il en soit,
dussions-nous, être appelé un La Harpe, nous croyons que les ou-
vrages durables sont ceux où la vie prend du relief dans les images
les plus nettes et les plus fortes, et par conséquent se condense dans
quelques traits simples et faciles à saisir comme à retenir. Nous le
croyons par raison, à priori; nous -le croyons par expérience. Le
héros épique dont la figure colossale s*est le plus profondément
empreinte dans le souvenir et l'imagination des âges est un person-
nage qui ne fait que pousser un cri et tuer un homme; mais ce cri
dessine mieux son ame et sa puissance que ne le feraient cent ba-
tailles, et cet homme quTT tue est Hector. Combien sont petits, à
côté d'Achille, tous ces autres chefs dont le courage et la force se
montrent chaque jour sous une nouvelle face, dans une nouvelle
épreuve 1 Qui a retenu les mille combats d'Ajax ou de Diomède? qui
a oublié le cri d'Achille et le combat où périt Hector? La multiplicité
des incidens n*est donc point nécessaire pour rendre une concep-
tion, si peu ordinaire qu'elfe soit; nous dirons même que, plus elle
sera forte et durable, plus elle sera simple. Lorsqu'un trait est bien
choisi, lorsqu'il est un trait de génie, il suffit, et lorsqu'un seul suffit,
pourquoi en ajouter plusieurs? On n'est donc conduit Hwvenfer beau-
coup que parce que Ton ne sait pas trouver ou choisir. On se rabat
sur la monnaie de M. de Turenne; mais la multiplicité des détails,
si elle n'atteste pas toujours l'indigence du génie, atteste au moins
son désordre.
Ce roman a été l'objet d'éloges auprès desquels pâlirait tout le bien
que nous en pourrions dire; il s'est vu aussi dénigré assez récem-
ment encore, sans esprit de justice. On a été jusqu'à reprocher à l'au-
teur la manière dont il défigure et rapetisse la bataille de Waterloo,
Heureusement M. Beyle avait du bon sens. Qui ne voit qu'il ne cède
point à la tentation de décrire cette bataille et de faire un brillant
hors d'oeuvre, mais qu'il décrit tout simplement les impressions de
son héros mis aux prises avec le danger^ en ne montrant de ce danger
que ce que le personnage en peut voir lui-même? Ce tableau d'une
bataille et d'une déroute vues de près, et non à vol d'oiseau ou de
bulletin, nous paraît au contraire d'une énergie admirable en même
temps que d'une vérité aussi neuve que frappante. Qu'eût-on pré-
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 395
féré? Sans doute, une belle bataille avec de longues lignes de troupes
bien rangées et un bel empereur au milieu, comme dans ces enlu-
minures qui servent de tapisserie aux cafés militaires de la province.
Mais qui eût aperçu Fabrice, le héros deTaction et non de la bataille»
au milieu de ces cent raille hommes qui jouent leur vie et à côté de
cet empereur qui joue son empire? M. Beyle a caché tout cela pour
De laisser voir que des généraux qui passent au galop, des boulets
qui font jaillir la boue, des cantinières, des blessés, des traînards,
qui volent des chevaux , toutes les brutalités , toutes les petites mi-
sères de la grande gloire des batailles. lia laissé l'histoire pour rester
d<ins son sujet, au lieu de quitter son sujet pour se jeter dans This-
toire. Il a donné une nouvelle preuve de cette précision d'intelli-
gence, de cette netteté d'esprit que nous avons si souvent rencon-
trées chez lui. Nous lui reprocherions plutôt d'avoir ppussé jusqu'à la
niaiserie la simplicité de Fabrice, qui se demande encore, six mois
après, s'il a assisté à une vraie bataille. Nous savons bien que l'auteur
veut dire : Ce n'est point là la vanité française; mais il le dit si long-
temps, que l'invraisemblance du moyen fait évanouir le sel de l'in-
tention.
Le Range et le Noir et la Chartreuse de Parme sont les deux ro-
mans que devait écrire M. de Stendhal. \\é se font suite, ils se com-
plètent, ils résument toutes ses idées,- l'un par le côté critique,
l'autre par le côté idéal. C'est le monde qu'il a conçu, appuyé sur ses
deux pôles. Après ces deux romans, il n'eût pu en écrire un troi-
sième, au moins sur le même plan philosophique (pie les premiers.
Ses voyages en Italie et son voyage en France résument, avec la
même disposition symétrique, les mêmes idées à un état différent»
Ses autres ouvrages n'en sont que l'application à divers objets de la
connaissance ou de la sensibilité humaine. Ainsi il a pu montrer
toutes les faces de sa pensée, et la mort est venue le surprendre au
moment où il n'avait plus rien à dire.
Nous en avons fini avec ses livres; sauf une histoire de Napoléon»
en dix volumes, qu'il laisse, dit-on, manuscrite, il ne reste plus
que quelques articles de revives françaises ou anglaises, une bro-
chure contre le saint-simonisme 4e 1825, intitulée : D^un nouvea»
complot contre les Inditstrielsy quelques nouvelles, les unes plus éten-
dues, comme VAbbes^ de Castro et les €fiuci, insérées iam cette
Revue y et empruntées toutes les deux à des joanuscrits ttaiiens; les
autres, de moindre importance, comme U Ceffre et k Revenant y le
PhiUre, etc. Nous n'avons à y sîgnalef iiue les ^nudités onfinaîr es et
2% REVUE DES DEUX HOXDES.
déjà connpes de Fauteur; mais nous dirons un mot encore sur une
brochure que nous avons citée déjà plusieurs fois, Racine et Shak-
speare. Cette brochure contient probablement les mêmes choses qu'un
ouvrage italien de M. Beyle, Del Bomanticismo nelle arti, in-8", Fi-
renze, 1819, sur lequel nous regrettons de n'avoir d'autre renseigne-
ment que ce titre inscrit en tête de l'opuscule français que nous
avons entre les mains. Tout le romantisme de M. de Stendhal peut
être ramené à cette proposition qui en fixerait aussi le point de dé-
part : les hommes qui ont vu la retraite de Moscou ne peuvent pas avoir
goût aux mêmes choses que les aimables gentilshommes de Fontenoy,
qui, chapeau bas, disaient aux Anglais : Messieurs, tirez les premiers.
Le romanticismey pour lui, est l'art de présenter aux peuples les
œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs
croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible.
Le classicisme y an contraire, leur présente la littérature qui donnait
le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands^përes. Racine a
été romantique dans son temps, comme Shakspeare dans le sien, et
nous ne devons pas plus imiter l'un que l'autre. Seulement, a par
hasardy et uniquement parce que nos circonstances sont les mêmes
que celles de l'Angleterre en 1590, la nouvelle tragédie française res-
semblerait beaucoup à celle de Shakspeare. » Voilà dans quels termes
de bon sens et dans quelles limites bien dépassées depuis M. Beyle
établissait sa thèse en 1823.
Dès-lors, au reste, il se séparait, en les répudiant formellement,
des hommes qui soutenaient à côté de lui le drapeau romantique.
Quant aux moyens qu'il demandait pour réaliser cet art dramatique
le mieux approprié à nos mœurs et à nos croyances, ils se bornent à
ceci : la suppression du vers et la suppression des deux unités de
temps et de lieu. «Notre tragédie n'est, dit-il, qu'une suite d'odes
entremêlées de narrations épiques;... la tirade est peut-être ce qu'il
y a de plus anti-romantique dans le système de Racine; et, s'il fallait
absolument choisir, j'aimerais encore mieux voir conserver les deux
unités que la tirade. » L'esprit français de M. de Stendhal n'a jamais
pu s'accommoder beaucoup du vers français; il verrait probablement
sans regret notre langue se réduire à la prose, et laisser à d'autres
langues plus richement douées la gloire de la poésie. Il n'ose aller
cependant jusqu'à proscrire formellement l'ode , l'épopée, ni surtout
l'épître familière et la satire; mais, rencontrant le vers sur un terrain
qui ne lui appartient pas nécessairement, il lâche la bride à une im-
patience trop contenue, et engage un combat à outrance. Malgré
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. S97
cette antipathie déclarée, ce n*est pas à lui que pourrait s'appliquer
un mot de mépris que contient cette strophe d*un poète contem-
porain :
J'aime surtout les vers , cette langue immortelle ;
C*est peut-être un blasphème , et je le dis tout bas,
Mais je Taime à la rage; elle a cela pour elle
Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas.
Qu'elle nous vient de Dieu , qu'elle est limpide et belle ,
Que le monde l'entend et ne la parle pas.
Jamais en effet, avec plus de sens, de raison et de mesure, M. de
Stendhal n'a eu plus de légèreté, d'acuité, de malice, d'esprit, dans
toute la force du mot, que dans ces deux brochures, l'une de 1823,
l'autre de 1825, où il attaque l'alexandrin tragique. Et à vrai dire, en
lisant M. de Stendhal, il m'est venu souvent une pensée dont je com-
mence par demander pardon, c'est que sept ou huit de nos écrivains,
réputés par excellence hommes d'esprit, et comme tels en posses-
sion de la plus grande faveur et du succès le plus déclaré, pleins
d'agrément d'ailleurs, et justifiant par là leur bonne fortune, ne
sont point réellement des hommes d'esprit, mais tout simplement
des hommes d'imagination. Ils arrivent à l'elfet en outrant certains
aspects des choses , en brisant certaines proportions , certains rap-
ports, et en présentant ainsi tout à coup les objets sous une image
neuve et inaccoutumée; ils isolent ce qui veut être uni, il rapprochent
dans un contraste deux termes peu destinés à se faire contraste, et
le plaisir de la surprise en jaillit. Mais c'est l'imagination qui crée
cette fantasmagorie. J'appelle esprit une dose indéfinie de bon sens
et d'observation, assaisonnée d'une dose égale de logique 5owj-
entendue. Avoir de l'esprit, c'est arriver tout droit et brusquement
au résultat final et jusque-là inaperçu, quoique juste, d'une combi-
naison d'idées. J'ai grand'peur qu'il ne reste plus un homme d'esprit,
dans le sens pur de la tradition française , parmi nos écrivains de
profession. M. de Stendhal a été tout-à-fait un honmfie d'esprit, mal-
gré qu'il en ait, et bien dans le prolongement de la grande lignée
française.
Cette question du romantisme, dont il s'est emparé en maître dans
Racine et Shahspeare, a été aussi traitée par lui dans l'ancien Globe
en quelques articles sur les unités. Parmi les hommes distingués dont
il est devenu le collaborateur, il s'en trouvait un qui a été en quel-
298 BEVUE DBS DEUX MONDES.
que sorte son disciple» et qui depuis, voué à la politique, a acquis à
son nom, comme député, une importance parlementaire, et, conune
écrivain , donijé à ses interventions dans la polémique un certain
c>aractère de solennité. Un autre écrivain, resté fidèle à des travaux
plus paisibles, talent remarquable par la fermeté , par le goût dans
l'innovation , par la sobriété dans imagination , par le calme dans la
force, et enfin par une puissance d'ascension continue vers un terme
de perfection de plus en plus élevé, a subi aussi les influences de
M. Beyle au point de s'en faire à lui-môme une sorte de tyrannie. Il
avait, pour ainsi dire, installé son maître et son ami, non seulement
dans son cabinet, mais encore dans son imagination, et là il le faisait,
en esprit, juge de toutes ses pensées et de l'expression qu'il leur
dounait. Qu'en. dirait Beyle? telle était la question qu'il se posait à
chaque ligne qu'il allait écrire. Qu'en dirait Beyle, répéterons-nous
aussi, si ce n'est qu'elles sont trop rares?
Voilà dans quelle classe d'esprits M. Beyle a su rencontrer un peu
plus que son lecteur unique, beaucoup plus même que de simples lec-
teurs; et sur ces esprits, où l'on peut reconnaître l'empreinte de l'ac-
tion qu'il a exercée, on peut aussi juger le sien mieux encore peut-
être que sur ses ouvrages, gâtés par lui systématiquement et à plaisir.
Nous avons dit pourquoi , avec beaucoup de qualités éminentes, dont
la première est la clarté, il n'était point fait pour un succès populaire.
Il a traduit son to the happy few par : les gens qui en 1817 ont plus
de cent louis de rente et moins de vingt mille francs. Mais même dans
cette classe qui veut du loisir occupé , pour un lecteur qui aura le
courage de mâcher le brou amer et piquant dont il a enveloppé la
pulpe substantielle et savoureuse de sa pensée, il y en aura vingt qui
le rejetteront. Que si nous arrivons jusqu'aux penseurs etaux hommes
d'étude, ils reconnaîtront et ils aimeront en lui une force réelle, mais
ils lui en reprocheront le gaspillage; ils reconnaîtront qu'il a beau-
coup aimé la vérité, mais ils lui reprocheront d'avoir aussi beaucoup
aimé son plaisir et de l'avoir pris pour guide même dans la recherche
de la vérité; ils lui reprocheront encore d'avoir souvent fait servir celle-
ci plutôt à l'étonnement qu'à l'enseignement de ses lecteurs; ils recon-
naîtront qu'il a remué, combiné, lié fort bien beaucoup d'idées, mais
ils lui reprocheront d'en avoir laissé beaucoup, et d'importantes, en
dehors de ses spéculations. £t ses qualités même d'observateur pers-
picace lui seront d'autant plus justement imputées à crime qu'il aura
été un observateur plus incomplet.
POETES ET ROMANCIERS MODERNES DE LÀ FRANCE. 299
L'indîfiFérence que lui ont témoignée toutes les catégories de lec-
teurs n*a donc été jusqu'à un certain point que justice, car, ayant
beaucoup reçu de la nature, il a beaucoup promis, et n*a donné à per-
sonne ce que chacun avait le droit d'attendre. Il ne nous paraît pas
être de ceux que la postérité relève du jugement des contemporains;
il ne vivra probablemeot fas. Cependant, à cause dés vices même
qui TempécheroTit de vivre, autant que pour les qualités qui devaient
le rendre durable, nous comprendrons très bien que chacune des gé-
nérations qui se succéderont lui apporte en contingent son lecteur
unique^ quelque esprit curieux, singulier, enthousiaste, qui lui sera
non seulement un lecteur, non seulement un admirateur, mais un
amant follement épris, passionné, jaloux. 11 sera aimé pour ce qu'il
y a de vrai dans sa nature et dans son intelligence, et pour ce qu'on
y devra admirer; il sera adoré pour ce qu'il y a mis de faux et pour
ce qu'on aurait à lui pardonner, car c'est ainsi que va l'amour. Tout
ce que peut dire aujourd'hui de M. Beyle un juge impartial, c'est
qu'il a été moins paradoxal qu'on ne Ta voulu prétendre, moins vrai
que lui-môme n'y a prétendu.
Auguste Qussiére.
POÈMES PHILOSOPHIQUES
Noi.
I.
Solitudes que Dieu fit pour le Nouveau-Monde ,
Forêts, vierges encor , dont la voûte profonde
A d'éternelles nuits que les brûlans soleils
N'éclairent qu'en tremblant par deux rayons vermeils,
(Car le couchant peut seul et seule peut Taurore
Glisser obliquement aux pieds du sycomore).
Pour qui, dans l'abandon, soupirent vos cyprès?
Pour qui sont épaissis ces joncs luisans et frais?
Quels pas attendez-vous pour fouler vos prairies?
De quels peuples éteints étiez- vous les patries?
Les pieds de vos grands pins , si jeunes et si forts ,
Sont-ils entrelacés sur la tête des morts?
Et vos gëmissemens sortent-ils de ces urnes
LÀ SAUVAGB. '301
Que trouve rindien sous ses pas taciturnes?
Et ces bruits du désert , dans la plaine entendus.
Est-ce un soupir dernier des royaumes perdus?
Votre nuit est bien sombre et le vent seul murmure.
— Une peur inconnue accable la nature.
Les oiseaux sont cachés dans le creux des pins noirs.
Et tous les animaux ferment leurs reposoirs
Sous Técorce, ou la mousse, où parmi les racines.
Ou dans le creux profond des vieux troncs en ruines.
— L*orage sonne au loin , le bois va se courber.
De larges gouttes d*eau commencent à tomber;
Le combat se prépare et l'immense ravage
Entre la nue ardente et la forêt sauvage.
n.
Qui donc cherche sa route en ces bois ténébreux?
Une pauvre Indienne au visage fiévreux ,
Pâle et portant au sein un faible enfant qui pleure;
Sur un sapin tombé, pont tremblant qu'elle eCBeure,
Elle passe, et sa main tient sur l'épaule un poids
Qu'elle baise; autre enfant pendu comme un carquois.
Malgré sa volonté, sa jeunesse et sa force.
Elle frissonne encor sous la pagne d'écorce.
Et tient sur ses deux fils la laine aux plis épais.
Sa tunique et son lit dans la guerre et la paix.
— Après avoir long-temps examiné les herbes
Et la trace des pieds sur leurs épaisses gerbes
Ou sur le sable fin des ruisseaux abondans.
Elle s'arrête et cherche avec des yeux ardens
Quel chemin a suivi dans les feuilles froissées
L'homme de la Peau-Rouge aux guerres insensées.
TOME I. 20
REVUE Dtt DBUX MONDES.
Comme la liœ erFSote, affiunëe et chassant ,
Elle flaire rôdeur du sauvage passant
Indien , ennemi de sa race Indieme,
Et de qui la famille a massacré la sienne.
Elle écoute, regarde et respire à la feto>
La marche des Hùrons sur les feuilles des bois;
Un cri lointain Teffraie, et dans la forêt verte
Elle s*enfonce enfin par une route ouverte.
Elle sait cpie les blancs-, par le fer elle fen>
Ont troué ces grands bois semés des mains de Dieu,
Et, promenant au loin Ifrflamme qui calcine.
Pour labourer la terre ont brûlé la racine ,
L'arbre et les joncs touffus que le fleuve arrosait.
Ces Anglais qu'autrefois sa tribu méprisait
Sont maîtres sur sa terre , et TOsage indocile
Va chercher leur foyer pour demander asile.
IIL
Elle entre en une allée où d^abord elle voit
La barrière d*nn parc. — Vn chemin large et droit
Conduit à la maison de ferme britannique ,
Où le bois est cloué dans les angles de brique ,
Où le toit invisible entre un double rempart
S*enfonce , où le charbon fume de toute part ,
Où tout est clos et sain , où vient blanche et luisante
S*unir à Tordre froid la propreté décente.
Fermée à Tennemi, la maison s'ouvre au jour
Légère comme un kiosk, forte comme une tour.
Le chien de Terre-Neuve y hurle près des portes.
LA SAUVAGE. SOS
Et des blonds serviteurs les agiles cohortes
S*empressent en silence auxtravanx familiers.
Et, les plateaux en main, montent les escaliers.
Deux filles de six ans aux lèvres ingénues
Attachaient des rubans sur leurs épaules nues ,
Mais voyant T Indienne, elles courent, leur main
L'appelle et Tintroduit par le large chenûn
Dont elles ont ouvert , à deux mains , la barrière;
Et caressant déjà la pâle aventurière :
<c As-tu de beaux colliers d*Azaléa pour nous?
(1 Ces mocassins musqués, si joUs et si doux,
<( Que ma mère à ses pieds ne vent d'autre chaussure?
a Et les peaux de castor, les a-t-on sans moreiure?
« Vends-tu le lait des noix et la Sagamité (1)?
« Le pain anglais n*a pas tant de suavité.
«Cest No6l, aujourd'hui, Nofîl est notre fête,
(1 A nous, enfans; vois-tu? la Bible est déjà prête;
« Devant Vorgue ma mère et nos sœurs vont s'asseoir,
<t Mon frère est sur la porte et mon père au parloir, n
L'Indienne aux grands yeux leur sourit sans répondre,
Regarde tristement cette maison de Londre
Que le vent malfaiteur apporta dans ses bois
Au lieu d'y balancer le hamac d'auta^fois.
Mais elle entre à grands pas, de cet air calme et grave
Près duquel tout regard est un regard d'esclave.
Le parloir est ouvert, un pupitre au milieu;
Le Père y lit la Bible à tous les gens du lieu.
Sa femme et ses enfans sont debout et l'écoutent,
(1) Pâte de maïs.
20.
3ÙÏ BEVUE DES DEUX MONDES.
Et des chasseurs de daims, que lesllurons redouteot.
Défricheurs de forêt et tueurs de bison»
Valets et laboureurs , composent la maison.
Le Maitre est jeune et Mond, vêtu de noir, sévère
D'aspect et d'un maintien qui veut'qu'on le révère.
L'Anglais-Américain, nomade et protestant,
Pontife en sa maison , y porte, en l'habitant,
Un seul livre, et partout où, pour l'heure, il réside.
De toute question sa papauté décide ,
Sa famille est croyante, et, sans autel, 0 sert.
Prêtre et père à la fois , son Dieu dans un désert.
Celui qui règne ici d'une façon hautaine
N'a point voulu parer sa maison pimtaine.
Mais l'œil trouve un miroir sur les aciers brunis,
La main se réfléchit sur les moubles vernis;
Nul tableau sur les murs ne fait briller Timage
D'un pays merveilleux, d'un grand homme ou d'un sage;
Mais, sous un cristal pur, orné d'un noir feston ,
Un billet en dix mots qu'écrivit Washmgton.
Quelques livres rangés, dont le premier, Shakspeare
(Car des deux bords anglais ses deux pieds ont l'empire).
Attendent dans un angle, à leur taille ajusté,
Les lectures du soir et les heures du thé.
Tout est prêt et rangé dans sa juste mesure.
Et la maîtresse, assise au coin d'une embrasure,
D'un sourire angélique et d'un doigt gracieux
Fait signe à ses enfans de baisser leurs beaux yeux.
LA SAUVAGE. 305
IV.
— La sauvage Indienne au milieu d'eux s'avance :
«Salut, maître. Moi, femme, et seule en ta présence.
Je te viens demander asile en ta maison.
Nourris mes deux enfans; tiens-moi dans ta prison
Esclave de tes fils et de tes filles blanches,
Car ma tribu n'est plus, et ses dernières branches
Sont mortes. Les Hurons, cette nuit, ont scalpé
Mes frères; mon mari ne s'est point échappé.
Nos hameaux sont brûlés comme aussi la prairie.
J'ai sauvé mes deux fils à travers la tuerie;
Je n'ai plus de hamac, je n'ai plus de mais.
Je n'ai plus de parens, je n'ai plus de pays. »
— Elle dit sans pleurer et sur le seuil se pose,
Sans que sa ferme voix ajoute aucune cliose.
Le Maître, d'un regard intelligent, humain.
Interroge sa fenune en lui serrant la main.
a — Ma sœur, dit-il ensuite, entre dans ma famille;
Tes pères ne sont plus; que leur dernière fille
Soit sous mon toit solide accueillie, et chez moi
Tes enfans grandiront innocens comme toi.
Es apprendront de nous, travailleurs, que la terre
Est sacrée et confère un droit héréditaire
A celui qui la sert de son bras endurci.
Cain le laboureur a sa revanche ici ,
Et le chasseur Abel va, dans ses forêts vides.
Voir errer et mourir ses familles livides,
306 REVUE DBS DEUX MONDES.
Comme des loups perdus qui se mordent entre eux.
Aveuglés par la rage, affamés, malheureux,
Sauvages animaux sans but, sans loi, sans ame,
Pour avoir dédaigné le Travail et la Femme.
Hommes à la peau rouge 1 Enfans, qu'avez-vous fait?
Dans Tair d'une maison votre cœur étouffait.
Vous haïssiez la paix, Tordre et les lois civiles.
Et la sainte union des peuples dans les villes,
Et vous voilà cernés dans Fanneau grandissant.
Cest la Loi qui sur vous s'avance en vous pressant.
La Loi d'Europe est lourde, impassible et robuste.
Mais son cercle est divin, car au centre est le Juste.
Sur les deux bords des mers vois*ttt de tout côté
S'établir l^tement cette grave beauté?
Prudente fée, elle a, sans sa marche cyclique,
Sur chacun de ses pas mis une République.
Elle dit, en fondant chaque neuve cité :
— Vous m'appelez la Loi, je suis la Liberté.
Sur le haut des grands monts, sur toutes les collines^
De la Louisiane aux deux sœurs Carolines,
L'œil de l'Européen qui l'aime et la connaît
Sait voir planer, de loin, sa pique et son bonnet.
Son bonnet phrygien, cette pourpre où s'attache^
Pour abattre les bois, une puissante hache.
Moi, simple pionnier, au nom de la raison
J*ai planté cette pique au seuil de ma maison.
Et j'ai, tout au milieu des forêts inconnues.
Avec ce fer de hache ouvert des avenues;
Mes fils, puis, èprès eux, leurs fils et leurs neveux
Faucheront tout le reste avec leurs bras nerveux,
Et la terre où je suis doit être aussi leur terre,
Car de la sainte Loi tel est le caractère
Qu'elle a de la Nature jiitei|Mrété les cris.
LA SAUVAGE. 907
Tourne sur tes enfans tes grands yeux attendris.
Ma sœur, et sur ton sein. Cherche bien si la vie
Y coule pour toi seule. Es-tu donc assouvie .
Quand brille la santé sur ton front triomphant?
Que dit le sein fécond de la mère à Tenfant?
Que disent en courant les veines amu*éest
Que disent en tombant les gouttes épurées?
Que dit le cœur qui bat et les pousse à grands flots?
Ah I le sein et le cœur, dans leurs divins sanglots
Oîvles soupirs d'amwr aax douleurs se confondent,
, Aitx morsures d'enfant le cœur, le sein, répondent :
€ A toi mon ame, à toi ma vie, à toi mon sang,
a Qui du cœur de ma mère au fond du tien descend»
« £t n*a passé par moi, par mes chastes mamelles,
« Qu'issu du philtre pur des sources maternelles;
ce Que tout ce qui fut mien soit tien, ainsi que lui ! »
— Oui I dit la blonde Anglaise en l'interrompant. — Ouîl
Répéta rindienne en offrant le breuvage
De son sein nud et brun à son enfant sauvage.
Tandis que Tautre fils lui tendait ses deux bras.
« — Sois donc notre convive, avec nous tu virnifl,
Poursuivit le jeune homme, et peut-être, chrétienne
Un jour, ma forte loi, femme, sera la tienne.
Et tu célébreras avec nous, tes amis,
La fête de Noël au foyer de tes fils. »
C" Alfred de Vigny,
Xe« Poèmes philosophiques, dont celui-Kïi est le premier, formeront un
qui doit faire saite aux Poèmes antiques et modernes de M. de Vigny.
LES ORIGINES
DE LA PRESSE
.1. — l'atelier de 6UTETCBER6. — ÉTAT DES ESPRITS AU
XT« SIÈCLE. — AlfTÉCÉDElCS DE L'IUPRIUERIE.
On a beaucoup écrit sur les origines de Timprimerie. Sans discuter
les opinions de mes devanciers, sans me mêler à la controverse sou-
tenue par plus de>cent érudits respectables, souvent spirituels, trop
ingénieux quelquefois, et tous d'un avis différent, je m*en tiendrai »
avec une modeste simplicité, aux vieux documens que Schœpflia
TAlsacien publia en 1760, et qui contiennent les procès-verbaux
relatifs à la vie de Gutenberg. C'est le dossier des litiges judiciaires
soutenus, entre 1441 et 1470, par le gentilhomme mayençais Jean
Chaird'oie de Bonnemoniagne; tel est le nom bizarre qu'il portait :
c( Hans Gensfleisch von Gutenberg. » Ce dossier authentique, ce
vieux dialecte allemand mêlé de patois d'Alsace, ces dépositions
de témoins obscurs, ces bavardages de servantes, ces causeries de
bourgeois surannés, rumeurs de faubourg et de place publique, sen-
tences de bourgmestres, réclamations de fournisseurs, promettent
peu de chose; grace^ à eux cependant la clé de Tatelier primitif est
retrouvée. On voit les presses, les. vis, les formes, les caractères, la
LES ORIGINE^ W f^'^iWisSE. 309
petite maison de pierre rosaire sur les iords du Rhin, la voûte sou-
terraine de l'inventeur; un excessif amour du paradoxe pourrait
seul se refuser à la conviction que ces antiques parchemins nous
apportent.
Avant de suivre Gutenberg dans sa vie, il est bon d'examiner le
temps où nous vivrons tout à l'heure; Au milieu du xv* siècle, une
grande chose allait finir. Le monde féodal était mourant. Il avait
représenté la force brutale et sauvage, victorieuse de la discipline
romaine énervée; il tombait à son tour, victime de son principe
poussé à l'excès. Il avait abusé de sa grandeur, et sa hiérarchie for-
midable s'était brisée dans l'anarchie des rivalités. Le sang des Ar-
magnacs et des Bourguignons l'étouffait. Le comte de Raiz disait la
messe noire en l'honneur du démon, en égorgeant des enfans nou-
veau-nés; dernier monstre comme il en apparaît toujours quand les
institutions finissent, Héliogabale de cette société sanglante. En face
de lui, comme un symbole contraire, Jeanne d'Arc s'élevait sur les
débris de la féodalité croulante, dernier type du beau, tel qu'il était
conçu dans une époque d'action et de piété.
Unité dans le monde politique, lumière et analyse dans le monde
intellectuel , c'étaient les deux aspirations de cette époque. Les
grands vassaux s'effacent, les monarchies grandissent, le tiers-état
lève la tête; les rois lui ont donné la main. La chevalerie elle-même
est une épée d'ornement, une arme de parade, un souvenir plutôt
qu'un fait. A la place des saint Louis, des Sugcr et des Bayard,
quelques hommes d'un sens net et ironique deviennent les instru-
mens politiques du temps nouveau. C'est un maître des comptes
Dommé Jean Bureau, un banquier" nommé Jacques Cœur; plus tard
un roi plus madré que ces bourgeois, plus futé que ces habiles,
Louis XL II achève de tuer la féodalité dont il lègue le cadavre à
ses successeurs. François I" n'y retrouvera qu'un fantôme qu'il
essaiera en vain de ranimer.
L'esprit européen se débattait violemment. Dès le règne de
Charles VI, le justicier commençait à compter; le clergé, qui avait
favorisé le mouvement intellectuel, marchait de pair avec l'homme
de loi; l'écritoire devenait une arme redoutée. C'était un temps de
grande fermentation d'esprit. Une fureur de lecture, que Louis XI
et le duc de Bourgogne ressentaient à la fois, une frénésie d'écriture
attestée par les gains énormes et la haute considération des copistes,
une ardeur de savoir, de comprendre, de secouer enfin l'arbre de
fie et de mort, l'arbre de science, une fièvre générale^ avaient saisi
310 B^vm^^mipint MOKiiBs.
tQute TEurope. En Italie, Pêtnirque et son triomphe, Boccace et
ses bouneurs, Dante et sa gloire classique sollicitaient et exaltaient
cette fièvre ardente. Alors le plus beau cadeau est un manuscrit, la
plus belle possession celle d'un volume. On se met à écrire si violeBi-
ment, que les mots se confondent; les lettres ne font fins qu'un
trait, les mots une ligne, et les lignes, comme ,4itClemengis, une
broderie indéchiffrable avec des jours et des jipiebfli^étremens <pltts
divers que les tours dentelées de nos cathédf||lcid^ «fendant cin-
quante aps, tous les hommes instruits se plaignent de nilisibilité des
caractères cursifs; on multiplie les abréviations, conune si la pensée,
inopatiente de son instrument imparfait, Teût brisé dans sa colère.
Cette irrésistible pression que le genre humain exerce sur ses des-
tinées mérite bien plus d'être remarquée que les dates, les^doûu-
mens, les citations et les témoignages. Le genre humain avait besein.
d*un instrument nouveau, et il le créa. Pendant tout le caq^meace-
ment du xv*" siècle, on sent la véhémence de l'élément comprimé
qui va reculer ses parois ou les briser. Le Midi possède d^à des
génies aimables ou sublimes et jouit des produits de Tintelligence,
prenûers fruits ôclos sous le soleil et à Taide de l'héritage antique.
Où est plus inquiet au Nord; on est plus jeune, moins avancé, {dus
ambitieux. Le peuple s'éveille, la population augmente, les bourgeds
se réuuissent, le bien-être suscite de nouveaux besoins. Ce ^ue r<m
a, on le perfectionne; ce 4ue Ton a'a pas, on l'emprunte. Le clergé
inférieur sert cette impulsion ; le haut clergé , vêtu de sa cotte 4e
mailles ^t tenant la croix pacifique, chrétien et féodal, contradiotiou
étrange, se croirait déshonoré s'il renonçait à l'une de ses forces
actives, et à la plus vive de .toutes, à l'éducation des sociétés; il y tra-
vaille, quoi que Ton ait dit^ tout en faisant des fautes, en sacrifiaot
à aes intérêts, en créant tmis papes et en tuant des hommes; ce^ue
je n'excuse pas.
C*est dans de telles circonstances et sous ces influences que Ton
trouva le moyen de se passer de copistes, de remédier à leurs erreurs
ou à leur lenteur, de copier mécaoiquement, de copier exactement,
de OAultiplier l'exemplaire à l'inGni, de le perpétuer à jamais, c'est-
à-dire d'éterniser l'idée. L'imprimerie naquit.
Mais d'où vintr-eile?,Qiieb}ues-uns disent de Chine et de Tartarie.
Bernbard de Malinckrot (1) examine la question <de savoir si Satmçne
(i) Ite artu a9pr^gr99Êmmr*itfé^if^ffnfithio0^ etc., a B. Malinckrot, Decano mo-
lUMIt^episi, etc. ( Coioni» Agcip. ifU), in-io.)
m
I LES ORIGmeS DB LA PRSSSE. 311
fut le premier imprimeur (1). Un autre érudit, Robert Mentel (2)^
n'est pas éloigné d'attribuer le même honneur au Grec Agesilas, qui^
selon Plutarque, fit paraître sur le foie d'une victime immolée l'em-
preinte du mot nikêy victoire, tracé en noir dans le creux de sa main.
Ce qui est certain , c'est que depuis l'époque de Marcus Tullius
(QcerOy on était aux portes de ce miracle, sans dépasser le seuil,
suf lequel on restait suspendu. Cicéron avait di* : a Prenez toutes
lèy lettres de l'alphabet; séparez-les, jetez-les à terre. Ces caractères
composeront-ils une phrase? y> Ce sont bien là les indices élémen-
taires de l'imprimerie. On avait été plus loin, on avait séparé et
mobilisé les caractères pour apprendre à lire aux enfans, comme
le prouvent Quintilien (3) et saint Jérôme (4J. Des types mobiles
gravés à l'envers servaient à imprimer des noms sur les poteries et
les terres cuites, qui souvent oflDrent quelques lettres retournées par
hasard (5). Cependant, ni Cicéron, ni les grands hommes du moyen-
âge n'avaient songé à l'extension de cette industrie. Il faut que l'es-
prit humain et les besoins de notre race travaillent des millions de
fois sur l'expérience avant de tirer toutes les conséquences d'un fait.
Cette gradation imperceptible, éternelle, invincible, perfectionnant
sans cesse l'héritage légué, prouve notre puissance et notre faiblesse,
la grandeur de l'humanité, la petitesse de l'homme. Les anciens con-
naissaient la force de la vapeur; ils ne l'appliquaient pas. Auxvi''siè-
de, cette force parut si frappante à un homme d'esprit, à l'Italien
ManzoUi, qu'il bâtit le système du monde avec la vapeur. Il a dit po-
ritivement, dans son poème intitulé le Zodiaque de la Vie humaine^
que les astres, les comètes et tous les mondes marchent à la vapeur:
Vidi ego, dùm Roma;, decimo régnante Leoue,
Essem , opus a figulo factum , juvenisque figuram,
Efflantem angusto validum ventum oris hiatu.
Quippe cavo infusam retinebat pectore lympbam,
Quœ subjecto igni resoluta exibat ab ore
In faciem venti , validi longèque furebat.
Ergo etiam ventus resoluta emlttitur undâ,
(1) Saturnus an invenerit typographiam , p. 2.
(S) R, Mentelii de verà typographiœ oriçifui par<gne$it, Palriëiis, 1650, id^o,
pag. M.
(3) Eburneas literarwn format. ( Institut. Orat. I. 2.)
(4) Fiant literœ biuceœ, ( Epist. ad Paulam.)
(5) WaldTs Getchichteder Wisi9n§ehaftèfr^ etc. Haflé, 1784, p. 391.
312 REVUE DES DEUX MONDES.
Dum vapor exhalans fugit impellente calore;
Namque fugare soient sese contraria semper, etc. (1).
« Léon X régnait quand je vis à Rome l'œuvre étrange d'un potier.
C'était une figure de jeune homme dont la bouche exhalait un
soufQe violent. Dans sa poitrine» on avait introduit de l'eau qui se
transformait en vapeur par l'action du feu au-dessus duquel elle était
placée, et qui sortait avec fureur. C'est ainsi que l'onde vaporisée
devient une force irrésistible, etc., etc. 0 ManzoUî déduit le système
du monde de cette puissance qu'il retrouve partout. Notre temps,
qui croit fort à la magie de la vapeur, ne va pas aussi loin , et ne la
donne pas pour le dieu unique.
Le véritable inventeur, c'est le genre humain. Il est naturel de
fondre un caractère dans un moule, après l'avoir vu gravé en relief;
c'est chose naturelle de sculpter une lettre dans le métal après l'avoir
déjà gravée sur bois; il est logique de diviser les lettres de l'alphabet
quand on a divisé les mots, de séparer les mots après avoir séparé
les pages, et, en remontant toujours, de graver des pages après avoir
gravé des cartes, de faire des cartes avec des empreintes après avoir
fabriqué des cachets ou des sceaux en relief, enfin d'essayer le relief
après avoir usé du cachet creux : rien de plus simple. Il a fallu ce-
pendant, pour descendre tous ces degrés, du cachet à l'imprimerie,
quatre mille ans. C'est un roman , un drame souvent terrible que
l'infini perfectionnement humain.
L'imprimerie est née, non pas en dépit de la religion chrétienne et
catholique, mais dans son sein même et bercée par elle. Comme pre-
miers monumens, conune atomes élémentaires et primitifs de cette
découverte, on trouve des légendes grossièrement sculptées, des
reproductions de prières sur des blocs de bois , des fragmens bi-
bliques, des livres d'éducation rédigés par les moines. Cela devait
être. Le clergé était seul instituteur des âmes et des esprits. Que
l'on explique la naissance de l'imprimerie par les petits Donats de
Hollande (2) , ou par les jeux de cartes du xv^ siècle (3) , on ne peut
échappera l'influence du clergé. Les philosophes des derniers temps,
assez peu dévots, comme chacun sait, ont caché de leur mieux cette
source ecclésiastique : que n'ont-ils pas dit contre les moines augus-
tins, dominicains et bénédictins I Ces moines sont les premiers pro-
(1) Marcelli Palingenii Zodiacus vitœ humanœ. Aquarius, p. 339, v. 19.
(2) Voyez les ingénieuses dissertations de M. Léon Delaborde. Tecbener, 18iO.
(3;Hegewisch, Vehcrsieht, etc., 1827. Halle.
LES ORIGINES DE LA PRESSE. 313
moteurs de rimprimerie, ou plutôt les premiers imprimeurs. Us
avaient fait les cathédrales, les avaient ornées, sculptées, festonnées
et chargées de vitrages transparens accompagnés de légendes. Tous
les arts s'étaient développés sous leur main. Le clergé s'était tout ap-
proprié, jusqu'aux jeux; il avait insinué son ame et son esprit dans
toutes choses. Il avait pris le drame, la satire, la caricature, Fode, la
musique, et, rapportant à Dieu et à lui-même toutes les créations,
tous les plaisirs, tous les besoins de l'homme, il l'avait cerné et en-
veloppé de toutes parts. On peut blâmer si l'on veut, on ne peut nier
ce caractère populaire et universel du catholicisme qui se Ut dans nos
cathédrales et dans les mystères qu'il y a fait jouer. Le moyen-âge,
gigantesque fusion, était nécessairement synthétique. Cette synthèse
catholique a touché son apogée au xiii® siècle.
Pas de belle église qui ne fût ornée de ses verreries, enchâssées
et brillantes comme des diamans, tachant çà et là le pavé de pourpre,
d*azur, d'orange, et présentant toute l'histoire de la Bible resplendis-
sante au soleil. C'était la Bible du pauvre. Il ne savait pas lire, mais
il voyait. Ne pouvant empêcher les passions ni le développement
des facultés humaines, le clergé, c'est-à dire l'esprit catholique, les
avait confisquées à son profit; ainsi il avait pris les bateleurs, il avait
fait jouer des jongleurs, il avait écrit et représenté des comédies, il
8*était emparé de la musique. Quand il vit les cartes à jouer courir
entre les mains de tout le monde , il essaya d'appliquer les cartes à
.des usages plus nobles et plus pieux. On y perdait de l'argent; il
voulut qu'on espérât y gagner son salut.
On s'était fort épris du jeu de cartes. De toutes les dynasties, la
moins périssable assurément est celle du roi David, de Salomon et de
César, têtes graves que nous connaissons tous, qui portent si béné-
volement leur diadème innocent, et que Rabelais semble avoir résu-
mées dans la benoîte figure de son Pantagruel. Un monarque du jeu
de cartes n'est pas à mépriser; c'est l'idéal d'un roi selon le peuple
du moyen-âge, qui voyait en lui son paternel défenseur contre les
suzerains. Rien de plus historique que ces figurines aux jambes écar-
tées et aux yeux écarquillés, et ce petit éventail que tient la reine
* Judith, et la pique du varlet ou valet, notre ami Hector, et son air
mutin, et les armoiries des reines, blason si large qu'il couvre la
moitié de leurs chastes corps, et les piques symboles des soldats , et
les trèfles symboles des paysans, et les carreaux symboles des bour-
geois, et les cœurs symboles des femmes. Tout enfans, nous cher-
chons le sens de ces mystères et nous causons quelques heures avec
. Sti REVUE DES DEUX MOHDES.
Lancelot. Ces belles images étaient peintes et dorées d*un côté» blan-
ehes de raatre, fortes comme des plaques de bois, vivement enltinii-
nées, et elles charmaient tout le monde. On aimait le symbole alors,
et c'était une très belle allégorie. Les rois et les reines y gagnaient
à coup sûr, et les puissans y avaient toujours raison.
Le clergé s'avisa donc de vouloir bannir Jes cartes, jeu de hasard
. et d'abomination, et de conseiller aux fabricans la création de feuilles
de parchemin séparées, portant, au lieu de ce païen César et de cette
païenne Didon, de^beaux saints et de belles saintes avec des légendes
et quelquefois leurs noms. L'œuvre n'était pas difficile; il suffisait de
copier les vitraux de toutes les églises. On jouait aux cartes avec les
fidèles, et quand même ils n- auraient pas su lire, il n'y avait pas
moyen de fermer les yeux et de ne pas se rappeler Moïse, Pharaon,
Joseph ou Jacob. Bientôt ces nouvelles cartes, grandes comme la
. main, furent recherchées; on les assembla pour en faire des recueils
de gravures. Les vitres et les fenêtres des couvens déteignirent sur
ces petits volumes primitifs. Toutes les verreries du couvent d'Hirs-
<^u se retrouvent, dit Lessing (1), dans le vénérable bouquin nommé
Biblia Pauperum. Cette fécondité de l'idée est le plus profond et le
plus admirable des prodiges.
Ces cartes étaient gravées sur .bois comme les anciennes cartes à
jouer. Point de perspective, de proportion, de dégradation de
lumière. Cependant l'étude des vitraux perfectionna ces graveurs sur
bois; ils formèrent deux confréries, celle des tailleurs de bois et celle
des peintres de lettres ou ymagiers, toutes deux fort riches. Ainsi le
dessin, la gravure, la peinture; l'empreinte imitée du cachet antique,
avaient déjà contribué à former cet art, qui n'était encore qu'une
ébauche.
Tout cela se passait dans le moment où fermentait la singulière
exaltation que j'ai décrite, où le roi cherchait des livres, où le pauvre
voirait déchiffrer une inscription, où l'on retenait un copiste six mois
à l'avance, où Alphonse de Naples faisait la paix avec Médicis, qui
lui avait prêté un manuscrit. Puisque l'on gravait déjà des légendes
de saints sur des blocs de bois, pourquoi ne pas y graver des mots»
des phrases et des paragraphes? Pourquoi ne pas se servir du même
moyen pour tirer beaucoup de copies? Le clergé ne pouvait que ga-
gner à cette popularisation des légendes et des psaumes. Ces gros-
sières images de saints que l'on voit suspendues au foyer de nos
. (1) lêitings Bê^rœg^ ^ ii S. 397.
LES ORIGINES 9E LA PRESSE. 315
cbamûëres sont précisément semblables mix informes essais de Tim-
primerie. Elle débute par de petits spécula humanœ saivationis^ par
des grammaires à l'usage des couvens, par des fragraenstle cantiques
qui remplaçaient économiquement les livres imprimés, le ne cher-
di^ai pas ici quand finit Fépoque de la gravure en bloc ou xylogra^
pkUy quand et par quelles mains heureuses se mobilisèrent les ca-
ractères de Talphabet auxquels ce fractiounement donna tant de
pouvoir, si ce fut à Harlem en 14^0, à Strasbourg on 1440, à Mayence
en 1460» à Bamberg en 1461, que le prodige s'opéra. Chaque opinion
compte de grandes autorité»; il ne serait pas impossible qu'elles
eusseBt toutes raison» que des essais incomplets, des tentatives avor-
tées, nombreuses, disséminées, ^ient précédé la découverte déibiî-
tive, qui 4evttt remplacer le manuscrit par le livi^ imprimé.
Un livre était alors chose sacrée; on Tachetait six cents firancs.
On le déposait chez le notaire, on le mettait dans un coffre d'or; >on
raitacfaaîl; avec une grosse chaîne au pupitre de lecture, de peur
qii^il ne s'envolât. Ce fut une joie de pouvoù*, au moyen de Uocs ou
piMcbes <de bois, reproduire même grossièrement un beau raanus-
cnt. L'ouvrier gravait les lettres à rebours, ks enduisait d'encre
grasse, et le rouleau passé sur le parchemin ou le papi^ donnait ime
empreinte imparfaite de ces caractères mal taillés. Inégaux, mai
venus. Jamais il n'imprimait que d'^un côté; il collait deux pages
blanches lenserable, ce qui leur donnait la consistance d'une fenille
de carton. C'était quelque chose de fort laid que ces Spécula et ces
BmudSj siravissans pour le bibUophile; aïeux de nos beaux exem-
plaires, ils étaient fort répandus et très nombreux, surtout en Flandre,
où te mouvement religieux se mêlait au mouvemeist mdnstriel, tt
sv toute la ligne du Rhin, dont les villes s'élevaient florissantes au
miieu de leurs vignobles rians et magnifiques.
/Nous entrons dans un singulier roman, plein de faits singuliers.
n a trois parties et compte cinq acteurs : un vieil orfèvre rusé,
riche et habile; sa fille, blonde Allemande; on jeune oopistq spiri-
tnel et hardi, quelque peu clore; <un gentilhomme alchimiste et
p«Dvre,<et un bourgeois avide de faire sa fortone; c'^t là son seul
caractère. Ce dernier se nonmie André Dryzehn; l'orfèvre, Hans
Faust; sa fille, Christine Faustine; le clerc, PierreSchœffer, «ft le gen-
tffliomme, Gutenberg. Quelques-uns des faits que j'alléguerai sem-
bleront peu conformes à ce qu'on lit dans les biographies et les ma-
nuels, la plupart de ces livres persistant dans la vénérable et com-
mode habitude de copier l'erreur antérieure, sauf à surajouter quel-
316 REVUE DES DEUX MONDES.
que erreur nouvelle. Je me suis plu à lire et à étudier les documens
priii^itifis (1) que TAlôacien Schœpflin déterra en 1760, lorsque le
Pfenningthum, la tour des archives de Strasbourg, cénotaphe de par-
chemins que Ton n^aurait jamais lus, vint à crouler. Il fallut entrer
dans le sanctuaire, et il y pénétra avec les architectes. Il y trouva des
bulles d'or, la vieille bannière déteinte, des diplômes et des actes
en allemand du xv" siècle (2). Là se trouve la vie de Gutenberg,
trahie par plusieurs procès minutés en vieux langage et rongés des
rats, car il a passé sa vie dans les procès perdus, les espérances dé-
çues, près de son fourneau allumé et des élémens de ses inventions
inutiles pour lui, utiles au monde. C'est une vieille et éternelle his-
toire, une légende de plus dans le martyrologe du génie; l'argent
s'empare du talent, l'exploite et le brise. L'histoire de l'esprit a sa
moralité tragique : tout premier inventeur est victime; Prométhée
dérobe la foudre, et succombe.
A cette époque où l'on s'ingéniait de toutes parts à imiter l'art
des copistes au moyen de blocs de bois plus ou moins mal sculptés^
en 1424, au moment où l'Italie versait sur l'Europe un souffle en-
ivrant, et où la féodalité se mourait dans ses orgies, un chevalier de
Mayence, de vieille famille et pauvre, meurt dans cette ville, ne lais-
sant à son fils, âgé de quinze ans, qu'une petite rente sur la ville,
son épée et beaucoup d'orgueil. A peine son père mort, Hans
Gensfleisch Gutenberg quitta sa cité natale et partit pour Stras-
bourg. C'était, comme le prouvera suffisamment son histoire, un
caractère altier, entreprenant et singulier. Les rentes du père ne
furent pas payées au mineur, qui épuisa sa^bf*urse et réclama vaine-
ment le solde de ce qui lui était du. Soit qu'il eût étudié à Stras-
bourg ou que d'autres soins aient occupé le jeune homme, comme
semble le prouver le procès que lui fit plus tard Anna von Iserin
Thûr, fille noble, pour une promesse de mariage qu'il n'avait pas
remplie, il est certain qu'à vingt-cinq ans il n'avait pas pu se faire
payer de la ville de Mayence. Le jeune gentilhomme, mécontent et
ajuste titre, déclare, comme Coriolan, la guerre à sa patrie. Il fait
arrêter et emprisonner le greffier mayençais Nicolas , comme res-
(1) Fournier, Wetler et Dibdin ont attaqué TautheDlicité de œs actes. Oberlin,
Bœr, et surtout M. Léon Delaborde, en ont prouvé l'irrécusable sincérité. Deut
autres documens faux, dont nous ne parlerons pas, ont été fabriqués en faveur de
Gutenberg par Bodman , archiviste mayençais.
(2) Die itt die worheit, etc. — Voyez Schœpflin , Vindiciœ, etc.; Meerman, Ort-
gines, etc.
LES ORIGINES DE LA PRESSE. 317
ponsable de la dette. Mayence essaie de transiger; les deux sénats
de Strasbourg et de Mayence négocient. Hans Gutenberg relâche son
prisonnier sur bonne promesse de. paiement; mais vainqueur sur ce
point, il est battu sur un autre. Anna Iserin gagne son procès contre
lui, le force au mariage et devient Anna Gutenberg. C'est Favant-
scène de cette singulière vie, telle qu'elle résulte des pièces de ces
deux procès.
Pendant que la belle Ennelin ou Annette faisait son bonheur malgré
lui, quelles idées, quelles études, quelles rêveries occupaient le gen-
tilhomme? Dans cette ville curieuse, remplie du moyen-âge, demi-
allemande, demi-française, active, rêveuse, véhémente, réfléchie,
qui se mire dans le Rhin et qui regarde les Vosges, comment passa-^t-il
son temps? On ne le voit ni marchand, ni banquier, ni honome
d'armes, ni homme de loi; il rêve. Cependant le rêveur qui attaque
une ville et traite avec elle d'égal à égal n'est pas un homme sans
énergie. Par qtels enchantemens inspira-t-il une vénération si grande
à ses nouveaux concitoyens, qu'ils accoururent, l'entourèrent, le
supplièrent de vouloir bien lui communiquer ses secrets, de les leur
vendre, de les admettre en société de ses bénéfices, de les faire par-
ticiper à ses découvertes et à ses succès [artes mirabilesy — Sin kunste
und afenthur)1 J« n'en sais rien; mais ce que peu de savans ont voulu
voir, c'est cet éirange ascendant de Gutenberg à vingt-cinq ans,
pauvre et marié, sur ce qui l'environne. On croit en lui; on espère
en lui; il a le grand arcane; il est souffleur, alchimiste, sorcier. C'est
quelque chose de comique, et que le dramaturge anglais Ben Jonson
a très bien peint dins son Alchimiste y que ce flot de bons bourgeois
avides de gain , se disputant d'avance l'or que fera le possesseur du
secret merveilleux.
Nous sommes biei loin de l'imprimerie, et nous en sommes bien
près cependant. Un nommé André Dryzehn a un petit patrimoine et
ne désire qu'une ch)se, s'associer à ce Gutenberg qui est sorcier.
Dryzehn avait le fansUsme de Gutenberg; ce dernier fait traité avec
lui et lui apprend un secret pour tailler le diamant, un secret pour
faire ou perfectionnerles miroirs. Dryzehn y gagne beaucoup; mais
il soupçonne Gutenberg de lui cacher d'autres arcanes. Il signe un
nouveau traité , auque. prennent part un nommé Heilmann et un
nommé Riff*. A ce traite il sacriDe son patrimoine, met ses meubles
en gage, emprunte sur les diamans de sa femme, et meurt n'ayant
pas une obole, étendu tcut habilh'î sur un lit, se confessant au curé
TOME I. 2t
3t8 HVDE DES DEUX MOmmS.
de SMut-Mactio , nammë Eckbart, mais sans se plaindre de Guten-
bwg (t).
Cette noii¥eUe invention ^ avait déjà dévoré sa fortune et qui
doit en dévorer deux autres, cet art magique, c'est l'imprimerie. £o
dehors de la ¥ille, près de Saint-Axbogast, dans une maison isolée,
s*iôtait réfugié Talchimiste , qui travaillait seul , et que ses associés
visitaient. Il est facile de se le représenter dans cette antique mai-
son allemande, au fond d'une grande cave de pi^re 4e taille rose
coBune toutesles pierres du bord du Rbin, la robe de cbambre fourrée
sur les épaules, le bonnet fourré sur les yeux, assis près de sa forge
et cherchant, non comme le croyait le vulgaire, et comme Nicolas
Blamel 4m Angelo Catho, les figures ^enethliaques et la sixième
maison du zodiaque, mais bien le grand arcane, Timprimerie, Tin-
fini donné à la pensée de Thomme. Avec Targçnt de ses associés, il
avait inventé beaucoup de cdioses, comme le prouvent les titres ori-
ginaux. Andr^ Scbultheiss, charpentier, lui avait fabnqué.un pres-
soir à vis, et la machine qui fait le vin devait graver les paroles. Il
avait des formes <îontenant quatre pages et composant Tin-b''; il avait
des lettres mobiles de plomb, non encore fondues peut-être, mais
gravées. Ainsi le gentilhomme de vingt-huit ans a été du connu à
rinconnu, comme Christophe Colomb. Il a beaucoup vaincu, et il a
encore beaucoup à vaincre. Le plomb était trop mot et ne marquait
pas. L'acier était trop dur, trop cassant, et coupiit le papier. Le
bois, trop facile à s'user, dohnait des empreintes^ auxquelles la net-
teté manquait. Les métaux sans aUiage n'avaient aucun moelleux,
et la dUIiûulté de la taille était extrême pour donier aux caractères
cette égalité et cette pureté qui charment et lep^sent l'œil. Les
gulders des associés s'en allaient. Mais ce qui a lu surtout retarder
l'invention, et c'est encofe là une remarque quia'a pas été faite par
des hommes infiniment plus savans que nous, c'est un défaut, un
défaut de race, un défaut du temps, l'orgueil ie Gutenberg.
Croit-on que legentilhonmie industriel qui le prunier réalisa la
phrase de Cicéron, vaiaement semée dan^ le i^hamp de seize cents
années, surveillât en personne ses ouvriers, s>n atelier, son entre-
prise, comme Ain gentilhomme ou un prince le feraient aujourd'hui?
(1) Voyez les dépositions de Schultheiss, de Sideiine^r et du curé Ëckbart. Celle
de la mercière Barbara et sa conversation avec Dryzeln pendant une nuit ( uffHn
naehtalhrleye) est aussi fort curieuse. l\ aurait fallu in volume pour justifier tous
les faits et toutes les assenions du texte.
LES OBfGim» DE LA. PM^E. 919
Non pas. Il aurait dérogé. Il était féodal et chevaliBF de' nom et
d'armes, Gutenberg Gensfleisch. Il donnait des idées. Dryzehn,
qni, d*après ses conversations rapportées par la serrante Barbara^
n*avait pas la tête très forte, se chargeait de la partie matérielle;
l'atelier était dans sa maison à Strasbourg. Gutenberg, homme mys-
térieux et secret, restait dans sa propre maison du faubourg. Il re-
cevait ses associés et les faisait boire (1). Ceux-ci versaient l'argent
à pleines mains, et Gutenberg, engagé à la poursuite de ce nou-
veau monde, s'endettait horriblement. Ils ne se plaignaient pas du
solitaire dévoué à l'entreprise; ils se ruinaient de compagnie, ache-
tant plomb, étain, matériaux, coupant, essayant, fondant, coulant et
ne pouvant obtenir qu'une imitation imparfaite des manuscrits si
beaux et si réguliers où la main des scribes, comme dit Janus Dousa,
poète latin , a semait des épis de caractères élégans sur d^ plaines
de papier vélin. » On se désespérait, et l'argent s'écoulait. Riff quitta
la partie. André mourut, sans prononcer une parole de mauvaise
humeur contre Gutenberg, le prince de ce groupe, et qui se montre
toujours calme, rêveur, infatigable et mystérieux. A peine André
mort, le gentilhomme se souvient qu'il y a en forme une feuille
in-i" prête à imprimer; il sait la valeur de sa découverte : « Allez
vite, dit-il à son valet, défaites la fornie et jetez les parties qui la
composent sur la presse ou sous la presse; que personne n'en voie
rien. y> Il ajouta : « Telle est la nature de la chose que, les parties
une fois décomposées, on ne sait plus ce que c'est. »
Le frère du mort est si persuadé de la réussite, qu'il veut rem-
placer André dans l'affaire; Gutenberg le déboute de sa demande, au
moyen d'un procès. En 14.42, son oncle Loheymer meurt à Mayence
et lui laisse une rente que Gutenberg, toujours endetté par son œuvre
magique, vend au chapitre de Saint-Thomas. Enfin, ruiné sans doute,
il quitte Strasbourg, et l'on n'entend plus parler de lui. Pas un volume
ne porte sa signature. Le noble ne fera pas métier d'artisan. C'est la
première époque de cette misérable vie. Un brave bourgeois est tué
déjà par la première explosion de cette autre poudre à canon, et les
inventions de Guteûberg, presse, vis, formes, caractères mobiles,
essais de gravure cb relief, n'ont abouti qu'à des résultats incom-
plets, sa ruine exceptée, qui est complète.
(I) a ... Keingelt nsgeben, do uise fur essen'und trinken, etc. » Déposittoir de
H^lmano.
21.
320 RBTUB DES DEUX MONDES.
Jusqa*en 1450, il disparaît, noyé sans doute dans une de ces ob-
scurités où la misère plonge ceux que la Némésis choisit. Pendant
ce temps, FEurope avançait, et la France faisait ses affaires; F An-
glais, chassé de Paris, chassé de Bordeaux, acculé à la mer, qui est
son domaine, laissait partout ses morts sur nos parages. L*£spagne
marchait à sa libération définitive, et l'Italie étincelait des clartés de
Tart. Nous retrouvons tout à coup Talchimiste gentilhomme sans
le sou , mais sans crainte, à Mayence, en 1450. Il avait quarante-un
ans. Déjà la plus belle portion de son âge était dévorée par le tra-
vail. Il cherchait ce qui manque toujours au génie, Fargent. Sans
doute il eut quelque peine à le trouver; ne pouvait-on pas dire qu*il
avait, neuf ans, travaillé au grand œuvre et n'avait rien produit, que
par conséquent il en imposait? Enfin il trouva son homme, et le troi-
sième acte héroïque s'ouvrit.
Un vieil orfèvre, usurier, riche et retors, avait une fille nommée
Christine et, selon Fusage du temps et de F Allemagne, Fustinn, parce
que lui s'appelait Faust. II comprit que la fortune lui venait, amenée
par le génie; mais, dans le contrat, il prit ses précautions, n'avança
son argent qu'à très gros intérêts et se réserva les bénéfices. Guten-
berg avait donné son dernier gulden pour avoir du plomb. L'orfèvre
avance huit cents gulders. Gutenberg sera vaincu par For et la
ruse. II continue à imprimer et à lutter contre toutes les difficultés
de l'alliage et de la fonte. Il cherche, il projette, il travaille, il dé-
pense. Alors paraît sur la scène un nouvel acteur fort intéressant et
qui, va décider de la destinée de Gutenberg. C'est un jeune clerc
qui a voyagé, qui a vu la belle ville de Paris et qui a exercé dans
FUniversité le métier de copiste. Il écrivait merveilleusement bien,
et on voit dans plusieurs bibliothèques , entre autres dans celle de
Strasbourg, des manuscrits signés de lui qui sont des chefs-d'œu-
vre. Il se nomme Pierre Schœffer, il est roturier; le vieux Faust
Fadmet chez lui pour Faider dans ses travaux. On peut croire que
la jeune Fustinn partagea Fadmiration de son père pour la science
du voyageur. Profitant des longs travaux précédens, adresse ou
bonheur, Fun et l'autre sans doute, le jeune clerc, qui cherchait
aussi le grand œuvre, apporte un jour à l'orfèvre une belle feuille,
bien réussfe, égale, semblable au manuscrit le plus net. Depuis
vingt-cinq années, on tendait à ce but. Dryzehn était mort à la peine.
Gutenberg y avait blanchi. C'était vers 1454. 0 joie pour le vieux
Faust 1 II y retrouvera toutes ses avances avec dépens, fraîs et inté-
LES 0RI6DIB8 DB LA PUMB. SSl
rets, tous ses métaux qo*il a fondus, et que le creuset de Gutenberg
a détruits pour essayer le nouvel alliage I Le glorieux Schœffer est
conduit à Tautel , où , couvert de gloire et d*encre d'imprimeriet fl
épouse Christine Fustinn.
Gutenberg vieillit et ne sert à rien. Gentilhomme et fier, il vit
isolé; les huit cents gulders ont rapporté des intérêts; Faust est un
homme habile, il connaît les aflbires de ce monde. N*ayant plus be-
soin de son associé, il lui fait un procès, a Rendez-4noi deux miHe
vingt guUerSy » intérêts compris. La sonune avait fructifié; huit cents
fiaient deux mille, c*est ^arithmétique de Tusure. Gutenberg ne
pouvait que perdre son procès : il le perdit, fut exprojMié, laissa ses
matériaux , ses caractères et ses presses à Faust, secoua la poussière
de ses pieds, et quitta Mayence, vaincu par Tor, comme il avait
quitté Strasbourg, vaincu par la pauvreté. On ne sait, pendant dix
ans, ce qu'il devint (1).
A cinquante-cinq ans, il n'avait pas de pain. Consonunée dans une
seule œuvre, sa vie s'était perdue. Le prince évéque de Mayence,
Adolphe de Nassau , le recueillit par charité en 1465, et lui fit une
pension en l'admettant parmi ses gentilshommes. Il consacra encore
son argent à travailler à son art favori et sa fierté à le cacher. Tous
les historiens de la typographie ont cherché pour quoi Gutenberg n*à
pas réclamé, pourquoi aucun livre ne porte son nom; la cause en est
claire. Il était trop gentilhomme pour avouer son génie. Ce don Qui-
chotte d'espèce nouvelle use quarante obscures années à doter le
monde de la grande invention et aime mieux être volé par Sancho
que de descendre à la plainte ou de s'avouer artisan. Du temps dç *
son association avec Faust, on avait commencé Fimpression d'na
beau psautier, le chef-d'œuvre de Tart naissant. Il eut la douleur de
le voir paraître en 1457, lorsque peut-être il était en prison, ce qui
semble assez probable. Pendant ce temps, Faust et Schœffer ache-
vaient leur entreprise, et ces beaux livres qu'ils déclaraient écrits
sans plume et faits par un procédé magique étonnaient toute l'Eu-
rope. Qu'il nous soit permis de nous figurer les souffrances de cet
inventeur pendant les douze années de son noviciat et son angoisse,
dans la prison peut-être; où peut-il avoir été si ce n'est là? Enfin il
(1} Je m^écarte de quelques hypothèses, spiritueUement déduites, diaprés les-
quelles Gutenberg, endetté, ruiné, chassé par le vieux Faust, aurait fondé àMayenoe
un atelier rival. Je m*en tiens au texte des documens, à Tabsenoe totale de preuves
relatives à ce nouvel atelier, et surtout au train commun des choses humaineS'
qui frappe d'une inipuissauce incurable Thomme que la fortune a vaincu.
822, maanm dus dbox. monde».
meurt à plus desoiiante ans^ et le syndic Humery, qui s*appelait Ho-
merius par amour de Tantiquité, hérite de- ^es instrumens, sous la
condition que Tévéque de Mayence lui impose de ne pas les em-
porter de la ville.
Cependant le beau^përe et Fheureux gendre adoré que Faust, au
bas d'un livre, appelle Peter meus^ mon petit Pierre, achèvent leur
édifice sur la»cendre de Tinventeur. Ils pensent à faire beaucoup
d'argent, à tenir leur art mystérieux , secret , magique , à vendre
cher, à fabriquer vite, à faire fortune. Ils établissent leur sanctuaire
dans des caves, in œdibus subterraneiSy Faust, magicien à barbe blan-
che , fait jurer sur la bible à ses ouvriers qu'ils ne diront pas un mot
du mystère; il leur fait signer des billets payables, s'ils ne gardent
pas le secret, et pour dernière précaution qui équivalait à toutes les
autres, il ne les laisse pas sortir. C'étaient de vrais esclaves, dît un
auteur, velut in ergastulo hahiti. Au bas de ses impressions, il ne
s'attribue pas l'invention, afin de ne pas exciter la colère de Gutén-
berg, qui, après tout, peut parler; mais il y place son nom et celui de
son gendre, et parle de Vart magique, de Vinvention divine (\m lui a
fourni ce moyen ce d'écrire sans plume. » Puis, apprenant que Paris
est curieux de telles nouveautés , il part pour cette ville, y vend très
cher ses belles bibles, comme si c'étaient des manuscrits, et y meurt
de la peste, au milieu des satisfactions de son avarice , deux années
avant Gutenberg. C'était un terrible homme que le vieux Faust.
Schœffer, qui avait été tenu en bride par lui , continuait à exploiter
son atelier un peu moins sévèrement, car il avoua la vérité à l'abbé
Tritheim qui la consigna dans sa chronique (1). Mais une nuit, les
cloches sonnent, les tambours battent, la ville est pillée; deux arche-
vêques, Adolphe de Nassau et Dieterich de Mayence, se la disputent.
Adolphe reiste vainqueur. Depuis ce temps, on n'entend plus parler de
Schœffer, apparemment tué, dans ses caves souterraines, par quel-
que soldat ivre. Il faut en efiet que ce siège ait été sanglant pour
que tous les ouvriers de Schœffer se soient enfuis; il faut que Schœf-
fer y ait péri pour que l'on n'entende plus parler de lui désormais.
Son fils Jean lui succède et avoue dans la dédicace de son beau Tite-
Live, offert à Maximilien, que l'invention primitive appartient à Gu-
tenberg.
Aussitôt il part des imprimeurs pourNaples, pour Paris, pour Rome,
pour Milan , pour Florence. C'est une graine d'imprimeurs qui se ré-
(1) Hirsaug. Chrowic»
LES ORIGINES BE LA PBfiSSE. 338
pand dans Tair. Le monde de la pensée est conquis. Qiese étrange»
exceptée Finnocente Fustinn, qui semble n'avoir d'autre r^e que
d'aimer Schœflfer ot de Tépouser, tous nos actews meurent tris-
tement et tragiquement : Tavare et fourbe Faust, de la peste; Gu-
tenberg, réduit à Taumône; SchœflTer, pUlé,«t André Dryzehn de dou-
leur et ruiné. Légende singulière et pleine «de passion ^que Watter
Scott n'eût pas dédaignée. Le génie humain a enfin trouvé son
trjunent , rapide, violent, éternel. Comment s':en servîra-t-il?
II. — «rrraoLOGiE de la abes^b. — légendes de haelbh,
DE EAMBBEG ET D-QXFORD.
Mayence est en flammes; un évoque l'assiège, un évéque la .dé-
fend. Les soldats d'Adolphe de Nassau la mettent au pillage, et, dans
les ruines de 1 atelier souterrain où le vieux Faust, ce sorcier de l'im-
primerie naissante, avait caché ses ouvriers, on voit entassés péle-
méle les presses primitives , les caractères inventés par Gutenbe^,
et Scbœfier lui-même égorgé au milieu des instrumens de ce grand
art naissant, dont il a hérité et qu'il a perfectionné. Aussitôt se ré-
pandent dans toutes les directions les hommçs que le vieux F^aust
avait associés dans cette franc-maçonnerie de la pensée et de l'indus-
trie. Ils ne se croient plus liés par aucun serment; ils vont exercer
eux-mêmes cette science magique, conune ils le disaient au bas de
leurs livres primitifs, ce secret d'écrire sans main et sans plumes, par
une me?^veiUeme concordance de moules et de types. C'est bien un art
allemand, une science germanique; si les provinces rhénanes et les
Flandres l'ont nourri , c'est l'Allemagne qui l'ndqpte. Partout les pre-
miers missionnaires de l'imprimerie sont les apôtres sortis du caveau
de Faust. Menteiin s'établit à Strasbourg en 1466, Ulrich 2ell à Co-
logne en 1467, Zainer à Augsbourg en 1468, Sensenschmid à Nu-
remberg en 1470, Richel à Bâle en 1474, Briaendisà Lubeck en 147$;
les trente premiers imprimeurs dont on cite et connaît les noQis
sont Allemands. C'était pourtant le pays le plus arriéré de toute l'Eu-
rope. Ainsi les forces naïves et ingénues, le courage, la patience »
l'ardeur soutenue de la lutte, tout ce que les nations civilisées per4wt
dans leurs plaisirs se trouve en dépôt chez les natiops neuves et
barbares; c'est là que Dieu vient reprendre,. au ^noment nécessaire,
l'élément dont la civilisation a besoin, la sève et la vigueur gui renou-
vellent le monde.
33k REVUE DES DEUX MONDES.
Les esprits attendaient, les peuples étaient préparés; la flamme
jetée dans les épis gagne et dévore la moisson sèche et jaunissante avec
une rapidité moins énergique que celle qui propagea rirapriraerie
en Europe. En vingt années, de 1466 à 1486, on voit quatre-vingt-
six ateliers d'imprimerie qui sortent de terre, et cela non-seulement
dans les capitales, mais dans de petites villes de second et de troi-
sième ordre, comme Alost, Udine, Zwoll, Reggio, Rostock, Ulm et
Lawingen. La merveille enivrait toutes les pensées, savans et rois,
manans et grands seigneurs. Ceux qui ne connaissaient pas les dé-
tails de l'opération magique s'ingéniaient à la deviner; ils passaient
des mois à imiter Gutenberg, à fondre, à couler, à tailler, à égaliser
des caractères. Toute une famille se mettait à l'œuvre, et à la fin de
ces vieux livres, elle ne manquait guère de chanter le Te Deum de
son chef-d'œuvre accompli. A Florence, un orfèvre nommé Bernard
Cennini, aidé de ses fils Pierre et Dominique, parvint à imprimer,
en 1472, la vie de sainte Catherine de Sienne, exploit dont il conserva,
dans ces mots naïfs qui terminent le volume, le souvenir mémo-
rable : Aidé de mon fils Dominique^ jeune homme d'un très bon ca-
ractère y fai gravé sur cuivre et ensuite fondu les lettres qui m^ont
servi à imprimer ce volume; mon autre fils Pierre Va corrigé avec
tout le soin quHl a pu y mettre. — Tu vois, ajoute le républicain de
Florence, qu'il n'y a rien que ne puisse faire le génie des Floren-
tins :
Florentinis ingeniis nil arduum.
Que devinrent, dans ce mouvement général émané de l'Alle-
magne, notre France et sa grande ville? Bientôt nous examine-
rons en détail, dans toute l'Europe et chez nous-mêmes, les progrès
rapides de l'invention nouvelle. J'ai encore à parler de ses temps
fabuleux, de sa mythologie, de sa légende; légende curieuse, néces-
saire à l'histoire de l'esprit humain. C'est un conte de fées, un rêve
allemand à propos de types de plomb et de morceaux d'étain. Tout
le monde attendait ce messie industriel avec tant d'anxiété, on avait
si long-temps travaillé à trouver le grand arcane, les premiers essais
avaient été couverts de si mystérieuses ténèbres, et l'on était si
légitimement glorieux du succès obtenu, que l'imagination popu-
laire, travaillant à sa guise sur la réalité de la merveille, la fit dispa-
raître dans l'éclat fabuleux de ses arabesques. Rien de plus maté-
riel sans doute que les procédés de l'imprimerie; rien de plus idéal
que cette légende que l'orgueil national a brodée de mille façons
LES ORIGINES DE LA PRESSE. 325
hétéroclites. L'histoire des fictions n'est pas à dédaigner; tissue par
notre folle du logis , Timagination, elle donne la couleur à la vie, et
Féclat aux réalités. L'impression est descendue du ciely dit FAnglais
Burges. A ce titre, elle a sa légende. La Hollande, la Belgique»
ritalie, r Angleterre, fabriquèrent de singuliers contes que Ion a pris
pour la vérité, et qui devaient assurer à telle ou telle ville le grand
titre de mère de l'imprimerie,
Conunençons par l'Angleterre. En fait d'orgueil national, elle n'est
pas la moins hardie, et ici son invention romanesque doit prendre
le pas sur toutes les autres.
Henri VI, dit la légende anglaise, entendant l'archevêque de Can-
torbéry faire tout haut l'éloge de l'invention de l'imprimerie, qui
ne se pratiquait encore que dans deux villes i Mayence et Harlem»
envoya un agent déguisé, qu'il chargea de dérober à ces villes
leur secret, de leur escamoter leur invention. Mayence et Harlem
se tenaient sur leurs gardes, fort jalouses de leur trésor; souvent
elles avaient mis en prison des étrangers soupçonnés d'une inten-
tion subreptice. Le diplomate déguisé ne pénétra donc pas dans la
ville; mais, au moyen d'une bonne fenune qui vendait des herbes, il
parvint à se mettre en rapport avec l'un des ouvriers de Gostar, l'im-
primeur de Harlem. On le couvrit d'or; il se sauva de la ville, malgré
la vigilance des sentinelles qui protégeaient l'imprimerie naissante»
et sous bonne garde vint établir ses presses à Oxford. Ce traître,
nommé Corsellis, ne fut laissé libre que lorsque l'on eut obtenu de
lui toute la révélation du mystère. Il travailla sous clé, avec deux hal-
lebardiers à côté de lui. On ne cite pas un seul livre qui porte sa
signature , et le savant docteur Middleton a osé le traiter d'impri-
meur idéal; mais comme il y a encore des Corsellis dans l'Oxford-
shire, les bons Anglais soutiennent que les premières impressions
appartiennent à ces Corsellis.
Malheureusement, d'autres Anglais de bonne foi, Middleton, Cotton
et le charmant historien littéraire D'Israëli , ont cherché la source
du conte. C'est un intérêt de servilité politique qui l'a inventé. Sous
Charles II , pendant cette restauration anglaise qui fit tant de bas-
sesses , et qui copia si follement la France de Louis XIV, un avocat
royaliste, voulant délivrer la couronne de l'embarras que lui causait
la presse, conçut une des idées les plus comiquement ingénieuses
et les plus burlesquement politiques dont un homme de parti puisse
s'aviser. Il prétendit faire du roi le seul imprimeur de l'Angleterre;
le pouvoir dormirait bien tranquille : il n'imprimerait que ce qui lui
9B6 wÊTSEr ]»ES Dure mmvm.
plairaH; Mais 9wt qaéi fioader ce nouveau privilège de la coorotme?
Sur un conter Atkios in¥enta ee Corsellis, agent du roi< au xv"" siëete,
et chargé dlntroduire à' Oxé)rd la presse et les caractères^ D'après
cet ingénieur roman, que Meermawdiscute avec un grand sérieux,' le
trône, ayant importé l'imprimerie' en Angleterre et ne Vayant jamais
cédée à personne, a le droit de la confisquer à son profit, ou delà
reprendre, si elle lui a été enlevée, et tout irapriraear , par cela seul
qu'il imprime, a droit à être pendu; ce qui est un très beauf raison-
nement, digne de ces temps de folie désespérée* (1).
Telle est la légende d'0?Lford. Bamberg a aussi la sienne {% ainsi
que Florence (3), qui s'app uie sur l'autorité de ce bon Cennini , que
nous avons vu travailler tout à l'heure avec ses deux fils, — atnsi qae
la ville d'Anvers , fière dé son antique corporation des imprimeur» de
cartes à jouer, qu'elle essaie de confondre avec les imprimeuns de
lettres moulées et de caractères mobiles (k). Innocente suppositfon
d'état, pardonnable mensonge, amusement d'un amour-propre peu
dangereux! Tout le monde avait quelques prétentions légitimées; les
vœux, le désir, le travail, les longs efforts, les tentatives multipliées
appartenaient évidemment à ce pays limitrophe de l'Allemagne et de
laiFrance^ qui fut, au moyenrdge, la vraie patrie de l'industrie bour-
geoise. Vous diriez que la France, le monde de l'action, la patrie du
fait pratique, devait s'entendre et se liguer avec la Germanie , le
nafonde de la pensée métaphysique^ pour faire éclore la découverte
qui rend la pensée active, et la perpétue sous une forme palpable.
Harlem, Anvers, Strasbourg, Mayence, Bâle, Nuremberg, toute
cette ligne de villes commerçantes, catholiques, curieuses, indus-
trieuses, depui» la mer jusqu'aux limites de la Suisse, a pris surtout
part à la fabrication de-ces petits livres sacrés qui ont devancé l'im-
primerie. En la devançant, l'ont-ils créée? Non sans doute; ils pré-
paraient, sans l'atteindre, le point de perfection praticable, conquis;
vers 1451, par Gutenberg, qui périt dans son œuvre même, et qui en
laissa le fruit à de plus rusés, comme il arrive toujours.
Mais Harlem nous attend et nous appelle; elle a aussi son grand
homme,. qui s'appelle Costar. Il n'est pas tout-à-fait certain que ce
grand homme ait jamais existé. La Sema ne 4e pense pas. De grandes
autorités, M. Van ft^aôW M. Brunet, M. Renouard, repoussent très
(1) Voyez AtkiDS On the Origin ofPrinting.
(2) Voyez Peignot, Dictionnaire bibliographique, article Bamberg.
(3) Voyez Domenicho Manni , Délia prima profnulgazione de' libri, 1761.
(4) Desroches, Invention de V Imprimerie. Bruxelles, 1777.
LES ORIGINES DE LA PRESSE. 32?
yivement cette opinion, qui, pouf messieurs d6 Harlem, est ar-
rivée à l*état de croyance et de fanatisme. Meerman y avait consacré
sa vie et un gros volume bien écrit. La légende harlémienney aban-
donnée au xviir siècle, vient d'être brillamment ravivée par un ar-
tiste érudit que je ne combattrai pas (1).
Est-il bien vrai qu'un rêveur, se promenant dans une pâle forêt
hollandaise, au milieu des bouleaux gémissans et de leurs feuillages
blancs et plaintifs, ait vu, comme le dit M. Michelet, Técorce ridée
des hêtres se détacher d'elle-même en lettres mobiles, et vouloir
parler? C'est la tradition hollandaise; j*y crois faiblement, les Hol-
landais doivent me le pardonner. Us ont institué des fêtes séculaires
en l'honneur de Costar, béni sa maison , érigé sa statue; mais cela
ne prouve rien. D'après cette légende, le bourgeois de Harlem»
Coster ou Costar, eut un jour l'idée dé tailler ces écorces de hêtre»
et d'en faire des lettres; l'écorce de hêtre, dit M. Renouard,(ne se
prête à rien de tel et ne a supporterait aucune pression , comme
peuvent s'en convaincre tous ceux qui ont d^s leur bûcher quel-
ques morceaux de ce boi$. » Cette imprimerie primitive attira une
foule d'acheteurs; puis, une belle nuit de Noël, voici qu'un ouvrier
de Costar, qui était le frère aîné de Gutenberg, dévalisa l'imprimerie
de son maître et emporta tout, presse, caractères, ustensiles : il se
sauva ÀMayence, où il trouva son frère cadet, notre ami Jean, auquel
il livra le secret fatal. C'est là un conte bizarre : un docteur assez peu
croyable, quoique médecin, nommé Adrien Junius, ou plutôt Der
Jonghe, l'inséra dans un livre écrit en l'honneur de la Hollande, cent
cinquante ans après l'inyention de l'imprimerie, et il eut soin de dire
qu'il le tenait d'un vieillard qui l'avait entendu dire à un autre vieil-
lard, lequel autre vieillard fut jadis l'ami de ce chimérique Costar.
Là-dessus la ville de Hariem a bâti une statue à Costar; elle lui a
donné un visage de fantaisie et l'a divinisé. Je n'y vois pas le moin-
dre mal.
(1) L'existence d'un véritable Costar ou Gosier, qui, imprimeur à fiariem en
1480, aurait possédé le secret de la mobilité donnée aux types, e&t encore un point
hypothétique et conjectural sur lequel je rçgi'eUe de m'écarier de quelques bril-
lantes déductions récemment appuyées par beaucoup de sagacité et d'érudition. Que
la première idée de l'imprimerie mobile ait été suggérée à Gutenberg par la vue
d'an petit livret hollandais ou Donat gravé sur bois, rien de plus vraisemblable;
mais entre ces Donats et la belle Bible de Mayence, il y avait un espace immense
à franchir : Gutenberg en eut le pressentiment; il le franchit et y périt. Faust en
recueillit le bénéfice, et l'imprimerie fut créée.
328 REVUE DES DEUX MONDES.
La statue de Gutenberg vêtu en ouvrier, ce qui est une faute
conunise par le grand sculpteur Thorwaldsen (Gutenberg était avant
tout gentilhomme ) y a été aussi inaugurée chez les Mayençais.
Schœffer, qui me semble plutôt un heureux coureur d'aventures
qu'un grand homme, possède la sienne à Gernsheim. Le canon est
la dernière raison des rois; il paraît que les statues sont la dernière
raison des savans. Quand même on y ajouterait celle de Jansen à
Anvers, celle de Mentelin à Strasbourg, celle du fantastique Corsellis
à Oxford, et celle de Cennini à Florence, ces statues n'auraient rien
de très instructif. Les sept statues ne prouveraient rien. Dans cette
question , il faut bien se garder d'écouter les gens de Bamberg, de
Harlem, de Mayence, d'Oxford et de Strasbourg; tous ont des pré-
tentions. Ce qu'on doit consulter, c'est l'histoire humaine, plus in-
téressante et plus vraie que cette grande et interminable controverse
soutenue par d'honnêtes bourgeois préchant chacun pour son saint,
et quand les argumens sont épuisés, mettant un champion armé à
leurs portes, accompagné d'une armée de savans qui disent mille
folies. Voltaire n'aurait pas manqué de recueillir ces étranges bi-
zarreries et de s'en amuser quelques instans. Les auteurs des dis-
cours prononcés en Allemagne en offrent une collection curieuse.
L'un écrit un discours sur Y Impression produite par l'Impression, jeu
de mots délicieux; l'autre adresse une superbe hypotypose aux types,
qui sont, dit-il, des semences plus fécondes que le blé et plus puis-
santes que des cartouches; un troisième nomme les imprimeurs les
« embaumeurs du passé, » et dit que l'encre de l'imprimerie a rem-
placé la myrrhe d'Arabie (1). Passons sur ces saillies d'un enthou-
siasme de mauvais goût, et revenons à l'histoire véritable.
III. — DÉBUTS ET PROGRÈS DE L^IMPRIMERIE EN EUROPE. —
L* ATELIER D*ALDE MAIfUCE. — LUCRÈCE BORGIA.
L'imprimerie, dès long-temps préparée par les arts, par le com-
merce, parla dévotion, par le besoin d'apprendre et le mouvement
des esprits, inventée sur la limite de la France et de l'Allemagne,
traversa les Alpes, et, à peine arrivée en Italie, elle y prit feu pour
ainsi dire. C'était là, dans cette malheureuse, brillante et magnifique
Italie, sillonnée par le commercé, baignée de voluptés, éclatante de
(1) Voyez Aretin , Vébw die Folgen, etc.; Munich, 1801.
LES ORIGINES DE LA PRESSE. 329
génie, que la flamme trouvait ses alimens tout préparés. Deux des
ouvriers de Gutenberg, Arnold Pannartz et Conrad Schweynheîm,
allèrent s'établir à Subiaco, et de ce couvent, situé dans une gorge
solitaire des Apennins, firent une imprimerie. Les solitaires des Apen-
nins vendaient très peu, et leur magasin, situé dans une localité qui
ne favorisait point le commerce, leur laissèrent, comme ils le dirent,
beaucoup d'exemplaires sur les bras; ils demandèrent secours au
pape Paul II , et ils l'obtinrent, propter nimiam paupertatem , à cause
de leur excessive pauvreté. Le pape les fit venir à Rome, et bientôt
Venise, Milan, Vérone, Ferrare, Florence, Naples, Trévise, Cré-
mone, Mantoue, Parme, Padoue, eurent leurs imprimeries.
C'était une magie de voir tous les morts de Tantiquité se redresser
dans leur tombe, pourvus d'immortalité et populaires; le caractère
de la presse est surtout d'être populaire. Les grands et les princes
non-seulement ne s'opposaient pas à ce mouvement triomphal, mais
ils le favorisaient. Us ne virent l'insurrection probable des esprits que
{dus tard, quand leur intérêt menacé les avertit. Papes et cardinaux,
altesses et grandes dames, s'empressèrent autour de ce berceau
d'Hercule. Les premiers patrons du géant qui venait de naître furent
Paul II, Léon X, Maximilien, Ximenès, Henri VIII, François I",
Elisabeth. On vit François I" visiter l'atelier de l'imprimeur, et rester
debout pendant que l'on corrigeait une épreuve, a afin, disait-il, de
prouver son respect pour la science.» Une étrange association, qui.
va nous surprendre , protégea surtout le développement de l'impri-
merie en Italie : on y voit réunis le cardinal Bembo, ce poète ero-
tique, ce philosophe galant, que la beauté de Lucrèce Borgia avait si
vivement charmé; le savant Aide Manuce, l'auteur de ce^ chefs-d'œu-
vre d'impression qui se vendent au poids de l'or, et Lucrèce Borgia,
la célèbre et terrible femme que l'on sait. Bembo le cardinal avait
tout crédit sur l'esprit de Lucrèce. Un jour cette femme, qui avait,
dit-on, autant d'esprit qu'elle avait de vices; Lucrèce que son poète
Strozzi nous montre couverte de longs cheveux blonds tombant sur
ses épaules et noués par une bandelette noire, l'œil noir et ardent,
les formes vigoureuses et presque viriles :
Plusque tua igniferi forma vigoris habet!
descendit à Venise dans l'atelier de Manuce et lui tint ce discours
que Manuce a conservé : « Je défraierai, si vous le voulez, toutes
les dépenses de votre entreprise nouvelle. Ainsi , quoique je doive
390 I»VUB DES BHJX.MM^.
mourir. Je serai utile après ma mort. » Sioguiiëres paroles pour une
telle femme ! Les premiers travaux de Fiodustrie qu'elle protégeait
furent consacrés au panégyrique de Lucrèce. On la nomma belle,
généreuse, prudente, pudique surtout. L'imprimerie, menteuse
dès le berceau, prodigua les mêmes panégyriques à ce Borgia sou
frère, que Monaldeschi, annaliste grave, qualifie de magnanimey de
généreux et de sctge. Les éloges des Borgia retentissaient à la cour de
Ferrare, dont Lucrèce était la reine et la déesse. Mais pendant que
Manuce multiplie les éloges du frère incestueux et de la sœur meur-
trière, un autre Allemand, caché derrière les portières du sacré pa-
lais, écrivait tout ce que faisait, tout ce que disait cette effroyable
famille du vice intelligent et du crime hardi; notant tout, jusqu'aux
traits de cette femme, a au nez long et effilé , creux et enfoncé, ta
front beau, à la chevelure prodigue, aux lèvres ignobles, au menton
fuyant et à la taille majestueuse (1). » Plus tard, Timprimerie recueil-
lait ces détails et transmettait à Tavenir la véritable Lucrèce.
Cependant Tart lui-même, dont nous esquissons trop rapidement
rhistoire, allait en se perfectionnant. L'Alleinagne avait imité avec
scrupule les pointes et les angles aigus de ce caractère gothique, qui
semble avoir introduit dans l'écriture les caprices de Tarchitecture
ogivale. £n Italie, on imita le caractère romain, si net, si franc, si
facile» si bien discipliné. La beauté de Tart s'introduisit dans cette
industrie; ce progrès fut dû surtout à la grande famille des Manuce
ou Manuzio, qui constitue une véritable dynastie. Non-sculemept
Aide Manuce se débarrassa du gothique, mais il imita dans ses im-
pressions l'écriture penchée et cursive, manum mentitay et créa ce
que nous appelons encore Y italique, le caractère le plus complète-
ment opposé au type allemand et gothique. On trouva ces caractères
si 4oux à l'œil, que l'on ne put imaginer qu'ils étaient imprimés avec
de l'étaln ou du plomb. Le bruit se répandit que Manuce se servait
de caractères d'argent, typi argentei. C'est encore une légende après
Umt d'autres.
Nous avons pénétré dans le caveau magique de Gutenberg, «i
Allemagne; entrons chez Manuce, le savant de Venise, le promoteur
du beau et du grand style de l'impression. Nous ne sommes plus chez
le g(Mitilhomme alchimiste, à côté de la ville gothique de Mayence»
mais h Venise, chez l'artiste et le savant passionné. Ses lettres latines
nous introduisent sans peine dans cette maison pleine de visiteurs; il
(t)vVoya IHQirimiBumkhardti. — LeibniU, Ânmd.
LBS ORKIPfES DE LA PtnSSSB. 3S1
en vient de tous les pays. A peine lui reste-4-il le temps de manger;
il vit dans Tatelier même, dont il ne sort que poui^ faire un cours de
latin et de grec. On lui apporte en foute tes manuscrit» anciens, qu'il
corrige pendant les nuits. Le» courtii»anB accourent l'écouteri les
jeunes oisifs, qui bâillent après une nnît d^orgie, sedent oscitabundi,
admirent ses presses roulantes. Sur la porte de son imprimerie, on
lit ces mots en latin : « Qui que tu sois, je t'en supplie mille fois, dis
vite ce que tu peux avoir à me dire, et va-1^n bien vite, à moins
que tu ne veuilles aider Hercule à porter le mondel » En eflfet, c'é-
tait le vieui monde que le sérieux Aide ressuscitait.
L'AHemagne, qui avait usé d*abord de son invention pour impri-
mer des missels, des almanachs et le Doctrinal de Durand, c'est-à-
dire les œuvres populaires du temps, entra bient6t de tout son pouvoir
dans le mouvement scientifique. Elle eut pour ambassadeur principal
auprès de l'imprimeur de Venise le plus fin et le plus aimable des
esprits, ce Hollandais qui & la patiente habileté de son pays joignait
la souple et lumineuse finesse de la France, Érasme. Il voulut re-
cueillir en un seul volume la quintessence de la sagesse antique,
et proposa au célèbre Aide Manuce l'Impressiou de ce livre inti-
tote : les Adages, Aide accepta avec empressement. Érasnre se rendit
à Venise. Quand il se présenta chez l'Italien, on ne l'annonça pas
8008 son nom, et l'iraprimeur, toujours occupé, ne se pressa guère
et ne se dérangea pas pour recevoir le barbare qui voulait lui parier.
Après une longue attente, Érasme fut admis et reçut tes excuses de
son hôte. Aide interrompit toutes ses impressions d'anciens auteurs
pour faire place à l'œuvre nouvelle de l'érudît germaniquer il logea
Érasme et Tadrnit à sa table; mais bientôt l'hostilité s'établit dans leur
personne entre l'Allemagne et l'Italie. La table de Manuce était fru-
gale, et le maître sérieux, fier, fin et rusé. Érasme était accoutumé
k boire plus sec et à rire plus haut. Les deux représentans de l'Italie
et de la Germanie se séparèrent brouillés, et il suffit, pour com-
prendre leur incompatibilité d'humeur, de jeter les yeux sur ces deux
figures, peintes par Holbein et Jean Bellini, toutes deux malignes,
sagaces, aux yeux vifs, aux lèvres minces, l'une spirituellemeni rafl-
teuse et semblable à ce masque inexorable de Voltaire, l'autre active,
observatrice et malicieuse, toutes deux très peu indulgentes.
Dès l'origine, la profession d'imprimeur s'était classée à la tète de
la société; elle avait déjà* ses armoiries féodales; Yancre des Aides,
Yoranger d'Henri Estienne, ne sont pas autre chose. L'imprimerie
s'emparait du symbole pour se faire un blason, elle qui allait tuer le
332 RBVCE DES DEUX MONDE».
symbole, Bembo, ami intime de Lucrèce Borgia, ayant donné à Ma-
nuce une médaille de Fempereur Vespasien , dont le revers repré-
sente un dauphin , signe de la vitesse, s*enlaçant autour d^une ancre,
signe de stabilité, Érasme, qui était encore son ami, s'écria que ce
blason était celui du savoir faisant la guerre à Tignorance, et Manuce
s'en empara. Plus tard, Maximilien, dans une longue concession
d*armes, créa gentilhomme Tun des fils de l'imprimeur, lui donnant
pour armoiries réelles Taigle autrichienne tenant Tancre aldine dans
ses serres; Taigle devait un jour être vaincue par le dauphin.
Déjà mêlée très activement aux origines de l'invention par la
situation limitrophe de Mayence, par la vente des Bibles de Faust,
par l'éducation que l'université de Paris avait donnée à cet habile
copiste Schœffer, le troisième nom dans les annales de Timprimerie,
la France reparaît, dès Tannée 1469, comme Tardente propagatrice
du nouvel art. C'est, ne vous en étonnez pas, la Sorbonne qui l'ap-
pelle à Paris. Jean de La Pierre, ou Jean Stein, qui en était prieur,
entend parler de la nouvelle invention, et fait venir à ses frais trois
ouvriers de Gutenberg, Ulrich Geringe, Cranz et Freyburger. Ils im-
priment, dans la Sorbonne même, sous ses yeux émerveillés, leur
premier volume; le sanctuaire théologique donne asile au premier
type mobile, conquérant infaillible de l'avenir. Aussitôt nos impri-
meurs font souche. Toutes les rues qui environnent la montagne
Sainte-Geneviève, ce Parnasse du moyen-âge, se peuplent de libraires
et d'imprimeurs. Si l' Allemagne avait été féconde en grammaires, en
voyages, en calendriers, en fleurs des saints, en sermons, en doctri-
naux; si l'Italie, dès les premiers temps de l'invention, avait produit
en foule les belles éditions des anciens, on vit la France, fidèle à
sa mission intermédiaire et arbitrale, publier à la fois, dès l'origine,
des Gcérons, des psautiers, des vers français, des contes plaisans, des
livres d'histoire, Homère, le Roman de la Rose, et des chansons fran-
çaises. Remarquez cette place moyenne et intelligente, si bien si-
gnalée par les produits de la presse parisienne. Remarquez aussi qu'à
peine parvenue en France, l'imprimerie y devient action et pamphlet.
La pensée allemande a dû passer le Rhin pour se réaliser dans l'im-
pression; elle a dû arriver jusqu'à la Seine pour devenir ce qu'elle
est, une force d'attaque. L'esprit critique, cette grande puissance de
la France, se développa bientôt, grâce à l'imprimerie, avec une vi-
gueur qui n'appartenait à nul autre pays. Elle publie Ramus, Etienne
Dolet, Rabelais, Marot, Villon, tous esprits critiques. L'un des pre-
miers petits volumes curieux du xvr siècle est cet in-12 révolution-
LES ORIGINE^ DE LA PRESSE. 333
naire, la première partie du Pantagruel de Rabelais, nne des curio-
sités de DOS bibliothèques. Josse Bade, Conrad Bade» Yascosan» les
Iforel, suivent les traces italiennes. Ensuite règne la grande dynastie
des Estienne, qui sont à la France ce que les Aide sont à Fltalie,. et
qui donnent des livres souvent aussi beaux , presque toujours plus
corrects que ceux des Manuces. Cest au milieu de cette grande
famille qui est bien bourgeoise, bien française, savante et mordante,
curieuse et satirique, économe et de bonne humeur, laborieuse et
narquoise, famille qui sent son vieux Paris et sa place Maubert, pleine
d'une originale et satirique candeur; famille qui a occi\pé pendant
cent soixante-dix ans son trône, c'est-à-dire sa presse; — se battant
contre les rois, narguant la Sorboune, faisant des vers, imprimant
de la prose, exilée, battue de Torage, s'y plaisant assez; — que brille
la vive et charmante figure' d'Henri Estienne, qui résume tous les.
caractères de la famille.
Nous avons vu en Italie l'art, en France la critique, en Allemagne'^
la crédulité populaire, recevoir dans leurs bras l'imprimerie nais-
sante. L'Angleterre vient ensuite. Sa place, à elle, est singulière et
isolée. Au milieu du xv*" siècle, la barbarie y régnait avec la guerre
civile; la féodalité s'y débattait plus obstinément que partout ailleurs :
citoyens contre citoyens, éçhafauds contre échafauds, le peuple
écrasé, sur toutes les portes des villes des têtes sanglantes, les Yorks
et les Lancastres se disputant les lambeaux d'une couronne meur-
trière et mutilée, c'est un affreux spectacle. A quoi bon l'intelligence?
A quoi servira l'imprimerie? A calmer ces orages semés de cadavres
humains, à tempérer ces ambitions frénétiques. La marche de la civi*
lisation anglaise mérite d'être remarquée; elle ne se fit point, comme
celle de l'Allemagne, par le mélange de la féodalité guerrière et de
Térudition théologique; elle ne releva pas, comme en Italie, de l'hé-
ritage latin; elle n'eut pas pour centre, comme en France, la lutte de
Tesprit critique et de la civilisation catholique; elle avança par se-
cousses, un flot de lumière succédant toujours à une stagnation mo-
mentanée, ce qui explique assez bien le caractère imprévu, les saillies
originales et les penchans excentriques de ce peuple et de cette
littérature (1).
A toutes les époques, l'Angleterre, isolée par sa position insulaire,
a marché d'abord lentement vers le progrès. Puis, quand les clartés
( I ) Voyez Disraeli , Warton , Hally well , etc.
TOME I. SUPPLÉMENT. 22
834 RBTUB DES DEUX MONDES.
étrangères sont Tenues se briser ^nr les lumières nationales, niéme
incomplètes, la nation, recevant un choc violent, a produit de grands
résultats, mêlés d*ombres et de claiiés, comme un tableau de FAn-
glais Martin. Ainsi Rome tombe sur elle et la civilise; mais bientôt
^De se rendort. Les Saxons reviennent secouer son sommeil, dans
lequel eHe retombe. Les Normands s'emparent d'elle et la vivifient
de nouveau. A travers ses études et ses imitations de Boccace, des
trouvères, de Tltalie, de la France, on saisit toujours un parfum
sauvage et singulier, une mordante saveur qui rsqppelle la bruyère de
ses forêts. Le rhjrthme de sa poésie est saccadé, Tamour de Torigi-
nalité l'emporte sur le charme exquis et complet de la forme, et
relance même n'exclut pas la bizarrerie. Un des flots de civilisa-
tion les plus puissans'et les plus vifs qui aient jamais fécondé cette
île singulière, c'est assurément l'invention de l'imprimerie.
Elle en fit d'abord un usage plus puéril encore que l'Allemagne,
emploi conforme à la profonde ignorance dans laquelle elle végétait.
C'était en 1474, trente ans après l'invention de Gutenberg, un peu
tard, comme on -voit. Un marchand, né dans le comté de Kent,
et nommé Caxton, avait été attiré dans les Pays-Bas, par l'intérêt de
son commerce. Sans éducation, sans érudition et sans goût, il fut
surtout frappé de la grande importance pécuniaire de la nouvelle in-
dustrie, prit a à grands frais, dit -il, et au moyen de beaucoup d'ar-
gent, » tous les renseignemens nécessaires, et revint en Angleterre,
accompagné de quatre ou cinq ouvriers allemands. Pendant son
séjour et son apprentissage à Cologne, il avait déjà fait imprimer
sous ses yeux le plus fabuleux et le plus ridicule des livres du moyen-
âge, le Recueil des Histoires de Troye^ en français, langue déjà
mitoyenne et d'un usage général. <c Voilà, dit-il à la fin du volume,
un livre que j'ai fait faire avec beaucoup de dépense, dans l'ordre
que vous voyez. Il est écrit sans encre et sans plume; chaque homme
peut l'acheter à la fois y et tous les livres de cette histoire ont été
commencés et finis le même jour. » Caxton mentait. Il ajoutait au
mystère du fait le mystère des paroles; la poésie du commerce a ses
licences, et il faut les lui pardonner.
On fit peu d'attention à ce nouvel art qui ne sembla pas important
aux chroniqueurs. Hall et Hollinshed parlent beaucoup d'une « gi-
rouette neuve plantée sur la croix de Saint-Paul , » mais fort peu de
l'imprimerie. Il est vrai que le style de Caxton et le choix des livres
qu'il imprimait n'étaient pas de nature à forcer l'admiration. L'An-
LES ORIGINES DE LA PRESSE. 335
gleterre ne possédait guère que le germe sauvage du sentiment lit-
téraire, la curiosité, et Caxton, qui était marchand avant tout , la sa-^
tisfaisait en publiant cela véritable Histoire du vaillant chevallier Ja-
son, les Merveilles de nécromancie du sorcier Virgile, et la noble
Histoire de monseigneur Hercule. » Il avait bien quelques scrupules
sur les faits consignés dans ces récits : « mais, dit-il dans une de ses
préfaces, un gentleman m'a assuré que c'était grande folie et aveu^
glement de ne pas y croire. » Rien n'est plus plaisant que la simpli-
cité de ce premier imprimeur anglais, ce N'ayant pas d'ouvrage à
composer, dit-il, et assis dans mon cabinet où étaient épars divers
livres et pamphlets, je mis par hasard la main sur un petit livre ré-
cemment traduit du latin par quelque noble clerc de France, lequel
est nommé Eneydos » ( pour AUneis], C'est tout bonnement l'Enéide
de Virgile, devenue un roman de chevalerie, mise en français bar-
bare et retraduite en anglais plus barbare. Ces publications igno-
rantes suffisaient à des lecteurs ignorans; Caxton fit sa fortune; ses
légendes , ses traités de la chasse et de la fauconnerie assouvirent
les appétits peu difficiles de l'époque et du pays. Avant d'apprendre
à lire, on épële; ne nous moquons pas trop de cette gourmandise
sans choix des intelligences rudes et peu préparées. Tout en impri-
mant de fort mauvais livres, Caxton le vénérable fut le bienfaiteur
dg.son pays. Au commencement du xvi* siècle, tous les esprits bri-
tanniques s'ouvraient à la lumière, et bientôt un déluge de clartés et
de science venues d'Italie inondèrent cette civilisation à peine ébau-
chée. Oxford eut son imprimeur en 1478, Saint-Albans en 1480,
Cambridge en 1521; les ouvriers allemands amenés par Caxton prati-
quèrent leur art avec plus de choix et de tact, et l'Angleterre eut sa
part de la dot universelle.
Cependant la Suisse était fière de ses Froben et de ses Oporin, les
Pays-Bas deleurMartcns etdeleursPlantins. L'Espagne, toute livrée
à une autre œuvre de civilisation, à la guerre contre les Maures et à
la conquête de l'Amérique, prenait peu de part à la conquête intel-
lectuelle. En 1474, cependant, il y avait un imprimeur à Valence;
en 1475, il s'en établissait un à Barcelone et un à Sarragosse. Séville
suivait cet exemple en 1476, et Salamanque en 1481. Mais le génie
chevaleresque et d'aventures, le génie du moyen-âge, l'esprit du
symbole, dominait trop absolument cette grande nation pour qu'elle
s'occupât avec amour d'une invention roturière, qui dérobe sous la
vulgaire servitude des soins matériels la plus haute liberté de l'esprit.
22.
336 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous venons de voir se dessiner les grands traits qui distinguent
les races. La bourgeoisie catholique des Flandres prépare, Finven-
tion. L'Allemagne, vigoureuse et neuve, Tenfante, et jette se^
ouvriers sur l'Europe. Lltalie en use pour la science, Tart et la
beauté, la France pour la critique. L'Angleterre bégaie des contes
de son enfance; l'Espagne dédaigneuse court les mers à la recher-
che d'un monde. Cependant tout change. Les savans du Nord et du
Midi fouillent les caveaut, les greniers, les pupitres, les vieilles
malles, tous les recoins oubliés, pour découvrir des manuscrits nou-
veaux à imprimer. Le Pogge, tous les hommes d'esprit d'Italie et d'Al-
lemagne, Leland en Angleterre, consacrent leur vie à cette recher-
che; ils soulèvent (c les linceuls de toile d'araignée » qui couvraient,
comme dit Leland, la vénérable figure de tous ces vieux héros. A la
voix des empereurs , des rois et des abbés , on continue avec plus
d'ardeur cette investigation universelle. Le temps n'est plus où les
moines de Croyland défendaient, dans leurs statuts, le prêt d'un
volume (( sous peine d'excommunication, «ce qui était alors plus dan-
gereux et plus redouté que les galères; où Oxford n'avait pour biblio-
thèque que trois ou quatre volumes « dans une malle, » dit le cata-
logue (1); où un roi qui avait besoin d'un livre, comme le roi Jean,
rempruntait à l'abbé du couvent voisin et donnait un reçu, qu'il si-
gnait, pour avoir emprunté le livre nommé Pline. On voit du même
coup s'éteindre la nation puissante des copistes, et naître les biblio^
thèques, les imprimeurs, les libraires, les bibliophiles, les biblîo-
manes, les bibliophages. Quelle volupté délicate s'offrit tout à coup
aui intelligences, quand elles purent disposer en souveraines de tout
ce que le monde a jamais produit d'idées I Au lieu de ces petites
chambres du moyen-âge qui renfermaient six volumes dans un bahut,
et dont le catalogue était peint en lettres rouges sur les vitraux (2),
les bibliothèques se formèrent; vastes dépôts de tant de livres, forêts
épaisses au milieu desquelles il est difficile de trouver aujourd'hui sa
route! J'ai été charmé d'une piquante description que donne Leland
d'une des premières bibliothèques formées, aussitôt après l'inven-
tion de l'imprimerie, par la famille noble des Percy : «C'était dans une
tourelle, en face du parc, dans le silence et la solitude le plus agréa-
ble; on lisait sur la porte : Paradis, Il y avait huit côtés et huit pu-
(1) Voyez Dibdin, Décaméron.
(8) Voyez LelanéTs Itimrary,
LES ORIGINES DE LA PRESSE. 337
pitrçs égaux suspendus au plafond, qui descendaient au moyen d'un
ressort pour supporter le livre que Ton voulait lire. Voilà, dit le bon-
homme, une bien délicieuse et savante invention. » C'est dans ce
paradis de Tintelligence qu'une foule d'esprits aimables ont vécu
voluptueusement, quelques-uns doués de génie et enrichissant l'ave-
nir de leurs idées, d'autres épicuriens innocens de la pensée, tels que
ce Hollandais Yon Bosch (Dubois), qui fit graver sur l'étiquette de
ses livres sa propre personne mollement étendue au milieu de ses
chers volumes, avec ces mots en latin pour exergue :
Ce sont là mes forêts : j'y chasse sans fatigue.
Hxc nunquam lassât densà venatio sylvâ. ^
Ce sont là les gourmets, les exclusifs, les délicats, et je les aime fort.
Mais les vrais et grands résultats de l'imprimerie se trouvent ail-
leurs. Elle appartient essentiellement au peuple; elle répand, pro-
page, popularise, divise les connaissances acquises en atomes imper-
ceptibles, et les répand dans l'atmosphère comme un arôme subtil
qui pénètre en dépit d'elles-mêmes les intelligences les plus vul-
gaires. L'indépendance de l'esprit en est la conséquence nécessaire,
et la facilité de l'insurrection s'y rattache. Tout comprendre, tout
savoir 1 l'arbre de la science accessible à tous! Dès le commence-
ment du xvi'^ siècle, les puissans virent ce que c'était que l'impri-
merie; ils en avaient eu grande admiration : ils en eurent peur; la
censure, inventée par Tibère, fut renouvelée par ce même Borgia qui
avait, dans sa bulle, loué avec enthousiasme les a nouvelles lettres
inventées pour la commodité des savans. » On détruisit des livres
et même des imprimeurs; on brûla et l'on pendit à Londres, à Paris,
à Rome, à Naples, à Saragosse; résistance frivole et impuissante,
prolongée inutilement pendant deux siècles. C'était une digue de
jonc tressée par des enfans pour arrêter un torrent des Alpes. Une
fois la lumière faite, comment l'éteindre? Qui donc forcera le jour
d'être la nuit? Les amères censures de Tacite, ce dernier des Ro-
mains, ne revivaient-elles pas éclatantes à tous les yeux? Et quand
même Louis XI, ce mauvais homme d'esprit, aurait mai accueilli
l'imprimerie, que d'ailleurs il aimait beaucoup, qu'aurait-il pu tenter
contre cette seconde délivrance de l'homme, comme l'appelait Martin
Luther? L'imprimerie, c'est la mémoire du genre humain fixée.
Une fois adoptée par l'Europe et parvenue à ce point de maturité,
l'imprimerie suit une marche nouvelle et demande un autre histo-
W
338 REVUE DES DEUX MONDES.
rien. Ce ne sont plus des origines obscures et des efforts souvent
stériles qu'il faut décrire, mais une succession variée de conquêtes
irrésistibles; je n*ai prétendu qu'ébaucher ses premières phases, la
plus intéressante et la plus dramatique portion de sa grande histoire.
J'ai surtout voulu montrer qu'elle appartient non à une industrie ma-
térielle et à un hasard heureux, mais à la pensée humaine, agissant
sur la nature et sur elle-même, par ce merveilleux travail qui ne
finira qu'avec le monde. J'ai cherché et reproduit, avec une fldélité
qui ne semblera superficielle qu'à ceux qui n'ont pas soulevé les
montagnes de volumes entassés par l'imprimerie en son propre hon-
neur, le curieux drame qui résulte toujours du conflit de cette pensée
civilisatrice et des passions humaines qu'elle heurte, éveille, secoue»
froisse ou favorise dans son progrès. De là ces anecdotes si roma-
nesques et si parfaitement authentiques, ces caractères si finement
dessinés et si vivement colorés, ce Faust, cette Lucrèce, cet Érasme,
ce Gutenberg, qui montrent de temps à autre leur figure expressive,
et jouent rapidement leur rôle actif dans les origines philosophiques
de la Ivresse. Je la laisse au moment où elle a consolidé son pouvoir;
elle n'a pas besoin de mes éloges; les despotismes ne manquent
jamais de voix qui les exaltent
Philarète Chasles.
REVUE LITTÉRAIRE.
Jean-Jacques va tous les matins se promener sur les rives d'une petite île
où il s'est confiné dans un de ses accès de poétique misanthropie. Chaque
objet qui se présente à lui le fait penser. La fleur qui vous regarde à travers
les herbes , le peuplier pâle , le saule éploré , augmentent tour a tour d'une
note vibrante le concert qui s'élève dans sou cœur. Un jour qu'il se sent en
veine d'écrire, il se souvient de toutes les voix qu'il a entendues en lui et hors
de lui dans ses excursions champêtres, et il compose un livre qui passionne
plus certains esprits qu'un récit de découvertes ou de conquêtes, les Rêveries
cTun Promeneur solitaire. Il est un monde qui vaut bien le monde de la
matière, c'est le monde de l'intelligence. Pourquoi le promeneur recueilli»
qui raconte avec simplicité et bonne foi ce qu'il a pensé dans ses courses à
travers les romans , les poèmes et les drames , ne serait-il pas écouté avec
autant d'intérêt que celui qui s'est arrêté devant les sources murmurantes et
les buissons chargés d'oiseaux ? Ce promeneur, c'est le critique. Il livre au
public, pour qu'il les juge, les impressions qu'ont fait naître en lui les objets
divers et multiples sur lesquels s'est portée sa vue. Dire à la critique : « Vous
faites une œuvre inutile et sans valeur, parce que nous pouvons bien voir par
nos yeux ce que vous essayez de nous raconter, » c'est dire à la peinture et à
la poésie : « Pourquoi rendre cet arbre ? Pourquoi décrire ce cheval ? L'arbre
dont le vent balance les branches , le cheval dont une puissance électrique
parcourt le corps frémissant, font paraître ridicule votre amas de couleurs et
de mots. Vous profanez les choses vivantes en les prenant pour en faire des
Cantômes. » Ce qui dégoûte beaucoup de nobles intelligences de la critique «
340 REVUE DES DECX MONDES.
œ sont les dédains emportés que nombre de gens lui prodiguent. Je crois que
ces dédains et ces colères tiennent à ceci : Tartiste ne touche qu'aux œuvres
étemelles; or le créateur de ces œuvres , malgré Teffrayante tra<iition qui
existe sur Prométhée, use de beaucoup d'indulgence envers ceux qui entrent
en lutte avec lui. Voici bien des siècles que les poètes déclarent qu'il existe un
beau idéal dont eux seuls ont le secret sans qu'aucun foudre ait châtié cette
prétention impertinente. Le critique n'a pak affaire à des créateurs si patiens,
on ne lui passe aucun blasphème. Si par hasard il prétend , lui aussi , avoir
l'instinct d'une perfection que ne lui offre nul des ouvrages qu'il interroge,
on le punit bien vite de sa superbe. Il a au-dessus de lui tout un olympe
irrité dont le tonnerre ne se repose jamais.
n existe cependant quelques poètes qui ne sont pas vengeurs , ou du moins
dont la vengeance est tempérée par des sentimens de mansuétude; ceux-là
méritent d'être cités. Parions donc de M"' Desbordes-Valmore, qui, sous le
titre de Bouquets et Prières, vient de faire paraître un nouveau recueil de
poésies. Je voudrais pouvoir transcrire tout entière ici une bonne et charmante
pièce de vers dont voici la première strophe :
Jeune homme irrité , sur un banc d'école ,
Dont le cœur encor n'a chaud qu'au soleil,
Vous refusez donc l'encre et la parole
A celles qui font le foyer vermeil.
Savant, mais aigri par vos lassitudes,
Un peu furieux de nos chants d'oiseaux ,
Vous nous couronnez de railleurs roseaux,
Vous serez plus jeune après vos études;
Quand vous sourirez ,
Vous nous comprendrez.
Tout l'esprit mélancolique et sans ûel du livre de M'"* Desbordes-Valmore est
dans cette espèce d'ode familière. Où prenez-vous donc , ajoute-t-elle un peu
plus bas, en s'adressantà celui envers lequel elle use de si douces représailles :
Où prenez-vous donc de si dures armes ?
Qu'ils étaient méchans, vos maîtres latins!
11 y a trois choses divines presqu'égales entre elles qui entr'ouvrent au fond du
sourire les mêmes profondeurs lumineuses : c'est la beauté, le génie, et la
bonté. La bonté rayonne dans le sourire que M"* Desbordes-Valmore a su
mettre dans ces vers lestes et gracieux qui vont d'un seul bond se loger dans
le cœur. Une tristesse sans bruyans éclats , une résignation qui a souvent
de la grâce, une modestie qui porte en elle quelque chose d'attendrissant,
voilà les qualités qu'offrent encore plusieurs autres pièces des Bouquets et
REVUE LITTÉRAIRE. 341
Prières. L'auteur de ce nouveau recueil de poésies y dit quelque part avec
finesse et douceur :
J'ai rencontré sur la terre où je chante
Des cœurs vibrans, juges harmonieux.
Écoutant bien pour faire chanter mieux.
Puisse-t-il avoir de nouveau à se louer de ces cœurs indulgens ! Nous dési-
rons sincèrement le succès de son Jivre. Si pour notre part nous ressemblons
trop peut-être au jeune homme qu'on reprend avec tant de bienveillance, si
nous n'avons chaud qu'au soleil, combien n'existe- t-il point de tendres et
rêveurs esprits qui étendent de préférence leurs ailes aux rayons des pâles
lumières! A la fin d'une veillée solitaire, plus d'une femme pensive, dont les
enfans sont endormis , quittera peut-être son aiguille pour placer avec bon-
heur ce livre de poésies sous la clarté de la lampe qui vient d'éclairer ses tra-
vaux. Ceux que n'enivrent point Properce et Catulle, qui ne se sont pas em-
brasés au flambeau de Lucrèce d*un amour ardent pour les mystérieuses
énergies de la nature, ceux que Pétrone n'a pas conduits à ces étranges sa-
turnales où la vie prend les gigantesques dimensions du rêve; tous ceux enfin
qui ne les ont pas connus , ces maîtres latins dont les leçons font paraître
dure rame qu'elles ont trempée, peuvent goûter un plaisir sans réserve dans
le livre de M"* Desbordes-Valmore. Voilà, je pense, pour les Bouquets et
Prières, un assez bon nombre de lecteurs.
L'œuvre de M"' Desbordes-Valmore ne soulève aucune question d'art. Il
faut la juger, comme elle a été écrite, avec abandon et simplicité. Pieux hé-
ritage d'un poète mort avant le temps , une œuvre vient de paraître, où la
pensée de l'art règne au contraire, peut-être même avec trop de tyrannie : c'est
le livre de Louis Bertrand, Gaspard de la Nuit, fantaisies à la manière de
Rembrandt et de Callot.
M. Sainte-Beuve a déjà raconté les souffrances et la mort de Louis Ber-
trand. L'auteur de Gaspard de la Nuit a rendu le dernier soupir dans le
lit d'un hospice. C'est un de ces poètes ignorés auxquels M. de Vigny a
élevé dans son Chatterton un monument semblable à ceux que les sculp^
teurs antiques élevaient aux dieux inconnus. On s'est souvent révolté, quel-
quefois même avec une cruelle ironie, contre la partialité que nous donne la
mort en faveur de ceux qu'elle atteint. Nombre de gens se plaignent de l'at-
trait de gloire mélancolique prêté aux périls d'une carrière ingrate par les
honneurs funéraires qu'on rend aux poètes qui ont succombé. Les natures
assez nobles pour s'enflammer au récit de toutes ces douleurs dont un peu de
gloire est le seul prix , doivent réjojiir et non pas attrister l'ame; ce serait un
malheur, et un malheur honteux pour un siècle, que de parvenir à les étouffer.
U faut désirer qu'il y ait toujours des soldats que l'espoir d'une lip:ne dans
«Q bulletin de victoire empêche de sentir le sang couler de leurs blessures,
3i2 REVUE DES DEUX MONDES.
et des poètes dont le cœur oublie les misères de la vie en s'ouvrant à de gé*
séreuses croyances dans .un avenir au-delà du tombeau.
' Louis Bertrand est un véritable artiste, un artiste dans toute retendue
qu'on puisse donner au sens de ce beau nom. Toute sa vie s'est consumée à
rêver Falliance qui produit les ouvrages durables, Talliance du sentiment
instinctif et passionné de la nature avec le sentiment patient et réfléchi du
travail humain. 11 a étudié les vaches dans les prés et dans les tableaux de
Pâiiï Potter. 11 a compri» qu'avec des larmes on écrivait des lettres d'ameûr^
mais qu'on ne faisait point d'élégies, qu'avec de l'enthousiasme on se battait,
mais qu'on ne faisait point d'odes. Comme à l'amant, il faut au poète des
larmes; comme au soldat, il lui faut de l'enthousiasme, et de plus qu'eux il faut
eneore qu'il acquière, par la rechercheinquiète d'un secret de création, la-pui^-
sance de faire sortir de son sein , pour les animer d'une vie indépendante de
la sienne, ses tendresses et ses ardeurs^ Louis Bertrand n'a rien négligé pour
arriver à cette puissance. Il a cherché l'art de créer avec une passion d'alchi-
miste. Le seul reproche qu'on puisse lui adresser, c'est même de ne pas avoir
eu assez de foi dans la soudaineté de l'expression. Je crois qu'on pourrait
faire dans la poésie la distinction que le« théol^iens font dans la vertu. Une
belle œuvre comme une bonne action est due à deux mouvemens^ dent l'un
e6t*-la grâce, l'autre l'effort. Louis Bertrand a trop négligé la grâce pour ne
s'en rapporter qu'à l'effort. Je suis sûr qu'à la fin de sa vie, il n'eût pas eo
plus «le plaisir à voir Venise d'une gondole en respirant l'odeur marine de
ses lagunes qu'à la voir d'un banc du Louvre dan&un des tableaux de Gana-
letto. La préoccupation constante et exclusive des transformations que l'art
fût subir aux objets doit toujours amener un semblable résultat. L'imagina-
tion se rétrécit , le cœur se resserre à ne pas regarder un arbre sans songer
au moyen de le réduire pour le peindre, à ne pas entendre un chant d'oiseau
sans essayer de le noter. Il vaut mieux que la coupe ait quelques ciselures de
moins, et qu'elle soit assez profonde pour contenir tout le nectar qu'on veut
y verser. Louis Bertrand a été obligé de répandre au dehors uii breuvage que
son vase n'était pas assez grané<pour renfermer. Ainsi M. Sainte-Beuve, dans
sa notice, cite des pages-emprûntes d'une mélancolique élévation que le poète
a retrandiées parce qu'elles ne^pouvaient pas s'accorder avec les dimensions
de^son livre.
Maintenant ^ qu^est-oe que Gaspard de la Nuit^ C'est une œuvre qui a un
grand charme et qu'il serait dangereux d'imiter. Louis Bertrand- vint à Paris
en 1828. On était alorsau plus fort de la réaction littéraire contre les^ idées
de l'empire. C'était surtout dansles ateliers qu'éclatait la révolution. La pein-
ture et la poésie, qui de tout lempsont été si étroitement unies, se conlon-
dirent presque à cette époque^ en se soulevant pour la même cause;' et ceux
qui tenaient la plume, et ceux qui maniaient le pinceau, prirent le même
nom , artiste. Les éicrivainsv eii'QSi&battant dans les rangs des peintres contre
les ^pes traditiomiels et convenus, y contractèrent un goût passionné pour
REVUE LITTÉRAIRE. 343
le côté pittoresque des objets. On rêva d'appliquer au style les procédés de
Bjubens et de Murillo. Uabus de Tépithète morale, qui avait perdu Técole da
Fempire, fut remplacé par l'abus plus grand encore de Tépithète matérielle,
n ne fut plus permis au ciel que d'être bleu , à la mer que d'être verte; les
flots paisibles et le ciel souriant appartenaient à une langue proscrite. Je ne
conçois pas un homme qui veut écrire après n'avoir médité que sur des livres;
on court risque de ne pas arriver à la complète rectitude du langage sans
l'intelligence des principes du dessin, et le poète qui n'a pas le sentiment du
coloris, si grand puisse-t-il être, ne sera jamais que le dieu d'un monde sans
soleil. Mais il faut prendre garde pourtant aux envahissemens de la peinture
dans le style. L'écrivain qui ne prend ses couleurs que dans la palette du
peintre finit par donner a sa pensée une enveloppe lourde et opaque,, sous
laquelle elle ne rayonne plus. Il n'atteint jamais au mérite de saisi98ante
réalité que présente un tableau y et il perd le bénéfice du suprême idéal qui
est réservé à la poésie.
Le style, qui est la matière dont sont faites les œuvras d'esprit, doit être
au-dessus du marbre et des couleurs. On se souvient de ce métal de Gprinthe
qui était composé d'airain , d'argent et d'or. Le style aussi est dû à un mé-
lange. Il se compose en unissant aux élémens terrestres des élémens ravis aux
seules régions de l'intelligence. Gaspard de la Nuit a le tort d'être une suite
de tableaux exécutés sans pinceau et sans crayon , avec les procédés unique*
ment réservés au crayon et au pinceau.
Après ces réserves, qu'il nous soit permis de dire tout le bien que nous
pensons du livre de Louis Bertrand. Ce n'est ppint seulement, comme il le
déclare lui-même dans sa préface , ce n'est point seulen^ent Rembrandt et
€allot qu'il a aimés et imités. Si puissante, si originale soitreUe, l'inspiratiou
de Callot et de Rembrandt, à laquelle tant d'esprits se sont allumés déjà dans
les lettres comme dans la peinture, ne suffirait pas à donner à Gaspard de
ia Nuit la physionomie insolite par laquelle il nous séduit dès les premières
pages. On trouve dans cette œuvre des traces d'adorations moins connues et
toutes particulières à la nature qui les a ressenties. Louis Bertrand n'était pas
un de ces hommes qui, dans une galerie de tableaux, vont faire les stations
prescrites devantles toiles désignées d'avance par l'opinion publique à l'admi*
ration; c'était un de ces fantasques promeneurs dontl'ame et les yeux s'arrêtent
où est le charme qui les attire , qui s'attardent tellement dans une église de
Peeter-Neef ou dans quelque chemin creux de Wynants, qu'il ne leur reste plus
de temps pour contempler le Titien ou le Raphaël qu'ils étaient venus visiter.
Le nom de Breughel de Velours est un de ceux que Louis Bertrand a écrits
dans une préface où il rend hommage à ses maîtres. Breughel fut un des
peintres les plus bizarres de bette école flamande, où sont é(doses tant de
merveilleuses fantaisies. On se souvient de cet artiste d'Hoffmann, qui veut
peindre les plantes et les arbres avec le engage qu'ils vous tiennent et le re-
gard qu'ils attachent sur vous. Breughel rappelle ce personnage du conteur
W4> REVUE DES DEUX MONDES.
allemand; il cherche à faire tenir tout un poème dans un cadre de fleurs.
G)mme Abraham Mignon, qui naquit douze ans après sa mort, il place dans
les profondeurs d*une tulipe un drame mystérieux dont les acteurs sont des
scarabées. Bertrand a compris ses paysages à la manière de Breughel de Ve-
lours. On voit qu'il a rêvé aussi devant ces naïfs intérieurs où Lucas de Leyde
nous montre la Vierge à genoux entre un lit et un dressoir gothiques, ayant
derrière elle une fenêtre ouverte sur une campagne des rives du Rhin. Enfin ,
Salvator Rosa et Murillo, qu'il met encore au nombre des génies inspirateurs
qui ont formé son talent, marquent leur influence dans son livre par des mor-
ceaux touchés avec ce sombre et éclatant coloris dont ils avaient le secret. Certes,
Ton rencontre avec plaisir le vif souvenir de ces grands peintres, et cependant
il y a dans Louis Bertrand quelque chose qui vaut encore mieux que tous ses
emprunts; c'est ce qu'il est parvenu parfois h tirer de son propre cœur. Avant
de venir végéter et mourir à Paris, le poète a vécu et rêvé à Dijon. Dijon, où
s'est épanouie sa jeunesse, est pour lui ce qu'est à l'enfant la maison où il est
né, un monde à la fois mystérieux et connu, illuminé par l'amour et agrandi
parla rêverie. Tous ceux dont l'enfance s'est écoulée en province retrouve-
ront les plus chers parfums, les voix les plus argentines de leurs jeunes an-
nées, en lisant les pages où Bertrand raconte ses excursions sur les bords de
la Suzon et ses extases devant les ruines de la Chartreuse. Nous regrettons
que le poète de Dijon ne se soit point plus souvent livré aux inspirations du
terroir. Pourquoi Béranger nous émeut-il si vivement? C'est parce que nous
croyons respirer dans ses vers l'odeur de ces bonnes plaines de Montmirail
et de Montereau, où nous avons si vigoureusement battu les cosaques. Il n'est
point d'endroit où le sang français coule plus généreux et plus chaud que
dans ces pays de Bourgogne et de Chanipagne , où le cep de Brennus fleurit
toujours. Si charmantes que soient les régions fantasques où l'imagination de
Louis Bertrand s'est promenée jusqu'à la lassitude, je crois qu'on leur pré-
tère*. encore ces régions amies avec leurs horizons doux et familiers aux re-
gards. Ceux que consultait Bertrand auraient dû lui dire : « Laissez là les
paysages de Salvator Rosa avec leurs noirs rochers, dont vous n'avez pas en-
tendu les échos; leurs deux pleins de nuées houleuses, dont vous n'avez point
respiré les souffles orageux, pour nous dépeindre ces sentiers connus de vos
pas, où le lapin de La Fontaine fait encore son déjeuner de thym et de ser-
polet. »
Ce n'est point le livre de M. André Delrieu qui nous rendra la saveur na-
tale qu'on trouve trop rarement dans l'œuvre de Louis Bertrand. La Fie
dt Artiste^ c'est le titre que M. Delrieu a donné à son ouvrage, ne maâque
«ertainement ni de grâce ni d'intérêt; mais il y a quelque fatigue à voir peu-
plant deux volumes un Français qui se consume en efforts afin de devenir
Allemand. M. Delrieu a fait une bien autre entreprise que de vouloir écrire
avec les mots dont se servent nos voisins d'outre-Rhin; il a voulu écrire avec
leur esprit. Or les mots peuvent jusqu'à un certain point s'apprendre dans
BEVUE LITTÉRAIRE. 3k6^
les grammaires , taudis qu'on ne dérobe point au ciel d*un pays, même en.
allant se baigner dans Tair de ce ciel, l'esprit qu'il donne à ceux dont il fera
' verdir la tombe et dont il a éclairé le berceau. Tâchons que la nature se
montre plus dans nos œuvres que dans la Henriade, rien de mieux, et allons .
pour cela entendre quelles voix s*échappent des roseaux du Rhin, rien de
mieux encore; seulement prenons bien garde à ces amours pleines d'une
passion dangereuse et emportée comme toutes les amours éphémères qu'in*
spirent souvent à nos cœurs les bords étrangers. Songeons à ne point boire
l'oubli du pays dans le vaste verre rempli d'une bière écumante que nous
présentent les enfans de la Germanie. Quand notice ame est près de se noyer
dans le pâle azur des grands yeux rêveurs de Marguerite, pensons au sou-
rire, à l'œil vif et aux joues à fossettes de IVIanon Lescaut.
11 existe un livre moitié pensée, moitié parfum, où la rêverie achève ce que
la réflexion n'a fait qu'ébaucher, un livre où les horizons sont voilés, mais
par des nuages de pourpre et d'or, non point par des nuées brumeuses : c*est
le Reisebilder de Heine. Le malheur de M. Delrieu, c'est d'avoir voyagé dans
les pages de ce livre au moins autant que sur les rives du Rhin et dans les
forêts de la Bohême. Aux véritables paysages qu'il a bien vus par ses pro*
près yeux, il mêle les paysages fantasques quUl a vus seulement par les yeux
de Heine. Grâce à sa nature d'Allemand, l'auteur de Reisebilder trouve moyeu .
d'ouvrir à la fois à son lecteur le monde réel et un monde de porcelaines de-
Chine. Il éclaire en même temps ses créations de la lumière des rêves et de
la lumière de la vie. M. André Delrieu, qui n'a point son secret, reste dans
une sorte de crépuscule entre les régions où luit le soleil de tout le monde
et ces contrées merveilleuses 'peuplées seulement d'essaims de songes que
l'astre de la fantaisie inonde de ses changeantes clartés.
M. Delrieu avait cependant de quoi se passer des imitations dans lesquelles
il persévère pendant tout le cours de son ouvrage. Il possède un sentiment
qui suffit à répandre du charme sur une œuvre; il a de la tendresse pour
l'art. 11 parle de Beethoven avec émotion et de Mozart avec respect. Il a
trouvé moyen d encadrer dans ses récits d'excursions une sorte de nouvelle
où les passions de l'artiste sont décrites avec chaleur et vérité. Que nVt4I <
écrit simplement ce qu'il voyait et ce qu'il pensait sans se préoccuper d'une ^
fantasmagorie étrangère ! Son livre toucherait davantage et surtout serait
plus clair, car il faut mettre le défaut de clarté au premier rang des repro-
ches qu'a encourus M. Delrieu. 11 a parcouru les rives du Rhin et les roon«
tagnes du Tyrol, il a visité les jardins de Munich et les manoirs de la Hon-
grie, il fait passer un grand nombre de tableaux devant vos yeux, et il explique
souvent ces tableaux avec verve; malheureusement il ne s'inquiète pas assez
de placer de la lumière dans sa lanterne.
Un écrivain qui, lui aussi, se préoccupe de l'art, vient de faire sur la
scène une tentative accueillie par le public avec un bienveillant intérêt. U y
avait près d'un an déjà qu'il était question d'un drame de M. Léon Gozlan»
'346 REVUE DES DEUX MONDES.
arrêté dans son essor par les lacets de la censure. Le drame captif a recouvré
enfin sa liberté. La Main droite et la Main gauche relèvent quelque peu
la fortune si souvent compromise de TOdéon. Je ne saurais donner une idée
plus exacte de la pièce de M. Gozlan qu'en la comparant à un tableau envoyé
dernièrement à Texposition des beaux-arts par un jeune peintre de notre école
de Rome. Ce tableau représentait une scène charmante et impossible où
étaient entassés , entre un gazon d*émeraude et un ciel de saphir, les types
de tous les âges et de toutes les passions représentés par une foule de person-
nages peints avec verve et fantaisie. Ceux qui connaissent les procédés du
dessin et les mystères du coloris disaient : « Cette courbe est extravagante.
Où sont pris les tons de cette chair? On ne comprend rien aux reflets de cette
étoffe. » Mais ce dessin, souvent incorrect, avait en certains endroits tant de
gvace, ce coloris, quelquefois invraisemblable, raclietait ses défauts par tant
d'édat; enfin il y avait dans Tensemble du tableau un attrait si victorieux de
pétulance et de jeunesse, que c'était, en définitive, l'indulgence qui s'épanouis-
sait au fond de l'ame du visiteur. C'est cet attrait qui protège aujourd'hui la
pièce de M. Léon Gozlan. Il y a tant de gens de ce temps-ci qui font de l'art
théâtral quelque chose de pis que l'art des mimes, en composant pour les
acteurs un dialogue cent fois moins spirituel que les coups de batte d'Arle-
quin, il existe une si détestable bande de trafiquans dramatiques, qu'on
accueille avec transport tout homme qui cherche à se frayer, dans la carrière
soénique, une route indépendante. La gloire des intelligences d'élite, c'est
qu'elles finissent par faire adopter aux intelligences inférieures leurs répul-
sions et leurs dégoûts. On est las, jusque sur les bancs du parterre, de ces
intrigues conduites par des moyens d'une vulgarité traditionnelle, et de cette
langue triviale qui n'a même point, comme la langue de Tabarin, pour se
farire pardonner sa bassesse, des mots d'une pittoresque énergie. Halifax a
failli réusisir le mois dernier par l'air de hardiesse et de nouveauté répandu
dans son prologue; M. Léon Gozlan doit le succès de sa pièce à ses louables
efforts contre la banalité de style et d'action qui règne encore sur la scène,
quoiqu'elle n'y triomphe plus.
Il y a dans la Main droite et la Main gauche une donnée ingénieuse et
un diali^ue soigneusement écrit. Un de ces petits princes d'Allemagne comme
les poètes et les romanciers les aiment tant, bonhomme simple d'esprit,
ingénu de cœur, plus occupé des fleurs de son parterre que des choses de la
politique, est venu s'établir en Suède avec ses roses et ses tulipes pour y rem-
plir des fonctions qui lui laissent de longs loisirs; il est le mari de la reine.
Malheureusement Hermann, c'est ainsi que s'appelle le prince allemand, ne
s'est point borné à transporter en Suède ses plantes favorites; il y a fait venir
tout un ménage qui ne devrait pas exister sur les bords du Rhin et encore
moiiffi à Stockholm. Le bonflermann était secrètement marié. Il tient tant
à ses habitudes, qu'il a sollicité de sa nouvelle épouse la permission d'appeler
iiuprès de lui sa première femme; M"''' Rodolphine , l'objet de la vieille et
REVUE LllTÉRAJRE. 347
constante affection d'Hermann, est présentée à la reine comme Tancienne et
indispensable gouvernante des serres germaniques. Sans rencontrer aucun
obstacle, elle va habiter, dans les environs de Stockholm, la maison de
plaisance du prince, avec Wilfrid, son Ois et le Gis du mari de la reine.
La reine semble bien peu clairvoyante ou bien peu inquiète des mœurs
de son époux; c'est qu'elle à des motifs pour respecter les mystères de la
bigamie. Elle avait, en épousant Hermann, une fille et un mari, tout comme
Hermann en recevant sa main avait une femme et un flls. Sa fille est auprès
d'elle, élevée sous un nom emprunté, le nom de la comtesse de Lowem-
bourg. Quant à son mari, c'est un aventurier qui court le monde, espèce de
don César qui est parti pour les Grandes-Indes et qu'on croit englouti sous
les sables, sous les flots, ou dans les flancs de quelque tigre. Au théâtre,
comme on sait, il n'est aucun rivage, même celui des morts, d'où l'on ne
revienne; le don César de M. Gozlan débarque dans le même équipage que
celui de M. Victor Hugo, arrivant^ lui aussi, des pays les plus extravagans.
S'il n'entre point par une cheminée, il ne se présente pas d'une façon, beau-
coup plus convenable. Il pénètre de force dans le palais de sa femme en ros-
sant les laquais. L'arrivée du major Palmer, c'est le nom d'aventure qu*a pris
ce damné' mari, entraîne une foule d'évènemens que je n'entends certes point
raconter. Qu'il me sufGse de dire que Palmer, qui appartient à la classe si
connue des libertins sensibles, prend sous son patronage deux amans séparé$
l'un de l'autre par une foule d'obstacles, Wilfrid et la comtesse de Lowem-
bourg. Wilfrid, qui n'est pas fort au courant des choses de ce monde, comme
un véritable amoureux allemand, croyait aimer la reine dans la comtesse de
Lowembourg, qu'il avait vue passer entourée d'une pompe royale. Aussi
nourrissait-il une haine romanesque et juvénile comme son amour contre ce
pauvre prince Hermann, qu'il ne connaissait pas tout en habitant sa maison,
grâce à une suite de précautions mystérieuses prises par M*"' Rodolphine»
précautions des plus difficiles à expliquer et peut-être même à comprendre*
Un jour Wilfrid satisfait cette haine en insultant Hermann au milieu d'une
fête où il est parvenu à se glisser. Il apprend, après ce scandale, qu'il n'a
jamais été le rival du prince Hermann, que c'est la comtesse de Lowembourg
qu'il aime et même dont«il estaimé. Cette révélation vient bien tard. Le mari
de la reine est aussi sacré en Suède que l'est chez certains peuples lointains
le prêtre qui couve, dit-on, les œufs d'où sortent les oiseaux qu'on adore. Un
outrage au prince Hermann doit se payer de la vie. Wilfrid est dans la situa»
tion la plus désespérée, quand la Providence- lui vient en aide sous les.^ts
de ce Palmer, qu'une bonne action réjouit à l'égal d'un joli visage et d'^ine
bouteille de vin de Chypre. Palmer a encore. moyen, tout mari répudié qu!i}
est^ d'agir sur la reine de Suède^ et même avec beaucoup plus d'efficacité que
le prince Hermann. Il obtient la grâce de Wilfrid. Un déoouement'moirié
riant, moitié mélancolique,, un peii^ grotesque, nous montre Wilfrid qui
s'unit à celle qu'il aime,, le major Palmer qui part p«ur aller chereher au loin
AS unTE MBS nnrz Mones.
le rfpof fooi des trdiks, Rodoiphioe qoi s'âoigne en emportant le
4e «w ili pour dorer le reste de ta ne, enfin k pnnee Hermann et la
4e Suède qoi §e réingneot, aree le moins de tristesse possible, à riTie en
4ast de se tromper.
Tels sont les (aiti prtneipaox sur lesquels repose le drame de M. Léon
Gozbn, Ces (dits sont entourés d'ooe maltitode d^érènemens secondaires qne
des fils inextricables lient entre eux. Uobseurité et la confusion , voilà les deux
grands déCaiots de b pièce nourelle; quant à rinexpérience de b scène, c*est
un de ces défauts dont on ose se pbindre à peioe, tant semble parfois maus-
sade et ennuyeuse b qualité qui leur est directement opposée. Ces bouffies
'^*air et ces ébns d^ame, ces parfums du ciel et du cœur qu'on cherche avi-
dement de nos jours dans le roman et dans b poésie, M. Léon Gozbn a es-
sayé de les faire sentir dans son drame. La manière dont il a traité le carac-
tère dllermann rappelle une délicieuse bluette de M. Alphonse Karr, les
RévolutUmê de Pirmasents. Le prince allemand est peint avec cette spiri-
tuelle et mébncolique bonhomie que Fauteur de Sous Us Tilleuls a ren-
contrée si souvent. Le sentiment germanique se montre |4us d'une fois dans
(a Main droite et la Main gauche^ et, ce qui est bien rare, il 5*7 montre
presque toujours dans une juste mesure. Depuis le jour où elles envoyèrent
leurs sons à travers le feuillage jauni des bois réveiller b rêverie dans le
Ottur de René, que de poétiques pensées les cloches ont fait naître et ont ber-
cées ! Ces voix du monde des âmes jouent encore un rôle et un rôle heureux
dans b pièce de M. Gozlan. Wiifrid est dans cette radieuse extase qui suit
rinstant où Ton découvre qu*on est aimé; tout à coup s*élève dans le ciel un
son lointain , écho des chants qui écbtent sous sa poitrine. Une cloche ré-
sonne Wiifrid traduit par une image de bonheur chacune des notes mysté-
rieuses qui lui arrive en traversant Tair, quand survient brusquement un de
ses compagnons qui lui crie : « Wiifrid, sais-tu bien ce que te dit cette clo-
che ? elle te dit : Tu es un lâche ! tu es un lâche ! car elle sonne la mort d*ua
homme qui se dévoue pour toi. » Dans une des nombreuses péripéties de b
pièce, le major Palmer s'est accusé, pour sauver Wiifrid, de Tinsulte faite à
ilermann. Cette scène est d'un effet saisissant dans sa dernière partie, dans
sa première d'une grâce fraîche et nouvelle. Je la choisis entre plusieurs autres
où Ton trouve également une efflorescence printanière de talent d'autant plus
curieuse h constater qu'elle était plus inattendue chez un homme depuis long-
temps livré aux fatigantes ardeurs de b presse. Il y a dans la pièce de M. Léon
Gozlan quelques gouttes du philtre dont on est ivre quand on a lu rintrigue
et t Amour, de ce philtre que Schiller compose avec les larmes qu'essuient les
premiers baisers sur les joues des jeunes filles.
Ce que nous reproclierons à M. Léon Gozlan , c'est cet abus si fréquent
dans la littérature actuelle , et contre lequel nous avons déjà protesté maintes
fois, du sentiment maternel. Quand se lassera-t-on de nous montrer ces mères
qui ressemblent à des bétes fauves? Quand cessera-t-on dépeindre, avec les
REVUE LITTÉRAIRE. 349
traits qui conviennent à une passion de bacchante , la plus sainte des pas-
sions? Quand voudra-t-on se souvenir enfin, toutes les fois qu^on essaiera de
peindre une douleur maternelle, de la grâce décante qui reluit, à travers les
pleurs, dans ces deux types immortels de mères affligées, si souvent repro-
duits par le pinceau antique et le ciseau moderne , la Vierge et la Niobé? Il
existe aussi, dans la Main droite et la Main gauche, une tendance fâcheuse
gue le sujet de la pièce provoquait peut-être, mais qu'il était pourtant possible
d'éviter. Le major Palmer, dans un monologue qui rappelle par la pensée ,
sinon par le style, les mélodrames du«boulevart, se glorifie d'abaisser la
puissance royale en humiliant la reine. On nous rappelle de nouveau qu'un
trône se compose de planches et de velours, et mille autres choses de cette
nature qui n'ont certes point le mérite d'être originales. Il serait vraiment à
regretter qu'une intelligence comme celle de M. Gozlan s'égarât dans ces
▼oies vulgaires, après avoir fait tant d'heureux efforts pour se sauver de la
trivialité. Je ne sais rien de plus pénible que d'entendre des maximes sédi*
tieuses sortir de la bouche d'un acteur. 11 s'élève alors des combles de la salle
des applaudissemens de mauvais aloi qui éveillent les honnêtes gens de leur
rêve.
En résumé , l'auteur de la Main droite et la Main gauche a bien mérité
de la littérature par la conscience qu'il a mise à écrire soù œuvre. Tandis
que le feuilleton perd le roman , une autre invention de l'industrie menace en
œ moment le théâtre. Dans leur fureur d'imiter en tout point les ouvriers ,
un grand nombre d'auteurs dramatiques ont formé entre eux une coalition
semblable à celles que nous avons vues récemment se produire dans les rues.
Sous tous les rapports, c'est une mauvaise chose, d'abord parce que le travail
est interrompu pendant les émeutes , parce qu'on ne s'occupe point de com-
binaisons poétiques alors qu'on s'occupe des combinaisons de la chicane; en
second lieu, parce que toutes ces intrigues mercantiles blessent les lettres dans
leur dignité, et courent même le risque d'altérer leur caractère. Tel écrivain
d'autrefois qui marchait à pied, fier de sa plume, comme le gentilhpmme de
son épée, avait bien plus le droit de jeter un regard de dédain dans le carrosse
du financier, que tel écrivain d'aujourd'hui qui passe , emporté par des che-
vaux fringans. Ce qui repoussa dans le trafiquant , ce sont ses mœurs et non
point la denrée qu'il débite; si le littérateur traite de son talent comme le
banquier de ses écus , une des grandes difféirences qui les séparaient cesse
tout à coup d'exister. Le talent reste une chose plus précieuse que l'or, j'en
conviens , mais l'or a ce grand avantage que l'exploitation le laisse intact ,
tandis que le talent s'use , et finit même par s'anéantir à force d'être exploité.
Enfin, il faut le dire aussi, une bien funeste conformité s'établit souvent
entre certains hommes de lettres et certains marchands , par suite de ce mé-
lange des habitudes littéraires avec les habitudes commerciales. 11 est une
littérature qui traite le public comme sont traités maints chalans , emprun-
tant pour le tromper à la rouerie des comptoirs ses plus mesquins et ses plus
TOMB 1. ' 33
350 RBVUR Des DBOX MONBES.
honteux stratagèmes. Ainsi , je pourrais citer tel auteur dramatique et tel
romanx»epqui mettent aux efodroitstle leur livre et de leur pièce où ils savent
que doit se porter l'attention , soit à la On , soit au début, quelques phrases
élaborées ovee soin « et s'en rapportent, pour le reste de l'ouvrage, aux dis-
tractions^ du public. Au milieu de faits empreints d'une, pareille dépravation ,
tout écrivain qui: produit au jour une œuvre oonseieneieuse, n'importe à
qudle école littéraire il apparti^ne, ne saurait être encouragé » par trop de
marques de sympathie.
L'Académie nous entraîne bien loin. Dieu merci! du monde d'idées où
nous force si souvent à vivre la littérature commerciale. Une de ces paisibles
solennités que consacre maintenant, comme aux beaux jours du xviii' siècle,
une affluenœ de gens d'élite, avait lieu tout récemment pour la réception de
M. Patin. Ciuq^Mars, Stelho, Chatterton, œuvres de n>arbre d'où sortent
des accens de lyre! il faut en ce moment vous oublier. Le souvenir de M. de
Vigny écarté, on reconnaît dans M. Patin un érudit qui appartient à cette
classe instruite et patiente où l'Académie a besoin de se recruter de temps en
temps pour meaer à fin l'œuvre de son dictionnaire. M. Patin a la réputa».
tion d'un habile professeur; ceux qui font des pèlerinages à la Sorbonne sont
tous d'accord sur le mérite de son cours de poésie latine. Il vient de pu-
blier récemment une étude soigneusement faite de la tragédie grecque. C'est
sur ce dernier titre que nous voudrions particulièrement l'apprécier. UD)
écrivain qui joint à une érudition de bénédictin des vues élevées et un style
chaljsureux, M. Charles Magnin, a déjà parlé dans ce recueil des Études sur
tes tragiques grecs. £n quelques pages, M. Magnin trouve moyen d'évoquer
devant nos yeux plusieurs des scènes les plus saisissantes des temps antiques,
et de donner une solution à un des grands problèmes que la perfection de
l'art grec fait naître pour notre esprit. Cette vivacité ettMîtte décisioi^ d'intd*'
ligeuce qui placent ce petit nombre de pages au-dessus de maint gros traité
sont les qualités qu'on regrette en lisant Tœuvre de M. Patin. Dans une his^
toire littéraire comme dans toutes les histoires possibles, on cherche des dé-
tails ingénieux , formant par leur réunion des tableaux piquans et nouveaux»
ou ces considérations hardies qui jettent sur des faits connus déjà des clartés
inattendues. La nouveauté des détails et la hardiesse des considérations^ man-
quent également aux Études^ sur les tragiques grecs, M. Patin a perdu la
docte bonhomie de RoUin sans savoic prendre cette énergie un peu aven*
tureuse qu'on demande à la critique moderne; S'il ne porte plus la robe,
ainsi que le lui a rappelé M. de Barante, il marche comme si c'était d'hier
seulement que la SorlxNine eût quitté la robe. Il n'a i^u» le vieil acceat
du pays latin dans sa naïveté, il parle en français, quoiqu'il conserve lespé»
riodes traînantes; enfin il ne refuse point de reconnaître le jour qu'ont fait
daus la science quelques ardens génies des récentes époques, mais ce jour
l'éblouit plutôt qu'il ne l'édaire. Ses yeux, accoutumés à l'ombre de l'éâ^f
je parle de l'école que représentaient MM. Lemaire et Andrieux^ soutiennent
RBTUE LITTÉRAIRE. ^1
floal la trop vive lumière qui vient du dehors. Après avoir ftfit appel à l'auto-
rité de Goethe ou de Byron sur un sujet antique, il revient hien vite aux notes
de Dacier. Uii seul exempte fera juger de l'attitude dé M. Patin devant les
elMfe-d'œovre de l'art grec. Il s'agit de Prométhée, cette tragédie gigantesque
d'Eschyle, qui remplissait d'enthousiasme, à Tégal des rochers et de TOcéan,
le cceœr du chantre de Child-Harold : comment va-t-il caractériser cette
i^fide sublime du paganisme dans laquelle l'imagination effrayée reconnaît
à ^ la 'fois et la prophétie des luttes étemelles de l'humanité et rinstinct
confus des mystérieuses douleurs d'où sortira le christianisme? C'est, nous dit
M. Patin, un sujet difficile à accepter, car, pour sa part, il ne peut point
comprendre la colère de Jupiter contre les efforts innocens de la cMlisa-
litAi naissante. Cela posé, il cherche à nous démontrer qu'une fois résigné à
cet étrange sujet, on trouve des beautés incontestables dans la pièce du tra-
gî^pie grec.
Le discours de M. Patin n'est pas de nature à détruire le jugement qu'on
pcBt porter sur lui d'après un semblable trait. Il serait cependant à désirer que
lëft hommes appelés à prendre place parmi les représentans de Tintelligence
française se crussent obligés, dans un jour de gloire, souvent l'unique de leur
eiiatence, de tirer des pensées qu'ils ont poursuivies ou des évènemens aux-
qaeb 9s ont pris part quelque leçon profitable pour leurs auditeurs. On vou-
drait, en un mot, avoir ce jour-là sous les yeux un homme qui vous introdui-
rai! dans son ame, qu'il aurait seulement pris soin de parer, comme on pare
sa maison les jours où l'on attend des hôtes. Alors les discours académiques
anraient cette saveur originale que tout esprit reçoit de ses propres impres-
sions, au lieu de cette monotonie fatigante qui naît d'un panégyrique obligé.
Le prédécesseur de M. Patin possédait, comme écrivain dramatique, la veine
d'Andrieux encore affaiblie, ce qui constitue un talent presque inappréciable
à «force d'être délicat. A l'indolente culture des lettres, M. Roger mêlait le
tranâl régulier d'une place; c'est ainsi que s'est passée sa vie. M. Patin nous
a faconté cette existence av^c autant de détails que si c'eût été celle d'un
des maîtres de notre scène. Il a épuisé pour son sujet toutes les ressources
de Tanecdote, toutes les subtilités de l'analyse. T^ous avons appris à quelle
SBOcession d'idées, à quel enchaînement de circonstances notre théâtre devait
la comédie de r Avocat; maint opéra-comique oublié a été évoqué du néant;
on eût dit un article nécrologique emprunté aux mémoires de Bachaumont
tor le chevalier Rochon de Chabanne ou sur M. de la Poupelinière. Est-il
rien qui inspire plus profonde tristesse que de voir, exposée en vente dans
nné fenaison mortuaire , la garde-robe fanée d'une coquette? Eh bien ! nous
avions pour notre part le cœur serré d'une tristesse semblable, à cet étalage
fÉMie de frivoles souvenirs, derrière lesquels était aussi l'idée de la mort.
M. de Barante a ramené l'attention de l'auditoire sur des sujets à la fois
flos graves et plus intéressans. Il n'est point d'homme qui représente mieux
que notre ancien ambassadeur à Saint-Pétersbourg l'esprit du monde dans
23.
352 HBVDE DBS DEUX HOKDI
le SGDS sérieux qu'on peut donaer à ce mot. Le i
c'est méioe ainsi qu'il mérite son nom, aous oiu-
espace étroit, la réunion de tout ce qui parle à nu.,
attrait des voyages y pénètre avec des hommes qui
du Nil et salué les cimes de l'Atlas; des poètes doi>.
des choses de votre cœur y font sentir le chumL
noms dont les oreilles sont doucement cbatouill>.
instant le prestige immortel de la naissaiu». Il k..
et brillant qui btuiue sur tous ces élémens et c>.
cieux. Cet esprit, qui est l'esprit du monde, est
re^u,
Uoe urbanité qui n'exclut pas toute ironie, mai
tempérée et presque onctueuse, une grande délii
tout cette précieuse élévation de pensée qui naît r"
dans certaines régions de l'ordre social, telles .s
M. de Barante, et que son discours nous a tour
tante a pris le rôle que M. Patin n'avait pas mi'
a parlé de la littérature ancienne et des priDci|>
applaudissemens ont couronné le rapide passr
Cette terre inspiratrice a rarement été célébrer
entraînant et d'un rhythme plus savamment
v^itable triomphe pour les gens du monde, qii
comprendre les Grecs sans appartenir à la <lo<
si long-temps le chef. M. de Barante n'a pas ci
térisant la critique moderne. U a peint avec <i
ciatioH animée qui participe de la setuatioii
en condamnant, et même trop sévèrement [x
quiètes qu'heureuses de l'ait actuel , il a teni^
néreux désir dont elle est tourmentée, de fiii<
lies de la littérature ce je ne sais quoi de i
Shakspeare et par Goethe des profondeurs d
i'ame humaine. C'est l'exameu plus intelligt
plus courageuse des sources de l'histoire, eu-
de toutes les questions d'art et de philosoph
dont profite déjà, comme il l'a ai bien rein:.
moins ardu, plus animé, empreint même i
poétique.
On comprend sans peine que M. de Buj'
grandes questions littéraires. C'est déjà h<
faut parler aux hommes assemblés des cli<
les esprits. On ne peut nier qu'en ce temji^
nombre. La société coaimence à se rassci'
se reforment s'éveille, comme autrefois, ui.
REVUE UTTÉRAIRE. 353
de rintelligence. Je n*eu veux point d'autre exemple que Tattente pleine d'es-
pérance excitée depuis long -temps déjà par le rôle où notre tragédienne doit
mettre le comble à sa renommée. Malgré toutes les préoccupations maté-
rielles dont nous remplit la politique pleine de détails journaliers des gou-
Ternemens représentatifs, le nom de Phèdre éveille aujourd'hui autant de
poétiques émotions qu'au temps de Racine et du grand roi. Espérons que ces
dispositions heureuses ne seront point perdues pour Tart. Si les esprits qui
ont reçu le don de produire veulent éviter les deux grands écueils de notre
époque, les mauvais conseils de l'industrie et les emportemens souvent gro-
tesques d'une vanité fabuleuse, notre littérature peut retrouver encore une
vigueur inattendue aux sources d'ordre et de calme où la société elle-même
sent maintenant le besoin de se retremper.
G. DE MOLBNSS.
r.x
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
li jaii?ier 18i3.
La chambre des députés prélude aux débats parlementaires par des actes
qui ne sont pas sans quelque intérêt , et qui méritent toute Tattention des
hommes politiques. Ces actes ne sont pas des résultats, mais des signes. Us
caractérisent exactement la situation et pourraient autoriser des pronostics
qui ne seraient pas trop téméraires.
M. Jacqueminot ayant imaginé, dit-on , que ses nouvelles fonctions sont
incompatibles avec celles de vice-président de la chambre, le concours était
ouvert pour la place vacante. L'opposition a réuni ses suffrages sur M. Vi-
vien : elle ne pouvait faire un meilleur choix. Ancien garde-des-sceaux , esprit
aussi ferme qu*éclaîré, l'opposition , en le désignant , faisait à la fois acte de
justice et preuve d'habileté, car, tout en déployant son drapeau , elle présen-
tait un candidat que les hommes indépendans et dégagés de tout lien de parti
auraient pu accepter sans scrupule. Opposer à M. Vivien un conservateur
ardent, une créature du ministère, c*eût été une imprudence. On aurait
donné à croire qu'on prétendait emporter l'élection de haute lutte. Or, il est
des cas où mieux vaut se contenter d'une victoire plus modeste. C'est ce qu'a
pensé le cabinet , et il a eu raison de le penser. La force n'est plus de saison;
il faut aujourd'hui de l'adresse. Il en a fait preuve en opposant à M. Vivien
un candidat non moins digne et non moins honorable, M. Lepelletier d'Aul-
nay, qui n'est l'homme de personne, et qui, représentant très légitime des
principes d'ordre et de conservation , ne représente cependant aucune de ces
.■«K
REVUE. — CHRONIQUE. 355
eoteries qui s'arrogent ambitieusement le titre exclusif de conservateurs. Ce
choix a assuré, dans un second tour de scrutin , le succès du candidat du
ministère. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que M. Vivien est resté avec les
114 ou 115 voix qu'il avait obtenues au premier tour. D'où vient donc la
différence entre les deux scrutins? Il est, ce nous semble, évident que M. Vi-
vien n'a eu que les voix de la gauche et du centre gauche, les voix des amis
de M. Barrot et de M. Thiers. Ces voix lui sont restées fidèles. Mais trente à
quarante conservateurs, ne voulant pas d abord du candidat porté par le mi-
nistère, n'ont pas osé non plus voter pour un ancien ministre du 1" mars; au
premier tour, ils ont été chercher dans leurs rangs les moins ministériels
des conservateurs, IM. deWustemberg, qui tolère, dit-on, le cabinet, mais ne
l'aime pas, et M. Jacques Lefebvre, qui connaît «si bien l'art de se rendre
populaire aux dépens des ministres. C'était là évidemment perdre des voix
par une sorte d'enfantillage. La première condition pour les hommes poli-
tiques, c'est de savoir ce qu'ils veulent. Si on voulait procurer un échec au
ministère, il fallait avoir le courage de voter pour M. Vivien. Sans cela, pour-
quoi se séparer du gros de son parti et se faire compter.^ Pourquoi un acte
inutile.'
Le ministère a de nouveau appliqué son système de ménagement et de tran-
saction à la nomination des commissaires pour l'adresse. Il n'^ porté que
deux ou trois de ses amis les plus dévoués; il a accepté sans contestation des
candidats dont le principal mérite pour lui était de lui servir à repousser )es
candidats de l'opposition. On le voit, le ministère évite sagement les hautes
lattes et ménage les esprits rétifs, en retenant, s'il le faut, ses amis dans
Fombre, et en mettant en relief des alliés quelque peu suspects.
Cette conduite ne manque pas d'habileté; si elle n'annonce pas pour la cam-
pagne qui vient de s'ouvrir des opérations de grande stratégie, elle promet
du moins les évolutions d'une tactique savante. Le cabinet ne remportera pas
de ces victoires décisives et glorieuses qui ôtent pour long-temps toute puis-
sance comme tout courage à l'ennemi; mais il espère qu'en définitive il gar-
dera le champ de bataille. Il prévoit qu'il aura, lui aussi, des pertes à endurer,
des blessures à cicatriser; il s'y résigne. Au fait, pourquoi ne s'y résignerait-il
pas.' Vivre comme on peut, faire ses affaires à petit bruit, cacher ses plaies
et passer outre, c'est la sagesse de notre temps. Une conduite opposée paraî-
trait de nos jours excessivement orgueilleuse ou tout-à-fait ridicule.
Le cabinet manque visiblement d'unité. S'il y a quelque vérité dans le
compte-rendu de la discussion qui a eu lieu dans lès bureaux de la chaihbre
des députés, M. le ministre des finances a prononcé sur le droit de visite^,
sur la question principale du jour, des paroles fort malsonnantes , ce nous
semble, pour M. le ministre des affaires étrangères. De même M. Duchâtel
n'aurait pas gardé, sur la question de l'union franco-belge, la même réserve
que M. Guizot.
356 REVUE DES DECTK MONDES.
Qu'importe? La commission de l'adresse, mêlée comme elle l'est, en viendra
peut-être à proposer sur le droit de visite je ne sais quelle phrase vague, indi-
recte, digne de figurer parmi ces phrases entortillées que le défunt tiers-parti
décochait de ses embuscades contre le ministère du 1 1 octobre. Aujourd'hui
comme alors, on voudra surtout pouvoir dire : C'est à nous qu'on la doit. Les
députés pourront un jour rappeler la phrase à leurs électeurs; c'est l'essen-
tiel. Ajoutons cependant qu'on n'est pas sans inquiétude sur l'issue du débat
dans la chambre. On craint que les députés, entraînés par la vivacité de la
discussion, ne gardent pas la mesure que la commission aura apportée dans
son travail.
Le cabinet, il est juste de le reconnaître, n'a pas été avare de projets de
loi. Et cependant il n'a encore rien présenté sur les prisons, sur l'instruction
publique, sur le conseil d'état, sur la colonisation de l'Algérie. Sur ce der-
nier point, le discours de la couronne a gardé un silence absolu et qui pour-
rait faire craindre la prolongation indéfinie de ce provisoire qui dévore inuti-
lement nos soldats et les revenus de notre trésor. Les promenades militaires
de M. Bugeaud et ses razzias, ses sévérités comme les actes de sa clémence,
bref son épée, sa parole, même sa plume, ne suffisent pas pour fonder en
Algérie un établissement solide, permanent, sur l'avenir duquel la France
puisse compter. La vigilance et la régularité de l'administration seront snns
doute de fort bonnes choses et fort nouvelles en Afrique, nous remercions
la couronne de nous les avoir promises; mais elles ne suffiront pas non plus
à donner une base inébranlable à la domination française sur le sol africain.
Sans une forte colonisation européenne, sans une colonisation civile, active,
nombreuse, régulière et pourvue des capitaux nécessaires , rien n'est fondé
pour nous en Afrique. Les soldats en occupent, en parcourent, en défendent
le sol; ils ne peuvent y créer une nation, une France africaine. Les soumis-
sions des Arabes ne sont que des trêves. Ne pas le voir, ce serait un aveu-
glement volontaire. Qu'une guerre européenne éclate, et nous aurons tous
les Arabes sur les bras. Forcés alors de ramener en France, non sans diffi-
culté, la plus grande partie de notre armée, nous compromettrons le reste et
nous nous exposerons à perdre les sommes énormes que l'Afrique nous aura
coûtées et les établissemens militaires que nous y aurons construits à grands
frais. Résultat inévitable, si le littoral de l'Algérie n'est pas occupé par une
population chrétienne , française , solidement établie , fortement organisée,
qui, aidée d'un petit corps de troupes, puisse se maintenir et défendre en
même temps nos villes, nos ports, nos magasins, nos fortifications, nos arse-
naux. En un mot, la France ne sera maîtresse assurée de TAlgérie que lors-
que les côtes de la Provence et les côtes de l'Afrique ne seront plus étran-
gères les unes aux autres, et que la mer qui les sépare ne sera plus je voudrais
presque dire qu'un grand fleuve traversant les départemens du même em-
pire. Tous ceux qui sont comme nous frappés de Tévidence de ces vérités ont
REVUE — CHRONIQUE. 357
dû s*affliger du silence que. le discours de la couronne a gardé sur la coloni-
sation africaine.
M. le ministre des finances a présenté le budget pour l'année 1844. Il ne
Êiut pas y chercher de vastes conceptions, des idées nouvelles, mais le travail
d'un esprit sage, prévoyant, d'un administrateur intelligent et loyal, qui ne
s'est point trompé dans ses prévisions, et dont la prudence n'est pas sans
quelque hardiesse. Si rien d'imprévu, de grave, ne vient déranger les combi-
naisons du ministre, la France, dans très peu d'années, aura soldé son
arriéré, accompli d'immenses travaux productifs, établi l'équilibre dans
son budget sans rien ajouter à ses impôts, et tout en élevant la dépense au
niveau des nouveaux besoins du pays. La prospérité générale a résolu ce
beau problème, et cette prospérité, par la force des choses, doit se développer
dans des proportions de plus en plus larges. Nous le pouvons dire avec un
juste orgueil : les finances françaises sont les premières finances de l'Europe.
n ne faut pas en juger d'après le taux des fonds publics. Ce taux n'est pas
ce qu'il devrait être, et il ne serait pas difficile d'énumérer les causes diverses
qui en retardent le mouvement ascendant. Nous ne voulons aujourd'hui en
signaler qu'une seule : c'est la situation d'un de nos principaux fonds publics,
le 5 pour 100. Pourquoi n'est-il pas à 130 ou 135.^ Parce qu'il se trouve dans
ane fausse situation. Il s'élève au-dessus de 100 parce que les acheteurs
espèrent qu'il ne sera pas remboursé. Il ne s'élève pas comme il pourrait et
il devrait s'élever, enlre autres raisons, parce que cette espérance est toujours
contrebalancée en partie par la crainte du remboursement. Sans doute plus
létaux du fonds s'élève, plus le remboursement devient difficile; l'équité pro-
tège tous les jours davantage les acquéreurs, et fait taire le droit. Toujours
esMl que le droit existe et qu'il pourrait être appliqué. C'est là une situation
dont le gouvernement devrait s'occuper sérieusement, car elle nous coûte
cher. Le 5 pour 100, et par sa masse, et par la lenteur de sa marche, com-
prime le 3 pour 100, ainsi que tous les autres effets publics : d'où il suit,
entre autres coi;séquenc*es, que toutes les fois que l'état doit recourir au
crédit, cette situation lui coûte plusieurs millions. Il place à 4 et à 3 et 1/2
les bons du trésor qu'il pourrait placer à 3 et 1/2 et à 3. Il emprunte en 3
pour 100 à 75, à 78, au lieu d'emprunter à 85. Puisque l'état ne veut ou ne
peut rembourser le 5 pour 100, mieux vaudrait déclarer par une loi qu'il
n'est pas rachetable. De toutes les positions, l'incertitude est la plus fâcheuse
et pour le trésor public et pour les particuliers.
Le ministère doit informer les chambres de ce qu'il a fait pour l'exécution
de la grande loi sur les chemins de fer. Ceux qui n'ont voté la loi que parce
qu'une disposition intercalée autorisait le gouvernement à profiter du con-
cours des compagnies particulières , non-seulement pour la pose des rails et
l'exploitation, mais aussi pour la construction du chemin, ceux-là demanderont
au gouvernement quel usage il a su faire de cette disposition , quels encoura-
3S8 REVUB DBS DEUX MONDES.
gemens les compagnies, même les plus solides, ODt trouvés à la direction gé-
nérale des ponts-et-chaussées. Il y a là une grave question qui grossit tous les
jours , et qu'il serait sage de ne pas perdre de vue. Sans doute , nous l'avons
souvent dit, la centralisation est chère à la France, au point qu'elle en a
toléré, quelquefois même aimé jusqu'aux abus; mais on se trompe si on croit
que l'éducation publique n'étend pas ses progrès même sur ce point. Voyez
phitdt les conseils-généraux. Avec quelle promptitude et quel succès s'est dé-
veloppée cette belle institution ! On dit , on répète tous les jours à la France
ce qui est vrai, à savoir que l'industrie particulière serait un puissant auxi-
liaire même pour les travaux publics , qu'elle travaille à meilleur marché et
plus rapidement que l'état, que l'encourager même par quelques sacrifices,
c'est une bonne spéculation , car le jour où l'association industrielle aurait
appris à déployer sa puissance , cette force nouvelle serait un moyen de pros-
périté pour le pays et d'économie pour le trésor national. La France, malgré
les jalousies, les préventions, les préjugés qui voilent encore ces vérités, finira
par les comprendre; mais si elle les comprenait trop tard, s'il lui fallait un
jour ajouter à l'histoire de ses canaux, qui ont à la fois épuisé la patience du
commerce et la bourse des contribuables, une histoire non moins doulou-
reuse pour les chemins de fer, ce jour où la lumière brillerait enfin à ses yeux
serait un jour de réaction et de colère. Jusqu'ici le public français n'a guère
ûxé son attention, en fait de chemins de fer exécutés par des compagnies, que
sur les folies de Versailles. Sous peu, il verra les chemins d'Orléans et de
Rouen. Il pourra comparer, juger, en connaissance de cause, et pour la durée
des travaux , et pour le montant de la dépense.
D^ailleurs est-ce là la question toute entière ? Pourquoi faire , par l'impdt
et par des emprunts officiels, ce qu'il serait possible de confier aux capitaut
particuliers , à des capitaux qui nous viendraient peut-être de l'étranger et
laisseraient ainsi à notre agriculture, à nos industries, à notre commerce le
capital français ? Regorgeons-nous tellement de capital disponible, que nous
devions décourager, repousser ce qui viendrait s'y ajouter du dehors ? La pros-
périté de la France est grande, son capital s'augmente rapidement, et nous
sommes convaincus qu'il pourrait, à toute rigueur, suffire à nos entreprises
actuelles. Est-il moins vrai qu'une addition de capital nous mettrait plus à
l'aise et nous permettrait de donner plus d'essor à l'activité nationale? Et,
pour ne pas sortir de la question des chemins de fer, n'est-il pas évident que,
si le gouvernement pouvait en confier deux ou trois à des compagnies fran-
çaises ou étrangères , il pourrait alors concentrer ses efforts sur certaines
lignes et accélérer l'achèvement des travaux qui resteraient 5 sa charge? Le
système des chemins de fer ne sera vraiment utile, productif, que lorsqu^il
se trouvera je dirais presque animé par l'aclivité générale du pays. Attirez des
capitaux dans toutes les branches de l'industrie nationale , encouragez les
capitaux à venir chez nous, à s'y fixer, à s'y employer, en procurant du travail
REVUE — CHRONIQUE. 359
à notre population, des acheteurs à nos producteurs des matières premières,
multipliez les communications , les rapports entre les divers foyers de la pro*
doction , de la consommation et de Técliange, et alors, mais alors seulement,
ces grandes dépenses seront des sources abondantes de revenu pour le pays.
Nous ne voulons pas des ponts, des routes, des canaux , des chemins de fer,
uniquement pour les admirer comme on admire Tare de TÉtoile, ou la façade
du Louvre. Ce serait accorder à messieurs les ingénieurs une salle cTexposi*
Uon beaucoup trop vaste et beaucoup trop coûteuse. C'est bien assez de celles
qu^on accorde à nos légions de peintres et d'industriels. Les travaux publics
de communication et de commerce sont avant tout du domaine^de Vutile, Et,
en définitive, leur utilité se proportionne aux capitaux dont le pays dispose.
Que serait un chemin de fer en Valachie si par un miracle on pouvait ïy éta-
blir du matin au soir ? Une pure curiosité. Les chemins de fer seront pro-
ductif chez nous , mais leur utilité s'accroîtra comme le capital travaillant
en France. Ce serait donc une erreur, une erreur grave, nuisible au pays et
contraire, en particulier, au succès de Tentreprise même des chemins de fer,
que de repousser les capitaux que les compagnies particulières ne manque-
raient pas d'attirer en France , si elles parvenaient à se fcMrmer à des eondi-
tums raisonnables.
Espartero a consommé ses coups d'état. Les cortès sont dissoutes et les im-
pôts exigés sans loi qui en autorise la perception. Que les Espagnols doi-
vent être fiers de leur révolution de septembre ! Quel rare service leur ont
rmdu ceux qui l'ont fomentée ou conseillée ! L'Espagne a obtenu en partage
l'honneur de tomber sous le bon plaisir du général Espartero. Il y a vrai-
ment là de quoi perdre la tête de satisfaction et d'orgueil ! Le noble duc a
voulu que l'Espagne sache bien à quoi s'en tenir; il n'aime pas le doute,
i'ambiguité. Ses coups d'état sont clairs, nets, décisifs : la première ville
d'Espagne bombardée, la peine de mort prodiguée par ordonnance des agens
subalternes du duc ( les Espagnols insurgés ne méritaient pas même l'hon-
neur d'un décret du régent) ; une contribution de 13 millions imposée sans
loi, non-seulement aux coupables, mais à la ville tout entière, aux coupa-
Ues, aux innocens, aux auteurs du mouvement comme à ceux qui en ont été
ks victimes (le gouvernement d'Espartero n'aime pas les distinctions); les
cortès dissoutes par un décret sans contre-seing des ministres , les impots
perçus sans autorisation de la loi. Avions-nous tort de dire, au bruit du bom-
bardement de Barcelone, qu'Espartero avait franchi le pas fatale et que dé«
sonnais rien ne pouvait plus l'arrêter dans la carrière de l'illégalité ? La pré-
diction était facile, comme il serait facile d'en ajouter d'autres à celle-là. Mais
ne cherchons pas à devancer les évènemens ; simples spectateurs, complète-^
ment désintéressés dans ces luttes déplorables, nous pouvons attendre sans
impatience les récits de l'histoire; c'est un spectacle si dégoûtant, qu'on
n'a aucune envie de l'anticiper par la prévision. Répétons seulement que si-
360 REVUE DES DEUX MONDES.
les Espagnols trouvent bon cl*étre traités de la sorte, ils n'ont rien de mieux
à faire que d'envoyer une députation à Bourges supplier le rey netio de vou-
loir bien les gouverner et les livrer à rinquisition.
Pour ce qui concerne les rapports de la France avec FEspagne, notre gou-
vernement s'est dignement conduit à l'endroit de nos agens à Barcelone; nous
nous sommes empressés de le reconnaître. Reste à savoir quelles sont au juste
les réparations qu'il a obtenues du gouvernement de Madrid. M. Guizot s'en
expliquera sans doute sous peu de jours à la tribune. Attendons.
Les généraux anglais ont laissé d'horribles souvenirs dans rAfglianistan.
Nous aimerions à croire que ces atrocités n'ont été que la vengeance d'un
soldat irrité, un emportement individuel , et non une mesure froidement cal-
culée et commandée par le gouvernement. Hélas ! cela est difficile à penser.
Les faits sont trop graves, et il paraît qu'ils se sont répétés dans plus d'un
endroit. C'était évidemment un plan médité et concerté d'avance, un acte de
politique. A la vérité, il ne nous est pas donné d'en comprendre l'utilité. On
a voulu , dit-on , effrayer les babitans de Lahore, de ce royaume que l'Angle-
terre se proposerait d'occuper. L'explication est ingénieuse. Est-elle fondée?
Nous l'ignorons. Toujours est-il que le gouvernement anglais a cru que ces
actes lui seraient utiles, et il n'a pas hésité à les réaliser. L'Angleterre est un
des pays où la double personnalité, celle de l'individu et celle de l'état , se
montie de la manière la plus frappante. C'est encore un trait de ressem-
blance de l'Angleterre avec Rome ancienne. L'état est un dieu inexorable
auquel tout doit être sacrifié.
Certes il n'y a que justice à reconnaître que les Anglais sont en général
des hommes religieux, humains, charitables; il n'y a pas de peuple qui, dans
sa vie privée, offre moins d'exemples de violence, de cruauté, de barbarie.
Mais l'intérêtide l'état paraît-il l'exiger? les mêmes hommes oublient complè-
tement leur individualité et exécutent tranquillement les actes les plus con-
traires à leurs sentimens naturels. L'un bombarde Copenhague, l'autre laisse,
au mépris d'une capitulation, pendre l'amiral Caracciolo; en Grèce, on livre
Parga; aux Antilles, en 1832, pour réprimer une insurrection de noirs, après
en avoir tué deux cents dans l'action, on en fait exécuter cinq cents par la
main du bourreau. Ce ne sont pas là des actes d'emportement, de colère,
de révolution : non. C'est comme le sénat de Rome , c'est comme le conseil
des dix. Ce n'est pas la passion, c'est la logique qui commande. Peut-on se .
dire : Suprema lex esfo? Tout est dit. Il n'y a plus d'objection ni de scru-
pule possible. Ajoutons que cette inexorable politique ne se retrouve qu'au
sein des aristocraties. Serait-ce à ce régime sévère, impitoyable, que les aris-
tocraties doivent la longue durée de leur vie politique ? C'est là probablement
l'opinion de ceux qui approuvent ce régime ou qui le pratiquent.
La Suisse vient d'entrer dans une phase nouvelle. En suivant la rotation
prescrite par le pacte fédéral entre les trois cantons directeurs, Zurich, Berne
REVUE. — CHROmQUE. 361
et Lucerne, la direction des affaires fédérales se trouve pour deux années, à
partir du l*"" janvier, confiée au conseil d'état du canton de Luceme : c'est à
Luceme que se réunira la diète; c'est le chef du gouvernement de Luceme
qui en sera le président. Or, le canton de Luceme qui, ainsi que Berne et
Zurich, était au nombre des cantons radicaux, ou, comme on disait, régé-
nérés, a subi récemment une contre-révolution complète; le clergé y a repris
tout son ascendant ( on sait que Lucerne est un canton catholique ); le nonce
du pape, qui avait quitté le canton pour s'établir à Schwitz, est rentré dans
Luceme; enfin les Lucernois sont venus à résipiscence au point qu'ils n'ont
en, dit-on, l'esprit en repos sur leur nouvelle constitution qu'après l'avoir
soumise à Texamen du saint-siége et en avoir obtenu l'approbation. Ces faits
seraient sans importance' s'ils ne pouvaient avoir, d'action, d'influence, que
sur le canton même de Luceme. Libre aux Lucernois de passer du radica-
lisme à la théocratie, de M. Casimir Pfiffer au nonce du pape : c'est leur
affaire en tant que gouvernement cantonal ; mais la situation devient délicate
pour Lucerne gouvernement fédéral. Évidemment Berne et Zurich seront en
méfiance, Berne avant tout par ses opinions et ses tendances politiques,
Zurich par ses croyances religieuses. Les autres cantons se grouperont autour
de Berne et de Zurich, et Luceme n'aura sincèrement avec elle que quelques
petits cantons, et dans une certaine mesure le Valais par la religion, par la
politique Bâle-Ville et Neufchâtel. Le canton de Lucerne a plus que jamais be-
soin de modération et de prévoyance; il a plus que jamais à se tenir en -ajarde
contre des conseils imprudens ou perfides. La Suisse, avec ses profondes
divisions, est toujours au bord d'un abîme. Ce serait une tache ineffaçable
dans l'histoire que celle du canton qui l'y précipiterait même involontairement.
La Servie est loin d'être tranquille. Des complots et des troubles en mena-
cent sans cesse le repos, et probablement ces agitations et ces tentatives se
rattachent à des intrigues dont il n'est pas facile de saisir le fil.
La Valachie est fortement préoccupée de l'élection de son nouvel hospodar.
Les Valaques ne méconnaissent point la puissance de la presse , et leurs bro-
chures se multiplient. Nous ne les suivrons pas dans ces débats trop locaux
et trop personnels pour qu'ils aient quelque intérêt pour nous. Laissons à
d'autres le soin d'examiner si réellement MM. Shtirbei et Bibesco, MM. Phi-
lippesco et Campignano et quelques autres méritent tout le bien et tout le mal
que les divers partis publient sur leur compte. Au fond , il est facile d'aper-
cevoir qu'il n'y a dans tous ces débats qu'une question sérieuse. Le nouvel
hospodar sera-t-il ou non un partisan de la Russie? Tous les hommes qui pa-
raissent attachés à la Russie sont maltraités par les patriotes. C'est le sentiment
de la nationalité qui se fait jour comme il peut, et qui, dans l'état des choses,
préfère la Porte, faible et caduque, à la Russie, despotique et puissante.
Nous sommes loin de condamner les patriotes valaques. Seulement, nous
craignons qu'égarés par des querelles secondaires et au fond peu importantes.
362 REVUB DES DEUX MONDES.
ils ne perdent de vue le but essentiel. Le jour viendra où la Porte ne pourra
plus conserver la souveraineté même nominale des provinces danubiennes. Quel
sera alors le sort de ces provinces.^ Seront-elles à la Russie ou à TAutriche?
Seront-elles partagées entre ces deux puissances ? Formeront-elles , comme les
patriotes valaques le désirent , une souveraineté particulière ? L'état écono-
mique et moral des populations entrera pour beaucoup dans la solution de la
question. La vie politique ne s'infuse pas et ne s'improvise point. Si ces po-
pulations sont pauvres et ignorantes , on trouvera qu'elles ont besoin d'un
tuteur, et les tuteurs ne manqueront point, armés l'un du knout, l'autre da
bâton. Les préparer à l'indépendance par l'instruction et par l'industrie, voilà
le but qu'il faut se proposer. La vie d'une génération n'est pas toujours
suffisante pour l'atteindre. Les Valaques qui sont venus puiser aux sources
de notre civilisation, ont, en rentrant dans leurs foyers, une longue et noble
mission à accomplir.
M. Labitte, chargé de suppléer M. Tissot dans le cours de poésie latine
au Collège de France, a fait sa leçon d'ouverture au commencement du
mois. Le jeune professeur est resté fidèle aux antiques usages, aux antiques
convenances universitaires; il a lu un discours écrit, comme cela se pratique
d'ordinaire aux premières leçons, et ceux qui Tout entendu ont retrouvé dans
sa pensée les qualités habituelles de son talent, la finesse, la sûreté toute
française du sens critique, et une érudition spirituelle et discursive. M. La-
bitte est sorti avec bonheur des banalités inévitables de l'exorde : « Je me
dispenserai, a-t-il dit à ses auditeurs, de tout ambitieux programme, car, à
mon sens, le moindre inconvénient des programmes est de n'engager à rien
et de substituer d'ordinaire des projets à des résultats; je m'efforcerai de
suivre une autre route. La meilleure et la plus simple manière d'entrer en
relation avec vous, c'est de vous indiquer tout d'abord mon point de départ
et mon but, les deux seules choses que je sache bien précisément, et de vous
montrer dans un tableau rapide l'intervalle qui les sépare. Quelques-uns des
souvenirs imposans que soulève de lui-même le nom romain, quelques appli-
cations naturelles à des temps plus proches viendront d'eux-mêmes se mêler
à cette courte esquisse. » M. Labitte a ensuite exposé rapidement quelques
idées fort justes sur les progrès et sur le rôle de l'histoire littéraire : « Autre-
foïs elle pouvait se contenter de suivre les littératures, maintenant elle doit
les précéder; elle doit être, non plus un commentaire, mais un enseignement.
Guider les vivans par l'itinéraire des morts, faire profiter l'avenir des leçons
du passé, donner l'impulsion par l'examen des œuvres vraiment durables.
RBVUE. — CEERONH^UE. 3SS
par le «peotacle des grands siècles, pousser enfin Tesprit dans ses voies, dans
les voies de la morale et du talent , en montrant Téternelle alliance de la
beauté «t de la vérité, voilà quelle doit ^tre sa mission nouvelle. » Et comme
le dit avec raison le jeune professeur : <( En quoi la modestie se trouverait-
dle compromise par ce but, un peu grandiose peut-être? Cest moins encore
par le r^ultat obtenu ^e par l'effort tentée qu'il est équitable déjuger les
hommes; Teffort est dans les limites de la volpnté, le reste est un don... Ne
redoutons pas les grands buts, on ne perd jamais rien à s'exagérer la portée
de ses devoirs, car la dignité humaine en est relevée, car Tesprit gagne à
vivre dans ces sphères plus sereines. » Envisagée de ce point de vue, This-
teiredes lettres romaines, faite du sein de la France du xix^ siècle, ne peut
manquer d-exciter un intérêt réel, et de porter en elle un enseignement profi-
table. « Rome et la France, quel point de départ et qu*el biit! N'est-ce pas la
plus magnifique et la plus étonnante hérédité du gouvernement intellectuel?
N'est-ce pas le triomphe, ici des armes, là des idées; des deux côtés la con-
quête du monde ? La civilisation et les lettres ont-elles jamais eu des apôtres
pKis actifs, plus vigiians.^ Ce flambeau de la vie, lampada vital y selon le
mot de Lucrèce, ce flambeau dont les nations inquiètes attendent la lumière,
n'est-ce pas des mains de Rome mourante que Ta recueilli le génie de la
-France? Soyons justes envers ces devanciers illustres que nous continuons
saBS leur ressembler. »
Ces quelques lignes que nous transcrivons ici , recueillies, peut-être alté-
rées, au courant de la parole du professeur, font deviner cependant sa mé-
thode et son procédé. Comparer le passé et le présent, dégager, dans la
poésie même, le côté réel et pratique, chercher Thomme sous l'écrivain, qu'il
s'appelle Eschyle ou Shakspeare, Virgile ou Dante, montrer, à travers les
variations de la surface humaine, l'immobilité des sentimens éternels qui
font dans tous les âges les grands artistes et les grands poètes, et , dans ces
appréciations diverses, éviter tout à la fois un fétichisme étroit pour la poésie
des temps païens , un enthousiasme exclusif et obstiné pour la poésie des âges
nouveaux , tel est le but que se propose M. Labitte; les sympathies du pu-
blic ne lui manqueront pas , non plus que la science et le talent. Il y aura
profit à le suivre dans ses conversations studieuses avec les hommes des
temps antiques; car, ainsi qu'il le dit lui-même : « Je ne séparerai point la
poésie de ftome de son histoire, je chercherai à montrer ce qu'elle a reçu du
génie grec , ce qu'elle a puisé en elle-même , ce qu'elle a donné aux sociétés
postérieures , les traces profondes qu'elle a laissées empreintes dans leurs lit-
tératures; en un mot j'aurai à suivre ces voies romaines qui conduisaient aux
extrémités de l'empire, mais qui toutes ramenaient à la ville éternelle. J'es-
saierai surtout de mettre en relief ce sentiment si vrai des réalités de la vie,
que la poésie latine exprime avec un accent profond et réservé en même temps
qui va au cœur, tremulo scalpantur ubi intima versu, comme dit Perse.
364 REVUE DES DEUX MONDES.
A Rome le poète n*est plus, comme en Grèce, un prêtre et un législateur, il
est tout simplement un artiste , mens divinior, qui redit sous une forme
meilleure les voix que nous entendons en nous. De là vient que la poésie
latine a incessamment dans la vie le privilège de la citation, et que beaucoup
de ses vers sont devenus des maximes et comme des proverbes sanctionnés
par les siècles. Nous trouverons donc dans Fétude des chefs-d'œuvre de la
muse romaine de Fexpérience et des consolations en même temps que d'ad-
mirables modèles.... ISos engouemens poétiques ont fait peu à peu le tour d%
nos frontières. Au temps d'Henri 111 , nous imitions la fausse manière ita-
lienne; au temps de Louis Xlll, Fenflure espagnole; au xviii' siècle, la manie
anglaise nous a poursuivis; voilà aujourdliui que TAllemagne a son tour avec
ses rêveries et ses brouillards. Le bon sens français, qui finit toujours par se
retrouver à travers ces éclipses passagères, a fait justice de ces exagérations.
Pour Tengoueroent anglais, le patriotisme a suffi; mais pour l'Allemagne,
que faut-il faire ? Peut-être , ici encore , le commerce des anciens ne nous
serait-il point inutile. Rappelez-vous ce que raconte Tacite de ces bandes
germaines dont les vents apportaient de loin le bruit à Germanicus, incon-
diti agminis murmur. ]N'était-ce pas un peu comme la poésie actuelle des
desceudans d'Arminius ? Mais quand les Romains revinrent plus tard , ces
armées confuses s'étaient disciplinées, elles avaient des drapeaux et des cliefs,
insuecerant sequi signa, dicta imperatorum accipere. Ne pourrions-nous
pas faire ainsi : ce qui nous manque également, n'est-ce pas ce qui fait la
force, la discipline? Je voudrais que le souvenir de Rome pût nous guider,
comme il guidait les Germains. » La première leçon de M. Labitte est un sûr
garant du succès qui l'attend , et le public studieux qui suit les cours du haut
enseignement applaudira d'autant plus volontiers le professeur, qu'il trouvera
par ses applaudissemens même Toccasion de prolester contre ces maîtres
ès-arts de la vieille université française, qui semblent, lorsqu'ils choisissent
un suppléant, ne s'occcuper que du soin de se faire valoir par le contraste,
ce qui aboutit parfois à de tristes défaites.
V. DE Mars.
ETAT
DB
LA PHILOSOPHIE
EN FRANCE.
LES RADICAUX, LE CLERGE, LES ECLECTIQUES.
La philosophie n'est qu'une chimère, c'est le cri des esprits posi-
tifs, et, tant qu'elle subsistera, c'est-à-dire tant qu'on agitera l'éternel
problème de la destinée humaine, il y aura des esprits positifs pour
prendre la philosophie en pitié et nier sans relâche et sans pudeur
le droit au proGt du fait. Que gagnent-ils à s'obstiner ainsi dans les
préjugés de l'éducation et la religion des faits établis? Rien que d'être
conduits par un fil invisible à leurs propres yeux et d'accepter eu
aveugles ce que d'autres ont conquis en philosophes. Chimères si l'on
veut, ces chimères philosophiques mènent le mionde. De ce nuage
où la science s'enveloppe, elle fait incessamment sortir quelques -
TOME I. — l**^ FÉVRIEB 1843. 24
366 REVUB DES DEUX MONDES.
unes de ces idées fécondes qui s'infiltrent dans la littérature, dans
les mœurs, dans Téducation, pénètrent peu à peu jusqu'aux derniers
rangs de la société, finissent par devenir un patrimoine commun de
tous les esprits, et donnent ù la civilisation d'une époque le caractère
auquel l'histoire la reconnaît. Quelle est aujourd'hui la véritable ques-
tion sociale? Ce n'est ni l'organisation du travail, ni la réforme poli-
tique. Décidez entre la maîtrise et la concurrence, absorbez le mo-
nopole des industries privées dans un monopole national, donnez à
des ouvriers qui ne savent pas lire le droit d'influer directement sur
les affaires du pays, tout cela n'est rien. La première question par-
tout et toujours, mais lu surtout où la liberté est proclamée en fait et
en droit, c'est l'éducation , et l'éducation, c'est la philosophie. Bans
quelques semaines peut-être, on va discuter cette question, et qui
sait si, grâce à cette manie d'ajournement que nous prenons tous de
si bonne foi pour de la prudence, on ne se bornera pas à voter solen-
nellement quelques bourses ou quelques chaires de plus ou de moins?
Et cependant il s'agira là de la véritable émancipation du peuple, de
l'organisation des esprits, qui a bien son importance à côté des inté-
rêts matériels; et si nous n'étions pas aveugles, radicaux ou conser-
vateurs, avons-nous un autre champ de bataille? S'il est question
d'établir cinq cents lieues de chemins de fer, vous trouverez aussitôt
des statisticiens pour savoir combien de milliards on y peut jeter;
mais on prendra parti sur l'éducation,, on décidera s'il faut moins de
formalités pour s'ériger en magistrats de la jeunesse que pour ouvrir
une officine de pharmacie, si l'état, qui prend le soin d'interdire au
père de famille d'user le corps de son enfant dans les travaux d'une
manufacture, le laissera libre d'infecter son ame des plus pernicieuses
doctrines, ou de le condamner à un ilotisme perpétuel en le laissant
croupir dans l'ignorance; on choisira entre la tradition et la liberté,
entre la religion et la.phiîosophie, sans avoir même jeté un coup d'œil
sur ce que sont devenues en France, au milieu de tous ces ateliers
et de ces fabriques, les idées philosophiques et religieuses, tant s'est
enracinée chez nous l'habitude de tout ramener à des chiffres, et de
compter les idées pour des non-valeurs!
Le clergé, qui réclame à grands cris la liberté de renseignement
parce qu'il connaît l'influence et les ressources don! il dispose , et
que, dans de telles conditions, un monopole à son profit lui vandrait
moins que la concurrence, le clergé, ou du moins ceux qui se donnent
ja mission de parler pour lui, ont commencé, il y a plus d'un an, une
sorte de croisade contre la philosophie de l'Université. A les entendre.
ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE. 367
ils veulent arracher la jeunesse française à ces agens officiels de cor-
ruption, à ces empoisonneurs publics, qui enseignent l'athéisme au
nom de l'état, et, dans l'impénétrable secret de leurs écoles et de leurs
collèges , s'occupent incessamment à ruiner la base de toute religion
et de toute morale. Cette philosophie qu'on attaque avec tant d'ai-
greur est pourtant la seule école de philosophie qu'il y ait aujour-
d'hui en France. Elle a clé fondée, il y a vingt-cinq ans, dans des
temps difficiles pour l'indépendance de la pensée, et elle est arrivée
en 1830, avec les autres libertés du pays, à cet établissement officiel
qui excite maintenant contre elle ces attaques inintelligentes. Quelle
plaie profonde d'un siècle civilisé, si toutes ces philippiques ont
autant de vérité que de véhémence ! Ce n'est plus ici, comme au
xviir siècle, une coterie philosophique n'ayant pour elle que ses
écrits et la vogue des salons; c'est un corps organisé, dépositaire de
la plus précieuse part de l'autorité publique, ou plutôt c'est l'état
lui-même qui distribue tous ces poisons , et contraint les familles à
subir ce joug immoral. Ne sqmble-t-il pas qu'il n'y ait d'autre parti
à prendre que de laisser toutes ces colères s'épuiser d'elles-mêmes
et périr par leur propre exagération? Nous avons vu un vénérable
personnage entraîné par la verve de sa rhétorique jusqu à soutenir
publiquement dans les journaux que la question de savoir si un fils
peut assassiner son père était aux yeux de M. Jouffroy une ques-
tion prématurée. Basile eût-il cent fois raison, il ne peut rien rester
d'une telle calomnie. L'Université, d'ailleurs, n'est pas un corps
d'inquisiteurs ou de francs-juges qui ne siègent que dans des sou-
terrains et le masque sur la figure; elle ne fait pas jurer le secret sur
ses doctrines aux élèves qu'elle rend tous les ans à leurs familles et à
la société; elle a, dans toutes les grandes villes de France, des
facultés dont les cours sont publics; ses membres publient des ou-
vrages que tout le monde peut consulter; on a mille moyens d'étudier
ses doctrines ailleurs que dans les diatribes de ses ennemis. Les gens
modérés, les gens de bonne foi, laisseront-ils la lice à des déclama*
leurs passionnés dans une question capitale? Et ces chimères qu'on
invente tout exprès pour les combattre, ne faudrait-il pas en montrer
le néant , ne fût-ce que par respect pour la morale publique ? Peut-
être au fond n'est-ce pas telle ou telle philosophie que l'on attaque;
mais on veut, à travers l'éclectisme, atteindre la philosophie tout en-
tière. Et en effet, qu'on y prenne garde : tandis que sous le nom du
clergé on attaque les éclectiques comme ennemis de la religion , les
philosoplies humanitaires, qui ont trouvé pendant deux ans le chris-
24.
368 REVUE DES DEUX MONDES.
tianisme si malade qu'ils croyaient les pauvres idées saint-simonien-
nes qu'ils avaient alors de force à le supplanter, attaquent les éclec-
tiques comme n'étant pas ennemis de la religion. Est-ce une illusion?
Non, certes, rien n'est plus vrai, ces deux accusations contradictoires
se soutiennent de part et d'autre avec un égal sang-froid , il suffit
d'ouvrir les yeux pour s'en assurer. Il semble, après cela, que la
philosophie éclectique n'ait plus qu'à sortir du champ de bataille et
à se reposer sur un de ses ennemis du soin de la délivrer de l'autre.
Mais puisqu'ils ont fait tout récemment une coalition, et qu'ils ne
sont point avertis de leur erreur en se voyant ensemble, il faut bien
montrer à tout le monde et à eux-mêmes le secret de la comédie, et
qu'ils ne sont autre chose que les deux partis extrêmes d'une assem-
blée coalisée contre le pouvoir précisément parce qu'il les ménage
l'un et l'autre et les empêche d'en venir aux mains.
Faisons comparaître devant nous toutes les armées philosophiques,
et rangeons-les en bataille. Voici d'abord l'armée radicale, et l'on
n'y compte que trois drapeaux : M. Leroux, M. Bûchez, M. de La-
mennais; tous trois séparés par des différences profondes , tous trois
dans un isolement presque absolu , trois chefs d'école sans écoles.
Le clergé (ou du moins ceux qui parlent pour lui et se servent de
son nom) n'a qu'un seul intérêt en présence de la philosophie; mais
outre sa cause générale, il a quelques philosophies qu'il patronne,
jeunes écoles qui aspirent à naître, encore ensevelies dans l'obscurité
des séminaires , et dont nous attendrons que le nom et les doctrines
rompent la fatale barrière et arrivent au grand jour de la publicité.
Le seul nom dont le clergé puisse se prévaloir est celui de M. Bau-
tain , dont il désavouait hautement la philosophie à une époque assez
rapprochée de nous , et quand il n'était pas aussi nécessaire de ras-
sembler toutes les forces du parti. Vient enfin l'ennemi commun,
l'éclectisme, et , de quelque façon qu'on le juge, on ne peut lui con-
tester ni le nom d'école, que ses adversaires ne méritent pas, ni
l'influence qu'il a su conquérir à force de persévérance , et dont le
déchaînement qui le poursuit est une démonstration sans réplique.
Nous réunissons sous le nom de philosophie radicale les trois dif-
férens systèmes de M. de Lamennais, de M. Leroux et de M. Bû-
chez, parce que leur seul commun caractère est de se vouer au ser-
vice des opinions politiques les plus avancées. C'est un nom nouveau
dans l'histoire de la philosophie; mais il est presque aussi nouveau
de voir une doctrine philosophique se mettre à l'abri derrière un
parti politique, et se donner des protecteurs à défaut de disciples.
ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE. 369
Aucun d*eux cependant n'a pu faire accepter ses doctrines; on ne
leur a pris que leurs noms. De Fouvrage de M. de Lamennais, on lit
le troisième volume, d'où la philosophie est absente; l'Humanité de
M. Pierre Leroux a été pour ses meilleurs amis un sujet de désappoin-
tement, et c'est à peine si Ton se souvient encore du volumineux ma-
nuel où M. Bûchez a voulu accoupler les doctrines républicaines avec
la philosophie de M. de Bonald. Nos trois philosophes se sont reposés
après ces grands ouvrages; jnais on annonce en ce moment qu'ils
vont sortir de leur retraite. M. de Lamennais et M. Bûchez préparent
l'un et l'autre la partie politique de leur encyclopédie, et M. Leroux,
qui aime les rééditions et qui reproduit volontiers ses anciens écrits,
va lancer de nouveau son lourd manifeste humanitaire. Il est plus
que temps que le public voie autre chose que des articles et des pam-
phlets; on ne devient pas une école à si peu de frais, et quelque bruit
que l'on fasse autour d'un nom, à force d'éloquence ou bien à force
de scandale, il n'en résulte qu'une célébrité telle quelle, et non pas
de l'influence.
Est-il nécessaire d'esquisser le plan de chacun de ces trois systèmes,
et d'en montrer en détail l'insuffisance? Non, car ils n'ont pas obtenu
assez de crédit, et ne tiennent pas assez de place au soleil pour ap-
peler un examen approfondi. Les trois ouvrages dont il s'agit ont été
jugés quand ils ont paru avec les autres livres leurs contemporains,
et il n'y a pas lieu de ramener sur ces tentatives impuissantes l'at-
tention publique, qui s'en est détournée. Cependant M. de Lamen-
nais est un esprit d'élite, à qui rien de ce qui constitue essentielle-
ment la philosophie n'est étranger, et qui, dans une situation moins
équivoque, aurait pu se placer au premier rang de la science. Mais
qui ne voit au premier coup d'œil, en lisant YEsquisscy qu'elle a été
conçue dans un point de vue catholique auquel il a fallu bon gré ma'
gré substituer ensuite la raison, et ce qui restait de la théorie du témoi-
gnage universel, après qu'on eut renoncé à l'intervention du pape?
Les amis de l'auteur vantent à tout propos la magnifique unité de sa
vie, et nous sommes prêt à y souscrire, s'il ne s'agit que de la con-
stante sincérité de ses convictions; néanmoins, quand on démontre-
rait que les mêmes principes qui faisaient autrefois de M. de Lamen-
nais un ultramontain et un absolutiste en font aujourd'hui un démo-
crate et un incrédule, il ne sera jamais facile de faire admettre l'unité
d'un système de philosophie qui va de saint Anselme à J.-J. Rous-
seau, et qui s'appuie sur le dogme de la trinité pour arriver à la théorie
du progrès indéfini. Singulier accouplementl M. Bûchez écrit sur son
370 REVUE DES DEUX MONDES.
drapeau : Catholicisme et progrès. Qu'est-ce donc que le catholi-
cisme, sinon une autorité immuable, un dogme immuable? Et quel
progrès annoncez-vous sous ses auspices, puisqu'il ne peut se renou-
veler ni changer sans périr? Ces grands ennemis de l'éclectisme, qui
unissent si témérairement des idées et des principes contradictoires,
font assez voir qu'ils n'ont pas toujours l'intelligence complète des
doctrines dont ils veulent composer leurs propres systèmes.
Examinez, par exemple, la philosophie de M. Pierre Leroux, A
coup sûr, s'il existe quelque part un démocrate sincère et radical,
c'est bien lui , et lorsqu'après avoir prêché à Lyon la doctrine saint-
sîmonienne, puis rompu ouvertement avec la religion nouvelle, et
tenté de fonder l'école humanitaire, il livra enfin au public, après
dix années, son grand ouvrage, on pouvait craindre d'y trouver des
traces de cette vie aventureuse qui l'avait d'abord poussé des bancs
de la Sorbonne, où il applaudissait M. Cousin, dans la chaire des pro-
phètes saint-simoniens; mais on devait s'attendre à n'y trouver rieu
de contraire au principe de l'égalité, que les plus immoraux des
ennemis de M. Leroux, les éclectiques eux-mêmes, ne songent pas
à contester. Et cependant qu'arriva-t-il ? Que l'on suive un instant
l'enchaînement de son système. Selon M. Pierre Leroux, tout l'homme
est dans ces trois phénomènes, sensation, sentiment, connaissance;
il n'est pas question de la liberté; ces trois phénomènes sont insé-
parables des phénomènes corporels, d'où il résulte que l'existence de
Famé séparée du corps est une abstraction, ou un pur rien. S'en-
suit-il que tout périt avec nous, et que le système de M. Pierre Le-
roux ne diffère en rien de la vieille doctrine matérialiste? Loin de
là : chacun de nous est immortel, non comme individu, mais comme
espèce, et c'est une base suffisante pour la morale, puisqu'il ne s'agit -
que de transporter notre amour et nos espérances à cet être général
et abstrait qui est la substance commune de tous les individus , et
qui s'appelle l'humanité. Cette ame qui habite mon corps et le fait
vivre ne doit le quitter un jour que pour en revêtir aussitôt un
autre, et selon que j'aurai été digne de colère ou de faveur, je
renaîtrai philosophe ou prolétaire. La justice de M. Leroux est sa-
tisfaite à ce prix, et pourvu que dans une autre vie j'aie mérité les
biens et les maux de la vie présente, il n'importe que je le sache
ou que je Tignore : c'est peine ou récompense à mon insu. C'est le
cas de dire avec Bossuet justifiant le péché originel : Ne voyons-
nous pas les maladies se transmettre du père coupable aux enfans
ÎQDOceDS par un juste jugement de Dieu, et la vengeance des lois.
ETAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE. 371
après aYOÎr frappé le criminel, le punir dans sa postérité, et con-
damner ses descendons à la dégradation et à l'ignominie? Cette
théorie de la métempsycose n'est pas nouvelle, elle remonte jus-
qu'à Pythagore, et même jusqu'aux Indes et à l'Égjpte, M. Pierre
Leroux prend soin de le déclarer; et quand on est disposé comme
lui à voir dans le fratricide de Caïn l'énergique sjmbole par lequel
Moïse flétrit l'établissement de la propriété, quand on ne sait aucune
diflTérence entre Moïse, Rousseau et Babœuf, quand on appelle la
pfique un repas égalitaire, il n'est pas bien difficile de montrer que
la métempsycose remonte jusqu'à l'Egypte; seulement, pourquoi se
borner à constater l'origîne de cette théorie? Pour bien faire, il fau-
drait encore ajouter, ce qui est vrai, qu'elle y servait de base à la dis-
tinction infranchissable des castes. Comment parler en effet d'éga-
lité? comment même rappeler l'ancienne formule des temps féodaux,
le hasard de la naissance? Il n'y a point hasard, mais justice dans
l'inégale distribution des biens de ce monde; celui qui naît au der-
nier i-ang expie les fautes de sa vie passée, et je ne suis pas plus
tenu de partager avec lui mon bien-être que de tirer les malfaiteurs
de leur prison, et de les établir avec moi dans une égalité parfaite
des biens que la société nous procure. Les égalitaires qui travaillent
«vec M. Pierre Leroux à établir entre tous les hommes une commu-
nauté parfaite de toutes choses, ne seraient pas moins fous à ce prix
que le bon chevalier de la Manche, qui délivra si généreusement les
prisonniers de la Sainte-Hermandad, et qui déjà prenait pour des
géans et des sorciers et pourfendait à grands coups de lance ces
honnêtes agens de la tranquillité publique.
Qui l'eût pensé? Ces trois systèmi&s disparates s'accordent à ad-
mettre le dogme de la trinité, et M. Leroux lui-même, ce grand ad-
mirateur des encyclopédistes, est infidèle en ce point à leur vieille
polémique, et de gaieté de cœur, sans y être obligé par aucun scru-
pule, il charge sa philosophie de ce lourd fardeau. Ce n'est pas iin
moyen de se rendre populaire en France que de proposer à croire et
& comprendre ce que l'église catholique propose à croire seulement
et regarde comme un mystère. Quelle est la raison de cet emprunt
hit au christianisme par trois hommes dont F un n'y a jamais cru ,
Fautre a cessé d'y croire, et l'autre n'y croit pas de la bonne façon?
Cest l'héritage de l'ancien romantisme littéraire. Cette philosophie
démocratique descend en ligne droite du romantisme, et se trouve
comme lui mi-partie d'idées libérales exagérées et de je ne sais quel
retour à un christianisme poétique. Jamais alliance ne fut si mal—
372 REVUE DES DEUX MONDES.
heureuse, jamais emprunt si mal choisi. Le hon sens public ne se
révolte pas quand on lui dit que Dieu a parlé et qu'il a révélé des
mystères; mais accepter le mystère et rejeter la révélation, ou plutôt
transformer le mystère en philosophéme et enseigner au nom de la
raison ce que la raison ne peut ni démontrer ni comprendre, c'est
retourner aux premiers âges de la pensée philosophique et rêver
des hypothèses mystérieuses pour abuser les autres et se tromper
soi-même sur les problèmes qui intéressent le plus l'humanité. Cette
entreprise était au moins plus sérieuse dans l'école d'Alexandrie.
Pour Plotin et ses successeurs, la troisième hypostase représentait le
Dieu vivant qui gouverne le monde dans le temps et dans l'espace,
tandis que Tunité absolue répondait au besoin de la dialectique, qui
nous représente Dieu comme l'être inconditionnel, élevé au-dessus
de l'étendue et de la durée, et dans lequel il n'y a ni changement ni
mouvement. Ainsi ils avaient voulu, dans un seul Dieu, réunir les
attributions contradictoires du Dieu de la philosophie vulgaire, conçu
à l'image de l'homme, et de celui de l'école d'Élée, placé si haut
au-dessus du monde, qu'il ne pouvait plus sortir de son unité absolue
et demeurait sans aucun rapport avec la multiplicité et le mouve-
ment. Ils affrontaient ce flot dont parle Platon dans la République et
qui menace de l'engloutir, mais en corrigeant cette conception de la
plus sévère dialectique par l'introduction dans la même nature d'hy*
postases inférieures. Le mal était de guérir une blessure par une
autre, et, au lieu d'un Dieu mobile ou d'un moteur immuable, les
deux écueils qu'avait rencontrés la métaphysique de leurs devan-
ciers, de nous donner un Dieu à la fois mobile et immobile, une unité
qui est triple, une triplicité qui est une. Suivez donc au moins l'école
d'Alexandrie jusqu'au bout, si vous voulez l'imiter, et comme elle
renonçait à la raison pour établir ses hypostases et se jetait dans
l'enthousiasme, choisissez votre genre de folie; mais connaissez l'état
où vous êtes, et n'attribuez pas à la raison ce qu'elle repousse de
toute sa puissance.
M.Bautain est aussi un trinitaire, quoique pour lui la question soit
bien différente : il est catholique, et croit par conséquent au mystère
de la Trinité. Son but est de rendre les mystères intelligibles : entre-
prise, comme on voit, très étrangère aux intérêts de la foi. M. Hau-
tain ne croit pas malgré l'absurdité et à cause de l'absurdité, suivant
la vieille et énergique formule; il ne demande à la raison aucun sa-
crifice, et recevant de la tradition tout le dogme religieux, il sait le
moyen de le transformer en système philosophique. c( Ce qu'on veut
ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE. 373
bien appeler ma philosophie, dit-il, n'est que la parole chrétienne
scientiQquement expliquée. » La prétention est un peu haute et ne
passera pas. En esquissant d'un trait rapide la philosophie de M. Hau-
tain, c'est cette philosophie que nous voulons faire connaître, ct*non
pas l'explication scientifique de la parole chrétienne. Pourquoi cette
halte sur un système ignoré? C'est ce même M. Bautain qui publiait,
il y a un an, dans sa Morale y ces grandes découvertes sur l'alphabet
qui surpassent celles de Molière, et effacent à jamais la science de
M. Jourdain. Extravagant si l'on veut, son système a eu des parti-
sans dans un coin de la France; il a été censuré par un évoque; il
reprend faveur aujourd'hui dans ce môme clergé qui poursuit avec
tant de force la philosophie éclectique. M. Bautain est directeur du
collège ecclésiastique de Juilly, et pendant qu'il se fait suppléer à
Strasbourg par M. Delcasso, il enseigne h Paris sa philosophie chré-
tienne dans les réunions du Cercle catholique. C'est enfin le seul
philosophe que le clergé possède dans son sein; le clergé est des-
cendu de M. de Bonald à M. Bautain, et il n'est pas sans intérêt de
voir si cette doctrine tient mieux sur ses pieds et aboutit à une mo-
rale plus pure que la philosophie éclectique. Un seul mot d'ailleurs
suffira.
M. Bautain accepte les conclusions du système de Kant sur la
raison humaine; il nous fait ensuite sortir de celte subjectivité et de
cet isolement où le kantisme nous condamne , en adoptant l'hypo-
thèse d'une faculté mystique supérieure à la raison, et qu'il appelle
l'intelligence; faculté toute passive, tout endormie, que la parole de
Dieu doit réveiller et féconder. Ainsi nous ne sommes rien que par
la parole, et il n'y a rien en nous qui juge la parole et l'accepte en la
comprenant : le peu que nous sommes ne commence d'exister véri-
tablement qu'après la parole reçue. 11 y a là l'étemel paralogisme de
ceux qui veulent démontrer la nécessité de la foi en établissant que
rien ne peut être démontré; et ce qui est digne de remarque, c'est
que le clergé, qui avait adopté M. de Maistreet M. de Bonald, s'émut
de ce système où la raison était anéantie au profit du mysticisme, et
le mysticisme au profit de la foi. M. Bautain fut condamné à renoncer
à cette intelligence supérieure à la raison, et pourtant impuissante:
il dut renoncer aux objections kantiennes contre l'autorité de la
raison elle-même; et, réduit à admettre, malgré lui, une base rai-
sonnable à ses croyances, il lui fallut reconnaître d'abord la raison,
puis constater ses limites, et employer, suivant l'usage des doctrines
religieuses qui comprennent la nature de l'homiiie, la force dé-
i.
Sli REVU£ DES DEUX MONDES.
monstrativc de la raison à poser les fondemens de la foi, et à établir
cette autorité au-dessus de la raison elle-même.
Ainsi frappé dans le fondement de toute sa doctrine, M. Bautaia
ne se rebuta pas; à défaut de cette intelligence qu'il avait rêvée, 3
se servira de cette raison qu'il avait crue impuissante, et voici ce
que d'abord cette raison lui fait connaître : « La vie part d'un foyer
un, de l'ÊTRE, source de toute vie, qui la rayonne hors de lui. Elle
est déterminée ou posée en formes, et la forme posée est ce que
nous appelons existence. La vie est une en elle-même, une dans
tout l'univers, et tout ce qui vit en forme déterminée ne vit que par
la vertu de la vie une, etc. » Ce n'est pas la parole chrétienne assu-
rément qui a révélé à M. Bautain ce rayonnement, et ces formes
posées et déterminées en existences; M. Bautain n'ignore pas sans
doute qu il se sert des termes mêmes et des formules du panthéisme
alexandrin, de ce fameux système des émanations ou des rayonne-
mens (car ces deux métaphores s'employaient l'une pour l'autre dans
l'école) auquel on veut renvoyer l'éclectisme moderne comme à sa
source native. 11 faut sans doute faire deux parts de la philosophie
de M. Bautain , renvoyer ce rayonnement et cette vie unique dans
tout l'univers qui vit en forme déterminée, aux leçons qu'il a reçues
de M. Cousin à l'École normale; et réserver le reste du système pour
la parole chrétienne scientifiquement exprimée. Le premier rayon-
nement de l'être un, source de toute vie, c'est la nature, c'est-à-dire
la plastique de chaque être, son extrême dedans, la force centrale
qui attire si puissamment l'esprit de vie> et qui est la racine du dé-
veloppement de l'existence, la substance fixe, stable, indestructible.
(( Cette substance sort d'elle-même sous faction et la direction de ce
rayon excitateur; elle pose quelque chose d'elle au dehors, elle
évolue, irradie. » Cette nouvelle irradiation est l'esprit de la nature.
L'esprit devient le mâle et la nature la femelle, et de leur accouple-
ment naît le monde. Un monde ainsi produit se compose nécessai-
rement d'esprits et de plastiques, d'irradiations et d'accoupleraens,
et il en découle une physique et une psychologie dans lesquelles
tout résulte du principe mâle et du principe femelle, et qui aboutis-
sent à faire de f homme un acide et de la femme un alcali. L'homme
et la femme ne sont qtie deux moitiés, un acide et un alcali, qui ont
besoin de s'unir pour former ce qu'il plait h M. Bantain d'appeler
une indivi-dualité (avec un Irait-d'union), c'est-à-dire, ajoute-t-il,
une dualité indivisible. Tout cela ne laisse pas que d'être plaisant.
L'auteur donne naissance d*un coup de baguette ù une foule d'es-
ÉTAT DE LA PHILOSOPmE EN FRANCE. 375
prits, les uns psychiques et les autres physiques, avec lesquels il
explique tout, et qui laissent bien loin derrière eux les esprits ani-
maux. Voilà bien des petits êtres I Mais ce qui diminue la difficulté
et prévient l'encombrement, c'est qu'ils ont l'étrange propriété de
n'être pas des substances. Youlez-vous comprendre maintenant la
mystérieuse union de l'ame et du corps'î-Rien de plus simple en
vérité : a L'esprit physique qui émane du corps entre en relation
avec l'esprit psychique qui ressort de l'ame, et par leur combinaison
ils forment une région moyenne qui tient des deux natures. » Ne
vous laissez pas effrayer de ce mélange de deux natures contradic-
toires; c'est le fond même de la théorie de M. Bautain. M. Bautain
n'a pas de ces vains scrupules qui poussent les spiritualistes à établir
entre l'ame et le corps une séparation si profonde. On a dit que la
spiritualité de l'ame était pour M. Jouffroy une question prématurée?
Son condisciple à l'école normale a su prendre résolument son parti
sur ce point; il introduit tout directement dans l'ame la lumière phy-
sique, et en fait un des élémens dont elle se nourrit, a II en est de
même des fonctions de l'intelligence. L'esprit est stimulé par la
lumière physique, par la parole et par la lumière intelligible. Il les
reçoit sous la dépendance de la volonté, se les assimile, s'en nourrit,
et réagit par le regard, par la parole, communique ou transmet ce
qu'il a reçu et modifié en lui. Il reçoit la vie du dehors, vit d'elle et
par elle, et la rayonne à son tour pure ou corrompue. » En voilà
trop, et pourtant comment résister à cette citation : a L'atmosphère
est réellement une région intermédiaire où s'opère le conunerce de
la terre avec le monde supérieur dont eUe reçoit la vie. C'est par
cette région que les vertus d'en haut arrivent à la terre au moyen du
rayon solaire, de la rosée et de la pfuie, agens physiques très propres
'à servir d'organes à l'esprit céleste. » L'auteur, en parlant ainsi, aban**
donne évidemment l'explication scientifique du christianisme, car il
admet une doctrine païenne depuis long-temps condamnée et réfutée
par saint Augustin; mais il rentre dans l'orthodoxie en disant que a le
corps humain est une croix désharmonisée, ce qui peut nous faire
pressentir pourquoi tout a dû être restauré par le mystère de la
croix. » Voilà qui est orthodoxe; je suis seulement fâché pour le pre-
mier père de l'humanité de ce que M. Bautain ajoute que l'homme
n'est devenu une ellipse qu'à cause de sa déchéance. Adam n'est pas
ménagé par nos philosophes modernes : M« Bautain en fait une
sphère, et quant à M. Leroux, il hésite entre un mollusque et un
polype.
I
i
376 REVUE DES DEUX MONDES.
L'Université a de quoi se consoler de déplaire aux feuilles reli-»
gieuses , si ce sont là les doctrines qui leur agréent; et elle ne doit
pas s'étonner de se trouver panthéiste , s'il est une fois admis que
M. Bautain ne Test pas. Cependant, qui le croirait? la théorie à la
mode dans le clergé , que quiconque n'est pas catholique est pan*
théiste, a pour véritable père M. Bautain. J'en demande humblement
pardon à M. l'abbé Maret; mais il a été devancé dans la carrière par
M. l'abbé Goschlcr que M. Bautain inspirait directement. Dans une
thèse intitulée du Panthéisme y dédiée à M. Bautain, M. Goschler
débute ainsi : a Le but de cette dissertation est de démontrer par le
fait, en consultant l'histoire de la philosophie et ses œuvres, que,
hors la doctrine fondée sur le texte sacré, tous les systèmes métaphy-
siques ont erré sur la première des vérités philosophiques , Y Être-
Dieu y et que tous, en tout temps, depuis l'origine de la philosophie
humaine qu'on pourrait dater de la confusion des langues et des
esprits dans la plaine de Sennaar jusqu'à nos jours, en tous lieux,
dans la vallée des Brahmes, sur les hauteurs des Parses, dans les sanc-
tuaires de l'Egypte et dans les temples de la Grèce; du Nil au Gange,
de l'Indus au Rhin, tous ont abouti à une erreur commune et fatale :
cette erreur est le panthéisme. »
Il faut l'avouer, il y a quelque courage à s'embarquer de gaieté
de cœur dans la démonstration d'une proposition pareille. Non que
la marche qu'on s'est tracée et cette longue suite de siècles puissent
effrayer la patience la plus robuste, car il y a des éruditions de tous
les degrés. Mais ce résultat auquel on aspire, y a-t-on bien songé?
£t si jamais on démontre que la raison humaine, interrogée par les
plus grands génies , depuis l'origine du monde , les a toujours con-
duits directement et fatalement au panthéisme, à qui pense-t-on
porter secours par une telle découverte? Est-ce à la foi, qui devient,
ainsi directement cx)ntraire à la raison ? Est-ce à la raison , qu'on
avertit d'avance qu'elle ne peut échapper au panthéisme qu'en s'ab-
diquant elle-même et en se condamnant à la contradiction? Cette
étrange théorie n'est heureusement qu'un rêve aussi absurde que
téméraire. L'église catholique peut continuer à enseigner la sépa-
ration de Dieu et du monde sans choquer la raison humaine; quant
aux philosophes, loin de regarder cette conséquence comme une
condamnation de leurs principes s'ils la trouvent au bout de leurs
systèmes, ils doivent se sentir de plus en plus confirmés dans la voie
qu'ils ont suivie, et jouir avec une sécurité plus entière des fruits et
des résultats de leur méthode.
ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE. 377
Il faudrait suivre M. Goschler pas à pas dans toute son exposition,
et écrire à côté de chaque assertion -faux ou doutmx. M. Maret,
qui s'est acquis une grande célébrité dans le clergé, pour avoir dé-
veloppé plus amplement la thèse de M. Goschler, n'a pas une con-
■aissance plus approfondie des systèmes qu'il veut juger de si haut.
M. Maret est un esprit distingué, et il porte dans la discussion une
bienveillance et une impartialité qui honorent son caractère; mais
comment ne pas lui dire que l'histoire de la philosophie est une
science qui exige des années d'étude et des années, qu'il faut vivre
familièrement avec les anciens, compulser les textes, lire les com-
mentateurs, ne se donner ni repos ni trêve; et qu'encore, au milieu
de tous ces systèmes, dont quelquefois il ne nous reste que l'histoire
ou des fragmens décousus épars çà et là, on court sans cesse le
risque de juger le passé avec nos idées modernes, de remplir une
lacune avec ses propres idées, de donner plus à l'imagination qu'à la.
science? M. Maret se jette résolument au milieu de tous ces pro-
blèmes, et pour achever sa démonstration, il n'a nul souci de ces-
innombrables textes, ni de cette armée de commentateurs : il prend
un manuel publié au collège de Juilly pour aider les enfans à se pré-
parer au baccalauréat. Voilà tout son fonds d'érudition; ces petites
indications sommaires lui suffisent pour juger tous les systèmes de
philosophie, et, comme il est trop loyal pour s'en cacher, il le cite à
chaque page avec une tranquillité, une naïveté qui ferait dire de tout
autre que lui, que c'est là un livre de parti et non un livre de science.
Tout au plus se sert-il quelquefois de M. de Gérando, qu'il prend
pour une autorité en histoire, et c'est sur cette grande autorité qu'il
se fonde pour juger l'école même qui importait le plus à la thèse
qu'il soutient, l'école d'Alexandrie. M. Maret ne sait pas qu'une seule
des phrases qu'il emprunte à M. de Gérando, sur celte école, est
une démonstration sans réplique que M. de Gérando n'a jamais rien
compris à cette philosophie. Il est satisfait, il ne sent plus de scru-
pules quand il a écrit au bas de chaque page , avec une persistance
méritoire : Ennéades, passi7n. Les livres de Plotin s'appellent, en
effet, les Ennéades, et il y en a cinquante-quatre!
Depuis que cette démonstration a été faite , l'accusation de pan-
théisme est devenue un lieu commun contre l'école éclectique, et
Fun des argumens dont on se sert pour demander à grands cris la
liberté de l'enseignement. L'Université appartient à l'école éclec-
tique, c'est la vérité; s'il lui reste un petit nombre de professeurs qui
ne partagent pas les opinions de cette école, c'est une minorité qui
378 REVUE DES DEUX MONDES.
devient tous les jours plus faible. II y a même dans rtJnîTersîté plu-
sieurs prêtres qui enseignent la philosophie éclectique et ne croient
pas, en le faisant, contrevenir à d'autres devoirs. Soutenir que TUni-
versité entière enseigne le panthéisme depuis vingt ans sous l'auto-
rité et la sanction de Tétat, c'est beaucoup avancer sans doute. Et
comment le prouve-t-on? Laissons là la grosse artillerie de M. Gos-
chter et de M. Maret; car ce sont des pièces de parade dont on se
sert pour éblouir des recrues et qu'on n'oserait pas mettre en ligne.
On établit, au moyen de deux ou trois phrases tirées des écrits de
M. Cousin et séparées de ce qui les expliquerait, que M. Cousin est
panthéiste, et l'on en conclut que l'Université tout entière est pan-
théiste. Passons sur le principe, que nous retrouverons tout à l'heure;
îa conclusion est mauvaise.
Qu'est-ce qu'une école de philosophie? Est-ce une réunion
d'hommes vivant en commun sous une autorité suprême et deman-
dant à leur chef la permission de penser? Depuis le père Enfantin ,
qui nous a donné ce triste spectacle, personne que je sache ne s'est
jamais attribué un tel pouvoir. On est de la môme école par une cer-
taine communauté d'idées et de principes; mais comme l'essence de
la philosophie est précisément la Hberté de penser, qui donc a jamais
imaginé que cette liberté n'existât que pour le chef d'une école, et
que s'avouer le disciple d'un autre fût renoncer soi-même à la qua-
lité de philosophe et se résigner à n'être plus qu'un écho? Quand
il s'agit d'une école telle que celle-ci, qui dure depuis vingt ans,
et qui compte un si grand nombre de professeurs et de disciples,
un adversaire de bonne foi ne peut conclure sans examen qu'une
erreur du maître est partagée par toute l'école. Et quant à l'Uni-
versité, qui a et qui doit avoir une discipline, on ne soutient pas
apparemment qu'une des prescriptions de cette discipline soit l'en-
seignement du panthéisme. Il peut se rencontrer çà et là quelques
écarts dans l'enseignement universitaire : la solidarité d'un grand
corps n'est jamais absolue, et ce serait un pauvre raisonnement que
de déclarer l'église française hérétique, parce qu'on aurait surpris
une hérésie dans quelques-uns des innombrables sermons qui se dé-
bitent chaque jour. Mais il faut le déclarer hautement, parce que c'est
la vérité, parce qu'une calomnie répétée avec acharnement dans un
intérêt de parti est une sorte de crime, parce que enfin il s'agit d'un
enseignement qui n'est pas interrompu, et par conséquent d'une
assertion que chacun peut vérifier par soi-même : l'Université n'en-
seigne pas le panthéisme, les professeurs éclectiques de l'Université
ÉTAT DE LA PHU^SOPHIE EN FAANCE. 379
n'enseignent pas le panthéisme; ils n'enseignent ni le panthéisme ni
aucune des odieuses doctrines qu'on leur prête. Si quelqu'un d'entre
eux enseignait le panthéisme, il serait à l'instant mis en demeure de
s'amender ou de se retirer ; et j*syoute que sa destitution serait pro-
voquée ou prononcée par celui-là même qu'on affecte de regarder
conmie le propagateur du panthéisme en France. Il n'y a pas dans
l'Université un seul professeur de philosophie qui en doute, et l'opi-
nion opposée est tellement étrange, tellement contraire à des faits
publics et notoires, que la bonne foi de ceux qui la soutiennent doit
paraître au moins suspecte.
Est-41 donc vrai que M. Cousin soit panthéiste? Au moins a-t-il
peu de xèle, lui chef d'école, pour sa doctrine; car il la poursuit, il la
condamne, il la réfute. £h bieni je le reconnais, personne ne s'est
jamais avoué panthéiste, et Spinosa luinnême repoussait cette impu-
tation ; mais autre chose est de repousser le nom , autre chose de
nier la doctrine sous sa formule; et cette négation, H. Cousin ne l'a
pas épargnée. Qu'est-ce donc que le panthéisme, et en quoi consiste-
b-il? Le pantliéisme consiste à identiûer Dieu et le monde. Ce n'est
pas un athéisme déguisé, c'est un athéisme déclaré, comme le dit
11. Cousin lui-même dans sa préface de Pascal. Et en effet, dire que
Dieu n'existe pas, ou que c'est le monde qui est Dieu, n'est-ce pas,
sous deux formes, exprimer la même pensée? Et qu'est-ce donc que
l'idée de Dieu, s'il en reste quelque chose dans ce prétendu Diea
des panthéistes, dans cet être nécessaire dont nous-mêmes faisons
partie, et qui n'est que collection et durée successive? Dieu est un
être étemel, indivisible, parfait, substance séparée du monde, cause
de toutes les substances particulières, cause intelligente et libre qui
connaît ses créatures et les gouverne, et dans la plénitude de sa
bonté les mène, à travers les épreuves de cette vie, vers le plus grand
bien que leur nature comporte. Tel est sur la nature de Dieu et ses
rapports avec le monde l'enseignement de M. Cousin. Voilà le pan-
théisme qu'il a professé vingt-cinq ans à l'École normale, quatorze
ans devant denx mille auditeurs à la Faculté des lettres. Il a démontré
l'existence de Dieu par la contingence du monde; étrange démons-
tration, si le monde est Dieu I II a démontré la liberté de Dieu et la
liberté de l'honune; étrange théorie pour un leibnitzien , si Dieu et
l'homme ne sont qu'un même êtrel Ne l'a-t^il fait qu'une fois? c'est
le fonds même de sa doctrine. Quelle est sa méthode? N'est-ce pas
la méthode psychologique? Et quelle est sa psychologie? En quoi
consiste4-elle, ou du moins quelle en est la théorie capitale? N'est-ce
380 nSYVE DES DEUX MONDES.
pas l'analyse de la raison? J'entends bien que M. Maret Taccuse de
jianthéisme pour avoir dit que le fonds de la raison humaine n'est
autre chose que l'idée même de Dieu qui lui apparaît; mais c'est ud
point que nous laisserons M. Maret discuter contre saint Augustin.
n sufflt d'ouvrir les livres de M. Cousin, si les souvenirs ne suffisent
pas. L'adversaire qu'il avait à combattre, on ne peut l'avoir oublié,
si bas que M. Cousin Tait réduit, c'est le sensualisme. M. Cousin
prenait une à une les idées de la raison ; il les étudiait en elles-
mêmes, et ensuite les opposait à l'idée sensible correspondante, pour
démontrer, et il le faisait à outrance, la profonde, Tétemelle, l'inef-
façable différence qui les sépare. Mais quoi! cette doctrine qui trace
une telle séparation entre les idées sensibles et les idées rationnelles,
cette école qui se consume à montrer qu'il n'y a rien dans les sens
ni dans leurs objets que d'éphémère et de passager, qu'il faut donc
regarder plus haut, qu'il faut chercher ailleurs pour trouver ce qui
persiste éternellement, le digne objet de la pensée et de l'amour, la
cause de ce qui est, la cause, la raison du monde, c'est cette
école que vous accusez de mettre le nécessaire dans le contingent, le
fini dans l'infini, et de confondre le monde avec Dieu! tandis que
le maître et les disciples qui couvrent la France vous crient tout
d'une voix que le panthéisme est une impiété, que Dieu est la cause
du monde séparée du monde, et qu'avec tout votre zèle vous n'avez
pas encore assez combattu ce fléau que vous leur attribuez, et que
pour le terrasser on enseigne dans leurs écoles des argumens plus
puissans que les vôtres!
Mais l'argument triomphant contre M. Cousin, l'argument sans
réplique, c'est, dans les quinze ou vingt volumes que M. Cousin a
publiés, une phrase! Cette phrase contient une énumération des
attributs de Dieu, et, prise isolément, elle renferme une assertion
panthéiste. Nul doute après cela ! On a extrait une phrase panthéiste
des ouvrages de M. Cousin; donc il est panthéiste, donc l'école éclec-
tique et l'Université tout entière sont panthéistes. Est-ce là un ar-
gument philosophique? N'est-ce pas plutôt un argument de parti?
Ne vous suffit-il pas que M. Cousin désavoue le sens que vous prêtez
à cette phrase? Quand il s'agirait d'un mort, on pourrait résister à
votre interprétation en se servant du reste de sa doctrine. Mais il
est là pour protester; ne parle-t-il pas assez haut? Dieu est temps,
selon M. Cousin; or, le temps est limité ; donc Dieu est limité, sui-
vant M. Cousin. Quoique ce raisonnement soit d'un évêque, il pèche
par sa base; car H. Cousin enseigne deux choses, l'une que la durée
ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE. 381
est successive et limitée, l'autre que le temps est éternel, et il a em-
ployé, pour le prouver, une année de son enseignement et un volume
de ses œuvres. Jugez, à la bonne heure, l'ensemble d'une doctrine;
mais isoler une phrase de ce qui la précède et de ce qui la suit, c'est
se condamner soi-même à l'erreur. Quel chemin on ferait faire aux
plus grands esprits avec un tel procédé! M. l'évêque de Chartres ne
veut pas que M. Cousin puisse dire que Dieu est dans l'espace; mais
que dira-t-il de cette phrase de saint Anselme : Dieu n'est pas seule-
ment dans tous les lieux, mais dans tous les êtres? Et de cette autre :
Il est nécessaire que la nature de Dieu soit dans tout ce qui est, de
manière qu'elle soit une, la même et tout entière en même temps
en chaque chose (1)? N'est-ce pas lu du panthéisme au même titre?
Eh bien I que ce soit un nom de plus pour la liste de M. Maret et de
M. Goschler !
11 se passe en ce moment un fait qui mérite au moins d'être re-
marqué. Dans la préface d'un volume qu'il vient de publier sur Pas-
cal, M. Cousin revient sur cette accusation de panthéisme, et dans
les termes les plus explicites il renie le panthéisme sous son nom et
sous sa formule; même, pour ne laisser aucune prise à l'erreur ou
à la mauvaise foi, reprenant quelques-unes de ses opinions, il en fait
voir le véritable sens, et déclare que, si l'on persiste à les interpréter
autrement, il les retire. Cette préface contient encore, non pas une
profession de foi religieuse, personne n'a le droit d'en demander
une à M. Cousin , c'est l'affaire de sa conscience et voilà tout, mais
une protestation de son respect pour la religion chrétienne, une dé-
claration expresse qu'en cherchant librement la vérité par les lumières
naturelles, il n'a jamais rien avancé qui soit contraire à l'existence du
fait historique d'une révélation et aux conséquences religieuses qui
en découlent. L'école éclectique a toujours pensé que la recherche
de la nature de Dieu par la lumière naturelle de la raison était une
science, et que l'exposition des prophéties et des témoignages qui
établissent la divinité du christianisme en était une autre. Cette dé-
claration de M. Cousin devait naturellement lui attirer les reproches
de ceux qui font consister la philosophie dans la négation du chris-
tianisme, et ces reproches ne lui ont pas manqué. Mais ce qui, au
premier coup d'œil, ne semble pas aussi naturel, c'est qu'une telle
déclaration ait pu ranimer les craintes du clergé. C ependant qu*a-
vons-nous vu? A peine un extrait de la préface de M. Cousin eut-il
(1) Monologium, xxiii.
TOMJE I. 25
382 REVUE DES DEUX MONDES.
paru dans les Débats^ qu'un évoque dirigea contre M. Cousin et
l'Université en général ce qu'il appelle lui-môme une attaque vio-
lente. £t quel est le fonds de cette attaque? Tout le sens de ce dis-
cours, si Ton veut y prendre garde, le voici : — M. Cousin déclare qu'il
n'est pas panthéiste, il déclare qu'il respecte la religion, qu'il ne l'a
jamais attaquée, que ni lui ni ses amis philosophiques ne l'attaque-
ront jamais , il prend une à une toutes les opinions que nous lui
avons attribuées en les censurant, et sous cette forme il les répudie;
mais M. Cousin n'en a pas moins écrit dans un de ses ouvrages une
phrase qui a un sens différent des opinions qu'il professe aujour-
d'hui : par conséquent il ne lui sera permis ni de s'expliquer, ni de
s'amender ni môme de se contredire, et dans la crainte de trouver
en lui un ami, nous nous en référons aux passages qui nous parais-
sent répréhensibles, et nous oublions volontairement tout le reste,
— Or, quand on parle et quand on agit ainsi, on ne démontre qu'une
seule chose, c'est qu'on serait bien fâché que la philosophie fût inno-
cente, et qu'un certain parti a besoin qu'elle soit criminelle, parce
qu'il a besoin de l'anéantir.
Cependant M. l'évoque de Chartres songe si peu à détruire la philo-
sophie, qu'il daigne lui apporter le secours de ses lumières. A la suite
du long article où il fait voir la faiblesse et le néant de la philosophie
de M. Cousin, il en publie un autre qui contient le plan d'une philo-
sophie chrétienne. M. de Chartres est par devoir, dit-il, versé dans
ces matières. Il est plein d'assurance sur la vérité , la fécondité de
ses principes; c'est le dernier mot de la science. Que les défenseurs
de la nouvelle école l'attaquent, dit-il; qu'après l'avoir examiné et
sondé de tous côtés, ils y cherchent un côté faible I C'est ainsi que
H. l'évoque de Chartres en a fini avec la philosophie eu un quart
d'heure et en trois petites pages. 0 aveuglement de tant de grands
hommes et de tant de pères de l'église , des Clément d'Alexandrie ,
des saint Augustin, des saint Thomas et des saint Anselme, qui ont
consumé une si grande part de leur vie dans l'étude d'une science
si claire et si facile, et qui n'offrirait pas de difficultés à un enfant I
0 misère de Pascal, qui a failli perdre l'esprit, et qui est mort à la
peine pour avoir voulu sonder des profondeurs imaginaires I Des*-
cartes dispute sur le témoignage des sens , et l'évoque de Cloyne va
jusqu'à le nier; M. de Chartres finit la question d'un seul mot :
« Quand on dit en ma présence : Le soleil se lève à l'orient et finit sa
course à Voccidenty ma nature emporte malgré moi et comme sans
moi mon consentement. Voilà sans doute un motif légitime de mon
ÉTAT DB LA PHUOSOPflBI BN FKANCE. 38S
acquiescement ferme et absolu. » Que parlez-vous après cela de vos
Copernic et de vos Galilée I Le témoignage des sens est au-4essi» de
toutes les inductions de la science, et, comme le dit énergiquement
M. révoque de Chartres, ne pas s'en contenter, c'est prendre en dé-
goût le soleil. L'école allemande s'eflForce de tromper un passage poar
aller du moi au non-moi. Kant y emploie toute sa vie, sans y par-
venir, et le plus grand nombre de ses successeurs s'épuisent vaine-
ment sur ce problème. « Comment ne voient-ils pas que cette sépa-
ration du moi et du non-moi, dont ils font tant de bruit, est comblée
par la nature?» En effet, ils n'ont pas vu cela, et puisque la sépa-
ration est comblée par la nature, c'est une question résolue. Où sont
les difficultés? Tout est clair, tout est simple et facile; on avait jus-
qu'ici fermé les yeux tout exprès pour ne pas voir. Quels efforts ne
font pas les philosophes éclectiques poir démontrer Fexistence de
Dieul Ils entassent démonstration sur démonstration. Peine inutile!
a Quiconque a un cœur, et sent qu'il ne s'est pas donné Tétre à luh-
méme , peut-il balancer? » La philosophie n'a rien à voir avec ce
petit catéchisme élémentaire. Les joies austères de la science doivent
s'acheter au prix de bien des angoisses; et s'il n'est pas nécessaire de
faire de la philosophie une tragédie comme Pascal , ce n'est pas non
plus une idylle. J'admire et je comprends cette tranquillité de M. de
Chartres; mais je ne puis dire que je l'envie.
A quoi se réduit en déGnitive ce programme annoncé avec tant de
pompe et promulgué par un évéque? Oteï la course du soleil et
quelques naïvetés , il ne contient que l'autorité du témoignage des
sens, delà raison, de l'histoire, l'existeBce de Dieu, rimmortaKIé de
Tame et la divinité de la religion catholique. Sur ce dernier point,
les éclectiques ne se chargent pas de faire une démonstration qui
convient mieux h un évéque, et que personne sans doute ne songe à
leur demander. Mais que M. l'évèque de Chartres fasse une enquête,
qu'il ne se fie pas aux rapports de quelques journaux liostiles , et il
reconnaîtra avec surprise que toutes ces théories qui font, suivant
lui , la base de la philosophie chrétienne, sont précisément ce qu'en-
seignent les professeurs de l'Université. M. l'évèque de Chartres re-
grettera peut-être alors d'avoir accusé tant d'hommes honorables de
corrompre officiellement la jeunesse; il le regrettera d'autant plus^
que ses vertus personnelles et l'érainente dignité dont il est revêtu
semblent donner plus de poids à ses accusations. Comment M. l'évè-
que de Chartres a-t-il pu dire que l'Université prêche le suicide?
Pour établir une teUe accusation , il lui suffit d'une phrase de M. Da-
25.
384 REVUE DES DEUX MONDES.
nûron» qui ne contient rien de pareil. Lisez donc au moins la
phrase suivante , qui vous apprendra de quoi il s^agit, et, puisque
cette phrase est extraite d*un programme, lisez le cours de morale
où ce programme est développé, et sachez surtout que, quand M. Da-
miron prêcherait le suicide, cela prouverait que M. Damiron prêche
le suicide , et cela ne prouverait rien de plus.
Un évêque accuse M. Damiron d'enseigner le suicide. M. Pierre
Leroux, dans un même intérêt, accuse M. Damiron d*avoir mutilé
le dernier écrit de M. Jouffroy. On suppose que le traité sur YOtga-
nisation des Sciences a été écrit par M. Jouffroy sur son lit de mort,
quoiqu'il Tait conservé en manuscrit depuis 1836; on suppose que
M. Jouffroy avait écrit sur ce manuscrit bon à imprimer, quoiqu'il
n'ait mis cette inscription que sur un petit mémoire sans importance;
on suppose que M. Jouffroy avait donné à M. Damiron la mission
de publier ses œuvres posthumes, quoique M. Damiron n'ait reçu
cette mission que de la veuve. Avec toutes ces suppositions, on
réussit à fournir un aliment à la haine des partis; M. Damiron, le
constant modèle des plus pures vertus, est accusé de je ne sais quelle
lâcheté; on soutient que M. Cousin a tout conduit, et cela parce
que M. Jouffroy taxait d'inexpérience le premier enseignement de
M. Cousin à l'École normale. A vingt ans, M. Cousin était un profes-
seur sans expérience I Le clergé , qui n'a jamais été partisan de la
censure, et qui ne sait ce que c'est que de tronquer un ouvrage,
prend l'accusation des mains de M. Pierre Leroux, et il y met, c'est
tout dire, autant de passion que M. Pierre Leroux lui-même. En
eCTet, M. Jouffroy ne croyait pas à la religion; quel argument contre
les éclectiques 1 Et les éclectiques ont failli ôter au clergé cet argu-
ment victorieux; quel grief! Pour moi, je l'avoue, je crois cet argu-
ment si faible, que je n'aurais pas craint, à la place de M. Damiron,
de le fournir à des adversaires; je crois aussi qu'on avait le droit de
pubUer un ouvrage que M. Jouffroy avait gardé six ans sans le dé-
truire; mais ceux qui crient si haut que le supprimer ou l'ajourner
aurait été un crime sont-ils dupes eux-mêmes de leurs sophismes?
Pendant que ces belles inventions servent de thème aux haines
personnelles et aux déclamations des partis, M. Cousin publie, outre
son beau travail sur Pascal, le premier volume de ses leçons sur la
philosophie de Kant. La connaissance de la philosophie allemande
est un des services que nous devons à M. Cousin. On parle de son
système, de la doctrine éclectique. M. Cousin n'est pas là tout en-
tier. S'il a eu de l'action sur les esprits comme propagateur d'une
ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE. 385
philosophie nouvelle , il a aussi détruit d'anciennes et fatales in-
fluences, et restauré des études presque abolies. Où en était l'his*
toire de la philosophie, quand il commença à professer? On peut en
juger par ce seul fait, que le Hvre de M. de Gérando rendit, lors-
qu'il parut, un véritable service. M. Cousin s'attacha d'abord à Pla-
ton, et bientôt par ses ouvrages, par son enseignement, il accou-
tuma les esprits à reprendre le chemin des anciennes écoles. Dans
une science comme la philosophie, où les problèmes présentent tant
d'aspects divers, où les difficultés semblent naître des difficultés
mêmes, il ne faut jamais séparer l'histoire de la spéculation. L'oubli
et le dédain du passé sont une condition de stérilité pour l'avenir.
En retrouvant tous ces systèmes combattus, soutenus tour à tour
par les plus grands génies de tous les siècles, on retrouva le véritable
champ des études philosophiques, et l'on remit à sa place cette fa-
mille de penseurs à courte vue, dernier reste de l'école de Locke,
ou plutôt de Condiilac, qui s'épuisait et se consumait, impuissante
et ignorée, dans les froides analyses de l'idéologie. M. Cousin ne se
borna pas à triompher du sensualisme en l'accablant de sa dialec-
tique, il le supplanta partout, et détruisit le peu d'influence qui lui
restait dans les écoles. Au heu de dater de Locke et de Condiilac,
on data de Descartes et de Leibnitz, on remonta jusqu'à Platon. On
apprit presque avec étonnement qu'il y avait en Ecosse une école
sage et mesurée qui déjà avait su faire bonne justice de la philoso-
phie empirique; on s'occupa du grand et puissant développement
qu'avait pris la philosophie allemande, et les noms de Kant, de Fichte,
de Schelling, de Hegel, furent prononcés parmi nous pour la pre-
mière fois. Fidèle à sa méthode historique, M. Cousin dans chaque
école était à la fois un juge et un disciple; il suivait Kant dans les
voies nouvelles qu'il ouvrait à la métaphysique, mais sans se livrer,
sans abdiquer, opposant à ce redoutable scepticisme une psycho-
logie moins chimérique dans son fondement, sans cesse attentif à
rétablir le véritable caractère de nos facultés, à tirer d'une observa-
tion plus approfondie de notre intelligence la nature même de Fia-
telligence en soi , et à faire voir que cette lumière qui nous dis-
tingue des êtres inanûnés sur lesquels nous régnons est un bien, un
être positif, et non pas une suite de notre infirmité, une condition
négative de notre nature humaine. L'antique symbole de la caverne
troublait Kant, qui craignait toujours que nos idées ne fussent que
des ombres, et qu'on ne fît que proclamer l'utilité des ténèbres en
cédant à la nécessité de la raison. La psychologie de M. Cousin ré-
8B6 Mm ras UKVX. hoivdbs.
pendait à Locke en démontrant Fexistence des idées éternelles et
nécessaires, et à Kant en eipliqnant le véritable caractère de cette
nécessité, et en rattachant la raison humaine à la nature même de
fabsoln.
Le monrement donné depuis plus de vingt ans par M. Cousin à la
philosophie française continue dans l*écoIe éclectiqle, et ni l'ardeur
ées études théoriques, ni te zèle de l'histoire ne s*y ralentissent. Les
derniers BNlanges de M. JkmiTroy, les Essais de M. de Rémusat, sont
des travaux dogmatiques qui ont marqué ces derniers temps, et Von
y peut joindre les leçons sur Kant, où la critique a constamment ce
caractère magistral qui fait d'une histoire un ouvrage théorique.
H. Damiron publie une longue et complète réfutation de Spinosa, ce
qui sans doute ne Tempéche pas d'être panthéiste (1). M. Frank rend
à l'histoire un service inappréciable par ses savantes recherches sur la
caibale(2), mais peut-être n'est-ce qu'un moyen adroit pour attaquer
le christianisme , car on nous a appris dernièrement que les éclec-
tiques ne parlaient du mysticisme que pour combattre les idées chré-
tiennes sous un feux nom et par un chemin détourné. Nous citerions
aussi les excellentes monographies de M. Charles Schmidt, de Stras-
bourg, Tune sur Tauter (3), l'autre sur Eckart (4), composées d'après
des manuscrits importans et qui éclairent d'un nouveau jour une partie
considérable du mysticisme, si H. Schmidt, notre compatriote, écri-
vait pour nous et non pour l'Allemagne. La France est-elle si dédai-
gneuse de l'érudition, si étrangère à la philosophie, que M. Schmidt
ait besoin de s'adresser à nos voisins et nous oblige d'aller ensuite
leur emprunter nos propres richesses? Cet exemple heureusement
n'est pas contagieux à Strasbourg. H. Taillandier y publie en français
son travail sur Scott Erigène, M. Lehr nous rend Pfeffel , M. WUm
développe et perfectionne encore un mémoire déjà présenté à l'Aca-
démie des sciences morales et politiques ; et qui fera complètement
connaître à fai France la philosophie allemande contemporaine. A
Paris, une réunion de professeurs publie des éditions populaires
des chefs -d'oeuvres philosophiques du xvir et du xvnr siècle :
Descartes, Leibnitz, les maîtres avoués et reconnus de Fécole édec-
(f> €ampu rendm es rAûaêémie âss seisness nwràles et politiques, publié sons
la difeccloa de M. MigMt, par KM. Yer^é el Loynm.
(^} Mémoires des seMons étrangers.
(8) Johannes Tamter von Strashurg^ von Cari Schmidt ; Hamborg , 1841.
(i) Mteieter Eekart, von Garl Schmidt, dans les Theologisehe studien und cHfi»
âm; Hamborg.
ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE. 367
tique; Bossuet, Fénelon, cartésiens véritables; Locke, qui mérite
aussi de devenir populaire par Tinfluence qu^ont eue ses idées sur
la révolution philosophique du xviu« siècle. La philosophie aura de
cette façon sa propagande à bon marché, et elle fera voir qu*elle
aime à suivre les bons exemples. La traduction de Spinosa, que
M. Saisset publie dans cette collection, n'est pas destinée à réhabi-
liter ses pernicieuses doctrines; elle ne paraîtra qu'accompagnée d'une
réfutation solide, et Ton espère que quand Spinosa sera entre les
mains de tout le monde, on cessera de le citer à tout propos comme
une autorité en faveur du panthéisme; sa doctrine ne gagnera pas à
être connue. La traduction des philosophes allemands se continue et
ne tardera pas h être achevée. A la longue liste des ouvrages de Kaot,
traduits par M. Tissot, M. Trullart vient d'ajouter la Religion dam
ses rapports avec la raison (1). Kant y professe ouvertementla religion
naturelle, et, ce qui en est la suite., rindifféreoce des religions; il
distingue ce qui peut servir à la sanctification en rappelant Thomme
par quelque symbole à la pensée de Dieu et à l'amour de la vertu, et
les pratiques qui passent pour un moyen direct et formel d'obtenir
des grâces ou d'effacer une souillure, pratiques qu'il n'hésiîe pas
alors à traiter de superstitions et de fétichisme. Ce qui reste de plus
important à traduire, pour que nous ayons à peu près toutes les
œuvres de Kant, se compose des Principes métaphysiques de laphy^
signe, de la Critique du jugement y qui contient la théorie du beau,
et de ses deux grands ouvrages de morale, le Fondement de la métch-
physique des mœurs et la Critique de la raison pratique. M. Tissot, att
lieu de traduire ces deux ouvrages en entier, s'est borné à faire
passer dans notre langue quelques analyses médiocres qui cou-
raient en Allemagne. Heureusement, le second volume des leçons
de M. Cousin doit contenir des extraits abondans de la Raison pra^
tique y et M. Barni nous en promet la traduction pour une époque
rapprochée. Schelling, Hegel, Fichte, sont restés en arrière; les
traducteurs ont commencé par Kant, et ils ont eu raison. Il y a
long-temps que M. Barchou de Penhoen nous a donné la Destination^
de l'Homme, de Fichte, et voici enfin M. Grimblot, à qui nous de-
vons déjà une excellente traduction du Système de Vidéalisme trans-
cendcntaly de M. de Schelling, qui promet de nous donner les oeuvres
choisies de Fichte. Cette entreprise, qui mérite tant d'être encour
(1) Chez Ladrange. — M. Lortet a public à Lyoo là traducUon d'une analyse de
cet ouvrage, attribuée en Allemagne à Kant lui-même.
i
388 REVUE DES DEUX MONDES.
ragée, est déjà en bonne voie d'exécution, et le premier volume, qui
contient les Principes fondamentaux de la science de la connaissance,
vient de paraître.
M. Peîsse , qui nous a donné, il y a deux ans, les Fragmens d'Ha-
milton, et nous a mis ainsi au courant des progrès et de la transfor-
mation de Fécole de Reid et Dugald Stewart , publie maintenant les
Lettres sur la Philosophie de M. Galuppi (1). M. Galuppi est un des
écrivains les plus distingués de Tltalie, et il mérite d'autant plus \es^
honneurs d'une traduction française, que ses ouvrages présentent la
sûreté de méthode et la clarté d'exposition qui distinguent si émi-
nemment nos écrivains nationaux. L'Académie des sciences morales
vient de publier, dans le Recueil des Savans étrangers^ un mémoire
sur le système de Fichte (2), où M. Galuppi analyse et réfute l'idéa-
lisme transcendental , et marque ses rapports avec les principales
doctrines de la philosophie grecque. Un professeur de l'Université ,
M. Amédée Jacques , publie dans la môme collection un mémoire
%vlv\q sens commun. Un autre, M. Bouchitté, a traduit le Monologium
et le Proslogium de saint Anselme (3), et ceux qui aiment les rap-
prochemens pourront y trouver toute la doctrine de M. de Lamen-
nais sur la trinité. L'enseignement de la philosophie est en pleine
activité dans toutes les facultés nouvelles , qui déjà rivalisent avec
les anciennes et propagent le rationalisme sur tous les points de la
France. A Lyon, M. Bouillier a pris pour sujet de son cours la théorie
de la raison impersonnelle. Il fait d'abord une énumération aussi com-
plète que possible des idées de la raison; puis il montre comment elles
peuvent être réduites à une seule, l'idée de l'infini, dont la présence
en nous est la preuve de l'existence de l'être infini. Loin d'être séparé
du monde et de nous, Dieu est si près du monde, que le monde tire
de la toute-puissance de Dieu sa durée, comme il en a tiré son être^
et si près de nous, que notre intelligence n'est plus, si l'idée de l'in-
fini en est absente. Mais si Dieu est avec nous, il n'est pas nous, et le
monde n'est que sa créature, nécessairement distincte de lui. A Tou-
louse, M. Courtade a pensé avec raison que devant un auditoire
(1) Librairie de Ladrange, quai des Augustins.
(2) Mémoire aur le système de Fichte , ou Considérations philosophiques sur
Vidéalisme transcendental et sur le rationalisme absolu, par M. Galuppi. Voyez
aussi les Comptes-rendus de VÂead. des sciences mor. et polit,
(3) Le Rationalisme chrétien à la fin du onzième siècle, par M. Boachitté; Paris,
chez Amyot.
ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE. 389
coraposé en majorité d'étudians en droit, sa tâche devait être d'ex-
poser les principes fondamentaux de la morale. Quelle ressource, en
effet, pour l'étude de la jurisprudence, qu'une analyse approfondie
des divers mobiles qui gouvernent les actions des hommes, et une
exposition ferme, démonstrative de cette loi naturelle, dont la loi
positive ne doit être que l'application , et qu'on ne saurait nier ni
subordonner aux lois humaines, sans renoncer à la véritable notion
du droit, et sans absorber toute autorité dans l'usage arbitraire de la
force. M. Riaux, professeur à la faculté de Rennes, fait l'histoire du
xviii^ siècle; matière riche et abondante qui lui fournit l'occasion de
démontrer par l'exemple combien est juste et nécessaire la devise
écrite par M. Cousin sur le drapeau de l'éclectisme, indépendance et
modération. Ce sont là, certes, les meilleures réponses aux calom-
nies dont l'Université est l'objet : pendant que d'un côté on l'accuse
de sacrifier les droits sacrés de la liberté et de l'autre de ne garder
aucune mesure et de préconiser l'anarchie des intelligences; pendant
qu'on transforme sa morale en je ne sais quelle école de dépravation,
qui ne trouverait pas un auditoire en France, quoiqu'il s'y trouve des
dupes pour ajouter foi à ces calomnies; pendant qu'on assure ouver-
tement que sa métaphysique est panthéiste, ses professeurs les plus
distingués emploient tout leur zèle à soutenir des doctrines diamé-
tralement contraires, et ils le font avec d'autant plus de sécurité,
qu'ils n'ont pas à craindre le reproche d'avoir changé dans leurs opi-
nions, et qu'ils savent bien, comme le savent au reste la plupart de
leurs ennemis, que l'Université n'a jamais tenu un autre langage. A
Dijon, M. ïissot, dans son discours d'ouverture de cette année, a
démontré que la philosophie est au-dessus des disputes des philo-
sophes , et qu'il est indigne d'un sage de rien conclure contre la
science des contradictions où les savans peuvent tomber. Quelques
cours n'ont pas une utilité aussi immédiate , quoiqu'il n'y en ait pas
un seul qui ne traite un sujet important. M. Delcasso à Strasbourg,
M. Ladevi-Roche à Rordeaux, s'occupent à réfuter le fouriérisme,
qui n'est peut-être pas de toutes les utopies la plus immédiatement
dangereuse. A Caen , M. Charma fait l'histoire de la philosophie
grecque; à Besançon , M. Peyron fait l'histoire de la logique; le pro-
fesseur de Montpellier, M. l'abbé Flottes, qui l'année dernière trai-
tait des signes, fait cette année une théorie de l'habitude. Une aussi
grave question de psychologie a sans doute de quoi intéresser la jeune
population de l'école de médecine, mais répond-elle véritablement à
ses plus pressans besoins? 11 n'y a peut-être pas de chaire en France
9IP9 BEVUE DES DEUX MOXBKS.
€pn impose nne aussi grande responsabilité que la chaire de philoso-
phie de Montpellier. Les professeurs ne sont pas les seuls qui aient
charge d'âmes; tout homme éclairé eierce nécessairement une in-
ikience heureuse ou fatale sur ceux qui dépendent de lui, et certains
mmistëres surtout donnent à ceux qui en sont revêtus une véri-
table action sur la morale publique. L'école de médecine de Mont-
pellier a toujours été une pépinière de médecins philosophes, et,
grâce à Dieu, le feu sacré, qu'entretient d'ailleurs une sorte d'esprit
national , ne périra pas entre les mains des professeurs qui occupent
aujourd'hui les chaires illustrées par les Sauvage et les Barthez (1).
Si la réaction spiritualiste , que nous devons surtout à l'influence
de M. Cousin, est heureusement accomplie dans l'enseignement phi-
losophique, il faut l'avouer, la plupart des écoles de droit et de mé-
decine, attachées aux vieilles routines, se traînent obstinément dans
l'ornière du sensualisme. Cabanis, Gai! et Broussais régnent en sou-
verains dans les chaires de physiologie, et l'on y enseigne encore
sans pudeur, au milieu du xi^** siècle, que la pensée est une sécré-
tion du cerveau. Les jurisconsultes ne valent guère mieux; la loi po-
sitive est tout pour eux, et la loi naturelle un préjugé; ceux qui de-
vraient enseigner le droit se réduisent à soutenir que le droit n'est
rien , ou qu'il n'y a d'autre droit que la force. Ils oublient cette
grande parole de Montesquieu : « Dire qu'il n'y a de juste ou d'in-
juste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire
qu'avant qu'on eût tracé des cercles, tous les rayons n'étaient pas
égaux. » Les admirables travaux de MM. Rossi et Troplong déter-
mineront-ils une révolution favorable? Déjà de jeunes esprits s'élan-
cent avec ardeur sur leurs traces. Quelques [symptômes de vie se
(1) Le cours de physiologie de M. Lordat est uq véritable cours de philosophie.
La pensée, la parole, la volonté, dans leur double rapport d'aclion et de réaction
avec les agens physiques qu'elles emploient, tel est celte année Tobjei de son ensei-
goement. Après avoir recherché quelle est la part d'influence que la force vitale et
Tagrégat matériel ont sur les opérations de la pensée dans les divers états de Torga-
nisation , il a abordé la théorie du langage, analysé tous ces actes nombreux en-
chaînés Tun à Tautre qui s'exécutent nécessairement dans Thomme, depuis le projet
de convertir une pensée en des sons jusqu'à la réalisation de la parole parfaite, et dis-
tingué les diverses sortes d'oio/ta ou de privations de la parole suivant les diverses
sortes d'impuissance qui peuvent survenir dans chacun des anneaux qui composent
cette chaîne. M. Lordat se propose d'étudier ensuite les effets de la volonié sur son
agent matériel , cette même question qui a tant occupé M. Maine de Biran. Le cours
de M. Lordat est suivi avec un empressement extrême, et sa personne comme son
Calent excitent le plus grand respect et la plus vive sympathie.
ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE. 9H
révèlent aussi parmi les physiologistes. Outre Técole vitaliste deMoiUr
pellier, qui se souvient de Barthez, à Paris M. Flourens vient de pu-
blier une réfutation de la phrénologie (1); M. Dubois (d'Amiens) (2),
suivant les disciples de Cabanis et de Broussais, sur leur propre ter-
rain, discute à la fois contre eux en philosophe et en physiologiste,
également versé dans les deux sciences , et démontre, par rensei-
gnement et les livres de Broussais lui-même , la vanité de tout cet
attirail organique. De pareils travaux sont à la fois un titre scienti-
fique et une bonne action.
Au lieu d'attaquer les philosophes de l'Université, qui ont com-
battu le sensualisme à outrance, il vaudrait mieux les aider à étendre
plus loin les bienfaits de la révolution qui leur est due; mais cette
fois conune toujours les intérêts de parti nuiront à ceux de la vérité,
et on détournera les yeux de la véritable plaie pour s'indigner contre
des maux imaginaires. Quand le proconsul Geliius vint à Athènes, il
assembla tous les philosophes qui s'y trouvaient en grand nombre, et,
par un discours étudié, les exhorta à terminer leurs longs débats,
leur offrant sa médiation et ses bons offices. La proposition ne venait
pas d'un homme très versé dans les matières philosophiques; mais,
s*il se présentait à présent un proconsul animé d'intentions aussi
conciliantes, il aurait du moins un bon argument à faire valoir:
c'est que les gens qui sonnent le tocsin parmi nous, et qui pré*-
tendent détruire, ceux-ci la liberté, ceux-là la religion, s'engSH
gent de gaieté de cœur dans une guerre sans issue; c'est que les
moyens qu'ils emploient de concert pour arriver à leurs fins contra-
dictoires ne valent pas mieux que les causes au service desquelles
ils se sont mis. Personne ne croira jamais que l'état enseigne direo
tement une doctrine immorale, ni que M. Cousin l'impose par force
à l'Université, et que M. Villemain pousse le dévouement pour son
ancien collègue jusqu'à engager à ce point sa propre responsabilité,
et Ihonneur d'un corps auquel il doit son illustration.
Il faut mettre hors du débat cette scandaleuse accusation d'immo«>
ralité adressée à l'enseignement philosophique de l'Université. C'est
(1) Voyez aussi son Mémoire sur Vam$ dêê kêtu, où U insiste sur la disUneliom
des merveilles de rinsiinct et des signes de sentiment et d^intelUgence. Cependant^
malgré ces services rendus à la cause du spiritualisme, telle est rinfluence de
rédncation sur les meilleurs esprits, que, dans son M^otre iur le système nerveux,
M. ffQotirens seiirii)le absorber Tame dans roi^visne.
(•) Examen dtee Ooeirinee de -Cçkomâe, ^Gàll et mroueeaie, par JL DoM»
(d'JMnîeB^ menbce 4b rA(iad^iiii# 4e Jiéd«ciiM. iMa, M42, flheBCMMîm
l
392 REVUE DES DEUX MONDES.
une calomnie. Il sufBt d'ouvrir les yeux et de regarder autour de
soi pour s'en convaincre; c'est par des argumens pareils que Ton
perd les meilleures causes. L'Université peut avoir d'importantes ré-
formes à opérer dans son sein; mais que tous ses vœux et tous ses
efforts tendent à inspirer l'amour du beau et du bien, cela est plus
clair que la lumière du jour. A celte audacieuse calomnie, il n'y a
donc rien à opposer que le démenti le plus formel et le plus énergique.
Quant à la double accusation de ne pas enseigner la religion et de
ne pas attaquer la religion, il est vrai, si ce sont là des fautes, l'Uni-
versité en est coupable.
Les professeurs de philosophie de l'Université enseignent à leurs
élèves, outre les méthodes logiques et l'histoire de la philosophie, la
liberté, la spiritualité, l'immortalité de l'ame, la morale fondée sur
le principe du devoir, et la providence de Dieu; mais ils n'enseignent
pas la divinité du christianisme. Ils démontrent que la raison hu-
maine est une autorité légitime, inébranlable, que l'on ne peut con-
tester sans se réduire au scepticisme absolu; mais ils ne démontrent
pas que la raison puisse résoudre tous les problèmes et sonder tous
les mystères, ni que Dieu ne puisse pas, s'il le veut, prendre la parole
au milieu de nous, et nous accorder une autre révélation que cette
révélation intérieure qu'on appelle la lumière naturelle. Ils ont tort,
si la philosophie et la religion ne sont qu'une seule chose; mais ils
ont raison, si la philosophie et la religion existent et doivent exister
à part.
Nous disons à ceux qui veulent anéantir la philosophie au proflt
delà religion, que ce qu'ils demandent est impossible, qu'il y a dans
la nature humaine un besoin de connaître que la religion n'assouvit
pas; que la religion donne le fait et non pas l'explication du fait;
qu'elle détruit l'inquiétude et laisse subsister la curiosité; que
l'homme enfin croît ce qu'il peut et non ce qu'il veut, et qu'il lui
faut par conséquent des démonstrations et des preuves, c'est-à-dire
des convictions raisonnées et philosophiques. Nous disons à ceux qui
veulent anéantir la religion au profit de la philosophie, que la philo-
sophie ne leur sait aucun gré de cette humeur belliqueuse, qu'elle
n'a nul besoin de régner toute seule, et que, loin de redouter l'in-
fluence de la religion, elle la désire et la réclame. Que mettrez-vous
à la place de la religion, quand il n'y en aura plus? Monterez-vous une
seconde fois sur la borne, pour prêcher au peuple vos doctrines hu-
manitaires?Convertirez-vous en philosophes des ouvriers qui ne savent
pas lire? Apprendrez-vous la métaphysique aux petits enfans? Ou bien
ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE. 393
nous ménage-t-on une seconde représentation de cette honteuse
comédie sifflée en 1830, et verrons-nous surgir de vos rangs une
nouvelle génération de dieux et de prophètes?
Qu'est-ce que TUniversité? Car, à force de raisonner en dehors des
faits, les partis s'égarent dans leurs utopies, et perdent de vue la
réalité. L'Université, c'est l'état enseignant. Nous n'avons pas une
religion d'état en France : on peut le regretter, à la bonne heure;
mais c'est un fait. Nous n'avons pas non plus la liberlé d'enseigne-
ment : qu'on la réclame, on l'obtiendra peut-être; jusqu'ici on ne l'a
pas obtenue. L'état enseigne seul, et il n'a pas de religion d'état; ses
professeurs ne peuvent donc ni enseigner, ni attaquer aucune reli-
gion. Je défie qui que ce soit de répondre à ce raisonnement autre
chose qu'un sophisme.
n ne faut pas que les catholiques se plaignent que les philosophes
de l'Université n'enseignent pas le catholicisme, ni que les protestans
trouvent mauvais que les professeurs de l'Université n'enseignent pas
le protestantisme. De pareilles réclamations sont insensées. Plus in-
sensés encore, ceux qui voudraient voir recommencer dans les col-
lèges l'œuvre de l'Encyclopédie, comme si l'état, qui écrit dans la
charte liberté et protection pour tous les cultes , pouvait ensuite les
faire attaquer par ses professeurs. L'Université fait ce qu'elle doit;
elle a dans tous ses collèges des aumôniers qui enseignent leur reli-
gion , et des professeurs de philosophie qui n'enseignent que la phi-
losophie.
Vous pouvez demander aux chambres deux choses, ou la suppres*
sion de l'Université, ou la création de collèges particuliers pour
chaque religion. Voilà des demandes claires et intelligibles; tout le
reste n'est, de chaque côté, que prétentions insoutenables.
Si l'état se dépouille du droit qu'il exerce aujourd'hui, nous ver-
rons ce que l'enseignement gagnera de moralité à passer dans le
domaine de l'industrie. S'il sépare les enfans par culte, et fonde des
collèges cathoHques, des collèges protestans, des collèges Israélites,
nous verrons si l'unité nationale en deviendra plus complète , et si
on ne luttera pas, dans cinquante ans d'ici, h qui fera ou défera des
èdits de Nantes. Quant aux Saint-Barthèlemy, il faudra sans doute
les ajourner un peu plus loin ; les progrès ne vont pas si vite.
Lorsqu'il sera une fois bien entendu que nous avons la liberté
d'enseignement, voici ce que nous y gagnerons pour la philosophie,
car ce sont là les seuls profits qui nous intéressent, et quand môn^e
on perfectionnerait l'éducation littéraire jusqu'à la rendre complète
99& REVUE DES DEUX MONDES.
en une seule année, c'est-à-dire suffisante pour l'épreuve du bacca-
lauréat, nous avouons que cela nous touche peu : nous y gagnerons
d'abord que la philosophie humanitaire, qui jusqu'ici ne s'enseigne
que dans les journaux et les pamphlets, s'adressera à nos enfans. On
leur apprendra que la pensée ne peut exister sans le corps, ce qui
n'est pas le matérialisme; que, si notre ame survit à notre corps, elle
perd tout souvenir de son identité, ce qui n'est pas la négation de
l'immortalité de l'ame; que les pauvres et les idiots sont des cou-
pables que la vengeance de Dieu poursuit, ce qui n'est pas la plus
insolente consécration qui ait jamais été rêvée du principe de Taris-
tocratie. Ou bien encore, si la famille est religieuse et qu'elle n'ait
point de sympathie pour les transformations de la doctrine saint-
simoniennc, elle mettra son enfant dans une école portant enseigne
de catholicisme, et là on lui apprendra que le monde est né de l'ac-
couplement de la plastique avec l'esprit de la nature, que l'homme
est un acide et la femme un alcali, que l'A est la voyelle la plus pro-
fonde et l'expression du mouvement central de l'être, et que notre
cerveau se nourrit de la lumière physique. Et nous, nous serons ré-
duits à souhaiter alors, dans l'intérêt de la philosophie, qu'on sup-
prime son nom du programme des études, et qu'on en revienne à la
méthode de cet écrivain célèbre qui disait à un philosophe : a £h!
n'avons-nous pas le catéchisme? »
£h bieni cela est vrai, nous avons le catéchisme, et la doctrine
qui y est contenue est une doctrine sainte et vénérable; c'est par elle
qu'a été accompli presque tout ce qu'il y a de bien dans les temps
modernes; il est digne d'un philosophe d'être le premier à la glorifier
et à la bénir. Il faut le faire en tout temps, il faut le faire surtout
quand quelques esprits égarés calomnient la philosophie au nom de
la religion. Non, quoi qu'ils fassent les uns et les autres, la philoso-
phie n'est pas l'ennemie de la religion, elle ne peut pas, elle ne doit
pas l'être. On enseignera le catéchisme, et la première vertu qu'on
y apprendra, ce sera la charité, qui comprend la tolérance. Mais on
enseignera aussi la philosc^hie, parce que la philosophie, c'est la
liberté, et que la liberté est le premier et le plus saint de tous les
droits.
Il y aura peut-être quelques jeunes écrits dans l'Université qmV
se voj^ant calomniés, seront tentés de réagir contre leurs ennemis.
Une ûyostice ne pçut en légitimer une autre. Le courage ne con-
siste ^s k céder à une provocatioB , mais à y résister, et à demeurer
£an«iie dans ses pviDiàfi^^ sans liea ùter, sans rien ajouter. Ce sont
ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE. 395
les lâches qui exagèrent le péril, et crient aux armes prématurément.
Ils ne savent pas que la philosophie a tout l'appui qu'il lui faut tant
qu'elle n*a pas les mains liées et la bouche bâillonnée; que ses en-
nemis lui sont nécessaires, qu'elle en a besoin, qu'elle vit par eux;
qu'elle doit accomplir tous ses progrès au grand jour, et que pour
elle, refuser la discussion ou la craindre, c'est abdiquer. Que vous
importe que la discussion soit violente, si ce sont vos adversaires qui
sont violens, et vous modérés?
M. l'évéquc de Chartres s'est plaint de quelques expressions dé-
daigneuses employées à l'égard du clergé; il se trompe sans doute :
ce n'est pas à tous les membres du clergé rpi' elles s'adressent, mais
à ceux, en bien petit nombre, qui se laissent entraîner par la dis-
cussion, et oublient, dans la chaleur de la polémique, ce que leur
état et leur croyance leur imposent de modération et de retenue,
Qui songe à mépriser le clergé? M. de Chartres n'a pas besoin d'em-
prunter à l'histoire quelques noms glorieux. Le clergé offre encore
assez de membres illustres, et surtout il y a dans le clergé français
assez de dévouement et de vertu pour qu'il puisse se passer d'apo-
logistes, et se fasse respecter par lui-môme. Le clergé est-il donc
notre ennemi, qu'il faille le défendre contre nous? N'est pas notre
ennemi qui veut. Si vous prêchez une morale pure, vous êtes nos
amis en dépit de vous-mêmes. Et quant à la liberté, s'il est vrai qu'on
la menace, ce n'est pas connaître ce qu'elle vaut et ce qu'elle peut,
que d'être si prompts à trembler pour elle.
Ceux qui espèrent la victoire, ou qui craignent une défaite, ne
savent guère ce que c'est que la philosophie. Elle a vécu deux mille
ans, et n'a rien à craindre des émeutes passagères que l'on peut
susciter contre elle. La philosophie n'est pas un besoin factice, un
superSu de la civilisation dont ou puisse se débarrasser quand elle
devient importune. C'est une science qui a sa raison d'être dans la
nature même de l'esprit humain, et jamais, quoi qu'on fasse, on
n'éteindra dans les âmes cette noble curiosité qui nous pousse ft
chercher les causes dans les effets, et à rattacher ce monde qui passe
i l'essence immuable qui ne passe point. Nous pouvons perdre toutes
nos libertés; mais la liberté de penser une fois conquise , les efforts
que l'on tenterait contre elle ne feraient que l'affermir. S'il y a des
principes que la force peut abattre, il en est aussi qui triomphent
dans la persécution, et se rient de toutes les barrières , parce qu'ils
sont étemels, et que le monde leur appartient.
LES
COLONIES PÉNALES
m i^'m^mi^m
»•««<
L'occupation des îles Marquises, au nom de la France, a fait sup-
poser que le gouvernement avait la pensée de fonder, au milieu de
rOcéan Pacifique, un grand établissement pénal. La peine de la dé-
portation existe dans notre code; le moment serait-il venu de tirer
de l'arsenal législatif cette arme rouillée, et de la faire servir à la ré-
pression des délits? Les mauvais effets de notre système péniten-
tiaire, rinsuffisance matérielle de nos maisons de détention, l'ac-
croissement régulier du nombre des criminels , tous ces désordres
appellent un changement dans l'action répressive de la société. Le
changement doit-il consister dans une mesure qui purgerait notre
territoire des malfaiteurs dont il est infesté, pour verser sur un sol
étranger et dans un autre hémisphère cette écume de la civilisation?
On ne saurait contester que l'état de notre régime pénal exige
une prompte réforme. La marche ascendante du crime en France a
quelque chose d'effrayant. Il se développe avec plus d'abondance
que la richesse, et va plus vite que le mouvement de la population.
LES COLONIES PÉNALES DE L'ANGLETERRE. 397
Chaque année, les comptes-rendus de la justice criminelle attestent
cette progression fatale et qui ne s'arrête pas. Pour ne citer que les
derniers résultats connus, en 1840, le nombre des accusations a
excédé de 225, ou de 4 pour 100, la moyenne des trois années anté-
rieures. L'accroissement paraît encore plus sensible si l'on s'attache
à la catégorie purement correctionnelle. En effet , le nombre des
prévenus de vol simple, qui était de 17,972 en 1839, s'est élevé, en
1840, à 19,531. On en comptait moins de 10,000 en 1826. Ainsi, en
quinze années, et pendant que la population s'augmentait à peine
d'un quinzième, l'accroissement des délits les plus communs, des
vols simples, a été, à peu de chose près, de 100 pour 100.
Il n'entre pas dans le cadre de ces réflexions d'examiner par quel
vice de notre organisation civile s'opère cette décomposition déjà
menaçante de l'état social; mais tout le monde s'accorde aujourd'hui
à reconnaître que le régime corrupteui^ de uos établissemens de dé-
tention y contribue pour une grande part. 11 se tient dans ces mai-
sons une école permanente de crime, et les condamnés qui y étaient
entrés avec une moralité douteuse en sortent, presque sans excep-
tion, complètement pervertis. La preuve en est dans le nombre
croissant des récidives. Les récidives en matière criminelle, qui
étaient, en 1839, de 22 sur 100 accusés, se sont élevées, en 1840, à
23 sur 100, et les récidives en matière correctionnelle, qui compre-
naient, en 1838, 10,258 prévenus, se sont étendues, en 1839, à
10,661, et, en 1840, à 11,842. En trois années, l'augmentation a
dépassé 15 pour 100.
Tels qu'ils sont, ces foyers d'infection ne peuvent plus contenir
les détenus que Ton y envoie. La population des bagnes, qui était
descendue un moment à 6,000 condamnés, en comptait déjà plus de
7,000 en 1841. Celle des maisons centrales, qui flottait, en 1839,
entre 17 et 18,000 détenus, envahit maintenant, faute d'espace, les
prisons départementales, qui étaient réservées aux condamnés à
moins d'un an de détention. Pour obvier à cet encombrement, l'ad-
ministration vient de créer une vingtième maison centrale à Vannes,
sans rautorisation et ménie contre le vœu formel du pouvoir légis-
latif. Mais c'est là un expédient transitoire qui ne dispense pas de
chercher des remèdes proportionnés à la gravité de la situation.
Faut-il substituer à nos établissemens de détention des colonies
pénales ou des pénitenciers institués selon la règle des États-Unis?
Doit-on entreprendre la réforme des condamnés au sein de la société
qu ils ont troublée par leurs désordres, ou plutôt désespérer de leur
TOME I. 26
398 RBYUE DES DEUX llfONDE8.
amendement et s* en débarrasser par un exii lointain prononcé sans es-
prit de retottr? Voilà toute la question telle qu'elle se pose aujourd'hui.
La discussion des systèmes pénitentiaires qui sont pratiqués dans
rAmérique du Nord occupe depuis plusieurs années les académies,
la presse, les chambres et l'administration. La question des colonies
pénales semble, au contraire, avoir échtf^é à la controverse, et
bien qu'elle ait trouvé en France deux historiens (1) qui ne man-
quent pas de mérite, bien qu'elle ait fait dans la Grande-Bretagne
l'objet de plusieurs enquêtes parlementaires, les données qui peu-
vent en sortir ont encore pour nous tout l'intérêt conune aussi toute
l'obscurité de l'inconnu.
Les Étals-Unis nous ont frayé les voies du système pénitentiaire;
le gouvernement britannique, en établissant des colonies de dépor-
tation dans l'Australie, a donné au monde, par les désastres même
de cette entreprise, un salutaire enseignement. Nous avons ainsi,
pour nous éclairer, Texpérience de deux grands peuples; il ne s'agit
plus que de choisir entre ces exemples, qui nous épargneront du
moins les périls de l'innovation.
L'opinion publique a hésité long-temps en Angleterre sur le juge-
ment qu'elle devait porter des colonies pénales. Cette cause a eu ses
panégyristes et ses détracteurs, et ce n'est que depuis quelques
années que la statistique, apportant ses inflexibles données, a con-*^
tribué à fixer les incertitudes de l'histoire.
Les colonies pénales de l'Australie existent depuis plus d'un demi-
siècle. Pendant près de vingt-cinq ans, le gouvernement britanniqi^
les administra sans contrôle; mais en 1812, le parlement, frappé de
l'augmentation des dépenses et de la faiblesse relative des résultats
que l'on avait obtenus , ordonna la première enquête qui ait été faite
sur le régime de ces établissemens. Ce document est d'une nature
purement descriptive. Soit que la chambre des communes n'eût re-
cueilli que des renseignemens insufBsans , soit que l'esprit critiqué
lui ait manqué, elle se borna à exposer l'état des choses, en déclarant
que la colonie , au moyen de qûdques réforme^ , paraissait devoir
atteindre le but que l'on s'était proposé en la fondant. Cependant
l'ineflicacité de la déportation, considérée comme peine, avait ffappé
les esprits éminens de l'époque, sir Samuel Romillyj Wilberfofce,
Abercrombie. Le ministère, pressé par de tds adversaires, et cédant
(1) Histoire des colonies pénales de V Angleterre, par E. de Blosseville; Histoire
de Botany-Bay, p^r J. de La Pilorgerie.
LES COLONIES PÉNALES DE L'ANGLETERRE. 399
aux instauces des chambres, envoya dans la Nouvelle-Galles du sud
un commissaire muni de pleins pouvoirs pour constater la situation
morale et matérielle de la colonie.
Le rapport du commissaire, M. Bigge, qui fut publié en 1822, peut
être considéré comme le recueil de toutes les infirmités qui aflli-
geaient alors cet établissement naissant. Mais, après avoir étalé tant
de misères, il ne conclut qu'à des remèdes de détail, à des pallia-
tifs impuissans. Six ans plus tard (1828), un comité de la chambre
des communes, chargé d'examiner Tétat de3 crimes et de la répres-
sion, recommandait d'abolir la déportation à temps; cependant il
croyait encore à Futilité de cette peine, quand elle devait s'étendre
à la durée entière de la vie. Un troisième comité, qui avait reçu la
mission de s'enquérir de Teflicacité des peines secondaires, fit un pas
de plus en 1831 : il déclara que la déportation n'était point une peine
suffisante pour effrayer les malfaiteurs, et conseilla de la conibiner
avec un séjour préalable dans les prisons de la métropole. C'était déjà
pressentir les bases nécessaires de tout système répressif, qui doit
pourvoir à la fois à la détention des condainnés et au placement des
libérés. £nQn,le comité de la chambre des communes nonuné, en
1^37, sur la proposition de sir W. Molesworth, pour rechercher
quels avaient été les effets de la déportation sur l'état moral de la
/ société dans les colonies pénales de l'Australie, a formellement pro-
posé Tabolition de ce système. Le rapport du comité, qui est l'œuvre
de son président, sir W. Molesworth (1), renferme l'historique le
plus complet et le plus judicieux des phases par lesquelles ont suc-
cessivement passé les établissemens de la Nouvelle-Galles du sud et
de la terre de Yan-Diemen. On ne peut pas suivre un meilleur guide
dans l'étude de cette grave question.
L'amendement des condamnés est un point de vue récent de la
.philosophie pénale. On se proposait, autrefois, d'intimider les mal-
faiteurs, ou de délivrer la société de leur présence; mais on ne son-
geait pas à les corriger. Les châtimens n'avaient que ce but matériel
et presque immédiat. L'Angleterre, en particulier, peuple naturelle-
ment disposé à l'émigration , déporta de bonne heure sesicoudamnés
au-delà de l'Océan, ainsi qu'elle avait exporté ses pauvres et sesdis-
sidens' politiques ou religieux. La première forme de. la d^portatioa
{transpartation) fut l'exil pur et simple; elle remonte aux règnesr
(1) Repart from the sêlect committee ofthe liouse ofcommom on tramparta-
tUmSj by sir W. Molesworth, baronnet, chainnan of the cooimittee; London, 1838.
26.
400 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Elisabeth et de Charles P^ La quatrième année du règne de
George I", cette peine prit le caractère qu'elle a conservé depuis ,
en joignant à Texii dans un lieu déterminé la servitude du travail
forcé. L'acte du parlement donne aux personnes qui se chargeront '
de transporter les condamnés dans les possessions anglaises de l'Amé-
rique, et à leurs héritiers ou représentans, le droit de disposer en
toute propriété du travail de ces malfaiteurs , pour la durée de leur
condamnation. Ceux-ci étaient mis aux enchères et vendus comme
serfs ou engagés à temps. C'était une véritable traite, qui se faisait
ouvertement et sous la protection de la loi.
On sait ce qu'un pareil régime souleva d'indignation dans les co-
lonies anglaises, et avec quelle énergie Franklin reprocha un jour au
gouvernement britannique de vider sur le nouveau monde les prisons
de l'ancien. La guerre de l'indépendance ayant interrompu la régu-
larité de ces exportations , et les geôles de la Grande-Bretagne ne
pouvant plus contenir la multitude croissante des condamnés , il
fallut aviser sans perdre de temps. Le système pénitentiaire, déjà
confusément entrevu par quelques publicistes et vaguement prescrit
par un acte du parlement, loin de pouvoir passer dans la pratique
administrative, n'était pas encore arrivé à l'état de science. D'un
autre côté , l'on craignait d'offenser et d'irriter les colonies améri-
caines qui étaient demeurées fidèles , en les désignant pour être le
lieu d'exil des malfaiteurs. On résolut donc de fonder une nouvelle
colonie, qui aurait cette unique destination , et par un ordre du con-
seil , qui porte la date du 6 décembre 1786, on choisit la côte orien-
tale de l'Australie pour y former l'établissement pénal.
Jeter les fondemens d'une colonie a toujours été une tâche diffi-
cile; mais ces diflicultés augmentent nécessairement dans une forte
proportion, lorsque les élémens de la nouvelle société sont des
hommes que la civilisation a rejetés de son sein. « Les condamnés
que l'on transportait en Amérique pendant le dernier siècle, dit sir
W. Molesworth, entraient dans des sociétés dont le noyau était formé
par des hommes probes et tempérans; ces enfans de l'imprévoyance
se trouvaient jetés un à un au milieu d'une population déjà compacte
qui les absorbait et se les assimilait aussitôt. Ils se voyaient dispersés
et séparés l'un] de l'autre; quelques-uns. contractaient les habitudes
d'une honnête industrie, et ceux que la peine ne réformait point
avaient du moins la chance de ne pas perdre, en traversant celte
épreuve, ce qui leur restait de moralité. Dans la Nouvelle-Galles du
sud y au contraire, la population se composait de la lie de la métropole,
LES COLONIES PÉNALES DE L'ANGLETEURE. 401
d'hommes que rexpérience avait montrés impropres à toute société,
que Ton tirait des prisons de la Grande-Bretagne, et que Ton met-
tait en liberté pour se mêler ensemble dans le désert, sous la di-
rection de quelques contre -maîtres chargés de les appliquer à la
tâche au milieu de ces espaces sans bornes, et sous la surveillance de
la force armée qui devait les tenir dans là soumission. Les consé-
quences de cet étrange assemblage ont été le vice, Fimmoralité, des
maladies terribles, la désertion, et une mortalité effrayante parmi les
colons. Les condamnés {convicts) ont été décimés par les épidémies
durant le voyage, et décimés encore par la famine à leur arrivée.
Enfin , Ton a traité les indigènes avec une hideuse cruauté. Telle est
rhistoire de la Nouvelle-Galles du sud dans les premiers temps de la
colonie. »
On peut diviser l'histoire de la colonie pénale en deux époques
bien distinctes : la première, qui s'étend de 1788 à 1821, et pendant
laquelle les condamnés ou les enfans des condamnés étaient les seuls
colons; la seconde et la plus récente, pendant laquelle le flot de
l'émigration libre est venu féconder le sol de l'Australie. Les progrès
de la colonisation ne datent que de cette dernière époque. Tant que
le gouvernement anglais n'a pas employé d'autres înstrumens que les
malfaiteurs rejetés par ses tribunaux sur les terres australes, cette
gigantesque entreprise est demeurée sans résultats. Il a fallu l'in-
dustrie des émigrans honnêtes pour donner l'essor à la population,
pour mettre le sol en valeur, pour créer entre la colonie et la mé-
tropole un échange quelconque de produits, pour organiser en un
mot une société.
Depuis la Bible jusqu'aux annales de la république romaine, la
tradition des vieilles sociétés leur assigne généralement pour fonda-
teurs des bandits ou tout au moins des exilés. A ce compte, les ban-
dits de l'antiquité devaient grandement difl'érer de ceux des temps
modernes; car, si l'expérience que l'Angleterre a faite dans la Nou-
velle-Galles du sud prouve quelque chose, c'est l'impossibilité ab-
solue de fonder une colonie, un ordre social, sans autres élémens
que des malfaiteurs et leurs geôliers.
Deux obstacles principaux doivent arrêter le développement de
toute colonie qui se recrute dans les bagnes ou dans les prisons.
C'est d'une part la disproportion des sexes, les femmes ne représen-
tant communément que le cinquième de la population des condam-
nés; c'est de l'autre la difficulté d'employer aux travaux de défriche-
ment et de culture des hommes qui ont appartenu en majeure partie
402 REVUE DES DEUX MONDES.
à la population urbaine, et qui ont contracté des habitudes de dissi-
pation et d'oisiveté dont la contrainte seule peut triompher.
Ces difficultés se manifestèrent au plus haut degré dans les iH'e-
miers temps de la Nouvelle-Galles. De 1787 à 1820, T Australie reçut
25,878 déportés des deux sexes, parmi lesquels on ne comptait que
3,661 femmes, ou 14 sur 100. Aussi le nombre des enfans nés dans
la colonie pendant cette période trentenaire fut-il à peine de 1,500.
Quant à Tétat social qui résultait de cette inégalité des sexes, il peut
se caractériser d'un mot : c'était la prostitution, ou, pour mieux
dire, la promiscuité. Les deux tiers des naissances étaient illégi-
times, et il avait fallu, dès 1798, ouvrir des asiles ainsi que des écoles
pour arracher les enfans à la contagion des exemples que donnaient
les mères, cette source impure de la jeune génération. On com-
prendra mieux la dépravation vraiment incroyable' des femmes dé-
portées quand nous rappellerons que le gouverneur Macquarie, le
même qui déclarait en 1810 que le gouvernement ne saurait envoyer
trop de condamnés mâles dans la colonie pour la rendre prospère,
s'opposait à la déportation des femmes, qu'il considérait comme
<x nuisant essentiellement à ses progrès. »
L'éloignement et l'inaptitude des condamnés pour l'agriculture
sont démontrés par la variété des tentatives faites pendant plusieurs
années poiur fertiliser le sol. a Je ne connais pas, disait un juge de
la Nouvelle-Galles, l'art de transformer des coupeurs de bourse en
fermiers. » En effet, dix ans après son inauguration, la colonie ne
produisait pas encore le blé nécessaire à la subsistance de ses habi-
tans. La culture de quelques parcelles de terrain ne s'opérait que
par voie de travaux forcés. Le gouvernement avait beau émanciper
les déportés, leur concéder des terres, leur fournir des instrumens
aratoires, des bestiaux et des vivres pour dix-huit mois; ces nouveaux
planteurs avaient bientôt fait échouer les plus sages comme les plus
généreuses dispositions. Tantôt ils ne savaient pas résister aux dé-
prédations organisées par les bandes de maraudeurs qui égorgeaient
le bétail , pillaient et brûlaient les fermes, et gaspillaient les récoltes
en vert; tantôt ils dissipaient eux-mêmes ces précieuses ressources,
négligeaient le sol ou vendaient leur blé pour avoir du rhum, et ne
tardaient pas à hypothéquer leur propriété aux débitans de spiri-
tueux, devenus les maîtres et les régulateurs suprêmes de la colonie,
a La population de la colonie, dit l'historien Dunmore^ng, se com-
posait alors de deux classes, celle des vendeurs et celle des consom-
natçius.idextuun. i» Le^ouveriieiir Macquarie exprimait la même
LES COLONIES PÉNALES DE L'ANGLETERRE. 403'
vérité sous une autre forme, quand il disait, quelques années plus
tard : « Je ne connais que deux classes dans la colonie, ceux qui ont
déjà subi une condamnation et ceux qui méritent d'en subir une. »
La corruption et la licence des mœurs devaient rendre Texercice
dei'autorité difDcile; peu de colonies présentent dans leur histoire
l'exemple d'un pareil relâchement. Dès les premières années, le con-
tairt de tant de malfaiteurs avait dégradé et perverti leurs gardiens;
presque tous les condamnés avaient les soldats pour complices dans
leurs vols ou dans leurs évasions. Bientôt la démoralisation gagna les
oflBciers, qui vivaient en concubinage avec les femmes déportées, et
qui, à la faveur d'une position privilégiée, avaient monopolisé dans
leurs mains le commerce du rhum. Dans une société qui n'eut pas
dé temple ni de Dieu pendant plus de dix ans , l'ivrognerie régnait
en souveraine, et les meneurs de c^tte orgie permanente étaient les
propres agens du pouvoir. Malheur à qui les troublait dans leurs dé-
sordres ! Le gouverneur King, qui avait manifesté des pensées de ré-
formey se vit plusieurs fois à la veille d*étre arrêté et déposé par ses
subordonnés. Bligh, qui lui succéda, fut beaucoup moins heureux, et
le chef de la révolte , le major Johnson, ayant déposé son supérieur,
usurpa, pendant près de deux ans, au grand étonnement de l'An-
j^etcrre, des fonctions qu'il ne tenait pas du gouvernement central.
La colonie pénale d'Hobart-Town, dans la terre de Van-Diemen,
fondée quinze ans plus tard que celle de Sydney et mieux réglée dès
l'origine, parcourut cependant les mêmes vicissitudes et offrit le speo-
tadc des mêmes excès. L'ivrognerie, la prostitution et le vol for-
mèrent paiement les traits saillans de cette société, où le rhum était
aussi la monnaie d'échange, où la ruse et la violence se donnaient
carrière, où les faussaires n'étaient pas moins communs que les vo-
leurs de grand chemin , et où rautorité n'avait d'autre moyen d'ac-
tion que la potence et le fouet.
•La terre de Van-Diemen eut encore plus à souffrir que la Nouvelle-
Galles du sud d'un système de brigandages qui est connu sous le
nom de maraudage des bois ou des buissons [bush-ranging] . Les
coDdamiiés qui étaient mécontens de leur sort se réfugiaient dans les
bois, d*où ib dirigeaient de véritables expéditions contre les fermes
elles villages, tantôt s' unissant avec les naturels, et tantôt les trai-
tant avec la plus abominable cruauté. Cette vie d'aventures a eu ses
héros, et le nom de Robin Hood n'est pas plus célèbre dans les chro-
niques de l'Angleterre que celui de Howe dans la Nouvelle-Galles du
âod, et celui de Lemon dans la terre de Van-Diemen. a Les vols da
kOk REVDE DES DEUX MONDES.
grand chemiD, dit M. de ia Pilorgerie (1), et autres attaques à main
armée étaient devenus si fréquens, que le gouvernement se vit obligé
de recourir aux mesures les plus sévères pour garantir la sécurité
publique. Le pays assura cette répression par des lois exceptionnelles
et par rétablissement d*une police très étendue. On peut juger par
un seul fait du degré auquel le mal était parvenu. Une dépêche du
général Darling parle d*une rencontre entre les soldats de la police
et une bande de quinze maraudeurs équipés jusqu'aux dents; les pre-
miers^ après un vif engagement d*un quart d*heure, furent battus et
obligés de se retirer en laissant sur le terrain deux hommes et cinq
chevaux. »
La seconde période d'existence pour la colonie, la période d'émi-
gration et de renaissance, commence à Tannée 1820. Les progrès de
cette infusion des travailleurs libres dans une agrégation de forçats
et d'émancipés furent d'abord très lents. Le premier émigraut qui
avait payé son passage arriva à Sydney en 1819. £n 1825, le nombre
des émigrans fut de 485, en 1826 de 903, en 1827 de 715 , en 1828
de 1056, et en 1829 de 2016; en 1833, 13,000 colons libres vinrent
se fixer dans la Nouvelle-Galles du sud , sur la rivière des Cygnes,
ou dans la terre de Van-Diemen; en 1836, 45,029 émigrans prisent
terre dans la Nouvelle-Galles du sud. La même colonie avait reçu,
de 1793 à 1836, 74,200 condamnés, et cependant sa population
n'excédait pas alors 77,096 personnes : les deux cinquièmes du
nombre total des émigrans avaient péri.
£n décomposant les nombres bruts, on découvre que la réduction
annuelle avait porté exclusivement sur la classe des condamnés. Sur
77,000 personnes qui formaient la population de la Nouvelles-Galles
en 1836, on comptait 59,265 hommes libres et 27,831 condamnés.
Dans la classe des hommes libres, nous rangeons 17,000 émancipés,
ce qui ramène le chiffre de la population d'origine honnête à 42,000
personnes, et le chiffre de la population d'origine pénale à 44,000.
Ainsi , la première n'avait perdu que 5 pour 100, pendant que la
seconde éprouvait un déficit de 40 pour 100.
£n 1836, la population des deux colonies de la Nouvelle-Galles et
de Van-Diemen s'élevait à 120,000 habitans. Quelques années plus
tard, le progrès était devenu plus sensible : le recensement opéré le
2 mars 1841, dans les seuls établissemens de la Nouvelle-Galles, a
constaté l'existence de 130,856 colons, dont plus de 100,000 appar-
(f } Bisioire de Botany-Bay.
LES COLONIES PÉNALES DE L* ANGLETERRE. 405
tenaient à la classe des hommes libres. Celle-ci avait presque doublé
en cinq années. Pour comprendre celte disproportion croissante, il ne
suffit pas de savoir que le nombre des émigrans libres augmente
chaque année, pendant que celui des déportés se maintient à peu
de chose près au même niveau; il faut encore se rappeler que la
classe des condamnés n*a jamais été dans des conditions favorables
à la reproduction de l'espèce humaine. Pendant que Ton compte,
dans les rangs de la population libre, deux femmes pour trois hommes,
Ton trouve à peine 1 femme pour 7 hommes dans les rangs des con-
damnés. Cest l'émigration libre qui fait aujourd'hui la force et qui
représente l'avenir des colonies que l'on espérait d'abord peupler
avec les seuls déportés. Plus de 100,000 émigrans quittent chaque
année les ports de la Grande-Bretagne; en supposant que la cin-
quième partie de ce nombre aille s'ajouter à la population de l'Aus-
tralie et de Yan-Diemen , avant un quart de siècle la race anglaise
aura couvert les terres australes de 1 million d'hommes et sera par-
venue à s'assimiler ce vaste continent.
Les premiers colons libres qui vinrent se fixer dans les établîsse-
mens de l'Australie étaient des fermiers pauvres, des artisans qui
n'avaient d'autre capital que leur industrie, et même des gens^sans
aveu. Il n'y avait, en efiFet, que la misère ou le vice qui pût dimi-
nuer, aux yeux de ces émigrans, l'horreur qu inspire toujours le
contact des malfaiteurs. Le gouvernement, pour encourager l'expa-
triation, offrait alors le passage gratuit, des concessions de terres, des
avances en rations, en instrumens aratoires, en bestiaux et souvent
même en bâtimens. Plus tard, il se fit lui-même agriculteur et tenta
d'exploiter, avec l'assistance obligée des condamnés, des fermes
. établies à New-Castle et à Emu-Plains; mais ces efforts mal dirigés
restèrent sans résultat. Même pour féconder une colonie, au point
de vue de la richesse, le travail ne saurait suffire; il faut encore une
base morale, une impulsion intelligente et une certaine abondance
de capitaux.
La Nouvelle-Galles du sud n'a commencé à prospérer que du mo-
ment où l'émigration qui l'inondait s'est recrutée parmi les classes
moyennes de l'Angleterre et a déposé sur les terres australes une al-
luvion d'agriculteurs honnêtes, laborieux et capitalistes à quelque
degré. Alors la colonisation s'est faite concurremment par les indi-
vidus et par les compagnies. Il s'est formé à Londres une compagnie
agricole pour mettre en valeur le territoire de la Nouvelle-Galles; une
autre s'est plus spécialement attachée h la terre de Van-Diemen; la
M6 REVUE DES DEUX MONDES.
/.première a réalisé un fonds de 25 millions. Les condamnés ont été
chargés, moyennant un prix convenu, de défricher le sol pour les
nouveaux colons. Le rayon des terres cultivées s*est étendu par-delà
les Montagnes Bleues. Le caototides Plaines, cette immense soli-
tude, $*est peuplé de pâtres et de bestiaux. L'Australie a commencé
& fournir les laines qui servent à. tisser les étoffes de Leeds et de
Manchester. La colonie se peuplant , les institutions qui annoncent
une^ociété civilisée y ont pris naissance. Les villes se sont fondées
ou agrandies, et ont semé les villages autour d'^elles. Sydney couvre
aujourd'hui une étendue de 2,000 acres et renferme 20,000 habi-
tans. Les routes se sont multipliées, et les voitures publiques les par-
courent, comme si Ton n'était pas sur la limite du désert. Hobart-
Town et Sydney ont leurs banques et leurs journaux quotidiens,
sans parler des théâtres, des clubs et des courses de chevaux.
Un discours récent du ministre des colonies, lord Stanley, montre
que le commerce entre la Nouvelle-Galles et la métropole a pris, en
quelques années, un développement sans exemple. En 1835, les
ejiportationsde la colonie s'élevaient à 682,000 liv. st. (17,186,400 fr.);
en .1840, elles ont représenté une valeur de 1,251,000 livres sterling
(31,525,200 fr.). Les importations^ qui se composent, pour les deux
i Ûërs, de produits manufacturés en Angleterre , étaient en 1835 de
78*^,000 liv. sterl. (19,832,400 fr.);«n 1840, elles se sont élevées à
2^600^000 liv. sterl. (65,520,000 fr.}. Enfin, les colons de l'Australie,
qui avaient fourni à l'Angleterre 9,000 quintaux de laine en 1830,
en ont expédié en 1840 près de 80,000 quintaux.
Le prodigieux développement de la richesse dans l'Australie ne
doit pas être uniquement attribué aux progrès de l'émigration volon-
taire. Les émigrans libres ont apporté leurs capitaux et leur expé-
rience; mais ils ont trouvé un puissant secours dans le travail des
condamnés, et l'on peut dire qu'ils n'ont eu que le mérite de mettre
en œuvre les matériaux que le gouvernement leur avait par avance
préparés. Ce phénomène social est décrit et jugé dans le rapport de
la diambre des communes (1838) avec une grande supériorité.
a Les condamnés étaient assignés comme esclaves aux planteurs;
ils étaient forcés de travailler en combinant leurs efforts, et produi-
saient plus qu'ils ne ipouvaient consommer; pour cet excédant , le
gouvernement avait ouvert un marché, en défrayant un établisse-
ment militaire et pénal qui a coûté à l'Angleterre plus de 7 millions
liv. st. (prè&de 200 milliQQ$4e fr.]. Ainsi, le gouvernement a d'abord
fourni le travail aux planteurs, puis il leurra acheté le produit de ce
LES COLONIES PÉNALES DE L'ANGLETERRE. 40T
travail; le trafic organisé sur ce pied a été très profitable aux plan-
teurs , aussi long-temps que les demandes ont excédé les approvî-
sionnemens, et il en a été ainsi jusqu'à ces derniers temps.
(( L'histoire de la prospérité matérielle à laquelle sont parvenues
la Nouvelle-Galles et la terre de Van-Diemen est, sous beaucoup de
rapports, au point de vue économique, l'histoire d'une colonie à
esclaves; et comme les colonies à esclaves, en raison de la combinai-
son des efforts dans le travail forcé, ont vu leur richesse s'accroître
plus généralement et plus rapidement que celle des colonies fondées
uniquement par des hommes libres qui n'ont fias introduit le prin-
cipe de l'association dans le travail, de même, dans ces colonies de
condamnés réduits à l'état de servage^ où les planteurs libres trou-
vaient non-seulement des esclaves qui ne leur coûtaient rien, mais
encore un excellent marché pour leurs produits, on a dû accumuler
plus promptement une plus grande soUame de richesse que dans au-
cune autre société de la même étendue. Mais cette prospérité doit-
elle se maintenir? Dans quelle mesure sera-t-elle afiFectée par la
durée ou par le terme de la déportation? Le marché que le gouver-
nement a fourni aux colons est très limité; la somme de travail qu'il
peut leur procurer dans la personne des condamnés, a des limites
encore plus restreintes. Pendant plusieurs années, il y avait dans la
colonie plus de travailleurs que les planteurs n'en pouvaient em-
ployer, et le gouvernement accordait divers privilèges à ceux qui
consentaient à admettre des condamnés dans leurs établissemens.
Bientôt la demande fut égale à l'offre pour le travail des déportés,
et le gouvernement n'éprouva plus aucune difficulté à les placer.
Dans ces dernières années, la demande a excédé l'offre, et l'on s'est
fait concurrence pour obtenir des condamnés. A mesure que le ca-
pital augmente , un surcroît de travail est nécessaire pour le rendre
productif. Par une conséquence naturelle de la disproportion des
sexes, la population dans la Nouvelle-Galles est inférieure au nombre
des personnes qui ont débarqué dans la colonie; le capital, au con-
traire, s'est prodigieusement accru. Aussi, la Nouvelle-Galles souffre
beaucoup faute de travailleurs; les troupeaux de moutons sont deux
fois plus nombreux qu'ils ne devraient être, et il en périt énormément
faute de soins. On demande en ce moment 10,000 travailleurs dans
la Nouvelle-Galles, et le nombre des condamnés que l'on va diriger
sur ce point n'excédera pas 3,000*, un nombre à peine sufiisant pour
remplir les vides que l'émancipation et la mort feront dans leurs
rangs. Si donc les colonies pénales continuent à n'attendre que de
h08 REVUE DES DEUX MONDES.
nos prisons les travailleurs qui leur sont nécessaires, leur prospérité
a atteint son point culminant; elle doit même décliner, à moins d'un
débordement de crimes qui n*est pas probable dans ce pays. 11 reste
donc démontré que le travail doit être fourni par des sources d'ap-
provisionnement autres que la déportation, si Ton veut que la Nou-
velle-Galles et la terre de Van-Diemen continuent de prospérer. »
On voit que^ si Témigration combinée avec le travail des con-
damnés a eu pour effet d'enrichir les colonies australes de TAngle-
terre, cette prospérité essentiellement transitoire est à la veille de;
subir une transformation ou d'éprouver un temps d'arrêt. Les tra-
vailleurs libres peuvent seuls achever ce que des serfs ont commencé;
de là rimminente nécessité pour le gouvernement anglais de re-
noncer au système de la déportation, car partout où les esclaves cul-
tivent les terres, les hommes libres refusent de manier la charrue.
Hais, si Témigration n'a pas sufQ à développer complètement la ri-
chesse matérielle , elle a été absolument impuissante à corriger le
vice originel de cet état social. La corruption a succédé à la violence,
un désordre à un autre; voilà tout. A la place d'un bagne, on a une
colonie à esclaves, et la pire sorte d*esclavage, celui qui est imposé
comme peine aux malfaiteurs. L'histoire de cette grande anomalie
s'arrête là.
Essayons maintenant de saisir dans le vif les principaux traits de
la colonie pénale. Prenons-la telle qu'elle est et au point où elle est
arrivée. Examinons les effets que ce régime produit sur les déportés^
sur la société coloniale et sur la métropole elle-même. Tous ces points
de vue ont été soigneusement étudiés par le comité de la chambre
des communes , et nous n'aurons guère qu*à dépouiller les documens
qu'il a recueillis. Voici d'abord la situation des déportés.
Lorsque la sentence a été rendue, les condamnés à la déportation
sont enfermés dans les geôles ou envoyés sur les pontons, où ils
restent jusqu'au moment de leur départ. A bord des vaisseaux qui
les transportent, ils sont sous le contrôle du chirurgien en chef, qui
reçoit lui-même ses instructions de l'amirauté. Les précautions que
Ton a prises contre les épidémies, et la discipline que l'on maintient
sur ces bâtimens, ont notablement diminué les souffrances inhérentes
à une aussi longue traversée, et ont prévenu la mortalité qui sévissait
parmi les condamnés dans une proportion effrayante, durant les pre-
mières années de la déportation (1); mais ces mesures n'ont rien ôté
(1) Ea 1790, sur 1,000 condamnés pris en Angleterre ou en Irlande, 281 périrent
pendant la traversée.
LES COLONIES PÉNALES DE L*ANGLET£KRE. 409
au mal moral qui résulte nécessairement d'un contact intime et jour-
nalier entre tant de malfaiteurs, et que doit augmenter Toisivetë
obligée d'un voyage de six mois (1).
A Tarrivée de chaque transport, le secrétaire du gouvernement
colonial passe la revue des condamnés, et reçoit les plaintes qu'ils
peuvent avoir à élever. Les hommes sont ensuite logés provisoire-
ment dans les baraques destinées à cet usage, tandis que les femmes
sont enfermées dans les pénitenciers ou ateliers du gouvernement.
Le surintendant des condamnés vient ensuite classer les nouveaux
arrivans. L'âge, le caractère et l'aptitude de chacun sont, autant
que possible, constatés. Ceux qui ont reçu une éducation profes-
sionnelle sont réservés pour les ateliers de l'état, avec un certain
nombre de simples manœuvres. La plupart des condamnés sont dis-
tribués entre les planteurs en qualité d'engagés [assigned servants).
Les plus dépravés, ceux dont on désespère, sont relégués dans les
établissemens disciplinaires de l'île de Norfolk, de la baie de Moretoa
et de la presqu'île de Tasman.
£n 1836, le nombre des condamnés engagés ou assignés s'élevait
à 6,475 dans la terre de Van-Diemen ; il était de 20,207 dans la
Nouvelle-Galles en 1837. Cette espèce de servitude était donc la con-
dition la plus générale des déportés , dont elle comprenait les cinq
septièmes dans la Nouvelle-Galles, et la moitié dans la terre de Van-
Diemen. On peut dire que les autres peines ne sont, dans l'une et
l'autre colonie, que l'accessoire de celle-là. C'est donc par la nature
ainsi que parles résultats de ce mode de châtiment, qu'il faut prin-
cipalement juger de la moralité et de l'efficacité de la déportation.
Les occupations auxquelles se livraient les déportés avant leur
condamnation déterminent généralement leur sort dans les colonies
pénales. Ceux qui servaient conune domestiques en Angleterre sont
voués, en Australie, à la domesticité; il n'y a pas un domestique dans
les colonies qui n'ait commencé par être un malfaiteur. On aurait
de la peine à imaginer une peine moins rigoureuse. Ceux qui en sont
(1) « Il y avait 108 femmes condamnées à bord, dont 12 avaient des enfans. Les
femmes et les enfans étaient toujours ensemble; les lits, placés dans toute la Ion»
gaeur du navire, étaient séparés de trois en trois par des planches, et chaque lit
serrait pour trois personnes. Les femmes qui avaient un enfant avaient également
deux compagnes de lit. Jamais, affirme John Owen, langage plus obscène n'avait
frappé son oreille; la présence des enfans n'arrêtait point ce débordement de paroles
dégoûtantes; souvent même Ton était obligé de recourir à Teau que Ton jetait à
pleins seaux sur ces femmes pour les empêcher de se mêler aux matelots de l'équi-
page. » ( Faits relatifs au transport VAmphitrite, cités par M. de La Pilorgerie.)
410 REVUE DES DEUX MONDES.
Tobjet se trouvent bien nourris , bien vétas , et reçoivent un salaire
de 10 ou 15 iiv. st. par année (250 à 375 fr. ). Dans les familles res-
pectables, ils sont aussi bien traités que peuvent Vétre les domesti-
ques en Angleterre dans les meilleures maisons.
Les condamnés qui sont des ouvriers habiles ont un sort égal, sinon
préférable, à celui des domestiques. Quiconque a été forgeron, char-
pefrtler, maçon , charron ou jardinier, se voit recherché avec em-
pressement dans une colonie où le travail est à' si haut prix. Un
condamné de cette espèce vaut deux ou trois déportés ordinaires.
Mais, comme il n'y a pas de peine qui puisse contraindre un artisan
à exercer son habileté, le maître a intérêt S se concilier les bonnes
grâces de son domestique pour obtenir de lui qu'il apporte du soin à
son tsavail. C'est ce qu'il fait en lui payant un salaire, en lui per-
mettant de travailler à la tâche , et même pour son propre compte,
enfin en fermant les yeux sur ses désordres; car, dans les colonies
pénales comme dans l'ancien monde, les ouvriers les plus habiles
sont peut-être aussi ceux qui ont la plus mauvaise conduite et qui
s'adonnent le plus à l'ivrognerie.
La plus nombreuse classe d'assignés est celle des condamnés que
l'on emploie comme bergers ou comme bouviers. La Nouvelle-Galles
en comptait 8,000 en 1837. Ces hommes ont une condition plus dure
sans contredit que celle qui est réservée aux domestiques et aux
ouvriers. Cependant les témoignages recueillis dans l'enquête de 1836 *
les représentent comme étant mieux nourris que la plupart des la-
boureurs dans la Grande-Bretagne; ajoutons qu'ils reçoivent de leurs
maîtres soit des gages , soit , au lieu d'argent , du riz , du sucre , du
tabac et de l'eau-de-vie.
Ce qu'il y a de pire dans un pareil châtiment, c'est l'inégalité avec
laquelle îl peut se trouver appliqué selon les cas. Le sort d'un esclave
dépend nécessairement du caractère de son maître, et l'assigné est '
l'esclave du planteur. La seule différence consiste en ce que le plan-
teur n'a pas le droit d'infliger lui-même à l'assigné une punition cor-
porelle; mais il y supplée en invoquant l'autorité du magistrat. L'es-
clave est d'ailleurs un condamné à vie, tandis que l'assigné n'est
qu'un esclave à temps.
Les lois reconnaissent certains droits à l'esclave; il a bien fallu
déterminer ceux qui resteraient à l'assigné. On a fixé la quantité des
alimens et la qualité des vêtemens que le maître aurait à lui fournir;
les règlemens veulent en outre que le maître qui maltraitera un assi-
gné, si le fait est prouvé, soit privé à l'instant de ses services. Mais,
LES COLONIBS PÉHALES DE L'AN6LETERRE. 411
€«ame tes tribunaux se trouvent séparés la plupart du t^sips par de
grandes distances du théâtre des délits , ce n'est guère que dans le
voisinage des villes que Ton y a recours. Ni le maître ni le serviteur
ne peuvent appeler la justice à jwrononcer entre eux. Ils restent donc.
Ton à regard de Fautre, dans une situation qui approche de Tétat
sauvage. Le planteur opprime l'assigné, ou l'assigné se joue du plan*
teur, selon que la force est dans les mains de celui qui commande
eu de celui qui obéit. Et comme le travail devient de jour en jour
plus rare et plus cher, les esclaves de la colonie pénale sont décidé-
ment aujourd'hui en position de faire la loi. C'est l'abus de l'indul-
gence et non l'abus de la sévérité qu'il faut craindre désormais.
On comprend qu'un pareil régime ne soit pas très favorable à la
réforme des condamnés. Aussi, malgré le nombre des délits qui de-
meurent couverts par limpunité, le bras de l'exécuteur ne s'arrête
pas. En 1835, sur une population de 28,600 condamnés, on a compté
â2,000 condamnations sommaires dans la Nouvelle-Galles: En un
mois, 247 condamnés avaient reçu 9,714 coups de fouet en puni-
tion de leur paresse, de leur insolence ou de leur insubordination.
La même année , le juge Burton attribuait aux condamnés qui ser-
vaient en qualité de domestiques le plus grand nombre des vols sim-
ples et des vols avec effraction commis à Sydney. Aussi la plupart
des témoins entendus dans l'enquête de 1837 ont-ils demandé que
l'usage de placer les condamnés dans les villes conune domestiques
fût immédiatement aboli.
La domesticité forcée est aussi la peine que l'on inflige aux femmes
déportées , quand on ne les enferme pas dans les ateliers péniten-
tiaires; mais la nature de leurs travaux rend cette condition infini-
ment plus douce pour elles que* pour les honmies : elles ne sont pas
traitées autrement que les domestiques libres en Europe , et cette
indulgence, loin de les corriger, donne carrière à tous leurs mauvais
penchans. «On ne peut rien concevoir de pire, dit sirW. Molesworth
dans son rapport; elles s'abandonnent presque toutes à l'ivrognerie
et à la prostitution. Et quand il s'en trouverait quelqu'une disposée
à se bien conduire, Ja disproportion des- sexes est si grande dans les
colonies pénales, que cet état de choses les livre à d'irrésistibles ten-
tations. Une condamnée, par exemple, qui est au service d'une famille,
et qui est souvent peut^tre la seule femme employée dans le voisi-
nage, se voit entourée par plusieurs hommes dépravés qui l'assiègent
de leurs poursuites et de leurs sollicitations. Il faut qu'elle en choisisse
un pour amant, si elle veut se délivrer des importunités des autres*
412 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle reste rarement long-temps au service des mêmes personnes.
Ou elle commet un délit, pour lequel on la rend au gouvernement,
ou bien elle devient enceinte, et se fait renvoyer à Tatelier [factory)^
où elle reste enfermée aux frais de Tétat. A l'expiration de sa retraite
ou de son emprisonnement, elle est engagée de nouveau (reassigned)^
et recommence le même train de vie.
a On comprend sans peine la pernicieuse influence que doit exercer
sur le caractère de la génération naissante l'usage de placer les en-
fans des planteurs, dès leur bas âge, sous la garde de ces misérables.
Plusieurs colons ont refusé de recevoir des femmes déportées en
qualité de domestiques, et ont préféré s'adresser à des hommes pour
les services que les femmes seules ont en Europe dans leurs attri-
butions. Néanmoins, un grand nombre de condamnées sont employées
par des colons de la classe la plus vile, qui les font notoirement servir
au métier de prostituées. »
Ainsi, l'esclavage temporaire auquel on soumet les déportés, en
les plaçant dans les familles des planteurs, soit au sein des villes, soit
au milieu des plaines de l'Australie, n'est rien moins qu'un système
propre à réformer leurs penchans dépravés. Ceux que le gouverne-
ment se charge lui-même d'occuper et de surveiller sont-ils dans
une voie plus favorable à l'amendement moral? On en jugera par
quelques faits.
Le gouvernement emploie les condamnés è construire ou à réparer
les routes, et va même chercher parmi eux des recrues pour l'admi-
nistration. En 1835, sur 11,903 condamnés que renfermait la terre
.de Van-Diemen , 516 étaient attachés au génie civil , 716 au génie
maritime, et 318 à la police en qualité de constables. Les malfaiteurs
.devenus magistrats de la police judiciaire , voilà un trait qui peint
..les colonies pénales et la société qui en est sortie I Qui s'étonnerait
. ensuite de lire, dans le rapport de la chambre des communes, que
.cette police « se laisse corrompre, qu'elle favorise les malfaiteurs,
^gu'elle accuse des innocens et dérobe les coupables à la justice,
«qu'elle insulte les femmes qu'on lui donne à garder, en un mot qu'elle
déjoue tous les efforts du gouvernement pour prévenir ou pour ré-
primer le crime? »
Les condamnés qui travaillent par escouades [road-parties) à la
réparation des routes, ont certainement une existence plus pénible
que celle des assignés. 11 est dur de casser des pierres, de déblayer
pu de terrasser neuf heures par jour, sous un soleil brûlant; mais les
Condamnés savent alléger leur tâche par la mollesse qu'ils mettent à
LES COLONIES PÉNALES DE L'ANGLETERRE. &13
la remplir. On estime qu'un ouvrier libre fait autant d'ouvrage que
deux condamnés. Comme ils travaillent sous la surveillance de quel-
qu'un des leurs qui ne les gène guère ou de quelque émancipé tout
aussi indulgent, ils quittent leurs baraques individuellement ou par
troupes, armés ou sans armes, selon qu'il leur plaît; ils s'entendent
avec les assignés qui servent chez les planteurs des environs pour
commettre toute espèce de déprédations, et le produit de ces vols est
.bientôt dissipé en orgies. Dans l'opinion de tous ceux qui ont admi-
nistré les colonies pénales, c'est aux condamnés qui travaillent h
réparer les routes qu'il faut attribuer tous les vols avec effraction
qui se commettent dans les cantons ruraux. Cet usage a presque cessé
dans la NouvelleGalles, où les routes sont maintenant construites et
réparées par des entrepreneurs, à l'exception de celles qui occupent
encore les condamnés chargés de fers.
La déportation est le châtiment des délits commis en Angleterre.
Hais si les déportés, au sein même de la colonie pénale, enfreignent
encore les lois sur lesquelles repose toute société, quelque exception-
nelle qu'elle soit, quelle peine prononcer contre eux? Les planteurs
préfèrent la flagellation à tout autre châtiment pour les assignés, parce
qu'elle occasionne une moindre interruption du travail; il en est
ainsi de tous les maîtres d'esclaves, et ceux de l'Australie pensent
exactement là-dessus comme ceux des Antilles, des États-Unis et
du Brésil. Cependant le code de la répression ne pouvait pas s'arrêter
là. On a donc imaginé deux autres classes de châtimens entre le fouet
et la mort : l'un est une sorte de bagne en camp volant, un second
degré du travail forcé, le travail dans les fers; l'autre est une dépor-
tation dans la déportation, qui consiste à rejeter les condamnés sur
quelque rocher isolé, où ils n'ont d'autre société que celle de leurs
complices et de leurs geôliers. Celle-ci est la peine des crimes, et
celle-là des délits. Un sixième de la population des condamnés se
trouve compris dans ces deux catégories. Voici le tableau que trace
des condamnés qui travaillent aux routes le rapporteur de la chambre
des communes : «Depuis le coucher jusqu'au lever du soleil, ils sont
enfermés dans des baraques qui contiennent 18 à 20 hommes, mais
dans lesquelles ces hommes ne peuvent ni se tenir debout, ni s'as-
seoir ensemble , si ce n'est leurs jambes faisant angle droit à leur
corps, ce qui ne donné pas plus de dix-huit pouces d'espace à chaque
individu; ils travaillent durant le jour sous la surveillance de soldats
armés, et, pour la moindre infraction à la règle, ils sont livrés au
fouet. Comme ils sont enchaînés, on parvient aisément à faire ré-
TOME I. . 27
.4i4> RBVUB 0JBS 0BUX «UONPES.
^er la discipline panni eux. Cette peine , qui semble appartenir à
lUA âge barbare, n*a d^autre résultat que de pousser les malfaiteurs
aujdésespoir. La nature des devoirs imposés à la troupe qui sor-
.T^ille les condamnés a la plus déplorable influence sur la discipline
etsur le moral des soldats. Les sentinelles s^enivrent, et la troupe
. .se xlégrade par ce contact journalier avec des condamnés, parmi les--
quels elle retrouve dès pères, des frères ou des parens. a
.^Pans les établissemens pénaux, nous ne. disons pas pénitentiaires,
de Norfolk et de Port-Arthur, le régime paraît être encore plus
l'igoureux et plus funeste à la moralité des condamnés. Mille ou
douze cents criminels sont parqués ensemble et occupés aux plus
rudes travaux. Pour garder ces hommes désespérés > les soldats se
font assister d'une troupe de chiens féroces. La naoindre faute «st
punie par le fouet; la peine de toute faute grave est la mort. Les
condamnés préfèrent généralement la mort à la détention dans Tile
de Norfolk. On en a vu couper la tête à quelqu^un de leurs cama-
rades , sans provocation ni colère apparente, dans le seul but d'a-
bréger leurs propres souffrances en méritant le dernier supplice.
Les révoltes sont fréquentes dans l'île, et il est déjà arrivé que les
condamnés, après avoir égorgé leurs gardiens, se sont emparés de
rétablissement. La dernière insurrection , qui date de 1834 et qui
faillit réussir, fut étouffée dans des torrens de sang : neuf condaamés
furent tués sur la place, et onze exécutés, a L'aspect de ces misérables
annonce leurs crimes, dit le rapport, et, suiv<ant l'aveu très expressif
que faisait un condamné avant de mourir, quiconque descend dans
cet enfer devient bientôt aussi méchant que les autres; on lui prend
son cœur d'homme, et on lui donne l'ame d'une béte. » Voici un cata-
logue funèbre, mais instructif, qui met en relief cette dépravation
inouie^ Sur 116 condamnés qui s'évadèrent de Port-^Macquaric (éta-
blissement abandonné aujourd'hui] de 1822 à 1827, 75 périrent de
misère dans les bois, 1 fut pendu pour avoir tué et mangé son com-
pagnon , 2 furent frappés à mort par les soldats, 8 furent égorgés et
6 dévorés par leurs compagnons, 24 atteignirent les districts habités
par les planteurs , qui en pendirent 15 pour meurtre ou maraudage
dans les bois.
Il reste une dernière classe de déportés, c'est celle des condaamés
qui deviennent libres, soit par l'expiration de leur peine, soit par une
émancipation provisoire et conditionnelle (ticket of leave). Un con-
damné qui est déporté pour sept ans obtient cette remise de peine
au bout de la quatrième année, à moins que sa conduite n'ait été
LES COLONîBS PÉNAtWDir t'AlTéHÉTERRE. 415?
mauvaise; ceux qui sont condatrmés à qnatôwé aw'dé dèportàtfcm
derrieiment libres à la fin de la sixième année; et'àla fflV déla'htii^-
tième s'ils sont condamnés à vie. Cette liberté provisoire letffdrfnne
les moyens de travailler pour leur propre compte, en se confdrmant
à certains règlemens. En résultat, et raialgré des abus' fort graves ^
l'institution des libertés provisoires a eu quelques bons effets : c'est
une prime offerte à la bonne conduite, car le condamné s'expose à
rentrer dans l'état de servage, s'il fait un mUeiuvais usage dé cette
faculté. Les libérés provisoires n'ont pas de peine è t^uverdu travail
dans la colonie; ils occupent méme-des postes de confiance, tels que
celui de constable dans la police et de surveillant dans les travaux
exécutés sur les routes; ceux qui ont reçu quelque éducation sont
choisis pour administrer des propriétés, pour être commis chez des
banquiers, chez des avocats ou dans des inaisons tlé commerce, et
même pour présider à l'éducation dés enfâns. On en connatt qui t)nt
épousé des femmes libres et qui ont acquis de glrandes richesses;
c'est un libéré provisoire qui dirigeait dans la Nouvellèf-Galles le
principal journal de la colonie.
La classe des émancipés, sur laquelle repose en grande partie
l'édifice social des colonies australes, est dépeinte tians lé rapport de
18S8 comme la plus immorale et la plus dangereuse à 'beaucoup
d'égards. C'est là que se rencontrent les phïs grandes fortunes; on
cite un émancipé qui possède 40,000 liv. steH. de rerenu (1 million
de francs). L'origine de ces fortunes rapides est la même pour tous.
L'émancipé commence par tenir une taverne (ptefrfcV house); bientôt
il prête sur gage; enfin il devient propriétaire de terres et dé grands
troupeaux, qu'il achète fréquemment ft ceux qui les ont dérobés. Là
plupart des émancipés sont ouvriers ou* petits boutiquiers; on leur
attribue les trois quarts des crimes qui se commettent dans la colo-
nie. C'est parmi eux que l'on trouve les voleurs de bétail , les re^
celeurs d'objets dérobés, ceux qui vendent sany autorisation des
liqueurs spiritueuses, les maraudeurs enfin. Cette classe d'hommes*
ne tardera pa^ h égaler en nombre les condamnés, et elle forme déjà
un élément redoutable de la population.
Dans les colonies pénales, où, suivant l'expression de sir W*. Mb-
lesworth, le vice est la règle et la vertu l'exception, l'intimidation
peut seule imposer aux déportés un peu de retenue; Aussi leur con-
duite s'améliore-t^elle à mesure que le châtiment auquel ils sont
soumis est plus rigoureux et plus immédiat; elle devient plus désor-
donnée à mesure qu'ils jouissent d'une plus grande liberté. Le rap-
27.
416 RBVUB DES DEUX MONDES.
port de 1838 constate que les assignés commettent moins de délits
que les libérés provisoires, et ceux-ci moins que les émancipés. Ce
résultat est conforme aux données du bon sens. Un système pénal
dont Tefficacité dépend absolument de la sévérité de la peine, et qui
ne tend pas à redresser ou à fortifier dans Tame du condamné Téner-
gie du sentiment moral, doit le rendre incapable de prévoyance et
Tabrutir.
' Si l'on veut savoir ce que peut être une société dont les malfaiteurs
ont formé le noyau, il n*y a qu*à prendre le relevé des crimes commis
annuellement dans la Nouvelle-Galles et qu'à le comparer avec les
tables criminelles de la mère-patrie. La proportion des criminels à la
population est en Angleterre de 1 sur 850 habitans; elle était de
1 sur 104 à la Nouvelle-Galles en 1835. La proportion des crimes
commis avec violence aux crimes commis sans violence est en An-
gleterre de 1 sur 8 1/2; elle était dans la Nouvelle-Galles comme
1 est à 1 5/8. Dans la terre de Van-Diemen, on avait compté, en
1834, 1 criminel sur 81 babitans.
Le nombre des crimes augmente à la Nouvelle-Galles dans une
proportion plus grande que la population. £n effet, on ne trouvait
que 1 délinquant sur 157 babitans en 1829, et , six ans plus tard , le
rapport était de 1 délinquant sur 104 babitans. Ce fait prouve que la
classe des bommes libres s'y démoralise tout aussi vite que celle des
condamnés. La description que donne le juge Burton de la ville de
Sidney en 1836 ressemble à un mauvais rêve. Dans cette Ponérople
ou cité du crime , les vols avec effraction se commettaient en plein
jour; le vice de l'ivrognerie était porté à un excès inimaginable : la
consommation des liqueurs spiritueuses était annuellement de quatre
gallons (1) par tête dans la colonie. On comptait 219 tavernes auto-
risées à Sidney, sans parler des innombrables repaires ouverts en
contrebande. Joignez à cela une population rurale [peasantry] dé-
pourvue de tout sentiment de famille, sans parens, sans fenunes,
sans enfans, sans foyer, moins attacbée au sol, en un mot, que les
esclaves nègres d'un planteur dans les Indes occidentales. Cette po-
pulation babite en troupes dans de misérables buttes, et passe dans
d'ignobles orgies la partie de la nuit qu'elle peut dérober au sommeil.
La chambre des communes attribue exclusivement au régime que
l'on suit pour les condamnés cette irritabilité d'humeur qui envenime
dans les colonies pénales tous les rapports sociaux, a Des serviteurs
(1) Le gallon conlient un peu plus de quatre litres et demi. Ainsi chaque indi-
vidu consommait par an plus de dix-huit litres d'eau-de-vie.
LES COLONIES PÉNALES DE L*AN6LBTEBRE. 417
dégradés, dit le rapport, rendent les maîtres soupçonneux, et Thabi-
tude du soupçon étant une fois prise , les maîtres ne tardent pas à
douter de leurs égaux et de leurs supérieurs aussi bien que de leurs
inférieurs. De là, entre autres symptômes, Timpatience avec laquelle
on reçoit les ordonnances du gouvernement et les décisions de la
justice , quelque justes et fondées en raison qu'elles soient. L'ab-
sence de toute impulsion morale dans les rapports domestiques, et
rbabitude d'obtenir Fobéissance par la force, donnent aux habitans
de TAustralie un ton de hauteur et de dureté dans leurs transactions
qui fait dégénérer en querelle toute différence d'opinions , et qui
amène les plus lamentables désunions. »
A l'heure qu'il est, les colonies pénales sont divisées en deux partis,
les émancipistes et les exclusionistes. Les premiers , veulent que les
émancipés continuent à être admis aux fonctions sociales, qu'ils
puissent être officiers de police, jurés, magistrats, qu'ils jouissent en
un mot de tous les privilèges constitutionnels. Les autres, qui attri-
buent la perversité croissante de la société coloniale à l'indulgence
prématurée avec laquelle les condamnés y sont traités, prétendent
élever une barrière absolue entre la population d'origine libre et la
population déportée. C'est, avec plus de fondement, le même pré-
jugé qui, dans les colonies à esclaves, sépare les blancs des noirs et
des hommes de couleur. Mais les exclusionistes de Sydney se rai-
dissent en vain contre les conséquences même de l'ordre social qu'ils
ont dû accepter en y portant leur industrie. La force des choses,
aussi bien que les prescriptions de la loi , favorise cet amalgame
impur. Tant que l'Angleterre versera ses malfaiteurs dans les colo-
nies australes, il faudra que ceux-ci, à l'expiration de leur peine,
puissent y acquérir le droit de cité. C'est une dignité qui ne les élève
qu'à condition d'abaisser son niveau.
Avec l'égoïsme qui est le propre des vieilles sociétés, l'Angleterre
se consolerait peut-être d'avoir engendré, à six mille lieues de ses
riiirages , cette communauté sans exemple et sans nom , si elle avait
ainsi diminué ses propres charges et amélioré ses mœurs; mais
l'événement a donné, sur ce point, le plus cruel démenti aux cal-
culs et aux illusions ;de ses hommes d'état. On a beau expulser les
grands criminels de la Grande-Bretagne et en déporter jusqu'à
5,500 par année , la quantité des crimes va toujours croissant :
l'augmentation a été de plus de 100 pour 100 depuis vingt ans.
Il n'y a que deux moyens d'obtenir, dans une [société bien réglée,
la diminution des délits. On les prévient, en arrêtant, par la ter-
iW RBVtrr DES Diroir Mcmm».
renr qu'inspire lé châtiment, ceux qui auraient la tentation dé les
commettre, et en réformant, par un bon système disciplinaire, les
coupables qui se trouvent sous la main de la loi. Nous avons déjà vu
que la déjportation n^avait pas été établie dans un but d'amendement,
et qu'elle dépravait au contraire les condamnés, dont un certain
nombre sont destinés à revoir la mère-patrie. Il nous reste à mon-
trer que cette peine, réduite à sa propre vertu, n'exerce, sur l'esprit
des malfaiteurs novices ou émérites, aucun effet d'intimidation.
La déportation, telle que l'ont faite cinquante années d'expérience,
n'est pas une peine simple; c'est une succession de peines qui em-
brassent tous les degrés de la souffrance, depuis la gêne la plus
légère apportée à la liberté d'action jusqu'à la torture la plus exces-
sive et la plus prolongée. Ce que les condamnés en supportent en
moyenne constitue sans contredit un châtiment qui ne manque pas
de sévérité; mais, si l'on veut juger de l'effet que produit la déporta-
tion sur les esprits, il fôut moins considérer la somme réelle de dou-
leur qu'elle inffige aux coupables que l'opinion qu'en conçoivent
ceux qui sont à la veille de commettre un délit. Or, ce qui est cer-
tain, c'est que la race des malfaiteurs, et même l'opinion publique,
dans la Grande-Bretagne, s'exagèrent l'indulgence avec laquelle sont
traités les déportés dans les colonies. On ne redoute guère plus la
déportation que le simple exil. Il arrive quelquefois que les soldats,
désettent pour se faire envoyer à la Nouvelle-Galles, et pour obtenir
ainsi le même traitement que les criminels.* Combien d'ouvriers,
dans les temps calamiteux , commettent des vols avec l'espoir d'être
déportés dans les colonies pénales, où ils trouveront du moins du
travail et du pain assurés I
a La déportation , dit le rapport de 1838, est principalement re-
doutée des délinquans que Ton pourrait appeler les criminels par
accident j de ceux qui ne font pas métier du crime, qui n'ont cédé,
en violant les lois du pays , qu'à l'impulsion du moment, et en qui
tout bon sentiment n'est pas éteint; mais elle n'effraie pas le moins
du monde la classe la plus nombreuse des maKaiteurs, les criminels,
dhahiiudey qui composent ce que Ton appelle, à proprement parler^
la population criminelle du pays , les voleurs par état , les coupeurs
de bourse, les bandits de grand chemin, enfin tous ceux qui vivent
de la répétition de ces délits, et qui, ayant perdu toute aversion pour
le crime, ne peuvent plus être contenus que par la terreur. Ceux-là
doivent envisager sans éloignement la chance d'être exilés dans l'Aus-
tralie, où ils entendent dire que les salaires sont élevés, où ils sa-
LBS COLONIES VtSAlBS DB L'ANGLETERRE. ii9
vent qu'ils trouveront la nourriture et les vêtemeas en abondance,
et où ils doivent rencontrer d'ancieus compagoong de crime, la plu-
part dans une situation prospère et honorée.
« L'état d'esprit d'un individu qui va eoramettre aa^erime est exac-
tement celui d'un joueur; il s'arrâte avec latisfacUon à toutes les
chances favorables, dédaigne celles qui soot cootraires, et croit qu'il
n'arrivera que ce qui s'accorde avec ses àiain. Il se flatte, s'il eonmet
ua crime, de n'être pas découvert; s'il estdécouvert, de n'4tr«'pas
condamné; s'il est déporté, d'être ravoyéià la Nouvelle-Gallas;'S'il
«st envoyé à la Nouvelle-Galles, de ne pas s'y trouver plus mal que
certains de ses complices qui ont fait f(Htune là-bas. »
Ainsi , la déportation n'est pas un épouvantai) pour la classe la ^us
nombreuse des malfaiteurs, pour ceux qui font métier d'eafreindre
les lois sociales, pour ceux qui, devenus insensibles à toutes les
émotions honnêtes du cœur humain , ne peuvent plus être conteous
que par la terreur. Où l'on voulait poser la digue du a'ùne, Use
trouve que l'on a ouvert une large brèche par laquelle s'écoule cet
impur et inépuisable torrent. Un témoin entendu dans renqiiâte.de
1S31, cherchant à expliquer un tel état de choses, déclare que, siila
déportation intimide peu, cela vient de ce que le régime de cette
peine ne répond pas à l'intention du législateur (the spirit of the
sentence is not earried into effecl). Reste à savoir s^'îlétait possible
d'imprimer à la déportation un caractère vraiment pénal, et si les
créateurs du système ne s'étaient pas fait illusioasar l'avenir de
cette institution.
Si l'on veut produire un effet d'intimidation , c'est moins à la sé-
vérité qu'à la certitude de la peine qu'il faut viser. La déportation
pèche contre le premier principe de t«ute législation pénale en pré-
sentant des chaiimens multiples, variables, et par conséquent inder-
tains. Aussi les rriminalistes les plus dairvoyans ont-ils cessé de la
considérer comme une peine, et l'archevêque de Dublin, M. Wha-
tely, a pu dire, non sans quelque apparence de raison : aC'est une
véritable plaisanterie que de donner à un système tel que celui-là le
nom de système pénal. La prudence conseillerait à plusieurs oiilliers
de personnes en Irlande et dans le nfldi de l'Angleterre de commettre
un crime qui leur valût d'être condamnées à sept ans de déportation
dans la Nouvelle-Galles. Les dépenses du voyage leur seraient ainsi
payées; même la courte durée d'une servitude de quatre ans serait
une grande amélioration dans leur sort; viendrait ensuite la récom-
pense sous la forme d'un congé provisoire, avec la liberté de tra-
I
420 REVUE DES DEUX MONDES.
vailler poar eux-mêmes le reste de leur vie. En outre, au bout d'une
certaine période de temps, le gouvernement enverrait leurs femmes
les joindre, aux frais du trésor public (1). »
Nous pensons avoir démontré, par le simple exposé des faits, que
la déportation n*a pas été pour TAngleterre un moyen de coloniser
les vastes espaces de l'Australie, et que ce nouvel établissement n'a
pris son essor que du jour où l'émigration libre est venue en faire
cesser l'incurable stérilité. Envisagée comme un lieu de détention,
la Nouvelle-Galles n'est pas beaucoup plus intéressante. Ce bagne
exotique s'est trouvé tout aussi mal ordonné pour corriger les dé-
portés que pour comprimer, par l'effroi salutaire de l'exemple, la gé-
nération en germe des criminels.
Un système pénal , qui n'a été ni une source de richesse ni un
moyen d'amendement, ne pourrait se recommander que par l'éco-
nomie d'argent qu'il aurait introduite dans, la répression. Sur ce point
encore, l'infériorité de la déportation a été constatée sans appel. De
1786 & 1837, les colonies pénales ont coûté à l'Angleterre près de
8 millions de livres sterling (200 millions de francs), et chaque con-
damné a entraîné ainsi une dépense de 82 liv. sterl. (2066 fr. 40 c);
la dépense annuelle est aujourd'hui le triple de ce qu'elle était dans
le principe. En 1836 , les colonies pénales ont grevé le budget d'une
sonrnie d'environ 500 mille livres sterling (12,500,000 fr.). La po-
pulation des prisons et des bagnes réunis ne coûte pas aussi cher,
en France, que les seuls déportés de Van-Diemen et de la Nouvelle-
Galles, en dehors desquels l'Angleterre a encore les détenus de ses
prisons et de ses pontons à nourrir. Nous ne parlons pas des États-
Unis, où le produit du travail des prisonniers suffit à leur entretien.
Nous venons d'esquisser rapidement et à grands traits l'histoire des
colonies pénales, ainsi que la description de l'état social qu'elles ont
enfanté. Il n'est pas nécessaire d'entrer dans de plus longs détails
pour convaincre tout lecteur de bonne foi que cette vaste expérience
a misérablement échoué. Le comité de la chambre des communes,
dans le rapport dont nous avons donné la substance , conclut à l'abo-
lition immédiate du système: il n'admet ni tempérament ni replâ-
trage. Le gouvernement anglais avait proposé de discontinuer la pra-
tique d* assigner des condamnés pour domestiques aux planteurs, et
d'employer tous les déportés au service de l'état , soit à la réparation
des routes, soit à d'autres travaux pénibles et forcés. Le comité re-
(1) ThoughU on seeondary punishments.
LES COLONIBS PÉNALES DE L'ANGLETERRE. 421
pousse cet expédient comme entraînant Falternative d'un régime
militaire dégradant par sa brutalité , ou d'un laisser-aller qui démo-
raliserait les condamnés. Il fait remarquer en outre qu'il faudrait
doubler le nombre des soldats que l'on entretient dans les colonies
pénales, et qu'un condamné employé aux routes coûtant 14 liv. st.
par an à l'état, tandis qu'un assigné ne lui coûte que 4 1. st. , le budget
des dépenses s'accroîtrait de 300,000 1. st. par année (7,560,000. fr).
Enfin l'on avait conseillé de créer des pénitenciers dans l'Australie;
le comité prouve qu'il est facile de les construire en Angleterre à
meilleur marché, et que l'on épargnera d'ailleurs ainsi les frais in-
hérensau transport des condamnés, frais qui s'élèvent annuellement
à 2 millions de francs.
Nous considérons, quanta nous, l'état de choses qui existe dans
les colonies australes comme la conséquence nécessaire de la dé-
portation. Aucune amélioration du système ne nous paraît possible;
il faut y renoncer d'une manière absolue, ou se résigner aux fruits
amers que cet arbre a portés. Les deux périodes par lesquelles ont
passé les établissemens de l'Australie étaient le développement ra-
tionnel du principe qu'y avaient déposé leurs fondateurs. Us ont
commencé par être un bagne perdu au milieu du désert, et ils seraient
restés un bagne, si l'on n'avait admis l'émigration libre à venir oc-
cuper l'espace qui demeurait vide devant les condamnés; mais du
moment où les émigrans d'origine libre ont pris possession du sol,
en assez grand nombre pour le cultiver et pour s'y multiplier eux-
mêmes, deux races différentes se sont trouvées en présence, deux
races qui différaient comme deux castes, dont la plus forte devait
dominer l'autre, et la plus faible obéir.
Les colonies australes sont devenues des colonies à esclaves , en
vertu de la loi qui a institué partout les esclaves dans l'ancien monde,
et au moyen-âge les serfs. L'égalité doit exister dans les faits avant
d'être érigée en principe légal. Si l'on veut que les malfaiteurs ne
soient pas réduits à l'état d'esclavage , il faut les isoler de tout con-
tact avec la société , et les enfermer étroitement dans les prisons*
Si vous les mêlez avec les autres hommes, vous ne pouvez pas les
{dacer sur le même rang; car ce serait dégrader la société. Ils doivent
porter la peine et la marque de leur infériorité morale, et jusqu'ici
l'on n'a pas trouvé une autre place dans l'ordre social pour ces pa-
rias de la loi , quand on leur a fait respirer l'atmosphère où vivent
les honnêtes gens, que celle qui s'étend depuis l'esclavage jusqu'à la
domesticité.
49K RST€B^ DE» DEUX MONDES.
Pôurcooper court aux conséquences, il faut donc supprimer le
prinoipe. Les colonies australes ne remonteront au niveau des so-
ciétés civilisées que lorsqu'elles cesseront de servir d'égout aux pri-
son» de la mfétropole. L'esclavage pénal est le signe de leur origine,
tache qui ne s*effecera , et lentement encore , que si elle n'est pas
renouvelée. Quant à faire autre chose que ce que l'Angleterre a
fait en fondant ses colonies pénales, il y aurait de la présomption à
y songer. Si 1* Angleterre n'a pas réussi, étant maîtresse de la mer;
ayant une grande navigation, le commerce le plus étendu, des capi-
taux considérables, un indomptable esprit d'entreprise, l'habitude
del l'ordre, et le courage de la persévérance jusqu'à tomber dans
l'opiniâtreté, quelle nation pourrait concevoir raisonnablement l'es-
poir du succès?
Soit que l'on se propose de fonder une colonie, soit qu'on envi-
sage plutôt la possibilité de'réformer lès coupables que les lois ont
frappés, la déportation est le plus mauvais de tous les systèmes. Il a
ddsormaisl'expérience autant que les principes contre lui. Si l'on ne
veut qu'établir un bagne, il- est puéril de traverser les mers et de
transporter des condamnés à six mille lieues. Si l'on veut défricher
etî peupler de nouveaux territoires, il faut se rappeler que l'œuvre
de-l« colonisation est peut-être celle qui exige le plus de liberté. 11
nefaut pas charger de chaînes les mains qui doivent dompterla na-
ture sauvage; c'est d'ailleurs se poser un problème insoluble que de
former le noyau d'une colonie au moyen d'une population dont la
moitié devra perpétuellement observer, garder et contenir l'autre
moitié.
Et de quel droit encore une nation verserait-elle sur un territoire
étranger l'écume de ses grandes villes? Est-ce bien aux malfaiteurs
quiencombrent nos prisons que nous devons confier la mission de
communiquer aux peuples non civilisés les lumières de notre état'
social? Les sauvages de l'Australie, s'ils avaient su exprimer leurs
grtefs dans la langue de leurs conquérans, n'auraient-ils pas- eu le
dnM d'élever les mêmes plaintes que Franklin , au nom des plan«^
tetirs américains, porta quelques années plus tôt devant le parlement
anglais ?
Toute civilisation a ses plaies. Un peuple entretient des prisons
«omme il défhiie des hôpitaux. La répression des délits n'est pas uti'
devoir moins étroit que le soulagement des misères, et il n'est pas
plus permis d'empoisonner un peuple voisin ou éloigné, civilisé ou
barbare 9 des émanations méphy tiques de nos bagnes, que de lui
LES COLONIES PÉNALES DE L' ANGLETERRE. 423
expédier des pauvres à nourrir. On dit que les anciens Scythes expo-
saient leurs vieillards dans le désert; en ferons-nous de même pour
nos malfaiteurs, et mettrons-nous aussi à la loterie des colonies pé-
nales? Cela serait une folie désormais sans excuse après l'exemple,
après la leçon que les fautes de TAngleterre nous ont donnée.
Les colonies pénales étaient une idée fausse qui approchait d'une
idée vraie. Ce qu'on a tenté vainement de faire avec des condamnés,
des libérés pourraient l'entreprendre d{Nrës avoir payé leur dette à la
loi. Supposez que les prisons de la métropole soient organisées de
manière à relever les détenus de la dégradation morale qui pèse sur
eux, ou tout au moins de façon à prévenir une corruption plus
grande, quel mal y aurait-il à récompenser ceux qui auraient donné
des gages de repentir, en leur ouvrant, à l'expiration de la peine, la
perspective d'un établissement lointain?
On conçoit que les états de la Nouvelle-Angleterre aient repoussé
les colons souillés de crimes que leur envoyait le gouvernement de
la mère-patrie, et que Franklin , dans son langage simple autant que
hardi, comparait à des serpens à sonnettes. On s'explique encore
rhorreur que les scélérats dépcntés à. la Nouvelle-£alles ont inspirée
aux sauvages de l'Australie. Mais des hommes que le châtiment au-
rait éprouvés, et qui auraient été purifiésjpar la souffrance, ne pro-
voqueraient pas cette répulsion universelle dont les condamnés sont
Tobjet. Le seul fait d'avoir été jugés dignes de commencer une exis-
tence nouvelle en contribuant à reculer la frontière des sociétés civi-
lisées leur conféreraitt un véritable droit aux égards de tous. Quant
à eux, l'avantage serait évident; on les arracherait aux antécédens
et aux tentations de leur vie passée; on ferait d'eux les pionniers de
la nation; 'on mettrait leur énergie, cette énergie qui s'était trouvée
à l'étroit dans l'ordre civil, aux prises avec les obstacles naturels du
sol et du climat, lutte salutaire qui ajoute aux forces morales de
l'homme et d'où naissent les bonnes pensées. La société coloniale »
que l'on ne fonde pas d'une manière durable, avec des esclaves, peut
conunencer du moins par des affranchis. Les colonies de libérés nous
paraissent le dernier mot de tout système pénitentiaire, et le premier
detout établissement colonial.
DISCOURS
PROIfOIfCÊS
DANS LES CHAMBRES LEGISLATIVES
PAR M. LB BAHO» PAS^VIBa.*
L'époque de la restauration est bien faite pour tenter le talent
d'un véritable historien. Toutes les conditions que Tart de l'histoire
peut exiger sont remplies. Dans un temps assez court se déroule une
action immense. La scène s'ouvre par la chute répétée d'un héros, et
Waterloo vient se placer entre les deux commenceraens de la res-
tauration, qui se trouve ainsi avoir pour exorde les derniers mo-
mens de la plus haute puissance au faîte de laquelle la France ait
jamais monté. C'est sur cette ruine que vient régner une antique
race de rois; mais la ruine est vivante. Ceux qui après quinze années
de défaites avaient enfin rencontré la victoire savaient bien tout ce
qu'il y avait de ressources, d'avenir et de force dans ce peuple que
(1) Librairie d^Amyot, rue de la Paix; 4 vol. in-S».
DISCOURS PARLEMENTAIRES. 425
ia fortune abandonnait, et ç*a été la gloire de la France d'exciter
encore Tenvie , même dans l'abime où elle était tombée. Aussi les
puissances coalisées travaillèrent à élever contre la France de mena-
çantes barrières; elles la repoussèrent dans ses anciennes limites,
qu'elles ne respectèrent pas même sur tous les points. Les peuples
qui avaient été les alliés ou les sujets de l'empire français devinrent
pour nous de redoutables gardiens, et l'on n'entendit plus sur les
rives du Rhin, de l'Escaut et du Var que le qui vive? des sentinelles
étrangères.
C'est dans cette France, ainsi cernée de toutes parts, que les Bour-
bons furent mis face à face avec un peuple qui ne les connaissait pas.
Quand Charles II entra dans Londres, il ne trouva pas une nation
nouvelle. Les luttes parlementaires de 1640, pour avoir dégénéré en
guerre civile, n'avaient rien changé au fond de la société anglaise.
En France, au contraire, la révolution avait été complète; elle ne
s'était point arrêtée aux surfaces de la vie politique, et elle avait pé-
nétré jusque dans les derniers replis du corps social. Cette différence
n'avait pas échappé à l'ingénieuse industrie de ceux qui mirent dans
la bouche de Charles X, arrivant à Paris avant Louis XVIII, ce mot
plein de convenance : « Il n'y a rien de changé, ce n'est qu'un Fran-
çais de plus. » La maison de Bourbon semblait ainsi s'excuser de se
voir elle-même si peu en harmonie avec cette France dont elle
venait reprendre le gouvernement : vjngt-cinq ans l'avaient vieillie
de deux siècles.
Les passions qui sous la restauration s'entrechoquèrent furent sin-
cères et élevées. Dans les partis qui militèrent, l'un pour la monar-
chie, l'autre pour la liberté, il y avait une foi vive, et cette ardeur
dans les convictions donne à cette époque un caractère noble-
ment dramatique. A peine remise des émotions de la guerre, la
France se jeta dans les agitations de la vie politique. La liberté de-
vint pour elle un dédommagement, la Charte un instrument de civi-
lisation. C'est au moulent où l'on eût dit que l'esprit du siècle était
abattu, qu'il déploya le plus de forces : les travaux de la paix s'orga-
nisèrent; les moyens propriétaires, les industriels grands et petits,
les commerçans, les banquiers, eurent bientôt la conscience qu'ils
représentaient le pays, depuis que l'aigle impériale n'était plus le
symbole de la France. Mais ils avaient en face d'eux un parti consi-
dérable et puissant, car il détenait entre ses mains presque toute la
grande propriété, et les événemens paraissaient favorables à ses des-
seins, à ses espérances. Les royalistes ne se contentaient pas du re-
Iâ6 BBYW DBS DEUX MONDKS.
tour du roi, et ils voulaient restaurer avec leurs princes Tanciennc
société. Contre la révolution, qui était pour eux un objet de scandale
et de haine, ils méditaient & leur tour une autre révolution; telle
était la pensée qui dans le camp royaliste se montrait à demi ou se
dévoilait tout entière» selon la faveur des circonstances et riiabileté
des meneurs.
Cétaient là de grands débats. Les hommes d'une société nouvelle
et les partisans d'un ordre antique aux prises les uns avec les autres,
les idées modernes et les anciennes croyances se faisant une guerre
acharnée, cette lutte se manifestant par des systèmes, par des
émeutes, par des conspirations militaires, par des associations se-
crètes, les triomphes alternatifs des deux opinions qui divisaient la
France, jusqu'à la péripétie Qnale qui éclate comme un coup de ton-
nerre, voilà une période de quinze années vraiment féconde. Quelle
rapidité dans les vicissitudes des partisl Après Waterloo, les royalistes
exercent une influence exclusive qui leur est enlevée par l'ordon-
nance du 5 septembre 1816; pendant quatre ans, jusqu'au 13 février
1820, le parti libéral est en progrès et en prospérité. L'assassinat du
duc de Berri livre entièrement le pouvoir aux royalistes, qui le gar-
aient sept ans. Le k janvier 1828, l'avènement de l'administration
Martignac était l'aveu ofliciel du triomphe des opinions libérales,
aveu que Charles X retira l'année suivante pour remettre le gouver-
nement aux mains d'un parti dont la France était lasse. Le ministère
de M. de Polignac n'avait pas un an d'existence quand la monarchie
tomba. Pendant cette remarquable époque, que de talens et de répu-
tations ont brillé I La restauration nous présente, pour ainsi parler,
la fleur de l'éloquence parlementaire et de la littérature politique :
les discours et les écrits qu'elle a produits nous offrent des accens
plus passionnés, des couleurs plus vives que ce qui se fait et se dit
aujourd'hui ; on y remarque tout ensemble plus de foi et plus d'art.
Dans cette histoire de la restauration , au milieu de ses acteurs,
11. Pasquier demande aujourd'hui une place. A ce personnage émi-
Dent qui aurait pu contracter une certaine satiété des choses et des
hoDunes à travers les vicissitudes et les hnpressions diverses qu'il a
traversées, on dirait que le goût de la réputation littéraire est venu.
C'est une ambition qui , pour se montrer la dernière, n'a pas moins
d'exigences que les autres. D'ailleurs les circonstances ont dA paraître
favorables à M. Pasquier pour rassembler sous les yeux du public ses
titres oratoires et parlementaires. Nous avons aujourd'hui tant d'im-
partialité, nous comprenons si bien toutes les opinions et tous les
DISCOURS PARLBMENTAIRCS. 42T*
partis, qa*on peut, sans crainte aucune, faire appel à notre curiosité,
à notre justice. Même plus la vie d'un homme aura été diverse, on-
doyante et variée, plus les innombrables contrastes tie notre histoire
depuis cinquante ans viendront s'y refléter, mieux nous nous senti-
rons disposés à regarder avec intérêt les oppositions et les incidens
de ce tableau. C'est le caractère de notre époque que l'injustice en
matière d'appréciations politiques ne se trouve plus que là où il y a
maayaise foi systématique ou ignorance épaisse. Quant à la passion
en elle-même, elle n'est plus assez forte pour interdire l'équité. Nous
avons vu les mêmes idoles déifiées, foulées aux pieds, puis retrou-
Tant leurs autels par un retour d'enthousiasme et d'apothéose. La
monarchie a été un instant maudite et condamnée; mais d'un autre
côté la république a été couverte d'exécration et d'opprobres. L'em^
perenr, qui, en 1811, semblait devoir garder dans sa main le globe
du monde, était, en 1815, poursuivi par une foule en furie dans^ un
des départemens de la France; cette foule voulait Tassassiner. Les
systèmes et les théories se sont tour à tour jeté à la face Texcommu-
nieation et l'outrage; la philosophie a dit au christianisme qu'il faisait
injure à l'esprit humain, et la religion a répondu en reprochant à la
philosophie de tromper l'homme et de le perdre. Quel a été le ré-
sultat de cette implacable franchise avec laquelle toutes les opinions
et toutes les causes se sont acharnées les unes contre les autres?
Tout a été percé à jour; toutes les misères de l'humanité ont été
mises à nu. Il a été donné à chacun de pouvoir plonger un œil irres-
pectueux dans les infirmités de la gloire qui paraissait la plus iné-
branlable, et dans les faiblesses de la pensée qui semblait la plus so-
lide et la plus vraie. Partant, plus de foi , plus d'enthousiasme; mais
anssi^ par compensation, nous sommes doués d'une intelligence mer-
Teilleuse pour assigner à chaque chose, à tout homme, sa place et
savaleur, ni trop haut, ni trop bas, sans colère, sans engouement.
Mi le baron Pasquier n'a donc pas eu tort de publier ses discours".
n n'y a point d'homme, sous la restauration, qui ait été plus en
butte aux attaques des partis et de tous les partis que M. le chan-
celier. La raison en est simple : un parti, quel qu'il soit, est la chose
da monde qui a toujours répugné le plus aux instincts politiques.de
U« Pasquier. Il a toujours été exclusivement homme d'aflfeires, ser-
viteur intelligent du pouvoir. A ses yeux, au milieu de nos agita-
tions , le devoir le plus impérieux a toujours été de se rallier au gou-
vernement qui s'élevait, dès qu'il lui reconnaissait des pensées d'ordre
et de civilisation. Dans l'infinie variété des ch'angemens qui venaient
428 REVUE DES DEUX MONDES.
affecter le corps social, le pouvoir était pour lui T unité nécessaire
qu*i] importait de sauver. Trois grands gouvernemens ont été tour
à tour nécessaires à la France : le gouvernement de Napoléon, celai
de la restauration y la monarchie de 1830. M. Pasquier les a servis
tous les trois; c'a été sa vocation naturelle de mettre son expérience
au service de ce qui surgissait du milieu du chaos et des ruines.
On comprendra quelle irritation devait causer aux partis une con-
duite politique qui ne tenait aucun compte de leurs ardeurs, de leurs
haines, de leurs préférences. Le sang-froid de M. Pasquier, la séré-
nité avec laquelle il marchait à son but, étaient comme une condam-
nation de leur fanatisme, et ce contraste excitait leur fureur. Les
royalistes frémissaient quand ils voyaient M. Pasquier dans les con-
seils de Louis XVIIL Ils n'admettaient point qu'un ancien fonction-
naire du gouvernement impérial fût un digne serviteur de la monar-
chie légitime, et ils poursuivaient sans relâche de leurs agressions
le ministre qui ne pouvait se laver du tort , impardonnable à leurs
yeux, d'avoir été dans les affaires avant le retour des princes. M. Pas-
quier essuyait ces bordées avec un aplomb qui n'était pas sans dé-
dain. Cependant un jour la patience lui échappa. L'événement du
13 février 1820 avait, en précipitant du pouvoir M. Decazes, amené
le second ministère du duc de Richelieu, qui, pour s'assurer les
moyens de gouverner, avait fait entrer dans le conseil MM. de Vil-
lèle et Corbière. C'était une première satisfaction, une garantie
donnée aux royalistes; mais elles ne leur suffisaient pas. Les roya-
listes sentaient leur force, et ils voulaient le pouvoir tout entier. Aussi
pendant que leurs chefs étaient déjà dans la place et prenaient posi-
tion auprès de Louis XYIII, les hommes les plus ardens du parti
faisaient au duc de RicheUeu et à ses collègues une guerre à ou-
trance, et c'était surtout contre M. Pasquier qu'ils lançaient leurs
traits les plus acérés. Dans les derniers jours de la session de 1821,
M. de Castelbajac lui adressa à la tribune le plus singulier de tous les
reproches; il l'accusa de ne pas aimer les royalistes : ce Oui, disait le
fougueux orateur de la droite , M. Pasquier hait les royalistes, il les
repousse comme principe; placé par ses autécédens dans une situa-
tion fausse, il ne peut avoir une doctrine, il ne peut professer une
opinion sans craindre le Moniteur et d'importuns souvenirs. » Cette
véhémente sortie triompha du stoïcisme habituel de M. Pasquier, et
le lendemain il répondit au royaliste implacable; il convint qu'il avait
des amitiés aussi bien que des éloignemens politiques, et il se mit à
faire l'énumération des unes et des autres. Il commença par ses an-
DISCOURS PARLBMBNTAIBES. 429
tipathies : « J*aî de réloignement , dit-îl , pour ceux qui , par d'o-
dieuses récriminations, presque -toujours injustes, toujours impoliti-
ques, fournissent sans cesse des armes et des auxiliaires aux en-
nemis de la monarchie. Comme je redoute toutes les usurpations,
j'ai de l'éloignement pour un petit nombre d*bommes qui voudraient
usurper à eux seuls le titre de royalistes.... Mon éloignement pour
ces mêmes hommes ne diminue pas apparemment lorsqu'ils manifes-
tent trop clairement à mes yeux la pensée de faire, d'une chose aussi
sacrée que la royauté et du pouvoir qui en émane, l'instrument de
'eurs passions, de leur intérêt, de leur ambition. Il peut bien être
permis aux ministres , quand on leur répète sans cesse qu'ils ne tra-
vaillent que pour conserver leurs places, de répondre qu'on ne se
livre à tant d'emportemens que parce qu'on veut les envahir. »
M. Pasquier terminait en proclamant ses amitiés, et il élevait aux
nues les bons citoyens, qui, disait-îl, se montraient d'autant plus
royalistes qu'ils étaient plus constitutionnels (1). Mais le côté droit
s'était plutôt reconnu dans le chapitre des éloignemens que dans le
chapitre des amitiés, et désormais entre lui et M. Pasquier la brouille
lut irrémédiable.
Louis XVIII se sépara avec un regret véritable de M. dé Riche-
lieu et de ses collègues; le gouvernement et la santé lui échappaient
à la fois. Il avait vu avec plaisir, dans son conseil, des hommes distin-
gués qui avaient trop de sens et de goût pour aller au-delà de cer-
taines limites dans le royalisme et le dévouement. Jamais il ne fut
plus utile à un pays d'avoir un honune d'esprit sur le trône. Tant que
Louis XVIII conserva une certaine vigueur de tempérament et de
pensée, il lutta non-seulement contre les entraînemens de parti, mais,
ce qui est plus difficile encore et plus méritoire, contre les obsessions
de famille. « Par un malheur attaché à la nature humaine, a dit Mon-
tesquieu (2), les grands hommes modérés sont rares. » Louis XVIII
n'était pas un grand honune; mais si Ton considère que, pendant les
six années où ses forces physiques ne le trahirent pas, ce prince gou-
verna avec la modération la plus habile et qu il n'avait permis ni aux
douleurs de l'exil , ni aux malheurs de sa race d'obscurcir la péné-
trante fermeté de son jugement; on ne lui refusera pas une place
parmi ces rois qu'un bon sens supérieur recommande à l'estime de
l'histoire.
(!) Discours, t. III, p.-l 71-175.
(9) Esprit des Lois, liv. XXVIII, ch. xli.
TOME I. 28
&30 REVUE DES DEUX MONDES.
La vivacité des opinions libérales ne fut pas moins hostile à M. Pas-
quier, âous la restauration, que Tardeur des sentimens royalistes. La
puissance morale de la gauche, à cette époque, était immense : elle
portait à la tribune Taccent des passions qui faisaient battre le cœur
du pays, le regret de la gloire et Faraour de la liberté. L'éclat de ses
notabilités et de ses talens donnait à sa popularité un nouveau lustre.
A côté du général Foy, qui montrait & la France ce qu'elle aime tant,
l'éloquence dans la bouche d'un soldat, se faisait remarquer le plus
spirituel des tribuns, le plus agréablement sceptique des bonunes de
parti, Benjamin Constant, qu'appuyait de sa haute autorité le doyen
de la révolution, M. de Lafayette. N'oublions pas Manuel, improvi-
sateur toujours prêt à porter dans toutes les questions une clarté
courageuse. Ce qui assurait encore à la gauche une nouvelle force
comme opposition, c'est qu'elle ne pouvait prévoir, ni personne pour
elle, le moment où elle serait appelée à appliquer ses théories et ses
doctrines. Aussi rien ne la gênait dans renonciation de ses principes;
elle allait toujours à ce qu'il y avait de plus général et de plus absolu.
Avec quel mépris, avec quelle colère elle repoussait toutes les con-
sidérations tirées des nécessités du gouvernement et du maintien
de l'ordre I Quand on lui parlait des besoins du pouvoir, elle répon-
dait par des cris d'alarme sur les dangers de la liberté, intraitable^
inflexible, parce qu'elle se voyait populaire et applaudie.
On ne s'étonnera pas qju'avec de pareilles dispositions d'esprit, les
chefs de la gauche fissent & M. Pasquier une guerre incessante : ils
ne lui savaient aucun gré de ce que sa conduite et son langage
avaient de modéré; on eût dit au contraire qu'ils étaient fâchés
de voir aux affaires un bonmie dont l'expérience , acquise à une
grande école, pouvait être utile au gouvernement de la restauration.
La presse libérale avait surnommé M. Pasquier Y inévitable. II y eut
d'ailleurs une époque où la position de M. Pasquier semblait appeler
sur lui tous les coups. Quand, après la mort du duc de Berri, la res-
tauration demanda aux chambres le rétablissement de la censure et
des mesures suspensives de la liberté individuelle, M. Pasquier porta
seul tout le poids de la discussion dans les chambres. Le président du
conseil , M. le duc de Richelieu, avait l'habitude de rester étranger
aux débats de politique intérieure; le plus brillant orateur du cabinet,
M. de Serres, alors garde-des-sceaux, cherchait à ranimer sous le
soleil de Nice les derniers restes d'une vigueur noblement épuisée
au service d'une cause qui n'eut pour lui qu'ingratitude et oubli.
En 1822, les royalistes firent échouer la réélection de M. de Serres
DISCOURS PABLEBIENTAIRBS. 431
dans le Haut-Rhm. M. Pasquier était donc seul pour défendre les
projets les plus importans présentés par le cabinet, car la parole de
M: Sméon, alors ministre de Tintérieur, était un médiocre secours.
La gravité particulière de la situation inspira à M. Pasquier un lan-
gage plus ferme que celui qu'il apportait d'ordinaire k la tribune.
£11e lui souffla même une certaine audace. Il ne craignit pas d'avouar
qu'il demandait Tarbitrairc, en ajoutant toutefois qu'il le demandait
à des Français libres (1). Cette franchise souleva contre le ministre
4€8 plus violons orages, et il fut personnellement pris à partie à la tri-
bune par les orateurs de la gauche : on attaqua son passé; on y
diercha les causes de ce goût pour l'arbitraire qui ne craignait pas
de s'afficher. Les agressions furent si passionnées, que M. Pasquier
crut devoir défendre à la tribune les conmiencemens de sa vie poli-
tif|ae. Ci Entré dans les rangs du conseil d'état en 1806, dit-il, je me
suis vu appelé assez promptement, et contre toute attente, à des
fonctions- importantes, mais délicates et fort pénibles Ma con-
sdence me rend ce témoignage que les momens les plus doux» dans
cette période de ma carrière politique, ont été ceux où il m'a été
donné d'adoucir, par tous les moyens en ma puissance, les rigou-
reuses dispositions de la législation que je devais mettre. en prati-
qoe... Mes principes n'ont pas changé, et dans toutes les situations
que j'ai parcourues depuis 1814-, j'ai constamment repoussé les exa-
gérations des divers partis (2). » Pendant que M. Pasquier combattait
ainsi sw la brèche , les royalistes travaillaient à l'évincer du minis^
tère : MM. de Yillèle et Corbière souriaient sur leurs bancs de ses ef-
forts pour fortifier un pouvoir d^it ils allaient bientôt s'emparer.
A cette époque, iijut dans la destinée de M. Pasquier non-seule-
ment d'être attaqué par les libéraux et les royalistes, mais encore
d*étre combattu par les hommes politiques qui commençaient alors
à se créer une autorité sous le nom de doctrinaires. Ces derniers
avaient fait leur choix; ils s'étaient séparés du pouvoir et avaient
pris jdace dans les rangs de l'opposition. Tant que le gouvernement
de Louis XVIII ne fut pas débordé par la puissance croissante des
royalistes, ils l'avalent servi : la défense du pouvoir royal leur avait
paru à la fois un devoir, une nécessité, une position forte. Mais il
arriva un moment où, quelle que fût leur bonne volonté, cette posi-
tion n'était plus tenable. L'invasion des principes et des passions du
(1) Diicours, t. Il, p. 100.
(a)i6id.,t.a, p. 100^107.
28.
hS^ REVUB DES DECfX MONDES.
côté droit était trop générale et trop violente pour ne pas tout chasser
devant elle. D'ailleurs les royalistes , et ce ne fut pas une de leurs
moindres fautes, enveloppaient dans la même antipathie les libéraux
et les doctrinaires : à leurs yeux, ces derniers étaient aussi des enne-
mis de Tautel et du trône, et quelquefois même, par leur ton doc-
toral, ils inspiraient au côté droit plus de défiance et de colère.
Sous la restauration, on était doctrinaire quand on aspirait ouver-
tement à la double aptitude d'être homme d'affaires et d'être homme
de doctrines. Dès 1814, quelques esprfls distingués s'étaient jetés
dans l'administration; on débutait par l'activité pratique. Après les
cent-jours et les emportemens royalistes de 1815, les mêmes hommes,
dont plusieurs continuèrent d'occuper des positions administratives,
èherchèrent à élever et à soutenir la pratique du gouvernement par
un constitutionalisme théorique qui allait souvent chercher ses exem-
ples en Angleterre. Dès que la chute de M. Decazes eut^annoncé le
triomphe des royalistes, les doctrinaires .eurent le mérite de se jeter
promptement dans l'opposition. Ils comprirent vite qu'il fallait quitter
les affaires pour les théories, le rôle de défenseurs du pouvoir pour
celui d'opposans. D'ailleurs, ils étaient jeunes; ils retrouvaient avec
plaisir les études graves, les travaux littéraires, et s'ils avaient fait
des sacrifices à leur honneur politique, une popularité naissante
les en dédommageait. Dans cette situation nouvelle pour eux, les
doctrinaires ne furent pas moins impitoyables que les libéraux et les
royalistes envers ceux qui, n'étant qu'hommes d'affaires, sans avoir
l'orgueil des théories, gardaient leurs portefeuilles avec ténacité.
Collègue de M. le baron Meunier et de M. de Serres sous le second
ministère du duc de Richelieu, M. Pasquier fut plus que tout autre
le point de mire des attaques de ceux qu'il devait bientôt aller re-
joindre lui-même dans les rangs de l'opposition. Les hommes qui se
targuaient d'avoir des doctrines trouvèrent piquant et utile à leur
cause de faire la satire des aptitudes exclusivement pratiques de
l'ancien fonctionnaire impérial. « On dit que M. Pasquier n'a point
d'opinions, écrivait M. Guizot; on se trompe, il en a une. C'est qu'il
faut se méfler de toutes les opinions, passer entre elles, glaner
quelque chose sur chacune, prendre ici de quoi répondre là, là de
quoi répondre ici, et se composer ainsi chaque jour une sagesse qui
suflise à la nécessité du moment La situation de M. Pasquier a
souvent varié depuis 1815, trop souvent, selon moi, même dans son
propre intérêt..,. En 1815, il s'unit aux défenseurs de la France
nouvelle, mais sans se déclarer l'ennemi de l'ancien régime; il a servi
DISCOURS PARLEMENTAIRES. &â3
eQ 1820 sous les drapeaux de l'ancien régime, mais sans que la
France nouvelle le pût regarder comme ennemi.... C'est un homme
du monde dénué de principes généraux, mais non de morale pra-
tique, et qui met sa conscience politique à ne pas compromettre son
caractère privé (1). » De nos jours, la scène politique est si mobile,
que les rancunes ne sauraient être durables. Des événemens rap-
prochent ceux qui s'étaient combattus par des écrits, par des dîsr
cours, et les intérêts sont plus forts que les phrases. La grande op-,
position que suscita le ministère de M. de Villèle réunit l'homme du
monde dénué de principes généraux et le doctrinaire dogmatique.
Dix ans plus tard, Tun et l'autre défendaient de concert un gouver»-
nement nouveau, et peut-être M. Pasquier aurait d'assez bonnes rai-
sons pour demander à M. Guizot de vouloir bien, dans un moment
de loisir, recommencer son portrait.
M. le chancelier use de son droit quand il en appelle à des esprits
moins prévenus que les partis qui, durant la restauration, le maltrai-
tèrent si fort; toutefois, il n'a pas dû se dissimuler les dangers d'une
publicité solennelle et littéraire donnée à des discours politiques qui
tirent presque toujours leur plus grande valeur de l'intérêt du mo-
ment. C'est une terrible épreuve pour des œuvres parlementaires
que d'être relues quand les circonstances qui les ont fait naître sont
déjà loin. Il est donné à peu d'hommes de paraître encore orateurs,
lorsque la tribune est fermée, lorsque l'auditoire a disparu, lors-
qu'enfin, selon le mot de Buffon, ce n'est plus le corps jui parle au
corps. Sous les formes et les replis de sa prose incorrecte, Mirabeau
est encore vivant; mais cet homme, privilégié entre tous, se sépare
des autres orateurs modernes par l'abîme de ses passions et de son
génie. Un souffle poétique anime encore les harangues de Ver-
gniaud. Il est aussi des hommes qui se font toujours lire avec cu-
riosité : ce sont ceux qui ont exercé sur leurs contemporains une
influence tragique. Ainsi on cherche avidement dans les colonnes
un Moniteur les harangues de Robespierre; l'historien et le philo-
sophe s'arrêtent long-temps sur les pages de ce rhéteur cruel et mé-
diocre. Depuis que la charte nous a mis en possession du gouverne-
ment représentatif, les œuvres de deux députés célèbres ont été
rassemblées; nous voulons parler des discours du général Foy et de
Benjamin Constant. Jusqu'à quel point la gloire de ces deux orateurs
(1) Des Moyens de gouvernement et d'opposition dans Vélat actuel de la France^
parF. Guizot, 1821.
h3k BSTUE. DBS DBUX MONDES.
art-elle gagné à cette seconde publicité? Le patriotisme et la loyauté
du général Foy ne suffisent pas toujours & donner à ses paroles de
la consistance. Il arrive au lecteur qui parcourt les développemens
un peu laborieux de cette éloquence, d'être attristé par la faiblesse,
quelquefois même par l'absence de la pensée. La personnalité de
rbomme est rarement assez forte pour soutenir Toeuvre, et cepen^
dant il y a vingt ans à peine que ce noble cœur a cessé de battre.
Benjamin Constant est jrius heureux; l'écrivain appuie l'orateur. Ses
discours n'ont pas sans doute la piquante valeur de ces pamphlets,
de ces pages ingénieuses que n'aurait pas désavouées Voltaire : néan-
moins ils en retiennent quelque chose, et cela suffira pour les faire
relire. Pour vivre dans la postérité, il est utile sans doute d'avoir été
proclamé un grand citoyen, mais il ne nuit pas non plus d'être un
homme d'esprit.
a Je ne voudrais pas, dit M. Pasquier dans l'avertissement qui
précède ses discours, qu'on me supposât une trop haute opinion du
mérite de ces productions; à Dieu ne plaise que j'aie la prétention
de les donner comme des modèles, non que plusieurs d'entre elles
n'aient eu en leur temps un certain éclat y et des effets assez considé"
râbles... y> Voilà un ton quelque peu dégagé qui met la critique à
son aise; c'est sans crainte, sans timidité, que M. Pasquier présente
ses discours au public. 11 nous dit quelques lignes plus loin a qu'il
croit pouvoir regarder le recueil de ses œuvres parlementaires'comme
un des élémens de l'histoire consciencieuse d'une époque où les
débats législatifs ont tenu une si grande place. » M. le chancelier a
soin de nous apprendre lui-même l'importance que nous devons
attacher au cadeau qu'il nous fait; peut-être y eût-il eu plus de
tact à ne pas devancer ainsi l'opinion de ceux qui le reçoivent. Au
isurphis, le noble éditeur a traité ses discours avec une sollicitude
toute paternelle; il les a revus, corrigés, développés; il en est quel-
ques-uns même qu'il a dû récrire en entier. Cjcéron en usait ainsi.
Nous ne blâmons pas ces soins, cette coquetterie : quand on se pré-
sente à son siècle avec la prétention avouée de passer à la postérité,
il est naturel qu'on cherche à se produire avec tous ses avantages.
La lecture des discours de M. Pasquier nous a convaincu de Fin-
«
térêt réel des documens qu'il met sous les yeux du public. Ces do-
cumens seront consultés avec fruit par l'historien, par l'administra-
teur, par rbomme politique : ils nous font voir le point où en étaient,
sous la restauration, la plupart des questions qui nous occupent au-
jourd'hui, politique intérieure, politique étrangère, lois de finances.
DISCOURS PARLEMENTAIRES. &35
mesures répressives de la presse. II ne faat pas chercher dans ces
discours ces vastes aperçus, ces idées générales qui d'un coup illu-
minent un sujet : quand même le genre d'esprit qui distingue
M. Pasquier ne les lui interdirait pas, sa prudence suffirait pour
Téloigner de ces pensées trop complètes qui ont le tort d'engager un
honmae, de le compromettre. Ce que M. Pasquier défend, c'est le
fait actuel; ce qui inspire toujours M. Pasquier, c'est la circonstance*
Ne lui demandez pas de maximes absolues, n'attendez pas que de sa>
bouche tombe jamais un axiome; mais il vous donnera d'utiles le-
çons d'empirisme politique. C'est dire assez que les personnes avides
d'émotions oratoires trouveront bien languissante l'éloquence que
nous cherchons ici à caractériser. M. Pasquier ne s'échauffe pas. A
la passion il ne répond point par la passion, ums par une modération
presque méticuleuse : toujours occupé à ne pas paraître trop Ubérri
aux royalistes, et trop royaliste aux libéraux^ il ne se propose pas
d'électriser les esprits, mais au contraire d'en amortir les ardeurs,
en leur opposant une parole calculée qui marche à son but par d'ha-
biles détours et une froide abondance.
Bans les cabinets où M. Pasquier a occupé un siège, il a eu une
importance réelle, et toutefois secondaire. Collègue de M. le duc
Decazes et du duc de Richelieu» il fut primé par l'un et l'antre tant
dans la conOance du roi qu'en autorité sur les chambres et surFopi-
nioQ. Louis XY 111 avait cependant pour ses lumières une haute es*
time, et il lisait avec intérêt les mémoires que M. Pasquier lui sou«»
mettait de temps à autre sur la situation; mais ses antécédens bono'^
pariisteSy que lui reprochaient sans cesse les royalistes, semblaient
un obstacle à ce qu'il exerçât une influence principale. Si nous nous
trompons, si la part de pouvoir échue à M. Pasquier a été plus grande
que nous ne la faisons ici, ses Mémoires nous l'apprendront un jour.
Les discours qu'il vient de rassembler sont, dans la pensée de M. le
chancelier, le complément nécessaire de quelqiies écrits dont la pu--
bUeation ne sera pas jugée indigne d'attention par ceux qui aiment à
pénétrer dans le fond des affaires humaines. Si, dans cette annonce»
Mé Pasquier ne s'est pas fait illusion à lui-même, nous pouvons es-
pérer des révélations curieuses, nécessaires au surplus à la cousis^
tance de sa réputation politique. A défaut du rang de premier mi-
nistre et d'éclatant orateur, M. Pasquier doit vouloir s'assurer dans
l'histoire contemporaine la place notable d'un homme tenu en haute
considération par les divers gouvernemens qu'il a servis » d'ua
436 REVCE DES DEUX MONDES.
homme consulté dans les crises, dans les pas difficiles, et qui, s'il n*a
pas joué le premier rôle, a toujours été assez avant dans les grandes
affaires pour apprendre beaucoup de choses aux politiques qui vien*
dront après lui.
Les futurs historiens de la restauration auront dlntéressans ma-
tériaux. M. Pasquîer nous promet positivement .ses mémoires; il y a
des papiers de M. de Talleyrand qui doivent paraître à une époque
détermhiée. Si les mémoires de M. de Chateaubriand ne sont pas
destinés à nous révéler des mystères politiques, ils dérouleront du
moins un magnifique tableau des deux règnes de Louis XVIII et de
Charles X. M. le comte Mole ne sera pas assurément sans confi-
dences à faire & Tavenir. Il y aura donc abondance de témoignages
illustres. Ce qu'on y cherchera le plus curieusement, ce sont les
causes, grandes et petites, qui ont déterminé la chute d'un gouver-
nement auquel les conditions de durée semblaient ne pas manquer.
Il est facile aujourd'hui d'être juste envers la restauration, même
à ceux qui, lorsqu'elle était debout, n'éprouvaient pas une bien vive
affection pour elle. Les passions de cette époque n'ont plus main-
tenant d'application et de sens. D'ailleurs nous devons aux douze
années qui nous en séparent une expérience bien faite pour mo-
difier nos impressions et nos jugemens sur le passé. La restaura-
tion s'est perdue plutôt par la forme téméraire qu'elle a donnée à
ses entreprises que par le fond même des sentimens et des idées
qu'elle avait à cœur. Nous dirions volontiers qu'elle a perdu son
procès sur une question de procédure. Le parti royaliste avait des
croyances et des principes qu'il voulait faire partager à la société
française; cette ardeur de prosélytisme, cette ambition , n'étaient un
crime ni envers la constitution ni envers la liberté. Un parti a le
droit de demander le triomphe de ses opinions à ses efibrts, à une
lutte persévérante et publique; seulement il ne faut pas que ce
triomphe se trouve incompatible dans ses moyens et dans son but
avec les lois fondamentales de la société qu'on se propose de gou-
verner en la modifiant. Sur le but , les royalistes étaient divisés : les
uns voulaient nier et détruire les résultats positifs et légaux de la
révolution, les autres se proposaient plutôt d'en combattre les prin-
cipes et les tendances envahissantes. Les premiers méditaient une
folie; les seconds, dans leurs desseins, ne dépassaient pas la mesure
de leurs droits. Cette division sur le but mit le désordre dans les
rangs, et la direction souveraine finit par tomber dans les mains des
DISCOURS ^PARLEMENTAIRES. 437
plus déraisonnables. Alors tpute prudence se trouva méconnue, et
les moyens les plus insensés furent choisis comme les plus efficaces
et les plus sûrs. Le dénouement ne se fit pas attendre. La charte,
offensée par la démence de ceux qu'elle déclarait inviolables, réagit
avec toute la puissance dés forces révolutionnafres qui s'étaient
mises sous son égide. Cette fois, ces forces avaient le droit pour
elles; sur la défensive, elles étaient invincibles.
La restauration, dans le choix des hommes qu'elle avait à prendre
pour ministres, montrait une certaine défiance contre ceux qui
avaient servi un autre gouvernement; même quand elle les acceptait,
elle ne se livrait pas tout-à-fait à eux. Cette réserve était naturelle;
mais parmi les royalistes il y eut deux hommes dont la monarchie
restaurée pouvait tirer le plus grand parti, et qui, tout en étant em-
ployés par elle, n'ont pas, pour parler avec le cardinal de Retz, rem-'
pli tout leurmérite.'c'esiM. de Chateaubriand et M. de Villèle.Tousles
deux avaient l'entière confiance des royalistes, tous les deux avaient
sur la société nouvelle de puissans moyens d'influence. M. de Cha-
teaubriand parlait vivement à l'imagination et à l'ame des jeunes gé-
nérations; il leur présentait l'union féconde des anciennes croyances
avec les idées nouvelles, de l'antique gloire de la monarchie avec le
vif éclat des premières années du siècle. S'il eût été investi de tout
le pouvoir dont il était digne, M. de Chateaubriand eût fini par
amener à la cause royale une grande partie des forces de la littéra-
ture et de la jeunesse. Cependant M. de Villèle, mandataire habile
des intérêts les plus positifs des royalistes , chef aimé et suivi par les
propriétaires et les gentilshommes des provinces qui formaient la
{rfialange du côté droit , s'était mis en rapport avec la banque, le
commerce et l'industrie, et travaillait à faire concourir ces grandes
puissances à la prospérité, non-seulement de la monarchie, mais de
son parti. L'action combinée de MM. de Chateaubriand et de Villèle»
leur accord maintenu avec franchise et constance eût exercé une
influence salutaire et décisive , en ce sens qu'il eût fini par écarter
de la pensée du côté droit tout projet de contre-révolution par des
voies exceptionnelles. Le temps a manqué à la restauration pour
transformer les questions, ce qui est une manière de les résoudre.
Admirons la fatalité : c'est M. de Villèle qui prosjbrivit M. de Cha-
teaubriand; l'esprit des afiaires rompit son association avec l'éclat de
la renommée et du génie, et l'auteur de la Monarchie selon la charte
passe à ropposition>> qui ouvre ses rangs pour le recevoir ; elle ne
^88 BEYinB DBS IffiUX UIONMES.
le rendra plus. Désormais sans contrepoids» M. de Villële se trouva
lui-même plus impuissant à mener son parti, et peu à peu le gouver-
nement de la restauration dégénéra en une obéissance forcée aux
exigences les plus folles. La réaction constitutionnelle de la France
en 1827 rendit impossible le maintien de M. de Villèle au pouvoir.
Ainsi les deux hommes principaux de la restauration se trouvaient
désarmés : ils ne pouvaient plus rien pour elle. L*un, par une oppo-
sition vive, s'était aliéné les bonnes grâces de la royauté, l'autre était
condamné niomentanément à l'inaction. C'est alors qu'on put juger
de quel poids peuvent être dans les destinées d'un peuple le carac-
tère et l'esprit d'un roi, même d'un roi constitutionnel, appelé d'in-
tervalle en intervalle à se prononcer entre les mouvemens des partis.
Le cours naturel des choses ramenait au pouvoir le centre droite
puis le centre gauche. Maintenir aux affaires M. de Martignac le
I^lus long-temps possible, y appeler M. Casimir Périer quand les exi-
gences constitutionnelles auraient parlé, telle était la conduite indi-
quée & la couronne tant par la charte que par les intérêts les plus
vrais de la monardiie. Mais Charles X, au lieu d'agir en roi» conspira
comme un émigré.
Que fûtril advenu si la maison de Bourbon ne se fût pas mise dle-
même en dehors de la constitution ? Les douze années écoulées de-
puis 1830 autorisent ici d'assez plausibles conjectures. Une partie
considérable de l'opposition constitutionnelle, et c'était la plus intel-
ligente, adhérait en 1828, avec une loyale franchise, au gouverne-
ment des Bourbons. Beaucoup de ceux qui, six ou sept ans aupara-
vant, avaient pu demander la chute de la dynastie à des associations
et à des menées secrètes, avaient renoncé à ces pensées étroites et
haineuses ; les esprits s'étaient à la fois élevés et calmés. U y avait
d'ailleurs derriève les dtiéh de l'opposition constitutionnelle, derrière
les orateurs et les publicistes en renom, toute une jeunesse que son
âge et son caractère séparaient des préjugés et des complots du vieux
libéralisme. Nous n'avions^u cceur de haine contre personne, et c*est
sans déplaisir aucun que nous voyions sur le trône constitutionnel
les descendans de Louis XIY. Nous ne demandions qu'à user libre-
ment de nos facultés et de nos droits, h respirer l'air de notre siècle;
mais aussi , quand nous vîmes qu'on voulait nous étouDer entre les
souvenirs de Coblentz et les stupides entraves de la congrégation , &
notre impartialité succéda une indignation violente.
Si la gauche constitutionnelle eût été appelée au pouvoir par
DISCOURS PABXEMDlTAmBS. 439
Charies X, il se fût fait dans les rangs de l'opposition la m«rae sé^
ration que depuis 1830 : autonr de prince exécutant loyalement lu
charte se seraient rangés les hommes vraiment politiques, et, dans
la défense des droits de la couronne, les ministres du centre gauche
et de la gauche modérée n'enssent pus manqué k leurs devoirs. Ils
auraient accepté la lutte avec la partie ta plus vive de l'opposition; ils
l'eussent soutenue avec fermeté. Pour n'avoir pas su ce qu'il y avait
dans M. Casimir Périer et dans ses amis de convictions monarchi-
ques, la restauration s'est perdue.
En face d'un ministère du centre gauche et de la gauche, le centre
^it et le côté drcnt eussent repris une énergie nouvelle. Rien ne
retrempe comme l'opposition. Que de moyens les royalistes avaient
en leurs mains pour reconquérir le pouvoir! Un habile usage de la
liberté de la presse, l'influence du ctergè, l'inSueDce de la grande
propriété, étaient de redoutables armes. Nous eussions eu alors nos^
tories et nos vhigs solid«nent constitués les uns vis-à-vis des autres,
et peut-être quelques années ne se seraient pas passées sans ramener
aux affaires M. de Villële, successeur naturel de Casimir Périer per-
dant la majorité.
Ces conjectures rétrospectives n'infirment en rien la nécessité de
ce qui s'est fait. La restauration n'a pas vécu, parce qu'elle n'a pas
en la sagesse de vivre. Dans toute péripétie fondamentale qui change
k situation d'un peuple, il y a une raison profonde; la méconnaître,
«e serait Mar à l'histoire toute moralité, et n'en faire, pour ainsi
parier, qu'une désespérante ironie. Fatale destinée de la maison de
Bourbon 1 Ce n'est pas h Coblentz, ce n'est pas k Mittan, ce n'est pas^
à Hartwell, c'est à Paris même, après un retour ine^>éré, que sa
cause est irréparablement perdue. Napoléon est tombé du tréne pour
lui faire place; l'empire, élevé par la main du conquérant, s'est
écroulé, afin que l'antique royaume de France pât être rendu à ceux
qui le revendiquaient comme un patrimoine; ils habitent le palais
de leurs ancêtres, ces princes hier dans l'exil; tout est calme, la sé-
dition ne gronde pas autour d'eux; même, en parcourant quelques
provinces, ils ont pu entendre des acclamations populaires; les in-
sensés y répondent en attaquant les droits du peuple , et en trois
jours ils perdent la couronne de France entre one partie de «basse
et une partie de vhisti
Cest que dans cette race l'esprit politique n'halûtait plus. Il fiiiit
rendre cette justice aux Bourbons , que jasqB'au dernier moment de
leur poisMuce Us gardèrent des instincts ^éreox et fnuifais : ils
440 - ABVCE DBS DEUX MOHDBS.
auraient accueilli avec empressement tout ce qui aurait pu relever
la France et l'agrandir; mais, en dehors de ces noUes sentimens,
qudle déplorable impuissance pour comprendre le pays et le con-
duire 1
Au nombre des choses funestes au gouvernement royal rétabli
en 1814, il faut mettre en première ligne les passions et les exigences
du clergé. L'église abusa de la restauration ; elle s'en fit un instru-
ment pour dominer la société» et comme elle ne trouva pas dans la
restauration cette force de résistance que tout pouvoir civil intelli-
gent oppose toujours à l'ambition ecclésiastique, elle l'entraîna dans
des entreprises insupportables au bon sens du pays. Autant il im-
porte à un état de posséder une église florissante et jouissant du
respect mérité des peuples, autant il est nécessaire que ce ne soit
pas l'église qui possède l'état et le mène. La restauration se com-
promit de la façon la plus grave pour une cause qui n'était pas la
sienne : ceui qui, au nom du clergé, lui demandaient sans relâche
des concessions nouvelles, pensaient à toute autre chose qu aux in-
térêts de la monarchie. Quel royaliste que M. de Lamennais I
Pour avoir été inévitable , la chute de la restauration fa'en a pas
moins eu de notables, inconvéniens. Elle a ébranlé l'ordre social tant
en France qu'en Europe; elle a enflammé les esprits, elle a ramené
un moment le goût des révolutions. On a pu un instant prendre le
change sur la mission et le génie de notre siècle; on a pu penser que
nous allions recommencer l'histoire des années qui suivirent 1789.
La société, remuée jusque dans ses derniers fondemens, laissa
monter à sa surface ces passions mauvaises et ces théories folles qui,
dans des époques bien ordonnées, manquent de moyens et d'audace
pour se produire. ,
Heureusement les choses ont repris un cours plus régulier et plus
calme. Les. mouvemens révolutionnaires ont cessé; les symptômes
qui avaient pu faire craindre une guerre générale ont depuis long-
temps disparu. Néanmoins, au milieu du développement plus tran-
quille de ses institutions, il y a pour la société française des causes
de faiblesse que le temps n'a pas jusqu'à présent corrigées.
Sous la restauration, le côté droit du pays, le parti royaliste, re-
poussait de toute participation au gouvernement tout ce qui con-
stituait les forces vives du pays, les banquiers, les industriels, les
«écrivains, enfin tout ce qui représentait la France nouvelle. Exclu-
iiion fatale à ceux qui la prononcèrent I
Or, le côté droit, qui voulait alors le pouvoir pour lui seul, se
DISCOURS PARLEMENTAIRES. 441
trouve aujourd'hui tout-à-fait séparé du gouvernement^ tandis que
ceux quli en repoussait disposent souverainement ^ depuis 1830»
de la puissance publique. La bourgeoisie, qui, sous Fancienne dy-
nastie , se fût estimée heureuse d'un partage, môme inégal , d'in-
fluence et de pouvoir avec la grande propriété, a été tout à coup
poussée au premier rang par le souffle impétueux des révolutions ,
et elle est devenue maîtresse avant de savoir tout ce qu'il faut pour
gouverner.
Cette élévation si rapide de la bourgeoisie ne saurait lui être
imputée & crime, car la bourgeoisie n'a donné l'exclusion à personne»
et ce n'est pas sa faute si des évènemens extraordinaires qu'elle
n'avait point provoqués ont, pour un temps, écarté du pouvoir les re-*
présentans de la grande propriété et de l'ancienne France. Cette si-
tuation de la bourgeoisie serait insoutenable et fausse si elle était le^-
résultat d'une violence arbitraire; mais ici la nécessité a tout fait. lî^
est désirable que ceux qui, par leur singulière imprudence, ont
perdu toute participation au gouvernement du pays arrivent à mieux
comprendre enfin leurs devoirs et leurs droits. La grandeur etla>,
proscrite de la France ne peuvent résulter que du concours de tous^.
Avec un gouvernement de charte octroyée, le côté droit pouvait se-
proposer de tendre la main à la bourgeoisie et de l'initier graduelle*
ment au pouvoir; aujourd'hui la bourgeoisie, portée au timon du
gouvernement par une révolution, attend que le côté droit vienne
lui demander une place.
Nous n'avons pas dissimulé les inconvéniens de la révolution
de 1830; nous en indiquerons maintenant les avantages. Les libertés
et les droits constitutionnels ont conquis un terrain qu'ils ne peuvent
plus perdre; la loi fondamentale du pays est désormais assise sur une
base inébranlable : elle s'interpose avec une autorité souveraine entre
la nation et la dynastie qui préside à ses destinées. Toutes les ques-
tions touchant les droits respectifs de la couronne et du pays, ques-
tions qui ont embarrassé d'une manière si funeste la marche de la
restauration , sont vidées. La charte n'est plus octroyée , elle a été
consentie; le trône n'est plus chose reconquise : il a été librement
offert et constitutionnellement accepté. Les libertés les plus essen-
tielles d'une démocratie tempérée ont été organisées. Puisque ces
progrès incontestables, puisque ces garanties précieuses n'ont pu
s'obtenir que par un changement fondamental dans l'état, la révolu-
tion de 1830 a donc toute l'autorité d'un fait nécessaire et primordial.
Ma BBVUB DBS DBUX MONDB9.
Le cachre politique est tracé, défini : c'est maintenanl; à la société
de s'y mouvoir avec puissance, d'y trouver son équilibre. Sous la res-
tauration , les difficultés semUaîent venir toutes de Tétat imparfait
des formes politiques : les hommes apparaissaient conune des géans
fiie gênaient d'indignes obstacles; qudle force ne devaient-itaipas
déployer quand ces liens seraient tombés I Aujourd'hui le champ est
libre , les institutions sont plu» avancées qu'on ne pouvait alor» le
prévoir et l'espérer. Tout est gagné du côté des choses; mais que
dirons-nous des hommes?
n y a eu certainement, depuis douze ans, de nobles forces dépen*
sées au profit de l'intérêt public. Cette bourgeoisie, sommée à l'im^
proviste d'accepter et de contenir une révolution, de porter le poids
des plus lourdes affaires, n*a pas plié sous le faix, c'est beaucoup.
Nous avons vu un homme tiré d'une maison de banque pour être
soudainement placé à la tête du ministère se trouver non pas la
science, mais le génie du gouvernement, car dans des choses capn
taies il a su vouloir et agir. C'est à côté de lui qu'ont fait leurs pre-
mières armes et qu'ont commencé de grandir les deux hommes qui
se disputent aujourd'hui l'influence politique, et qui quittaient alors,
l'un le bureau d'un journal, l'autre une chaire de professeur, pour
monter au pouvoir. Les premières années qui ont suivi 1830 ont été
fécondes en talens, en courages, en luttes dramatiques et vives. Vie*
torieuse de l'ancien régime , la bourgeoisie a 4û réprimer la démc^-
cratie extrême, et c'est après cette seconde victoire qu'elle a pu aeu^
lement reconnaître combien il était embarrassant de gouverner.
La situation est nouvelle et difficile. Les classes qui sont en pos^
session de la puissance sociale n'ont plus devant elles un gouverne-^
ment suspect et hostile qu'elles pourraient dénoncer conmie un
obstacle malfaisant au bien qu'eUes seraient tentées d'accomplfa^
elles constituent elles-mêmes le gouvernement, elles disposent de la
majorité partout où l'élection donne le pouvoir. Pas davantage ces
classes ne sont gênées dans leur action par des partis violons; de
nuUheureux essais de guerre civile ne troublent plus la cité. Libras
et puissantes, elles se trouvent donc responsables.
On peut voir, dans la sphère parlementaire, à la timidilé de pbfr*
sieurs actes, à l'indécision de certaines idées, combien cette respira^
sabilité est 2>entie par ceui^ qui la portent. Il arrive parfois que^ àn^
vaut de grandes qu,e$tÎ0Q8i leur regard se trouble; aussi, de peurito
s'égarer^ ils s'abstiennent. L'histoire nous montre ce qu'il faut et
DISCOURS PARLEHENTÂIRES. U3
temps pour que des classes entières apprennent l'art de gouverner;
ejoutez qu'aujourd'hui leur noviciat est d'autant plus difficile que le
pouvoir dont elles disposent, avant de savoir vraiment Texercer, est
phis grand.
Apprendre le gouvernement , contracter Tesprit politique , voilà
donc quel doit être le but constant de la bourgeoisie française. (Test
id une ambition nécessaire, car, le voulût-elle, la bourgeoisie ne
pourrait pas se décharger sur d'autres du fardeau que les circon-
stances à venir lui imposeront encore davantage. Dans le siècle der-
nier, un des hommes que ses contemporains aimaient le plus à lire
leur indiquait ainsi ce qu'à ses yeux il y avait de plus sage à faire :
Je laisse au roi mon maître , en pauvre dtoyen ,
Le soin de son royaume , où je ne prétends rien.
Assez de grands esprits , dans leur troisième étage,
fï'ayaat pu gouverner leur femme et leur ménage.
Se sont mis par plaisir à régir Funivers.
Sans quitter leur grenier, ils traversent les mers;
Ils raniment Tétat , le peuplent , renrichissent;
Leurs marchands de papier sont les seuls qui gémissent (1).
Toute cette satire aujourd'hui n'a plus d'application; car, mainte-
nant , quel est le député , quel est le publiciste qui , par la pensée ,
ne traverse pas les mers , et qui , tout en demeurant au troisième
étage , ne veuille partager avec le roi le gouvernement de l'état? Ce
que Voltaire signalait comme un ridicule est devenu une nécessité :
au reste, ce qui le choquait, c'était surtout l'impuissance où étaient
réduits ceux qui entreprenaient ainsi de régir l'univers; le poète ne
se dissimulait pas les maux que peuple et bourgeois avaient à en-
durer, et il ajoutait :
On est un peu fâché, mais qu'y faire?... Obéir.
A quoi bon cabaler quand on ne peut agir?
Aujourd'hui, ceux auxquels Voltaire donnait ces conseils de patience
peuvent et doivent agir : telle est la différence des ieaxfs.
Le premier des remèdes à appliquer au malaise mocal dont nous
nous plaignons est l'éducation politique de la bourgeoisie, car elle
occupe seule le gouvernement, dont se tient encore séparé le côté
(I) Voltaire , les Cahaks.
kki REVUE DES DEUX MONDES.
droit du pays» et qui, sous peine de périr, ne saurait aujourd'hui
pencher davantage du côté du peuple. Aussi, c'est à la bourgeoisie
que s'adressent toutes les plaintes , toutes les espérances , toutes les
accusations , tous les éloges : on s'aperçoit qu'elle est sur le trône.
Les uns lui reprochent de ne pas répondre à l'attente de la société;
ils ne trouvent pas dans son gouvernement ce qu'après 1830 ils avaient
espéré; d'autres célèbrent sa sagesse, qui à leurs yeux est une ga*-
rantie, une ancre de salut.
Nous ne dirons pas à la bourgeoisie que ces contradictions prou-
vent qu'elle a rencontré le milieu le plus juste dans les choses hu-
maines; nous croyons au contraire qu'elle doit beaucoup se préoc-
cuper des reproches qu'elle encourt. Non que nous puissions un
moment nous joindre à ceux qui prononcent contre elle les mots
d'égoïsme incurable, de bassesse d'esprit et de cœur : il faut laisser
ces déclamations aux calomniateurs systématiques ou aux enfans
qui ne savent rien de la vie. Mais la bourgeoisie doit faire sur elle-
même un travail d'examen et de réforme pour ne pas laisser dégé-
nérer son gouvernement en une gestion mesquine d'intérêts étroits
.et souvent mal compris : puisqu'ils sont au pouvoir, les membres de
la bourgeoisie doivent s'élever des préoccupations individuelles à Tes-
^prit politique.
Dans l'intérieur d'une société, l'esprit politique consiste à faire
.avec précision la part de ce qui doit être conservé, maintenu d'une
.manière inébranlable , et de ce qui appelle des réformes motivées,
nécessaires. Ceux qui ont le fanatisme de l'immobilité ne sont pas
plus sages que ceux que possède la manie des innovations. Quand un
gouvernement a contre lui à la fois les stationnaires et les utopistes,
il peut penser qu'il est dans le vrai.
A l'extérieur, l'esprit politique consiste à soutenir la dignité du
pays sans forfanterie comme sans faiblesse, à porter dans les rapports
avec les peuples, dans les négociations avec les gouvernemens, toute
la conscience et tout le poids de la grandeur nationale, à sentir ce
qu'on vaut, à ne pas croire qu'à la première résistance il sera répondu
par la guerre, à vouloir que dans le maintien d'une paix nécessaire,
non pas à une seule puissance, mais à toutes, chaque cabinet apporte
sa concession, et, s'il le faut, son sacrifice. En face d'états qui par-
courent encore une période ascendante comme l'Angleterre et la
Russie, la France doit apporter un soin d'autant plus jaloux à étendre
^n influence, à maintenir ses droits. Si en ce moment nous ne pou*
vons nous élever, au moins ne perdons rien.
DISCOURS PARLEMENTAIRES. 445
La révolution et la monarchie de 1830 compteront bientôt autant
d'années que la restauration , et déjà le parallèle est institué aux
yeux du monde. Chaque jour vient apporter des élémens nouveaux
à cette comparaison qui prépare le jugement souverain de Tavenin
On raconte que dans les temps antiques il y eut des rois dont un his-
torien, témoin incorruptible, enregistrait chaque jour les actions et
les paroles : ces rois ne l'ignoraient pas, ik avaient sans cesse à se
demander ce qu'on penserait après eux de leurs discours et de leurs
actes, et l'on assure que les peuples éprouvèrent souvent les heu-
reux effets de cette inquiétude salutaire. La prévision des jugemens
de l'histoire aura-t-elle moins d'empire sur une époque démocra-
tique?
Lerbonier.
TOUB I. S9
LES AMÉRICAINS
JEN BTEÔPE
ET LES EUROPÉENS
AUX iTATS-UMXS.
VOYAGES DE CHABLES DICKENS,
MISS MABTINEAU, HAABYATT, LIEBER, etC, EN AMÉBIQUE ;
FENIMOBE CÔOPEB,
WILLIS, SANDEBSON, etc., EN EUBOPE.
Beaucoup de citoyens des États-Unis ont récemment visité l'Eu-
rope et communiqué leurs réflexions au public; Willis nous a donné
ses Pencillings by the way [Coups de crayon d'un voyageur) y Fenî-
more Cooper ses Recollections of Europe, England, Italy, Excursions
in Switzerland, Résidence in France, Homeward bound, six volumes
de critiques ou plutôt de préjugés; nous possédons en outre V Ameri-
can in Paris, les Sketches of Paris, par Sanderson, les Lettres écrites de
Paris, par J. D. Franklin, et les Sketches of Society in Great-Britain,
par C. S. Stewart. Willis a de l'esprit et de la malice sans bon goût
et sans convenance, Cooper de la mauvaise humeur sans philoso-
phie. Le reste ne s'élève pas au-dessus de la médiocrité.
TOTA»IIBS ADX ÉTAT»-IIIfB. U9
jeté ses langes, ne compreonent absolument rien k ce vieux phénix
social de ootre moade, qui, depuis 1789, s'agite sar son bdcher, es-
pérant renaître un jour. Willis , en Angleterre» se préoccupe de la
façon dont on mange; Fenimore Cooper, en France, de celle dont
on donne le bras à une dame. Cet enfantillage excessif provoque le
sourire; on croit voir une petite fille qui joue, sans les comprendre,
avec les bijoux, la boite h mouches et les mystères de l'aïeule.
L'aveuglement de Fenimore Cooper au milieu de nos émeutes est
tODt-it-fait burlesque. 11 n'y aperçoit que des gardes nationaux qui
courent les rues, et des gamins qui braillent. Il est surtout très plai-
sant lorsque, après avoir présenté l'émeute sous d'assez aimables
couleurs , mais se voyant surpris par elle dans les rues de Paris , il se
met tout à coup sous la protection d'un corps-de-garde et s'écrie :
s Je trouvai bon une fois dans ma vie d'être jutte-milieu. n On con-
naît le talent de M. Cooper pour la narration intéressante, et l'on
supposerait assez volontiers qa'un raconteur aussi pittoresque a dd
tronver dans le Paris de 1830, dans notre société mêlée et dans les
jours les plus étranges de nos derniers temps, quelques matériaux
dignes de lui. £fa bien ! non; cet observateur a passé parmi nous les
tmiUes années de 1830, de 1831, de 1833, du choléra et de Saint-
Mèry, sans avoir fait sa récolte. Oui, cela est arrivé h M. Cooper. On
est effrayé de cette puérilité, de cette nullité des observations d'un
boDune de talent qui ne sait pas voir. Dickens, homme d'esprit qui
baUlle fort agréablement, nous amuse at nous distrait du moins,
quand il nous parle des États-Unis. Mais Fenimore Cooper h Paris*
remarquant que les Tuileries ont été eoastmite« par Cetberine de
Hêdicis, et qu'un garde national qui passe est possesseur d'un très
grog ventre, fait peine en vérité; à quoi servent le talent et la gloire?
Si U. Cooper nous satisfait peu et ne nous apprend rien lorsqu'il
parle de la France, en revanche il contient des révélations fort cu-
rieuses sur son pays, il all^e des faits dont la valeur et l'impor-
tance futures sont énormes. U évalue à cinq cent mille âmes paf
année l'accroissement de la population en Amérique, y compris
l'émigration. Déjà la populatioh d'un seul état Aéçaue celle des
royaumes de Hanovre, de Wurtemberg et de Danemark. Souvent
aussi il se trompe d'une manière bizarre. A Pbiladelpbie, le mot fran-
çais mère a remplacé, pour beaucoup de penooues, le mot anglais
mother. <>tt« ^trauge substitution dicte k H. Ofto^a une réclamation
plus ëtrautjf: *^ja*:. Il [vend le mot Mère pour le suliitantif anglais
r\
k-
kiS REVUE DES DEUX MONDES.
mistriss Trollope, Dickens, ont passé au crible rAmérique; Cooper^
l'auteur des Pencillings, et quelques autres , se sont chargés de
faire à l'Europe son procès. Irving, honune de goût, traite les An-
glaiSy ses pères, avec une condescendance filiale.
Grâce i ces soixante et quelques volumes ,^ on peut voir T Amë*
rique sans bouger de place, et tranquillement assis au coin de son
feu. On emprunte ainsi les lunettes de vingt personnes de tous les
pays, y compris les Américains eux-mêmes. On écoute tous ces rap-
porteurs, on se garde bien de les croire sur parole, et Ton compare
leurs récits. Comment une seule des faces de l'Amérique septentrio-
nale vous échapperaitrelle, soumise tour à tour à l'examen contra-
dictoire d'un docteur allemand, d'un diplomate suédois, d'un roman-
cier américain, d'un prêtre, d'un historien, d'un statisticien, sans
compter une romancière, une économiste, un marin, un capitaine
de cavalerie, un peintre de mœurs et un dramaturge? Non-seulement
les points de vue, mais les époques, diffèrent, ainsi que les localités
visitées et décrites. Le plus récent et le plus spirituel de ces voya-
geurs, Charles Dickens , ne se pique ni de philosophie ni de profon-
deur, mais il est fort gai. Il a rapporté de son voyage une douzaine
de croquis, exécutés d'un crayon rapide, qui ne trahit ni mauvaise
humeur ni prétention. Si l'on compare à ses esquisses comiques les
caricatures amères de mistriss TroUope, les justifications maladroites
de miss Martineau, les caustiques accusations du capitaine Marryatt,
pendu en effigie par ses bêtes, et qui, en revanche, les a écartelés et
crucifiés dans son livre, on obtiendra des résultats curieux. Cette
manière de comprendre et de vérifier l'histoire des peuples et des
faits m'a toujours paru infaillible. En rectifiant l'une par l'autre des
valeurs diverses, il est impossible ne ne pas arriver aux sommes
véritables; en balançant les opinions hostiles , on atteint la réalité.
Parmi ces contradictions violentes, tous les faits qui résistent demeu-
rent évidens et acquis.
Rien par exemple ne trahit plus vivement le fond du caractère
américain et l'état social de l'Union que l'aspect singulier sous lequel
nos contrées européennes se présentent à ses voyageurs, et la ma-
nière dont ils nous jugent. Ils ont d'incroyables admirations et des
colères peu raisonnables. Ils tombent à genoux devant un vaudeville^
mais ne donnent pas la moindre attention à nos grands évènemens
ou à nos honunes de premier ordre. Les membres, même les plus
distingués par l'intelligence, de cette société qui n'a pas encore re-
VOYAGEURS AUX ÉTATS-UNIS. H9
jeté ses langes, ne comprennent absolument rien à ce vieux phénix
social de notre monde, qai, depuis 1789, s'agite sur son bâcher, es-
pérant renaître un jour. Willis, en Angleterre, se préoccupe de la
façon dont on mange; Fenimore Cooper, en France, de celle dont
on donne le bras à une dame. Cet enfantillage excessif provoque le
sourire; on croit voir une petite fille qui joue, sans les comprendre,
avec les bijoux, la boîte à mouches et les mystères de Faîeule.
L'aveuglement de Fenimore Cooper au milieu de nos émeutes est
tout4Hfait burlesque. U n'y aperçoit que des gardes nationaux qui
courent les rues, et des gamins qui braillent. Il est surtout très plai-
sant lorsque, après avoir présenté l'émeute sous d'assez aim£Â)les
couleurs , mais se voyant surpris par eUe dans les rues de Paris , il se
met tout à coup sous la protection d'un corps-de-garde et s'écrie :
a Je trouvai bon une fois dans ma vie d'être juste-^nilieu. » On con-
naît le talent de M. Cooper pour la narration intéressante, et l'on
supposerait assez volontiers qu'un raconteur aussi pittoresque a dû
trouver dans le Paris de 1830, dans notre société mêlée et dans les
jours les plus étranges de nos derniers temps, quelques matériaux
dignes de lui. £h bien! non; cet observateur a passé parmi nous les
terribles années de 1830, de 1831, de 1832, du choléra et de Saint-
Méry, sans avoir fait sa récolte. Oui, cela est arrivé à H. Cooper. On
est effrayé de cette puérilité, de cette nullité des observations d'un
homme de talent qui ne sait pas voir. Dickens, honune d'esprit qui
babille ifbrt agréablement, nous amuse et nous distrait du moins,
quand il nous parle des États-Unis. Mais Fenimore Cooper à Paris»
remarquant que les Tuileries ont été construites par Catherine de
Médicis, et qu'un garde national qui passe est possesseur d'un très
gros ventre, fait peine en vérité; à quoi servent le talent et la gloire?
Si M. Cooper nous satisfait peu et ne nous apprend rien lorsqu'il
parle de la France, en revanche il contient des révélations fort cu-
rieuses sur son pays. Il allègue des faits dont la valeur et l'impor-
tance futures sont énormes. U évalue à cinq cent mille âmes pai*
année l'accroissement de la population en Amérique, y compris
l'émigration. Déjà la populatioh d'un seul état dépasse celle des
royaumes de Hanovre, de Wurtemberg et de Danemark. Souvent
aussi il se trompe d'une manière bizarre. A Philadelphie, le mot fran-
çais mère a remplacé, pour beaucoup de personnes, le mot anglais
mother. Cette étrange substitution dicte à M. Cooper une réclamation
plus étrange encore. Il prend le mot mère pour le substantif anglais
UO MWnm DBS 0BVK MOWMKK
mafv^ qui se prononce i peu près de même, el signifie une jtaneni.
a A-tronjatamyvLf demancte4-il gravemeiit {!), tm JUs appekrâm
mère une jument P»
Dissertations sur la saïqte au bsiiy mv son identité a^ec le pap qui
nourrit les enfans anglais^ sur les' croisées et leur origine, sm^im
jardins àParisellesbonsiiourgeoia qtii s* avisent de dtner dans leur
jardin, Toità tout ce* qaele célèbre Gooper a recueilli d'intéressant
dans ce vieux monde aux jeunes désirs, dans ce grand rëservàir
d'ambitions qui s'annulent mutuellement et de folies qui vendent la
.âagesse,-*^à Paria. Ses opinions et ses préceptes politiques sont mar-
qués d'un tnnbrè tout particulier. Il dit et il croit que le meitlèir
^gouvernement pour la France serait Henri Y à la tête d*une fétm^
hlique.Vraimeiit» cela est fort joli, imaginez une chattie de wagOM
traînés par de^ cotombes sur un chemin de fer, ou une salle de bhl
éclairée à coups de canon. Toutes les rêveries de ces hommes pdB^
tiques, qui ne tentent pas que les formes politiques ne changeront
rien ft la maladie interne^ produisent sur le philosophe un effet Irin^
gulier. n croit voir des tailleurs que Ton appellerait à titre de mt&b^
dus^ et qui voudraient nous guérir delà fièvre ou de la jaunisse' en
nems faisant endosser, qui un frac, qui une veste de chasse. Tel tail-
leur vote pour le despotisme militaire, tel autre pour le fédéralisirae,
tel autre pour la répvUique coiinnerçante. Mais, de toutes ces iii^
vBUtions, la plu» diarmante est assurément celle de M. Caeipsft
un monarque absolu, fils de monarques absolus, commandant à imê
démocratie toute poissante. A.chaque page, on est forcé d'admhiériii
badaude créduHtéde cet homme qui a un coin de génie, écrivain sin-
{[ulier, minutieux , trop complet et cependant incomplet. Un soir, il
rencontre dans les^ Tuileries, pendant le feu d'artifice, un petit tieil-
làrd qui lui prédit que la révohition recommencera en l'an 1810, et
il le croit. Un aittre Jour, il tombe en extase devant un nègre, espion
de son métier, qu'il remontre dans une antichambre, orné de la
double vertu de nettoyer des bottes et d'avoir menti toute sa vie.
Il 7 a des gens qin aiment la fraude pour h fraude : tel était ce
nègre, nonmié Barris, que Fenimote Cooper loue singulièrement,
iant les idées de probité sont àhérées par les passions politiques.
Barris avait, servi d'e^non double à lord Comwallis pour les An^m,
et au marquis de Lafayette pour les Américains. Lorsque CornwaBia
(1) MêHâênm in F^mu», p. m, éd. Bradry.
TOTA€BimS AUX 'ÊTATSHOmS. IJSl
se fut rendu, il trouva dans rantidMind>r6 du yainqueior, auqud il
faisait sa visite, ce nègre traître qui nettoyait les bottes du marquis*
— cBahl s'écria le général anglais I Cest vous, Harryl... Je n'aurais
pas cru vous trouver icit — Il but Men , répondit l'espion, faire
4|uek}ue petite chose pour sa patrie I » Ce nègre perfide, qui n'avait
d'autre patrie que la bourse des deux adversaires, et d'autre patrie-
tisme que sa cupidité honteuse, a prebabkflient servi de modèle au
héros du roman de Cooper, the Spy. Il avAlt, toute sa vie, travaillé
au succès des hommes qui devaient somnettrè les enfans de rÀfiique
à la plus humiliante, à la plus cruelle des sel^vitudes. Une comédie
plaisante, c'est de voir l'admiration de Gooper poiùr cette réponse
etpour ce nègre.
Malgré tant d!enfantillages, la lecture des huit ou db foyaigeurs
^américains qui ont visité l'Europe est assev piquante pour -un Fran-
çais. Le ridicule de nos prétentions , le caractère Hloghiue de nos
halntudesetde nos moeurs, ne-leur édiappent guère. En général, les
étrangers sont très bons à consulter; ils sont frappés des partlcula-
ritéff que nous ne remarquons pas. Cooper lui^^némea très bien ob-
servé que la France est aujourd'hui livrée k un méftmge dangereux
4e &its qui résultent du despotinne ancien et de lois ou de désirs qui
appartiennent à la démocratie. Gentridisez, c'est-k^4ire deqiotisez,
voilà ce que dit Napoléon après Louis XIV. Individualisez et épar-
piUez^y voilà ce que dit la liberté des journaux, et- ce 'que répètent les
livres. Abefurde mélange de la hmiièré et de l'ombre, du oui ou du
iMm, des termes les plus contradictoires. Cest le vrai mal de la
Xrence.Un gouvernement constitutionnel n'est -pas la juxta^fosition
des- contraires , mais la lutte féconde des intérêts dont chacun cède
m peu pour gagner davantage. En France , les habitudes sont nées
de l'extrême asservissement; les tendances s'élancent vers l'extrême
affranchissement. Jugez de quelles douleurs la nation doit être as-
saillie.
Notre monde vietUi, qui cherche à se r«jenmr, se rapproche né-,
oessairement, par l'intention du moins, de ce mionde jeune et à peine
iDimé, qui voudrait se donner pour accompli. La France de Mira-
beau et de Voltaire se retrouve dans la république* nouvelle, sôriie
des mains de Locke et de Washington; Uy a^plus d'une analogie entre
nous et les États-Unis. Nous coïncidons en pîusieurspoints avec cette
création étrange née du puritanisme anglais, conf démocratique vetm
au monde au xvir siècle et couvé au xvm^pàr la philosophie voltai-
rienue. Il faut lire les soiiante voyageurs dont je n'ai cité plus haut
452 REYUB DES DEUX MONDES.
que les principaux, pour reconnaître combien il y a de la France
actuelle dans TAmérique septentrionale, et des États-Unis dans la
France. On part des mêmes principes, on marche au même but, on
se heurte contre les mêmes erreurs; on croit h Tégalité des hommes,
ce qui est dangereux; on croit à la bonté naturelle de Thomme,
conune s'il n'avait ni passion , ni intérêt , ce qui est fou. On regarde
le travail matériel et industriel comme une panacée à laquelle jrien
ne résiste, ce qui est faux.
Mais dû moins cette prépondérance exclusive de l'industrie et du
commerce, dangereuse pour les pays très avancés en civilisation,
exerce-t-elle sur les États-Unis une influence bienfaisante? L'Amé-
rique septentrionale, ce n'est pas encore un pays, c'est une ébauche;
ni un gouvernement, mais une épreuve; ni un peuple, mais mille
peuples. Là tout se transforme sous l'œil du philosophe , conune les
substances mêlées dans le vase ou la cornue se métamorphosent sous
l'œil du chimiste. Là, observer ne suffit pas; il faut calculer les trans-
formations perpétuelles qui s'opèrent. Cette civilisation qui s'arrange
sur une échelle si énorme, avec des circonstances si extraordinaires,
mérite une contemplation attentive. Elle est encore peu avancée; le
laboratoire est bizarre autant que vaste, et le philosophe ne peut pas
trouver de sujet plus digne de lui. •
Malheureusement la plupart des voyageurs qui parcourent les
provinces de l'Union ne sont pas des philosophes. Miss Butler, ac-
trice distinguée et spirituelle, décrit fort bien les singularités de
mœurs et les nouvelles impressions produites par ces vastes paysages
sur son imagination et sa sensibilité féminines. Le capitaine Hamil-
ton apprécie avec finesse les relations diplomatiques et les tendances
politiques de l'Union. L'AUemand Puckler-Muskau est léger comme
un Allemand qui se fait léger, c'est-à-dire qu'il l'est trop. L'autre
Allemand, Grundt, espèce de docteur paradoxal, brouille toutes les
idées et tous les faits par un confus assemblage de souvenirs euro-
péens et d'afiectations philosophiques. Audubon connaît bien les
oiseaux des bois, mais très peu les hommes des viUes et des villages.
Miss Martineau, partie d'Angleterre avec la ferme résolution d'ad-
mirer les États-Unis , selon les lois de l'esthétique et de l'économie
' politique, a été surprise de se voir forcée d'enrayer, et les nuances
de blâme involontaire qui traversent son admiration préalable produi-
sent un efiet amusant. Marryatt, apportant dans ce nouveau monde
les plus invétérés des préjugés anglais, se venge à force d'épigrammes
de l'ennui que lui a fait éprouver le pays des améliorations maté-
Y0TAGBUH8 AUX ÉTAT9-imi5. 488
rieDes. Dickens prend son parti plus brayement; sa plaisanterie est
moins amëre et pins aimable; elle éclaire avec grâce quelques parti-
cularités de la vie intime en Amérique.
Tyrone Power est nn acteor. Il a le style vif, souple, facile , acci-
denté et nomade d*un mime qui court le monde. U a tu les Amé-
ricains par leurs meilleurs côtés, et c'est lui qui les juge avec l'indul-
gence la plus sympathique; ils l'ont applaudi, i^leur en sait gré.
Rien de plus démocratique qu'un acteur. Cette hcÂitude de la foule,
cette servitude devant la masse, ce culte de l'apparence, qui plient le
cou et courbent le front des plus nobles, des plus dignes, des Tafana,
des Kemble, des Garrick, sont essentiellement républicains. Il faut
opposer Tyrone Power à Marryatt et à Basil Hall pour connaître les
mérites et les qualités des citoyens de l'Amérique , trop sévèrement
JQgés par la plupart des Anglais.
Le capitaine Basil Hall est de cette race que l'Angleterre va perdre,
raee qui ne pouvait naître que dans une tle , et que nous voyons
pmndre avec la première civilisation britannique; race^qui aime à
vmr pour voir, qui n'est satisfaite qu'en courant, qui sort de chez elle
pour voir ( to see sights ) , mot exclusivement anglais, a Oës ma pre-
nûère enfance, dit ce capitaine , je me suis désigné à moi-même un
certain nombre de curiosités à voir, et je les ai vues. » Ces curiosités
étaient le Japon, l'Amérique, l'Egypte et la Polynésie. Si tons ces
touristes ont assez mal compris et jugé superficidlement les États-
Dnis, la comparaison de leurs récits donne à leur étude parallèle un
caractère important; ils se contredisent, mais ils s'éclairent.
L'élément démocratique anglais, s'étant détaché, vers le milieu
du xvii'' siècle, des autres élémens de la constitution britannique,
s'est réfugié en Amérique. Là il fait son œuvre tout seul. C'est lui
qd donne le singulier spectacle auquel nous assistons. Comme ce
même élément, pendant le cours du XTm* siècle, s'extravasa sur liai
France, et y produisit les grands effets moraux par lesquels nous
sommes encore dominés, il se trouva que des deux côtés de TAtlan-
tique, la patrie de Franklin d'une part, et de l'autre lé pays de Mira-
beau et de Camille Desmoulins, suivirent une voie parallèle, malgré
la-diversité des races. Comment l'Amérique ne halrait-eUe pas l'An-
gleterre? Elle représente la portion puritaine, rebelle et démocra-
tique, qui n*a pas voulu s'accommoder originairement de l'aristocratie
anglaise. Comment la France ne serait-elle pas ce qu'elle est? Elle
représente le tiers-état long-temps asservi , mi^ntenant triomphant
et le cœur plein d*un Gel amer? L'envie et la haine de la démocratie
(Siii RBVUE ras dbux mondes.
américaioe ont TOcéan à traverser pour rencontrer le vieil ennemi:
nous n'avons pas autant de chemin à faire; mais sous beaucoup de
rapports les deux pays se rencontrent et se touchent. La plupart de
nos défauts sont des défauts américains. Dans ce pays comme chez
nous, toutes les paroles sont larges, toutes les phrases sont grandes.
Nous appelons un apothicaire ^^Aarmacïe». Nous n'avons plus d'éph-
ciers; sur un écriteau rouge, on lit en caractères jaunes : Commerce
universel des denrée coloniales. Les Américains comptent, ainsi que
nous, deux ou trois mille génies en prose et en vers; comme nous, iiB
parlent avec orgueil de leurs trois cents meilleurs poètes. Ils se mé^
prisent, ils s'injurient, ils se ménagent comme nous; ils se craignent
mutuellement et se complimentent mutuellement comme nous. Bs;
ont tous les malheurs de la démocratie, qui pour eux est le berceau»
qui pour nous serait la tombe, si Ton n'y prenait gafde.
Il y a même dans la prononciation américaine des points de red^
semblance avec la France qui sont vraiment singuliers. Ainsi les
Anglais prononcent tchivalry^ les Français chevalerie; les Américains
ont abandonné la prononciation britannique pour la nôtre, et disent
chivalry. L'identité de résultats provenant de l'identité des institn-
tions mérite fort d'être observée. Tyrone Power, en arrivant à New-
York, crut se trouver à Paris, dans quelque parage inconnu de nos
boulevarts. Tout ce que l'on peut craindre pour la France se ma--
nifeste déjà dans l'Amérique septentrionale : abaissement du niveau
des capacités, règne mobile de l'argent, bavardage, détérioration des
produits pour atteindre une modicité de prix inférieurs, délaisse*
ment des femmes, honorées et mises de côté; habitude de ne rien
faire pour l'avenir; improvisation, rapidité, légèreté : singuliers vices
que l'on n'aurait jamais cru pouvoir attribuer à la racé saxonne; mais
l'influence des. institutions politiques est inévitable.
Il y a entre nous et l'Amérique toute la distance qui sépare la
première jeunesse de l'extrême maturité. Nous sommes surtout euH
barrasses de notre passé, les Américains sont surtout embarrassés
de n'en pas avoir; Nous balayons nos décombres, ils creusent leim
fondations dans un sol vierge. Notre histoire est un vieux drame qfé
se complique à mesure qu'il avance, et dont les ressorts sont nom-
breux; l'Amérique en est au prologue et à l'avant-^cène. Il y a ches
nous trop de souvenirs et d'acquisitions, il y a au contraire quelque
chose de provisoire et d'incomplet dans cette fabrique immense, toiK
Jours active qu'on appelle les États-Unis; c'est si bien et si exdusir-
vement un atelier, une fournaise» un laboratoire pour la fabrication
VOYAGEURS AUX ÉTATS-UNIS. 4S&
fQtore d'une civilisation inconnue, et c'est si peu une patrie, quelle^
que soit lapparente ardeur du patriotisme américain, qu'après avoir
fiiit fortune là-bas, on se hâte de venir s'étatdir en Europe. San-
derson, T Américain, en convient expressément et reproche à l'élite
des citoyens des États-Unis leur goût pour l'Europe, où a c'est chaque
jour davantage la mode, dit-il, d'aller faire élection de domicile. » Il
tdxA bien leur pardonner : cette vie préparatoire et sans repos, cette
«dstence d'artisan harassé et nomade , cette course haletante vers
la fortune et les entreprises, offrent peu de charmes au philosophe^
peu de loisirs pour la rêverie, peu de repos pour la pensée. Une so-
ciété dans l'enfance a tous les caractères de son âge; elle marche
beaucoup et étourdiraent, elle aime l'exercice pour l'exercice, l'ac-
tion pour l'action; elle mange vite, court vite, brûle le pavé, ne re-
coDDait pmnt de passé, et ne sait ni donner aux femmes leur place^
nitiever leur esprit, ni raffiner leurs mœurs; elle reste plongée dans
une admiration de Chérubin devant le sexe entier, admiration privée
de discernement, instinct plutôt que préférence.
Cette situcition des femmes en Amérique a fort préoccupé les voya-
geurs. Là, elles sont honorées et isolées, elles sont aimables et sans
influence; elles ont beaucoup de lecture et peu d'idées; miss Marti-
seau ne s'explique point cette énigme.
On peut dire que la condition de la femme dans tous les pays est le
âgne certain du degré de civilisation auquel ces pays mêmes sont
parvenus. Elle n'est rien pour le sauvage; esdare au conmience-
ment de la civilisation, elle acquiert ses droits et sa valeur en par-
courant les degrés successifs qui effacent la tyrannie de la forœ
idbysique et font régner l'intelligence. Ne pas écraser l'être faible,
hii £aire sa part au soldl , recoBoaître ses privilèges et lui assigner
ime influence, c'est le symptôme d'une société très perfectionnée,
rt qui sent que la loi du corps est la loi des brutes. Arrive ensuite ie
moment où la civilisation s'épuise par son excès, où elle se dégrade
par son raffinement, où l'on ne se contente plus de protéger l'être
faible, où l'on fait dominer la faiblesse avec la volupté. Cette époque
4e galanterie et de décadence aboutit définitivement au mtaie ré-
snltat que la vie sauvage, à l'avilissement de la femme, à la promis-
cuité des sexes et à la confusion des devoirs. La belle époque, l'époque
aaine et magnifique, est celle où, selon l'état de chaque société, tont
prend sa place naturelle, où la fémoie n'est pas seulement une nour-
rice, une esclave, une ^rdienne fidèle de la maison, où elle ne
s'est pas transformée encore en avlntre delà folie cod temporaire, en
456 REVUE DES DEUX MONDES.
distributrice des faveurs de la mode. Dans nos derniers temps , elle
a voulu davantage encore; elle a réclamé pour ses mains débiles la
charrue, le glaive , la hache , le timon d*un vaisseau, le portefeuille
d*un ministre et le pénible gouvernement des sociétés.
Cette ébauche ardente de civilisation qu'on appelle TAmérique
septentrionale à donné à la femme une situation intermédiaire. Là,
elle essaie , mais en vain , d'imiter les aristocraties d'Europe, et de
conquérir les élégances , les recherches , le bon ton , auxquels les
vieilles sociétés sont accoutumées; imitation factice et ridicule, pa-
rodie qui ne peut réussir. Une société jeune et marchande n'a pas
assez de temps pour disposer de ses balles de coton et défricher ses
forêts.
Il faut que l'Amérique attende encore; quand elle aura du loisir,
elle trouvera une littérature et des arts, et ce produit exquis et
singulier d'une civilisation extrême , la femme du monde, y appa-
raîtra. On s'est beaucoup élevé contre les oisifs, les improductifs,
lesliommes de loisir. Sans ce loisir et cette oisiveté , il n'y a pas de
poésie, de style, d'art, d'élégance, pas même de méditation et de
pensée* Ces fleurs n'éclosent que dans la parfaite abstraction de
tous les soins matériels. Sans préconiser l'esclavage antique, on
peut dire que la grande beauté artistique de la civilisation grecque
ne s'est développée avec tant de force et tant d'éclat, avec une aussi
féconde et une aussi facile splendeur, que grâce aux loisirs dont
jouissaient les Épaminondas comme les Socrate, les Platon comme
les Praxitèle. C'étaient des gentilshommes. Toute la partie infé-
rieure et matérielle de la vie humaine était livrée aux esclaves. Leinr
soin, à eux, était de moudre ou de tisser. Les maîtres se chargeaient
d*être de grands hommes , de grands écrivains ou de grands artistes.
Malgré la loi du polythéisme , qui faisait de la femme la première
esclave , on voyait au sein de cette civilisation singulière , dont nous
n'avons plus aucune idée , les Aspasie et les Sapho s'élever tout à
coup et partager la couronne des Pindare, des Anacréon et des
Tyrtée.
L'Amérique actuelle, soumise à l'élément chrétien, immensément
supérieur à l'élément païçn, est par conséquent arrivée à une phase
de civilisation bien plus haute; mais elle est beaucoup moins avancée
dans cette même phase des nations modernes que ne l'était, relati-
vement aux nations antiques, la Grèce à l'époque dont nous par^
Ions. Miss Martineau, cette femme philosophe, qui espéra trouver
en Amérique le paradis de la philosophie et de l'indépendance ré-
VOYAGEURS AUX ÉTATS-UNIS. 457
pnblicaioe, fut bien étonnée de reconnaître dans quel cercle étroit
et misérable les facultés et les forces féminines étaient parquées et
renfermées par les Américains; dans plusieurs chapitres remarqua-
bles par la verve du mécontentement et les diffusions de la mauvaise
humeur^ elle a témoigné au monde sa surprise.
Elle n*a pas remarqué que les premiers jours de la colonie anglo-
américaine ont eu pour point de départ , non pas Fesprit chevale-
resque et catholique, favorable aux femmes» mais l'esprit calviniste,
profondément rigide et dénué de charité pour Tétre faible. Le culte
de la vierge Marie était effacé; la séparation des sexes passait en loi.
Cette rigidité inhumaine de la loi calviniste n'a pas encore perdu
toute influence : dans le Connecticut , elle a laissé des traces pro-
fondes. On n'y tolère point les théâtres; les directeurs d'une troupe
équestre furent obligés récenunent de s'arrêter sur les limites de la
province, après avoir donné des représentations dans les provinces
voisines. Le gouvernement du Connecticut leur fit parvenir l'utile et
loyal avertissement de ne pas se hasarder dans les domaines du
comté, à moins de vouloir s'exposer à la confiscation de leurs che-
vaux. Les habitans des provinces limitrophes ne manquent pas de
dire que la sévérité du Connecticut est pure hypocrisie, que tous
^es habitans se livrent en secret aux vices les plus odieux et les plus
infâmes, ce qui, malgré Tassertion et l'assentiment du capitaine
Marryatt, ne semble pas tout-à-fait prouvé.
L'esprit fondamental et créateur des États-Unis, modifié depuis
Tépoque primitive par la philosophie plus tolérante de Locke, ne se
rrtrouve que dans le vieux code puritain, le Code bleu, qu'on aurait
Al nommer le Code noir, ce Si, dit le chapitre xiii de cette charte dra-
ooDÎenne, un enfant ou des enfans au-dessus de seize ans, et possé-
dant l'intelligence , frappent ou maudissent leur père ou leur mère
naturels, il ou ils sera ou seront mis à mort y selon VExode, 21, 17,
—et le Lévitique, 20.» — Si, dit le chapitre xiv, quelque homme a
un fils rebelle et entêté (stubbom), d'âge compétent et d'intelligence
suffisante, lequel fils n'obéisse pas à la voix de son père et de sa mère,
ses parens naturels doivent mettre sur lui la main, et l'amener devant
te magistrats, en prouvant qu'il est indompté, entêté, rebelle, qu'il
ne cède ni à leur voix , ni à leurs châtimens, mais qu'il vit dans di-
vans péchés notoires; — alors ce fils sera mis à mort (shall be put to
deatk).i>
Le mensonge est puni du fouet, le blasphémateur est mis au
pilori; Fusage du tabac n'est pas traité moins cruellement. « Per-
U6 IIEYUE BSS DBUX HONDES.
sonne, dit la loi , ne se servira de tabac > à moins d'avoir apporté an
magistrat un certificat signé d'un docteur expérimenté en médecine»
lequel attestera que le tabac est utile ou nécessaire à cette perscHine.
Alors elle recevra sa licence et pourra fumer. Il est défendu à tout
habitant de cette colonie de prendre du tabac publiquement, sur les
grandes routes, etc., etc. » Les extraits des registres judiciaires re-
latifs à Tépoque où le code bleu était en vigueur, offrent des dé-
tails beaucoup plus comiques, et d'une pruderie tellement indécente
que notre plume, par égard pour le lecteur, ne peut reproduire
ici qu'une faible partie de ces incroyables détails. Ces choses se
passaient en 1660, dans un coin du monde, pendant le règne écla-
tant de Louis XIV et le règne débauché de Charles II. « Le l**" mai
1660, on a fait appeler devant la cour Jacob Mac Murline et Sarah
Tuttle pour les causes suivantes : le jour du mariage de Jean Pot-
ter, Sarah Tuttle alla chez mistriss Murline, à laquelle elle demanda
du fil. Mistriss l'envoya en chercher dans la chambre de ses filles,
où se trouvaient le marié Jean Potter et sa femme , tous les deux
boiteux. Sarah Tuttle y alla , et , en causant avec les deux boiteux,
se servit... d'expressions mal séantes relativement à cette circon-
stance. Alors entra Jacob Potter, frère de Jean Potter, et Sarah
Tuttle ayant laissé tomber ses gants, Jacob les ramassa. Sarah les
lui redemandant, il répondit qu'il ne les lui rendrait que si elle lui
donnait un baiser; là-Klessus, ils s'assirent tous deux, Sarah Tutiie *
posant son bras sur l'épaule de Jacob, et Jacob tenant embrassée
la taille de Sarah; ils restèrent ainsi une demi-heure environ de-
vant Marianne et Suzanne, qui témoignent aussi que Jacob donna
un baiser à Sarah )> A ce propos, les témoins se suivent à la file,
déclarant, certifiant, désignant où était le bras^ où était le front, eb.
étaient les lèvres^ et circonstanciant ce baiser fatal avec une rigocfor
d'analyse qui mettrait toute la critique du monde aux abois, et qui
reniplit les trois pages les plus étonnantes, les plus pudiques et les ptas
impudiques 9 les jdus sévères et, en définitive, les plus Kcencieuâes
qui se trouvent dans aucun roman, si Uen qu'il est impossible de les
tranficrîre. Jacob et sa complice non seulement sont admonestés,
mais mis à l'amende, la cour déclarant que a c'est chose singallèiie
et à déplover ëterdellement que jeunesse ait de pareilles idées, et que
les^ personnes del'iin e^ l'autre sexe se corronqient ainsi mutudle-
ment. En ce qui concerne Tuttle, elle est une corruptrice injus-
Ittfiahle du discours et de la parole. Pour ce qui est de Jacob, sa
jBanière et M cûnduite^sont incivfles, immodestes, corruptrices.
VOTAMUaS AUX ETATS-UNIS* 4S9
bIaq>héBiatrices et démoniaques; » il ira en prison et paiera l'a*-
mende.
Pour s*ôtre enivré, le pauvre Isaïe, domestique du capitaine Tur-
net, paie cinq livres sterling, ce qui , en égard au changement de
valeur de Targent, ressemble fort à trois cents francs d'aujourd'hui;
la serrante Ruth Acie est fouettée peur avoir menti et reçu chez
elle» la nuit, William Harding, le don Juan de la colonie; Marthe
Halbon reçoit le môme châtiment pour avoir soupe avec ce même
bandit de William Harding; Goodman Hunt est chassé du Connecp-
ticut pour avoir mis au four un pâté destiné au susdit Harding» et
mistriss Hunt, sa femme, ayant reçu ou donné un certain baiser
relatif au même personnage, évidemment redoutable , est fouettée
et chassée. Toutes ces exécutions, qui tombent, comme on le voit,
sur des baisers et des pâtés, datent de janvier 1643.. Notre don Juan
William Harding poursuit sa carrière jusqu'en 1651; en décembre
de cette dernière année, nous le retrouvons; il a épuisé Tindulgence
des juges» des pères et des maris. On le condamne a à payer cinq
livres sterling à M. Malbon, cinq autres livres à M. Andrews, à quitter
la colonie^ et à être fouetté très sévèremenL » Triste fin pour un
don Juan.
Telle était la législation calviniste qui a civilisé et préparé les États^
Unis. Plusieurs des articles de son code bleu se font remarquer par
leur terrible concision : a Aucun quaker ne recevra le logement ni la
DQiirriture. — Quiconque se fera quaker sera banni, et, s'il revient»
sera pendu. » Le crime des quakers» selon les puritains» était de ne
pas vouloir tuer les sauvages. Les articles suivans valent encore
nûeox : a Art. 17. Le jour du Seigneur, personne ne courra; on ne
se promènera pas dans son jardin ni ailleurs» et l'on marchera seu-
leoient avec gravité pour aller à l'église ou pour en revenir. —
Art. tS. Le jour du Seigneur, personne ne voyagera, ne fera la cui-
sine» ne fera le lit, ne balaiera la maison» ne se coupera les cheveux»
ou ne fera sa barbe. — Art. 31. Il est défendu à tout le noonde de
lire la liturgie anglicane, de fêter la Noël, de faire des pâtés de ha-
chis {mince-pies)y de danser, et de jouer de tout instrument, le tam-
boir» la trompette et la guimbarde exceptés, d
Yoilà certes une civilisation bien peu semblable & cette dvilisation
dievaleresque qui instituait les cours d'amour, et qui» annonçant de
loin la position des femmes dans les sociétés européennes» frayait la
fOQte & la galanterie, à ses grâces, à ses raCGnemens et k ses excès.
La cruauté de ce code bleu, qui trouvait très mauvais que la jeunesse
460 REVUE DES DEUX MONDES.
eût de pareilles idées, s'est mitigée peu à peu, mais les rapports mu-
tuels des deux sexes s'en sont toujours ressentis. Aujourd'hui la
femme amëricainç, par un étrange contraste, est soumise à un étouf-
fement moral joint aux meilleurs traitemens physiques. Devant elle»
on se lève, on parle bas, on a soin de ne traiter aucun sujet qui
puisse lui déplaire ou la blesser; elle a la meilleure place à table ou
dans une voiture publique, mais elle ne possède ni influence , ni
confiance, ni sympathie. On dispose d'elle comme de quelque chose
d'incomplet ou de nécessaire, qu'il faut honorer, puisque le dépôt des
générations humaines lui est confié, qu'on doit soigner, puisque son
affaibUssement altérerait la pureté et la force des races , mais qu'il
faut tenir en dehors de toute participation aux droits intellectuels et
moraux de l'homme. La prédication du dimanche et le lieu-conunun
du journal, la causerie avec la voisine et la promenade dans les bou-
tiques, sont les seuls épisodes qui viennent appprter quelque diver-
sion à la plus monotone et à la plus restreinte des existences. Comme
il n'y a dans l'air, comme il ne circule dans la société aucun de ces
élémens de curiosité intellectuelle dont l'Europe est remplie, et que
les hommes ne songent qu'à manger, à boire, à faire fortune et à faire
banqueroute, la femme, de son côté, ne pense qu'à se marier le
plus tôt possible, élève beaucoup d'enfans, et meurt l'esprit étiolé
par la stérilité de sa vie et la répétition constante des mêmes devoirs
demi-serviles et des mômes frivolités sans but. Tels sont les fruits de
l'institution de Calvin. La femme n'y est plus un objet d'achat et de
vente, une chose matérielle, mais elle y reste passive, timidement
docile, sans ressource et sans ressort. On la tolère plutôt qu'on
ne l'accepte, et si les générations pouvaient se multiplier en Amé-
rique par quelque autre moyen, on se passerait d'elle très volontiers.
Dans les provinces du sud et de l'ouest , les familles se débarrassent
de leurs filles par le mariage avant môme qu'elles soient nubiles. Il
n'est pas rare de trouver dans ces états des femmes de vingt ou
vingt-un ans déjà veuves de deux maris; il n'est pas rare non plus
d'y rencontrer de doubles ou de triples divorces. Toutes les lois et
toutes les coutumes de l'Amérique tendent à relâcher le lien sympa-
thique des deux sexes, ou à les rendre indépendans l'un de l'autre. Il
sufiit d'un danger moral exposé par la femme devant ses juges, pour
la délivrer du lien qui lui pè^e : a Son mari est un joueur; — ou il
est trop oisif pour alimenter ses enfans; — ou il leur donne de mau-
vais exemples et des leçons dangereuses. » Aussitôt le mariage est
rompu.
VOYAGEURS AUX ÉTATS-UNIS. 461
Ainsi s'établit une indépendance bizarre, qui assure à la femme
certains droits inférieurs et maintient Thomme dans sa dure supé-
riorité. Ainsi se formulent une liberté glacée, une indifférence mu-
tuelle et la destruction presque définitive des affections vives et des
attachemens durables. Je ne sais si la moralité y gagne; plusieurs
voyageurs prétendent le contraire, et miss Martineau est de ce der-
nier avis. S'il faut l'en croire, les mariages américains étant merce-
naires, c'est-à-dire exclusivement fondés sur l'intérêt, la corruption
secrète y abonde : corruption sans passion, débauche sans plaisir.
Dans la Nouvelle- Angleterre; la plupart des femmes sont mariées à
des vieillards qui seraient leurs pères; partout la spéculation étouffe
lessentimens du cœur; tout est immolé aux règles de l'arithmétique.
Miss Martineau, avec sa violence de femme, appelle cela une prosti-
tution légale et se révolte amèrement contre « la sainteté du mariage
profanée par l'intérêt. » Sans adopter les véhémences romanesques
de la philanthrope, nous convenons sans peine qu'un pays où le dés-
intéressement de l'amour n'existe pas, et où les plus ardentes émo-
tions de la nature humaine sont étouffées par l'égoïsme , marche à
une corruption froide, plus dangereuse peut-être que les excès de
la passion et des sens.
Un résultat collatéral de cet anéantissement des rapports entre les
deux sexes, c'est Tanéantissement du ménage et de la famille. On
va* loger dans un hôtel garni. Le mari court à ses affaires, la femme
reste dans son boudoir. On dîne à table d'hôte, et cette vie commune,
sans domicile, sans abri, sans foyer domestique, cette vie errante et
k vol d'oiseau ne déplaît à personne. Les hôtels garnis contiennent
quelquefois jusqu'à cinquante ménages, si l'on peut appeler ainsi la
réunion accidentelle d'un homme et d'une femme qui se rencontrent
k peine deux fois par jour, à dîner et à déjeuner. On comprend quelle
doit être l'éducation des jeunes personnes qui passent leur vie dans
ces parloirs encombrés ou assises à ces tables entourées de convives
de tant d'espèces différentes; la vie d'hôtel garni doit produire sur
^s le même effet que la vie d'estaminet produit sur les hommes.
D'ailleurs il est difficile d'avoir un ménage dans un pays où rien n'est
plus rare qu'un domestique; le mot môme n'existe pas. Cette per-
sonne, que vous payez et que vous appelez votre help, votre appui,
accompagnera sa maîtresse à l'église, vêtue d'une robe de soie, avec un
chapeau à plume , ou elle se placera derrière sa chaise à table, coiffée
en cheveux avec une couronne de roses et un peigne d'or. c( J'en ai
TOME I. 30
(.62 ftBVUB DES DEUX M^fDES.
TU une, dit miss MartiQ€au> qui, pour la commodité du service, avait
ajouté à cet attirail coquet une paire de lunettes vertes. » Au moindre
mot, à la plus légère observation, vous êtes menacé du magistrat par
«es domestiques , dont en réalité les Américains sont les esclaves.
On trouve plus commode et moins coûteux d*employer les services
4es garçons d*hôtel garni , qui sont mercenaires, mais actifs, obéis-
sans et empressés.
La femme américaine ne s^attache donc à rien , elle n'a point de
maison à tenir, personne ne cause avec elle, et ses prétentions à l'ori-
ginalité de la pensée seraient plutôt un objet d'irritation et de mé-
contentement pour ses concitoyens qu'un honneur pour elle. Dans
les maisons qui tiennent ménage, c'est le mari qui va au marché,
sans doute par un sentiment délicat d'économie. Tels sont les por-
traits que nous donnent les voyageurs que j'ai cités , car je suis loin
de prendre ou d'accepter la responsabilité personnelle de ces accu-
sations. S'il faut se fier à eux, les femmes américaines, qui n'ont
rien à faire, lisent beaucoup et ne réfléchissent guère. Elles savent en
général plusieurs langues , mais l'activité de la pensée leur manque;
la seule faculté qu'elles cultivent est la plus humble de toutes, la
mémoire. Jolies, d'une fraîcheur délicate et éblouissante dans la pre-
mière jeunesse, douées de toute la finesse, de toute la bonté et de
toute la grâce que Dieu a départies à leur sexe, ayant du loisir pour
cultiver leur esprit et élever leur ame, de la richesse pour s'entourer
des élégances de la vie, que leur manque-til? Une société plus in-*
tellectuelle, moins occupée de soins matériels , moins absorbée par
le commerce; une société plus chevaleresque, plus impétueuse, plus
ardente pour l'idéal, moins concentrée dans l'intérêt. Il leur manque
des juges qui les stimulent et les excitent. L'ancien monde, malgré
ses nouveaux penehans démocratiques, diffère en cela de la jeune
Amérique. Il doit la culture intellectuelle et la délicatesse exquise
4e ses fenunes à l'ineffaçable trace de ses vieilles institutions, mêlées
de vices et de grandeur, d'ombre et de lumière, incomplètes d'ai^
leurs, irrégulières et mauvaises à plusieurs égards, ecmime tout €e
qui est de l'humanité. Il se trouve aujourd'hui que les institutions
^américaines, qui repoussent la chevalerie, qui s'appuient exclusive-
ment sur l'intérêt personnel, produisent des résultats plus dange-
reux et de plus tristes effets.
Au suri^, l'avenir s'ouvre encore si vaste devant cette nation
iK>vice, et sa situation est si évidemment transitoire, qu il serait
VOYAGEURS AUX ÉTATS-UNIS. 46$
toutr&-fait injuste de croire sur parole les plaintes et les critiques de^
touristes de la Grande-Bretagne. Us ne se font pas faute d'avouer
que, sous le rapport de l'instruction et de la politesse, les femmes
américaines sont très supérieures à leurs frères et à leurs maris»
Comment cela serait-il autrement? Et quel besoin les Américains
ont-ils aujourd'hui de ce raffînement et de cette politesse? Quel bien
leur ferait un Dante, un Raphaël ou un Molière? Us ont une tâche
bien plus pénible à mener à bonne fin. C'est à eux qu'il faut par-
donner la rude ambition , le négoce ardent et impitoyable. La patrie
en profite; les individus y perdent. L'activité qu'on exagère abrutit.
Cestle repos, la rêverie, l'oubU des nécessités du jour, qui font
naître toutes les grâces et toutes les délicatesses. N'attendez rien
de ce pivot de fer brûlant qui s'appelle un homme, et qui roule éter-
nellement dans un cercle d'activité dévorante; il vous broiera et
¥OQS déchirera en lambeaux, si vous êtes sur la route de son in-
térêt.
Oo comprend d'avance quelle espèce d'injustice nous reprochons
wx voyageurs anglais en Amérique. Un pays qui se forme, ils le
jngeBt comme s'il était mûr et accompli. Ils ne voient pas que les
qualités les plus aimables et les plus appréciées dans le monde ancien
seraient des vices et des dangers, appliquées au monde nouveau.
Quelques coteries de Philadelphie et de New-York essaient de cal-
quer leurs usages sur ceux de Londres et de Paris; c'est cette por-
tion affectée des mœurs américaines que M. Grundt a saisie avec
assez de bonheur et reproduite avec un sentiment un peu grossier
du ridicule. Quant à M. Dickens, il est beaucoup plus malin, et ses
portraits se distinguent par plus de finesse et de gaieté. Il ne s*arme
pas d'une folle colère contre la démocratie, mais il signale les bons
cMés qu'elle met en relief, les germes bienfaisans qu'elle développe*
Parmi ces qualités que les institutions nouvelles de l'Amérique ont
évidemment protégées , on trouve en première ligne l'activité, puis-
la patience, la c.ûmplaisanoe mutuelle et la douceur dans les rela—
lions. C'est on grand maître de philosophie que la foule. Cette masse
aveugle, cyclope qui n'a pas d'œil et qui va par ses instincts, force
ehaqne membre de la canunananté à ne pas exagérer sa propre va-
leur et à compter pour beaucoup ses semblables. Oo se porte Bia—
tuellement secours, on s'entr'aide, on tolère le voisin.
L'habitude de la démocratie a même donné aux Aoiéricaias do
Nord une sorte de polîiesse banale , une complaisance
30.
k&ï REVUE DES DEUX MONDES.
qui devient quelquefois insipide. Tout le monde est de Tavis de tout
le monde; le lieu commun devient, pour chacun, un asile assuré.
M. Dickens a écrit là-dessus quelques chapitres assez plaisans.
Selon lui, le fonds de la langue anglo-américaine, c'est ; Oui-^ mon-
sieiiry mots qui ne peuvent blesser personne, et que les citoyens des
États-Unis répètent à tout bout de champ avec des inflexions diverses.
c( J*ai entendu, dit-il, ce terrible : oui y monsieur^ plus de deux mille
fois dans une journée. Il retentissait comme les cloches et semblait,
comme elles, se prêter à tous les mouvemens de Tesprit, exprimer
toutes les sensations, suppléer à toute espèce de causerie, et remplir
toutes les lacunes de l'intelligence et du loisir. Par exemple, la voi-
ture publique s'arrête devant une auberge de la grande route par
une chaude journée. La porte de la taverne est déjà obstruée de
convives impatiens qui attendent le dîner et qui jouissent des rayons
bienfaisans du soleil. Un personnage robuste coiffé d'un chapeau gris
s'est établi sur l'un de ces fauteuils aux pieds ronds si communs en
Amérique, et qui bercent par leur mouvement oscillatoire le gentil-
homme qui s'y assied. Une tête passe par la portière de la voiture;
elle porte un chapeau de paille; croyant reconnaître le chapeau gris,
elle engage avec lui la conversation suivante :
Lb chapeau de paille. — Je suppute bien quand je dis que c*est
le juge Jefferson que je vois?
Le chapeau gris, se balançant toujours, parlant lentement, sans
aucune émotion et sans regarder le chapeau de paille : — Oui, mon-
sieur.
Le chapeau de paille. — Juge, il fait chaud.
Le chapeau gris. — Oui, monsieur.
Le chapeau de paille. — Il a fait une petite pincée de froid la
semaine dernière, juge?
Le chapeau gris. — Oui, monsieur.
Le chapeau de paille, avec la même gravité : — Oui, monsieur.
Il se fait alors une pause, et les deux têtes se contemplent mutuel-
lement avec un grand sérieux.
Le chapeau de paille , reprenant la parole : — Si mon calcul est
juste, votre grand procès des corporations doit être fini, juge?
Le chapeau gris. — ^"Oui , monsieur.
Le chapeau de paille. — Quel en est le résultat?
Le chapeau gris. — En faveur de l'intimé, monsieur.
VOYAGEURS AUX ÉTATS-UNIS. 465
Le CHAPEAU DE PAILLE, interrogativement : — Oui, monsieur?
Le CHAPEAU GRIS, affirmativement : — Oui , monsieur.
Tous les deux en duo, très lentement, et en regardant ceux qui
passent :
— Oui , monsieur.
Nouvelle pause. Ils se regardent encore plus sérieusement qu'au-
paravant.
Lb CHAPEAU GRIS. — Cette voiture est en retard, si je calcule
bien.
Le chapeau de paille , sur le ton du doute : — Oui , monsieurl
Le chapeau gris , regardant à sa montre : — Oui, monsieur; de
deux heures.
Le chapeau de paille, en élevant ses sourcils et d*un air de pro-
fond étonnement : — Oui , monsieur!
Le ghapeau gris, d'un ton positif, en remettant sa montre dans
son gousset : — Oui , monsieur.
Tous les autres voyageurs se parlant Tun à l'autre, dans l'intérieur
de la voiture. — Oui , messieurs.
Le cocher se retournant, et d'un ton de mécontentement très vif:
— Non, messieurs.
Le chapeau de paille , s'adressant au cocher, et avec un certain
respect : — Oui, monsieur; mais il me semblait que les derniers
milles nous avaient coûté un assez bon bout de temps; c'est un fait
et un calcul.
Comme le cocher ne voulait pas entrer dans cette controverse,
dont le sujet ne sympathisait pas avec ses idées, un autre voyageur
prit la parole et s'écria : Oui, monsieur. Le chapeau de paille, par -
politesse, lui répondit de môme, et le chapeau gris répéta les susdits
mots sacramentels; enfin le chapeau de paille demanda au chapeau
gris si cette voiture n'est pas neuve. Il reçut la réponse accoutumée.
Le chapeau de paille. — Je m'en doutais. Elle répand une forte
odeur de vernis, monsieur?
Le chapeau gris. — Oui, monsieur.
Tous les voyageurs, du fond de la voiture : — Oui, monsieur.
Le chapeau gris, s'adressant en général et en particulier à chacun
des voyageurs : — Oui , messieurs !
Enfin la capacité de chacun pour la conversation se trouvant épui-
sée, le chapeau de paille , qui était évidemment le plus actif comme
le plus bavard de ces citoyens de l'Amérique, ouvrit la portç, s'élança-
466 REVUE DES DEUX MONDES.
de la voiture sur la grande route, et de la grande route dans la salle
à manger. y>
On n*aurait pas attendu d*une république cet affaiblissement du
caractère individuel, cette crainte de blesser qui que ce soit, cette
apathie de la conversation , cet assentiment perpétuel et insignifiant
qui rend la société aux États-Unis si tiède et si fatigante. On est
doux, on est hospitalier, on se dissimule, on se gêne, on cède soù
droit au droit de tous. On perd ainsi, avec Tâpreté et les saillies
aiguës du caractère naturel, la naïveté sauvage, Toriginalité et la
variété piquante qui résulte des contrastes. Miss Martineau, qui ne
cesse d'exalter sa république chérie, avoue cependant que les Amé-
ricains passent leur vie à se flatter mutuellement, et le dégoût que
lui inspire cette adulation de tous envers tous lui dicte une compa*
raison hardie pour une dame anglaise : a J'en suis plus révoltée ,
dit-elle, que de^cette coutume immonde de fumer et de cracher
partout, qui laisse des traces dans les salons, dans les boudoirs et
dans la chambre des députés. » Dans l'intérieur des familles, le père
flatte le fils et le fils flatte le père. A ce défaut de sincérité vient
bientôt se joindre un mépris général pour les vertus et les élog^
que Ton accorde à tous sans y regarder de près. Un misérable
chargé de banqueroutes frauduleuses et soupçonné de faux vientr-il
à mourir, son éloge funèbre retentit dans toutes les églises. Ua
méchant livre parait-il, les journaux débordent de panégyriques.
L'orateur flatte le peuple, le peuple flatte l'orateur. Les ecclésias-
tiques louent! leurs ouailles, et les ouailles restent éblouies en face
de la supériorité de l'ecclésiastique; les professeurs admirent leurs
élèves, et les élèves grandissent démesurément le mérite de leurs pro-
fesseurs. Tout cela est puéril, vulgaire, et, ce qui est pis, égoïste.
Chacun, dans ce pays de liberté, se fait, de l'éloge qu'il prodigue»
une monnaie avec laquelle il achète d'avance l'éloge d'autrui. On
jette au nez d'un égal qui pourrait nuire un mensonge d'admiration
auquel répond un autre mensonge.
Ce n'est pas seulement l'Anglaise miss Martineau, ni l'officier de
marine Marryatt, qui accusent l'Amérique républicaine de ce défaut
misérable de sincérité et de liberté. Il a paru à Boston , en 1835, UB
petit volume Intitulé : Pensées sérieuses sur l'époque actuelle^ nous lui
empruntons le passage suivant : a Sans cesse la vanité folle de nos
journaux répète que nous sonunes le peuple libre par excellence^
I
YOTAGECRS AUX ÉTAT^-imiS. i6T
qÊt chez nous la liberté de la pensée et de Topinion est complète*
Ih bienl Je défle tout observateur de citer une seule de nos pro-
vinces où la pensée et Topinion soient libres. Cest au contraire un
fint, un fait déplorable, que dans aucun lieu du monde Tintelligence
n'est plus esclave qu'ici. Nulle part on n*a vu s*établir de despotisme
pki» dur et plus écrasant que celui que Topinion publique exerce
ptTflii nous, enveloppée de ténèbres, monarque plus qu'asiatique,
iHégilime dans sa source, tyran qu'on ne peut ni accuser ni détrôner^
in^istible quand elle veut étouffer la raison , réprimer Faction, im-
poser silence à la conviction; soumettant les âmes timides qu'elle
fait ramper devant le premier imposteur. Soyez charlatan, emparez-
fons pour un moment du préjugé populaire; vous forcez les sages à
ftiir et à se cacher, jusqu^à la minute fatale où un imposteur nou^
veau viendra vous détrôner. Telle est la situation morale et intellec-
toeUe de FAmérique, la moins libre en réalité de toutes les région»
ibi monde (1). »
On a pu remarquer, dans le dialogue un peu diffus des Américains
que M. Dickens a raillés tout à Theure, quelques mots singulièrement
appliqués : je suppute, je calcuky je combine; ce sont des locutions
pifticulières au dialecte anglo-américain. Les traits principaux de ce
dialecte méritent d'être recueillis. To calculate (supputer) remplace
les mots penser et supposer; to guess (deviner) est employé à tout
moment au lien de croire ou imaginer. Au lieu de direeUy (tout je
ftûte), on vous répond, « à droite, en avant, rigM away^ » Ces pi-
quantes altérations peuvent être étudiées sur place, au moment
même où elles s'opèrent. L'Amérique transforme, en les conservant,
ks vieux mots de la mère^patrie, comme l'Italie a changé le sens da
■K>t virtùy dont elle a fait la science des arts, et la Grèce te sens da
mot timé. Ce qui peut paraître aussi fort logique, c'est que ce peuple
d'avenir et d'attente ne dit jamais : je conjecture, ou je rafimagine.
Biais j'attends. « Attendre, deviner et calculer » sont les trois mots
sacramentels. Dans le wagon d'une machine à vapeur, dit M. Dic-
kens, il est à peu près certain que vous serez accosté de la façon
aiivante :
€ J'attends (je conjecture) que les chemins de fer d'Angleterre
sont semblables aux nôtres. »
« Vous répondez : Non ! — L'Américain reprend avec Taccent
înterrogatif : — Oui? £t quelle différence y a-t-il entre les nMres et
(1) Sob9t thoughts on the ttate ofthê times^ p. ST; Boston, 1885.
468 REVUE DES DECX MONDES.
les vôtres? — Vous le satisfaites. A chaque pause de votre com-
mentaire, il s'écrie : — Oui? Puis il continue dans son idiome : — Je
devine (je présume) que vous n'allez pas plus vite en Angleterre?
— Pardon, répondez-vous. — Oui? réplique-t-il, et il se tait poli-
ment, persuadé que vous mentez. Il mord pendant dix minutes la
pomme de sa canne, et s'adressant à cette pomme autant qu'à vous :
— Les yankee sont comptés ( regardés comme ) un peuple qui va de
Vavanty et ferme I (Aller de l'avant, going aheady est, en Amérique»
la plus grande marque de civilisation possible.) Vous ne pouvez vous
empêcher de répondre : — Oui.^ — et l'Américain répète affirmati-
vement et de la façon la plus vigoureusement appuyée : — Oui/io
Ce sont là de fort petits détails, mais qui font bien connaître le
caractère d'un peuple. Je les préfère, quant à moi, aux dissertations
savantes. C'est par ces circonstances familières et intimes que ce
trahissent les vrais penchans d'une nation trop jeune encore et trop
puissante déjà, trop incomplète et trop riche, pour échapper aux sus-
ceptibiUtés, aux faiblesses, à la morgue, aux niaiseries des parvenus.
Devant tous les voyageurs, les Américains se replient avec cette es-
pèce jle sensibilité souffrante et nerveuse qui ne développe pas sous
son jour le plus favorable le caractère national; n'apercevant plus que
ce côté mauvais et timide , miss *Martineau disserte , Basil Hall ba-
varde, Dickens plaisante, et Marryatt se met en colère. Dans l'his-
tqire littéraire, on a trop rarement observé les passions de l'écrivain;
c'est cependant là le mobile, le vent qui souffle dans la voile et qui
conduit le bateau. Les rancunes des Anglais les aveuglent trop sou-
vent quand ils s'occupent de l'Amérique. Ils choisissent ses plus
mauvais aspects et nous les présentent; mais que ne peut-on pas
dire de ce pays qui contient tout , qui se fait de toutes pièces , qui
change toujours, qui s'étend de tous côtés, qui n'a de limites natu-
relles que les deux mers, qui ne sait pas lui-même ce qu'il est, ce
qu'il peut, ce qu'il doit, ce qu'il sera, qui n'a ni passé, ni présent,
mais un avenir sans bornesl Vous peindrez sous les couleurs les plus
diverses la vie des squatters qui luttent avec le désert, celle des fana-
tiques qui dansent en hurlant dans les bois et celle des marchands
qui traversent les états de l'Union , comme les étoiles filent au ciel.
Toutes ces descriptions isolées seront inexactes; réunissez et grou-
pez-les; elles vQus donneront une idée juste de la démocratie amé-
ricaine, de cet embryon gigantesque, de ces molécules errantes en-
core, mais qui plus tard formeront un ensemble colossal.
Quand on réfléchit sur ces résultats obtenus par les voyageurs, on
VOYAGEURS ArX ÉTATS-UNIS. 469
est porté à croire que le climat de TAmérique septentrionale a déjà
exercé sur les fils des puritains une action qui les rapproche un
peu de Tancien sauvage des forêts américaines. La prédilection
pour les grandes images et les vastes métaphores, Tamour de la vie
errante, la froideur dans les relations entre les deux sexes, froi-
deur mêlée de dignité, semblent des caractère? empruntés aux abo-
rigènes, soit que la température ait modifié la race anglo-saxonne,
ou que l'exemple des sauvages ait été contagieux. Dans les romans
les plus remarquables de Cooper, le sauvage rouge et le squatter se
touchent ou plutôt se confondent. Voilà bien des influences diverses:
l'ancienne sève de la race, l'action d'un climat nouveau, la philoso-
phie duxviii*' siècle, Tesprit démocratique, et enfin Tesprit puritain,
dont, comme je Tai dit plus haut, toutes les traces ne sont pas effa-
cées. Plusieurs scènes rapportées par Marryatt et Dickens rappellent
vivement Fépoque de Cromwell ; vous croyez quelquefois' lire une
page de Butler ou un roman de Walter Scott. Par exemple, le der-
nier de ces voyageurs vous met en face d'un prédicateur qui , ayant
été marin dans sa jeunesse, forma une congrégation de marins,
planta le drapeau naval sur son église et conjserva dans sa chaire
toutes les allures d'un capitaine de navire. La première fois qu'il
prêcha , on le vit arriver, une grosse Bible in-quarto sous le bras
gauche et frappant sur le bois de sa chaire : « D'où viennent ces
gens-là? D'où viennent-ils? Qui sont-ils? Où vont-ils? Ah çà! répon-
drez-vous? » Alors il se mit à se promener de long en large dans sa
chaire, toujours la Bible sous le bras; puis il reprit : « Vous venez de
là-bas, mes enfans, vous venez de la cale du péché. C'est de là que
vous venez. Et où allez-vous?» Encore une promenade dans la chaire.
<cOù vous allez? au perroquet de misaine! Là-haut!... [forte); là-
haut!... {fortissimo); là-haut!... [rinforzando). C'est là que vous allez,
vent frais, filant cent nœuds à l'heure! » Nouvelle promenade dans la
chaire, la Bible sous le bras.
Il y a place pour tout, on le voit, pour le passé comme pour le
présent, dans un pays si vaste; excentricités anglaises, nouveautés
françaises, échantillons de mœurs arriérées, y tiennent à l'aise. L'ac-
croissement de la population est proportionnel au cadre énorme qui
la renferme. La seule petite ville de Rochester, qui était en 1815
de 331 âmes, est aujourd'hui de 15,000 (1). Elle a plus que triplé
(1) La population de Rochester était, en 1815, de 331.
— — — en 1818, — 1,049.
470 REVUE DES DEUX MONDES.
en trois ans ; onze ans lui ont suffi pour atteindre cette multiptt-
cation effrayante de vingt-six fois son nombre primitif. Quand on
pense que de telles opérations ont lieu sur toute la face de rAmé-
rlque sans que personne s'en doute et sans qu'il y paraisse, on re^
connaîtra sur quelle^ échelle travaille cette société géante et enfant.
Elle va si vite et nmrcbe à si grands pas, qu'on ne doit point se
montrer fort exigeant sur l'élégance de ses poses; ce qui est cer-
tain, c'est qu'elle avance et fait d'énormes enjambées. Elle met bien
un peu de puérilité dans ses créations, et elle se hâte d'enterrer
toute notre Europe avant que cette dernière soit bien morte; elle fait
des villages qui se nonmient Paris et des bourgades qui s'appellent
Borne. Ce vieux monde renouvelé , cette géographie ancienne en
habits de carnaval, prêtent à la plaisanterie; Syracuse auprès d'Or^
léans, Chartres auprès de Memphis, Canton à c6té de Venise, le
vieux globe se dédouble; tout déteint sur cette sphère jeune et in-
connue. Vous traversez Troie, vous arrivez à Pontoise; de là vous
passez à Mondaga, à Tchecktawasaga; vous vous trouvez dans le
faubourg de Corinthe, d'où vous arrivez à Madrid; et successive-
ment Thèbes , Tripoli , Schenectady, Tompkins, Babylone, Londres,
Sullivan et Naples passent sous vos yeux. Mais ce qu'il y a de plus
remarquable, c'est le progrès permanent de toutes ces localités. U
où le capitaine Basil Hall avait laissé deux boutiques et une église,
Hamilton trouve une bourgade; trois ans après, miss Martineau y
voit une petite ville; enfin Charles Dickens, deux années plus tard,
y admire des hôtels, un théâtre, un mail, un port, une jetë^. Cette
rapidité de végétation sociale est le miracle de l'Amérique.
Tout cela pousse, si l'on peut se servir d'un mot très vulgaire,
comme des champignons. Nous avons l'avantage de voir ee monde
politique se faire et s'arranger sous nos yeux. C'est un plaisir. Aussi
ne devons-*nous pas, si nous sommes équitables, demander à un
peuple qui va si vite une société achevée, mais seulement le commen-
cement, l'ébauche et la préparation d'une société. Ne vivez pas, à la
bonne heure, dans une forge ou dans une maison qui se bâtit, sous
le coup des marteaux qui retentissent, sous l'ardeur des flanunes qui
La population de Rochester était, en 1820, — 1,502.
— — — en 1822, — 2,700.
— — ' — en 1825, — 5,273.
— — — en 1826, — 7,669.
— — — en 1827, — 8,000.
( Tabular statistical Viewt.)
VOYAGEURS AUX ÉTATS-UNIS. 471
pétillent et parmi les cyclopes qui ne pensent qu'à leur œuvre; mais
ne leur imputez pas à crime cette activité puissante qui fait leur force
et leur grandeur. II est absurde de s*étonner qu'une nation si rapide-
ment parvenue ait les défauts des parvenues, la susceptibilité, l'osten-
tation, la vanité, Tesprit de domination, l'inquiétude quant à l'opi-
iiion d'autrui.
On doit rendre cette justice à M. de Tocqueville, qu'il a fort bien
observé les vices de cette société; on ne peut lui adresser qu'un
reproche : c'est de n'avoir pasv assez dit que la nôtre est vieille, et
<ia'elle ne peut sans danger s'inoculer les maladies de la jeunesse.
€omme la plupart des écrivains de France et d'Amérique, M. Toc-
<iueville n'a pas osé braver notre tyran : l'opinion. La superstition de
f opinion nous menace; le culte des masses est à nos portes. Avant
de les subir, il faudrait les élever et les ennoblir, ces masses aveu-
gles. Déjà en Amérique, l'opinion et la presse, son esclave, ont fait
des ravages extraordinaires et accompli d'incroyables usurpations.
H semble qu'il faille à tous les peuples un tyran, et que la loi de
rhomanité soit de se soumettre à un pouvoir; celle du pouvoir est
d'abuser. Les Américains, tout en professant les principes démocra-
tiques, ont créé le pouvoir de l'opinion et s'y soumettent. Ce pouvoir
en est arrivé à l'abus; comme il est du choix de la nation , elle l'en-
courage. Armé d'un journal, c'est-à-dire d'une des batteries de topi-
nion, vous y pouvez impunément piller, tuer, assassiner. Veut-on
savoir ce que peut un journal en Amérique? La récente anecdote que
voici éclairera le lecteur.
Un créancier vient réclamer la somme qui lui est due; son débi-
teur se libère au moyen d'un couteau qui tue le créancier. Le ca-
daVre reste sur le plancher; pour se délivrer encore de ce nouvel
embarras, le meurtrier, qui est un libraire, découpe le cadavre, le
sale proprement, place les morceaux dans une boîte entre six cou-
ches de sel , cloue la boîte , la goudronne , l'enveloppe , la ficelle ,
Tétiquette, et y ajoute cette inscription : Porc salé. Tout ceci se
passe à Boston, chez les démocrates d'Amérique. La boîte est jetée à
bord d'un vaisseau et expédiée je ne sais où. Par malheur, l'homme
salé avait du sang, et le sel n'était pas en quantité suffisante; le sang
coula, et la boîte ouverte envoya le libraire Coït (c'est son nom)
répondre de son atroce cuisine devant un jury de citoyens améri-
cains. Trois fois jugé, trois fois remis en cause, toujours condamné»
toujours vivant, il existait encore il y a peu de mois, et l'on s'inté-
ressait à lui; ses parens étaient riches, ses amis puissans, il n'était
47-2 REVUE DES DEUX MONDES.
pas de sang mêlé , il tenait cl*une part au commerce et d'une autre
aux journaux. C'est là, ô philosophes, Faristocratie de la démocratie-
Un journal de New- York, dirigé par un nommé Bennett, ami de
Coït, trouve la cause du saleur, du cuisinier humain, bonne et cu-
rieuse à défendre, et il la défend. Il ne nie pas la salaison , ce serait
absurde et maladroit; il Tavoue. Apprentis avocats des causes noires»
jeunes suppôts de ce grand art des alchimistes de la parole, instrui-
sez-vous et apprenez ce que peut l'opinion égarée !
Notre journal new-yorkiste s'y prend ainsi : le lendemain du procès,
son premier JSew-Yorky en gros caractère, donne la description de la
séance arrangée en mélodrame. Voici la boîte, les morceaux, le cou-
peret, les habits; quel supplice pour l'accusé! Voici sa femnxe, ses
enfans, ses amisi Pauvre homme, dans quelle surexcitation et quelle
ivresse se trouvait-il plongé quand il a salé son semblable ! Les dix
heures de supplice du criminel pendant le procès, sa douleur, son
repentir, sa confession (confession fausse qui le disculpe), occupent
deux ou trois pages; plus le journaliste va, plus il s'attendrit. Subir
une telle torture , dit-il , c'est avoir été puni d'une manière au moins
suffisante. 0 Bennett 1 dramaturge magnifique! je n'ai pas lu deux
de tes pages que je me sens convaincu. Ce vertueux assassin me fend
le cœur. Lorsque le jury passe huit heures à délibérer. Coït ne de-
vient pas seulement un objet de pitié, c'est un héros. 0 Bennett!
ce Coït étend son manteau sur les banquettes et s'endort paisiblement,
pendant que sa mort ou sa vie se décident. » Il dort , ce juste , et le
président du jury vient d'une voix tremblante lui annoncer la sen-
tence. Plusieurs membres du jury fondent en larmes. Coït est fou-
droyé. Enfin Bennelt, l'admirable Bennett, s'écrie : «Sera-t-il pendu?
C'est la question. Lui accordera-t-on une révision du procès? Et le
gouverneur osera-t-il lui donner sa grâce? »
Il n'a pas osé donner cette grâce, mais on n'a pas osé punir le
meurtrier; la main du bourreau n'a pas touché le protégé de l'opî-
V nion, mais Coït s'est suicidé après trois ans de délais. Il faut lire ce
que rapportent au sujet de la presse en Amérique tous les écrivains
anglais et américains. Quelques citoyens des États-Unis ont eu le
courage de dire la vérité, et ils ont couru des dangers très réels.
« La liberté de la pensée et de la parole, dit quelque part un philo-
sophe allemand, ne semble pas faire de grands progrès sur la face du
globe. Déjà un Anglais m'a dénoncé à la malédiction publique, comme
ayant osé dire que Byron et Walter Scott écrivaient mieux que la
plupart de leurs successeurs. Déjà un Italien de beaucoup d'esprit
VOYAGEURS AUX ÉTATS-UNIS. 473
m'a livré à Tanathème italien , comme ayant avancé que la péninsule
actuelle est un peu déchue. On m'annonce, et cela me flatte extrê-
mement, qu'ayant médit de la Chine, je serai prochainement mis en
pièces par le mandarin Hou-lou-fou, qui prend la défense du pays
des théières. Deux ou trois Américains des États-Unis ne suivront-ils
pas ce bon exemple, et serai-je pendu en effigie à Boston, conune
Ta été récemment un voyageur qui avait déplu? Le libre penseur, où
se réfugiera-t-il bientôt? Pour s'exprimer sans réticence sur une
œntrée quelconque , il faudra fonder une imprimerie dans une île
déserte, du côté du pôle. La facilité et la rapidité des communi-
cations semblent avoir réprimé, au lieu de l'encourager, Tindépen-
dance des idées , et bientôt l'on reconnaîtra avec étonnement que
la typographie, ce second Verbe de l'humanité, lui a été donnée,
comme la parole, pour déguiser sa pensée. »
Il faut citer en Amérique quelques penseurs indépendans, quel-
ques héros du courage moral , qui sont Clay, Webster, le docteur
Channing, Fenimore Cooper et Garrison. Ce dernier a soutenu les .
droits de l'esclave au péril de sa vie. Mais dans un pays où personne
ne veut servir, comment se passer d'esclaves? Les sonnettes sont
bannies, sous prétexte que cet usage est humiliant. Les domestiques
ou plutôt les aides [helps)j car il n'y a pas de domestiques, vous
laissent attendre des heures entières. Ce chapitre des domestiques .
est intarissable en plaisanteries plus ou moins bonnes; chaque jour
est témoin des plus originales aventures. Une maîtresse de maison
attendait quelques amis à souper; ils vinrent tard, les mets étaient dé-
posés dans un de ces poêles portatifs destinés à en conserver la cha-
leur et placés dans le lieu du repas. Lorsque les convives entrèrent,
on aperçut le domestique assis à table et démolissant, pour son usage
personnel, une très belle volaille; aux reproches qui lui furent faits,
il répondit : « Personne ne venait, tout aurait été froid. » Un autre
laquais, dont miss Martinean raconte l'histoire, reçut de sa maîtresse
Tordre de ne rien faire et de ne rien dire pendant toute la soirée,
mais d'examiner seulement si chacun avait du sucre et du lait dans
son thé. Pendant deux heures à peu près, il accomplit Odèlement cette
mission, puis il ouvrit la porte et s'en alla. Un remords le prit tout
à coup, et, entrebâillant la porte, il s'adressa aux personnes qui oc-
cupaient un canapé situé à l'autre coin de la chambre : a Ohé, là-basi
cria-t-il de toutes ses forces, y a-t-il encore du sucre? »
Ce n'est pas seulement dans les relations de domesticité que l'in-
fluence de la destruction des classes se fait sentir. Là comme en
Vn KEVUE DES DEUX MONDES.
France, le commerce et la production deviennent démocratiques ,
«c'est-à-dire s'abaissent. Les acheteurs ne se classent plus; les con-
sommateurs sont sur un pied d'égalité; les fabricans et les vendeurs
n'ont plus qu'un seul niveau. On fait vite et assez bien pour que la
marchandise soit acceptée. On fabrique au pas de course; on achète
•de même : de là' une médiocrité générale dans les produits. Qu'im-
porte le plus ou le moins de perfection? Une teinte générale s'em-
pare de ce pays aussi romanesque par les faits qu'il l'est peu par les
mœurs. Ce mélange d'Allemands, d'Espagnols, d'Irlandais, d'Écos-
sais, de Français, tombant à la fois dans la masse anglo-saxonne
et hollandaise qui fait l'ancien fonds de la colonie, devrait donner
les fruits les plus bizarres. Nullement. Ces couleurs hostiles s'amor-
tfssent et s'éteignent, comme la fusion de toutes les nuances aboutit
sur la palette d'un peintre à une teinte grise et sans nom. Ce n'est
pas qu'il n'y ait là-bas de terribles drames de la vie réelle. Du côté
des Montagnes Rocheuses et vers les régions du sud, la vie des colons
est sauvage à épouvanter; la loi se tait ou reste impuissante. II se
fait dans ces solitudes des actions effroyables et inconnues^ On s'est
fort étonné en Europe de cette association indoustanique des Thugs
et des Phansegars, qui étranglaient scientifiquement les voyageurs
sur les grandes routes, et qui constituaient une secte religieuse. Le
petit volume publié à Boston, et intitulé : Vie de Murel et ses Confes^
sions, prouve que le même genre d'association, soumis à des com-
binaisons et à des lois plus raffinées, comme il convient aux petits-flls
de la vieille civilisation européenne, existait, il y a cinq ans seule-
ment, aux États-Unis. Môme concours de volontés pour le mal et
pour le lucre, même cupidité, même secret, même régularité savante
dans l'exécution des meurtres. C'est sur les bords du Mississipî que
se passent en général ces terribles scènes; fleuve boueux et sanglant,
dont les vagues, dit un Américain, ont englouti plus de cadavres, et
les rives caché plus de crimes qu'on ne le saura jamais. Certes, un
écrivain de génie tirerait grand parti de la vie de Murely de celle dte
3fike, des récits consacrés par les journaux à la perte des bateaux à
vapeur le Home et la Moselle. Il suffit de parcourir les procès-verbaux
des tribunaux, tels que les papiers publics les donnent, pour recon-
naître les matériaux dramatiques dont l'Amérique regorge dans son
état de fournaise où se forge, comme un fer rouge , la société de
J'avenir.
Ce grand bouillonnement laisse subsister, comme je l'ai dit, queï-
qucs-uns des anciens traits nationaux : l'entreprenante énergie et te
VOYAGEURS AUX ÉTATS-UNIS. iTS'
patiente audace du Saxon, la témérité indomptable du Normand, un
eockneyisme exagéré, la vulgarité de Wapping, le calme stérile et
Tégoîsme chiffré de LeadenhaB-Street, la smariness aventureuse dtt
hlachleg, la rigueur formaliste et extérieure du purRain. La vieille
nationalité anglaise n'a pas encore eu le temps de se rasseoir, de se
raffiner et de se transformer totalement; mais elle y parviendra, et
bientôt on ne reconnaîtra plus sa descendance. Chaque jour, la méta-
morphose avance, et beaucoup de gens ne se doutent guère de ce qui
se crée sous leurs yeux. En 1666, les germes d'une république rem-
pKssaient l'Amérique; personne ne s'en doutait. Aujourd'hui une
Europe colossale se forme là-bas, et Ton n'y pense guère. Que de-
viendra cette civilisation puritaine, soumise à une éducation mathé-
matique? C'est la première fois que l'on tente un pareil essai, et que la
philantropie, les arts, la religion elle-même, se formulent par racines^
cubiques et par cosinus. Le capitaine Hall rapporte que les jeunes
élèves de l'école militaire de West-Point perdent leurs noms et sont
dassés mathématiquement comme des chiffres. Cette réduction de
rhomme à l'état de chiffre fonctionnera-t-elle bien? On le saura plus^
tard. Marryatt donne une autre preuve curieuse de cette royauté do
chiffre : deux jeunes femmes en diligence parlent de leur bonnet, et
en parlent mathématiquement.
Une telle organisation sociale ne favorise point la littérature et
n'en a pas besoin. Cette nation de fourmis laborieuses, d'abeilles
actives, d'êtres humains, dont le mouvement de création est inces-
sant, qui ne se donnent pas le temps de manger, qrri méprisent le
loisir, qui abhorrent le repos, est dans la situation la plus détestable
pour cultiver l'art et la poésie. Elle compte cependant quelques imi-
tateurs heureux de l'ancienne littérature anglaise, — comme ora-
teurs politiques : Webstw, Clay, Everett, Cass; -^ comme historiens :
Bancroft , Schoolcraft , Butter, Carey , Pitkins , Prescott , Sparks ; —
les polygraphes Neal, Child, Steevens, Leslie, Sedgewick, Sanderson^
Willis, Hall , Fay, Washington Irving; — les romanciers Paulding,
Ingraham, Kennedy, Bird, Fenimore Cooper; — les poètes Drake,
Longfellow, Sigourney, Bryant, Halbeck; — les légistes Kent, Story
et Hall; — mais surtout l'homme courageux qui a dit aux Américains
leurs dangers, qui leur a indiqué les écueils contre lesquels leur
prospérité peut faire naufrage, le docteur Chénning. Le grand carac-
tère du talent manque à la plupart; ils ne sont pas originaux. C'est
un fait incontestable que depuis l'introduction et le développement
de l'élément démocratique en France, l'originalité s'y y st également
476 REVUE DES DEUX MONDES.
abaissée. Ni la France, ni l'Amérique, ne possèdent aujourd'hui
d'écrivain aussi hardi que le furent Montaigne, Bacon, Sterne, Swift,
Molière, Cervantes et Rabelais. Cest que le gouvernement des masses,
chose étrange, ne développe pas la liberté de l'esprit; il l'étoufiFe, et
par une raison mathématique. Lorsque tous ont droit sur tous, qui-
conque se détache des autres blesse les droits de tous. Comment
concilier rorigipalité' avec l'égalité? L'élégance et l'exactitude, la
magniloquence ou l'aflFéterie, pourront s'accorder avec de telles
mœurs; la liberté et l'originalité, jamais.
Faute d'une littérature et d'une poésie originales, on a essayé, en
Amérique, cette littérature des stimulans et des caustiques, qui n'a
n'a pas encore dit son dernier mot en France, mais qui cependant
marche et ne va pas mal. Les Américains nous ont dépassés. Nos re-
présentations dramatiques n'ont pas atteint le degré d'excitation et
de puissance obtenu récemment par un drame américain. C'est le
xhef-d'œuvre du genre que ce drame , qui doit désespérer les mo-
.dernes créateurs; il a pour titre les Régions infernales ^ et l'on ne se
Jasse pas de le représenter dans toutes les provinces de l'Union.
X auteur n'a fait aucuns frais de dialogue. Ce sont des damnés, des
pendus, des chaudières, des supplices, des écartèlemens, des flanunes
rouges, des hurlemens, des grincemens; une obscurité mêlée de
sillons de feu, des mares de sang, des sanglots plaintifs, des foules
xle malheureux plongés dans la poix bouillante, et des diables qui ar-
rachent de longues lanières de chair humaine. Tout cela remplace
Sophocle, Shakspeare et Corneille avec beaucoup d'avantage. Les
Américains sont touchés de ce grand pathétique; ils n'ont pas le
temps de lire; ils bâtissent, creusent des canaux, défrichent, labou-
rent, et passent comme l'éclair d'un bout de l'Amérique à l'autre.
Un tel peuple ne peut pas être intellectuel; en fait d'art comme de
poésie, la première condition, c'est le repos, seul il est fécond.
Philarète Chasles.
sr
REVUE LITTERAIRE
DE L'ALLEMAGNE
On serait dans une grande erreur si , en essayant de caractériser le mou-
Tement intellectuel et les mœurs littéraires d'outre-Rhin, on osait espérer de
^tlsfaire aux exigences de TAllemagne. Depuis que la nation allemande,
entraînée, par le génie de quelques grands hommes, hors de ses habitudes
et de son docile instinct d'imitation, a vécu de sa propre vie pendant environ
un demi-siècle, et répandu çà et là ses œuvres de poésie et d'érudition, c'en
est fait de cette modeste nature de caractère que nous louons encore par tra-
dition , que nous trouvons bien encore dans certains cercles d'honnêtes fa-
milles , garantis par une grâce providentielle de la contagion, mais dont on
ne reconnaît plus la moindre trace parmi les jeunes écrivains qui aujourd'hui
dissertent dans six cents journaux et inondent de leurs productions la foire
de Leipzig. Un étrange orgueil a saisi le cœur de ce peuple, qui jadis chantait
si doucement ses chants de Minnesinger et ses ballades. Ce n'est plus ce grave
et laborieux disciple qui , dans son ardente curiosité, interrogeait tour à
tour le monde ancien et le monde moderne. C'est Pygmalion se passionnant
pour l'œuvre de ses mains, c'est Narcisse absorbé dans la contemplation de
sa beauté.
Il n'est plus permis aux étrangers de juger cet heureux pays, et aux Fran-
çais moins qu'à tous autres. Ces légers Français, disent les docteurs d'Al-
lemagne en affectant un air de grave supériorité, et par cette épithète ils
TOME I. 31
478 REVUE DES DEUX MOHDES.
condamnent d'avance toutes nos observations. Si on les loue , ils acceptent
avec une royale bienveillance Téloge comme un hommage qui leur est dû, et
daignent même quelquefois témoigner qu'ils sont satisfaits. Si on les critique,
oh ! alors il se fait parmi ces régens de la pensée un terrible mouvement.
Tous les journaux , grands et petits , sonnent le tocsin ; tous les folliculaires
courent aux armes. C'est une levée de drapeaux générale, une vraie croisade.
L'Allemagne, divisée en tant de petits états et de petites villes, ne forme plus
qu'un seul empare dès qu'elle sej croit attaquée par l'étrauger, et la presse,
soumise à tant d'entraves , bâillonnée par tant de règleniens sévères , s*en
donne à cœur-joie quand elle trouve une occasion de lacérer un pauvre homme
que nul article de censure ne protège. La déclaration de guerre, le mot de
raUiement, courent avec la poste d'une province à l'autre, agitant les clubs
d'étudians et les habitués des cabinets de lecture. Dans l'espace de quelques
semaines, le critique qui a osé émettre un doute sur le profond savoir de
l'Allemagne , contredire une de ses doctrines , blâmer une de ses tendances,
est poursuivi , insulté dans six cents feuilles périodiques , traîné au grand
marché de la librairie, et marqué d'un sceau indélébile de réprobation.
Quand il en viendrait à produire un chef-d'œuvre vingt ans après cette fatale
campagne, on lui refuserait encore toute espèce de mérite, car les rancunes
de l'Allemagne sont implacables; la mort même ne les apaise pas, et, comme
l'a dit M. Edgar Quinet, si vous leur échappez vivant, comptez qu'elles bar-
bouilleront d'encre votre squelette. N'ont-ils pas, dans leur sotte ignorance,
nié le talent d'Alfred de Musset, en défendant les plates et triviales strophes
de leur Becker, et ne voyons-nous pas chaque jour encore leurs insolens jour*
naux insulter niaisement aux plus belles gloires de la France?
En reprenant cette revue littéraire de l'Allemagne, nous devons nous
attendre à soulever contre nous les invectives de la presse allemande, mais
nous nous résignons d'avance à nous voir traduits à la barre de la Gazette
de Leipzig, injuriés dans les journaux de M. Kùhn et de ses adhérens. Que
nous importe la colère de cette école vaniteuse et stérile, qui n'a pas su res-
pecter même le génie de ses maîtres, et qui, après avoir porté une main sacri-
lège à l'immortelle couronne de Goetlie et de Schiller, s'est posée comme la
régénératrice de l'art et des lettres en montrant au public, d'une main triom-
phante, quelques chansons immorales et quelques romans imités de Candidéf
Il est au milieu de cette jeune Allemagne , qui a pris son orgueil pour de
la force et son scepticisme pour du génie, il est une autre Allemagne laborieuse
et féconde, réfléchie et puissante. C'est celle de tous ces graves professeurs
d'université, qui continuent patiemment dans leur retraite austère leur cours
d'enseignement et d'étude, de tous ces philologues qui se dévouent aux re-
eberclies les plus pénibles de l'érudition, de tous ces historiens qui font revivre
à nos yeux , sous un jour nouveau, des annales inconnues ou défigurées.
Cette Allemagne-là , nous l'aimons , nous la respectons. Les hommes qui lui
appartiennent ont plus d'une fois éclairé la France par leurs travaux et n'ont
pas nié ce qu'ils devaient à la France. Nous aimons leurs mœurs simples.
. BEVUE LITTÉRAIRE DB L'AIXKBUGNE. HS
lear demeure hospitalière, asile sacré où Ton retrouve encore les saintes affec-
tions et les vertus patriarcales de la vieille AUeiuagne.
Avant de suivre dans ses phases nouvelles le inouvenent de la littérature
allemande, nous devions faire cette réserve, afin qu'on ne nous accusât
pas de confondre dans la même critique les esprits sérieux et les prétendus
réformateurs modernes, le savoir et la jonglerie, Fhonnéte modestie et la
fatuité. Nos paroles s'adressent en ce moment à cette tourbe inquiète et
mercantile d'écrivains qui se jettent comme des frelons sur les fruits qui
'tentent leur convoitise, et portent partout la piqûre de leur aiguillon.
Depuis plusieurs années , il existe un fait affligeant qui a déjà été signalé
dans cette Revue ^ et que nous devons livrer encore au jugement des hon-
nêtes gens. Des hommes qui, soit pour suspicicm de délit politique, soit
pour quelque autre motif que nous ne voulons point rechercher, ont été
forcés de quitter leur pays, sont venus se réfugier en France et y ont trouvé
un asile libéral. Us sont là, au milieu de nous, à Fabri des poursuites diri-
gées contre eux, accueillis avec tous les égards que la France a coutume de
montrer à ceux qui invoquent son secours, protégés et en partie même salariés
par notre gouvernement. 11 semble que tout, dans leur situation, devrait leur
inspirer un sentiment de sympathie pour la France, que si nos mœu];s, nos
idées, ne peuvent s'allier à celles qu'ils ont rapportées de leur terre natale,
la confiance que nous leur témoignons, Thospitalité firanche et souvent affec-
tueuse dont ils jouissent, devraient du moins leur graver dans le cœur une
pensée de gratitude. Quelques-uns, il faut le dire, ont prouvé plus d'une
fois qu'ils comprenaient les devoirs d'une telle position ; mais la plupart ont
traité la France comme une terre ennemie. Chaque jour, les innombrables
journaux de l'Allemagne reproduisent dans leurs colonnes des correspon-
dances de Paris où Ton peint sous les couleurs les plus fausses nos hommes
politiques , nos artistes et nos écrivains, où les évènem^os les plus simples
sont à tout instant dénaturés et noyés dans un tissu de circonstances men-
songères. Ce sont les réfugiés allemands qui rédigent une grande partie de
ces correspondances, et ces hommes qui crient au scandale quand un de nos
écrivains, au retour d'un long voyage en Allemagne, essaie d'énoncer
un jugement sur leur pays, ne se donnent pas même la peine d'étudier la
nation au milieu de laquelle ils doivent peut-être passer toute leur vie, et
dont ils parlent sans cesse avec tant d'assurance. Ils s'en vont de côté et
d'autre furetant les 07i dit, épiant le scandale, recueillant les pages les plus
obscures de nos livres les plus infimes , les scènes les plus bruyantes de nos
débats parlementaires, pour en faire une caricature grossière, sans vérité et
sans esprit.
A force d'entendre répéter les mêmes fables et de relire les mêmes récits
répandus de toutes parts avec tant de persistance et d'audace , l'Allemagne,
et cette fois je le dirai, T Allemagne la plus honnête et la plus judicieuse ne
doit-elle pas finir par en être impressionnée.' Ne doit-elle pas à la longue
nous croire entachés de tous les ridicules et livrés sans défense à toutes les
31.
480 REVUE DES DEUX MONDES.
mauvaises passions dont ses écrivains nous dotent si généreusement? On a
beaucoup parlé de Tanimosité que l'Allemagne manifesta contre nous en 1840;
eh bien ! j'ose l'affirmer, cette animosité était en grande partie le résultat de
ces infidèles correspondances. L'Allemagne, unie à nous par tant de rapports
d'intérêts matériels et de sympathies morales, par une longue communauté
de travaux intellectuels, l'Allemagne ne pouvait en un jour briser tant de
liens fraternels et s'éveiller un beau matin le cœur rempli de haine pour ceux
qu'elle regardait la veille avec confiance et affection. Mais ses correspondans
ne l'entretenaient que de nos dispositions hostiles et de nos projets sangui-
naires. Leurs articles injurieux provoquaient nécessairement de notre part
une réponse qui, torturée à plaisir, éveillait de l'autre côté du Rhin de
nouvelles susceptibilités et enfantait de nouvelles récriminations. Toute
cette fameuse guerre de 1840 n'a été après tout qu'une guerre de jour-
naux. En France, où les idées se succèdent si rapidement, elle a cessé; en
Allemagne, elle dure encore. L'Allemagne a pris en main la phime d'oie
et mis son cœur dans une bouteille d'encre. L'hostilité de 1840 sert de texte
à mainte dissertation prétendue nationale, elle alimente les faiseurs de bro-
chures et de gazettes qui avaient grand besoin d'un nouveau tlième, et qui
se garderont bien de lâcher celui-ci avant de l'avoir retourné en tout sens et
épuisé jusqu'à la dernière ligne. Elle figure dans le catalogue de Leipzig
sous une légion d'opuscules qui doivent, comme de vaillans soldats, dé-
fendre la patrie, et qui mourront obscurément dans les magasins des
libraires où ils ont pris leurs quartiers. Elle éclate même dans les livres qui
ont 1^ prétention d'être sérieux. Je trouve dans un récent ouvrage de M. de
Raumer, V Angleterre en 1841, un passage où l'auteur juge de son autorité
privée avec une incroyable assurance la lutte diplomatique de 1840, et d'un
tour ae main écrase la France, élève l'Angleterre , donne à lord Palmerston
la sagesse des philosophes, la majesté des rois, la splendeur du génie, puis
accable M. Thiers sous le poids d'une phrase doctorale. M. de Raumer a le
malheur d'écrire beaucoup et de conserver un pieux respect pour tout ce
qu'il écrit. C'est le Capefigue de l'Allemagne, et un romancier spirituel l'a
représenté tournant de la main gauche les feuillets d'un in-folio, et remplis-
sant de la main droite ceux d'un in-8° avec tant de prestesse et d'habileté,
que, quand il arrive à la dernière page du livre qu'il compulse, la dernière
page du volume qu'il rédige est toute prête à être envoyée à l'imprimerie.
Nous n'avons point à nous occuper de toutes ces compilations plus ou moins
sérieuses; mais que dire de la légèreté avec laquelle ce grave professeur
d'histoire à l'une des plus grandes universités d'Allemagne parle d'un événe-
ment dont l'Europe entière connaît aujourd'hui tous les détails ?
Un autre écrivain , après avoir inséré dans le Phénix et dans quelques
autres journaux, dont il s'était fait le rédacteur, ces précieux articles datés
de Paris, veut à son tour jouir des honneurs de la correspondance. Il arrive
en France, y passe quelques semaines, et publie deux volumes, deux petits
volumes il est vrai, qui, par l'exiguité de leurs dimensions, font un singu-
REVUE LITTERAIRE DE L'ALLEMAGNE. 481
lier contraste avec ces massifs et honnêtes in-8° qui semblent inbérens à
TAllemagne. Mais ces petits volumes , si légers en apparence, renferment la
quintessence des pensées les plus gravjes et des considérations les plus éle-
vées. Ils touchent à toutes les questions qui nous agitent le plus vivement, et
traitent avec une parfaite assurance du mérite et des défauts de nos hommes
les plus éminens. Si , après cela, nous ne connaissons pas très bien notre
situation , notre valei^r et notre avenir, en vérité c'est notre faute.
M. Gutzkow, qui est venu de Hambourg pour nous présenter, à nous et à
TEurope entière, ce fidèle tableau de notre pays, M. Gutzkow est l'un des no-
vateurs les plus intrépides qui existent de par-delà les montagnes de la Thu-
ringe et les plaines de Saxe. D'abord il a innové dans le style, ce qui, à
vrai dire, n'est pas une tâche sans mérite, car la langue littéraire allemande
ne ressemble que trop d'ordinaire à un épais fourré mêlé de broussailles , de
bruyères, où la lumière du soleil descend difficilement, et il faut savoir gré
à celui qui y pénètre avec un instrument tranchant quelconque, ne fût-ce
qu'une serpette, pourvu qu'il élague les branches parasites, les rameaux
touffus, les longues lianes tortueuses qui , dans les récits des historiens et les
contes des romanciers, entravent et voilent le chemin de la pensée. M. Gutz-
kow s'est fait une façon de langage souple et léger, parfois affecté et souvent
prétentieux, mais net et transparent, chose assez rare avant lui. Une fois qu'il
a eu atteint par sa légèreté de style cette innovation dans la forme, M. Gut-
zkow, fidèle à son système, en a imaginé une plus importante et plus pro-
fonde : c'a été de mettre à la place de ces graves et pieuses croyances que
l'Allemagne conservait comme le plus pur héritage de son génie national,
tous les paradoxes irréligieux et les fantaisies immorales empruntés aux bou-
tades misanthropiques de Rousseau et aux contes de Voltaire. Cette fois, la
grave Allemagne, atteinte jusque dans la paix de son sanctuaire, a crié à
la profanation; M. IMenzell, qui d'abord avait exalté le génie naissant du
jeune athlète, est entré dans une sainte colère, et, abdiquant tout à coup
^l'erreur de son enthousiasme, a lancé contre le spoliateur de l'arche germa-
nique un réquisitoire en forme. La censure s'en est mêlée, les gouvernemens
ont pris parti pour la censure, et M. Gutzkow a expié dans la prison de
Mannheim les témérités de son roman de fVally.
Ainsi glorifié par une triple innovation de style , de scandale et d'empri-
sonnement, M. Gutzkow a dil nécessairement se croire appelé à de hautes
destinées, et, dans le radieux sentiment de sa puissance et de sa mission, il
a voulu voir, il a vu la France et l'a jugée. Ce qui semble à tant d'esprits
sérieux une œuvre difficile , Tappréciation exacte d'un grand pays , de ses
institutions, de ses hommes politiques et littéraires, n'a été pour M. Gutzkow
qu'un léger passe-temps. Un coup d'oeil jeté çà et là, une note au crayon,
et voilà son jugement arrêté, sa sentence écrite dans deux volumes, que
M. Brockhaus, qui devrait connaître la France, puisqu'il a une maison à
Paris , n'a pas craint de publier.
Le 17 mars de Tannée 1842, iM. Gutzkow entre à Paris. Il y entre le cœur
&82 BÎBWE DES DEUX MONDES.
rempli d'ardentes pensées et de nombreux désirs. Où ira-t-il ? que verra-t-îl
pour commencer l'immense série de ses explorations? Ah! d'abord, s'écrie
ie grave allemand^ Véry, Véfour, Musard! puis les ministres, la chambre des
députés et la chambre des pairs. C'est que M. Gutzkow n'est pas un obser-
vateur comme un autre. Ce qui attire le plus notre attention, à nous pauvres
esclaves de la routine , est précisément ce dont il se soucie le moins. Un
cheval de fiacre arrêté sur le boulevard l'occupe plus, dit-il, que V hôtel des
Capucines , où M. Guizot donne ses dîners , et le pavage en bois de la rue
Richelieu lui inspire de profondes réflexions. Vous qui regardez innocem-
ment ces blocs octogones, vous vous figurez peut-être qu'ils n'ont été mis là,
à la place des pavés de grès, que pour la commodité des voitures et des piétons?
Pas du tout; c'est pour empêcher les Parisiens de faire de nouvelles barricades
€t une nouvelle révolution. C'est encore une diabolique invention de notre
gouvernement, à laquelle nous n'avions pas pris garde jusqu'à ce jour, et
que M. Gutzkow a eu seul la perspicacité de comprendre. Si M. Gutzkow
avait su que la plupart des rues de Pétersbourg et de Moscou sont également
pavées en bois, que n'aurait-il pas dit! Sans doute il aurait accusé le gouver-
nement représentatif de la France de profiter des leçons de la Russie , de se
rendre complice des mesures liberticides du despotisme !
Cette première découverte doit faire pressentir tout ce qu'il y a d'aper-
^s ingénieux et de merveilleuses révélations dans le livre de M. Gutzkow.
r^ous ne suivrons pas ce profond observateur dans le cours incessant de ses
visites et de ses pérégrinations. 11 faudrait des volumes entiers pour com-
menter dignement les singuliers traits d'esprit qu'il sème dans ses petits livres.
Que n'a-t-il pas vu pendant le peu de temps qu'il a employé à connaître Paris !
Il a vu M. J. Janin, et il affirme que le talent de l'auteur de PJne mort
haïsse de jour en jour, et que le critique ne conserve sa place aux Débats que
par ses complaisances pour les propriétaires de ce journal. Il a vu quelques-
unes de nos célébrités parlementaires et de nos hommes politiques. « Un jour,
dit-il , un jeune professeur français , aujourd'hui conseiller d'état , arriva à
Berlin dans le but d'apprendre l'allemand, et Je lui donnai des leçons. Je lui
expliquai l'Allemagne, et il m'expliqua la France. » La gasconnade hambour-
geoise dépasse celle des bords de la Garonne. Le professeur dont il est ici
question a trop d'esprit et de bon goût pour se faire expliquer l'Allemagne par
un homme tel que M. Gutzkow, et s'il a jamais daigné parler de la France au
pamphlétaire allemand , M. Gutzkow a certainement bien mal profité de son
honorable entretien.
Quoi qu'il en soit de cette fatuité, M. Gutzkow vient réclamer l'appuî de
son prétendu disciple, et se présente sous son patronage en divers lieux. II
a été conduit chez M. Guizot, qui, après lui avoir d'abord exprimé ses vives
sympathies pour l'Allemagne, a voulu le revoir une seconde fois, Ta invité à
déjeuner, et lui a ex[diqué tout son système politique et toute la nullité du
système de ses adversaires. M. Gutzkow, profondément touché d'un tel témoi-
gnage de confiance, et saps doute charmé aussi du déjeuner, n'a pas assez
REYUB LITTBRàIRS BB l' ALLEMAGNE. 483
d'ampleur dans la période et de superlatifs dans Texpression pour célébrer
les vertus et les éininentes qualités du ministre des affaires étrangères! C'est
asttlement dommage qu'une petite phrase tombe comme un sinistre final à la
suite de ce concert d'éloges : « M. Guizot, dit-il, méprise les Français. »
Nous pensons que cette fois encore M. Gutzkow se laisse aller au plaisir
de commettre une nouvelle gasconnade, ou que son ignorance de notre langue
ftora faussé dans son esprit le sens des paroles qui lui étaient adressées , car
Aousiie pouvons supposer qu'un long entretien avec M. Guizot puisse inspirer
à celui qui y a pris part cette phrase écrite en forme d'axiome : M. Guiasot mé-
prise les Franijais !
Quant à MM. Mole et Thiers, qui n'ont point fait l'honneur à M. Gutzkow
de lui dérouler leur politique, il les traite avec moins de considération, et
ne craint pas de ramasser contre eux des calomnies tombées depuis long-
temps devant le mépris public. Il serait puéril de relever de pareilles misères;
ce serait accorder à M. Gutzkow une importance qu'il ne mérite pas. Il faut
d'ailleurs reconnaître que les journaux sérieux de l'Allemagne n'ont parlé
de son livre que pour le stigmatiser. M. Gutzkow n'a plus le droit de repous-
ser le surnom de gamin de la littérature qui lui fut décerné dans son pays
quand il publia ses premiers romans, et nous ne nous serions pas occupés
de cet écrivain, si nous n'avions tenu à faire voir par un exemple récent avec
quelje présomption les régens de la jeune presse allemande viennent à nous,
avec quelle insolence ils nous jugent.
Mais pourquoi nous plaindrions-nous des réquisitoires que les écrivains de
la jeune Allemagne élaborent contre nous , lorsque nous les voyons , dans
leurs momens de loisir, lancer eux-mêmes le fiel de leur satire contre les cités
où ils ont reçu le jour et le sol qui les a nourris ? L'Allemagne n'a jamais
eu à subir de plus sanglantes épigrammes que celles qui lui ont été jetées
du sein d'une terre étrangère par deux de ses enfans , Bœme et Heine , et à
l'heure même où nous écrivons, elle entend de tous côtés, dans ses forums
et à ses tribunes , des voix amères qui l'accusent , qui lui reprochent rude-
ment son indolence et sa fiaiblesse. A Kœnigsberg, un jeune candidates-
lettres ouvre un cours public d'esthétique. Ce cours est suivi par plus
de quatre cents auditeurs, et M. Wasselrode, qui monte en chaire au mi-
lieu de cette nombreuse assemblée, se met à railler avec une vive et acerbe
ironie les prétentions ridicules et les vices du peuple aUeniand. S'il veut
parler de Munich et de Berlin, ^ j'aperçois, dit*il, sur le théâtre de ce monde
deux villes masquées qui se tiennent bras dessus, bras dessous, et se mur-
murent à Toreille avec une coquette confiance leurs petits secrets pour attirer
l'attention des autres masques : l'une avec un masque antique, un vêtement
grec, veut jouer le rôle d'Athènes, mais elle le joue mal; sous son carton
classique, elle boit beaucoup de bière de Bavière, et sous les plis ondulans
de la toge grecque, elle fait le signe de la croix et tourne le rosaire entre ses
mains. L'autre a une enveloppe mystique et bizarre. Elle porte plusieurs
masques et plusieurs costumes, car, de même que le personnage du Songe
hSi HEVOE DBS DEUX MONDES.
cPune nuit (Tété, elle veut remplir tous les rôles, celui de. Pyrame et de
Thisbé, du lion et de la lune. Elle veut être en même temps Athènes, Flo-
rence, Jérusalem, et capitale allemande. Une grande raie noire la traverse.
Cette raie représente le méridien de l'esprit et de Tintelligence qu'elle s'est
approprié pour que la science et l'art mesurent d'après elle leur longitude.
Elle est reniplie d'une foule tumultueuse : tambours en mouvement, acteurs
récitant une tragédie grecque, commissionnaires qui font des jeux de mots,
gendarmes, piétistes, savans, danseurs de ballets, et elle aspire à gouverner
le monde ! »
M. Wasselrode parle ensuite du peuple allemand et le caractérise ainsi :
« Voyez ce gros masque à la rude charpente, qui, pressé de tous côtés, froissé,
mutilé, supporte tout avec un flegme patient. Essayons de le voir de plus près.
Ah! je le reconnais, c'est notre cher Michel, la meilleure figure qui existe
dans le carnaval de la vie , le pauvre bouc émissaire qui a pris sur lui toutes
les fautes de Thumanité , et qui reçoit des coups quand les autres peuples se
conduisent mal. Quoiqu'il soit doué par la nature du caractère le plus sérieux
et le plus moral , le bon Michel est pourtant mis en tutelle pour toute sa vie,
de peur qu'il ne se laisse aller à quelque légèreté. Du haut de la chaire, on lui
fait de longs discours sur les voluptés effrénées de Sodome et de Gomorrhe, de
Babylone et de Ninive; le pieux Michel se recueille tout repentant, se promet
à lui-même de ne point s'abandonner à de tels plaisirs et de se mettre régu-
lièrement au lit chaque soir à dix heures. Si, par hasard, Michel, en buvant
un cruchon de bière avec son voisin , a eu le courage de calculer qu'il est
assez injuste de lui faire payer un impôt considérable pour l'éclairage des rues,
lorsqu'il est bien prouvé que les réverbères ne sont pas allumés pendant les
trois quarts de l'année , à l'instant même les feuilles politiques et les histo-
riens conseillers intimes lui retracent les horreurs de la révolution française,
et le bon Michel, qui pourrait prouver parfaitement son alibi dans cette révo-
lution ainsi que dans toute autre, baisse les yeux et rougit comme s'il avait
pris place dans un club de jacobins, et dîné avec Maratet Robespierre. Si par
hasard quelque peuple s'avise un beau jour de remplacer la lourde coiffure
de l'absolutisme par le léger bonnet phrygien , Michel peut être sûr qu'à
l'instant même la police lui défendra de porter son chaud et agréable bonnet
de nuit en laine, parce que ce bonnet ressemble beaucoup à celui des Grecs.
« L'homme le plus timide peut aussi avoir un moment d'oubli , et, s'il ar-
rive que Michel essaie une fois de s'adresser à un de ses nombreux institu-
teurs dans ces termes respectueux : Votre excellence daignera-t-elle excuser
et permettre... quoique... sans doute... mais pourtant si j'osais très humble-
ment avant qu'il ait achevé sa phrase, il est saisi sur place par les gen-
darmes et conduit en lieu de sûreté comme un tribun populaire et un démago-
gue dangereux. Et cependant voyez quelle figure rayonnante de santé et quels
muscles nerveux! Il a gardé la force de l'ancienne race teutonique et pourrait,
comme Goetz de Berlichingen, abattre d'un coup de poing un bœuf de Hon-
grie; mais Michel tient son poing dans sa poche et ne l'en tire que pour
REVUE LITTÉRAIRE DE L'ALLEHIAGNB. 485
payer loyalement ses impôts. Du reste, il joue son rôle comique avec tant de
naturel, qu'on doit croire qu'il est doué d'un remarquable talent mimique, ou
qu'il y a dans sou fait plus de sérieux que de plaisanterie. »
M. Wasselrode passe tour à tour en revue les érudits qui écrivent commen-
taires sur commentaires, les poètes qui se donnent des airs mélancoliques de
Byron et regardent chaque soupir qu'ils exhalent comme un élçin de leur
génie; puis il arrive aux pompes impériales de l'Autriche et au diplomate
habile qui , 'depuis quarante ans , gouverne cet empire.
« Silence! une assemblée nombreuse apparaît. L'empereur romain et sa suite
vont se montrer dans un quadrille historique. Le peuple accourt de tous côtés
et se dispute une place pour voir ce spectacle; il se presse, il s^entasse avec
une sorte de frénésie. On entend les cris d'angoisse, le râlement des femmes
et des enfans écrasés dans le tourbillon; mais les masses sont sans pitié. N'im-
porte qui tombera, pourvu que nous puissions dire à nos enfans et petits en- '
fans : Nous avons vu le manteau rouge de l'empereur romain, les officiers
impériaux portant sur leur tête des casques étincelans et sur la poitrine les
armoiries de l'état, ouvrant avec leurs hallebardes une rue au milieu delà foule.
Le cortège est aussi pompeux qu'un intendant de la cour a pu le faire; hommes
et chevaux sont couverts d'étoffes splendides; tout est brodé, armorié, empa-
naché à la façon du inoyen-âge. Les historiens, qui, non contens de prêcher
la contre-révolution, demandent encore le contraire delà révolution, afGrment
que ces costumes du moyen-âge sont non seulement très poétiques, mais qu'on
doit les regarder comme une garantie du repos social. £n vérité ils n'ont pas
tort, les hommes du moyen-âge ressemblaient à des dômes ambulans avec
des façades architectoniques, des flèches, des volutes, des chapiteaux. Tous
leurs vétemens criaient, grinçaient, sifflaient; ils portaient dans ces vétemens
leur cachot avec eux et ne pouvaient prendre aucun élan physique ni intel-
lectuel. Un homme de nos temps, avec ses cheveux courts,' son habit 'étroit,
sa cravate plissée , du haut de laquelle sa tête tourne librement de côté et
d'autre, appartient au mouvement et ne peut être trop surveillé.
« Parmi les liauis fonctionnaires de l'état, nous distinguons un courtisan
richement galonné : c'est le conseiller intime de son maître; il marche auprès
de lui et lui souffle à l'oreille de pieuses maximes de gouvernement. Voyez
quel caractère a ce masque, comme tout y est fortement empreint et gravé!
qui pourrait démêler, dans les hiéroglyphes de ses rides, les passions d'un
homme de cœur? Et ce sourire glacial, ce sourire démoniaque, voyez, quelles
tristes traces il a laissées sur les teintes vertes de ce masque métallique; ah!
croyez-moi, c'est la plus malheureuse figure de tout ce carnaval de la vie, plus
malheureuse encore que le tragique masque de fer de Louis XIV I
« Les autres masques peuvent encore, après leur travail journalier, leurs
efforts honnêtes ou leur hypocrisie fatigante, reprendre dans le sommeil
leur figure humaine; on a vu de vieux maîtres d'école, pauvres souffre-dou-
leurs du monde grammatical, sourire dans leur repos quand leur rêve heu-
MW ftBvm Dfis HBra noifBBs.
reux leur rappelait l'âge d'or de la fable grecque. Les censeurs peuvent aussi
sourire dans leur sommeil en songeant qu'ils boirent dans le même vase que
la littérature démocratique. La reine Mab visite la couche de tous les hommes
qui souffrent, et assoupit dans un Jl)aiser les souffrances de leurs veilles; le
malheureux conseiller de l'empereur dort, quand il peut dormir, avec son
lourd masque de fer et l'expression de son hypocrisie diplomatique. »
Qu'on nous permette de citer encore un passage de M. Wasselrode sur
le style politique de sa nation. Cette fois on ne nous accusera pas d'être
le Jouet d'une rigoureuse prévention et d'une erreur. C'est un Allemand
même qui parle : « Nous avons, dit-il, dans notre style plus de variété qu'au-
cune autre nation, car notre langue, comme l'a dit un poète, pense et com-
pose pour nous. Nous pouvons parsemer nos périodes ie tant de mots élégans,
de tant de sel attique, que les grâces et les muses s'en réjouiraient, et nous
pouvons pousser la rudesse béotienne jusqu'à l'injure la plus grossière. Nous
faisons des hexamètres avec la rapidité de l'éclair, et des pentamètres avec le
même abandon. Notre langue peut être si scientifique qu'elle en devienne
incompréhensible, et si frivole que les rédacteurs du Journal évangéligue en
soient épouvantés. La langue teutonique, dont on a si souvent loué la loyauté,
peut avoir aussi ses équivoques machiavéliques; les habiles joueurs de gobe»
lets peuvent faire avec cette langue des tours de passe-passe comme avec des
cartes, et à l'aide des mêmes mots avee lesquels ils nous faisaient une pro*
messe qui excitait notre enthousiasme et notre reconnaissance, ils nous déve*
loppent une idée tout opposée.
« 11 en est de la langue allemande comme des Suisses : elle est née libre et
républicaine, elle gravit les Alpes escarpées, les glaciers de la poésie et de la
pensée, et s'élance avec Taigle vers le soleil; et, comme les Suisses, elle sert
de garde au despotisme. Ce que le roi de Hanovre a dit à son peuple en man*
vais allemand, il n'aurait pu l'exprimer mieux s'il avait employé Tanglais.
I?otre langue, enfin, est comme certaines pilules propres à tout; il lui manque
seulement une chose dont elle a grand besoin , le style politique.
« Lorsque l'Allemand essaie de faire valoir les simples droits politiques qui
lui sont assurés par un papier timbré , comme sa femme par un contrat de
mariage , alors il enferme ses prétentions dans un tel réseau de phrases de
chiancellerie, de formules de respect, de protestations de fidélité et de dévoue-
ment étemel , qu'on prendrait son écrit pour la déclaration cérémonieuse
d'un garçon tailleur plutôt que pour une juste réclamation, car l'Allemand
n'est pas assez courageux pour user de ses droits, et il demande mille fois-
pardon quand il ose croire, penser, soupçonner ou pressentir qu'il pourrait
avoir quelque titre à formuler une légère demande politique. Que s'il s'en«^
thousiasme pour son droit jusqu'au point de s'avancer, comme a dit Schiller,
avec une fierté d'homme devant le trône des rois, il fait alors tant de pathos
théâtral , qu'il n'atteint pas son but. La plupart de nos suppliques pour la
liberté de la presse ne ressemblent-elles pas à ce marquis de Posa , revota
REVUE LITTERAIRE DE L'AIXEBIAGNE. 487
d'un costume scénique, qui se jette aux pieds de Philippe II, en lui disant :
« Donnez-nous la liberté de la pensée. » £t peutron s'étonner si le roi s'écrie,
en voyant ces suppliques : « Singulier rêveur ! »
« Le petit nombre d'Allemands qui ont eu le courage de se faire les avocats
de leur patrie, de représenter ses droits politiques, sont devenus les victimes
de l'inquisition d'état , par suite de la lâcheté de notre style politique.
« Autant le style allemand est lâche quand il s'agit de faire valoir un droit
politique, autant il est humblement sot quand il doit encenser le pouvoir des
grands. Qu'un prince s'avise par hasard de dire : Je veux exercer la justice^
à l'instant même voilà un essaim d'écrivassiers qui se précipite sur ces mots^
comme des abeilles sur une goutte de miel , et tressaille de joie sur cette
découverte faite dans le désert. Y a-t-il rien de plus offensant pour un prince
que de louer et de proclamer par toutes les trompettes des journaux comme
une vertu extraordinaire une simple volonté sans laquelle il mériterait d'être
appelé un Néron ? Et ce sont des journaux officiels qui répètent sous les aus-
pices de la confédération, sous les yeux des censeurs, de pareilles louanges!
Ne devrait-on pas appliquer dans toute sa sévéïité le paragraphe 92 du code
criminel à de tels prôneurs ?
« Voyez comme le style politique et les pensées qu'il doit exprimei; sont
négligés dans ces écoles que M. Cousin a tant louées! On devrait y prendre
^rde; on devrait obliger du moins chaque étudiant de l'université à écrire à
la fin de ses cours un article pour la gazette d'état, v
Tandis que, dans une des grandes villes de la Prusse, M. Wasselrode se
moque ainsi en plein auditoire de T Allemagne entière, à Munich , le roi de
Bavière, qui, entre autres prétentions démesurées, a celle de vouloir se faire
considérer comme un grand poète et un habile prosateur, compose les bio-
graphies des personnages auxquels il a décerné dans son Walhalla les hon-
neurs de l'immortalité, et un ordre émané de toutes lc|s chancelleries pres-
crit à tous les censeurs de l'AUemagne d'empêcher qu'on parle de ce livre
dans les recueils périodiques et les journaux quotidiens. Le voilà placé de fait
à l'état des livres condamnés par Vindex, et c'était en vérité le plus grand
service qu'on pût lui rendre; car cet ouvrage est écrit avec si peu de res»
pect pour les plus simples règles de la grammaire, qu'un professeur alle-
mand me disait : » Si un des élèves de nos écoles élémentaires remettait à
son maître une composition faite dans ce style-là, il mériterait qu'on lui
donnât le fouet. » Pourquoi donc proscrire l'enseignement de la langue fran»
çaise dans les écoles de Bavière, quand on maltraite ainsi la langue alle-
mande? Le roi Louis serait-il jaloux par hasard du style de Montesquieu et
de Bossuet? Sur ma foi, il aurait en ce cas bien de la bonté, car il est inimi-
table dans son genre.
A Zurich, un jeune poète allemand (1), proscrit par le conseil d'état de sa
principauté, compose un recueil de chansons démagogiques, fougueuses»
(1) Gedichte von Berveg, 18iS.
488 REVUE DES DEUX MONDES.
ardentes, qu'il lance comme des flèches incendiaires dans son pays. Ten
citerai seulement un échantillon qui pourra faire juger du reste :
« Arrachez ies croix de la terre et faites-en des glaives. Le Dieu du ciel
nous pardonnera. Ne vous fatiguez plus à écrire d^inutiles strophes. Mettez
le fer sur Tenclume. Que le fer soit notre sauveur!
A Qu^on n'attende point de paix avant le jour de la liberté. Que nulle
femme ne sourie à Thomme , que nul épi doré ne s'élève dans les vallons !
Que nul enfant au berceau ne jette un joyeux regard sur le monde avant le
jour de la liberté !
Cl Que dans les villes tout soit en deuil jusqu'à Theure où , du haut des
remparts, la liberté agitera son drapeau! Que les flots du Rhin tombent
comme une malédiction sur le sable jusqu'à ce qu'ils répètent comme un
coup de tonnerre le cri de la liberté !
ft Arrachez les croix de la terre et faites-en des glaives. Le Dieu du ciel
nous pardonnera. Tournez-les contre les tyrans et les lâches esclaves. lie
glaive a aussi son sacerdoce, et nous voulons être ses apôtres. »
Un autre de ces chants est consacré à la haine, dernier refuge de l'op-
primé :
« Allons, allons, au lever de l'aurore, de par-delà les fleuves et les mon-
tagnes; un dernier baiser à la femme Gdèle, puis prenons la fidèle épée! Gar-
dons-la jusqu'à ce que notre main se dessèche. Nous avons assez aimé, nous
voulons enfin haïr.
« L'amour ne peut nous secourir, Famour ne peut nous sauver. Com-
mence tes mortels jugemens, 6 haine ! brise nos fers, conduis-nous là où les
tyrans imprudens nous bravent. Nous avons assez aimé, nous voulons enfin
haïr.
« Que celui qui sent encore son cœur battre le dévoue à la haine! Partout
nous trouverons assez de bois sec pour allumer notre bûcher. Chantez à tra-
vers les rues allemandes : nous avons assez aimé, nous voulons enfin haïr.
« Combattez sans relâche les tyrans de la terre, et notre haine deviendra
plus sacrée que notre amour. Gardons, gardons Tépée jusqu'à ce que notre
main se dessèche. Nous avons assez aimé, nous voulons enfin haïr. »
Ce livre a été, comme on peut le croire, marqué à l'encre rouge dans toutes
les chancelleries, condamné par toutes les censures. On ne peut l'annoncer
dans aucun catalogue ni en rendre compte dans aucun journal allemand, et,
malgré la surveillance de la police , TAllemagne en a épuisé en quelques
mois trois grandes éditions.
Mais TAHemagne répète aujourd'hui un hymne bien autrement révolution-
naire. La chanson de Becker dirigée contre la France, honorée par les rois, le
peuple allemand la parodie pour injurier ses rois, et elle court de main en
main, des rives du fleuve où elle fut inspirée jusque sur les froides plages de
roder. On nous l'a montrée à Dresde, on nous Ta chantée à Mannheim. Je la
traduis mot pour mot dans sa rude expression :
REVUE LITTÉRAIRE DE L'ALLEMAGNE. 489
« Nous ne voulons pas Tavoir, le joug maudit de Dieu; nous ne voulons
pas ravoir, le knout ensanglanté du Russe; nous'ne voulons pas les avoir, ces
rois dédamateurs qui démentent aujourd'hui ce qu'ils avaient promis hier.
« Pilous ne voulons pas les avoir, ces régens du droit divin qui prennent le
bon Dieu pour leur contrôleur; nous ne voulons pas les avoir, ces rois poètes
qui bâtissent des glyptothèques et foulent aux pieds la liberté de la presse.
« Nous ne voulons pas les avoir, ces despotes venuS de l'Angleterre. Que
chaque peuple garde sa richesse et sa honte. IN'ous ne voulons pas les avoir,
ces princes qui nous écrasent ; que le diable les emporte, et nous prierons
pour eux. »
Éndemment l'Allemagne est en proie à une agitation morale et littéraire
à laquelle elle n'entrevoit encore point de terme. Exaltée par son orgueil, et
pénétrée cependant du sentiment de sa misère, elle cherche les hommes de
génie qui lui ont donné aux yeux du monde une auréole de gloire et ne les
trouve plus. Chaque fois qu'un nouvel écrivain apparaît dans ses steppes frap-
pées de stérilité, elle crie au miracle, et annonce, à grand renfort d'éloges
emphatiques et de fanfares, l'aurore d'une nouvelle ère; elle tresse une cou-
ronne et se hâte de la poser, tout humide encore de la rosée du jour, sur le
fmkt de celui qu'elle proclame son Messie; mais le lendemain , cette cou-
ronne tombe feuille à feuille. Alors l'Allemagne, fatiguée de ses inutiles
efforts pour produire une œuvre originale, et pressée en même temps par
80& incessant besoin d'écrire, d'entasser feuiUe sur feuille, livre sur livre, se
retourne vers l'Angleterre et la France; elle compulse, imite, traduit avec une
ardeur fiévreuse tout ce que nous produisons, tout, depuis nos dissertations
sdentifiques les plus sérieuses jusqu'à nos plus légers feuilletons. La traduc-
tion lui a été donnée par la Providence miséricor(iieuse pour la soutenir dans
la faiblesse et Fabreuver dans son indigence. Tout ce qui vient de nous, elle
le demande avec avidité et le reçoit avec colère. Pour conserver à notre égard
un air de supériorité, en même temps qu'elle reçoit d'une main nos livres,
âaborés dans l'atelier de ses traducteurs, elle nous montre de l'autre une fé-
rule magistrale et nous injurie. Je comprends l'amertume de cette situation.
D est triste d'avoir été riche et de ne l'être plus, d'avoir prêté aux autres et
de se voir réduit à vivre d'emprunts; mais l'Allemagne, qui est si sage, devrait
peaser dans sa sagesse que l'injustice ne relève point celui qui la commet, et
que l'injure n'a jamais été considérée comme l'expression du génie.
Cest assez guerroyer cependant contre les défauts actuels d'un pays que
nous voudrions pouvoir louer sans réserve. Essayons de retracer quelques-uns
de ses titres littéraires. Voici venir, sous le titre d'Jtta Troll, un nouveau
poème de M. Henri Heine. A en juger par ce que nous en connaissons, ce
doit être une œuvre humoristique, spirituelle, digne de l'auteur des Reise-
bilder. Déjà l'Allemagne en lit avec avidité les premiers chants. En attendant
que ce poème ait été entièremefnt publié, et que nous puissions l'apprécier
aans son ensemble, la disette de livres nouveaux nous oblige à retourner vers
le passé. Tieck a fait paraître son recueil de poésies, et Tieck est le représen-
4A0 REVUE DES DEUX MONDES.
tant d'une des nuances ies plus délicates et les plus attrayantes du vrai génie
de TAllemagne.
Le peuple allemand a , dans son caractère même , les élémens essentiels
de la poésie. 11 est rêveur, superstitieux, tendre et ardent. Au fond de son
cœur, il conserve avec un sentiment pieux les traditions historiques et les
traditions religieuses. Il aime la vie de famille et les scènes de la nature , les
épanehemens affectueux et les vagues caprices de la pensée, qui, par une
belle matinée de printemps, s'enfuît comme Toiseau a travers les vallées
odorantes et les forêts mystérieuses. Tout ce qui offre à ses yeux une appa-
rence idéale exerce sur lui un grand prestige, et tout ce qui est naïf charme
son imagination. Une des occupations favorites de T Allemagne était encore ré-^
cemment de recueillir les légendes de châteaux et de monastères, les histoires
de sorcellerie et de m3rthologie populaire conservées dans les manuscrits des
bibliothèques ou dans la mémoire des paysans. Jacob Grimm, le savant philo-
logue, n'a pas crq déroger à sa haute réputation en publiant un recueil de
contes pour les enfans (1), et la moitié des oeuvres des poètes modernes est
employée à la reproduction des naifs récits du moyen-âge. Mais ce n'est pas
seulement dans les œuvres d'art et de poésie qu'il faut chercher le reflet du
caractère poétique des Allemands; c'est dans leur existence même, dans leurs
mœurs , dans leurs habitudes journalières et leurs loisirs du dimanche. Pen-
dant long-temps, les productions littéraires de l'Allemagne n'ont été que Tex-
pression d'une société bien restreinte, d'une coterie de gentilshommes ou de
pédans fardée et mignarde., revêtue d'oripeaux étrangers et dénaturée par le
mauvais goût. Ceux qui voudraient juger de la nature poétique du peuple
allemand d'après les Jivres les plus célèbres dt cette époque tomberaient dans
une grave erreur, car le peuple n'était pour rien dans cette littérature d'éoole
et cette poésie de château.
C'était après la guerre de trente ans. L'Allemagne, épuisée, accablée par
cette lutte désastreuse, abdiqua pour ainsi dire son sentiment de nationalité
littéraire^ et se mit patiemment à marcher à la suite des écrivains étrangecs.
Le présent ne pouvait éveiller en elle qu'une pensée d'humiliation ; lemoyen-
âge faisait pitié à ses savans : >elle se tourna vers l'antiquité; mais la France
était là, Qui prétendait reproduire dans ses bergeries et ses drames, dans les
entretiens de l'hôtel de Rambouillet et les romans de M^'"" de Scudéry, la quin*
tessence de Fantiquité, et l'Allemagne n'alla pas plus loin. Elle copia nos Gâtons
galaas et nos Brutus damerets, elle eut ses Lucrèces langoureuses, ses héros en
l^rraques, ses Tiras soupirant au pied des hêtres, et ses Chloés suivies d'un
charmant troupeau. Le labeur mythologique étouffa l'inspiration; les ternies
de eonvention remplacèrent le'trait senti et naturel. Au lieu de se laisser aller,
comme les Minnesîngan, aux donoes et naïves rêveries, de peindre avec
abandon l'image qui Êrappait leurs regards et l'émotion qui agitait leurs
ceeurs, les poètes allemands des xvn* et xvuV siècles s'occupaient tout slni-
O) Minàsr wnd Bàui Jlku^ân.
REVUE LITTÉRAIRE DE L'ALLEMAGNE. 491
piemHit d'arranger avec art la phraséologie apprise dans les écoles, ils exprî*-
maient les souffrances de leur amour en comptant les flèches que leur avait
lancées Cupidon. On ne cessait de parler alors des dieux de Folympe et des
héros de la Grèce, mais ces héros et ces dieux arrivaient en Allemagne comme
des fils de bonne maison qui venaient de faire leur éducation en France et
qjâ en rapportaient les formes de langage les plus raffinées et les modes les
plus récentes. Homère et Sophocle, en les voyant passer, ne les auraient pas
reeonnus.
On sait quelle réforme éclatante KJopstock, Voss, Lessing, Wieland, opé-
rèrent, vers le milieu du xyiii* siècle, dans cette prétendue imitation de
l'antiquité. Après eux vinrent Goethe et Schiller, ces deux nobles poètes qu!
surent si bien allier le génie de l'école grecque avec celui des temps modernes.
Déjà oh commençait à revenir des préjugés qui avaient détourné l'attention
des œuvres du moyen-âge; mais ce mouvement d'études rétrospectives se ma-
nifiesta surtout lorsque l'Allemagne, lasse de court)er la tête sous la main de
ftr qui l'avait long-temps asservie, se leva tout à coup, engagea la lutte, et
prit pour appui le passé. Gcerres , nouveau prophète, frappa la roche des
sièdes germaniques et en fit jaillir une nouvelle source vivifiante. L'impulsion
une fois donnée, tous les poètes , tous les patriotes allemands se précipitèrent
vers cette époque si oubliée, si méprisée naguère, et qui apparaissait tout
à coup si brillante et si riche. Alors on entendit la harpe des Minnesinger
diantêr comme autrefois les beautés de la nature et les charmes de Tamour
mystique. Alors l'épopée des Niebelungen sortit de son cercueil de fer, et le
^ve à la main , le casque sur la tête , fit résonner dans toute l'Allemagne
rédat de sa voix farouche et le lamentable récit de son drame de sang. Oh !
ee fat une grande et noble époque , celle où le patriotisme germanique éveil*
lait dans leur tombe tous ces empereurs et tous ces héros pour les con-
dnlre sur un nouveau champ de bataille, pour se fortifier par le souvenir de
leur gloire et de leurs exploits. En quelques jours, l'Allemagne avait fran-
chi six siècles. La veille, encore, elle essayait de se faire légère et rieuse; elle
imitait les galanteries de la France et rimait des madrigaux; le lendemain ,
eUe rejetait l'habit à paillettes pour la cotte de mailles; elle venait de prendre,
comme Vonved , le héros des chants danois , l'épée de ses aïeux dans les en-
tradiies de la terre , et la bannière des Hohenstaufen dans les arceaux des
ertbédrales.
Qoand on voit comment l'école du moyen-âge s'est formée et sur quelles
fanes elle repose, on comprend Téclat qui l'entoure et l'ascendant qu'elle
exerce. Cette école tient à tout ce qu'il y a de plus profond et de plus vivaee
dans le caractère des Allemands, à leur gloire littéraire et historique , à leur
sentiment de nationalité. Elle compte, du reste, parmi ses prosélytes, les
hommes les plus distingués de l'Allemagne moderne. Grimm,yan der Hagen,
Gcerres, ont mis à son service le fruit de leurs laborieuses études; Burger lui
a donné deux de ses chants les plus populaires; Goethe et Schiller lui doivent
quelques-unes de leurs plus charmantes inspiration^; Auguste et Frédéric
iil'92 BEVUE DBS DEUX MONDES.
Scblegel ont été ses apôtres ardens, Novalis son interprète religieux, Uhiand
son chantre chevaleresque. Tieck son poète le plus fécond et son conteur.
Tieck a écrit une vingtaine de volumes en prose et en vers, et la plus grande
partie de ses oeuvres est empruntée aux traditions du moyen-âge. Pour repro-
duire sous ces différentes faces cette époque si riche et si variée, il a recours
à toutes les formes d'art. Il déroule dans de longs drames Fhistoire d'Octavien,
les infortunes de Geneviève de Brabant , les merveilleuses aventures de Fôr-
tunatus. Il raconte, avec la simplicité et la bonne foi des anciens chroniqueurs,
la légende des chevaliers amoureux et des chevaliers fidèles], les combats pro-
digieux des quatre fils Aymond , et les douleurs de la belle Maguelone. Enfin,
il descend jusqu'aux contes d'enfans; il traduit en drames, en comédies, en
scènes caustiques et douloureuses, les récits de Perrault : la Barbe bleue ^ le
Chaperon rouge, le Chat botté.
Dans la sympathie profonde que Tieck éprouvait pour le moyen-âge, il ne
Fa pas seulement étudié en Allemagne, il Ta cherché en Angleterre, en France,
en Espagne, partout où il trouvait dans une tradition populaire, dans un livre
d*art ou de science, une manifestation originale du génie de cette époque. Il
s'est passionné pour Calderon et Cervantes, pour les mystères et les fabliaux.
Du récit poétique il a passé à la critique; il a publié sur le théâtre anglais
antérieur à Shakspeare une œuvre excellente, pleine de faits curieux pris à
leur source même, et d'observations ingénieuses et neuves. Dans son Phan^
tasus, il a mêlé habilement la dissertation philosophique à la nouvelle roma*
nesque. C'est une espèce de Décaméron sérieux où les gracieuses et coquettes
figures de Bocace sont remplacées par de blondes Allemandes au regard mé-
lancolique, où chacun des interlocuteurs a une forme de sentiment à soute-
nir, une pensée d'art à exprimer, où chaque conte devient le sujet d'une inté-
ressante dissertation.
Toute cette longue étude du moyen-âge n'a pas été 'pour Tieck une tâche
systématique entreprise dans le but de se faire un nom et de se donner, aux
yeux de ses compatriotes, un caractère d'originalité en s'éloignant de la voie
commune pour prendre une route abandonnée. C'est une œuvre de choix el
de prédilection qu'il a commencé-e avec ardeur et poursuivie avec une rare
persévérance. Il aime les naïves légendes, les productions tendres et reli-
gieuses, les mœurs chevaleresques du moyen-âge pour elles-mêmes , et non
point pour la gloire qu'il peut obtenir en les faisant revivre. Il a l'esprit et le
cœur tout imprégnés de cette époque, il la dépeint avec charme dans ses livres
et ses entretiens. Je n'oublierai jamais le jour où j'allais d'une main timide
frapper à sa porte, le jour où il m'accueillait , pèlerin obscur, dans sa demeure
de poète, toute pleine de bons livres, ornée d'anciennes gravures et de quel-
ques tableaux. A le voir alors au milieu des siens, avec sa belle et noble phy-
sionomie, son sourire mélancolique tempéré par une légère finesse, ses grands
yeux bleus profonds et méditatifs , j'éprouvais je ne sais quelle sympa^ie
pleine de respect. J'écoutais en silence chacun de ses récits, et, lorsqu'après
l'avoir quitté, j'allais, à quelques pas de sa retraite, errer sur les bords de
' REVUE LITTÉRAIRE DE L* ALLEMAGNE. ^93
l'Elbe on nfasseoir rêveur sur la terrasse du Brùhl , il me semblait que je
venais d'entendre un de ces heureux voyageurs dont il est souvent question
dans les traditions du Nord , un de ces hommes qu'une main mystérieuse con-
duit le soir dans la grotte des elfes, et qui reviennent le lendemain en racon-
ter les. merveilles à leurs amis étonnés.
Tieck a publié une trentaine de nouvelles fort recherchées en Allemagne.
Quelques-unes ont été traduites en français et ont eu parmi nous peu de
succès. II est facile d'en comprendre la raison. Ces nouvelles ne sont point
du genre de celles qui ont le privilège de nous émouvoir; ce sont pour la
plupart des études psychologiques fines et senties, mais dépourvues d* action.
Son roman de Stembald^ qui est sans contredit l'un de ses meilleurs, s'a-
dresse surtout aux artistes. Sa Révolte dans les Cévennes aurait parmi nous
on succès plus général ; malheureusement l'auteur n'en a encx)re écrit que la
première partie. Un de nos journaux a publié, il y a quelques années , la tra- '
duction d'une nouvelle de Tieck intitulée : Le Voyage dans le Bleu y qui
renfermait des attaques assez vives contre plusieurs de nos écrivains. C'est
une erreur de l'illustre poète, une erreur qui, à la distance où il se trouve de
Paris, et avec les fausses idées que l'Allemagne se fait de notre littérature,
nous parait excusable.
' Dans les derniers temps , l'activité littéraire de Tieck s'est un peu ralentie.
I] y a plus de cinquante ans qu'elle dure. Cependant, chaque automne, il
enrichit encore quelque Taschenbuch d'une ou deux nouvelles; il travaille à
la publication de ses œuvres complètes, et déjà il a réuni en un volume ses
poésies éparses dans divers recueils. Ce que nous avons dit de ses nouvelles ,
nous pouvons le répéter à propos de ses vers, nous ne croyons pas qu'ils soient
de nature à obtenir beaucoup de succès en France, et cependant le volume
de Tieck est l'une des plus gracieuses et des plus charmantes productions de
l'AJlemagne moderne. Mais la difficulté est de traduire ces poésies si diffé-
rentes par la forme et par le fond de tout ce qui se fait parmi nous, si diffé-
rentes même en grande partie de ce qui se fait en Allemagne. La poésie de
Tieck n'est ni la vive et sage chansonnette de Goethe, ni la rêverie philoso-
phique et idéale de Schiller, ni le triste et religieux soupir de Novalis, ni la
ballade chevaleresque ou le cri patriotique d'UhIand; c'est je ne sais quel
chant musical , léger, mobile , aérien , insaisissable. C'est un singulier mé-
lange de panthéisme antique et d'émotion religieuse , l'aimable gaieté des
Minnesinger unie à la tristesse du romantisme moderne, l'image riante et
Taustère pensée, un badinage d'enfant et un cri douloureux de déception;
ajoutez à cela l'amour , l'enivrement de la nature. Tous les rêves, toutes les
émotions que cet amour jette dans nos cœurs , Tieck les traduit avec une
légèreté, une variété de versification inexprimable. Le rhythme est pour lui
conune un instrument sonore et docile dont il s'exerce à toucher toutes les
cordes, et à tirer sans cesse des effets nouveaux. Souvent, à vrai dire, au
fond de ses chc^nts, il y a peu de pensée et de réflexion, mais ses vers cadencés,
TOME 1. 32
UQk BBVUB DES DEUX MONDES.
sautilians et péttllans, charment l'oreille et ne donnent pas à Fesprît le temps
de réfléchir.
Les premières pièces du recueil de Ti«ck datent de 179&, les dernièMS
de 1840. C'est d'un bout à l'autre un concert de pensers d'amour et de reli-*
gion, de rêves tendres et mélancoliques, sans une seule sathre, sansunsevl
sentiment de haine et d'envie. Heureux le poète qui , après avmr sillonné pen-
dant quarante ans les difficiles sentiers de la littérature, rassemble un jour
les fleurs qu'il a cueillies le long de sa route, et ne trouve pas dans sa gerbe
ock)rante une seule ronce, une plante amère, une épigramme !
Ah ! si r Allemagne, au lieu de s'abandonner aux vagues et aventureux
systèmes qui l'égarent , au Heu de se laisser agiter, dominer, tromper par les
vaniteuses et arides ambitions de ses jeunes écrivains^ voulait rentrer dans
ce domaine de la poésie candide et pieuse , chevaleresque et pure, qui est son
vrai domaine, si elle voulait reprendre cette vie d'études et de recueillement
dont ses grands maitres lui ont donné l'exiempie, quelle force ne trouverait»
elle pas encore en die-méme, et quelles œuvres importantes ne pourrait-elle
pas enfanter! Pour nous, qui lui avons v<nié une affection que ses erreaiv
ne pourront effacer, nous accomptissens un devoir rigoureux en prenant les
armes contre elle. Il nous en coûte d'avoir à repousser ses agressions quani
nous aimerions à la remercier de ses sympatiiies; il nous en coûte de la odhi-
battre, quand^il nous serait si doux ée lui tendre la main et de la louer.
Mais nous écrivons ces pages sans passion et sans cdère systématique.
Chaque fois qu'il nous arrivera d'Allemagne un livre remarquable, nous le
signalerons avec empressement, et si l'Allemagne voyait poindre enfin, à kl
place de ces feux foUets qui ^souvent réblouissent et disparaissent, le my^m
brillant et durable d'une littérature meilleure, nous voudrions être des pr^
miers à le reconnattre et à le saluer.
Malheureusement, nous regardons en vain à l'horizon. A part un petit
nombre d'œuvres sérieusement méditées , nous ne voyons apparaître de cM
et d'autre que les fantômes de l'orgueil et les denrées sans nom d'une Utté*
rature qui de plus en plus tombe à l'état de fabrique et de négoce. Par une
singulière contradiction d'esprit, les Allemands condamnent d'un air superbe
les œuvres 4e nos écrivains que chaque jour ils traduisent et imitent; ils Oft
ressassent toutes les pages, ils en tirent la substance, ils en vivest, et noos
parlent de l'onginalllé allemande!
Au tliéâtre, on ne joue plus que de èein en loin les pièces de Goethe, Sohil*
1er, Lessing. Depuis la mort des deux grands poètes de Weimar, beaucsREip
dé tentatives ont été faites pour prendre leur place; beaucoup de jeunes
esprits, déployant leurs ailes au sortir du gymnase, se sont crus appelés à
régénérer l'art. Qu'est-il résulté de toutes ces présomptions extravagantes, de
toutes ces audaces d'écoliers soutenues par des acdamations de oeteries?
Rien, à part quelques drames, assez habilement conçus et élégamment écrits,
mais longs et froids, de M. GriUparzer, à part la Griseldis de M. Munch Bil-
REVUE LITTÉRAIRE DE L' ALLEMAGNE. 495
linghausen; rien, n'en déplaise à M. Gutzkow, qui a voulu transporter sur la
scène l'excentrique immoralité de ses romans. Il y a pourtant à Berlin, dans
cette ville qui se pose aujourd'hui comme la reine toute puissante , l'arbitre
iptellectuel et le mobile de l'Allemagne, il y a là un homme qui a fait à lui
seul plus de drames et de comédies que Goethe et Schiller. Dans l'espace de
vingt ans, M. Raupach a rempli les Taschenbûcher allemands et inondé le
théâtre royal prussien de ses productions. La Grèce, l'Italie, le monde réel
et le monde imaginaire ont tour à tour attiré sa fantaisie, occupé ses loisirs.
S'il reste quelque sujet à traiter après lui, ce n'est pas sa faute, il a fait
tout ce qui dépendait de lui pour ne pas laisser une situation neuve, une
passion intacte à ses successeurs. Le voilà maintenant qui dépèce Thistoire
des Hohenstaufen , la découpe en silhouette, la groupe par scènes; quel-
ques petites inventions çà et là, quelques monologues philosophiques, quel-
ques légers anachronismes , saupoudrés du vernis de l'hexamètre, et toute
une grande et chevaleresque époque se dresse sur le théâtre pour l'édification
des Allemands. Shakspeare n'est à côte de M. Raupach qu'un petit garçon.
Fi de Richard II, de Henri 7^, du roi Léar! Taisez les Hohenstavfen de
M. Raupach. Voilà comment on fait revivre une histoire nationale. Le mal-
heur est que l'infatigable dramaturge n'a point les quaHtés nécessaires pour
justifier son étonnante fécondité; que, de l'aveu même des critiques d'outre-
Rhtn, les sujets historiques qu'il a choisis sont d'une trop haute taille pour
les dimensions de son esprit; que s'il a réussi parfois, dans ses incessantes
tentatives , à revêtir d'un style agréable une situation intéressante , le plus
souvent il n'a produit que des scènes communes, languissantes^ inanimées,
^ des pièces fastidieuses. M'"*' Crelinger, que l'Allemagne proclame ajuste
titre sa première actrice^ M*"' Crelinger, condamnée à jouer ces pièces sur le
théâtre royal de Berlin, leur a donné quelque peu de vie par la puissance de
son jeu; mais là se bornait la magie de son talent, et M. Raupach, malgré
l'énorme quantité de ses drames et de ses comédies, n'a jamais pu jouir d'un
instant de vogue générale, d'un succès populaire.
Dans cet état de pénurie, l'Allemagne en est revenue au point où elle était
il y a quelque cinquante ans. Alors on traduisait Racine et Molière, Voltaire
et Beaumarchais; maintenant on traduit nos vaudevilles et nos opéras-comi-
ques. La musique d'Auber, d'Halévy, résonne, avec celle de Meyerbeer, dans
tous les théâtres, et avec les valses de Strauss sur toutes les places «t dans
tous les lustgarten de l'Allemagne. De IVIannheim à Kœuigsberg, le nom de
M. Scribe est imprimé chaque soir en grosses lettres sur les affiches de spec-
tacle, et non-seulement on nous traduit, mais on réimprime à Stuttgard, à
Berlm, toutes les pièces de notre nouveau répertoire dramatique depuis les
drames de MIVI. Hugo et Dumas jusqu'aux bouffonneries des Variétés. C'est
une autre contrefaçon qui laisse peu de chances de succès à celle de Belgique.
Si de l'œuvre des théâtres nous passons à celle des journaux, voici une au-
tre méthode de plagiat non moins curieuse à observer. A Leipzig, à Berlin,
à Stuttgard, des feuilles de pirates qui n'ont à redouter aucun droit de visite,
32.
496 REVUE DES DEUX MONDES.
reproduisent textuellement les articles de nos revues et de nos feuilles quo-
tidiennes, en ]es assaisonnant de fautes d'impression et de solécismes ger-
maniques. A Hambourg, à Francfort, à léna, et dans cinquante autres villes,
on imprime des recueils quotidiens, hebdomadaires, mensuels, composés tout
entiers de traductions. Quelquefois le traducteur éprouve un si pieux amour
pour l'œuvre de notre pays, qu'il l'adopte avec une tendresse touchante et
supprime le nom de la revue à laquelle il l'a empruntée et celui de l'écrivain
qui l'a signée. De là des rivalités d'amour-propre et des querelles vraiment
plaisantes. On se dispute la priorité d'une traduction avec toute la vivacité
qu'on emploierait ailleurs à réclamer la possession d'une œuvre originale.
Le Didaskalia de Francfort accuse VEuropa^ de M. Lewald, de lui avoir
méchamment dérobé la traduction d'une nouvelle extraite de la Revue de
Paris. VEuropa affirme que cette œuvre est bien la sienne, et, pour prou-
ver qu'il l'a faite d'après l'original, cite le nom de l'auteur. Que répondre à
un tel argument? Les petits journaux viennent ensuite et grapillent dans les
traductions des grands, qui une anecdote, qui un passage de roman, un ta-
bleau de voyage, et voilà comme notre littérature s'émiette de l'autre côté du
Rhin et sert au festin de la docte Allemagne.
De temps à autre, une voix grave et sévère s'élève du milieu de ces traduc-
teurs faméliques et lance contre eux un arrêt de réprobation. Je lis dans le
^ Deutsche vierteljahres Schrîft les lignes suivantes : « Pourquoi traduit-
on plus mal en Allemagneque partout ailleurs? Pourquoi le sérieux Allemand ,
chaque fois qu'il s'occupe d'un idiome étranger, traite-t-il si légèrement sa
propre langue? Qu'on pénètre dans cet amas de soi-disant journaux des
beaux esprits, journaux de modes, chroniques du monde élégant; qu'on
regarde toutes ces feuilles qui se .parent de l'écume des littératures étrangères
et qui ont la prétention d'introduire au milieu de la nation allemande le
raffinement des mœurs; qu'on parcoure l'un après l'autre tous ces romans à
couverture rose, bleue, jaune, tous ces recueils de nouvelles, où l'esprit des
idoles les plus brillantes et les plus vulgaires du peuple de Paris se trouve
jeté dans la vase allemande. Qu'on se souvienne que celui qui a écrit ces li-
vres est Allemand, qu'il doit penser, parler, et écrire en allemand. Qu'y
trouvera-t-on à chaque page et pour ainsi dire à chaque phrase? La langue à
laquelle on attribue à juste titre tant de qualités, la noble langue allemande
ravalée, dégradée, réduite au rôle du plus grossier drogman. Mais nous
nous sommes habitués à cette misère, et nous ressemblons à ceux qui, vivant
au milieu d'un air corrompu, n'en sentent plus les miasmes empestés. « Toutes
ces protestations n'arrêtent point l'activité des traducteurs. Les journaux qui
s'ouvrent à ces justes plaintes s'abandonnent eux-mêmes au flot qui les en-
traîne. Ils ont de plus que les autres l'orgueil, ils refusent de reconnaître
leur plagiat, mais leur manteau plus ample déguise mal leur pauvreté. Qu'on
retranche de la collection de la Gazette dAiigsbourg et des Unterhaltungs
Blaetter ce qui appartient à la France, et l'on verra ce qui leur restera.
F. DE Lagenevais.
POÈMES PHILOSOPHIQUES
No II.
I.
Les nuages couraient sur la lune enflammée
Comme sur Tincendie on voit fuir la fuméie.
Et les bois étaient noirs jusques à Thorizon.
Nous marchions, sans parler, dans l'humide gazon»
Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes»
Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des landes»
Nous avons aperçu les grands ongles marqués
Par les loups voyageurs que nous avions traqués.
Nous avons écouté, retenant notre haleine
Et le pas suspendu. — Ni le bois ni la plaine
498 REVUE DES DEUX MONDES.
Ne poussaient un soupir dans les airs; seulement
La girouette en deuil criait au flrmament;
Car le vent, élevé bien au-dessus des terres,
N'effleurait de ses pieds que les tours solitaires.
Et les chênes d'en bas, contre les rocs penchés.
Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
Rien ne bruissait dooc, lorsque baissant la tétQ
Le plus vieux des chasseurs qui s'étaient mis en quête
A regardé le sable en s'y couchant; bientôt,
Lui que jamais ici l'on ne vit en défaut,
A déclaré tout bas que ces marques récentes
Annonçaient la démarche et les griffes puissantes
De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux.
Nous avons tous alors préparé nos couteaux.
Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches,
Nous allions pas à pas en écartant les branches.
Trois s'arrêtent, et moi cherchant ce qu'ils voyaient.
J'aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient.
Et je vois au-Jelà quatre formes légères
Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères ,
Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux.
Quand le maître revient, les lévriers joyeux.
Leur forme était semblable et semblable la danse;
Mais les enfans du Loup se jouaient en silence,
Sachant bien qu'à deux pas , ne dormant qu'à demi ,
Se couche dans ses murs l'homme leur ennemi.
Le père était debout, et plus loin, contre un arbre.
Sa Louve reposait comine celle de marbre
Qu'adoraient les Romains , et dont les flancs velus
Couvaieiii les demi-dieux Rémus et Romulus.
Le Loup vient et s'assied, les deux jambes dressées^
Par leurs ongles crochus daaale sable enfoncées»
Il ^'estjugé perdu, puisqu'il était surpris,
Sa retraite coupée et toas ses chemiiis pris;
Alors il a saisi, dans sa gueide brâlante.
XA «CRRT DU LOUP. V$ê
Du chien le plus hardi la gorge pantelante »
Et n*a pas desserré ses mâchoires de fer.
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair.
Et nos couteaux aigus qui , tomme des tenailles ,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles ,
Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé ,
Mort long-temps avant lui, tous ses frieds a ronlë.
Le Loup le quitte alors et puis fl nous regarde.
Les couteaux hd restaient au flanc jusqu'à la garie.
Le clouaient au gazon tout Inrigné dans son sang.
Nos fusils rentouratent en sinistre cnAssant.
n nous regarde encore , ensuite n se recouche
Tout en léchant le sang répandu sur sa boudbe.
Et sans daigner savoir comment n a péri ,
Refermant ses grands yeux , meurt sans jeter tm tri.
n.
JTai reposé mon front sur mon Ttasfl sans poudre.
Me prenant à penser; et n'ai pu me résoudre
A poursuivre sa Louve et ses fils qui , tous trois.
Avaient voulu l'attendre, et, comme je le crois.
Sans ses deux louveteaux, la belle et sombre veuve
Ne l'eût pas laissé seul subir la grande épreuve;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim»
A ne jamais entrer dans le pacte d^s villes
Que l'homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher»
Les premiers possesseurs du bois et du rocher»
500 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
Hèlas 1 ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes,
Que j*aî honte de nous, débiles que nous sommes I
Gomment on doit quitter la vie et tous ses maux,
Cest vous qui le savez, sublimes animaux I y
A voir ce que Ton fut sur terre et ce qu'on laisse.
Seul, le silence est grand; tout le reste est faiblesse.
— Ahl je t'ai bien compris, sauvage voyageur.
Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au cœur !
Il disait : ce Si tu peux , fais que ton ame arrive,
A force de rester studieuse et pensive.
Jusqu'à ce haut degré de stofqûe Gerté
Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.
Gémir, pleurer, prier, est également Wche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu Rappeler,
Puis après, conune moi, souffre et meurs sans parler. »
G" Alfred de Vigny.
Écrit au cbâteau du W**
■■
L'ESPAGNE.
LA PRESSE. — LES ÉLECTIONS.
La crise qui vient d'agiter TEspagne paraît suspendue. Le moment semble
venu de se rendre compte des causes qui Pont amenée et des résultats qu'elle
a produits.
Nous avons déjà raconté, dans une précédente livraison , comment le gou^
vemement sorti de l'émeute de septembre 1840 avait successivement trompé
les espérances de tous ceux qui avaient contribué à son avènement. Cette
universelle déception a bientôt amené sa conséquence naturelle, une coalition
contre le gouvernement; Cette coalition comprenait les vainqueurs et les
vaincus de septembre, les modérés et les exaltés, c'est-à-dire toute l'Espagne
constitutionnelle. Le gouvernement s'est trouvé isolé an milieu de la nation,
et sans autre point d'appui que l'armée. De là sont sorties les complications
dont nous venons d'être témoins, et qui se sont terminées provisoirement par
la dissolution des cortès et la convocation des collèges électoraux.
La coalition des partis a surtout éclaté par la presse. 11 importe donc, pour
se faire une idée exacte des choses, de savoir quel est l'état actuel de la presse
périodique en Espagne, même sous le rapport matériel, si Important quand
il s'agit de journaux.
T^ liberté de la presse n'existe complètement en Espagne que depuis le
502 REVUE DBS DEUX MONDES.
ministère de M. Martinez de la Rosa, en 1834, c'est-à-dire depuis huit ans
environ. Mais avant cette époque elle existait de fait, sinon de droit, et on
peut faire remonter son origine jusqu'à 1832, c'est-à-dire au changement de
politique qui caractérisa la dernière année du règne de Ferdinand VIL Cest
encore une des libertés dont l'Espagne est redevable à l'intervention de la
reine Christine; lorsque la jeune épouse du roi mourant commença à prendre
la direction des affaires, l'émancipation de la presse fut, en même temps que
l'amnistie, le signal de la régénération nationale. Depuis lors, la presse po-
litique s'est fortifiée, et a pris une véritable importance aii milieu des troubles
qui tourmentaient le pays. Dans cette Espagne où personne ne lisait il y a
dix ans, on compte aujourd'hui un grand nombre de journaux , dont la plu-
part sont lus, recherchés, et jouissent d'un certain crédit.
Cette révolution, car c'en est une, est peut-être le fait qui montre le plus
combien la vieille Espagne se modiûe sous l'empire des nouvelles lois et des
nouvelles habitudes. Le goût de la. lecture s'est propagé rapidement. Tel
journal espagnol se débite aujourd'hui à quatre et cinq mille exemplaires; et
puisqu'on l'achète, c'est qu'on le lit. Les Espagnols de nos jours n'ont pas
assez d'argent pour le jeter par les fenêtres. On peut évaluer à trente mille
au moins le nombre actuel des acheteurs de journaux sur toute la surface
de l'Espagne, ce qui suppose bien cent cinquante mille lecteurs. En France,
ce double chiffre est environ six fois plus fort , mais il faut remarquer que
la population de l'Espagne est à peine la moitié de la nôtre, et que le gou-
vernement représentatif n'y est fondé que depuis huit ans, tandis qu'il a chez
nous vingt-sept ans de durée.
Les journaux espagnols sont proportionnellement plus chers que les nôtres.
Un journal de grand format coûte à Madrid 36 fr. par an; un journal de petit
format coûte 30 fr. L'affranchissement pour la province est de 2 fr. parmois,
ce qui porte l'abonnement aux grands journaux, pour la province, à 60 fr.
Or, l'impôt du timbre, qui double les frais de nos journaux , n'existe pas en
Espagne. En outre, les plus grands journaux espagnols ne paraissent pas le
dimanche, ce qui est une économie d'un septième sur les frais généraux. Voilà
ce qui explique comment la presse périodique espagnole a pu se soutenir et
même prospérer. Les honoraires des rédacteurs sont relativement à Madrid
ce qu'ils sont chez nous. Les frais de tout genre, surtout les frais d'établis-
sement, ont été considérables. 11 a fallu faire venir presque tout le matériel
de l'étranger, pressés, caractères, papier même; on a d'abord beaucoup em-
prunté à l'Angleterre ou à la France, aujourd'hui on se passe presque de ce
secours.
En ce moment, ou compte à Madrid seulement treize journaux politiques.
Le plus ancien de tous , celui qui était le seul en 1830, est le journal offi-
ciel, la Gazette de Madrid; il est insignifiant comme tous les journaux ofâ-
ciels de tous les pays du monde.
Après la Gazette vient, dans l'ordre de raucienneté , VEco del Comercio.
LA PRESSE Et LES ÉLECTIONS ESPAGNOLES. '&()S
Ce journal a joué un très grand rôle, peut-être le premier, dans Thistom de
la révolution espagnole. Il a été jusqu'à ces derniers temps l'organe toa^pais-
sant du parti progressiste. Il a commencé à paraître un peu avant la mort de
Fwdinand VII. Son principal rédacteur a été long-temps M. Caballero, qui
est devenu depuis député, et qui est un des hommes les plus actifs et les plus
habiles de son parti. De 1834 à 1840, VÈco del Comercio a été le centre où
Tenaient aboutir toutes les menées révolutionnaires. MM. Arguelles, Cala-
trava, Mendizabal, tous les chefs du mouvement. Font aidé de tous leurs
moyens et en ont fait le principal instrument de leur influence. Cest sa polé-
mique hardie et violente qui a préparé les différens coups frappés par le paiti
exalté, et en particulier rinsiurection de la Granja et la révolte de septembre.
Après 1840, il est arrivé à l'ancien parti exalté ce qui arrive à tous les
partis vainqueurs. Il s'est dissous. Une portion a passé sous les drapeatix
des ayacuchos ou de la faction militaire; une autre s'est faite républicaine;
le reste a constitué une espèce de tiers-parti qui obéit à MM. Olozaga et
Cortina, et qui , comme tous les tiers-partis, n'est pas assez caractérisé pour
jilimenter un organe. 11 en est résulté que VEco del Comercio a tout à coup
TU son public lui échapper; il s'est comme enseveli dans son triomphe. (Tétait
la régence de la reine Christine qui l'avait fait vivre. La régçnte exclue, il a
^té fort embarrassé ; il a traîné encore quelque temps agiès ce coup-fourré,
puis il s'est transformé.
Ce grand événement est arrivé il y' a quelques mois. Il a passé inaperçu
au milieu de beaucoup d'autres, mais il ne laisse pas que de mériter l'atten-
tion de ceux qui aiment à méditer sur les lois du monde politique. Un agent
de l'infant don Francisco a acheté VEco del Comercio, Le titre est resté ,
mais l'ancienne vie s'en est allée. Aujourd'hui ce journal n^est guère plus
que l'ombre de lui-même , et, sUl a toujours la même haine contre la reine
Chnstine,!il ne la puise plus dans les emportemens de l'esprit révolutionnaire,
mais dans les suggestions intéressées d'une camarilla.
Depuis la décadence de l'^co del Com£rcio, le premier rang dans la
presse de Madrid appartient au journal des modérés , qui s'appelait naguère
le Correo nacional ( Courrier national ) , et qui s'appelle aujourd'hui VHe-
raldo (le Héraut). Du temps où les modérés occupaient le- pouvoir, plusieurs
journaux ont essayé de se fonder pour les représenter; on a vu d'abord 1'^^-
pagnol^ qui a été long-temps , par son caractère et son format , un des plus
beaux journaux de l'Europe, puis la Ley (la Loi) , el Porvenir (l'Avenir) , el
Piloto (le Pilote), etc. Toutes ces feuilles se sont successivement fondues
^ans une seule, le Correo nacional, qui eet devenu Torgane généralement
accepté du parti.
C'est surtout après l'exclusion de la reine Christine que la presse modérée
H montré de la vigueur et de l'éclat. Les Espagnols ne sont arrivés qu'alors
à cette période de la vie politique des nations libres où les opinions gouver-
nementales peuvent être soutenues avec la même verve que les idées subver-
504' HE VUE DES DEUX MONDES.
sives. Jusqu'à 1840, le mouvement, l'impulsion, la nouveauté, Vesprit d'op-
position , tout ce qui fait le succès des journaux en général a été du côté
des révolutionnaires. Depuis Tavénement de la nouvelle régence, les rôles ont
changé. IVIaîtres du pouvoir, les exaltés ont voulu se modérer, se ménager, ils
se sont embarrassés dans les restrictions et les tempéramens; leur journal
s'est décoloré. Les modérés, au contraire, ont eu de leur côté la passion, la
colère , l'ardeur de l'attaque, le courage , la menace , la liberté : leur journal
a grandi.
Depuis quelque temps, VHeraldo est soutenu par un nouveau journal de la
même couleur et qui s'appelle modestement le Soleil ( elSol), Ces deux jour-
naux sont les mieux faits de Madrid sous tous les rapports. Leur format est
celui du Journal des Débats : ils sont mieux imprimés que les autres; leur
papier est meilleur, leurs caractères sont plus neufs. Leurs rédacteurs ont
un véritable talent pour la polémique, et ils montrent en outre un courage
extraordinaire. Peut-être peut-on leur reprocher, comme aux Espagnols en
général, un peu trop d'emphase dans les formes et de vague dans les idées;
les qualités solides de l'écrivain politique , celles qui tiennent à la connais-
sance des affaires, aux fortes études de droit public et d'économie politique;
manquent encore à la plupart des journalistes espagnols, et ce n'est pas éton-
nant : ces qualités sont celles qui viennent les dernières et après une longue
pratique de la discussion; mais pour tout ce qui est abondance, énergie, vivat-
cité, ressources d'esprit, inspiration passionnée, ironie mordante, enfin pour
tout ce qui constitue la polémique proprement dite, VHeraldo et le Sol sont
égaux, sinon supérieurs, à leurs aînés de France et d'Angleterre.
Ce qu'on appelle la littérature n'est pas négligé dans ces journaux. Le sys-
tème des romans-feuilletons y est fort en usage. L'Espagne a suivi de près la
France dans cette voie. Du reste, c'est presque toujours la littérature française
qui alimente cette portion des journaux espagnols. En ce moment, YlJeraldo
et le5o/ donnent tous les deux à leurs lecteurs des romans-feuilletons traduits
du français. Nous aimons mieux, nous l'avouons, les articles sur les théâtres,
les courses aux taureaux, etc., qui paraissent quelquefois dans l'un et dans
l'autre, et qui ont pour nous beaucoup pluç de saveur nationale. En général ,
s'il est à la fois un éloge et un reproche à faire à VHeraldo et au Sol , c'est
qu'ils ressemblent beaucoup à des journaux français ou anglais; le plus sou-
vent c'est un bien, quelquefois c'est un inconvénient.
Après ces organes des deux grands partis qui divisent l'Espagne, vient une
espèce de journaux particulière au pays : ce sont ceux qui n'appartiennent en
propre à aucun parti , et qui sont également critiques envers l'un et l'autre.
Tels sont le Corresponsal (le Correspondant), et le Castellano (le Cas-
tillan). Aujourd'hui, c^s deux journaux se rapprochent beaucoup du parti
modéré , mais ils ont toujours fait et ils font encore bande à part. Celui des
deux qui a le plus de succès est le Castellano; son titre est le plus national
de tous , et sa rédaction est comme son titre. C'est un petit journal dégagé,
LA PRESSE ET LES ÉLECTIONS ESPAGNOLES. 505
parfaitement indépendant, ne représentant que les idées et les jugemens de
son unique rédacteur ; attaquant tantôt la reine Christine , tantôt le régent
Ëspartero, blâmant tour à tour exaltés et modérés, alliance française et
alliance anglaise, plein de ce genre de bon sens qui caractérise Fancien esprit
espagnol et qui s'embarrasse peu des théories; à la fois avancé à Fégard des
autres en ce qu'il ne se jette pas dans le vague des idées et dans Teniportement
des passions, et arriéré en ce qu'il ne sent pas le besoin d'une doctrine et la
nécessité d'un mot de ralliement; s'adressant enûn à cette masse immense du
public qui , en Espagne plus encore qu'ailleurs , reste étrangère à la lutte qui
se passe devant elle, et donne successivement tort agx deux partis.
Le Casfellano est le journal de Madrid qui se vend le plus. Il a peu d'abon-
nés, mais il est crié et colporté dans la rue comme les journaux anglais.
De petits cabinets de lecture mobiles s'établissent en plein vent , près de la
Puerta delSol et dans les autres quartiers les plus fréquentés de Madrid. Les
journaux y sont dans des paniers que tient la plupart du temps un aveugle..
Le passant s'arrête , embossé dans son manteau , lit son journal pour quel-
ques maravédis, et continue son chemin. C'est surtout le Castellano qui a
les honneurs de ces exhibitions foraines. Quand les autres journaux de Ma-
drid perdaient de l'argent, il en a gagné. Ses frais sont très peu considé-
rables: Il n'a ni la belle exécution ni la rédaction soignée de VHeraldo et du
Sol; mais il est plus approprié qu'eux aux idées et aux habitudes de la nation,
telles qu'elles sont encore du moins
Le Corresponsal est moins individuel y moins essentiellement espagnol
que le Castellano; il se rapproche davantage du type européen des grands
journaux politiques. Il a pris pour spécialité principale les questions maté-
rielles; c'est l'organe des intérêts catalans à Madrid.
Le parti républicain est représenté dans la presse de la capitale par un seul
journal, le Peninsular (le Péninsulaire); ce nom de Péninsulaire lui vient
de l'ancienne prétention du parti ultra-progressiste de réunir toute la Pé-
ninsule, Espagne et Portugal, dans une seule république, fédérative ou non.
Le Peninsular n'a ni beaucoup de crédit, ni beaucoup d'audace. Il est contenu
par le peu de faveur que rencontrent à Madrid les idées qu'il représente. Ce
serait une curieuse histoire que celle des tribulations de la presse républi-
caine en Espagne depuis l'avènement du gouvernement qu'elle a contribué à
fonder. Le fameux journal l'Ouragan ( el Huraùan ) , qui était bien autrement
vif que ne l'est aujourd'hui le Peninsular, a été contraint, à force de pro(îè8,
de suspendre ses publications. Il avait fmaginé, pour échapper aux persécu-
tions de l'autorité, d«3 paraître sans titre, mais cette ingénieuse innovation
ne pouvait avoir qu'un succès passager. Un journal sans titre , c'est un corps
sans tête. Le Peninsular a eu quelque temps recours, lui aussi, au même
expédient; mais il l'a perfectionné. Il a transcrit, en tête de sa feuille, pour
remplacer le titre absent, l'article de la constitution qui établit la liberté de
^a presse, en ayant soin de mettre en capitales les lettres qui se rencontraient
506 BEVUE DES DEUX MONDES.
dans le texte, dans Tordre nécessaire pour former son nom. Comprenez-
Tous ? C'est une nouvelle forme de journal, le journal-énigme ou le journal-
acrostiche.
Après ces journaux, qu'on appelle indépendans , viennent les journaux
ministériels, qui sont au nombre de trois : Viberia (l'Ibérie), le Patriota (le
Patriote), et VEspectador (le Spectateur). L'un de ces trois journaux, /*£«-
pectador, représente le parti progressiste rallié, et particulièrement les an-
ciens ministres Gonzalès et Infante; les deux autres sont purement et sim-
plement ministériels, et appartiennent tout entiers au cabinet actuel. Les uns
et les autres sont sans influence et presque sans lecteurs.
Enfin viennent deux journaux qui sont pour Madrid ce que le Charivari
est pour Paris. La Postdata (le Post-scriptum)estle Charivari du parti mo-
déré, et la Guindilla (espèce de piment extrêmement fort), le Charitari du
parti exalté. La Postdata publie des caricatures qui sont, le plus souvent,
très plaisantes et très malignes. Le général-secrétaire Linage avec une plume
gigantesque en guise d'épée, et le général-ministre Rodil, également armé
du compas qui lui servait à tracer ses fameuses parallèles contre Gomez, en
font les principaux frais. Le régent lui-même y comparaît souvent -ayec une
face blême, allongée, et dans des accoutremens plus ou moins ridicules,
le tout accompagné du cortège obligé de calembours , de chansons, d'épi-
grammes, enfin de tout un attirail satirique assaisonné du plus gros sel. Les
Espagnols sont naturellement moqueurs; leur ancienne littérature est pleine
de bouffonneries. Aussi s'en donnent-ils à cœur joie depuis quHls sont libres,
et, sous le rapport de la caricature, ils n*ont plus rien à désirer.
Voilà pour Madrid seulement, et nous ne parlons pas des revues, Remte
de Madrid y Revue d'Espagne, qui paraissent tous les quinze jours, dans
le genre des revues françaises, ni de plusieurs autres publications comme
les journaux militaires ou religieux, qui n'ont qu'un rapport indirect avec la
politique. Dans les provinces, le nombre des journaux n'est pas moins con-
sidérable; il n'y a pas de ville un peu importante qui n'ait ses organes.
Dans toute la Catalogne, les feuilles de Barcelone sont lues à l'exclusion de
celles de Madrid, et il y a tel journal de Barcelone qui a autant de lecteurs
qu'aucun de ses confrères de la capitale. A Sarragosse, à Valence, à Séville, à
Malaga , à Cadix , à Bilbao, les feuilles locales sont également préférées à
toute autre. On sait quel a été de tout temps l'esprit d'indépendance de
chacun des royaumes dont la réunion a formé la monarchie espagnole; cette
rivalité de province à province se retrouve sous toutes les formes; elle éclate
dans la presse périodique comme ailleurs. Autant d'anciennes capitales,
autant de centres de publicité , et toute cette foule de journaux trouve à
vivre tout aussi bien , mieux quelquefois que la plupart de nos journaux de
province.
Tel est aujourd'hui l'état de la presse politique en Espagne; il était le
même il y a trois mois quand la coalition s'est formée. A cette époque, le
LA PRESSE ET LES ÉLECTIONS ESPAGNOLES. 507
le bruit s*était répandu que le régent voulait s'emparer du pouvoir absolu^
congédier les cortès, supprimer la liberté de la presse, et prolonger la mino*
rite de la reine; les rédacteurs de tous les journaux non ministériels de Ma*
drid se réunirent et convinrent d'un programme commun. Un manifeste
identique fut publié à la tête de chacune des feuilles coalisées; il était signé
de VEco del Comercio, \Heraldo, le Sol, le Corresponsal , le Castellano,
le Peninsular, la Postdata, la Guindilla, de deux journaux qui n'existent
plus, le Trône et Y Espagnol Indépendant, des deux revues politiques et d'un
journal religieux, le Catholiqtêe. Il y était dit que la coalition résisterait par
tous les moyens à tout acte arbitraire et inconstitutionnel , et que la presse
indépendante remplirait son devoir, sans distinction de couleurs, qui était
de veiller à la défense des libertés du pays, et en particulier de la plus vitale
de toutes, la liberté de la presse.
Dès que cette déclaration fut connue des feuilles publiques des départe-
mens, elles s'empressèrent d'y adhérer.
Depuis lors tous les journaux ont tenu leur parole; ils ont fait une rude
guerre aux projets du gouvernement ou à ses actes, aussi bien YHeraldo que
le Peninsular, le Castellano que ÏEco del Comercio, le Corresponsal que
le Sol. De son côté, le pouvoir a fait ce qu'il a pu pour briser ce faisceau d'op-
position. Le fiscal, ou procureur du roi, a fait procès sur procès aux jour-
naux de tous les partis; mais le jury, qui est aux termes de la constitution le
seul juge des délits de la presse, a acquitté systématiquement tout le monde.
On ne peut se faire une idée de la portée de ces acquittemens qu^en lisant
ce qui s'imprime à Madrid; c'est véritablement incroyable. Jamais la presse
française, dans les temps de violence qui suivirent la révolution de 1830^
n'a poussé aussi loin l'invective. Le chef de Tétat est personnellement en
cause tous les jours, il n'y a pas d'épithète outrageuse qu'on ne lui adresse;
les mots de traître et d'assassin reviennent à tout moment. Dix fois on a
dit et on a cru qu'Espartero allait monter à cheval et balayer cette foule
d'insulteurs publics qui troublent la paix de son triomphe; mais, soit qu'il ne
l'ait pas osé, soit pour toute autre cause, il ne l'a pas encore fait.
Ceci se passait à la fin d'octobre et au commencement de novembre. Peu
après , le moment fixé pour la réunioix des cortès est arrivé. On se rappelle
comment le régent s'était débarrassé au mois de juillet, la canicule aidant,,
de l'opposition parlementaire. L'année étant près de finir et le budget n'étant
voté que jusqu'au l""" janvier 1843, il a bien {aUu convoquer les chambres
pour leur demander de nouveaux subâdes. Malgré tous les moyens d'inti»
midation et de corruption, la même opposition s'est reproduite dès Fouver-
ture, accrue encore par quelques mois d'un silence forcé, et encouragée par
le nouvel appui qu'elle.trouvait dans la coalition des journaux. M. Olozaga a
été réélu président à une forte majorité, et, ce qui est plus significatif encore,
M. Cortina a été nommé vice-président. Le gouvernement ne savait plus
comment s'y prendre pour éluder encore une fois les injonctions de l'opinion,
de la presse et des chambres, quand un évèneinttnt fortuit est venu lui ofirir*
508 REVUE DES DEUX MONDES.
une diversion dont il s'est empressé de proCter. Cet événement malheureux
sous tous les rapports, mais qui n'a pas eu toutes les conséquences qu'on en
espérait, c'est le soulèvement de Barcelone.
Nous ne reviendrons pas sur les détails, maintenant bien connus, de cette
douloureuse histoire. Nous nous bornerons à rappeler les faits principaux.
Depuis long-temps , les exactions du capitaine-général Van Ilalen , les
cruautés du général Zurbano , et surtout le bruit d'un prochain traité de
commerce entre l'Espagne et l'Angleterre, qui ruinerait les fabriques de la
Catalogne, entretenaient à Barcelone une vive irritation. Le ressentiment
populaire, si facile à soulever dans cette ville industrieuse et de tout temps
turbulente, était encore excité par les publications furibondes d'un journal ,
le Republicano. Une échauffourée entre des ouvriers qui voulaient faire en-
trer du vin sans payer de droits et les soldats qui gardaient la porte de ville
amena la première collision. L'arrestation du rédacteur du Republicano
acheva de monter les têtes. Il y a à Barcelone plusieurs milliers d'ouvriers que
le baron de Meer avait désarmés et qui avaient été réintégrés dans la garde
nationale à la suite de l'émeute de 1840, fomentée par Espartero contre la
reine-mère. Ces ouvriers prirent les armes; Van Halen résista faiblement, les
troupes évacuèrent la ville après deux jours de combat. Restés mattres de
Barcelone et assez étonnés de l'être, les insurgés ne surent quel drapeau ar-
borer; la division ne tarda pas à se mettre parmi eux , et bientôt il devint
évident qu'ils étaient liors d'état de résister à une attaque.
Quant au gouvernement , il reçut avec joie la première nouvelle du mou-
vement. Il y vit une occasion de frapper de terreur tous ses ennemis à la
fois et d'échapper à la discussion à la faveur du péril. Le régent se hâta
de proroger les chambres et de partir lui-même pour se mettre à la tête de
la répression. Un grand appareil militaire fut déployé. Des troupes reçurent
l'ordre de marcher de toutes parts sur Barcelone. Le ministre anglais offrit
son concours, qui fut accepté; des vaisseaux de la marine royale britan-
nique reçurent à Gibraltar l'ordre de se rendre devant la ville rebelle. Des
paroles d'une violence calculée furent prononcées par le régent , soit avant
: son départ de Madrid, soit pendant son voyage, pour effrayer tous les mutins
par la menace d'un châtiment exemplaire. C'est en vain que les citoyens les
plus notables de Barcelone, et parmi eux l'évêque du diocèse, intercédèrent
pour épargner à la ville la vengeance d'Espartero. Barcelone, à demi sou-
HÛse, fut bombardée sans pitié; l'armée reprit possession de la citadelle au
^milieu de l'incendie. Au défaut des chefs qui étaient en fuite, des malheu-
reux obscurs furent fusillés sans jugement régulier; une contribution extraor-
dinaire de guerre fut frappée comme en pays ennemi; le désarmement gé-
néral de la Catalogne fut effectué par la force. En ce. moment, c«s mesures
sauvages s'exécutent encore.
L'Espagne peut bien exister sans la Catalogne {bien puede existir Es-
pana sin Cataluna), criait, dit-on, Zurbano le jour de la révolte, quand il
epgageait ses soldats à charger dans la ville, en leur promettant le pillage de
LA PRESSE ET LES ÉLECTIONS ESPAGNOLES. 509
la riche rue des Orfèvres. 11 semble que ce cri farouche soit la devise que
le gouvernement espagnol ait adoptée à Tégard de cette belle et triste pro-
vince. On aurait réellement pris à tâche de ruiner la Catalogne, de la dépeu-
pler, de Teffacer en quelque sorte de la carte de TEspagne, qu'on ne s'y pren-
drait pas autrement.
Toutes ces barbaries sont d'autant plus coupables, qu'elles sont inutiles.
Le bombardement de Barcelone n'a pas atteint son but. La terreur a régné
sans doute quelque temps dans la ville déserte et dévastée, mais là même
elle n'a pas duré, et il ne paraît pas que le reste de l'Espagne ait eu peur un
seul moment. Ce n'est pas seulement la crainte qu'inspire l'invincible duc
qui a empêché l'insurrection de se propager; c'est l'absence de drapeau. Pour-
quoi s'insurgerait-on maintenant en Espagne ? Pour la république ? personne
n'en veut ; pour la reine Christine ? son retour est impossible; pour don
Carlos.^ il est abandonné de tous; pour la reine Isabelle ? elle n'est pas ma-
jeure; pour l'infant don François ? on redoute avec raison l'ambition de l'in-
fante sa femme. Le mouvement de Barcelone n'était qu'un accident, une
émotion sans but. L*attitude des vainqueurs l'a bien prouvé le lendemain
même de leur victoire. A Valence, il y a eu aussi un soulèvement dans le
premier moment, mais, après quelques heures, l'ordre s'est rétabli de lui-
même. L'insurrection victorieuse n'avait que faire de son succès.
Voila ce qui a mis fin à la révolte de Barcelone et prévenu des révoltes
nouvelles autant au moins que les bombes du fort Montjuich et les bandos
sanguinaires des généraux vainqueurs. Même sous les bombes, les corps
francs auraient résisté s'ils avaient eu une cause à défendre. Espartero a pu
voir par lui-même qu'il n'intimidait qu'à demi; autour de son quartier-général
de Sarria, la Catalogne entière s'est soulevée au bruit de l'exécution de Bar-
celone; il a pu entendre le tocsin sonqer partout à somaten, comme dans
les temps les plus agités des levées en massé catalanes. Tant qu'il est resté
dans le pays, il n'a pas cessé un seul instant de prendre pour sa sûreté des
précautions extraordinaires, ne sortant presque jamais de chez lui et vivant
lui-même comme un assiégé au milieu de son armée. Un député aux cortès,
le colonel Prim, s'est échappé de Madrid malgré le capitaine-général, qui le
menaçait de le faire fusiller, s'il sortait de la ville sans passeport, et est accouru
se mettre à la tête des insurgés qui marchaient au secours de leur capitale.
La seule nouvelle de la soumission de Barcelone a pu faire rentrer dans leurs
foyers ces milices populaires, et quand l'occupation a été consommée, le ré-
gent n'a pas cru devoir entrer dans la ville vaincue, mais encore ennemie; il
a fait le tour de ses murs pour se rendre à Valence, comme s'il eût reculé de-
vant la sombre expression des visages et les sourds murmures de vengeance.
Aujourd'hui encore, le capitaine-général Seoane, malgré l'inflexibilité bien
connue de son caractère, est obligé de céder devant l'obstination plus in-
flexible encore des Catalans. Tous les moyens sont mis en œuvre pour la ire
rentrer la contribution de guerre qui a été décrétée au mépris du texte formel
TOME T. 33
5dO BSVUB DES DEUX MONDES.
de la constitution; au milieu de leurs maisons ruinées, sous le feu toujours
prêt de.la citadelle et du fort Montjuich, les Barcelonais n'ont pas encore payé.
Les élections municipales ont eu lieu le lendemain du bombardement; elles
ont donné, malgré Tabsence de la moitié la plus compromise de la population,
une municipalité tellement hostile, qu'il a fallu la casser. L'autorité mili-
taire avait fait arrêter un des habitans les plus notables de la ville par ce seul
motif que les suffrages des électeurs se portaient sur lui; après l'avoir coudait
enebaîné à^la citadelle, on l'a relâché. Les journaux de Barcelone, un moment
contenus, reprennent peu à peu leur assurance, et il en est un, le ConstUur
douai, autrefois défenseur enthousiaste du régent, qui ne cadie plus l'amer-
tume de sa déception. Enfin, on parle d'une nouvelle feuille qui serait sur le
point de paraître et qui s'appellerait La Bombe. Les Catalans ont ramassé dans
leurs rues en feu un des projectiles' destructeurs et veulent le lancer à la tète
de ceux qui le leur ont envoyé : échange terrible de la part d'un peuple !
A Madrid , l'attitude publique a été plus significative encore s'il est pos-
siMe. 11 n'y a pas eu de révolte, car encore un. coup, dans l'état actuel de l'Es*
pagne, une révolte n'aurait pas de but; mais, le soulèvement excepté, aucun
témoignage de répulsion n'a été épargné au gouvernement. Quand le régent
est parti pour Barcelone, les eortès l'ont solennellem^t invité^ par un vote
formel, à ne rien faire qui portât atteinte à la constitution de l'état. Espar*
tero s'est vivement irrité de cette marque de défiance; il a répondu qu'il n'a-
vait donné à personne le droit de le soupçonner d'un manque de foi. Quel-
ques jours après cependant, Barcelone était mis, non pas en état de siége^ le
mot n'a pas été prononcé, mais dans un état exceptionnel, c'est le terme du
décret. Les arrestations en masse, les condamnations à mort sans publicité,
l'imposition de la contribution de guerre, toutes ces mesures illégales et in-
constitutionnelles, n'ont été que des conséquences de cet état exceptionneL
Exceptionnel est fort bon; et que demandaient donc les représentans daj>ays
quand ils rappelaient la constitution au soldat irrité qui menaçait Barcelone,
si ce n'est que le châtiment infligé à la ville rebelle n'eût rien qui fit excep-
tion aux lois ?
Aussi quand on a appris à Madrid comment le régent avait tenu sa pro-
messe, le mouvement d'indignation a-t-il été universel. Il était impossible de
se démentir plus vite et plus ouvertement. On a vu quelle lettre vigoureuse a
été adressée à Espartero par les députés catalans pour demander le renvoi
immédiat des ministres qui avaient conseillé ces vidences. Un acte d'accu-
sation contre le ministère a été en outre préparé par les mêmes députés et
devait être déposé sur le bureau des eortès dès leur première séance. A cette
explosion dans les chambres a répondu une explosion encore plus retentis-
sante dans la presse. Espartero, étonné, est revenu à Madrid le plus tard
qu'il a pu. Il y a fait son entrée le 1^"^ janvier, au milieu d'un silence ^-
cial. Soit fatigue, soit chagrin, il s'est mis au lit en arrivant, et a eu une
violente attaque de son mal de vessie; puis, après quelques jours d'hésitations
LÀ PRESSE ET lES ÉLSCnOPTS BSI^AGNOLES. 511
et de souffrance , il a rendu le décret qui dissout les cortès et crni eti con-
voque de nouvelles pour le 3 avril prochain. Il lui était dettpnu em»re plus
impossible qu'avant son départ d'affronter le formidable orage qui Fatten-
dait dans la chambre des députés, et la fatalité qui le pousse aux coups d'état
était décidément la plus forte, qu'il le voulût ou non.
Ainsi l'événement de Barcelone n'a eu d'autres conséquences sur la situa-
tion générale que de l'accuser plus fortement. Cette situation a reparu , après
eet épisode, ce qu'elle était avant, avec plus d'irritation de part et d'autre.
Le gouvernement n'y a trouvé que pour un moment la diversion qu'il dési-
rait , et si l'insurrection a échoué , le bombardement n'a pas mieux réussi.
La question posée est toujours la même.
Depuis le décret de dissolution , le gouvernement représentatif est sus-
pendu de fait en Espagne. La perception des impôts a cessé d^étre légale à
partir du l*"" janvier. L'état exceptionnet de Barcelone s*est étendu sur toute
la péninsule. Plusieurs députations provinciales, entre autres celle de Sarra-
gosse, ont déjà déclaré que tout citoyen était en droit de refuser llmpôt. Il
est vrai que le gouvernement ne fera pas une grande perte en perdant le peu
d'argent qui lui arrivait. Un peu plus ou un peu moins de désarroi dans ses
finances n'est pas ce qui lui importe. L'armée se paiera, au besoin, par ses
, propres mains, comme elle a déjà fait et particulièrement en Catalogne, où
un ordre du jour du général Van Halen avait autorisé les officiers à puiser de
force dans les caisses municipales; et, pourvu que Parmée soit payée tant
bien que mal , le reste n'est rien. Les juges, les administrateun, les employés
de toute sorte, se tireront d'affaire comme ils pourront. La justice, Fadmî-
nistration, les travaux publics, à quoi bon? On n'en est pas à cela près avec ce
gouvernement.
La grande affaire maintenant, ce sont les Sections, ttmt h monde s'y
prépare. Le gouvernement fait main-basse sur totis les agens politiques dont
il ne se croit pas sûr; les destitutions sont à Vordre du Jour, comme on di-
sait pendant la révolution française. A l'égard des partis , la tactique qu'il
suit est fort simple : il cherche à diviser ses ennemis. I/opposition qui a rendu
nécessaire le coup d'état de la dissolution se composait de deux coalitions,
. une première coalition dans les cortès, une seconde dans la presse. La coa-
lition des cortès ne comprenait que des progressistes, les modérés s'étant
volontairement exclus de la chambre en n'allant pas aux dernières élections;
ht coalition de la presse était plus large et comprenait tous les partis. Le
gouvernement s'applique à réveiller toutes les vieilles baiœs; il veut remettre
aux prises les modérés et les exaltés, et , dans le sein des exaltés mêmes, rap- -
procher de lui les moins irréconciliables de ceux qui se sont détachés. En
même temps, un travail très actif s'accomplit dans l'intérieur des partis eux-
mêmes. Des alliances se brisent, d'autres se forment. Tantôt le principe dis-
solvant paraît l'emporter, tantôt l'esprit de rapprochement a le dessus. Il
semble qu'on soit à la veille d'une transaction générale, comme il arrive sou-
vent en pareil cas,
33.
512
REVUE DES DEUX MONDES.
L'ancien parti progressiste se partage , comme nous l'avons dit , en trois
fractions bien distinctes. '
La première , qui reconnaît pour chefs MM. Gonzalès ^t Infante , amis et
confidens intimes du régent, se compose de ceux qui se sont partagé Les places
à la suite du mouvement de septembre, et qui ont porté Espartero à la
régence unique; on les a appelés pour ces deux causes les frères chaussés
(calzados) et les unitaires, La seconde, dont les chefs sont MM. Olozaga
et Cortina , est aussi composée d'unitaires , chaussés pour la plupart , mais
qui, tout en voulant investir de la régence le duc de la Victoire, auraient tenu
à servir en mém^ temps le gouvernement représentatif; ceux-là sont les poli-
tiques du parti , ils ont contribué à renverser le ministère Gonzalès et sont
les adversaires du ministère Rpdil , mais ils ne veulent rien faire qui soit
personnellement nuisible à Espartero. La troisième fraction est elle-même
un mélange de beaucoup de nuances diverses , elle se compose des anciens
trinitaires ou partisans de la régence triple qu'on appelle aussi donanistas
ou partisans de la constitution de 1812 , de tous les mécontens que le gou-
vernement militaire a faits depuis deux ans, tels que les déchaussés {deS"
calzos\ c'est-à-dire ceux qui n'ont pas eu de places, des Catalans que le traité
de commerce et le bombardement de Barcelone ont aliénés sans retour, des
rares partisans de l'infant don Francisco , et enfin des républicains propre-
ment dits; ceux-là sont hostiles au régent lui-même.
La première fraction formait à elle seule la minorité dans la chambre dis-
soute; la seconde et la troisième étaient réunies pour former la majorité.
La conduite des oeux portions extrêmes dans les élections était d'avance
toute tracée; celle de la portion intermédiaire est plus difficile. M. Olozaga
est entre deux écueils. D'un côté, il risque de la confondre avec les aya^:u^
chos purs, de l'autre il risque de tomber dans une opposition trop radicale.
Ce dernier danger est celui qui paraît l'avoir le plus frappé; il n'a pas voulu
se laisser conduire par ceux avec qui il marchait depuis un an , et il a rompu
la coalition par sa retraite. M. Cortina , quoique engagé un peu plus avant
que lui dans l'opposition , Ta suivi. Reste à savoir maintenant ce que va
devenir ce tiers-parti dans la mêlée. Sera-t-il détruit dans le choc électoral ?
Parviendra-t-il au contraire à dominer les deux élémens qu'il sépare? M. Olo-
zaga a assez bien mené sa barque depuis l'avènement du duc de la Victoire,
pour qu'on doive attendre de lui beaucoup de dextérité en présence des nou-
velles difficultés qu'il rencontre. Le juste-milieu qu'il représente est peut-être
ce qui concilie le plus d'exigences diverses et également impérieuses; mais
est-il pos sible ? voilà la question.
Si l'épreuve électorale, est délicate pour les exaltés elle l'est plus encore
pour l'ancien parti modéré. La première question qu'il a dû se poser était
celle de savoir s'il irait aux élections de 1843. Cette question a été discutée
dans une grande réunion qui a eu lieu à Madrid. D'un côté, on a soutenu
qu'il fallait persister à s'abstenir; que se rendre aux élections, ce serait recon-
naître le gouvernement du régent , qu'il y aurait à la fois un égal danger à
LA PRESSE ET LES ÉLECTIONS ESPAGNOLES. 513
échouer et à réus^r; que , si le résultat du scrutin n^était pas favorable au
parti , il perdrait de la force morale que lui a donnée depuis deux ans son
attitude expectaute; que la rentrée des modérés dans la lice aurait probable-
ment pour effet d'ef&ayer la grande masse des exaltés et de les rejeter dans
les bras d'Espartero; qu'enfin, dans le cas où Ton aurait la majorité, on se
trouverait dans le plus grand embarras, et qu'on serait amené probablement
à appuyer Espartero. De Tautre côté, on répandait que rester plus long-temps
en dehors des affaires, c'était s'annuler complètement; que Ton devait, avant
tout, s'attacher à sauver la monarchie constitutionnelle, à empêcher l'établis-
sement de la dictature militaire, à prévenir tout attentat sur la personne de
la reine; que le parti avait tiré de sa retraite tout le bénéfice qu*il en pouvait
tirer; que la rupture du chef de l'état avec la plupart de ceux qui l'avaient
élevé était désormais complète et irrémédiable, et que, dans tous les cas, il
valait mieux s'exposer à maintenir la régence pendant vingt mois que risquer
de tout perdre en abandonnant tout.
C'est cette dernière opinion qui l'a emporté. La réunion a nommé une
commission présidée par le marquis de Casa Irujo, et dont le personnage
principal est M. Isturiz, l'ancien ministre, le plus courageux défenseur qu'ait
encore eu en Espagne la résistance. Un manifeste à la nation a été aussitôt
publié. Ce manifeste invite les électeurs modérés à se rendre aux élections
dans l'intérêt de la monarchie et de la liberté. Il n'y est pas dit un mot du
régent. Pour calmer les inquiétudes possibles des exaltés , le parti modéré
déclare .qu'il n'aspire pas à la majorité dans les chambres, qu'il ne veut que
porter secours à ceux qui défendront la constitution et la reine.
U nous semble que les modérés ont pris la bonne voie. Sans doute, s'ils
n'avaient voulu que renverser Espartero, il aurait mieux valu, pour eux, s'abs*
tenir et laisser les ultra-révolutionnaires faire justice eux-mêmes de l'homme
qui a été long-temps leur idole; mais quel que soit le profond ressentiment
des anciens partisans de la reine Christine contre le duc de la Victoire, il ne
doit pas aller jusqu'à compromettre la paix de l'Espagne et l'avenir de la mo-
narchie. Dans les terribles complications qui peuvent survenir à tout mo-
ment, il est bon que quelqu'un ait un droit légal pour rappeler à haute voix
les vrais principes. L'important est d'empêcher qu'Espartero ne mette la
reine de côté et la constitution dans sa poche; toute çiutre question n'est que
secondaire devant celle-là. Quand le parti modéré sera représenté dans les
cortès, il verra ce qu'il aura à faire. S'il peut sans danger satisfaire son juste
courroux, il le fera; sinon il attendra. La majorité de la reine arrive dans
moins de deux ans; pourvu que la minorité ne soit pas prolongée, l'heure de
la justice n'est pas loin.
Aussi bien, depuis quelque temps, l'Espagne tout entière semble aller au-
devant du parti modéré. Dans les élections municipales qui viennent d'avoir
lieu, des modérés ont; été nommés presque partout, et ce fait est d'autant plus
remarquable que les électeurs modérés proprement dits se sont abstenus. Le
51%. HETUB DES mnx nON'DES.
peuple est fatigué des prétendus progressistes, il se tourne de lui-même vers
les hommes sages, éclairés, vraiment libéraux. Dans la presse, le même S3rmp-
tôme se reproduit; presque tous les journaux qui étaient autrefois contre les
modérés inclinent maintenant de leur côté. tJn besoin d'ordre, de légalité»
d'organisation, se manifeste généralement, comme il arrive d'habitude après
les grandes convulsions politiques. Espartero lui-même a travaillé pour les
modérés; il s*est chargé de détruire ce qui restait des anciens germes révolu-
tionnaires; fils de Tanarchie, il tue Fanarchie. Les républicains de Barce-
lone, qui Font fait ce quMl est, se souviendront long-temps de la récompense
qu'ils en ont reçue. Grande leçon pour les peuples qui apprendront peut-être
enfin, par cette nouvelle expérience , ce qu'on gagne à servir Fambition d'un
soldat.
Ce n'est pas la première fois que ce retour de l^spagne aux idées raison-
nables s'accomplit de lui-même. Pendant la régence de^ la reine Christine,
on a vu exactement la même réaction suivre la révolution de la Granja. Quand
les exaltés se furent emparés du pouvoir par un coup de main , et eurent
proclamé la constitution de 1812, les élections , faites en vertu de cette con-
stitution même, donnèrent une majorité modérée. Il a toujours fallu em-
ployer la force pour enlever aux modérés Fascendant que leur donnait Fopi-
nion. Ils ont compris cette fois qu'il fallait user avec ménagement du nouveau
progrès qui leur arrive; il faut les en féliciter. Ils peuvent sans danger faire
quelques concessions aux hommes les moins exigeans du parti exalté. Au
fond, rien ne les divise plus aujourd'hui que les souvenirs.
Cette conduite vraiment politique du parti modéré semble porter ses fruits.
Le gros du parti progressiste vient de publier à son tour son manifeste : c'est
une condamnation fort nette du gouvernement, une sorte d'acte d'accusadon
contre les ministres. Ainsi les deux grands partis sont de nouveau d'accord.
n n'y a plus de doute que sur la position que prendra M. Olozaga. De son
côté, la coalition de la presse est restée entière. Le gouvernement a fait ie
grands efforts pour provoquer une démonstration de la milice nationale de
Madrid contre la presse; il a échoué. S'il veut frapper les journaux, il faudra
qu'il se passe de prétexte. Le journal religieux le Catholique est même
entré dans la lice et a invité les électeurs catholiques à voter contre ceux qui
ont rompu les rapports de FEspagne avec le saint-siége. Le mouvement corn-,
roence à se répandre dans les provinces. Deux députations provinciales, celles
de Sarragosse et de Borgos, ont publié des circulahres fort explicites dans le
sens des partis coalisés. Si les choses se maintiennent comme elles sont, il
n'est pas impossible que les élections donnent un résultat unanime d'oppo-
sition.
Il résulte de tout ceci que le gouvernement représentatif entre de plus en
plus dans les moeurs de FEspagne. Les Espagnols ont moins de tendance à
recourir à la force pour faire triompher leurs idées; ils sont las de la guerre
civile, et n*en veulent plus. La résistance légale, la discussion libre, le vote
LA PRESSE ET LES ÉLECTIONS ESPAGNOLES. 515
éleetoral , commencent à leur paraître des moyens tout aussi sûrs, quoique
moins violens. Ils s'habituent, avant de prendre un parti, à en calculer les
conséquences. Ils ne se lancent plus étourdimeht dans la destruction d'une
forme de gouvernement , sans se 'demander ce qa*ih mettront à la place. Ils
comprennent le jeu des partis , ces transactions , ces concessions mutuelles ,
ces réunions et ces séparations successives, qui font la vie des nations libres.
Les divergences qui auraient été pour eux, dans è'aiitres temps, des questions
de gouvernement ou de dynastie , se rapetissent pes à pee , el sont d^ bien
près de n'être plus que de simples questions ministérielles. On apprend à
attendre y à se ménager, on n'est plus si près de se déVorer au moindre dis-
sentiment. Les amis de l'ordre apprennent qu'il estcondliable avec la liberté,
et les amis de la liberté, qu'elle est concilioble avec Tordit. Il se forme peu à
peu un grand parti monarchique constitutionnel, et mieux qu'un grand parti,
une nation.
Ce spectacle est d'autant plus consolant, -que les Espagnols sont dignes de
la liberté; ils Tont prouvé dans l'occasion récente. Nous, Français, si juste-
ment flers d'une plus longue pratique du gouvernement libre , aurions-nous
pu nous flatter de donner l'exemple qu'ils viennent de donner? Supposons
qu'un homme, un soldat, investi parmi nous du prestige militaire qui envi-
ronne en Espagne Ëspartero , eût bombardé la seconde ville du royaume et
menacé du même sort quiconque eût entrepris de lui résister, se serait-il
trouvé dans le pays et assez d'énergie pour vaincre cet homme par les armes
légales , et assez de sang-froid pour attendre de ces armes seules une juste
réparation? Peut-être est-il permis de dire que la France se serait insurgée ou
aurait cédé; l'Espagne n'a fait ni Tun ni l'autre, et elle a bien fait. Il s'est
trouvé des journaux pour traduire le dictateur devant l'opinion publique, des
députés pour mettre en accusation les ministres, et signer de leur nom l'acte
vengeur; cependant Tordre matériel n'a pas été troublé, et l'Espagne ne
s'est pas rejetée dans la tempête des révolutions. C'est là un courage et une
patience, une intelligence et une fermeté qui font honneur à l'esprit public de
nos voisins. Il faut espérer que les élections compléteront Tœuvre, et qu'elles
s'accompliront librement et hardiment sous les baïonnettes. L'Espagne n'a
plus que cette dernière épreuve à subir pour conquérir tout-à-fait sa place
parmi les peuples libres.
En même temps que la liberté se fortifie, la monarchie, cette compagne
nécessaire de la liberté chez les grands peuples, se consolide aussi. Tout le
monde sent maintenant que la monarchie sera le salut du pays. C'est un des
senti mens qui font le plus d'honneur à l'humanité, que ce respect du droit
qui est le fondement des monarchies. Voilà une jeune fille faible, désarmée,
orpheline, une enfant de douze ans qui n'a d'autre force que ses larmes, et à
côté d'elle un victorieux qui a mis fin à la guerre de Navarre, un général en-
touré de ses soldats obéissans, un homme dont la colère est terrible. Eh bien!
ce n'est pas à Ihonnue, c'est à Tenfant que s'adressent tous les hommages,
316 REVUE DBS DEUX MONDES.
et le maître de FEspagne est forcé lui-même de fléchir le genou devant le
fragile objet qu'il boiserait d'un souffle. C'est que cette jeune fille c'est la reine,
c'est-à-dire la monarchie, l'unité , la transmission, la nationalité, tout ce qui
fait la force des peuples. La puissance morale, l'idée, est ici bien au-dessus de
la puissance physique , de la force. Peu après le soulèvement de Barcelone ,
quand les insurgés étaient maîtres de la viUe et les troupes campées autour,
le jour anniversaire delà naissance d'Isabelle II arriva. Ce jour-là, le camp et
la ville, Ie& assiégeans et les assiégés, ont célébré une même fête, et ceux qui
s'étaient battus la veille se sont confondus dans les mêmes sentimens de dé-
vouement et de respect.
Tous les partis comptent avec impatience les jours qui les séparent encore
de la majorité de la reine, époque ïixée par la Providence, comme l'a si bien
dit M. Cortina, pour la conciliation des Espagnols. Que la reine atteigne sa
majorité, que la constitution soit respectée, et rien n'est perdu. Il n'y a donc
qu'un vceu à former pour l'Espagne, et ce vœu n'est autre que le cri national
du plus ancien peuple constitutionnel : Dieu sauve la reine!
****
REVUE MUSICALE.
On aura beau flaire, tant qu'il existera un genre bouffe en musique, les
Italiens seuls en posséderont le secret. Il y a évidemment dans cet éclat de
rire napolitain quelque chose qui vient du soleil, une force exhilarante,
comme dirait Molière, dont les autres peuples ne se doutent pas. Quand la
muse du Nord s'égaie, tous surprenez dans son sourire contenu je ne sais
quels vagues souvenirs de ses mélancoliques habitudes ; c'est toujours plus
ou moins le regard attendri d'Ophélie ou de Thécla. Voyez les Noces de
Figaro de Mozart : quelle noble réserve et quel ton ! cela ressemble-t-il en
rien à l'esprit entraînant de Beaumarchais? et n'est-ce pas plutôt en mu-
siqpe le style du Misanthrope, Et, pour chercher moins haut, prenez V Enlè-
vement du Sérail du même maître et VAhu-Hassan de Weber; voilà bien en
effet une musique vive, colorée, étincelante de verve et de génie; mais l'élé-
ment bouffe, sympathique, où le trou verez-vous? Mozart et Weber sont de trop
grands poètes allemands pour rien comprendre à cet éclat de rire de Gima-
rosa, de Fioravanti et de tant d'autres, jusqu'à Donizetti, jusqu'à Ricci. J'ap-
pellerai volontiers V Enlèvement du Sérail ainsi qifJ bu-Hassan de ravis-
santes imaginations, d'heureuses merveilles de fantaisie et d'art; mais, quant
au genre qu'ils affectent, ces jolis chefs-d'œuvre sont aussi loin du bouffe
italien que le Songe (Tune Nuit (Tété ou la Tempête peuvent l'être des
Fourberies de Scapin et de Sganarelle. Le vrai comique est ce qu'il y a de
plus classique au monde. Le romantisme n'atteint au rire qu'à la condition
de transformer; le Falstaff de Shakspearese meut dans une région tout aussi
fantastique, tout aussi ab'straite que ce personnage à tête de perroquet du
518 RSVUfi DES DBUX MONDES.
célèbre conte d'Hoffmann. Quoi d*étonnant dès-lors que la musique allemande,
romantique par essence, ne se prête en aucune façon au genre bouffe? Quant
à notre musique française, il est bien convenu qu'elle a l'esprit pour qualité
distinctive, et que cette qualité-là exclut trop souvent les autres, tant celles
de sentiment que celles d'inspiration. Parlez-moi des Italiens pour savoir re-
muer le fou rire; eux seuls possèdent le don du vrai bouffe, eux seuls excel-
lent dans ce genre, privilège (si toutefois c*en est un en dehors du théâtre) de
la nature méridionale. Quel autre qu'un Italien saura jamais faire parler
un orchestre et réciter les voix? Il est frai qu'une fois fenoés dans leur élé*
ment, rien ne les arrête , et quMls ne sont pas gens à reculer devant les plus
incroyables caricatures. Mais qu'importe le goût en pareille affaire? On con-
naît ce virtuose crotté qui s'affuble d'une défroque de marquis et bara-
gouine dans les carrefours quelque chanson vénitienne qu'il accompagne
lui-même en raclant sur un affreux violon, plus faux encore que sa voix nasil-
larde; c'est pourtant là le dernier rejeton de Topera bouffe italien , rejeton
avili , dégradé , mais qu'on ne peut désavouer , et dont le bonhomme
Géronimo et le seigneur MagniGco lui-même, lorsqu'ils le rencontrent dans
leurs promenades du soir, ont plus d'une fois , je suis sûr, serré la main
dans l'ombre en y glissant quelque furtive aumône. Le Don Pasquale de
M. Donizetti se rattache, lui, par les liens les plus purs et les plus légitimes à
cette homérique lignée de radoteurs sublimes que le vieux Lablache affec-
tianne tant. On sent à chaque pas les plus aimables traditions de Gmarisa
dans cette musique ingénieuse, facile, charmante, écrite avec une exqaist
correction; et à «e prof os 'A -est vrainaeBt impossible de ne peint admirer le
tide&t singulier que possède M. Donizetti, de savoir s'approprier aîmi tous
les styles, toutes les manières. C'est le génie de l'imitation, de l'arran^emnt.
Naguère, en écrivant pour Vienne, il recherchait dans Linda di Chamùmd
les formules plus compliquées de l'instrumentation allemande. Aujourd'hui le
voilà nageant en plein dans les eaux limpides et si pures de Gîmarosa, dent
cette transparenee divine qui nous fait penser au lac d'azur de la baie di
Ndples. Étonnez-vous après o^a de cette fécondité qui ne connaît pasée
bornes! Peur les esprits de ce genre qui savent s'approprier la pensée d'àuMi
et faire leur profit de toute chose, les conditions de l'œuvre se simplifiant
beaucoup, on l'avouera. Lorsqu'ils se mettent au travail, le plus difficile iiÉ
déjà fait. On peot dire que M. Donizetti a fourni à peine la moitié de sa ear-
tière, et déjà il a imité Mozart, Aossini, Cimarosa, Bellini; qui n'a-t^l pet
imité, qui n'est-ii pas destiné à imiter encore? Dès qu'un sujet nouteau à
traiter se présente ii sait fort bien où s'adresser, il connaît d'avance les me*
dèles et les firéquwnte. Là, selon nous, est sa supériorité. En empruntant a«K
autres ce que son profire génie lui refuse (quel génie suffirait à si torrilile
tâche?), il ne s'abdique jamais complètement lui-même, il arrange plutôt qu*K
ne copie; en un mot, il imite en maître, non en plagiaire. Ainsi, dans ce Dom
Pasquale, où le style de Cimarosa est partout, vous ne citeriez pas un motif
qui rappelle telle ou t^le phrase du Matrimonio. Ce que M. Donizetti a prit
REVUE MUSICALE. 519
an chantre immortel des amours de Caroline et de Paolo, cVst le ton général
de Touvrage, ce ton naturel et bourgeois plein de franchise et de bonhomie,
qu'a donné à Topera bouffe Cimarosa, le Molière de la musique italienne. Mais
cette fois le plagiat de M. Donizetti ne s'étend pas au-delà d'une question de
style. A lui appartiennent bien les mélodies qui sont en nombre dans Don
Pasquale; a lui ce charmant duo entre Isabelle et son Cassandre, à lui le joli
trait de violons qui soutient le récit des voix dans le morceau de la signature
du contrat, à lui surtout cet admirable quatuor, diamant de la partition,
dont il n'est pas un maître de Tancienne école qui ne se fit honneur. Labla-
che est d'un comique excellent dans le personnage de cet amoureux caduc
dont tout le monde s'amuse. Nous regrettons seulement que l'action se passe
de nos jours ; puisqu'il est bien convenu que ces sortes de pièces n'ont point
de date et se jouent dans un monde impossible, où fleurit la face épanouie
du fantastique baron de Montefiascone , nous eussions mieux aimé voir à
cette création de Lablache le coslume sacramentel des rôles classiques de soa
répertoire; une perruque à l'oiseau royal, et quelque souqueniUe bien extra*
¥agante de lampas à ramages, nouée à la ceinture par uneécharpe de satin bleu
de ciel lamée d'argent , nous eussent paru rehausser davantage l'originalité du
personnage. Le seul tort , à notre avis, qu'on puisse reprocher au don Pas-
quale de Lablache, c'est d'être trop réel. Ce vieux lion essoufflé qui se débat
contre sa corpulence, vous l'avez rencontré le matin à la promenade; il dînait
tout à l'heure à côté de vous au Café de Paris , et le voilà maintenant qui
eaniie les verres de sa lorgnette dans une stalle voisine de la vôtre: à quoi bon
le retrouver encore sous les traits du comédien qu'on aime 7 Qu'est-il besoin
de s'inspirer de types si fâcheux quand on a pour soi le don de la fantaisie?
11. de Candia , dans un rôle d'amoureux du Gymnase , devait s'en tenir à
contribuer pour sa part au rare ensemble de l'exécution, et c'est de quoi il
s'acquitte de la meilleure grâce; nous citerons néanmoins une ravissante
cbaiison au second acte où sa jolie voix fait merveille et pour laquelle on n'a
jamais assez de bravos. Quant à la Grisi, son cbant ne le cède cette fois qu'à
son jeu plein de verve , de Gnesse et d'esprit ; on n'aurait vraiment jamais
soupçonné dans Sémiramis ou Norna tant d'espièglerie et de gentillesse; à
la voir si vive et si agile , à l'entendre se jouer si coquettement de la char-
mante cabalette de son duo avec don Pasquale au second acte, on se demande
Il c'est bien là l'héroïque tragédienne de la veille et du lendemain. I^ous nous
souvenons bien deTavoir vue dans la Prova comédienne intelligente ; mais
lOQ succès nouveau dans l'opéra de M. Donizetti dépasse tout, et ce n'est
(as trop que son plus joli sourire pour remercier le maestro qui vient de lui
fpunûr une telle occasion de mettre en évidence un côté si précieux de son
Vfà^ talent.
Faut-il féUciter radmmlstration du Théàtre-ttalien d'avoir repris la Gasae^
Eu tout cas, son zèle bien connu ne lui aura guère réussi cette fois, non que
la partition de Kossini ne soit un chef-d'œuvre et ne mérite tous les hon-
MW dM répertoire, à Dieu ne plaise 1 De BareUleacompositionatloin d'avoir
520 REVUE DES DEUX MONDES.
à souffrir d*un exil de quelques années, y prennent comme un nouveau regain
de vie et de jeunesse; le temps, au lieu de Içs détruire, les consacre, et,
quand elles reparaissent dans leur gloire, on 'se sent tout confus du présent,
il y a en elles tant de mâle inspiration, tant de sève féconde et généreuse, ce
luxe dUmagination qui sème les trésors à pleines mains et semble ne jamais
compter vous étonne et vous charme tant, aujourd'hui qu'on est accoutumé
à voir la plus chétive dose, le moindre grain d'esprit, étendu par beaucoup
de savoir-faire, suffire seul aux conditions d'une œuvre. Mais peut-être au-
rait-on dû calculer davantage les chances de l'exécution. La Gazza partage
avec quelques opéras de Mozart et de Rossini le privilège d'émouvoir les plus
beaux souvenirs du Théâtre-Italien; or, rien n'est dangereux pour une reprise
comme un semblable privilège, et tes souvenirs dont nous parlons devaient
se réveiller cette fois d'autant plus vifs, qu'on voyait figurer dans certains
rôles principaux des chanteurs qui jadis eurent aussi leur bonne part de ces
ensembles mémorables où concouraient David et la Malibran. En dix ans, le
temps marche, et la voix de Lablache elle-même n'a pu se garder contre
cette loi commune qui fait que l'airain le plus robuste s'altère et que les plus
lourdes cloches se fêlent. La partie musicale du podesta n'a jamais convenu
que médiocrement aux moyens de Lablache; déjà, il y a dix ans, ce rôle,
écrit dans les notes agiles du baryton, où Pellegrini excellait, offrait peu
d'avantages au sublime buffo qui se tirait d'affaire par son jeu et sa pantomime
vraiment admirables. Chez les^acteurs de la trempe de Lablache, il y a une
faculté qui survit à la voix et peut même grandir encore lorsque celle-ci dimi-
nue, c'est l'observation, l'esprit et la force comique; il suit de là que Lablache
compose et rend aujourd'hui la physionomie du rôle avec une intelligence toute
supérieure, et met dans chacun de ses gestes, jusque dans ses moindres lazzis,
une finesse, un tact, une expérience à toute épreuve; pantomime, expression,
des traits, costume, rien ne manque. On ne saurait voir une physionomie
plus vivante; c'est la cruauté stupide aux ordres de la convoitise brutale,
la luxure d'un Tartuffe sous une si drolatique enveloppe, qu'elle sauve parle
grotesque ce que le personnage ainsi compris pourrait avoir de trop risqué.
Malheureusement, si Lablache joue ce rôle comme personne, on peut le dire,
ne l'a joué, il faut bien avouer aussi qu'il ne le chante plus. L'a-t-il chanté
jamais.' 11 est impossible aujourd'hui de ne pas remarquer son insuffisance
dans certains morceaux; je citerai en première ligne la'cavatine avec chœurs
de la prison, où les roulades telles qu'il les avait simplifiées autrefois lui
sont devenues impraticables. D'ordinaire, Lablache n'a jamais plus d*esprit
que lorsqu'il sent que sa voix l'abandonne. Le chanteur en péril appelle à son
aide le comédien, qui n'a garde de le laisser en défaut et le tire d'embarras
par toute sorte d'amusantes bouffonneries. S'agit-il d'un trait d'agilité qui
manque? Lablache se met à chercher ses lunettes; d'une note qui s'obstine à
ne pas vouloir sortir? vous le voyez enfler ses joues, secouer sa perruque,
recoquiller ses yeux en une effroyable grimace à désarmer la critique , s'il
pouvait y avoir une critique pour Lablache. Tamburini , lui aussr, a perdu
REVUE MUSICALE. 521
de ses avantages, et sa voix nonchalante et molle, qui se prête encore admira-
blement aux cantilènes de Bellini et de Donizetti, n'a plus en elle ni la vigueur
ni le mordant qu'H faut pour s'attaquer avec succès à la partie de Fernando,
à ce rôle peut-être le plus énergique du répertoire de Galli. Il fallait donc s'en
remettre à la INinetta du soin de rendre son ancienne gloire à l'exécution du
chef-d'œuvre. L'entreprise était rude, je l'avoue, mais non impossible à mener
à bien, et digne de l'émulation d'une grande cantatrice. La Malibran, la Son-
tag, la Grisi, se sont vues à de plus terribles épreuves. Malheureusement, soit
qu'elle se trouvât indisposée, soit que la tâche îùt véritablement au-dessus de
ses forces, M""^ Viardota trompé toute l'attente de ses amis et du public, qui,
prévenu par de récens échecs, s'était montré du reste assez peu empressé de se
rendre à cette représentation. Après Iff célèbre cavatine d'entrée, dite froide-
ment sans brioni passion, on espérait encore : le tfouble, Fémotion, qui s'em-
parent d'une cantatrice aux abords d'une création de semblable importance,
pouvaient au besoin être invoqués. Mais, trois scènes plus tard, au retour de
Gianetto, lorsque Ninetta s'élance vers son bien-aimé , dans un magnifique
transport de tendressse, et qu'on a vu M"' Viardot, en face d'une pareille
situation, d'une pareille musique, demeurer sans puissance et sans voix, et ne
rien savoir faire de ce cri sublime, de ce cri de l'ame avec lequel la Malibran
et la Grlsi entraînaient la salle et savaient soulever en un moment de l'enthou-
siasme pour toute une soirée, alors le désappointement a commencé de se
mettre dans le public. Le duo entre Ninetta et Fernando , et le trio si drama-
tique qui termine l'acte, sont venus encore augmenter pour la virtuose le
nombre des défaites, et le chef-d'œuvre, qui ne demandait qu'à revivre sous le
soufQe d'une grande cantatrice , s'est traîné ainsi languissamment jusqu'à la
fin, à travers l'indifférence et Fennui. Il y a six ans, peut-être huit, la Ninetta
était le plus beau rôle de la Grisi, à cette heureuse époque d'essais charmans
et de préludes, la Grisi promettait d'être plutôt une viirtuose de l'école de la
Sontag et de M™*" Damoreau que cette dramatique et superbe cantatrice
qu*eUe est devenue. Quiconque a l'habitude des Bouffes doit se souvenir de
la fraîcheur délicieuse qu'elle répandait sur cette jolie cavatine de Di placer^
où sa voix, toute fière de sa limpidité naturelle et de son timbre d'or, semblait
dédaigner de recourir aux omemens usités d'ordinaire. Elle disait l'andante
avec largeur et l'allégro avec une délicatesse, une grâce, une précision
exquises. Les rares changemens qu'elle introduisait étaient si habilement
combinés, si bien motivés, qu'ils ne choquaient jamais personne. Avec elle
du moins vous pouviez suivre la phrase du maître et vous oublier dans votre
rêve musi^cal, sans crainte d'en être éveillé tout à coup par quelques-uns de
ces soubresauts insupportables que provoquent à chaque instant les vo-
calisations excentriques des cantatrices de l'école de M"* Viardot. A ce
propos, nous dirons qu'on ne saurait trop s'élever contre une déplorable
manie qu*un exemple illustre a malheureusement autorisée, et qui finira , si
l'on n'y prend garde, par devenir la ruine de l'art du chant. Depuis la Mali-
bran , toute cantatrice douée soit d'un contralto possédant^ quelques notes
523 REVUE DES DEUX MONDES.
hautes , soit d'un soprano pourvu de quelques cordes basses , se croirait
perdue, si elle manquait une seule fois de faire figurer dans ses roulades, ses
traits, en un mot dans tous les accessoires de son chant , les deux extrémités
de sa voix. Or, c'est là un abominable défaut qui détruit à mon sens toute
espèce de style. La Malibran, elle au moins, était la Malibran, et ses amis
pouvaient alléguer en sa faveur le caprice d'une nature indomptée, la fougue
d'une tête sans frein, qu'entraînait l'inspiration du moment; et d'ailleurs,
l'effet ne répond-il pas à tout , l'effet puissant , irrésistible ? Parlez donc du
beau esthétique à Desdemona qui se relève toute haletante de la lutte déses-
pérée qu'elle vient de soutenir contre le Maure, et Desdemona vous montrera
la salle encore frémissante sous l'impression de son dernier accent, et conti-
nuera de compter ses couronnes. Le génie a ses droits que nul ne lui oo/Et-
teste, il brûle ses vaisseaux, et peut dire comme Louis XV*: Après moi le
déluge. Mais prétendre l'imiter, c'est vouloir s'exposer aux plus tristes dé-
boires : la fable de {TMgle et du Corbeau n'est pas d'hier. Que la Malibran
usât à son gré d'une voix qui, sans être un contralto ni un soprano, partici-
pait également des deux natures, rien de mieux; la Malibran passait au ciel
de l'art comme une comète errante , et n'avait à rendre compte à personne
du fantastique éclat qu'elle jetait; mais que dire, lorsque des cantatrices du
vol de M*"* Albertazzi, de M""" Viardot, et de M"^ Pixis, qui n'ont certes pas,
nous le pensons du moins, la prétention d'invoquer les droits divins du génie»
viennent, sous l'unique prétexte qu'elles possèdent des voix mixtes, confondre
à plaisir tous les modes et déranger les classifications adoptées par les ^8
grands maîtres depuis Caffarelli jusqu'à Paër! Ceci me rappelle le mot de
M. Spontini, un soir que Francîlla Pixis chantait le troisième acte û'Otelio,
sur le tliéâtre royal de Berlin : « Ah ! mon Dieu ! s'écria l'auteur de la Vestale
en entendant la jeune virtuose aller ainsi de la cave au grenier, et rebcMidir
sans motif des notes les plus graves du contralto aux cordes les plus ai^çuës
du soprano» ah ! mon Dieu ! que cette voix-là fait des grimaces! — C'est pooi^
tant ainsi, lui répondit le oomte R., que chantait la Malibran. ^ Oui, sans
doute, la Malibran chantait de la sorte; seulement vous oubliiez , numsieur
le comte, ce quelquechose indéCnissable que l'immortelle fille de Garcia tenait
de sa nature et que les autres n'ont pas, cette imperceptible nuance qui dis»
tingue l'original de la copie, le portrait de la charge. Je ne sais si je me trompe»
mais il me semble que la Malibran a exercé sur .toute une génération de caata*'
trices une miluence non moins désastreuse que celle qu'ont eue Hoffinana et
Beethoven sur une foule d'artistes contemporains; comme le poète de Kreias^
1er, comme le chantre de la symphonie en ut mineur et de Fidelio, la MaU-
bran a fait des dupes. Cette femme qui descendait de cheval pour venir
répéter ^rline, oette Desdemona échevelée que possédait la fièvre du moment»
il fallait Tadmicer, lui jeter des bravos et des couronnes, mais non pas
l'imjiisr ; U n'y a que le génie classique qui laisse derrière lui une voie lumk»
neufte où nul de ceux qui «'y engagent ne ris^e de s'égarer. Les traditions
dei la Pasta subsistent encore. Le jour qu'elle mourut à Manchester» la Mali-
^ REVUE MUSICiULE. SiS
bcaD emporta pour jamais avec die tous les secrets à» son hispnratîoti .
Paol-étre la Grisi n'est-elle une aussi charmante canta^trice que parce qu*dle
n'épnmve aucune tentation de se lancer à travers les combînaisoos hétéro-
dites de ce style romantique, dont M'"'' Yiardot aliuse tant. Soprano flexible
et pur, elle chante comme Toiseau gazeuille avec la voix que lui a donnée la
nature, et ee n*est pas noufi^ qui le hii reprocherons. Pour en revenir à la
Gasssut^ jamais on n'imaginerait que le beau rôle de la Nin^ta puisse pai^attre
si froid et si décoloré; les endroits même où il semblerait que la voix de
l|ma Yîardot doive se produire avec avantage passent inapemjus. Ainsi, après
l'échec de la cavatine , tout le monde s'attend à la voir prendre sa revanche
dansk petittrio : O Nume benefico : d'où vient que la eantatrioe manque aussi
cette occasion? Les notes graves dont il abonde, écrites pour la Camporesi,
sont bien faites cependant pour mettre en évidence les l)elle8 parties d'une
¥Oîx de contralto. Dans sa fureur d'intervertir les registres , cm dirait que
M*^* Viardot réserve spécialement ses oordes iM^ses pour les cavatines de
soprano. Donnez à M*"' Viardot un air de la Sontag ou de la Grisi , et vous
pourrez être sûr que le contralto, bon gré mal gré, y va jouer son rôle-, mais si
par hasard quelque passage grave âe rencontre, cette voix, qui ^'enflait à plaisir
tevt à L'heure, s'efface tout à coup, et vous ne l'entendez plus. Nous ne parle-
rons pas du magnifique duo de la prison : O cielo rendi mi il caro bene;
M"^ Vîardot.et M. Corelli s'y maintiennent tous deux à la même hauteur,
et e^est à ne pas soupçonner que cette musique soit la même qui provoquait
jadis de tels entliousiasmes lorsque l'âne inspirée de Davide et delà Malibran
passait'dans le chef-d'œuvre. Quant à la prière de la fin, la Grisi la disait
à xsfir. Si l'on s'en souvient , il y a quelque dix ans , les prières étaient assez
de «ode au Théâtre-Italien. Depuis, les scènes de démenoe ta ont rem-
[teées. Mais, à une certaine époque, Lucia, linda, Elvira, toutes ces chères
fiiies d'aujourd'hui, n'auraient pas su mourir sans joindre kuis blanches
nudns et se recueillir à genoux. La Grisi chantait cette prière à mesza-vooe,
OB plutôt elle la murmurait de ce son de voix indéfinissaMB qui est pour
l'emîlle ce que le clair-obscur est pour les yeux. A peine si, en terminant, elle
ajoutait une cadence; c'était une merveille que ce morceau tel que la Gria le
diantait à cette époque. La Pasta soupirait divinemeitf la prière d'Anna Bo*
ksa, mais la mezza- voce de la Pasta avait qudque chose d'étouffé; la
nem-voce de la Grisi, au contraire , était douce et pure, d'une limpidité ^
dîme transparaice cristalline. Dans l'adagio que chaste J^inetta lorsqu'on
vient de l'arracher à l'échafaud : Qtteste grida di letizia.^ dans ce cri qu'elle
pousse un moment après : Dove, mio padref vive? ehejàf elle trouvait
des.âans de voix pathétiques, de chaleureux accens que M""* Viardot semble
ne pas même soupçonner. Et le couplet final : Eeco eessaio il vento^ avec
qnelle hardiesse brillante elle l'enlevait ! comme elle jetait avec aisance les
bettes notes pleines et franches de sa voix! La Grisi avait alors une façon de
prononcer merveilleuse , et sur ces dernières paroles de la Ninetta : Sakfi
524 REVUE DES DEUX MONDES.
siam giunti al lido alfin respira il cor! qu'elle disait d*un air de joie,
presque de triornphe, la salle entière éclatait en bravos. Jk ! tempi passcUi!
Au théâtre Favart, MM. Scribe et Auber obtiennent cette année encore,
avec la Part du Diable, un de ces succès qui font date. CTest, à vrai dire,
toujours un peu la même pièce et la même musique; les procédés et les
combinaisons, tant du côté du poète que du c6té du maestro ne changent
pas. Il s'agit toujours, pour M. Scribe, de placer son héros dans une situation
impossible, et de Fen tirer, au moment où vous vous y attendez le moins, par
toute sorte de précieuses ficelles qui font mouvoir ses personnages à la manière
des marionnettes. M. Auber , lui non plus, ne varie guère; c'est toujours le
même motif élégamment tourné, la même distinction dans les nuances
d'orchestre , en un mot cette touche habile qui survit aux temps de FinSf^ra-
tion, et se retrouve jusqu'à la fin chez les artistes supérieurs. Qu'importent,
après tout, les redites d'un homme d'esprit, puisqu'on les aime et que le
public ne se lasse pas de s'en amuser.' Ce qu'il y^a de certain, c'est que tous
les ans, à époque fixe, le public attend à FOpéra-Comique son petit chef-
d'œuvre de Scribe et d'Auber, et serait fort désappointé si le petit chef-
d'œuvre n'arrivait pas. Cette fois , du moiAs , le personnage principal pour-
rait, au besoin, réclamer certaines origines poétiques. £n effet, si l'on veut
y regarder de bien près, on découvrira je ne sais quelles mystérieuses etloin»
taines ressemblances entre le Carlo Broschi de FOpéra-Comique et Fane des
plus ravissantes créations sorties du cerveau de Goethe. Cet enfant italios,
dont Fauteur a soin de taire le sexe, qui traverse la pièce sans amour dans le
cœur, une chanson sur les lèvres, cet enfant italien, si dépaysé qu'il soit, au
milieu des prosaïques combinaisons de la plus bourgeoise des pièces de théâ-
tre, ne rappelle-t-il pas de loin l'idéale figure de Mignon? Peut-être serions-
nous mieux que tout autre en mesure d'e}(pliquer le secret de cette parenté,
et, s'il nous est permis, nous donnerons notre version , mais sans que cda
tire à conséquence et toujours à condition qu'on ne verra dans nos paroles
que la plus vague des conjectures. Un soir donc que nous causions avec Meyer-
beer de chose et d'autre, de musique, de poésie surtout, nous vînmes à parler
longuement de Wilhelm Meister.- Quel type musical un maître tel que voos
ferait de Mignon! lui dis-je après maintes réflexions plus ou moins esthétiques
sur Fintrigue singulière et la splendide prose de ce roman assez médiocrement
compris en France.—Oui, répondit-il, c'est là une idée, j'y penserai. Mign(m!
une Monde et souffrante créature qu'il faudrait envelopper d'ombres mélo-
dieuses! je ne lui donnerais à chanter que des lieds, et je voudrais Faction
combinée de telle sorte, que chacun de ces lieds amenât une péripétie, un conp
de théâtre. Ah! comme il y a quinze ans la Devrient aurait senti un pareil
rôle! M""' Thillon serait bien en garçon, reste à savoir si elle comprendrait.
?}'importe ; nous ferons Wilhelm Meister. 11 est écrit que je m'inspirerai tôt
ou tard d'un poème de Goethe ; vous savez 'qu'il m'a désigné, avant que
j'eusse composé Robert j comme le seul capable de mettre son Faust &i
' *EVUBf MCSlCAlB. ' ' ' 5tt
miuiqae.— Noire a)nveraation en resta là/De^is eétënf)fps;'qdi sait c6t^^
d'opéras nous avons composés de la même manière , P^ver atr coîh! diî ki&\'
Yélé »BL dair de lune^ sous les charmilles dn bois où TolseâU chante, ce gëtitil
Tirtqose des romantiques partitions qne nous aimons CÉnt à rérer tons' lés
deaI^Ges eatsiâeries-là ont leur bon c6té en de qu'elles ràfi^tchissent latéCè
tl le cceiir^ on y remue des germes d'Idées, dés étamibes qui s*eh vont en*
Mit»' fleurir ailleurs et servent à d'autres. ]Meyeri>eer aura dit quatre rtioti
àé Mignon i M. Scribe, qui, sans y penser non plusf, Paura inViestité tin n^âtSof
ifti^ diorcbait à la pipée quelque nou7>eavté pour M. Auber, quelque 1>6fi
pMSon»age à effet. Après cela, le Carlo Broschi de fif . Sciibe ressemble^t-ii
ifraimeut à Mignon? La^ parenté que Dous av<m^ crtf^ir existe-t^Ue fkmt
dTauti^ que pour nous? et l'auteur du jeune Savoyard de la Grâce de tf^
B^nrait-'il pas dei^ droits bien autrement légitimer qiié cet^x de 6orethe à ré-"
vendiquer sur ce musicienambiilant de la Paftdu Diable?..,, ti(nis ledl*'
mnBf la musique de M. Auber a toutes les qualités qu'on a pu remarquer
èBMfÂmbasséidrice, dans Zcmettd, les Diamans de la Cour&nné, le Duk;
éTOhme, en un mot dans les mille et une partitions dé ce répertoire céqoec
où sa muse semble s'être retirée. Les idées ne coulent plus de source , mais
te 8âvohr*faire reste, et tant bien que mal^ à force d'expédiens, Tair de Jeu-
liebse se maintient encore. La musique de MJ Auber veut être entendue;
eôittnie veulent être vues les femmes de quarante ans; le soir, à la clarté des
hntres et des bougies. Te ne sais trop ce quTen déshabillé dtt''matftf Mhe
sriMiblable partition peut valoir; maïs, après dtnei^ quand i'actri<ie* est Jolie et
la pièce amusante, on aurait mauvaise grâce de prétendre 'fôire lè dÛfiicile.
rauraifl totthi seulement une phrase plus large, ime mélodie tùiëax b^tle
peur la romance dé Cario Broschi, cette eoin{^ainte sacrMÎieiDitene qui i*èviënt^
qvatre oudnq fois dans le cours de l'ouvrage, ettoc^ours pour produire d&fts
là aitiBâtkm un revirement magique: Il eût falhi troAterlà^ un motif gravé
etahnple, quelque chose comme cette admirable baflade d'AËi^ âéttà le
ZàMpa dlàérôld. La chanson que le jeune Oarlb débite d'un ton égrillâlrd éA
eommencèment du second acte est une assez agréable boutade^ fbrt goûtée dd
pOMic, et à laquelle nous ne ferons qu'un reproche, celui de rappela* un peu
tropkf belle BourbonnaUe.Si M'^Rossi, qui chanA cet air grivois en s'acoom^*
pagnant de la mandoline, conisentait à se mettre une paire de lunettes sur le
IMB, rien ne manquerait à Tilhislon. En revanche, le quatuor qui suites un
nMMteau de choix, d'une instrumentation serrée, parfaitement coupé pour les
vdkXi bien en scène, il n'y a que M. Auber pour savoir découvrir de pareil»
diMnans et les façonner avec cet art; vous aurez beau chercher; vous ne troof^^
verefl pas dans tout son répertoire un opéra, isi faible qu'il puisse être, Où iié>
88 reD^)ntre quelque rare pièce du genre de celle que nous citons Id,' etr'
é'€st là un don que M. Auber possède entre tous et qu*il gardera jusqn*à la
fin. Aussi long-temps qu'il lui plaira d'écrire^ soyez bieo^nveineus qu'il y
aura toujours dans le moindre de ces opéras qu'il lance désormais chaque
année comme des almanachs, un quatuor, un air, ne fût-ce qu'un motif
TOMB I. — SUPPLÉMENT. ' 34
^ RBvuB pB$ sm^ mONPBS.
ca(^^.d6rapii|elec:à oeux qui rouWerâlLeot rbomma da taknc etdegoAt^
d<^ Vfapnt W vieiuît pa9. -.yi.
: ; ;(fotts 96 quitjterQps point TOpéra-Gomique «ans luji r^pommand^t on «latmt
allein^]^ , qq'jui^e ^^tatiou sérieuse et populaire, ju^teomit acquisa au Jpifà
4e Bç6tl^yjQii.e|;df9.Web^, recominande.d'aillauis «dieux que.teua uoS)élogià
ue pquiX/aieQtle^faice,. L'auteur d^une^wU àGretianie, aiioable parUilon qitVmf
sasquv^iit .4Vpii^ eutrevue Tété derjiif^r, pepdaul cett^ sicjowrte et «ÂJaraottr:
t^I^. ci^nnpi^ii^ ;des qhauKeurs ^aUeinaod^r à Faris^ U, (looradin lUreulx^ii
sentie plus que tout autre destin à coqipo^rpouc rOpéra-OHttique. So^i
if^ifc^^if»lfypXL^ etohantaute, sa. phrstse, |)lQtôt vive et mélodieuse. que gKaan
dÎQS^ e^:passietoitée,;(99aiii^ieiidrait à merveille» et nous pouvons répondre qu'il
eutaî^^lraitparfai^"'^^ ^g^°^> dont il a déjà, quoiqu.^,AUemapd,.)esgs^l^^
etje motif^.^.Conr^din Kreutzer n'est ici qu'fn passaui.: Mettre, dqicbapellfr
dud^ic de JNassau, cet heureux prince de viQgt;4n^,dontle9 petits états p^fà^i
ment les plus nobles vins du Rlii^ ^ le$,plus. bfU^s ohasses d{e lliUlemaglMt^
etqiii fait^ passer (chose rare oliez qu souverain de cet âge) sa musique eteoit»
th^tre avalât sa véneidie, i^t ^ c^ve, M. i^n^UEer d^U jrepairtir «yaoji; dnirs^
mm: POM^ WieBb£\4eii, et 3il)eJiiGk,..et ijious iSivons a8S#z de.confianoe en»
reprit 4os direcleurs. de rOpéra-Goinique pour (croire qu'ite.iSffîsîiiwlc
av4|q mim^sswent jiQe.jaiissi bon^e ^fortu^e,. et ne. l<|isaero9(tipeiii^ pweliA
Mji^^ut^i;san8^ qu'il emporte au i^d de[se,m^llerimagU]^Uo^J)9;Plu^jn9ii^
v^n^ 4?,J4riStcribev Je souhaite à t(^^^u}^ qui a,i^nt encore.r^i^piAvi^^tHMN
au piano»|,M,vr^ç^ la grande i^^provij^tiof^Jnus\ci^^vf^eL;q^t dl9.^;tA^^
et.dui!^uir: ef npn dç§ doigts seulement^ de rencontrer, dans |e n^ei^ide'fi^iM
radip, K^r^t^r; et, «'il est en veine ce soir-^, je Jiei|u::prédis les plw>|ïql))4|9,/A.
1^ p\^S ypi^ sensatifHis que Jla musique puisse dciç^eir.. l^ manièreif^. l^r^ylir^
zer,«e je99i^.toutrà-fait de la tradition dps fmt^es, de cejux pour quireiEf^fti^^
tion dai^S),!'^ Q'était jamjEÛs qu'un accessoire, l^r^u'f) est svssis.au pf^ftf^^ |1(
f^t o^fiux qi|^ joueic, H pe<ise. Aussi ne doiH>^>i;i^Q M dems^nd^r d^j(i]^ff|af>
i^% ^tr^v^gai^t si fort à la mode ciiez certains. virtuosesi en. jçr^c^t; R.xiHWi
4$wnefi^ des, phrases sublimes; il mariera, parles pb^ sava^ijtes nitMliilatlfflpm^.
r^M^pj^^Mon de Peetboven à celle 4e Weber, la:peDS^,4e lyjjc^art.à la.p^|ii|iA|
deiiSçhidiMtiiC^n exiges fas davantage, car U ne sait rien de ces yeuK (fdi
roiit^^gprés jdi4QS fjBur orbite, de ces démoniaques pantomime^, d^ Kjr^ifini
l?fi4 fiP9p9S8ibl^>4oyaDt. son davier, modérant s,a propre fougue au}iett,d^.|||ÎA
KiobW: la brid^ siic le oqu^ ainsi jouait Hum^iel. Après tant de di|[agii4imii
aKHue)l%|on'a.pu assistert on n'imagine pas de quel ef&t:.est ce st^ w^•.
slivréy .oMiOAi) itranspareut qomme un cristal de. rocb^; puis c'^t nw^r fioMM»
dftitcmclieitViiediélicBtesse dans la force, dont latéouitémaladiiredtt j^ii4*/
M<^ Cbcfpin ne sauvait donaïur une idée; il n'y a que le mol.aamqm ^inm,i
rciodre rimpteiflioii d'un pareil style, ce mot gesitnd ùoni Goetjbe aiaiai^à .
sa'Seriiireliaqiiiiiiit qu'il parlait ;de l'art classique*;. . .n'A
^i'\- ...•■■'.;:■•»• -y . ! H» W*» . •.»»;ii
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 Jân^ier \MX
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I. •■ .«
La question du drott de visite est encore la grande aftbire du Jour. Toute
autre question politique iseinble s'ef(iacer devant ce débat dé droit mïériyL-
tiôiju. Xa diplomatie s'est installée à la tribune et s^effoirce d'en hanni^^ W
qôes^dns de politique intérieure. On pourrait s'en féliciter, si ce fait était la
pîeuvè que les questions de Pintérieur sont, aux yeux de tous les pactis, dèfi-j
niâvçn^eht résolues , et si on était assuré pour les questions diplomatiques^
d^è discussion sérieuse et mesurée. Il serait péoibllErdè vphr ces'q^estLbn8
obitîjpliquiéés et délicates livrées aux emportemens de resprit.dè parti et â|ix
basards d^unè improvisation téméraire. i)'un côté, le droit public n'oSre rien
Kfilm difficile que les questions de droit maritime qui se rattachent aù^L
ti^î^.'de ÏS31 et 18S3, car/ pour peu qu'on pénètre au fond ïecés questions,
on ifèpcôhtre deux maximes et deux pratiques diamétralement opposées éf
p^t^-^e également excessives. D^un autre côté, ces débats, par leur nature j
a^tei tous les sentimens nationaux, en^âmment les imaginations et rani-
ment les souvenirs les plus irritatis. Nous serions fâchés qu'il en fût autrêj
vmÀ'y l'insensibilité, la froideur du pays, seraient un. symptôme funestç; tout
ert préfi^rable à la léthargie nationale, à la mort de l'esprit public^ 11 n'est pas
moins vrai que ceux qui, au fond, désirent autant que personne éloigner 1^
conséquences possibles d'un ébranlement général des esprits, doivent sentir
lai nécessité d'apporter dans ces débats la mesure, la modération qui leur éîk
éni même temps commandée parla dignité nationale. Les criailleriés et la ooltirè
n'appartiennent qu'aux faibles; elles sont presque toujours une preuve itifli-
piussance. »
"La discussion de la chambre des pairs sur le droit de visite a rempli toutes
les conditions désirables; ^lle a été sérieuse et contenue. Nous' arrivons trop
taip^ pour entrer dans les détails de ce beau débat : le pul^ic les connaît de-
34.
5S8 REVUE DES DEUX MONDES.
puis loDg-temps. Il n'est pas besoin de lui rappeler que les traités de 1831
et 1833 ont été attaqués, entre autres, par M. Ségur de Lamoignon et M. le
duc de Noailles avec une mesure et une prudence qui n'ôtaient rien à la vigueur
du raisonnement et à la franchise des opinions. Aussi les deux discours
avaient-ils produit une forte impression sur la chambre, et, malgré la parole
toujours habile de M. Guizot, le résultat du scrutin était encore on ne peut
pas plu9|i|fcér[^0i |t. de Br^gli^ a inis diios la .betanee. l^c^dsic^d^f gprole
et de son autorité. Son discours restera dans nos annales parlementaires
comme la preuve de tout ce qu*un caractère noble et pur peut ajouter de puis-
sance et d^éclat à un grand talent.
On assure que M. de Broglie a enlevé beaucoup de suffrages à l'amende-
ment proposé, qui cependant en a encore réuni 67 sur 185 votans. Cest
un fait qui honore à la fois Torateur et la chambre; Forateur qui agit sur ses
collègues non-seulement par le talent, mais par la loyauté et l'autorité mo-
rale de son caractère; la chambre, qui n'apporte pas dans les débats de pré-
occupations invincibles, et qui n'a point de parti pris. C'est là ce qui la dis-
tingue essentiellement. Composée en grande partie d'hommes qui ont Tintel-
ligence de la politique sans en éprouver les passions, qui ne cherchent plus
rien pour eux-mêmes et n'aspirent qu'à terminer avec dignité et sans repip-
cbie, dans. une, glorieuse retraite ou sur les hauts sièges de la mâgisfratiire,
ou dans les nobles loishrs de la vie privée, une carrière honorable, la chaiiibre
dès pairs ne saurait être confondue avec ces assemblées politiques qu'agita
là lutte des partis, et dont toute grande discussion est iln combat entré J^
hommes qui aspirent ao pouvoir et ceux qui l'occupent. C'est là le lot Sék
assemblées populaires, et il est bon qu'elfes puissent librement se développer
selon les lois de leur nature; il est bon qu'une arène légale soit ouverte k
ces combats; mais il est bon aussi, il est nécessaire qu'à côté de ce bruyiuit
théâtre où se préparent les péripéties de la politique du jour, et s'accomplis-
çent les catastrophes ministérielles , une enceinte soit ouverte ^ux intâ|i«
gences sans passion, à ^expérience désintéressée, à l'impassible raison d'tkftt.
(Test le sénat à côté du forum. Si l'un est indispensable à la vie, politique du
pays, l'autre ne l'est pas moins au développement régulier et au maintien dé
la puissance nationale. Celui qui imaginerait de faire de la chambre des pairs
une chambre des députés au petit pied, ne ferait qu'une chose ridicule en'soi
et funeste au pays par ses résultats. Les luttes personnelles appartiennent
au Palais-Bourbon; il ne doit y avoir au Luxembourg que des discussions
^afbirès, mais des discussions profondes, dignes, fermes; le pays ne de-
mande pas à la chambré des pairs des impulsions , mais des lumîèreSi de
l'expérience, de l'autorité morale et au besoin une salutaire résistance.
Il en est des personnes collectives comme de l'individu. Pour les états aussi,
la perfection consiste dans l'équilibre des facultés. Les deux chambres né
représentent pas, ne doivent pas représenter la même faculté de Pesprit hu«
nifiin.
Cest à la chambre élective que s'agite dans ce moment la question du droit
deTÎsite^ Od n*a eu jusqu'ici qu'une discussion générale; Iç, ooi](^)at déçia^,
oorps a oof ps, sera livré au sujet du paragraphe proposé par la CQOindis&ion.Si
ministérielle qu'elle fût, la commission n'a pu se dispenser de. le propo^s^fij;
€Ue,aurait été débordée par l'assemblée et aurait perdu toute influence suijk
d^t. £Ue s'est donc appliquée à construire une phra^se qui, selon le go^t
du lecteur, peut signifier quelque chose ou ne signifier rien du tout. C'ét9i|.)ifi
problème ingénieux qu'elle s'était donné à résoudre, elle Ta à peu près résq^j^.
L'esprit ne manquait pas dans la commission. Nous croyons^ cepend^n^^oiii^
06 travail, destiné à satisiaire tout le monde, a été pei^e perdue. Le.g9]fa-
graphe de (a commission sera, nous vouloirs le eroire, adopté par. la phaoitoi
mais après les commentaijres les plus explicites. Ajoutons que, sf roppositiop
avait quelque peu le gouvememcat d'elle*méme,.elle s'abstiepdrait de to^t
amendement; elle ne s'exposerait pas à unedéfaite; elle se dirait que l'e^e^-
tiel pour les adversaires du droit de visite n'est pas de changer les termes
employés par la commission, mais de les expliquer ^t de les cpmmentex. £41e
aë (dirait en outre que le commeDitaire serait d'autant plu& efficace et d'^utafit
pliis' embarrassant pour les ministres, qu'il serait l!œuvre,jdes conservate^fjf.
£Ue:8e dirait que l'opposition n'a, besoin ici que d'adhérer et de gco^ îa
msjorité contraire au droit de visite. . ^
n est fort douteux que les choses^ prissent ai^si. L^s uns voudront doni)|ir
à leur^ électeAnrs des preuves éclatantes et personnelles d'ardeur natii9n9||f;
Un aatres essaieront d'un amendement qui puisse démolir le saipistère à l'e-
stant. >wéme. C'est ainsi que le cabinet peut espérer, une victoire.. ï^lus jj^
amendemens qu'il parviendrait à faire r^eter seraient hosUles.et pr0S8anft|'ft
moins par contre-coup serait significatif le pari^aphe: de ja» /gpmmi^sjipB.
Q€Bt toi amendement qui , une fois rc^jeté, ne laisserait aucune videur P ce
-putfprapbe.- ••;'«<(*<l
• . iLr'éviènemeot mémorable de la diseassioa générale, àla cbambcejdefl4^
|iilé9,:a été le discours de M. de Lamartine) ou, fomm^ on. fa dit, l'acto^e
M; de Lamartine; car cfest l'acte qui est: tout;, le discours^n'es^^rî^n. I) ftiCnL-
valoppé de- sa magnifique parole des idées qui n'avaient rie^ jde neuf « rien
4a piquant, des ajccusations qui ont fort' vieilli et qui n'aVi^ii^iM^ quelque ver-
deur que lorsque l'illustre orateur mettait au service des centres toute. k pui^
sttsedesoii; talent. Mais n'iiKsistonfSi pas sur cq point. Qu'un icws^valeur
paaae à la. gauche ou qu'un membre de l'opposition pénètre* dans les rangs
des hommes gouvernementaux, nous n'examinons que les résultats pqli^*
Ques; il ne nous appartient pas de scruter. les coqscienoes. D'cMUeur8«.QMK9s
l'avons dit aux premiers symptômes du fait qui vient de s'açoompUr,;|fv49
'Lamartine est de ces hommes qui agissent toi]ûours par sentiB[ient|,pair,'tin|iî-
fathieou sympathie, mais jamais par calcul. ; :.!«s*if;»!
'•H. 4e Lamartine nous a dit trois fois qu'il passait à l'oppositÎQn el;qu'iVj
passait pour toujours. Soit : c'est son aâaire. Cependant qu^ f«:a-t:i^ ap seiur^e
ro[^sition? Quelles ressources peut lui offrir l'opposition? iQueUesnassojwroçs
fiB«il4lioi apporter ? Cest là ce qu'il ne^aous cet pas dopnéjdQxspnipnf^iliw.
^(M RBtÙB 1MB8^ DEUX liaNBfiS.
;ikl iiXjMàYÛne isci titravera p«tit^éM d*aco0rd àvèo^ ^nr'qiielqiièir^^plfib-
'âoiis dé Mfohne étéetorale , sur radjonotioii des cApaeltés , mrhê intoiep»-
. iiMIlt^v q(àé'kais4)à?:Mais, nHû déplaise, eelie soni ^s là cfos qiiéslioeiB W-
j^îtàiles àtijmr^âlitti. A part quelques é<!dvains et quelques dépiitésvqeipèMe
'ttnn eemëtnentàées^estioi»? qui s'en oeoupe? Peiti(nine.' limite' ^doli^
VksXétieat.'A ii6t endi'dit; raccord entre M. de Làmàitiife "et ireif^pOBkkJn
éM^H réel on lt'ès^H qif apparent? Plein d'idées générètises et -de séntiiiièllb
ëjJtMOisxft, M; de Lamàrtitie e^ , par ^efn e^it et parsës letidaftoeri, ^qutiqàb
'^iCûsmopbfite. H aimé la paix; il be veut poîttt de goeite'ofifeBSivé;!! m-
'j(tb(ttlle les cènquétes; c'est dire qu'il réspeefte les traitées éé-l'8i'4 «t ISlSç^il
*ëit^iiatitlit^p6';îïïégrd{)hile, et nous ne ^ons pas si, au risque deiikrfr les
'ili^ers étendre liéur infâme et abominable trafic, M. de Lamanlne vemk
àiyéc plaisir sùpprimelr le droit de visite. • . i. vu-
'ITésprit de ïa gauclie au contraire est! tout-à-fait positif. On la méconbaft
lèrsqu^on M reproche de n'avoir que des idées vagues e«de âé^pas savoirve
^'^e veut. £ilé sait parfaitement ce qu'é^ veut, et seà idées sont «ivètésK
Jiiltqà'à Tobstinatlon. On peut croiiHe qu'elle désire l'impossible, qu'elk^^ie
î|>rô|posé unr'but qu'on ne saurait atteindi^^mais ses désirs sont ooMuÉ^'le
but est déterminé. La guerre Feffraie peu, les conquêtes ne lui déplAJiMlt
'l^iilt; les traîtés de 1814 et 18t5 hriisont odieux, elle est sans ^»àd tihllan-
tÉn^, mais d^Dnie philanthropie qii! ist la gène guère. Cest ainsi qb^^'ilent
iâVànt tout r^ibolition du droit de Visité, satff à voir après ce qu'il advilBUMi
' ée là traite des noirs et de l'esdavage. Bref, on peut trouver la pe^it^qoë- Ae
'l'e^o^ûon imprudeme, turbulente^ témérait^; mais ilii'y a rien là 4ë^ poé-
tl^féé' social, d'humanitaire. •} i^o'ti
' * 'Faitt^l dire noti^ p^sée tout entière? M. de LamâttiBe est poussé àfd^-
position plus encore parce qu*il n^aime plus les conservateurs, quépsr^ftiiïl-
ifetiita pour la gauche. Ha cru de bonne fdi se sentir rapprodié des «itttlpnr
-Àeto Mul qu'il l>ris&it ses liens avec les autres. La théorie Hn a dit iqu^a|K^
tûnit tl Êiuft «e mettre aveè quelqu'un et ne pas marcher seul. Sa nartdre^plts
ibne 4^e l^ théorie, remporte^ sur ces combioaisens^ politiques, et Hiolair-
èhèrÉi'ftéttlvt>ii'à peu près seul. Qu'il s'en oonsoie r e^est ainsi qbe M «ompé^
4ëfit lés ttigles. ; :••? l'rii»
' ' ' >Qttèi q«ll m s6it, le ïdle de M. de' Lamartme détient dif&cile, sa posiëiii
!^MB<délicat!e.'PhiS il «Isolerail des -tiommes parlementaires, plus «les pMlis
-^ S'agltèut'en dehors delà légalité 'fixeraient les yeursur luiv^^ poii'r*
^IMènt tittèrrir à son endroit des espérances que M. de Lamartioe iie féaD-
"itorUt'éèms pas, mais dont il serait déjà déplorable d*dti«l'objetit.a<ptm1e
tfë'M: ie fiaftfartine étt si puissante ! si propre à remuer les coeurs, ià enJtér
les esprits ! L*illustre orateur le sait' bien. Les hommes auxquels la iVovidlftue
'^«'éèèÉélèi'feu ijftcré, lés t^i^inces de IHma^nation, doivent' {diisiquelioiit
'MM", IJaiis les oràiges dé la pblitlqm ménager ImUr parole y oofitmlt^liqr
"fEMte. ^ péu^ifit ajouteH à la tempidtë ^mme ils -peuvent IV^issn ttoimit
ill^t]éifae4étu('iMirHèra,<dMrftuts,> ^isuMàkr^tm
«ÉtéiMenB de M. de Lamartine nous rassiiteilt/ll a pu se déttëliter des eèlf-
•Mrrofleors de>tei t?hainlyre; il ne se séparera jamais de r(Mln»|^Ui«i.' •'
: ii:«iettcmtnree8t entrée- danb la diseussiOB des paragraphes deradrèM/A
jprajposidu paragraphe où il est paiié du bon ordre dès fltiaDées et'du êrédit
pMéfisndé sur'noiPé économie comm^ sur noire rkiMeme,' Ml J^tl^im» Le-
•IrtMvei'TBiilait ^^en ajoutât : et sur wùirê U^auté^ GMà poor êsiittlHf^tttie
leçon, une admonestation officielle, si^etiiM^e,' ftti gottrefsémeut dès Étafar-
^Mri>'Mai6 qta^a donc M. Lefëbvre? QàelifrkM{iiiééuée4*agMj lé tttiifrtileéte?
-M^paratt sitre donné la mission de nous brotlâler a^^ee Pttiiî¥tori-yiil btitA dé
Bllv,'q«V>ii leiiomme nihiistre des fhiafiees, et quMl ii*ehsoitpW<^tie8tiôn.
H^bdiseÉléflanit besoin d^n porttffeèille poiirse:caItner.- An soirplus^ èonimé
^tiib É^st pas troufé dans la' ëhambré «n seul meÉlrlm^i Tait iip{>uyé,
-'VbBMpdement n'a psis e« les honneurs d'Un vote.
Le paragraphe qui a trak à notre polMâqueen Orient à "^miié IM à uiie
i6nga»ét inlé^esBante ^discussions à laquelle ont pris part Hf. te rtrrinlstrè'des
dffinrlfe ébaoRèiléis , M; de» Camé ei M. Janvier. M. DHirid; atièicM édnsol à
te3rniie,ia propaeé «n aiiiendement dont le but réel était dé poù«ier le ^-
•vÉmemeiit h veasaisiF, en Orient, stir les populations catholiques, •'<ini^'§;f^^Hie
4ÉfluBaç0i'UDio protection exclusive. Nous le evaîgnons, é^est Ù lili â^ehrd-
tfsaiey'plën.!sans doute éè: bonnes istentions et de uc^es seviiinens. Oh
oublie trop que TOrient n'est plus ce qu'il était; qu'il a eu ses téVolbtilHis,
ifoei'etnptve a été démembi^f qu'il s'est fortné- à l^téil»'iH»ya^iiii9èhii6^
Jffioyauine de Grèce, royaume qu'ir^mt niahitenitr à tout prix^j tî aghmdfr
'«ÉjouTsi eela est possâ^; que rOHent estlooijoiitis- à la veille d'uMte grande
«îse fiolitique, d'une crise qui pourrait agiter le nfoAde entier et ameMr'ide
gmées catastrophes. Il est évident qu-eh priésènee de œs faits noifif^e«M\i Jli
4i|dofBatie a dil modifier ses allures, élargir mu tisvisod, et V0irde^plu§1iàut
liStBiéaiés questions qu^on pouvait traifer jadis comme des qMstiOtfS tilutffB
latnlÉs et iA>lées. Ge n^est paS trop du osmeours ûtf fEùmpi pour ' ^^rèr,
ifeeèla estpossiUe, une solution pacifique et équitable du problème orientai.
Ce que noua reprochions à la diplomiiatie européenne, îdo A^est pàS-son in-
lorifMtion, mais sa lenteur; ée que bous reprocherions à la Adtre, ce n'est pas
ârieonférer de ces grandes affaires, de ces graves oomplieations, àivee les autres
4iflomatie^ chrétiennes^ mais c'est de ne pas le fisire avec' pldS d*énèr|;lé,
plïsideTéiolutien; c'e^tde ne pM faire assez sentir que la France, éeaflt évi*-
èMpseiit la plus désintéressée dans les alfbhres matérielle» de rOrient|Ba«-
■dt'àu besoin dépl(^ery même seule, au profit de l'humanité et du eb^totiih
■ip^e^ une puissance que les plus malvdnsms ne pourniient ealomnlei^: tAve
AMÉnipIps.résolue et au besoin plus énergique sthMalMi!tleseiilîbDiet8,'qui
■tifinâniient ni être devancés ni s'exposer à des oomplicatSons iâtftli^uéi,
fifanpoéerait à ta Portai Riest ridicule devoir les emvoyéé bé rEbéfilè jbués
pw^dé^ministres turcs en l'an de graee 1948.
Qooi^Ul en soit', la question a ohongé de faee aujourdlittl à la ohambre.
l» uonimssioo avuît modifié le pavagraphef iu plrojeii etMi DtrvKI S'éàit
089 REVOIR OBS^ I^ECX MONDES.
limd à la nousvelle rédaction; maU le paragraphe disaat .to^jouffSi4lle'toB
popalatioiiB«brétâeiuie$ de la Syi^ie avaient obtenu une adiniiH$tcalkNi.eMr
fono^.i: leur £oi let à .leurs vçei^x^ M. Berryer a proposé de-dire leulemeâl :
<;L*établi9aeaiept d'une administration plus régulière, » Cet aniendenii|Mil)»
vivement .flpmbattu par le ministère et par le rapporteur de la ùoamnMm^
sofit^Upar M^* J>afaure, Lamartine et Vivien, a é(é ad(^.àa!Mnitin4aè-
Cfe||i^£fi^j.o^i^#:i06 voix croire ^3. > .,-. -^v.u . < ' a
.;.f|t^,^DfK)i^ tMie.fois, eiiies affaires d'Orient et;le$ autres pointp de l^dnn»
H^ B^ i^D&i^Jwm^^ut que 4^ questions secondaires etqui ne.fiientitHUtf-
nH9?i( l'attention dii public. C'est sur le droit de visite qu'eUe se^iOopceBM.
On.^eat que cette question pourrait seujki .ayoir une double et grande portée,
on plus grand refroidissement dans nos relations avec l'Angleterre, peu^étte
même une sorte de brouillerie et une crise ministérielle. Cesl là ee qwe ïé»
uns lespèrent» cex[ue les autres craignent. Inde irts. > ;
. J^u^u'iciles ch^s des grandes fractions de la ohaodbreit'otttfas abordé là
trî^Hm^:^ siyet du diQit de visite. On'n'a pas entendu M. Thiers, M. &nrot^
m|. Dufaure et Passy, M. Berryer. Il sérail .aingulier qu'iuie discussion qui
pfNll^i^iit avoiii de n gravée conséquences n'amenât, en présence de» •
très, aucun des chefs reconnus dans les rangs anti-ministédefe ou pois«
' niistè;iele: de. la chambre. Diaons cependant qu'on annonce un diapoQiB'4b
BfhOdilonrBarrot.. , (, •,;•.•,..!•..
.4>^.Valaques imtnonuné leur nouvel hospodar. C'est M, Bibeson; Lee«ae
a'QbstinjB^t à pe vçiiren lui qu'une créature de.la, Russie^ les autres, te/nf^
p^fl^t qi^'il a été. élevé, enFicSACQ, comptent «ur sesaentimens de
a^ii^ fit.d'^ecti^^n envera le pays qui lui a :été une seconde patrie. M
Fraime q^'il estjié à la vie.de ^intelligence. Quant ,à noUa, nous
croÂre«j)^,jquelques renseigpaemens nous autorisent en effet à penser iqpia
M. fiibescotSflwea.s'éleyerà toute la hauteur de sa situatioa, et<qn'UeneDniil
pi:eQdV9|toute^ letfcAécessités. L'boapodar de la Valachie ne doii:élre ni HmA
Qi^AnglaîSi. ni* Français; i\ 4fnt être Yalaque. Ily a beauooupà faire idam
If^ piovinoea danubiennes i mais rien ne peut ae faire que modestement ^31
pefit, bruit et en vue d'un atenir dont probabiement les hommes d'au^aw^
d'hui ne jouiront pas. Il Sml le plus noble de tous les courages qui est tMk
dei falrele bien sana espérant^d'en voir les résultatSf degreffer Farbre-dQill
nos héritiers pourrop8,eeula savourer lea fruits. £t ce bien , si modeste atdért
sptére^quiilpuisseétre , n'est pas moins fort difficile à faire. Il nfeal pat
dy|:PiQ^tioP!.pius délicat plus sqabreuse que celle d'un hospodaréeaproi
d^ J)anMba* Que d'iiM^rigues s^agitent autour de luil ; Que d'influenœs
sées.etr^QlitaUea è Aiéo^gc^r i Quede faux amis ! Que de protectettr8.parfiëatf i
Quf) d'^iiemis ouvertset cachés ! Ces princes rapp^ent les petits sottaeiaiM
deL'Jttalif^j^l^^A^^ oieyeni-âge.aélasl que pouvaiem-ils malgré leur admiittUé
sagacité, leur incomparable adressefJLesévènemens . étaient, phia forts qt^eonq
l'habile^. est^néeeBsaMra^iWaÂa en politique elle ne suffit pas sanslaifoMe^
I^epvlkvmBnt^ingl^ift «a f e^irend^
Gmimm Jadi^cûisîon de l'adresse «téaAn^ètemlManfmiip'pluB nf^tte
q«»oifeC2 nob», il se pourrait, » lé dâmt dans Ia>«haiiibv6 des dégtitésfleie
tnmnepas cette semaine, que le fév detlsdisciissién ooglaiie ilnt ee MMr
a«ee efdui de tios orateurs^ •■'! - • • =J'm ••'■r'-"ii.--
il parait que TittSiienee anglaise' vient é*éprawrw ikn édié^ à Lirtieraw: Oa
4Ul que le traité de eommerce était conreiia, paraphé, qa^ ne restait qe^à
wiiji0t les tarifÎB, et quec-est suv oe pomt capital iqoe le Sissenttiinettt aéefeté^.
Sièt BOttTelle est fondée, die n^est pas: snâîmpoftaDeiBi Im feumnetneùl
eapagnoi osera-t41 oonchire us traité qae reAiaé, indiieetènaent'^iHiidBÉ^'ite
Saaveentttieiitportagiiir?.- - .-^ui" ••'>.- --'{> ^
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'«I . -i .'»• T.'î .» » Il M'. • ■ ♦ U.
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THÉATBBfHANÇAm. -leyrlM da «W^AME.
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On sait qu^ia Jour l'un des sévères institoleiirs de Porf^otal tfOarmenlrilÉ
,H«a»>tiacii» poor avoir In an roman « e»^ette, or, ce i^; <i» K,
sait aiîflsi^^ éthït Théagène et Chàriétée, qtte le Jeune éoôlier liëttft dàibs'lè
iBilfrgrec. 11 me semble qn'avee ce seol fait Pon pénètre diiiHi Pame^ de Ràdhé,
«tVaiv y tissiete à la naissaiaee des pensées qui s'y développèrent nvét tanV^
fnoa^vRacinè, sous les grilles dn'oollége et 'dû eéhi'd*i]bAe rêdlgiott'âfistèiV;
était entraîné par les premiers instincts de son cflem^Véts lestîatitésri'^dte
énrnoBde antique. Autour dn somiyre m^astère où 'les jottft^'dèl'étilSè
iféeeiBaient pour lui, la natupe Tappelaift paf ses ircnx pitlennés. Vétliiè','li
Mras de Làorèoe, notre mère étemellenNMt jéukie et iMfflë n^éisaitlui jéfUit'iÊàà
à travers las hautes fenêtres ddcouvent. Vtûteiût lépdndait IM Édd^
dé la déesse, mats furtivement et àans trop se laissiir distlrtiiire déif 'ip^^
pMjtiquesqu*on accomplissait sous ses^yéux. Dans soA coeur, il y Miii plaiee
poorka deux eultes entre lesquels se partage fer i^aiM humaine! Après s*étrè
miÊaoeé dans les pages de TertoUien' et de limitation du Christ «omtne nk
fvomenenr solitaire s'enfonce dans les ténébreuses galerfea d'un 'èlOttrè,*11
priisait joyeusement sa volée à travers les pagea de Théo<)rite ireMi ilM TMWpé
aB<«iel'tranapa]tot. • '■*■"' ' '•: ■'•^''
M Ijea œuvres de Racine offrent toutes le mélange des deux sentimen» qui se
Ipirtagèrent son ame, f amour inné de la beauaé antiqae et le dëvouefnetlt
«Bx lois de la morale cbrétiAme. A M deux aentlmens qiri'pttMMfti
kfi, leur essor dans'lesi^dieuaes années de*l>iiA»éc^
messe en ajoutèrent un troisième, le culte soif mit et UtààtU'éë l'élégadéa
eafoise que faisait alors régner sur l'eiplrit fluttij^ le pllHr<galaii»'d<A/ Érttt^
navquesj De là dans ses tragédies je ne sais qéellé himlèvènbttiiiailte qui *iie
vînt ai dnwleil qu'arrêta' Josué, ni du aeMfr^tet PMdnl m*)àM»i mais
•fW^itf!4A|lcli B(l«a«tintdoBàor!iibetifiBé>[Al]S exacte de^ pîèéeffdefRaeftie^llle
ttiHtos^étPe i» ^tndièkMv lolBg^nëK'trékis i doqs ,ee ^ grand t^vov QUtmiV*tdë
ce splendide palais où la royauté eut son Olympe vl'aneniblégeifAespluft
lélraiiicMBisti'ièHWft deiVart/arealttoberiiitéste/pl^ et)M<pliisÂ>u-
^|i|^iiM;deklikinMCii|pe,^d^af})r£8<|M»rtant à lean odmnie'^es'fririlB
4l>lte, (d<»)m)lUeiif6ejgif«|iéoiciif*ditf au YDiiflèu; deMfoète
Hmu^éimm «^eHflftilianNmtéeSf d«s:pDi€iqiiék)liniiiacux>aii bout 'des aHMs
||rofimlasiiidet«tHiiM44oB leatasv^^^êDtoBiiee^ët^èdôtéde eeèfiiMlPMi
cherchés, quelque effet bien autrement propre à remoerlelseeqiViitrliBanriMt
simplement du rayon tombé d*une étoile sur la pâle verdure d'un gazon. Les
créations de Racine présentent ces mêmes contrastes. Comme Versailles paré
pour une fête, elles ont leurs sources artificielles de clarté et leurs ornemens
d'une recherche magnifique; mais, comme le parc, elles ont au-dessus d'elles
un ciel pur et profond.
Phèdre, ainsi ^foKf^MIgi M» àtrft^^gJMëîd^ll^c^fh^; "ééunit les trois sen-
timens qui existent chez ce grand poète; mais, il faut le reconnaître, l'amour
fjtM^^iHifiHtiiyr^tiiiJW, 1^ y 40111110' d'une &çoB^triomt)hanM leotiittens
§^^Tjmii»^ pi;pdwsepV»4'M9e;6i^<.ii¥ilheureuâe dana^ie tôle dtBippolgrtv.
/^fif^6iàm\i ^Qtièp^mmitBBtiqup, jMésieiilaitci^ead^
%|^ j()f9i«;^am peiiireraflyoqitiip, quoique trte smssâiM,
(Q^secwèt^ JmWi quI^nKrfHMnufnt an ilMié . deK mOÉastères les filM «OfasauÉw»
IHI.fjel, ^^^.c^ltti: q^'^lkni^BQWiDeiit jmtf diviBi épomq, lOè cMnmènsii|«l:ti
i^l^ii ^Wf^^^ tIBNPt fia pni^Mimoest «i]pveraftiie,ies inminetpide not»M
tfn)[^§ti?y l'QiftiK^^/^'yEqinpiderrft <!^ o'«il;ia«eeiD)«ileqtt'41 FenitMieiife
jQo^pijQiiepftt ,qB }»^m 'tiomine-i^îi «rplw^t! im% le»'beUiqimix'plnbttn fbtîgonft
lait^i^ilfh^^ilefffoipiwà^rr, éprouviarttiljliifteoômplètetnitupliUité^de sen
|i9.c;|IÂmaf»e9mfiM;c4ttitjde4li^^ff^ ^^oit
SMf^)i49/4éHÎA^te)fri^(»UK(tveo:tan;t- de poédê^eèeiel oùnyoïine u|l Jonr
4qMi 9^^ féoffMi^Q fl^nr&^etm sovwroe&^â^eiitt tire^ pleinde miirBnlr8s.<(t
ifi soMpimcK>M(iBto^8milwiémrde Véous, tiedifi^l^STinif à sba cdsur^ttai
fffa fotHi^ f^ff i{6q4 de: so^ame ; ainsif querlà viergei Ydnée^ au'^ignem^iira^
i<|ltW <W»»^bP9«ril)<oU»S)ieigBl|reg4ma^
forêts les mêmes visions que la religieuse devant son prie'dîeqih- Mnbioelil
«dmjraUef^Qèae qii«hlt4ri^qiilD»ffraAçaisii^a poiM eonsefervéë, où/ PonirÉp-
fKWle^à.Tbésé^ ^Uiffpfyte iMNnttnl}, Diane appareil à son fevonri' pomf-riiiii
<JKiiilMBr)d0r{n^iimf^i(peg fsdo^ cete'cst pdmiilàlutitnoiiîMÉ^
iM»k^iii64k^;4!lii(h9Ci9biie0)oa d*i»^ ehrétiénlaiiiioit
!^il99>^t<il«B9'4«9 tniof^rli^d'«nlh0usi^ qo^^elli: oMm^^xm^oimà
Wfl iHMiMMrfâii^ eCipDetfiHwfe iàVm^ fntienne; mais cepeadànt.^ y «'«m
4irid();ite;rMMiih)f$ieomire ^.9oè^ dans le pblals éê TMsée et
Pftk qi^\m\mi^hÊMm9iltttÉèim»im\^^ le même isebsuii^ ànrh«il
éQcM p0DF«nit6iur laoïréatare huhiaine'daiiB»l»'nfdoùtab]«-]^^(^iA^1iE[
iÉnière rie cette vie a la lumiève^ d'an autre mondai Rabine ijé^'^^t pdliit
«Bnri'4a»>idétes àè sa ^religion à i^éga^d-d'HipipolytêikiàrèdmpMllii^
qu'il y avait de sympathique avec ces idées dans le fils de F Amazone^ Il liwil
employées au contraire ^ rep<»usser.^QUèrelne^t•i^^/«afi9f^e).M9>l*^I^é ^^
la plus intime essence d'une religion étrangère. Au lieu d'être l'amant radieux
4;u))^,f(â9^, ^ppolyte ^'e^ quuii<toid ctievaltec ay«iia)Unfk4aqie qi^'dl ll^r
Dore d'un culte.jr^s^tueu&eQient.^Uc|ai. Fig1lMÇ9*vo^f:l^lpQè^ ^ VQviailt
fiigi)fffe^f^9^ Jh^è^eo, SGjèm^, rampl^cenai^^les l9uUyi^li3^4^rAra8 1^900
^oi|f;,«|^ryLtuel pomr;le /^SLide Dieu |>ar un;Ç<;NE^n»#s(».4'MnQ ga)^p)fvrÂ9<aré^
fjçnfée ày^ w jeune «^iga^ur 4e8 environs Af^,^(W çç^r^t: vow.aui]es;#«
Qy,>.£Mf,RaGhie|. A,M/cujQ.a ^ûvil Içjg^i^i^e Jajin^ o^Jat^ura d'Actif
fffjfj^ne.^imrait^iirf^quekm^, chose de («rper^aupagi^ in^rtQ,>Q)u6/ii ohofobcH
jrait à s<^ c9pproçhcr 4e ïê^^Lu^^ plua il feraù parait^ .^shoqoant la oaiçaetèfe
.||{jCil.]^)u4r^^t rendre. Vliabil de soie,, le chapeau à plumes, tout le oostiwie
,4j^^i]f^usal di^^teyrs 4fa^tre£ois n'était que l^.^raductien, exacte et feU^
.tap^id'Hii isemblajblerQle^JUçine lui-j;néme l'a ^ hie^i compri^i.qu'U^^^G^igç
Jg.^Vc^A^ S^ pièce ^^ Mrajçi^piorter d'avance sur mj. a,^filf|e;persQaiiage KivXjMt
'^aif^i^MMf'^m^^ grec.sur )e fil3 de l^liésée. JUpi^ce an^iquei^e WHvmait
\ffiPR9^t^f etXa.piêce moderne se n,o»uti0 f'A^r^i. ' ,, . ; ,j >...., . ;,-. .,
M/?Mdi:ei,yoil^ le j^Ale^oj^ le poètea. mi^ \x»^ Sjop habilité .et toute^is^fiiaer
tfi^H v^^.le.rôl^. qui re^^^^bie à <^ gigaRl»ique6..a£fmEeA^ Qej»j^est4^
ffmjaaa dfvii^j, qu'ua.mort^leptr^ upegénérsitipn.fj^ut.eDtiièrf'eilt tassez lort
•§aus iM^^r» jQueir Phèdi-e çom|n^ ^l^r» a été Q<^pi!ise.par>KaeiiHiv.o'est
if|viHi(,re{^:Mne,étinceUe d^ C9(! «Mnouf? sacrf^pour.jla poémimfilique^tisent
sortis les figures de Titien et les vers d'André Chénier. Avec les magisti^^pies
^p^4^soi) ame.vers has grands sppçtaples d^. la naturem^llés auvi^qfpQrte-
jQepf^. victorieux 4^ ses sepos, avec i'entai)i»^:^jplepdi4e-0t;myi$téneHK|^9^
jpEMpilll» im(DOi:t»lle, la fille de ^iuQsi entc'4Hmne^w ^pd 4^iP0^v^.iQœun«|fi
^tQ^ de rêverie, profonde /çtlmpi^eux coiaupe^les Aptsidc) li^.jyié^ii^raiié^^
^pîî J9PUS foiit 4esceqdre les chanta dlUonq^^ VfiippQlyte d'Enripid^ f^%^ avec
t^'t^romètli^ d'Eschyle, uoede.c^.ai^tiques^tr^édies^.ou Vpn s^ cirpder
4!^ desigcèves et l'^ir dçs fpréts. $i )^.pièce;4e Raqin^t^^t d^pp^iU^ d>qe
^|Artia.4u merveilleux mythologique v,, si eUeijp'offre i^nlyÇQmfmh.'^j^
grecque^^ u^e . action qui comipence |>ar jl'^pparUion. de Vépu^ , et &^i\% ,w^
l'apparition de Diane , elle est cependant illuminée par endroits de clartés
tombées du ciel de ta fable. Le dragon que NefUmefaitsoftirsde ses cavernes
Wùfipide. îiiais c'est surtout d^hs le personnage àei^èm^è c^êïuùpiration
païenne est puissante et visible. Si un peintre voulait rendfiB la Thëare de
Racine, il devrait placer au-dessy^ 4'€|^^jd^u^lr9iA l^nipfs^j^ tableau,
6S6 REVOB BES' HEUX MONDES.
VarABUte imi^e de- VéniisviGe vers sublime qui, par Un piiénomènef ^reiqii»
unique, tomba 4e réerin d'Horace daos celui de Racine, sans rien perdre de
son éblouissant écla^ ce vers gravé en caractères de feu dans toiutes les
moires: ■ ^r- . ..
CTest Vénus fout entière à sa proie attachée.
' I
mifemie le sujet de toute la pièce. S'H n^est qu'une fois sur la bouche dé
radrice qui Joue Phèdre , il doit être toujours dans sOn ooeur. - '
•Cèst Aux entrées ^e les grands acteurs se reconnaissent. Il faut ^a^ëft
moment où ils plérftisdènt pour la première fois sur la scène, Taetîon Mit
commencée depuis léng-tempis dans leurs âmes , que les spectateurs lisent Sdr
leuM traits tout un paisse de joie ou de soùffranées. On sait quelle douce elarlé
baigne les yeux de M^° Rachel quand elle fiait son entrée dans Ariane, conilbé
ses ihains se joignent avec grâce dans un geste de bonheur, comme sa dd-
marche est légère , comme elle ressemble , tant elle a sur le front de jeundiÉé
heureuse, à quelque nymphe sortie, par une matinée de printemps, de Pesii
tiœisparente d'une fontaine ou de la verte écorce d'un ch^e.^ Quand û\é {mi-
ratt dans Phèdre, si pâle avec son long manteau de pourpré, ses vêllesftili»
tans et sa tunique étiûcelanted*or, on a sous les yeux une apparition telle qtte
pouvait en éclairer le ciel de la Grèce; un de ces fantémes antiques qui ne kdhlt
point, comme les ndtres, les hfttes des ténèbres, mais conservent au contraire
jusque dans Tatmosphère glaciale de terreur au sein de laquelle ils aTavahiMil
Je ne sais quel éclat en harmonie avecla clarté du soleil. M*'* Racbel nocHla
rappelé les vers où Virale nous montre la reine de Tyr prête à monter sol^
son bûcher; eHe nous a rappelé aussi les chants où Homère évoque GiiM^et
Galy)^. ..'-.'.-.uo
'Le premier actede Thèdre est celui îi|ui se rapproche le plus de \t tragéAb
gredqué. (Test Faete de la confideiice à CËnone. Jamais soofQe plus franche-
ment païen n'antÂa des vers échappés à la lyre d'un poète moderne. M*^ B^
ehd noosl </ÉW «miprendte combien étaient pi«s de la nature ce* graiOb
poètes d'il y a deux mille ans, Catulle, Properce, Tibulle, dont les céiiVnéS*
cdrilâie dit Montaigne, rient encore d^une fraîche nouvelleté, car on sedtAk
dans l'iNsceiit (te cette Jeune fille, qui n'a peut-être jamais prononcé temt
noms; l'înàj^tion dontils s'enivrèrent. Cet amour dont parle Pétrone, M
ankouf dont la tinrre embrasée crie le nom à travers les herbes épaisses :
....... Humus Yenerem molles damavit in herbas, .,;
r ,
Bl/ anioûr que Titien nous fait entrevoir sous le feuillage éclatant et sombre
le ses arbres, f«^pire sur les lèvres de la tragédienne à ce magnifique endrcul
ou'dle .déqrit^ dans des vers limpides comme u^e ode grecque, .fongtujiiix
poipme une élégie romaine, toutes les tumultueuses ardeurs des ^s i ' '
'''''*''' ■ié1ëViJ<;=JiBrtrtigl»;jepaiisà«iYùe, '- '"•'■'»
ï
ftBYUfi. *— GHRONIQUB. • ■ 5ftF
Un trouble s'éleva dans mon ame éperdue, <••
Mes yeux ne voyaient plus , je ne pouvais parler,
Je sentis tout mon corps et traw^ et brûler. , . ; ,.,„, . .
Chose étrange! le pieuk Racine, en lutté avec Euripide' sur iih sujet aa-
t^tie, Va risquer sur notre théâtre, au second acte de sa ](iièce, une situation
devant laquelle a reculé un poète qui croyait en S^énus. Dans la pièce grecque,
te'éottfidenté; ou, pour mietox dire, là noiirrice, reçoit seule Taveu de Phèdre.
Hippôlyte ne voit point la femme de son i>ère rougir et trembler devant lui.
GfeMime esclave qài ^ cfararge de faire entendre au (ils de Thésée des parple9
Mî^pieB d'une reine. Phèdre, quand elle apprend que son amour est reiK>uss^,
Éê tfédde, comme Didon, avec une résignation farouche, à quitter la vie;
seedemént, par une fatale Inspiration d'imphcable vengeance, elle cache ^ans
iêi V^temens un billet accusateur qui doit être Farrét de mort dHippolyte.
Avec ce goût un peu brutal de la muse latine, Sénèque, après. avoir déjà
Mt de sa Phèdre une sorte de furie amoureuse, Sénèque hasarde cette siùisir
tmi monstrueuse, dont tout le génie du monde ne fera jamais disparaître le
eftté choquant et contre nature, d'un homme qui repousse les attaques d'une
femme. Une ancienne édition de ses tragédies nous offre , en tête de cette
soèae, Fargument qui suit, écrit par un naïf commentateur dans un latin
^ je traduis littéralement : « Phèdre livre assaut avec toutes ses forces à la
pudeur du Jeune homme, et ne 'parvient pas à s'en eniparer. >» Toute la mâle
Simplièité du style biblique n'a pu sauver ce qu'il y a dé ridicule dans le
diaiste effroi de Joseph et dans son pieux respect pour la couche de Putiphar.
Dcon les scènes de cette nature, le rdle de là femme sera toiyours révoltant,
le Me de l'homme toujours grotesque. Eh bien! Racine cependant s*ést
écarté d'Euripide pour imiter Sénèque; et comme il sentait mieux que tout
aiftre, lui le poète du goût délicat par excellence, ce que pouvait amener de
Messant une situation pareille, il s'est cru obligé dé voiler sous toutes les
recherches du langage le sauvage éclat qu'une flamme aussi impétueuse devait
jeter dans cette déclaration. De là ces vers délicieux, mais d'une grâce trop
savante dans leur tour, qu'aurait pu débiter à Louis XIY, lorsqu'il avait
vingt ans, une femme de la cour habillée en Pomone ou en Flore pour une
mascarade galante :
Charmant, jeune , traînant tous les coeurs après soi ,
Tel qu'on dépeint les dieux et tel que je vous vol.
M*^ Kachel, en récitant ces vers, a trouvé des modulations pleines d'un
charme sans mignardise. Sa voix conserve, même en descendant à ses notes
les plus douces, quelque chose de vibrant et de métallique. Quand elle arrive
à ce passage où Racine lui-même, emporté par le mouvement naturel de la
pensée, laisse éclater tout entière dans ses vers, qui se brisent sans rien perdre
de leur divine harmonie, la passion qu'il veut rendre; quand elle 8*écrie«
4M BBVaLtMaOTBX HOIOIS.
Eh bientconuaudeiuiPbàdreettoutBufiimit, " i ^i )
J'aime l...,-. -,..ci,>, .. 'i'
OD a BOUS les yeux un des plori bénâ Spectacles c(ueTaiT puisse jatî^ offrir.
On sait comiiiGiit U"' B^cliel dit le i je crois f de Polyeuctci ..^ pfm^fvit
dé <^ mot est le i j^aime -^6 Phèdre. X^'es; rit de» deux étep^f))!^ )?iiligi{imf
de"ce iiionâ'e est dans ces dt^x cris de l'ame. ;., . ,:,,...., . i,("iL
Ou a exprimé quel<iue part une bizarre î4^;,on a,dit qu'à.paitir.-dft.A'-im
gfant uû Uippoljie perd son épé«, le caractère de Pbèdre et eeiiii^'Qi^ni^f^
secouroiideiittellifiiieiit, que Sl,','*Rachel,.eii redeT'ai^[itt^ut.^9qupJ,'iHi¥n^
de Pj^nriius, est tombée dans un écueil presq;ue ini,possjtde,ii éyftWn.tiliTItt
sommes persuade ^e,, Phèdre et Hermioiie «ussent-eUes .prés»ité,{0i^f^
dés points déifessemblance,,^!"'' Hach^ aurait iSjj^vaxiereHinaiÙ^EAïWMl!
ras''4eui| r^es; mais, eu.vérité, peut-on faire de bomiefiDi un «einbl^JdAjr^lti.
proclïienteut^ËsHl, ai][,contrai;;e,doiileur^ plus di£f|^ren:tes guemellç dftjljl
riyak d'^rîcie et çell^,iie.lei rivale d'A^dr^m^que ? Berniipaa, dop^ l'afpiHM
de jèiuie fiile est dédajip^ [|ar un„IiQiniue eo qpî.elle soyaii ^^^fia.^offfn
Hermioné éprouve utted^ ces 9i))pres douleurs qui puisent dapa laipaMcietHH
rnéme dé ce qu'elles ont de, légitime udç Inces^nte iiTitatiçB.Plièdret p^rum
au fond de sofi a^e unamQur iscestupi^ quelle maudit ,elle-|Qé«]^, épiqfini
un de ces craintifs, cjiagrins dont les fur^ iirs sont ^.cbagi^ instanf à,^aif^f|^
parles ^pouvantes dés remords. M'" Bacbelt'-daiit le rôle de Pbà4qe»,iW4Mi!l
pas'plijs rappelé Hermiope que Racine li^-mépie na ^ea ifaiX j^pvfi^tf,,^
troisième, et au qiiàtrièftie acte, elle. a été non pas là jeune Ijlle doqt,le JKWi
ignoi^t de la vie ne connàtt qii'fjn séiil seatimeut, celui auquel elle s'ajtH^ti
doniie^ mais la femmeguii djepui^ long-temps ioltiée à tous,les mj^tèiiff^dd
reustence, entend ^ans son àme remplie de souvenirs s'éley^ les yt^^^
niilïe pasnons opposées. Regret al tier de la dignité perdue, retour pl^ij^
tei^ur Tws lé pattsé ebsevelfidaios la eoucbe nuptiale, jl^'e(it point ^'.^ôifM
tLOns çpie ne. renferme, le çcêur de Plièdre, tout s'y trouve, jusqu'à d|«l,4liTW^
subits de tendrijBse maternelle:. , ,. i. iMii
. !' ^e.DecrïIas<4iMl6 nom que je laisse après msi. •' ' - '-'
,.:i. ' ., Pmirf ma trietn<Mibiisqud«ffreu.i héritage! ' ' '-''
H"* Radiel a eu dans son organe une corde pour cliacun de ces sentimeiii.
Lorsqu'elle a voulu iwdrviOeUe jalonne entièrenioit apposée i délie d'Her-
mione, cette jalousie qiie.Pbèdre dgteste elle-ménu; comme son guette amour,
quels accens inattendus elle a trouvés! Il y a dans Racine un mouvement
qui'toUt'lr'Mup.'aU'miliRBd'tm pssSAge rempli d'une hrie aiitique, ëdiratiifl
hMMawdegré'tepll»' élevé de touchante tristesse où paisse Jamais pdMtàii^
l'él^e-moderne.: ■.,;■.■'■ ■' ■ ■! ■■ . ■> ■■-■i'; '<\.
..^.I^I^jfisevDyiùent avec pleine JiqflDQe, ,
,.Ife.,^,^lei{^^^a,qpprouvaitriiuiDceoce,
.,, . Iksi^ivaientsai^ remords i0UyrpeÉchiiità ' u^* <, i
Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux. '^
Ces v,er^ divms, que depuis lo^g-teipps pçp4^(^tçu9^^iioH^réfM^i(W8.§9U^
en' être émus, accoutumés qiie npus éUoi^ à .|eiu; )â^<^juf^r. ef^t^^^
M"* ttachél les a dits âyeè ta^t de^raoé e^^ puiss^noe^ qj^'^^i^depcjtoqt»
vi^le et cfi'arniânte s^en est exhalée; nous 'seutipp^ qu'i^. refle^fiJ^^a)t^
^ i ^i to^ ce shcré soldî*n[rt> ^à aèècéi^^^^^
lalirstftédifnQe a ^té si belles qù'ilii( paèisé sàr la salle tôdt '^tliré^'ùb àé
008 soùméà mystétieux ^ùi tirent ées grandes itÉ^èèMéëà WkhnYttvàiiàt^P
lès^ettûfom sortir des VftgttfeâfJ^^' ' -' '•' ^'J''"' •^.-ns--:V.; Mi|.
Au cinquième acte, sans manteau, sans diadème, entourée de loi^^ Vdif^^
btaJos qui laissent déooui^S' les iioiin^ l)^DdehÛ!)t ^ôiit sôn'^iiô^t pâîe'^t
encMbré^ieUe a produit sur les <i(fi«r&tine likpressîdii'rèil^iéu^él Elle eàt'to
sans^onvtrlsion, à 1& façon doïit se dessèche et'^^rtéUh ûn^ilëifr âës Htes'âe
mriyssum Malgré les Eumébfdé^dônt^èfnt peuplés* ^ëiir^ éiiiférs et la lumière'
bsttreo^é^qili' circulé sous leHs ^tnbràgeS dé'îétrf^vili
d*hafeitude' anit portes de là ttiôrt ni' tèi'i'eurô'fe
plmmes. Ett'ée twortient, ohHhiâit qtié le fôïid téël ilè'létir ireîl^cin^ c^éSt^^
dii^ laioroyance dans un re[k)s éternel ati'^ti ÛëÙ tlàtijire^ te^ï apparaïé^
d*tliie ftiçim visible sous td^ùtes tes allégoirîes Atht eùi'tiiiiïié^ sMtèiU ptii ^^
lc«é«her;'Qiï^xiste^t-il dte plus borrtbl^ pdùr tthë'lWi'aéhii^lSbif "chW^^
qèii totréemÂpefrse' dont Jb^hér honore la irêftif dé PMiéràè^'M'dè BidiiBti'j'
ssûtir ôa^e t)asser lèntènrent dans le tribrié'fei; lès *ràti<*éi tf*^iï irl'i^l' dette
fln,4cmt la plupart d'entre itoUs oht peiAe à^sâ^^j^rté^liaèe, ë^ïe't^^l^^^^^
in«obe^lesitti%nS/6ésdétix'aaiïilifàblte'V^ri'^^^ ■" •'"i ''•"^^' "'' "^'^"'""'
rai voulu d^aut. VOUS, exposant mies nvopié^i^i ' i < ' «l'x
Par uAfl^min. plus tent descendre obez le» rnbDts^' '^;> :>i '.i
eipriratej^t on ne peut mjifux ^, £^n..^^^ Phèdre, doit ji|M^rii?.rAtiaiâée)iMf);
les aveux expiatoires qu'elle fait à a^ ^p(H4^i» eUB,de8(^i<JtMd!wjp<y ;^iw»i
les sentiers silçncii^^x , pleins d'une ombre croissante , qui conduisent aux
lieux où Ton ne sent plus battre son cœur. Je crois qu'on aurait tort de
prendre pour un sentiment entièrement étranger aux croyances antiques ce
besoin de réconciliation avec la vérité et la vertu éprouvé devant le trépas.
Si la Phèdre d'Euripide ne Fa pas ressenti , c'est à un caprice du poète qu'il
faut s'en prendre, non pas à une inspiration farouche de sa religion; car,
dans la tragédie grecque, Thésée , par un mouvement en rapport inverse ,
mais tout-à-fait exact, avec celui de Racine, supplie son fils mourant de
calmer ses remords en prononçant sur lui des paroles de bénédiction. Le
'.iO-^K ' '
r "!
repentir de Phèdre ne 4oit eniîeii aUérei* la «éréaité toute païenne de sa
mort. ./i- . :■ •: -• >i-;- ' - i- ' • !-■
Un des plus grands charmes de la tragédienne, c'est la parfaite har-
mèiilé^lAé èéi mouVèmè'K^.'Oli'dirait une statué de marbre qui vient d*étre
afltfVMSëi'i&yi^iée fliit'ïniârcher àiiisi. tbltairié a dit qiiélque part avec ces har-
dkliies'iiMl^éîndiieiiJ d'image'ët de pensée qu'on trouve a chaque instaQt sc^^s
Tiàtf^jrâiirte'Kril'tlidité der sbtl/styté : « M"' Gairon est devenue sans contredit
le plus^gi^iiâ pehitrè delà* nation. » M^'"" Clairon venait de jouer dans Tàn-
créde, de sorte que le poète .dont elle avait fait triompher U pièce était mu
peut-être en sa faveur d'une fort excusable partiaUté; mais tout je public don-
nerait aujourd'hui volontiers à l'actrice qui joue Phèdre le brevet de peintre
que Voltaire déçjçrnaitj à l'actrice qui jouait Aménaïder Beaucoup ont pâli
4eyant ljç$Ji;esque9 QprçixU^ ou médité devant les bas^reliefs du Parthénon
qui n'entendent point comme cette jeune fille la çcience des expressioDS et
des attitudes.
, Ce dont pn, nç saurait jamais être trop reçponajssant envers^ M""" Racbri;,
c^est de ce qu'elle a ^it circuler dans notre vieille poésie je ne sais quelle
sève qui nous enivre, çqmm^.h sève printan^re des poésies les plus ré*
oinites. Grâce à elle, Phèdre a paru Rêvant nous telle qu'elle était sortie du
oinrveau de Racine et telle peut-être qu'elle ne s'était jamais produite sur
notre sôène. La jeune tragédfepne vient d'acquérir victorieusement à son ré-
pertpire l'oeuvriç la plus parfaite du théâtre dassique; maintenant rqu'elle est
parvenue au but qu'on lui désignait depuis si long-temps, des voix inquiètes
et curieuses, se mêlent déjà aux voix qui applaud^sent pour lui demander
Vers quels nouveaux horizons vont se dir^er ses pas. C'est là la c^té mélan*'
oblique de tous les triomphes; il n'est point de trône ici«bas.où il solt;perrai8»
de se reposer. A^ lieu de se débattre contre cette condition de la gloire, un
aiitiste doît l'accepter .avec cpurage. Que Mf!' Rachel en::Soit convaineue, le.
moment des plus puissans efforts est yewppur elle. JU^ conquérans ne con-
servent leur royaume qu'à la condition de l'étendre chaque jour. Les conseils
vont lui arriver de toutes parts, impérieux et opposés. Il faut qu'elle sache se
garder également^ de ceux qui voudront offrir sontnlent en holocauste à
tous les caprices du drame modenie, et de ceux qui, ne voyant en elle qu'une
apologie fitante et» préceptes d'Ariistote, vondrontla pousser dans les cate-
oondwB oà dormeAt les alexandrins oubliés. ''■
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Y. DE Mabs.
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VAILLANCE.
1 I. Paul P....
I.
Sur la côte de Bretagne, entre la ville de Saint-Brleac et le village
de Bignic, s'élève une espèce de manoir qu'on a de tout temps, dans
le pays, décoré du nom de château, sans doute à cause de la tour
crénelée qui écrase de sa sombre masse le reste de l'édiflce. Le fait
est qu'avant la révolution de 89, le Coât-d'Or était la demeure des
seigneurs de l'endroit. Devenu propriété nationale, les hibous s'en
emparèrent et y Grent tranquillement leurs petits jusqu'en 1815»
époque à laquelle la famille Legoff l'acheta et s'y vint installer. L'as-
pect en est lugubre, les abords en sont désolés. D'un côté l'Océan »
de l'autre, à perte de vue, des champs d'ajoncs et de bruyères. Entre
ces deux mers qu'il domine comme un promontoire, le château ap-
paraît triste et solitaire, avec sa tour pareille à un phare.
Par un soir d'hiver de l'année 1836, les trois frères Legoff étaient
réunis dans la chambre de rez-de-chaussée qui leur servait habituel-
TOMB I. — 15 FÉVBIEB 1843. 35
5h% HEYUE DES DEUX MONDES.
lement de salon. Cétait une vaste salle qui présentait un bizarre as-
senablage de luxe, d'élégance et de simplicité rustique. Ainsi, tandis
qu*un riche tapis étalait sur le carreau ses rosaces aux vives couleurs,
le plafond étendait au-dessus ses poutres noircies par le temps et par
la fumée. Les murs étaient blanchis à la chaux, mais chaque fenêtre
avait de doubles rideaux de soie blanche et de damas rouge. Quel-
ques chaises de paille grossière escortaient humblement un magni-
fique fauteuil, velours et palissandre, tout surpris de se voir en si
mauvaise compagnie. Une ctrabine, des sabres, des poignards, des
haches d*abordage, des fusils de chasse emprisonnés dans leurs étuis
de cuir, tapissaient le manteau de la cheminée; un piano d'ébène,
inscrusté de filets de cuivre, occupait le fond de cette chambre, dont
les trois frères LegoflF n'étaient pas le moindre ornement.
Le plus beau des trois était encore fort laid, en admettant toute-
fois que la figure douce, intelligente et résignée du frère Joseph pût
passer pour laide. On se laissait prendre bien vite à son air souflTrant
et rêveur, on finissait par le trouver charmant. Dans sa longue redin-
gote brune, boutonnée jusqu'au menton, avec ses cheveux blonds et
plats séparés sur le milieu du front et tombant négligemment sur le-
col et sur les épaules, on eût dit un de ces cloarecs qui mêlaient par-
fois à leurs pieuses méditations les chastes inspirations de la muse.
Les deux autres, pour parler net , avaient tout l'air d'ours mal lé-
chés. Le frère Christophe portait, sous une houppelande de peaux
de chèvres, un costume de marin du temps de l'empire; il avait les
jambes courtes, lé ventre gros, la barbe inculte, les sourcils épais,
les cheveux noirs et la tête énorme. Il aurait pu tuer Joseph d'une
chiquenaude tet txn bœuf d'un coup de poing. Le frère Jean , Tahié
de la famiHe, pouvait avoir de quarante-cinq à cinquante ans. H êtatt
long et maigre, et, près de Qiristophe, ne ressemblait pas trop mal k
don Quichotte en société de Sancho Pança. Il avait des moustaches
rousses, hérissées et menaçantes comme les dards d'un porc-épîc; ht
pièce te phis importante de son vêtement /était une redingote grise
qu'il portait h la façon de l'empereur* Les trois frères avaient aux
pieds de gros sabots qui se prélassaient sans gêne sur un tapis de
mille écus.
Assis autour de Tâtre, tous trois paraissaient en proie h une ?îo^
lente inquiétude qu'ils exprimaient diflRèrenmient , diacun selon son
caractère. Jean et Christophe juraient; Joseph priait à voix basse,
tout en suivant d'un regard préoccupé les jelsfde flarïime bleuâtre
qui s'échappaient de l'ormeau embrasé. De temps en temps, Chris-
VAILLANCE. 543
tophe ou Jean, à tour de rôle, se levait, allait entr*ouvrir les rideaux
d'une fenêtre, puis, après être resté quelques instans en observa-
tion, retournait à sa place d*un air agité. Joseph n'interrompait ses
prières que pour consulter le cadran d'une de ces horloges de village
vulgairement appelée coucou y qui mêlait son chant monotone aux
cris du grillon et aux sifilemens de la bise. Bien que la soirée fût peu
avancée, il faisait nuit sombre. La chambre n'était éclairée que par
la lueur du foyer. La tempête soufflait au dehors.
L'horloge sonna sept heures; au septième coup, Christophe et Jean
se levèrent brusquement et se prirent à marcher de long en large
dans la salle. Une vive anxiété se peignait sur leur visage. Immobile^
à sa place, Joseph avait redoublé de ferveur dans ses prières. On en-
tendait le grésillement de la pluie qui fouettait les vitres, et la voix
furieuse de l'Océan qui se brisait contre les rochers du rivage.
-*- Mauvais temps ! dit Jean.
— Fatal anniversaire ! ajouta Christophe. Voici dix-neuf ans qa*&
pareil jour, par un temps pareil, notre vieux père et notre jeune
frère ont péri dans les flots.
** Dieu veuille avoir leur amç I murmura Joseph en se signant.
— Et voici jour pour jour, heure pour heure, dix-sept ans que
Jérôme est mort, s'écria Jean en hochant ta tête.
--C'est vrai, dit Christophe avec un sentiment de terreur reli-
gieuse.
— Mon Dieu! s'écria Joseph avec onction, qu'il vous plaise que ce
funeste jour ne nous amène pas quelque nouveau malheur !
£n cet instant, la porte du salon s'ouvrit, et un serviteur parut sivr
le seuil. L'eaju ruisselait le long de ses cheveux et de ses habits.
•*-£h bien I Yvon, quelle nouvelle? demandèrent à la fois les trois
frères.
— Mes maîtres, rien de nouveau, répondit Yvon d'un air consterné.
Nous avons battu la côte depuis Bignic jusqu'à la Herissiëre, où nous
avons perdu les traces de notre jeune maîtresse. Ce matin^ à Bignic,
on l'a vue passer à cheval. Il faut qu'entre les deuxrvilllages made^
moiselle se soit jetée dai^ les terres, à moins que, profitant de la
basse marée , elle ait quitté la côte pour prendre par les brisans.
— Dans ce dernier cas, nous sommes tous perdus» s'écria Qiristoidie
avec désespoir.
— Il est plus probable, reprit Yvon, que mademoiselle, surprise
par le grain, se sera réfugiée sous quelque toit des environs..
35.
5&4 REVUE DES DEUX MONDES.
— Non, dit Jean; elle n*est point fille à fuir le danger. Si elle vit»
elle est en selle, et galope pour venir à nous.
Un coup de vent ébranla les portes et les fenêtres, et on entendit
les tuiles de la toiture qui volaient en éclats.
— Que le ciel la protège! s'écria Joseph en tombant à genoux.
Yvon s'étant retiré, une assez vive altercation éclata entre le frère
Jean et le frère Christophe. Ils commencèrent par s'accuser récipro-
quement de Tétrange façon dont Jeanne avait été élevée, ils fini-
rent par reconnaître qu'ils n'étaient en ceci blâmables ni l'un ni
Fautre, et que tous les reproches revenaient de droit à Joseph. Ce
«point une fois établi , on put voir en action la fable du loup et de
Tagneau se désaltérant dans le courant d'une onde pure; seulement,
cette fois, au lieu d'un loup il s'en trouvait deux.
— Tu le vois, malheureux I s'écria Jean en laissant tomber sur Jo-
seph la foudre de son regard, voici le résultat de la belle éducation
que tu as donnée à cette enfant, voici le fruit de tes lâches condes-
cendances et de ton aveugle tendresse !
— Mais, mon frère Jean, répondit timidement Joseph...
— ^^ Tais-toi I s'écria Christophe en le poussant par les épaules; c'est
toi qui as fait tout le mal 1
— Mais, mon frère Christophe, répliqua humblement Joseph. ..
— Réponds, s'écria Jean; dans quelle autre famille que la nôtre
voit-on des filles de seize ans partir seules, le matin , à cheval, courir
les champs à l'aventure, et ne rentrer au gîte que le soir?
— Plût à Dieu qu'elle fût rentrée I dit Joseph. Mais, mon frère
Jean, le cheval que Jeanne essaie aujourd'hui, c'est vous qui, mal-
gré moi, le lui avez donné. •
— Ahl mille tonnerres I je l'avais oublié, s'écria Jean en se frap-
pant le front; une béte toute jeune, ardente, ombrageuse, à peine
domptée I S'il arrive malheur à cette enfant, c'est à toi , scélérat, que
je m'en prendrai.
— Tu réponds d'elle sur ta tête, ajouta Christophe en lui secouant
le bras.
— Je donnerais avec joie tout mon sang pour vous la conserver,
dit Joseph; mais, mon frère Christophe, vous oubliez que c'est vous
qui avez fait présent à Jeanne de l'amazone qui lui sert aujourd'hui.
N'est-ce pas vous aussi, Christophe, qui l'avez gratifiée d'une selle
anglaise?
—Mais, maraud I s'écria Christophe, c'est toi qui l'as gratifiée des
VAILLANCE. 545
défauts et des imperfections qui déparent ses qualités; c*est toi qui
Tas encouragée dans tous ses travers; c'est à toi, c'est à la servilité
de tes soins, à la bassesse de tes complaisances, que nous devons de
la voir ainsi, capricieuse, fantasque, volontaire...
— Sans déférence pour nous, dit Jean.
— N'en faisant qu'à sa tête, reprit Christophe.
— Se jouant sans pitié de notre tendresse et de notre tranquillité.
— Un diable, enfin î
— Un monstre I dit Jean en enfonçant résolument ses mains dans
ses poches.
— Tu vois donc bien, bandit, s'écria Christophe, que, s'il lui arrive
malheur, ce n'est qu'à toi qu'il s'en faudra prendre I
Joseph essuya le feu de cette double batteilç avec la résignation
d'un martyr.
— Mes frères, répondit-il timidement, je ne veux pas examiner
jusqu'à quel point, dans les faiblesses que vous me reprochez,
vous avez été mes complices. Permettez-moi cependant de vous
faire observer que si parfois une voix s'élève ici pour conseiller,
diriger, réprimander même l'objet de notre amour, cette voix n'est
jamais une autre que la mienne. Si l'on m'eût consulté, si l'on m'eût
laissé libre, Jeanne ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui; à cette
heure, nous ne tremblerions pas pour une si chère existence. Rap-
pelez-vous, mes frères, que j'ai toujours bWmé le goût des exercices
violens que vous vous êtes plu à développer en elle. Que de fols, en
cherchant à l'en détourner, n'ai-je pas encouru votre colère! Il m'eût
été doux de voir à notre foyer une fille pieuse et modeste, gardienne*
de la maison, vouée au culte paisible des vertus domestiques : si j'ai
failli dans mon espoir, Dieu sait que ce n'est pas ma faute. N'est-ce
pas vous, mes frères, qui l'avez élevée comme une jeune guerrière?
Moi , lui ai-je enseigné autre chose que l'amour des arts et le goût
des saintes études?
— C'est-à-dire, maître cagot, s'écria Jean en haussant les épaules,
que, si Ton vous eût laissé faire, nous aurions à notre foyer une bé-
gueule, confite en dévotion , qui nous étourdirait du matin au soir
de ses sermons et de ses oremus.
— Mon frère, r^liqua Joseph, pensez-vous qu'il soit préférable
d'avoir à trembler sans cesse pour la plus chère partie de nous-
mêmes?
— C'est bon , c'est bon , dit Christophe d'un ton d'autorité brutale.
D'ailleurs, tout cela va changer; je suis las de voir une enfant faire
5Mr REVUE DES DEUX MONDES.
ici la loi et nous mener, tranchons le mot, par le bout du nez. Je
me charge de lui parler d'une rude façon.
— Et moi , dit Jean , de lui tracer une ligne de conduite un peu
différente de celle qu'elle a suivie jusqu'à présent.
— Écoutez! s'écria Joseph en se levant par un brusque mouvement
d'épouvante.
C'était la tempête qui redoublait de furie. Les vagues s'engouf-
fraient avec un horrible fracas dans les criques et dans les anfrac-
tuosités des rochers (|ui bordent le rivage. Bien qu'on fût au mois
de février, la foudre grondait, et l'on pouvait voir, à la lueur de*
éclairs, la mer qui roulait des montagnes. Les trois Legoff restè-
rent immobiles d'effroi. L'horloge sonna huit heures.
— Allons, mes frères> dit Joseph, c'est perdre trop de temps en
paroles. Qu'on allume des torches, et que tous nos serviteurs viea-
nent avec nous explorer la côte et les environs I
Mais comme ils se préparaient à sortir, un violent coup de marteaa
ébranla la porte du château; presque en même temps le pavé de la
cour résonna sous les pas d'un cheval, et la maison tout entière re-
tentit d'aboiemens joyeux.
— Que le saint nom de Dieu soit béni I s'écria Joseph dans ua
pieux transport de joie et de reconnaissance.
Jean et Christophe étouffèrent l'élan de leur cœur, et s'apprêtè-
rent à recevoir la jeune fille selon ses mérites. Effrayé de l'expres-
sion de sévérité qui assombrissait leur visage :
— Mes frères, dit Joseph, soyons indulgens encore une fois. Ne
traitons pas cette enfant avec une rudesse à laquelle nous ne l'avons
pas habituée. C'est une ame susceptible et tendre qu'il faut craindre
d'effaroueher.
-^ Tu vas voir, dit Christophe à Jean, ce chien couchant lui lécher
le& pieds.
Joseph voulut insister; mais tout à coup deux grands lévriers se
précipitèrent dans le salon, sautèrent follement sur les meubles, se
roulèrent sur le tapis, puis s'échappèrent brusquement pour revenir
presque aussitôt, escortant de leurs gambades l'entrée de leur jeune
maîtresse.
Elle entra» calme et souriante, la cravache au poing.
C'était une grande et belle (Ule , regard fier , taiUe élancée , peau,
brune, fine et transparente. Elle n'avait pas la frêle délicatesse de
ces fleurs de salao auxquelles il faut ménager avec soin les baisers du
Mieil «i les. caresses de la brise; on eût dii plutùt» en la voyaikt,. une
VAttLANCE. Wf
de ces plantes sauvages et vîvaces qui aiment le grand air et s'épa-
nouissent en plein vent. Chez elle, toutefois, la vigueur n'excluait
point la grâce, et ce qu'il y avait d'un peu viril dans le charme de
sa personne, s'adoucissait au suave éclat de la jeunesse qui rayonnait
sur son front et sur son visage. Peut-être aurait-on pu déjà lire dans
ses yeux quelque chose d'inquiet et de rêveur, premier trouble de
rame et des sens qui s'ignorent; mais elle avait encore la bouche rose
et volontaire d'un enfant capricieux et mutin. Ses cheveux noirs,
déroulés par la pluie, pendaient en spirales humides le long de ses
joues. Elle était coiffée d'une casquette de velours; une amazone
d'un goût sévère enveloppait tout entier son corps souple , élégant
et flexible.
Elle alla droit au frère Jean, qu'elle embrassa, en disant: Bon-
soir, mon oncle Jean; puis, elle embrassa le frère Christophe, en
disant : Bonsoir, mon oncle Christophe; enfin , elle embrassa le frère
Joseph, en disant: Bonsoir, mon oncle Joseph. Cela fait, elle s'ap-
procha du foyer, et tout en présentant fun après l'autre ses deux
petits pieds à la flamme :
— Qu'est-ce donc, mes oncles? demanda Jeanne; on dit que vous
étiez inquiets de votre nièce? A Bignic, il n'est bruit que du trouble
que mon absence a jeté dans votre maison.
— C'est, dit Jean, ce poltron de Joseph qui se met toujours de
sottes idées en tête. Il s* est imaginé qu'à cause de la tempête, la côte
n'était point sûre, et que tes jours étaient en danger.
— La tempête! s'écria la jeune fille : il fait un temps charmant,
Joseph.
— C'est ce que je me suis tué à lui dire, répliqua Christophe; maïs
tu le connais, intrépide comme un lapin, et brave comme une poule:
pour peu qu'il entende soupirer le vent, il croit que c'est la fin du
monde. Et puis, il s'effrayait à cause de ce cheval que tu montais
pour la première fois.
— C'est un agneau, dit Jeanne.
— C'est précisément ce que je lui disais, s'écria Jean : un agneau,
xm pauvre mouton bridé! Mais depuis qu'un âne au trot lui a fait
mordre la poussière, maître Joseph a voué une haine implacable aux
chevaux.
— Chère enfant, dit Joseph, il n'est que trop vrai; tu as été pour
nous la cause d'un grand trouble et d*une vive inquiétude. Si tu
nous aimes, ma Jeanne chérie, tu te montreras désormais plus soi-
^euse de notre bonheur.
548 REVUE DES DEUX MONDES.
— Peste soit du bufori s'écria Christophe avec humeur; ne va-t-il
^s sermonner cette enfant? Mais en quel état te voici, ma petite
Jeanne 1 ajouta-t-il en soulevant les plis de Tamazone alourdis par
la pluie.
— Tes mains sont glacées, dit Jean; tes pieds fument comme en
été les champs au lever du soleil. Mais, Jeanne, tu te soutiens à
peine, ajouta-t-il avec effroi; tu pâlis, tes jambes fléchissent. Tu
vois, dit-il en $*adressant à Joseph, voici le résultat de tes brutales
remontrances.
Christophe approcha l'unique fauteuil du salon; Jean y fit asseoir
la jeune fille; puis tous deux, Christophe et Jean^ disparurent chacun
de son côté, laissant Jeanne seule avec Joseph.
— Ce n'est rien, mon bon Joseph, dit-elle en lui tendant la main;
l'émotion de la course, voilà tout. Ce cheval, à vrai dire, allait comme
la foudrel II faut convenir aussi qu'il vente agréablement sur la côte.
— Cruelle enfant! dit Joseph d'un ton de reproche affectueux, en
lui baisant tendrement les doigts ; ce n'est pas ainsi que je te vou-
drais voir, ma Jeanne bien-aimée.
— Que veux-tu, Joseph? s'écria-t-elle avec un geste d'impatience.
Depuis quelque temps, je ne sais pas ce qui se passe en moi. Pour*
' rais-tu me dire quel démon me pousse et m'agite? D'où vient cette
fièvre qui me dévore, ce besoin de mouvement qui me consume,
cette ardeur, jusqu'alors inconnue, qui me fait chercher le danger?
Aujourd'hui, par exemple, aujourd'hui j'étais folle. Comment ne me
suis-je pas rompu vingt fois le col? C'est que sans doute tu priais
pour moi. Ce n'est pas tout : il y a des instans où je suis triste sans
savoir pourquoi: d'autres, le croirais-tu? où je me surprends à pleurer
sans pouvoir deviner la source de mes larmes. Tiens , mon pauvre
Joseph, je crois que je m'ennuie. Ne me gronde pas. Tout ce que tu
pourrais me dire là-dessus, je me le suis dit à moi-même. Vous
m'aimez, vous êtes bons tous trois, vous n'avez d'autre soin que celui
de me plaire. Le matin, vous vous disputez mon premier regard, et
le soir, mon dernier sourire. Vous allez au-devant de mes fantaisies;
vous guettez mes caprices pour les satisfaire. Enfin , vous m'aimez
tant, qu'il ne m'est jamais arrivé, je le dis à ma honte, de pleurer
ma mère que je n'ai pas connue. £h bieni je m'ennuie, Joseph : je
suis ingrate, je le sais, je le sens; mais je m'ennuie, c'est plus fort
que moi.
— Jeanne, Jeanne, que vous voici changée! s'écria Joseph en
soupirant. Qu'est devenu le temps où l'étude remplissait tes jours?
VAILLANCE. 549
Qu'as-tu fait de ces jours heureux où la lecture d'un livre aîmé suf-
fisait aux besoins de ton cœur et de ton esprit?
— Maudits soient-ils, les livres aimés! s'écria la jeune fille avec un
mouvement de colère; pourquoi les as-tu laissé pénétrer sous ce toit?
Ce sont eux qui m'ont appris que le monde ne finit pas à notre ho-
rizon, que le soleil n'a pas été créé seulement pour illuminer Bignic,
et qu'enfin il est encore quelque chose par-delà cette mer et par-delà
ces champs qui pous cerclent de toute part.
— Enfant, tais-toi ! dit Joseph; garde-toi d'alarmer la tendresse de
Christophe et de Jean; ménage ces deux excellens cœurs, qu'il te
suffise d'avoir troublé le mien.
— Christophe et Jean ne me comprendraient pas; je ne me com-
prends pas moi-môme. Si je trouble ton cœur, c'est que ton cœur
est le seul que je puisse interroger. Dans le tumulte d'idées et de
sentiraens qui m'assiègent, à qui m'adresserai-je, si ce n'est à toi,
mon guide, mon conseil, mon maître en toutes choses, qui m'as faite
ce que je suis? J'ai pensé que toi qui sais tout, tu pourrais m'expli-
quer Tétat de mon ame. Pourquoi suis-je ainsi, Joseph? Tiens, par
exemple, je me lève, chaque matin, remplie d'ardeur et d'espérance :
ce que j'espère, je l'ignore; mais je sens la vie qui m'inonde; il me
semble que le jour qui commence me doit révéler je ne sais quoi
d'inconnu que j'attends. Les heures passent dans cette attente, et
j'arrive au soir, triste, découragée, irritée de voir que le jour qui
vient de s'écouler ne m'a rien apporté de nouveau, et qu'il s'est
écoulé tout pareil au jour de la veille. Je ne manque de rien; vous
ne me laissez môme pas le temps de désirer. Ma volonté fait votre
loi. Fut-il jamais enfant plus gdtée que moi sous le ciel? Je me de-
mande parfois si vous n'avez pas entre les mains la baguette en-
chantée de cette fée dont tu me contais l'histoire pour m'endormir,
quand j'étais au berceau. D'où viennent donc, Joseph, dis-moi, d'où
peuvent venir cette vague attente d'un bien que je ne connais pas,
cette aspiration sans but, ce mystérieux espoir toujours déçu et tou-
jours renaissant?
A ces mots, la jeune fille attacha sur Joseph un regard inquiet et
curieux; mais Joseph ne répondit pas. Il demeura silencieux, les
pieds sur les chenets et les yeux fixés sur la braise.
Christophe et Jean rentrèrent bientôt dans la salle. Jean portait
gravement un plateau chargé d'un verre de cristal et d'un flacon de
vin d'Espagne. Christophe tenait au bout de ses doigts deux pan-
toufles de velours noir doublées de duvet de cygne. Joseph prit le
860 RBVCB DBS DBUX MONDES.
plateau des mains de son frère, et tandis que Jeanne buvait lente-
ment et à petits coups la liqueur parfumée, Christophe et Jean, à ge*
nottt devant elle » délaçaient ses brodequins , et Taidaient à glisser
ses pieds fins et cambrés dans le duvet blanc et soyeux. Cette opér»'
tkm achevée , ils restèrent à la même place , les yeux tournés vers
leur idole, asseï pareils à deux chiens accroupis, implorant un re-
gtrd de leur mattre. Le gros Christophe, avec sa tête énorme, k
long et mince Jean avec sa moustache hérissée, a\^ient Tair Ton
d^in boule-dogue et Tautre d un griffon.
A la façon dont la jeune fille recevait ces honmiages, on pouvatt
aisément deviner qu'elle y était depuis long-temps habituée. Lors-
qm'elle eut bien réchauffé ses pieds et ses mains à la flanmie, Je^anne
se retira dans son appartement , et reparut au bout de quelques
ittstans vêtue d'une robe de chambre de cachemire, serrée aatoBr de
sa taille par une torsade de sme.
Les trois frères avaient profité de son absence pour fairv ^erm
anprès du feu le souper do I enfant. Elle se mit à tjMe sans (tçatt et
M prit à manger de grand appétit, tandis que ses trots ondes k con-
lewpbieiit ^\tc admiration , et que les deux chiens sautaient autour
i^Hie pour attraper les miettes du repas. De tamps en temps, ^e
aAressait aux uns quelques paroles affectueuses, et jcXmI aux autres
qpMlques os de perdrix à broyer.
— Vous ne fumez pas, mes ondes? demanda-4-eDe à Jean et à
Cbri^opbe.
— Je n'ai plus de tabac, dit Jean.
— J'ai cassé ma pipo, dit Christopbe,
La jeune fille tira de sa poche quelques onces de tabac enveloppées
de papier gris qu'elle tendit à Jean , puis une pipe de terre cjifermêe
4aiis un étui de bois qu eUe oïïrïl à Christophe.
— On pense à vous, dil-^Ile en souriant. £n passaiil à Bifrnic, je
me suis rappelé que mon onde Christophe avait cassé sa pipe, cl que
non oncle Jean touchait au bout de sa provision. J ai don; arrêté
mon cheval devant In porte du bureau. A rintérieur, on iaisiùi noces
et festin; la débitante avait marié, le matin, sa fille Yvonno avec le
fils de Thomas le pécheur. On m'a reconnue; ii ma fallu mcUrc pied
à terre et complimenter les époux. Ils sont jl*une^ tous deux ol irci:-
tOs : assis Tun pr(^ de l'autre, leurs mains entrelacét^, iL> uv se di-^
ment rien, mais tous deux avaient lair si heureux, si iioureux, que
je m'en suis revenue, je ne sais trop pourquoi, le cœur tout a^ii; .
k ces mots, les trois frères se regardèrent a ia dérobée.
— Je n*aîroe pas les gens ^i se marient, dit Christophe en fron-
^nt le sourcil.
— Pourquoi donc, mon oncle, ne les aimez-vous pas? demanda
Jeanne avec curiosité.
— Pourquoi.... pourquoi.... balbutia Christophe d'un air embar-
rassé.
— C'est tout simple, répondit Jean en lâchant un nuage de fumée :
parce que le mariage est une institution immorale.
-^ Immorale ! s'écria Jeanne, le mariage une institution inmiorale l
Ce n'est point là ce que m'a enseigné Joseph.
— Cest que Joseph, répondit Jean, est un imbécile, imbo^de pré-
jugés fâcheux.
— Ce n'est pas non plus, reprit Jeanne, ce que dît au prône M. le
curé de Bignic; à l'entendre, le mariage est une institution divine.
— Les curés disent tous la même chose, répliqua Christophe; mais,
la preuve qu'ils n'en pensent pas un mot, c'est qu'aucun d'eux ne se
marie.
— Qui se marie? s'écria Jean; personne. Nous sommes-nous ma-
riés, nous autres? Pourtant nous l'aurions pu faire, ce me semble,
avec quelque avantage. Nous sommes riches; il n'y a pas si long-
temps que nous étions encore, Christophe et moi, assez galamment
tournés. Il s'est trouvé sur mon chemin plus d'une belle, j'ose
l'avouer, qui a convoité mon cœur et ma main. Christophe, de son
côté, n'a pas dû manquer d'occasions. Nous étions des gaîBards!
Mais nous avons compris de bonne heure que le célibat est l'état na-
turel de l'homme et de la femme.
— Enfin , mon père s'est marié, dît Jeanne.
— Ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux , répondit Christophe.
— C'est-à-dire, mon oncle, que je suis de trop dans la maison,
ajouta la jeune fille en se levant de table avec des larmes dans les
yeux.
A ces mots, on l'entoura, on lui prit les mains, on les couvrit de
baisers, on affirma qu'on la tenait pour un bienfait et pour una bé-
nédiction du ciel. Christophe, furieux contre lui-même, se tirait les
cheveux et se reconnaissait pour un assassin indigne de toute pitié.
Jeanne fut obligée de le calmer; elle l'embrassa avec une grâce tou-
chante.
— Comment n'as-tu pas compris, dit Joseph , que tes oncles plai-
santaient, et voulaient seulement donner à entendre que tu es encore
trop jeune pour t'occuper de ces choses-là?
S5S RBVUE DBS DEUX MONDES.
— Trop jeune I s'écria Jeanne; Yvonne, qui s'est mariée aujour-
d'hui, n'a que seize ans, et moi, aux pousses nouvelles, j'en aurai
dix-sept.
— Oui , répliqua Jean ; mais les ûlles bien élevées ne se marient
jamais avant la trentaine.
— Est-ce que je suis bien élevée, moi? demanda d'un air mutin
l'impitoyable enfant.
— Ta mère, dit Joseph, avait trente-deux ans lorsqu'elle épousa
Jérôme .
La conversation fut interrompue par un violent coup de tonnerre
qui ébranla toutes les vitres du château. La tempête continuait avec
une furie sans exemple.
— Décidément, dit la jeune GUe, voici un mauvais temps pour les
pauvres gens qui tiennent la mer.
Au même instant, un serviteur entra et dit qu'on croyait entendre,
depuis près d'un quart d'heure, des coups de canon qui partaient
sans doute de quelque navire en perdition. Jeanne et les trois frères
prêtèrent une oreille attentive; mais ils n'entendirent que le gron-
dement de la foudre et le bruit des vagues, pareil, en effet, à de
sourdes détonations. Christophe donna des ordres pour qu'on allu-
mât la lanterne de la tour.
Jeanne était visiblement préoccupée; ses oncles l'observaient avec
anxiété. Organisation délicate, soit qu'elle subît l'influence orageuse
du temps, soit qu'elle pressentît à Tinsu d'elle-même quelque chose
d'étrange près d'éclater dans sa destinée, elle était inquiète, agacée.
Elle alla à son piano, promena ses doigts sur le clavier, puis se leva
presque aussitôt pour s'approcher d'une fenêtre; après être restée
quelques instans, le front collé contre la vitre, à regarder les éclairs
qui déchiraient le manteau de la nuit, elle retourna à son piano,
essaya de chanter en s'accompagnant, s'interrompit brusquement au
bout de quelques mesures, et demeura silencieuse, la tête appuyée
sur sa main.
Debout contre la cheminée, les trois frères tenaient leurs regards
attachés sur elle.
— Ça va mal, ça va mail dit Jean avec mystère, en se penchant à
l'oreille de Christophe.
— Ce n'est encore qu'une enfant, dit Christophe; essayons de la
distraire et de changer le cours de ses idées.
Ils allèrent tous trois près de Jeanne et se groupèrent autour d'elle,
sans qu elle parût les apercevoir.
VAILLANCE. 658
— Tu es triste, ma Jeanne bien-dKnée? dit Joseph en lui posant
doucement une main sur i*épaule.
Elle tressaillit.
— Triste ! moi î s'écria-t-elle en relevant la tète; pourquoi serais-je
triste? Je ne suis pas triste, Joseph.
— Jeanne, sais-tu, dit Christophe, qu*il y a bien long-temps que
nous ne sommes allés à la pêche?
— La pêche m'ennuie, dit-elle.
— £t la chasse? demanda Jean. Quand irons-nous battre ensemble,
nos champs et nos guérets?
— La chasse m'ennuie, dit Jeanne.
— Ce matin , après ton départ , nous avons reçu , ajouta Joseph ^
un ballot de livres et de romances.
— La chasse, la pêche, les livres et les romances, tout cela m'en-
nuie, répéta Jeanne.
Les trois frères se regardèrent d'un air découragé.
— Voyons, dit Christophe; as-tu quelque désir qui nous ait échappé,
quelque fantaisie que nous ayons négligé de satisfaire, quelque ca-
price que nous n'ayons pas su deviner?
— Peut-être, reprit Jean, n'es-tu pas satisfaite des dernières pa-
rures qui sont arrivées de Paris?
— Si ton manchon d'hermine te déplaît, s'écria Christophe, il faut
nous l'avouer.
— Je gagerais, moi, s'écria Jean en se frottant les mains, qu'elle
a envie d'un nouveau cachemire?
— D'un cheval arabe? dit Christophe.
— D'un fusil à deux coups? demanda Jean.
— D'un épi de diamans?
— D'une paire de pistolets?
A chacune de ces questions, Jeanne secouait la tête d'un petit air
dédaigneux et boudeur.
— Mais, mille millions de tonnerres I s'écria Christophe aux abois,
que te faut-il? de quoi as-tu envie? Quoi que ce soit, je te le donne-
rai, dussé-je pour cela remonter sur le brick la Vaillance et faire à
moi seul la guerre au monde entier! Parle, commande, ordonne;
veux-tu que j'apporte tous le? trésors de l'Inde à tes pieds?
— As-tu envie d'une étoile du Grmament? s'écria Jean, qui ne
voulut pas se laisser vaincre en générosité; j'irai la demander pour
toi au Père éternel, et, s'il refuse, je la décrocherai du bout dû mon
épée, et reviendrai te la mettre au front.
JUk REVUE VÊS BKUX MONDES.
l<iseph dit à son toar en se penchant vers Jeanne :
— Si tu voulais à ta ceinture une des fleurs qui croissent sur la
cime des Alpes, enfant, jlraîs te la chercher.
Atoates ces questions, la jeone fille était restée muette, et ne
seniblait pas pressée de répondre, quand tout d'an coup elle se leva,
le front pMe, TcBil étinpelant.
— Entcïpdez-vous I entendez-vous! cria-t-elle.
Elle courut, ouvrit une Tenétre qui donnait sur la mer, et tous
quatre demeurèrent immobiles, le regard plongé dans Vabîme.
Après quelques minutes d*un lugubre silence, une pâle lueur
blanchit la crête dés vagues, et presque en même tanps un coup de
canon retentit
II.
Avant d'être ce qu'ils sont aujourd'hui, seigneurs du Coat-d'Or,
en pays breton , les Legoff n'étaient qu'une pauvre famille de pê*
cheurs, vivant tant bien que mal sur la côte. En 1806, cette famille
se composait du père Legoff, de sa femme et de quatre fils , taiHés
en Hercule, bien portant et toujours affamés, sauf le plus jeune,
qui tenait de sa mère une nature délicate, que raillaient volontiers les
trois autres. Tous trois l'aimaient d'ailleurs, et s'ils se riaient de la foi-
Messe de leur jeune frère, ils la protégeaient au besoin, de telle sorte
que les enfans du village ne se frottaient guère au petit LegoS*, qui
avait toujours à sa disposition trois gaillards dont les bras n'y allaient
pas de main morte. Dans les premiers jours de 1806, l'aîné partit pour
l'armée. Ce fut au mois de novembre de la même année que parut
le décret du blocus continental, daté du camp impérial de Berlin. A
cette nouvelle, le chef de la famille s'émut. Il était brave, entre-
prenant, familier avec la mer; les deux fils qui lui restaient, il comp-
tait pour rien le dernier, avaient l'ardeur aventureuse de leur âge.
Aidé d'un armateur de Saint-Brieuc, il obtint des lettres de marque,
arma le corsaire la Vaillance et se prit à battre l'Océan, en compa-
gnie de ses deux fils et de quelques hommes de bonne volonté qu'il
avait recrutés à Bignic et aux alentours. Le métier était bon ; les
Legoff le firent en conscience, c'est-à-dire sans conscience aucune.
On se souvient encore, dans le pays, d'un malheureux brick danois
que ees enragés saisirent et déclarèrent de bonne prise, sous prè-
.texte d'une douzaine d'assiettes de porcelaine anglaise qui s'y trou-
YA1IXAN€B. 555
Tiûent très innocemment. Mais alors on n*y regardait pas de si près,
ou plutôt on y regardait de trop près.
Grâce à la délicatesse de leurs procédés, les'l^egoJBT purent, en
moins de quelques mois, désintéresser Tarmateur de Saint-Brieue et
pirater pour leur propre compte. Pendant ce temps, le petit Legoff,
il se nommait Joseph, achevait de grandir près de sa mère, pieuse
femme d'un esprit simple et d*un cœur honnête, qui relevait dans
Tamour de Dieu et des pratiques de Téglise. D'une autre part, le
curé de Bignic, qui avait pris Joseph en grande affection à cause de
son humeur douce et facile, aimait à l'attirer aupresbytère et à dé-
velopper les dispositions naturelles qu'il avait observées en lui. C'est
ainsi q\}e le petit LegoS* devint le phénix de son endroit; non-^U:-
lement il savait lire, écrire, calculer, mais encore il savait un peu
de latin , cultivait les lettres, et s'occupait de théologie. Il chantait
au lutrin , et le bruit courait à Bignic qu'il n'était pas étranger aux
belles choses que M. le curé débitait le dimanche au pr6ne. Le secret
désir de sa mère était qu'il entrât dans les ordres, elle en toucha
même quelques mots à son mari; mais le père Legoff*^ qui, quoique
Breton, avait eu de tout temps quelques tendances voltairiennes,
ayant nettement déclaré qu'il ne voulait pas de calotin dms sa fa-
mille, la bonne femme dut renoncer à la plus chère de ses ambi-
tions.
Cependant le corsaire rentrait souvent au port, et n'y rentrdt
jamais que chargé de dépouilles opimes. Il arriva qu'en 1812 le père
Legoff eut une étrange distraction. Pour fêter une des captures
les plus importantes qu'il eût faites jusqu'à ce jour^ maître forban
avait réuni à sa table les meilleurs marins de son bord. Ce fut ub
festin formidable. L'amphitryon y donna lui-même l'exemple de la
sobriété; il but comme une éponge, et s'enivra si bien, que neuf
mois plus tard la bonne dame Legoff, un peu confuse, accoucha
d'un cinquième fils, qui fut baptisé sous le nom d'Hubert. La pauvre
femme ne se releva pas de ce dernier effort. Après avoir traîné quel-
que temps une vie languissante, elle rendit l'ame entre les bras de
Joseph , qui se trouva seul au logis pour l'assister à sa dernière heure.
En l'absence de son père et de ses frères, Joseph garda ta maison et '
surveilla l'enfance du nouveau venu avec toute sorte de soins et de
tendresse.
Enfin , en 1815, le père Legoff et ses deux fils, Christophe et Jé-
rôme, se décidèrent à jouir paisiblement du fruit de leurs conquêtes.
Ils réalisèrent leur fortune, achetèrent le Coàt-d'Or, espèce de vieux
556 REVUE DES DEUX MONDES.
chftteau perché sur la côte, à on quart de lieue de Bignic, et s'y reti-
rërent avec Joseph, le petit Hubert et cinquante mille livres de rente.
Depuis la'déroute ?e Russie, on Q*avait pas eu de nouvelles de Jean,
Tatné de la famille, et Ton avait tout lieu de croire qu*il avait sao-
combé dans ce grand désastre. Les Legoff se consolaient en voyant
le dernier-né pousser à vue d'œil. Mais il y avait à peine deu\ ans que
ces braves gens étaient installés dans leur bonheur, lorsqu'un coup
terrible les frappa. Le vieux pirate se plaisait à faire de petites ex-
cursions en mer avec son plus jeune (ils. Un jour que leur chaloupe
avait gagné le large, un ouragan'furicux s'éleva, et dès-lors on n'en-
tendit plus parler ni du père ni de l'enfant ; tous deux furent en-
gloutis par les flots.
On peut juger du désespoir des trois frères; rien ne saurait peindre
la désolation de Joseph, qui, ayant élevé lui-même son jeune frère,
le regardait conune son enfant. Le ciel leur réservait une indemnité.
A quelque temps de là, un soir qu'ils étaient assis tous trois devant
la porte de leur habitation, et qu'ils s'entretenaient tristement de la
perte récente, un pauvre diable s'approcha d'eux, mal vêtu, presque
nu-pieds, appuyé sur un bâton d'épine. Une barbe épaisse cachait à
moitié son visage; bien que jeune encore, il semblait courbé sous le
fardeau des ans. Les trois frères le prirent d'abord pour un mendiant,
et Joseph s'apprêtait à lui donner l'aumône. Lui cependant, après
les avoir contemplés en silence, leur dit d'une voix émue : — Ne me
reconnaissez-vous pas? — A ces mpts, six grands bras s'ouvrirent
pour le recevoir. C'était Jean qui revenait du fond de la Russie, où
on l'avait retenu prisonnier. On lui conta tout d'abord ce qui s'était
passé durant son absence; aussi la joie du retour fut-elle mêlée
il'amertume.
Voici donc nos quatre frères réunis sous le même toit, riches,
Tieureux, n'ayant plus qu'à jouir d'une fortune qui ne doit rien qu'à
l'Angleterre; sous ce même ciel qui les a vus naître pauvres et grandir
nécessiteux à l'abri du chaume rustique, les voici dans un vieux chft-
teau seigneurial , maîtres de céans , rois sur cette côte , le long de
laquelle ils jetaient autrefois leurs Qlets et récoltaient le goémon.
Toutefois l'ennui ne tarda pas à les visiter, ni leur intérieur à devenir
moins aimable qu'on ne se plairait à l'imaginer.
Comme trois rameaux violemment détachés de leur tronc, Chris-
tophe, Jérôme et Joseph ne s'étaient pas relevés du désastre qui avait
emporté d'un seul coup la souche et le rejeton de la famille. Cette
jsombre demeure, que n'égayait plus la verte vieillesse du père ni
VAILLANCE. 557
l'enfance turbulente du dernier né, était devenue morne et désolée
comme un tombeau. En perdant le petit Hubert, le logis avait perda
la seule grâce qui Tembellissait. Les trois frères aimaient cet enfant;
Joseph surtout le chérissait d'une tendresse peu commune. Hubert
était leur jouet, leur distraction, en même temps que leur espoir.
Point portés vers le mariage, voués au célibat par raison autant que
par goût, ils avaient mis tous trois sur cette blonde tête Tavenii' de
leur dynastie, lis s'étaient reposés sur lui du soin de perpétuer leur
race. Quels beaux projets n'avait-on pas formés autour de son ber-
ceau! Quels doux revues n'avait-on pas caressés, le soir, aux lueurs
de l'âtre , tandis que le bambin grimpait aux jambes du vieux cor-
saire, ou qu'il s'endormait doucement entre les bras du bon Joseph!
De quels soins on se promettait d*cntourer sa jeunesse I Quelle édu-
cation on lui réservait! Unique héritier de ses frères, à quel riche
et brillant parti ne pourrait-il pas prétendre un jour! Beaux projets
et doux rêves balayés par un coup de vent! Pour comprendre la dou-
leur des Legoff, il faut savoir quel abîme de deuil et de tristesse
est dans une maison le vide d'un berceau; il faut avoir pleuré sur
le bord d'un de ces nids froids et silencieux qu'on a vus pleins de
gazouillemens, de joyeux ébats et de frais sourires.
La présence inespéfée de Jean éclaircit ces teintes funèbres. La
joie de se revoir, la surprise de Jean, qui avait laissé une chaumière
et qui rentrait dans un château, le bonheur des trois frères en re-
trouvant leur aîné, qu'ils avaient cru mort; puis, de part et d'autre,
les récits merveilleux, les causeries intimes, les épanchemens fra-
ternels, tout ne fut d'abord qu'ivresse, enchantement. Christophe et
Jérôme racontèrent leurs prouesses et quelle terrible guerre ils
avaient faite au commerce anglais; Jean raconta ses campagnes et
l'histoire de sa captivité. Joseph les écoutait, car il était le seul qui
n'eût rien à conter. Tout alla bien durant quelques mois. Jérôme et
Christophe étaient de francs marins, Jean était un franc soldat; bons
compagnons tous trois, ayant les mêmes goûts, les mêmes sympa-
thies, les mêmes opinions politiques. Cependant, élevés dans le tra-
vail, taillés pour la lutte, habitués de bonne heure aux périls d'une
existence aventureuse, jeunes tous trois et pleins de vigueur, ils
durent en arriver bientôt à se ressentir du malaise qu'engendrent
nécessairement chez les organisations de cette trempe le repos et l'oi-
siveté. C'étaient de braves et honnêtes natures, mais rudes et gros-
sières, incapables de suppléer l'activité du corps par celle de l'intel-
ligence. Les jours étaient longs et longues les soirées. Leur curiosité
:roMS u 86
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658 RBVUE DBS DEUX MONDES.
une fois satisfaite , ils ne surent trop que devenir ni qu'imaginer
pour abréger la durée des heures. Bignic est un assez misérable vil-
lage» qui ne leur offrait aucune ressource; Saint-Brieuc ne les attî*
rait guère. N'étant gens ni dlmagination ni de fantaisie» ils se trou-
vèrent tout aussi embarrassés de remploi de leur richesse qu'ils
Tétaient de remploi de leur temps. Ils avaient gardé la modestie de
leurs goûts et la simplicité de leur ancienne condition. Leurs repas
n*étaielit guère plus somptueux que par le passé; le linge et Tar*
genterie étaient complètement inconnus sur leur table. L'élégance
de leurs vétemens répondait au luxe de leur service; ils usaient
moins d'habits que de vestes, plus de sabots que de souliers. Quant
au château» c'était un abominable bouge. Abandonné durant plus
de vibgt ans» les murs en étaient humides» les plafonds eflbndrés»
les lambris rongés par les rats. Toutes les cheminées fumaient; pas
une croisée, pas une porte ne fermait. Les LegofT, en s'y venant
installer» s'étaient bien gardé de rien changer à un si charmant inté-
rieur; c'est à peine s'ils avaient osé remplacer par du papier huilé les
carreaux qui manquaient à toutes les fenêtres. Quelques meubles de
première nécessité grelottaient çh et là dans de vastes salles froides
et sans parquet. Joseph, qui avait des instincts distingués» et à un
haut degré le sentiment de l'ordre et de l'harmonie, qui manquait
essentiellement à ses frères, s'était efforcé de mettre la maison sur
un pied plus convenable; mais on l'avait prié brutalement de garder
pour lui ses avis, ce qu'il avait fait sans murmurer» avec sa résigna-
tion habituelle. Ce n'était pas que ces braves gens fussent avares»
bien loin de là; seulement, nés dans la pauvreté, ils manquaient
complètement d'un sens qu'on pourrait appeler le sens de la fortune.
Ce qu'il y avait de plus triste dans l'arrangement de leur vie, c'est
que, pour se venger du temps où ils n'avaient pas d'autres servi-
teurs que chacun ses deux bras» ils s'étaient avisés de prendre une
demi-douzaine de domestiques» qui se trouvaient, en réalité» n'avoir
d'autre occupation que celle de voler leurs maîtres. C'était le seul
tribut qu'ils payassent à cet orgueil de parvenus» à cette vanité de
paraître, qui atteignent toujours sur quelque point les meilleurs es-
prits. C'était aussi le seul moyen qu'ils eussent de se convaincre eux-
mêmes du changement de leur condition» car, à vrai dire, ils n'en
avaient pas d'autres révélations que le bruit que faisait cette vale-
taille et le pillage qu'elle exerçait dans la maison.
L'oisiveté les jeta dans l'ennui; l'ennui les poussa naturellement
dans la voie des distractions vulgaires, lis se mirent à boire» à fumer.
TATIXANCB. 6S9
à jouer âux cartes ; leur demenre devînt peu à peu une espèce de
taverne, point de réunion de tous les mauvais garneniens du pays.
Christophe et Jérôme attirèrent les anciens marins de leur bord;
Jean recruta tous les vieux grognards cpiH put découvrir à dix
lieues à la ronde; chaque jour, on put voir au Coftt-d'Or l'armée de
terre et l'armée de mer fraterniser le verre à la main. Encore, s'ils
s'en étaient tenus à fraterniser I Maïs ainsi qu'il arrive à coup sûr
entre gem désœuvrés, la désunion s'était glissée entre le soldat et
les deux marins. Bien qu'il fût revenu de ses campagnes dans un
assez piètre équipage , Jean avait pris tout d'abord des airs de vain-
queur et de conquérant : bavard , haMeur par excellence , aSectant
des prétentions au fin langage et aux belles manières, profondément
pénétré du sentiment de son importance, il n'avait pas attendu long-
temps pour en accabler ses deux frères. A l'entendre, il a^Tiit vécu
dans rifithnité de l'empereur, qui ne pouvait se passer de lui et le
consultait dans les circonstances difficiles. Ajoutez & tant d'impudence
qu'il ne se gênait point pour témoigner à ses frères le peu d'estime
qu'il faisait du métier qui les avait enrichis, ni pour leur donner &
entendre qu'ils n'étaient, à tout prendre , que des pirates et des vo-
leurs. Jérôme et Christophe commencèrent par se dire que leur aîné
abusait quelque peu de leur crédulité; ils finirent par s'indigner de
le voir trancher du grand seigneur, dans ce château où il n'avait eu
que la peine dentrer, où il était entré sans habits , presque sans
souliers. Un beau jour, la guerre éclata. Jean ne disait pas précisé-
ment aux corsaires qu'ils n'étaient que des mécréans ayant vingt fois
pour une mérité la corde ou les galères; Christophe et Jérôme ne
disaient pas précisément au soldat qu'il n'était qu'un va--nu-pieds
quiTnendierait son pain , si ses frères ne se fussent chargés du soin
de lui gagner des rentes. Mais ces petits complimens réciproques
étaient toujours implicitement renfermés dans les débats qu'ils enta-
maient, sous prétexte de décider laquelle des deux l'emportait sur
l'autre, de l'armée ou de la marine, et qui devait céder le pas, du
drapeau ou du pavillon. A voir l'acharnement qu'ils y mettaient, on
eût dit d'une part Jean Bart et Duguay-Trouin, de l'autre Turenne
ou le grand Condé, se disputant l'honneur d'avoir sauvé la France,
dristophe et Jérôme se vantaient de tous les exploits de la marine
française et reprochaient à Jean tous les désastres qui avaient amené
la chute de l'empire; à son tour, Jean prenait sur son compte toutes
les victoires de l'empereur et accusait ses frères de toutes les défaites
que la France avait essuyées sur les flots. On comprend aisément
36.
560 RBVUE DBS DBUX MONDES.
quel échange de gracieusetés devait entraîner une pareille polémique,
entre gens qui maniaient la parole avec autant d*aménité qu ils en
mettaient autrefois à jouer de la carabine et de la hache d*abordage.
Mais c'était surtout lorsqu'ils se trouvaient en présence, Christophe et
Jérôme avec leurs anciens corsaires, Jean avec les débris de la grande-
armée qu'il était parvenu à ramasser de côté et d'autre, c'était sur*
tout alors que ces discussions, échauffées par le vin, par l'eau-de-vie
et par la fumée, enfantaient des luttes véritablement homériques. Ces
séances orageuses débutaient toujours par une tendre fraternité : on
commençait par porter des toast à la gloire de l'empereur, à la ruine
de l'Angleterre; on s'embrassait, on buvait à pleins verres; mais il ne
fallait qu'un mot pour rompre ce touchant accord. A ce mot, jeté
dans la conversation comme une étincelle dans une poudrière, les
passions rivales s'allumaient, éclataient, et, l'ivresse aidant, arri-
vaient à des tempêtes qui couvraient parfois la voix de l'Océan. Les
marins battaient les soldats à Waterloo , les soldats battaient les ma-
rins à Aboukir. De chaque côté, on criait ,* on brisait les verres, on
se lançait de temps en temps les bouteilles vides à la tête, et cela
durait jusqu'à ce que vainqueurs et vaincus roulassent sous la table
ivres-morts.
Or, Joseph vivait dans cet antre , comme un ange dans un repaire
de damnés. A le voir sous le manteau de la cheminée, avec ses che-
veux blonds et son doux visage, dans une attitude triste et songeuse^
tandis que ses frères, assis autour d'une table chargée de verres et
de bouteilles, jouaient, s'enivraient, fumaient et juraient, n'eût-on
pas dit en effet un ange d'Albert Durer dans une kermesse de Te-
niers, contemplant d'un air de mélancolique pitié la joie bruyante
des buveurs? Imaginez encore un daim dans une tanière de lovps,
un ramier dans une aire de vautours. D'ailleurs, il n'assistait guère
à ces scènes d'orgit que pour tâcher d'intervenir entre les partis,
lorsque l'ivresse étant à son comble, on en venait à se jeter l'injure
et les flacons au nez. Parfois il réussissait à calmer ces emportemens;
plus souvent il en était victime, heureux alors lorsqu'on se conten-
tait de lui faire avaler de force quelque verre de rhum ou qu'on
l'envoyait coucher en le poussant par les épaules.
A part ces incidens, qui n'auraient été que burlesques sans le spec-
tacle affligeant qui les accompagnait, la vie de Joseph s'écoulait pleine
de calme et de recueillement. Il s'était arrangé, dans la partie la plus
élevée de la tour, un nid d'où l'on ne voyait, d'où l'on n'entendait
que les flots. Rien n'y respirait le luxe ou l'élégance, mais un gra-
TAILLAlfCB. 561
deux et poétique instinct s*y révélait en toutes choses. Les murs
étaient cachés par des Cadres de papillons et de scarabées, par des
rayons chargés de livres, de minéraux, de plantes desséchées et de
coquillages. Au-dessus du lit, blanc et modeste conune la couche
d*une vierge, pendaient un christ d'ivoire et un petit bénitier sur-
monté d'un rameau de buis. Près du chevet, un violoncelle dormait
debout dans son étui de bois peint en noir. Une table couverte de
palettes de porcelaine occupait le milieu de la chambre. Tous les
meubles étaient de noyer, mais si propres et si luisans, qu'on pouvait
aisément s'y mirer. Une natte des Indes étendait sur le carreau son
fin tissu de joncs. Le plafond, remplacé par une glace sans tain, que
les goélands effleuraient parfois du bout de leurs ailes, laissait voir
la voûte céleste, tantôt bleue, tantôt voilée de nuages. C'était dans
ce réduit que Joseph partageait ses jours entre l'étude, la lecture,
les arts et les exercices pieux. Il aimait les poètes et composait lui-
même dans la langue de son pays de chastes poésies, suaves parfums
qu'il ne confiait qu'aux brises marines. Il jouait du violoncelle avec
ame et peignait avec goût les fleurs qu'il cultivait lui-même. L'amour
divin suffisait aux besoins de son cœur, et c'était au ciel que remon-
taient les trésors de tendresse qu'il en avait reçus. Jamais aucun
désir n'avait altéré la sérénité de ses pensées; jamais aucune image
décevante n'avait troublé la limpidité de son regard; tous ses rêves
s'envolaient vers Dieu. Il ne manquait jamais d'aller, le dimanche,
entendre la messe et les vêpres à Bignic. On l'adorait au village et
aux alentours, au rebours de ses frères, qu'on n'ainaait pas, à
cause de leur fortune qu'on enviait, et dont l'origine, au dire de
quelques-uns, faisait plus d'honneur à leur courage qu'à leur pro-
bité. Joseph lui-même n'était pas là-dessus sans quelques remords.
11 avait poussé les scrupules jusqu'à consulter le curé de Bignic, pour
savoir s'il pouvait, sans^ démériter de Dieu, accepter la part de butin
qui lui revenait dans la succession de son père, ajoutant qu'il y re-
noncerait et qu'il vivrait de son travail avec joie, plutôt que de s'ex-
pioser à offenser son divin maître; ce qu'il aurait fait à coup sûr, si
le vieux pasteur, ne l'en eût détourné en l'exhortant toutefois à sanc-
tifier son héritage par de bonnes œuvres, et à rendre aux pauvres ce
que son père avait pris aux riches. Pour en agir ainsi, Joseph n'avait
pas attendu l'exhortation du bon pasteur; les malheureux le bénis-
saient. Sur l'emplacement de la cabane où il était né, il avait fait élever
une chapelle et y avait fondé à perpétuité douze messes par an pour
le repos de Tame de son père. Il avait aussi fondé à Bignic une école
S62 REVUE MS 9Bm, MONDES.
prinisdre et nn hospice de dix lits poHr les marins nrArmes et les
pauvres pêcheers. On pense bien qn'nne si pieuse vie lui attirait au
logis des sarcasmes sans fin, surtout de la part de Jean, qui, en sa
qualité d*ex-caporal de la grande armée, faisait profession de ne
croire ni à Dieu ni au diable. A la longne, ces tendances irréligieuses
ayant gagné Christophe et JéréMfne, Joseph dut se Toir en butte à
toutes les plaisanteries de bord et de corps-de-garde que les trois
frères purent imaginer. Par exemple, ils n'avaient pas de plus grand
bonheur que de lui faire manquer Fheure de la messe, ou bien de
chanter devant lui des chansons qui n^étaient pas précisément des
cantiques, ou bien encore de l'amener, par quelque ruse plus ou
moins ingénieuse, à manger de la viande un vendredi. Ils se ven-
geaient ainsi de sa supériorité, qu'ils subissaient sans se l'avouer,
tout en refusant de la reconnaître. Ils l'aimaient au fond et n'au-
raient pas souffert qu^on touchât à un seol cheveu de sa tête; seale-
ment ils lui en voulaient, à leur insu, de ne se point ennuyer connue
eux. Rien ne les irritait surtout cc^me de le surprendre un livre h
la main. Jean le traitait alors de caffard , les deux autres de pédant
et de cuistre. Un jour, ils avaient profité de son absence pour sln-
troduire dans sa chambre, avec l'intention de jeter au feu tous ses
livres; mais en reconnaissant, suspendus comme des reliques au-
dessus du chevet de Joseph, la câline de flanelle et le mantelet d'in-
dienne que portait autrefois leur mère, ces barbares avaient été
saisis d'un religieux respect, et s'étaient retirés confus, sans avoir
osé mettre leur projet à exécution. Joseph supportait avec une pa-
tience angélique tontes les avanies qu'il plaisait à ses frères de lui
infliger. Son plus grand chagrin était de ne plus pouvoir attirer au
château le vieux curé de Bignic, qu'il aimait et qu'H vénérait. Il avait
dû renoncer au bonheur de le recevoir, sous peine de l'exposer aux
spirituelles raflleries que le terrible caporal ne lui aurait point épar-
gnées.
Cependant le désordre allait croissant. Jean, Christophe et Jérôme
en étaient arrivés à perdre toute réserve et toute retenue, et le
Coat-d'Or à ressembler exactement à un cabaret un jour de foire;
il n'y manquait qu'un bouchon à la pprte. On y tenait table ouverte
et on s'y grisait du matin au soir^ quelquefois même du soir au
matin. La meilleure partie des revenus de la maison s'écoulait en
vins et en liqueurs de toute sori;e; en même temps, on y jouait gros
jeu , si bien qae ce saint lieu faisait le double office d'auberge et de
tripot. Les domestiques imitaient leurs maîtres, et la cuisine avait
VAILLANCE. 563
ses saturnales aussi bien et mieux que Fantique Rome. Bref, au bout
de quelques mois, la place n'était plus tenable, ef Joseph, après av(ûr
essayé à plusieurs reprises, et toujours vainement, de ramener ses
frères dans une meilleure voie, songea sérieusement à se retirer de
cet enfer poiu* aller vivre seul au village voisin. Toutefois, avant de
se décider à prendre un parti qui n'eût pas manqué de déconsidérer
ses frères et d'attirer sur eux le mépris des honnêtes gens, il voulut
tenter un dernier effort et tâcher encore une fois de rendre ces mal-
heureux à de plus louables sentimens. Il alla trouver d'abord le curé
de Bignic, et, après s'être consulté avec lui sur les plaies de son in-
térieur, il revint avec un remède qu'il ne s'agissait plus que de pro-
poser et de faire agréer à ces âmes malades.
Long-temps il hésita; il savait d'avance que de répulsion il allait
rencontrer, que d'antipathies il aurait à combattre. Cependant,
c'était le seul remède à tant de maux, la seule chance de salut qui
restât à ces égarés. Mais comment les gagner à son avis? Par quel
charme soumettre et amollir ces esprits rebelles et ces cœurs en-
durcis? Un soir enfln, il pensa que l'heure propice était venue. C'était
un soir d'automne. Tous quatre se tenaient assis devant une flamme
claire et joyeuse, Joseph silencieux et songeur comme de coutume,
les trois autres pâles, souffrans, et un peu honteux d'une abominable
orgie qu'ils avaient consommée la veille. On les avait relevés ivre»-
morts pour les porter chacun dans son lit, et, bien qu'ils eussent
un estomac à digérer l'acier et un front habitué depuis long-temps
à ne s'empourprer que des feux de l'ivresse, ils se sentaient double-
ment mal â Taise, et quand Joseph tournait vers eux son doux et
limpide regard, la rougeur leur montait au visage. Joseph^ qui les
observait, pensa donc, avec raison peut-être, que c'était le cas ou
jamais de risquer sa proposition. Après avoir prié Dieu de l'inspirer
et de le soutenir, au moment où Christophe, Jérôme et Jean se-
couaient la cendre de leurs pipes et se préparaient à s'aller coucher,
le 15 octobre de l'année 1818, à la neuvième heure du soir, Joseph
prit la parole, et, d'une voix qu'il s'efforça de rendre ferme :
, — Mes frères, dit-il, nous menons une triste vie, triste devant
Dieu, triste devant les hommes. Que dirait notre sainte mère, si
eUe était enco|[e au milieu de nous? Quelle doit être sa douleur,
toutes les fois que du haut du ciel elle abaisse les yeux sur ses flls I
A ce début, ils restèrent silencieux et confus, car, au milieu de
leurs égaremens, ils avaient gardé pour le souvenir de leur mère un
profond sentiment d'amour et de vénération. Jean fut bien tenté de
564 REVUE DES DEUX MONDES.
répondre par quelque impiété; mais Christophe le prévint et lui dit
d*un ton brusque :
— Jean , respecte ta mère; elle valait mieux que nous.
— Mes frères , reprit Joseph avec plus d'assurance, c'est surtout
par nos actions qu'il conviendrait d'honorer sa mémoire. Hélas! si
Dieu nous la rendait, pourrait-elle reconnaître en nous ces enfans
qu'elle avait élevés dans l'accomplissement rigoureux de tous les
devoirs de la pauvreté? Jérôme, est-ce toi? dirait-elle de cette
douce voix dont l'harmonie vibre encore dans nos cœurs; est-ce toi,
mon bien-aimé Christophe? est-ce toi, Jean, mon premier-né,
l'enfant de ma prédilection , le premier fruit qui fit tressaillir mes
entrailles? Est-ce mes quatre fils que je retrouve ainsi , eux qui pro-
mettaient de grandir pour être un jour l'orgueil et la consolation de
ma vieillesse?
Jean mordit sa moustache rousse, Jérôme et Christophe se détour-
nèrent pour essuyer leurs yeux du revers de leur main. Ils avaient
du bon; il faut dire aussi que leur estomac, qui se ressentait encore
des excès de la veille, les disposait merveilleusement bien à l'atten-
drissement et au repentir. Ce^ sont les lendemains d'orgie qui ont
fait les anachorètes.
— C'est vrai, dit Christophe, nous vivons comme des sacripans.
C'est ce gueux de Jean qui nous a infestés des habitudes de sa vie
des camps.
— Halte là ! s'écria Jean; à l'armée nous étions cités, l'empereur
et moi , pour notre tempérance. C'est Jérôme , c'est Christophe qui
m'ont inoculé les mœurs infâmes de leur vie de bord.
— Voici donc, mes frères, s'écria Joseph en les interrompant,
voici à quel point nous en sommes venus I à nous accuser les uns les
autres de nos vices et de nos désordres. Il fut un temps où nous
vivions unis, sans querelles et sans discordes, simples e.t contens
comme de braves enfans du bon Dieu. Nous étions pauvres alors,
mais le travail remplissait nos jours, et chaque soir nous nous endor-
mions dans la joie de nos âmes et dans la paix de notre conscience.
Encouragé par le silence de l'assemblée, Joseph fît une peinture
énergique et fîdèle de ce qu'était Tintérieur du Coàt-d'Or depuis la
mort du chef de la famille; il mesura l'abîme dans lequel s'étaient
plongés ses frères; il leur dévoila lavenir qui les attendait, s'ils per-
sistaient dans leurs égaremens; il leur prédit la honte et la ruine de
leur maison. Il s'exprhnait avec une conviction douloureuse. Chris-
tophe et Jérôme l'écoutaient d'un air humble : Jean , lui-même , ne
VAILLANCE. 665
cherchait plus à cacher son émotion; tous trois entrevoyaient avec
épouvante à quel degré d'abaissement ils étaient descendus. Lors-
qu'il se vit maître de son auditoire , dès qu*il comprit qu'il tenait ces
trois hommes comme trois grains de sable dans sa main, Joseph s'a-
vança d'un pas plus confiant et plus sûr vers le vrai but de sa ha-
rangue.
— Mes frères , poursuivit-il , nous ne somines pas tombés si bas
qu'il nous soit interdit de nous relever. D'ailleurs, il n'est pas d'abt-
mes d'où la main du Seigneur ne puisse tirer les malheureux qui ten-
dent vers lui leurs bras supplians.
— Que veux-tu que nous devenions? dit Christophe avec tristesse.
Nous aurons beau tendre nos bras : nous ne sommes pas des savans
conmie toi , nous autres; l'ennui nous dévore et nous tue.
— Je ne suis pas un savant , Christophe , et plus d'une fois j'ai
subi les atteintes du mal qui vous ronge et qui vous consume. J'ai
mûrement réfléchi là-dessus. Ce qui nous tue , mes frères , c'est
l'absence d'un devoir sérieux qui nous rattache à l'existence , c'est
l'égoïsrae » c'est l'isolement, c'est qu'en un mot nous ne sommes pas
une famille. La famille est comme un arbre éternel et sacré dont le
tronc nourrit les rameaux, dont les rameaux communiquent à leur
tour la vie à des pousses nouvelles, destinées elles-mêmes à rendre
plus tard la sève qu'elles auront reçue. Nous ne sonunes, nous autres,
que des branches séparées de leur tige, sans racines dans le passé»
sans rejetons dans l'avenir. Nous ne tenons à rien, et rien ne tient à
nous. Nous ne vivons que par nous et pour nous, mauvaise vie dont
nous portons la peine. Dites, ô mes amis, dites si, aux heures de
dégoût et de lassitude, vous n'avez jamais rêvé un intérieur plus
cabné et plus honnête? Dites, mes frères, si, dans l'ivresse même de
vos plaisirs, vous n'avez jamais aspiré à des joies plus pures, à des
félicités plus parfaites? Souvenez-vous, Christophe , vous aussi, sou-
venez-vous, Jérôme, du temps où notre jeune frère remplissait nos
cœurs d'allégresse. Par son âge et par sa faiblesse , il était moins
notre frère que notre enfant. Rappelez-vous quel charme il répandait
autour de nous et de quelle grâce il égayait notre maison. Vous en-
tendez encore les frais éclats de sa voix joyeuse; vous voyez encore
sa bouche souriante et ses bras caressans. Comme nous nous plai-
sions, le soir, à l'endormir sur nos genoux ! comme nous nous dis-
putions ses caresses et sa blonde tête à baiser! Comme Jean eût aimé
le suspendre à son cou et sentir ses petits doigts roses lui tirer ses
longues moustaches I
966 REVUE DES DEUX MONDES.
— A quoi bon, dît Christophe, réveiller ces souvenirs? Hubert est
mort; la mer qui nous Fa pris ne nous le rendra pas.
— Dieu peut nous le rendre, mes frères I s'écria Joseph avec en-
traînement. Que de fois n'ai-je pas vu dans mes songes une femme,
chaste créature, venir s'asseoir à notre foyer! Celui d'entre nous qui
l'avait choisie l'appelait du beau nom d'épouse; les trois autres, res-
pectueux et tendres, l'appelaient du doux nom de sœur. Elle entrait
grave et sereine, suivie du pieux cortège des vertus domestiques; le
bonheur entrait avec elle. Elle avait en même temps la prudence qui
dirige, la bonté qui encourage , la raison qui convainc , la grâce qui
persuade. Sa seule présence embellissait notre demeure. A sa voîi,
les passions s'apaisaient; elle rappelait l'ordre exilé et resserrait le
lien de nos âmes. Rêve charmant 1 bientôt de blonds enfans se pres-
saient autour de l'âtre, et notre mère, ange du ciel , bénissait l'ange
de la terre qui nous faisait ces félicités.
Joseph partit de là pour montrer sous leur jour poétique et réd
les salutaires influences qu'exercerait la présence d'une épouse aa
Coàt-d'Or; il employa tous les dons de persuasion qu'il avait reçus
du ciel, pour prouver à ses frères combien il était urgent que l'un
d'eux se mariât, Jean , Christophe ou Jérôme, car Joseph se mettait
tacitement en dehors de la question. Plus chaste que son chaste ho-
monyme des temps bibliques, il n'avait jamais envisagé une autre
femme que sa mère, et ses goûts, sa piété, son extrême jeunesse, sa
frêle santé, son caractère timide et craintif, le dispensaient si natu-
rellement de descendre dans la lice qu'il ouvrait à ses frères, qu'A
ne lui vint même pas à l'esprit de s'en défendre et de s'en expliquer.
Les paroles de Joseph déroulèrent devant les trois frères toute une
série d'idées qu'ils n'avaient même pas soupçonnées jusqu'alors. Ils
étaient par nature si peu portés vers le mariage , qu'ils ne s'étaient
jamais avisés d'y songer. A voir leur surprise, il eût été permis de
croire qu'ils avaient jusqu'à ce jour ignoré Texistence du dieu Hymen,
et que ce dieu venait de se révéler à eux pour la première fois. De
Tétonnement ils passèrent à la réflexion. Les poétiques argumens
que Joseph avait développés à l'appui de sa proposition n'avaient
guère touché ces trois hommes; mais la perspective des avantages
réels et positifs les avait saisis tout d'abord. A parler franchement»
Ils étaient las et même un peu honteux de la vie qu'Us menaient; ils
s'en accusaient réciproquement et ne demandaient pas mieux que
d'en sortir. Aussi la harangue de leur jeune frère éveîlla-t-elle en
eux plus de sympathies qu'on n'aurait dû raisonnablement s*j at-
VAU.LANCB. 5fiT
tendre. ChristqAe et Jérôme pensèrent que la {M^sence d'une
femme au logis imposerait à Jean; de son côté, Jean pensa que la
présence d*une épouse au Coât-d*Or apporterait nécessairement un
frein aux déréglemens de Jérôme et de Christophe. Joseph, qui avait
compté sur une vive oj^ositiop, dut étrç surpris à son tour de voir
avec quelle faveur on accueillait sa proposition..
Ce fut le caporal qui rompit le premier le silence-
— Joseph a raison, ditril; il est certain que, si Tun de nous prenait
une maîtresse femme qui s'entendît aux soins du ménage, tes choses
ici c'en iraient pas plus mal ; nos domestiques ont changé le Coât-
d*Or en un coupe-gorge; nous sommes volés comme au coin d'un
bois.
— Sans compter, ajouta Jérôme, que, lorsque nous serons vieux
et malades, nous ne serons pas fâchés de trouver à notre chevet une
petite mère qui nous soigne et nous fasse de la tisane. ^
— £t puis, s'écria Christophe, ce sera gentil de voir une femme
trotter, comme une souris, dans la maison. Ensuite viendront les
bambins; ça crie, ça rit, Ç9 pleure, et, comme dit Joseph, ça vous
distrait toujours un peu.
— Ajoutez» dit Jean , que, s'il ne nous pousse pas un héritier, à la
mort du dernier survivant notre fortune retourne à l'état..
— C'est pourtant vrai! s'écrièrent à la fois Christophe et, Jérôme
avec un mouvement de stupeur*
— Décidément, reprit Jean, ce petit Joseph a eu le une excellente
idée. D'ailleurs une femme au logis est toujours bomie à quelque
chose; ça va,' ça vient,, ça veille à tout.
— Ça raccommode le linge , dit Christophe.
«— Et ça donne des héritiers » ajouta Jteôme en se frottant les
mams.
*-^ Est-ce entendu? s'écria le caporal.
— - Entendu 1 répondirent les deux marins.
Jean se leva d'un air solennel» et, s'adressant à Joseph, qui triom-
phait en silence et craignait seulement que ses frères ne voulussent
se Hiarier tous trois :
— C'est une af&ire arrêtée, lui dit-^il; il faut que tu sois marié dans
unniois.
*-* Je le donne mon consentement, dit Christophe*
— Et moi, dit Jérôme , ma bénédiietian.
A ces mots, le pauvre Josqph déviât pAle eonmae la mort. H vouhil
se récrier, naais la soirée étatiavaMte; ks tioi» frètes Ie¥èffeDi bmsr*
568 • REVUE DES DEUX MONDES.
quement la séance et se retirèrent chacun dans sa chambre, laissant
Joseph sous le coup de foudre qu'il venait lui-même d'attirer sur
sa tête.
A partir de ce jour, les trois Legoff ne lui laissèrent pas un instant
de répit. Vainement il objecta ses goûts , ses habitudes^ sa nature
timide, ses vœux de chasteté, sa santé délicate, sa constitution débile,
Christophe, Jérôme et Jean se montrèrent impitoyables. Après l'avoir
harcelé et traqué comme une béte fauve, ils l'attaquèrent par ses
bons sentimens; ils lui donnèrent à entendre qu'il tenait leur salut
entre ses mains, et qu'il en répondrait désormais devant Dieu. et
devant les hommes. Hs le prirent aussi par sa vanité, car, pareille au
fluide invisible qui réchauffe le monde et qu'on retrouve partout,
dans le silex et jusque sous la glace , la vanité se faufile dans les
esprits les moins accessibles; il n'en est pas qui n'en recèle an
moins un ou deux grains. Ils lui démontrèrent que, par son éduca-
tion autant que par ses manières, il était le seul de la famille qui pût
légitimement prétendre à un mariage honorable, en rapport avec
leur position. Poussé à bout, il consulta le curé de Bignic, qui lui
fit de beaux discours, et lui enjoignit, au nom de Dieu, de se sacri-
fier pour les siens. Dès-lors, Joseph n'hésita plus; il se décida, non-
veau Curtius, à se jeter, pour sauver ses frères, dans le gouffre du
mariage qu'il avait lui-même imprudemment ouvert sous ses pas.
En ce temps-là, aux alentours de Bignic, dans une ferme isolée
qu'elle faisait valoir, vivait seule, sans pàrens, sans amis, M""* Maxime
Rosancoêt. C'était une austère et pieuse fille de trente-deux ans;
elle avait quelque fortune, elle avait eu jadis quelque beauté. Il
n'est point rare de trouver ainsi, en Bretagne, des filles de bonne
maison qui se retirent dans leur ferme, aimant mieux vieillir et
mourir dans le célibat que mésallier leur cœur et leur esprit. Comme
celle-ci allait, tous les dimanches, entendre la messe à Bignic,
Joseph avait fini par la remarquer; et comme elle était la seule
femme qu'il eût remarquée durant sa vie entière, qu'en outre elle
avait dans la contrée une grande réputation de sainteté et de bien-
faisance, quand il fut question pour lui du choix d'une épouse,
M"' Rosancoet dut nécessairement se présenter à l'esprit de notre
héros. Il avait été décidé au Coât-d'Or qu'on laisserait à la victime
la Uberté pleine et entière de choisir l'instrument de son supplice.
Joseph ayant nommé M"' Rosancoet, ils allèrent tous quatre la
demander en mariage. Ce fut Jean qui porta la parole; mais, voyant
qu'il s'embarrassait dai» ses phrases, Jérôme l'interrompit et raconta
VAILLANCE. 509
simplement Thistoire , tandis que Joseph , rouge commn un coque-
licot et les yeux baissés, ne savait à quel saint se vouer. Jérôme
s'exprima comme un franc marin qu'il était. M"* Rosancoet mêlait
à ses idées religieuses des instincts d'abnégation et de dévouement.
Elle avait entendu parler des LegofT en général, de Joseph en parti-
culier. L'étrangeté de la proposition ne l'effaroucha point; il faut
dire aussi que le curé de fiignic, que Joseph avait consulté en ceci
comme en toutes choses, s'était déjà mêlé de cette affaire, et qu'il
avait eu , quelques jours auparavant , un long entretien à ce sujet
avec la plus pieuse et la plus docile de ses ouailles. Bref, M^^"" Maxime
Rosancoet, après avoir entendu Jérôme, tendit à Joseph sa main et
consentit à quitter sa ferme pour aller vivre au Coat-d'Or. On prit
jour, séance tenante, pour la signature du contrat, et Joseph, en se
retirant, osa baiser le bout des doigts de sa fiancée.
Chemin faisant, tandis que Jean prodiguait à Joseph des encou-
ragemens et des consolations :
— Comment la trouves -tu? dit Jérôme à Christophe.
— Et toi? demanda Christophe à Jérôme.
— Point jeune, sacrebleu!
— Point belle, mille tonnerres I
— C'est une vieille frégate désemparée, ditFun.
— Un vieux brick échoué sur les rivages de l'éternité, dit l'autre.
— Il a fait là un joli choix, notre ami!
— Que le diable l'emporte! s'écria Christophe. Je parierais que
cette péronnelle va nous faire damner au logis.
Ainsi causant, ils arrivèrent au Coat-d'Or. On s'occupa sans plus ^
tarder de tout disposer pour recevoir dignement la reine de céans.
On fit blanchir les murs à la chaux, poser des vitres aux fenêtres et
des carreaux où le parquet manquait. Le premier tailleur et le pre-
mier bijoutier de Saint-Brieuc furent appelés : on commanda les habits
de noces, et Joseph choisit pour sa future une magnifique parure
de perles fines. Il s'efforçait de faire bonne contenance; mais plus
l'heure fatale approchait, plus le jeune Legoff devenait mélancolique
et sombre. Il négligeait ses livres, son violoncelle et jusqu'à ses pieux
exercices, pour aller seul errer sur la grève, le front baisse, les yeux
mouillés de larmes.
Cependant le jour de la signature du contrat arriva. Dès le matin,
Jean, Christophe et Jérôme étaient sur pied, vêtus chacun d'un
superbe habit noir, et le cou emprisonné dans l'empois d'une cravate
blanche. Tous trois avaient un air passablement railleur et gogue-
572 REVUE DES DEUX MONDES.
un déplorable état. M""* Legoff se plaignit amèrement , et demanda
si c'était là ce qn*on lai avait promis, lorsqu'elle avait consenti à
quitter sa retraite pour venir s'établir au Coât-d'Or. Quoi qu'elle pût
dire» Christophe et Jean n'en reprirent pas moins le cours de leurs
habitudes; mais Jérôme, troublé par les remontrances de sa fenune
moins encore que par les reproches de sa propre conscience, se voua
résolument au culte des vertus domestiques. On le vit renoncer brus-
quement au tabac et à la boisson, et accompagner assidûment M""' Le-
goff à Téglise. Pour prix de sa conversion, il fut atteint, au bout de
quelques mois, d'une profonde mélancolie qui se changea bientôt
en un sombre marasme. Il perdit l'appétit, et devint, en peu de
temps, jaune et maigre comme un hareng saur. Il passait des jours
entiers au coin du feu, dans une attitude affaissée, sans qu'il fût pos-
sible de lui arracher une parole ni même un regard. Il n'y avait que
la présence de Joseph qui parvînt à le distraire. Jérôme l'avait pris
en une telle aversion, qu'il ne pouvait plus l'apercevoir sans entrer
dans d'horribles colères, au point que Joseph avait dû se résigner à
ne plus paraître devant lui.
Cest là qu'en étaient les choses , lorsqu'on apprit au Coât-d'Or
qu'un officier de la marine anglaise se permettait de tenir, à Saint-
Brieuc, des propos outrageans sur l'origine de la fortune des Legoff.
Christophe ne fit ni une ni deux. Il courut à la ville, insulta l'officier
anglais, et prit jour avec lui pour une rencontre. A cette nouvelle,
Jérôme sortit de son apathie; le dégoût de l'existence lui inspira une
résolution désespérée. Sans en rien dire autour de lui , il prévint
Christophe de vingt-quatre heures, et, assisté de deux témoins, logea
une balle dans le flanc de l'Anglais, qui lui rendit politesse pour
politesse, car tous deux tombèrent en même temps, mortellement
atteints l'un et Vautre. Jérôme fut rapporté au Coât-d'Or, presque
sans vie, sur un brancart. Près d*expirer, il ouvrit de grands yeux,
et s'écria : a Je me suis marié pour Joseph , et me suis fait tuer
pour Christophe. » Sa femme et ses frères pleuraient autour de hiL
Après quelques instans de silence, il tendit la main droite à Chris*
tophe, et lui dit : ce Je te remercie. » Puis il tendit la main gauche à
Joseph en disant : a Je te pardonne. » Et là-dessus il expira. On per-
suada à M"* Legoff que son mari, dans le trouble des derniers mo-
mens, avait pris sa main droite pour sa main gauche.
H"" Jérôme suivit de près son mari dans la tombe. Elle mourut en
donnant le jour à une fille qu'elle confia solennellement à la garde
de Joseph et de ses deux frères. A son heure dernière, cette fenune
VAILLANCE. 573
épancha sur la tète de son enfant et sur les mains de Joseph tous les
flots de tendresse qu'elle avait soigneusement comprimés jusqu'alors.
Il est ainsi des cœurs qui ne se révèlent qu'au moment suprême >
pareils à ces vases qui ne répandent qu'en se brisant les parfums
recelés dans leur sein. Elle inonda sa fille de larmes et de baisers;
elle appela sur ce petit être la protection de ses trois frères. Sa parole
était grave et solennelle. Près de s'envoler, lame projetait un lumi-
neux reflet sur cette pâle figure d'où la vie allait se retirer. Lors-
qu'elle eut exhalé son dernier souffle, Joseph prit l'enfant entre ses»
bras et le présenta à Christophe et à Jean , qui jurèrent chacun de
veiller sur elle avec l'affection d'un père. A quelques jours de là,
l'orpheline fut baptisée à fiignic. En sa qualité de parrain, Jean lui
donna le nom de sa patrone; mais Christophe voulut qu'elle portât
en même temps le nom du brick sur lequel les Legoff avaient fait
fortune, et c'est ainsi qu'elle fut inscrite sur les registres sous les
deux noms de Jeanne et de Vaillance.
Dès-lors on put voir au Coàt-d'Or un spectacle étrange et tou-
chant: Ce que n'avaient pu faire ni les prières de Joseph, ni le
mariage de Jérôme, ni la présence d'une grave épouse, une petite
fille blanche et rose le fit par enchantement. Sur le bord des deux
tombes qui venaient de s'ouvrir sous leurs yeux, Christophe et Jean
avaient déjà senti leurs mauvaises passions chanceler; ils les virent
s'abattre et s'éteindre peu à peu au pied d'un berceau. Ces deux
hommes en arrivèrent sans efforts à toutes les puérilités de l'amour;
ils rivalisèrent de maternité avec Joseph, et ce fut un spectacle tou-
chant en effet de les voir tous trois penchés sur ce nid de colombe,
épiant les premiers gazouillemens et les premiers battemens d'ailes.
L'enfant grandit; avec elle grandit l'afTection des trois frères. C'était
une belle enfant, vive, pétulante, pleine de vie et de santé, portant
bien le nom que lui avait donné Christophe. Chez elfe toutefois, le
caractère viril n'excluait aucun charme; à peine échappait-elle au
berceau qu'elle avait déjà le gracieux instinct des coquetteries de la
femme. Cet instinct, où l'avait-elle pris? C'est ce que nul ne saurait
dire. Le lis sort blanc et parfumé d'une bulbe noire et terreuse; le
papillon sort de sa chrysalide étincelant d'or et d'azur. Elle s'éleva en
pleine liberté, dans le robuste sein d'une âpre et sauvage nature. Le
soleil de la côte et le vent de la mer brunirent la blancheur de son
teint; sa taille s'élança, ses membres s'assouplirent, elle poussa svelte
et vigoureuse, comme la tige d'un palmier. Christophe et Jean la for-
mèrent aux exercices du corps, Joseph prit la direction de son cœur
TOME I. 37
S7b REVUE DBS DEUX MONDES.
et de son esprit. Les deux premiers la bercèrent avec de beffiqneux
Tèdts; le troisième lui inspira le goût de l'étude et des arts. Chris-
tophe la familiarisa avec les jeux de rOcéan , Jean avec Féquitation
^ les armes; Joseph surveilla l'épanouissement de cette jeune intel-
ligence. Il en tempéra la fougue aventureuse et s'appliqua de bonne
lieare à modifier les môles tendances que Jean et Christophe se plaî-
saieot à développer en elle. Il n'y réussit qu'à demi; maïs Jeanne
était douée d'une distinction native et d'une instinctive élégance qui,
è défaut de Joseph , auraient combattu victorieusement les influences
d'un entourage vulgaire. Non-seulement elle ne prit rien de son oncle
le marin et de son oncle le soldat, mais ce fut elle au contraire qui
les embellit d'un reflet de ses grâces. Au contact de cette aimable
créature, leurs mœurs s'adoucirent, leurs façons s'ennoblirent un
peu, fît leur langage s'épura. Elle ne fut d'abord entre leurs mains
^'un jouet précieux et adoré; un sentiment de respect et de défé-
rence se mêla insensiblement h l'expression de leur tendresse. Ce
qu'il y eut de plus étrange, c'est que cette tendresse éveilla tout
d'abord en eux ce sens delà fortune dont nous parlions tout à l'heure,
et qui leur avait manqué jusqu'alors. Pour eux, ils ne changèrent
rien à la simplicité de leurs habitudes; mais, pour leur nièce, ils eu-
rent toutes les vanités, toutes les fantaisies du luxe, toutes les per-
ceptions du bien-être. Enfant, ils l'avaient enveloppée de langes à
hilmilier la fille d'un roi; plus tard, pour parer sa chambre, ils s'épui-
sèrent en folles imaginations et en dépenses extravagantes. Paris
-envoya ses meubles les plus recherchés, ses pltfs riches étoffes; rien
ne sembla trop beau ni trop ruineux pour égayer la cage d'un oiseau
si charmant. Le reste h l'avenant; ils firent pleuvoir sur elle les dia-
mans, les bijoux; le velours, la soie, la dentelle, arrivèrent par bal-
krts au Coftt-dX)r. Le goût et Tà-propos ne présidaient pas toujours à
tes prodigalités; mais Joseph se chargeait d'en corriger les excen-
tricités, et d'aîfleurs Jeanne préférait aux parures dont on l'accablait
la robe d'indienne avec laquelle elle courait sur les brisans et les
brins de bruyères en fleurs qu'elle tressait dans ses cheveux.
• A quinze ans , Jeanne était l'orgueil du Coftt-d'Or. Elle tenait de
Dieu l'intelligeRoe et la bonté, de Joseph la chaste réserve d'une
fille pieuse et charmante, de Christophe et de Jean l'ardeur et Vin-
trépidité d'une Amazone. Avec Joseph, effle cultivait les lettres et
les arts; avec Jean, elle montait à cheval, tirait le pistolet, chassait
le lièvre dans les landes; avec Christophe, elle péchait le long de la
tCÔtc, et courait la mer sur une yole légère comme le vent. Mais c'é-
VAILLANCE. 575
tait toujours à Joseph qu elle revenait de préférence. Il avait été,
il était encore son maître en toutes choses. Il avait mis à parer .son
esprit autant d*amour et de soin qu en mettaient Jean et Christophe
à parer sa beauté naissante. Il lui avait enseigné ce qu'il savait de
peinture et de musique; ils lisaient ensemble les poètes, et, durant
les beaux jours, étudiaient dans les champs Thistoire des insectes
et des fleurs. Pendant les soirées d'hiver, Tenfant se mettait au piano,
Joseph prenait son violoncelle, et tous deux exécutaient de petits
concerts, tandis que les deux autres, assis au coin du feu, écoutaieot
dans un ravissement ineffable. Jeanne jouait sans talent, elle chantait
sans beaucoup d'art ni de méthode; mais elle avait une voix fraîche,
on goût pur, un sentiment naïf : on Técoutait comme on écoute les
fauvettes, sans se demander si elles chantent bien ou mal; on se sentait
charmé, sans savoir comment ni pourquoi. Elle avait ainsi dans toute
sa personne un charme indicible que Christophe et Jean subissaient
en esclaves amoureux de leur chaîne. L'affection de Joseph semblait
plus grave et plus réfléchie. Jeanne était, dans la plus large accefv-
tîon du mot, ce qu'on est convenu d'appeler une enfant gâtée :
fantasque, volontaire, mobile comme l'onde, elle avait tous les ca-
prices d'une reine de quinze ans. Joseph la grondait bien parfois,
mais c'était, dans le fond de sod cœur, une adoration qu'on pourrait
comparer à celle des anges aux pieds de la Vierge. Cette ame tendre
et poétique avait enfin rencontré une jeune sœur à son image; le
ramier n'était plus seul au nid ; le daim avait trouvé sa coixq)agDe.
Quant à l'affection du marin et du soldat, ce devint un «dte in-
sensé. Les mères elles-mêmes n'auraient pas de moi pcMir exprimer
un semblable délire. Enfant, ils l'avaient bien aimée; mais quand ces
deux hommes qui n'avaient eu jusqu'à présent aucune révélation de
la beauté, de la grâce et de l'élégance, virent sous leur toit, à leur
foyer et à leur table, une jeune et belle créature, élégante et gra-
eieuse, aimable autant que belle, vivant familièrement de leur vie^
tendre, caressante, rôdant autour d'eux, et leur rendant en cajole-
ries de tout genre les attentions qu'ils avaient pour elle, ces deux
hommes en perdirent la tète, et leur amour, exalté par l'orgueil^
ne connut plus de bornes ni de mesure. Toutefois, ib l'aûnaient
surtout, parce que c'était sa blanche main qui les avail tirés tous
deux du gouffre des passions honteuses. Us se plaisnent à élridir de
mystérieux rapports entre cette enfant et l'ancien brick dont elle
portait le nom. L'un avait été l'arche de leur fortune; l'autre était
devenue, pour ainsi cKre» l'arche de leur iKMinettr» H leur semblait
37.
576 REVUE DBS DEUIC BIONDES.
qu'en portant le nom du vieux corsaire, A'aillance ennoblissait et pu-
rifiait la source de leurs richesses. Cet amour prit à la longue tous
les caractères de la passion , et ce furent de part et d'autre des jalou-
sies et des rivalités qui remplirent le Coàt-d'Or de coquetteries ado-
rables. Jaloux de Joseph, Jean et Christophe étaient en môme temps
jaloux Tun de l'autre. Les vieilles haines du drapeau et du pavillon
s'étaient réveillées; mais la jeune fille avait un art merveilleux pour
faire à chacun sa part et tenir la balance des amours-propres dans un
parfait équilibre; elle appelait Christophe son oncle l'amiral, et Jean
son oncle le colonel. Une lutte inavouée n'en existait pas moins
entre eux. Chacun se tenait à l'affût pour surprendre les fantaisies
de Jeanne; ils la questionnaient en secret et usaient de mille ruses
pour se vaincre mutuellement en munificence. Voici par exemple
ce qui arriva pour le quinzième anniversaire de la naissance de Vail-
lance.
Plusieurs mois auparavant , Christophe et Jean s'étaient consultés
entre eux pour savoir ce qu'ils donneraient à leur nièce à l'octasîon
de ce solennel anniversaire. — Toute réflexion faite, avait dit Jean,
cette fois, je ne donnerai quoi que se soit à Jeanne. Sa dernière fête
m'a ruiné. D'ailleurs l'enfant n'a besoin de rien. Je me réserve pour
l'année prochaine. — Puisqu'il en est ainsi, s'était écrié Christophe,
je suivrai ton exemple, frère Jean. Vaillance a plus de bijoux et de
chiffons qu'il n'en faudrait pour parer toutes les femmes de Saint-
Brieuc. Ses dernières étrennes ont mis ma bourse à sec. Je m'abs-
tiendrai comme toi, et nous verrons l'an prochain. — C'est le parti
le plus sage, avait ajouté Jean. — Nous avons fait assez de folies,
avait ajouté Christophe. — Eh bien! c'est entendu, avait dit Jean;
nous ne donnerons rien à l'enfant pour son quinzième anniversaire.
— C'est convenu , avait dit Christophe.
Le grand jour étant arrivé, Jeanne, qui avait compté sur de ma-
gnifiques présens, s'étonna de voir ses oncles venir l'embrasser les
mains vides. Il n'y eut que Joseph qui lui offrit un bouquet de fleurs
écloses au premier souffle du printemps. Cependant Christophe riait
dans sa barbe, et Jean avait un air de satisfaction diabolique. Sur le
coup de midi, voici qu'un baquet, traîné par un cheval et chargé
d'une immense caisse, s'arrêta devant la porte du Coàt-d'Or. On trans-
porte la caisse dans une des salles du château, et tandis qu'on en brise
les planches et que la jeune fille rôde à l'entour en se demandant
avec anxiété quelle merveille va sortir des flancs du monstre de sapin,
Christophe et Jean se frottent les mains et se regardent l'un l'autre
VAILLANCE. 577
à la dérobée et d'un aîr narquois. EnGn, les planches croulent, le
foin est arraché; il ne reste plus que la toile d'emballage qui cache
encore le trésor mystérieux. Jeanne est pâle, immobile; Timpatience
et la curiosité agitent son jeune cœur. Christophe et Jean Tobservent
tous deux avec complaisance. Bientôt la toile crie sous les ciseaux
qui la déchirent, le dernier voile tombe, la jeune fille bat des mains,
et Christophe et Jean triomphent chacun de son côté.
C'était un beau piano d'ébène à filets de cuivre, d'un travail exquis,
d'un goût charmant, d'une richesse merveilleuse. Jeanne, qui n'avait
eu jusqu'à ce jour qu'un méchant clavecin acheté à Saint-Brieuc,
dans une vente publique, demanda lequel de ses oncles elle devait
remercier d'une si aimable surprise.
A cette question , chacun d'eux prit un air de modeste vainqueur.
— C'est une bagatelle, disait Jean.
— C'est moins que rien , disait Christophe.
— Ce n'est pas la peine d'en parler, ajoutait le premier.
— Cela ne vaut pas un remercîment, ajoutait le second.
— Enfin , mes oncles, qui de vous est le coupable? s'écria Jeanne
en souriant, car c'est le moins que je l'embrasse.
— Puisque tu le veux... dit Christophe.
— Puisque tu l'exiges... dit Jean.
— Eh bien 1 c'est moi , s'écrièrent-ils à la Jfois, eu ouvrant leurs
bras à Vaillance.
A ce double cri , ils se tournèrent brusquement l'un vers l'autre.
— Il paraît, dit Christophe, que notre frère Jean veut rire.
— Il me semble, répliqua Jean, que notre frère Christophe est en
humeur de plaisanter.
— Je ne plaisante pas, dit Christophe.
— Et moi, dit Jean, je ne ris guère.
Le fait est qu'ils n'avaient envie de rire ni l'un ni l'autre. Les yeux
de Christophe lançaient des flammes; hérissés et frémissans, les poils
roux de la moustache du soldat semblaient autant d'aiguilles mena-
çantes prêtes à sauter au visage du marin irrité.
— Mes oncles, expliquez-vous, dit la jeune fille, qui, non plus que
Joseph, ne comprenait rien à cette scène.
— Je soutiens , s'écria Christophe , que c'est moi , Christophe Le-
goff , ex-lieutenant du brick la Vaillance^ qui donne à ma nièce le
piano que voici.
— Et moi, j'affirme, s'écria Jean, que c'est moi, Jean Legoff»
678 REVUE DES DEUX MONDES.
ex-offlcier de la grande armée, qui donne à ma nièce le piano que
voilà.
— Comment, mille diables 1 s'écria Christophe en serrant les
poings, un piano qui me coûte mille écus 1
— Mille écus que j'ai payés , répliqua Jean avec assurance.
— J*en ai le reçu, dit Christophe.
— Le reçu? je Tai dans ma poche 1 s'écria Jean en tirant une lettre
qu'il ouvrit et qu'il mit sous le nez du marin , tandis que celui-ci dé-
pliait un papier qu'il mettait sous le nez du soldat.
Heureusement un second haquet venait de s'arrêter devant la
porte du château, et, au plus fort de la dispute, les serviteurs intro-
duisirent dans la salle une seconde caisse exactement semblable à la
première. Dès-lors tout fut expliqué. Christophe et Jean, à l'insu l'un
de l'autre, avaient eu la même idée; le même jour, à la même
heure, deux pianos à l'adresse de Jeanne étaient arrivés à Saint-
Brie uc par deux roulages différens.
— Ah! traître, dit Christophe en s'approchant de Jean; tu devais
ne rien donnerl tu te réservais pour l'année prochainel
— Et toil maître fourbe, répliqua Jean; tu prétendais que ta
bourse était videl
— A bon chat bon rat.
— A corsaire corsaire et demi.
Cependant que faire de deux pianos? L'un était d'ébëne, l'autre
de palissandre, tous deux également riches, admirablement beaux
tous deux. Christophe vantait celui-ci et Jean exaltait celui-là; entre
les deux long-temps Jeanne hésita. Il se fût agi pour Jean et pour
Christophe d'un arrêt de vie ou de mort, que leurs angoisses n'au-
raient été ni moins vives ni moins poignantes. Pour contenter à la
fois son oncle l'amiral et son oncle le colonel, la jeune Glle décida
qu on porterait dans sa chambre le piano de palissandre, et qu'on
laisserait au salon le piano d'ébène.
Ainsi passait le temps. Afin qu'aucun des .caractères de la passion
ne manquât à Tamour de ces hommes pour cette enfant, cet amour»
Sans s'en douter, en était arrivé, même dans le cœur de Joseph, à
un naïf et monstrueux égoïsme. Jamais il ne leur était venu à l'esprit
que cette jeune tille pût avoir d'autres destinées à remplir que de
distraire et d'occuper leurs jpurs. Us croyaient ingénument que cette
fleur de grâce et de beauté ne s'était épanouie que pour embait-
JMC kir maison. Telle était en ceci leur aveugle sécurité, qu'ils
YAnXANCE. 579
«'avaient même pas abordé Tidée que ce trésor pût leur échapper*
Jeanne, de son côté, ne semblait pas se douter qu'il y eût sous le ciel
ées êtres plus aimables que ses trois oncles , ni une existence plus
^délicieuse que celle qu'on menait au Coât-d'Or. Bignic était pour elle
le centre du monde; ses rêves n'allaient pas au-delà de la distance
que son cheval pouvait mesurer en une demi-journée. Jamais elle
n'avait tourné vers l'horizon un regard ardent et curieux; elle n'avait
jamais entendu dans son jeune sein ce vague murmure qui s'élève
-an matin de la vie, pareil au bruissement mystérieux qui court dans
les bois aux blancheurs de l'aube. L'activité d'une éducation presque
guerrière l'avait préservée jusqu'à présent du mal étrange, nommé la
rêverie, qui tourmente l'oisive jeunesse. Son imagination dormait:
ce fut une imprudence de Jean et de Christophe qui l'éveilla.
Nous l'avons dit , Christophe et Jean étaient moins jaloux l'un de
l'autre qu'ils ne l'étaient tous deux de leur frère. Quoi que pût faire
la jeune fille pour cacher les préférences de son cœur, et quoi qu'ils
pussent eux-mêmes imaginer pour se les attirer, ils comprenaient
que Joseph était préféré et ne se faisaient point illusion là-dessus,
bien que ce fût pour eux un sujet d'étonnement continuel. — Cest
inoui I se disaient-ils parfois, Joseph ne lui a jamais rien donné que
des fleurs; nous nous sommes ruinés pour ellcl II la gronde souvent
et ne craint pas de la reprendre; nous sommes à genoux devant
tes défauts I C'est un blanc-bec qui n'a jamais vu que le feu de la
dieminée et qui mourra dans la peau d'un poltron ; nous mourrons
fun et l'autre dans la peau d'un héros I Eh bien! c'est ce maraud
qu'on aime.et qu'on préfère ! — C'est un savant, ajoutait Christophe
«n hochant la tête; il a inspiré à Jeanne le goût de la lecture; l'enfant
aîme les livres, et Joseph lui en prête. — Si Jeanne aime les livres,
dit un jour le soldat fatalement inspiré, nous lui en donnerons, un
peu plus propres et un peu plus galanunent vêtus que les sales bou-
quins de Joseph. — En effet, dès le lendemain ils écrivirent à Paris,
et, au bout de six semaines, en rentrant d'une longue promenade
qu'elle avait faite sur la côte, Jeanne trouva dans sa chambre une
bibliothèque composée de volumes magnifiquement reliés. C'était,
hélas! la boîte de Pandore. Ce fut la perte du repos de Jeanne.
Rien de plus honnête pourtant que cette collection de livres;
seulement, comme l'élite des poètes et des romanciers y brillait au
premier rang, et que la littérature contemporaine s'y montrait en
majorité, c'étaient pour la plupart de très honnêtes empoisonneurs.
Jeanne et Joseph lui-même, car il ne put résister à la tentation»
580 ^ REVUE DES DEUX MONDES.
puisèrent avidement à ces sources enivrantes. Ils y perdirent Tun et
l'autre la sérénité de leur ame. Bien qu*il eût laissé depuis long-temps
derrière lui les rapides années de la jeunesse, Joseph avait le cœur
aussi jeune que celui de sa nièce; Tinnocence et la chasteté avaient
conservé dans son bouton virginal la fleur du printemps de sa vie.
Ainsi, jusqu'à présent, ces deux cœurs étaient au même point et
s'ignoraient encore; ce furent les mêmes influences qui hâtèrent la
floraison de Tun et décidèrent le tardif épanouissement de Tautre.
A la lecture de ces poèmes étranges qui ne ressemblaient en rien
à ceux qu'ils avaient lus déjà, à ces lectures passionnées faites en
commun , assis Tun près de l'autre, le jour sur le sable fln et doré des
baies solitaires, le soir à la lueur de la lampe, Joseph se troubla. Que
se passa-t-il en lui? Dieu seul a pu le savoir. Pour Jeanne, elle devint
tout à coup inquiète, rêveuse, agitée, passant tour à tour d'une folle
gaieté à une sombre mélancolie, sans qu'elle pût se rendre compte
de sa joie ou de sa tristesse. Bientôt elle se demanda si le monde
finissait à l'horizon , si Bignic était la capitale de l'univers , et si sa
vie devait s'écouler tout entière sous le toit enfumé du Coàt-d'Or.
Vainement ses oncles, pour la distraire, redoublèrent autour d'elle
de tendresses et de soins; elle s'irritait de leurs soins et de leurs
tendresses. Joseph assista silencieusement à ces premiers troubles
du cœur et des sens qui s'éveillent; long-temps il fut seul dans le
secret de cette ame qui ne se connaissait pas elle-même. Cependant,
à la longue, éclairés par leur égoïsme plutôt que guidés par la déli-
catesse de leurs perceptions, Jean et Christophe arrivèrent à leur
tour à confusément entrevoir la cause du mal qui tourmentait leur
nièce. Joseph n'en avait saisi que le côté poétique et charmant;
natures moins élevées et médiocrement idéales, Christophe et Jean
en saisirent le côté physique et réel. Ces avares comprirent enfin
que le trésor qu'ils avaient enfoui dans leur demeure pouvait leur
échapper d'un jour à l'autre; ils comprirent que l'oiseau qu'ils avaient
mis en cage avait grandi, qu'il avait des ailes, et qu'au premier cri
de quelque oiseau voyageur qui l'appellerait dans les plaines de l'air,
il s'envolerait à travers les barreaux de sa prison dorée. En un mot,
pour nous servir d'un langage moins figuré et plus en rapport avec
les idées des deux oncles , ils découvrirent que l'enfant avait seize
ans, et qu'un jour viendrait inévitablement où il faudrait songer à
la marier.
Or, ils ne se dissimulaient pas que marier Jeanne, pour eux, c'était
la perdre. Us se rendaient justice mutuellement. Jean se disait qu'un
YAILLANCX. 581
homme qae Jeanne aurait choisi ne se déciderait jamais à vivre près
d'un être aussi grossier que Tétait le forban; Christophe pensait» de
son côté-, qu'un époux du choix de leur nièce ne consentirait pour
rien au monde à mêler son existence à celle d'un personnage aussi
mal élevé que l'était son frère le caporal. Ils convenaient ensemble
que le Coât-d'Or n'était rien moins qu'un lieu de délices, et que deux
tourteraux s'ennuieraient bientôt de roucouler dans un pareil nid.
Enfin , en admettant que le jeune ménage se résignât à vivre auprès
d'eux, l'égoïsme de leur folle tendresse se révoltait à l'idée que
Jeanne, cette fille adorée, leur amour, leur joie et leur orgueil,
pourrait cesser d'être leur enfant et passer dans les bras d'un homme
qui oserait l'appeler sa fenune au nez de Jean et à la barbe de Chris-
tophe.
Les choses en étaient là , quand, par un soir d'orage , un coup de
canon retentit sur les flots de la mer en courroux.
III.
Les trois frères, suivis de tous leurs servijteurs, coururent aussitôt
sur la dune. Ils y trouvèrent les pêcheurs de Bignic, accohrus comme
eux aux signaux de détresse. Christophe fit allumer de grands feux
de distance en distance. A partir du moment où le navire en perdi-
tion eut remarqué qu'on répondait à ses signaux et qu'on était à
portée de le secourir, il ne cessa point de tirer du canon de trois
minutes en trois minutes. Il était si près de la côte, qu'on entendait
du rivage, malgré le bruit de la tempête, les cris des matelots et le
sifflet du maître qui commandait la manœuvre; mais la mer était
trop mauvaise pour qu'on pût mettre aucun bateau dehors, et la nuit
si sombre et si épaisse qu'on ne distinguait sur les flots que la lueur
qui précédait chaque détonation. On présumait que c'était un bâti-
ment près de sombrer sous voiles ou bien échoué sur un des bancs
de sable assez conununs dans ces parages. En eflet, an lever du jour,
on aperçut, à quelques encablures de la plage, les vergues d'une fré-
gate engravée dans le sable, et qu'on reconnut, au pavillon, pour
appartenir à la marine anglaise. Il y avait des instans où la mer, en
se retirant, laissait à découvert tout le corps du navire, d'autres où,
revenant sur ses pas avec une incroyable furie, elle l'ensevelissait
sous des montagnes écumantes. Le pont semblait désert; le canon
ne tirait plus , et déjà les lames avaient jeté plus d'un cadavre sur
58& REVUE DES DEUX MONDES.
la grève. On pouvait supposer que tout Téquipage avait péri, lorsqu'à
Taide d*une longue-vue Christophe s'assura qu'il restait des vivaos à
bord.
— Allons» enfansi s*écria-t-il en s'adressant aux pêcheurs; il pariât
. que tout n'est pas fini là-basJ Ce sont des Anglais, c'est vrai; mais
lâche est celui qui, pouvant sauver un chien qui se noie, ne loi tend
pas une main secourable.
A ces mots, aidé de Jean et de Joseph, il poussa vers la mer mie
des chaloupes qu'on avait tirées bien avant sur la plage , et lorsque
la ficéle embarcation fut près d'être soulevée par les vagues :
— £nfans I s'écria Christophe en saisissant une rame de chaque
maia; pour gagner le navire, et ramener ici ce qui survit de l'équi-
page, il ne me faut plus que six bras!
— Bien, mon oncle! bien, mon brave Christophe! s'écria Jeanne
en l'embrassant avec effusion.
Après avoir passé toute la nuit, debout, à sa fenêtre ouverte, la
jeune fille, au lever du jour, était accourue sur la falaise. Elle se
tenait près de ses oncles, enveloppée d'un manteau, tête nue, les
cheveux au vent.
Cependant nul n'avait répondu à l'appel de Christophe. Quoi-
qu'un peu cabnée, la mer était encore furieuse; pas jin des pêcheurs
ne bougea.
— Comment, tas de gueux! dit Christophe avec colère, vous restez
immobiles et les mains dans vos poches, lorsqu'il y a là-bas des
malheureux qui vous appellent! Quoi! sur quinze ou vingt drôles
que vous êtes ici , il n'en est pas trois de courage et de volonté l
Les pêcheurs se regardaient entre eux d'un air embarrassé.
— Allez, dit Jeanne avec mépris, ne vous exposez pas plus long-
temps au grand air; la bise est froide, vous courriez risque de vous
enrhumer. Retournez à Bignic et envoyez-fious vos femmes; elles
prendront vos rames, tandis que vous filerez leurs quenouilles. En
attendant, à nous quatre, mes oncles! ajouta l'intrépide enfant, prête
à sauter dans la chaloupe, les bras de Joseph et les miens ne seront
pas d'un grand secours, mais Joseph priera Dieu po-ui* le succès de
l'entreprise, et moi, je chanterai pour égayer la traversée.
En voyant chez cette jeune fille tant de résolution , les pêcheurs
rougirent de leur pusillanimité, et pour trois qu'avait demandés
Christophe, il s'en présenta vingt. Christophe prit trois des plus
vigoureux, les arma de rames solides, puis, après avoir embrassé sa
nièce et serré la main & ses bècesy il s'ëlanca dass la chaloupe, suivi
VAILLANCE. 5S3
de ses trois compagnons. Ce ne fat pas sans peine qu*on parvint à
mettre la barque à flot; enfin une vague terrible la souleva et rem-
porta en rugissant.
Les yeux au ciel, les mains croisées sur sa poitrine, Joseph priait
avec ferveur. Silencieux et groupés çà et là sur les rochers du rivage,
la jeune fille, Jean et les pécheurs suivaient d*un regard avide les
évolutions de la chaloupe, qui apparaissait de loin en loin sur la cime
d*une vague pour disparaître presque aussitôt dans un abîme. On
eût dit que FOcéan, irrité de tant d'audace, avait redoublé de fureur.
Le découragement et l'épouvante se peignaient sur tous les visages;
il n'y avait que Jeanne qui gardât encore quelque espoir. Vaine-
ment les lames se brisaient à quelques pieds au-dessous d'elle avec
un horrible fracas; exaltée par l'héroïsme de Christophe, elle était
calme, presque sereine, et, confiante en Dieu, semblait dominer la
tempête. Cependant il y eut un instant où un cri de terreur sortit de
toutes les poitrines : une énorme voûte d'eau, pareille à un édifice qui
s'écroule, venait de s'abattre sur la chaloupe, qu'elle avait, pour ainsi
dire, ensevelie sous ses liquides décombres, n y eut dix minutes de
mortelle attente. Enfin un cri de joie retentit sur la plage : la barque
avait reparu à une portée de fusil du navire. Ayant appuyé sur
l'épaule de son oncle la longue-vue dont on s'était servi déjà une
fois, Jeanne colla son œil sur le petit verre de la lunette.
— Jeanne, que voîs-tuT lui demanda son oncle le soldat.
Après quelques instans de muette observation :
— Je vois, dit-elle, un bâtiment qui me fait l'effet d'être bien ma-
lade : tous les mâts sont brisés; les flots le soulèvent de l'arrière à
l'avant comme s'ils voulaient le mettre sens dessus dessous. Il y a
des instans où la carène est droite en l'air. — Sur le pont, pas une
ame.... Attendez pourtant I Sil je vois un homme, un seul, qui se
tient aux bastingages. Les autres auront péri : pauvres gens! — Il
fait des signes, — sans doute à Christophe. — On dirait qu'il lui crie .
de s'en retourner. — Il n'a pas l'air d'avoir peur. — Il est vêtu d'un
frac bleu et porte une épée au côté.
— C'est un oDGcier, dit Jean.
— La chaloupe, voici la chaloupe! s'écria-t-elle. Seigneur! elle
va se briser contre le flanc du navire... Non, Dieu soit béni! une
lame amortit le choc. — On jette un câble à l'officier. — Pourquoi ne
se hâte-t-il pas de descendre? qu'attend-il? que de temps perdu t
— Il parle à Christophe, Christophe lui répond. Quelle folie! c'est
bien de causer qu'il s'agit! — Christophe est en colère, je le devine
JiSi REVUE DES DEUX MONDES.
à ses gestes; il jure comme ud damné; je ne Tentends pas, mais je
le parierais. — Boni il s'élance sur le pont de la frégate, — il prend
roflîcier à bras le corps, — Venlève comme une plume et le jette dans
la chaloupe, — à son tour il y descend. Que Dieu protège leur retour!
Le retour fut rapide. Le vent et la mer poussaient l'embarcation
vers la côte. Lancée par la vague comme une flèche par un arc de
fer, elle vint, en moins de quelques minutes, labourer le sable de la
plage. A peine Christophe eut mis pied à terre, que Jeanne lui sauta
au col et Terabrassa à plusieurs reprises.
— Je suis flère de vous, lui dit-elle avec un sentiment d'orgueil-
leuse tendresse dont Jean et Joseph purent être un instant jaloux.
— Il n'y a pas de quoi, répondit Christophe, qui pensait n'avoir
Tîfiu fait que de simple et de naturel. Nous sommes arrivés trop tard
et n'avons pu en ramener qu'un seul; encore, mille tonnerres I ce
n*aura pas été sans peine, car ce diable d'homme avait décidé qu'il
périrait avec sa frégate. Cet enragé a fait plus de façons pour se
laisser sauver qu'on n'en fait généralement pour se laisser conduire
à la mort. Enfans, ajouta-t-il en s'adressant aui marins qui l'avaient
assisté, vous allez nous suivre au château, où l'on aura soin de vous.
— Puis, se tournant vers l'ofBcier anglais, il s'apprêtait à l'interpeller,
mais il resta muet et respectueux devant la douleur de cet homme.
L'étranger contemplait d'un air sombre les cadavres que la mer
avait jetés sur la grève. Il allait à pas lents de l'un à l'autre et les ap-
pelait par leur nom. Il en avait nommé plusieurs, quand tout d'un
coup il en reconnut un dont la vie sans doute lui avait été particu-
lièrement chère, car aussitôt qu'il l'aperçut, il s'agenouilla près de lui
avec un morne désespoir et demeura long-temps à lui parler, comme
si le mort avait pu l'entendre.
Tous les témoins de cette scène étaient profondément émus.
— Infortuné! dit Jeanne; il pleure un frère ou un ami.
— Oui, dit Christophe, qui entendait un peu l'anglais, il l'appelle
son frère, son ami, son cher et malheureux Albert. C'a beau être des
Anglais, c'est égal, c'a vous brise l'ame... Allons, milord, ajouta-t-il
en s'approchant de l'officier, vous verseriez toutes les larmes de votre
corps que vous ne rendriez pas ces braves gens à la vie. C'est un
malheur, mais vous n'y pouvez rien, et, en fin de compte, vous avez
fait votre devoir. Je vous tiens pour un homme d'honneur, pour un
brave et loyal marin, et, s'il en est besoin, j'irai témoigner pour vous
devant le conseil de l'amirauté britannique. Que diable, milord,
ayez du courage 1 on fait naufrage, on échoue, on perd son navire,
VAILLANCE. 585
cela se voit tous les jours et peut arriver au premier amiral de France
ou d'Angleterre; on n'est pas déshonoré pour si peu. L'Océan est
notre maître à tous; c'est un. mauvais coucheur qui, au moment où
on y pense le moins» vous jette brutalement dans la ruelle du lit. Je
vous affirme, moi, que vous êtes un homme de cœur^ et si nous
nous étions rencontrés, voici quelque vingt-cinq ans, sur la mer
que voici, à portée du boulet, vous sur votre frégate et moi sur le
brick la Vaillancey je vous jure que nous nous serions dit bonjour
d'une singulière façon.
Christophe ajouta quelques mots pour l'engager à venir au Coâl-
d'Or; mais l'étranger ne paraissait pas entendre ce qu'on lui disait.
Debout, les bras croisés sur sa poitrine, il se tenait immobile, les
yeux attachés sur sa frégate, que les flots continuaient de battre à
coups redoublés. Il resta long-temps ainsi, sans qu'il fût possible de
l'arracher à ce spectacle déchirant. Enfin , sous les assauts incessans
de la lame, le corps du navire craqua, s'entr'ouvrit, et, en moins de
quelques secondes, les vagues roulèrent sans obstacle sur la place
qu'il avait occupée. L'officier pressa sa poitrine avec désespoir, et
des larmes silencieuses roulèrent le long de ses joues.
Par un brusque mouvement de pitié, Jeanne et Joseph lui prirent
chacun une main. Il abaissa un regard triste et doux sur la jeune
fille, puis, sans rien dire, il lui oflrit machinalement son bras et se
laissa emmener comme un enfant.
On s'achemina vers le Coët-d'Or. Jean et Christophe marchaient
en avant; Jeanne les suivait, appuyée sur le bras de l'officier anglais.
Joseph était resté sur la grève pour s'occuper des cadavres que la
mer y avait jetés. Le trajet fut silencieux. Une fois dans le salon :
— Monsieur, dit Christophe en s'adressant à l'étranger, vous êtes en
France , sur les côtes de Bretagne , dans le chdteau des trois frères
Legoff. Voici Jean; je suis Christophe; le troisième veille sur vos
morts; cette belle enfant est notre nièce bien-aimée. Je ne vous au-
rais pas sauvé à votre corps défendant que nous n'en serions pas
moins disposés à remplir vis-à-vis de vous tous les devoirs de l'hos-
pitalité. Veuillez donc regarder cette maison comme la vôtre, et croire
que nous ne négligerons rien pour vous aider à supporter le malheur
qui vous a frappé.
— Vous êtes notre hôte, ajouta Jean.
— Nous sommes vos amis, dit Jeanne.
— Nobles cœurs î généreuse France que j'ai toujours aiméel s'écria
l'étranger d'une voix attendrie en portant & ses lèvres les doigts de
la jeune fille.
S86 REVUE DBS DEUX MONDES.
Pais, reprenant le flegme britanniqne, il tendit la main à Chris-
lopbe, et lui dit :
— Je m'appelle George, officier de marine, ce matin encore ca-
pitaÎDe de frégate, au service de l'Angleterre. Vous m'avez sauvé
malgré moi; je voulais, je devais mourir à mop bord. Cependant je
vous remercie.
— Pour m'exprimer votre reconnaissance, attendez, sir George,
que wus ayez goûté de nos vieux vins de France, répliqua Chris-
tophe en l'invitant à s'asseoir à une table qu'on venait de servir. Je
prétepds vous prouver, monsieur, qu'il n'est point de si triste vie qui
n'ait encore plus d'un bon côté.
Sir George était épuisé par le besoin autant que par l'émotion.
Toutefois, avant de s'asseoir à la place que Christophe lui indi-
quait, il demanda à se retirer dans la chambre qu'on lui avait pré-
parée à la hâte, mais à l'arrangement de laquelle la prévoyance
de Jeanne avait présidé. Lorsqu'il revint, il s'était débarrassé du
caban qni recouvrait son uniforme , et avait réparé , autant qu'il
l'avait pu, le désordre de sa toilette. Dans le trouble du premier
instant, Jeanne n'avait pas songé à rémarquer si Thôte que lui en-
voyait la tempête était beau ou laid , jeune ou vieux ; elle n'avait vu
que la douleur, elle n'avait été préoccupée que du désastre de cet
homme. D'ailleurs , il eût été diflicile alors de pouvoir juger des
avantages extérieurs de sir George. Un caban du Levant l'enve-
loppait tout entier; il avait son chapeau enfoncé sur la tête; ses
cheveux humides lui cachaient à moitié le visage; ses mains se
ressentaient du rude métier qu'il venait de faire. Lorsqu'il reparut,
Jeanne et ses oncles ne purent s'empêcher d'être frappés de sa jeu-
nesse et de son bon air. C'était un grand et beau jeune homme qui
pouvait avoir de vingt-cinq à vingt-huit ans au plus; il avait le teint
d'une mate blandieur qui faisait ressortir le limpide azur de ses yeux;
deux moustaches blondes et fines relevaient fièrement de chaque
côté d'une lèvre pâlie par la fatigue, mais qui devait être habituelle-
ment fraîche et rose. Ses cheveu^s: blonds et soyeux, négligemment
rejetés en arrière, laissaient voir un front dont la tristesse et les en-
nuis n'avaient point altéré l'albâtre intelligent et pur. Sa taille était
souple et mince, l'uniforme lui seyait à ravir. A peine entré, il alla
droit à Jeanne et lui offrit gravement, pour la conduire à table, une
main blanche et délicate.
— Pardieui monsieur, s'écria Christophe en le faisant asseoir près
de lui, vis-à-vis de sa nièce; vous avez dû rire tout à l'heure quand je
vous ai parlé de ce qu'on aurait pu voir dans le cas où mon brick et
YAïuJkNfiS» 582:
votre frégate se seraient rencontrés voici vingt-cinq ans : c*est àpeioe
alors si vous étiez né. Capitaine de frégate, à votre âge! vous n*avez
pas perdu votre temps. £t vous vouliez mourir, jeune honunel En
vérité, c'eût été dommage, car^ pour peu que vous continuiez, vou»
serez amiral à trente ans.
Sir George ne répondit d'abord que par un pâle sourire; puis i
conta dans tous ses détails Thistoire du sinistre qu'il venait d'essuyer.
Chargé de protéger les intérêts du conmierce. anglais sur les cotes*
de France, il avait été surpris, la veille, par un coup de vent furieux
qui, après lui avoir fracassé sa mâture, l'avait jeté sur les haut-fonds
semés de rescifs et de bancs de sable qui le séparaient du rivages It
avait tiré le canon toute la nuit. Vers le matin, un peu avant le lever
du jour, comme le bâtiment menaçait à chaque instant de s'entr'ou-
vrir, on avait mis le canot à la mer; tout l'équipage, peu nombreux
d'ailleurs, s'y était précipité, et lui-môme se préparait à y descendre^
lorsque l'embarcation avait été violemment emportée par les vagues^
Aux cris de détresse qui s'étaient tout à coup élevés sur les flots,
puis au silence de mort qui les avait suivis, sir George avait compris-
que le cauot avait chaviré, et que c'en était fait de se» marin» et de
ses amis.
— Oui, s'écria-t-il, je voulais mourir,^ et, à cette heure encore^
dussiez-vous m'accuser d'ingratttude, je regrette que vous m'ayex
sauvé! Je voulais mourir, puisque tous les miens avaient péri et que
je ne devais plus revoir mon cher Albert, la meilleure partie de moi*
même. Je voulais que la mer, qui l'avait englouti, me servît de tomr-
beau, et n>on navire de cercueil. Hélas 1 c'était mon premier com-
mandement, ajouta-t-il en rougissant d'une noble honte. J'aimais ma
frégate comme on aiioae une première amante; elle était pour moi
comme une jeune et belle épouse. Il m'eût été doux de périr avec elle.
— Ce langage me plaît, dit Jean, et vous êtes un brave jeune
homme, ajouta-t-H en loi tendant la main par-dessus la table. Quant
à votre gouvernement, merci I c'est une autre affaire; nous ea re-
parlerons.
— Buvez un coup 1 s'écria Christophe en lui rerapiissant son verre;
il en est des frégates conmie des amantes et des épouses : poir une
perdue, on en retrouve dix.
— Cet Albert était votre frère? demanda la jeune fille avec un ciH
rieux intérêt.
— Il était mon ami. Les mêmes goûts, les mêmes synqpatbies» les
mêmes ambitions nous avaient rapprochés dès l'enfance. Nous avions
588 REVUE DES DEUX MONDES.
suivi les mômes études, partagé les mêmes travaux. On connaissait
si bien notre amitié, qu'on aurait craint de nous séparer. Où l'un
allait, Fautre était sûr d'aller. Que de doux rêves n'avons-nous pas
échangés, sur le pont de notre navire, durant les nuits sereines, à la
clarté des cieux étoiles ! Que d'espérances n'avons-nous pas mêlées
let confondues au bruit harmonieux de ces vagues perGdes qui de-
«valent si tôt nous désunir! Nous n'avions qu'une volonté, nous
fn'étions qu'une ame à nous deux. Et cependant il n'est plus, et je
vis 1
A ces mots, il s'accouda sur la table, et, la tête appuyée sur ses
mains, il sembla s'abîmer dans une méditation douloureuse.
— lauvres jeunes gensl s'écria Jeanne avec un naïf attendrisse-
ment.
— Ces Anglais ont du bon, dit Jean en vidant un verre de vin de
Bordeaux.
— Il y a d'honnêtes gens partout, dit Christophe.... Voyons, mon
capitaine, ajouta-t-il en frappant sur l'épaule de sir George, ne
vous laissez point abattre ainsi. Vous êtes jeune, partant destiné à
perdre encore, bien des frégates et bien des amis. L'homme de mer
doit être prêt à tout. Vous savez le proverbe : les femmes et la mer,
bien fou est qui s'y fle. Moi qui vous parle, j'en ai vu de sévères.
Nous avons un ennemi commun : l'Océan vous a pris un ami; il nous
a pris, à nous, notre vieux père et notre jeune frère. Remplissez
votre verre; je veux que nous portions un toast à la mémoire de ceux
que nous avons aimés.
Sir George se leva, et, près de porter à ses lèvres le verre tjue
Christophe venait de remplir :
— A la mémoire du père et du frère de mon sauveur! dit-il, et
puissent descendre sur cette maison hospitalière toutes les bénédic-
tions du ciel !
Jean , Christophe et la jeune fllle s'étaient levés en même temps.
— A la mémoire de sir Albert, qui fut l'ami de notre hôte! répli-
qua Christophe , et puissent descendre dans le cœur de sir Geoi^ge
toutes les joies et toutes les consolations de la terre !
— A vous aussi I ajouta l'ofBcier en saluant Jeanne avec une grave
politesse; à vous, jeune et belle miss, qui, pour me servir des expres-
sions d'un vieux poète anglais, vous trouvez mêlée à ces souvenirs
de dpuil comme un myrte en fleurs à la sombre verdure des cyprès!
A ces mots, ils se rassirent tous, et la conversation reprit son
cours. Sir George parlait- la langue de ses hôtes avec une remar-
YAILLANCE. 589
quable facilité, et Taccent étranger qn*il y mêlait donnait je ne sais
quelle grâce à chacune de ses paroles.
Cependant la jeune fille l'observait avec un étonnement qu'on peut
imaginer sans peine. Jeanne avait été élevée dans la haine de l'An-
gleterre. Grâce à l'éducation politique que Christophe et Jean avaient
donnée à leur nièce, jusqu'alors l'Angleterre n'avait été pour elle que
la perfide Albion, la patrie d'Hudson Lowe, une cage de fer dans
laquelle l'empereur Napoléon était mort à petit feu, une île d'ogres
et d'antropophages, un nid de serpens au milieu des flots. En outre»
elle savait, depuis le berceau, que son père avait été tué par un offi-
cier de la marine anglaise. Enfin, elle avait naïvement pensé jusqu'ici
que tous les marins, excepté dans les poèmes de Byron, juraient »
buvaient, fumaient, avaient de larges mains, un gros ventre, une
longue barbe, et ressemblaient, en un mot, à l'ex-lieutenant du
brick la Vaillance. Aussi peut-on se faire aisément une idée du
charme imprévu qui entoura tout d'abord à ses regards l'apparition
de sir George au Coât-d'Or. Tout en lui la surprenait, tout la jetait
dans des étonnemens ingénus qui touchaient presque à l'extase :
l'élégance de son langage , la distinction de ses manières, la déiicft-
tesse de ses traits, la pâleur de son teint, le bleu de ses yeux et jus-
qu'à la blancheur aristocratique de ses mains, elle remarquait tout,
elle examinait tout avec la chaste curiosité d'une enfant, conmie si
cet homme n'était pas de la même espèce que Christophe et Jean.
Le repas achevé, sir George alla, sans plus tarder, faire son rap-
port au consul anglais résidant à Saint-Brieuc. Christophe et Jean
l'accompagnèrent et appuyèrent sa déposition de leur témoignage.
Ainsi que cela se pratique en pareille occurrence , il fut décidé que
sir George attendrait, pour aller se présenter devant le conseil d'ami-
rauté , le départ du premier bâtiment qui ferait voile pour l'Angle-
terre. D'ici là, le consul lui ofiFrit l'hospitalité; mais, ne voulant point
désobliger les Legoff, qui insistaient chaleureusement pour qu'il
s'en revînt avec eux, sir George demanda qu'il lui fût permis d'éta-
blir sa résidence au Coàt-d'Or, où d'ailleurs sa présence était néces-
saire pour opérer, s'il y avait lieu, le sauvetage des débris du navire.
Le soir du même jour, une cérémonie touchante eut lieu à Bignic.
A la tombée de la nuit, les trois LegofiF, Jeanne et leurs serviteurs
accompagnèrent sir George au cimetière du village. En marchant le
long de la plage, l'officier aperçutjles lambeaux de son pavillon que
la mer y avait déposés; il les releva, les baisa tristement et les plaça
religieusement sur son cœur. Grâce aux soins de Joseph, tous les
TOKB T. 38
SOO REVUE DBS DEUX MONDES.
cadavres ramassés sur la grève avaient été portés dans une fosse
commune, creusée à Tangle du cimetière qui touchait de plus près
& rOcëan. Le vieux curé avait dit pour eux la messe des morts , sans
se soucier de. savoir s* ils avaient été durant leur vie catholiques oa
protestans. Ce fut lui qui, après les avoir bénis dans leur dernier
asile, jeta sur eux la première pelletée de terre; sh- Ge<Nrge jeta k
seconde; puis, quand le fossoyeur eut achevé Tœuvre, au milieu du
silence et du recueillement des assistans, sir George planta luinméme
sur le sol fraîchement remué qui recouvrait ses frères une croix de
bois qu*ii avait envdoppée des lambeaux du pavillon anglais. Après
leur avoir dit une dernière fois adieu , il s*éIoigna à pas lents, et k
petite caravane reprit le chemin du château.
Le souper fut court , triste et silencieux, véritable repas des funé-
railles. D^ailleurs,^ à part les impressions lugubres qu'ils avaient ra|^
portées, tous les convives étaient harassés. La nuit et le jour qui
venaient de s*écouler avaient été rudes et laborieux pour touAi
If étant plus exalté par le sentiment impérieux des devoirs qu'il venait
de remplir, sir George se soutenait à peine.
Jeanne était k seule qui ne sentH point de lassitude; chez die,
Tém^ion et k cuiiosité, le charme du nouveau, Tattrait de rinconim,
avaient triomphé de la fatigue. Retirée dans sa chambre , au lieu de
chercher le repos, elle resta tong-temps accoudée sur Tappui de sa
fenêtre, à contempter le magique tableau qui se déroukit devant
eUe. La tempête S'^était calmée : k lune montait , pleine et radieuse,
dans Vazur du ciel rasséréné ; TOcéan quittait ses rivages , et , mys~
térieusement attiré, gonflait son sein encore ému, comme pour aUer
se suspendre aiix lèvres de sa pâle amante. A la môme heure, Joseph
veillait de son côté,, en proie à un malaise et à une oppression qu*il
ne savait comment s'expliquer. Ainsi que Jeanne, il avait été frappé
de la distinction de sir George; plus d'une fois, durant la soirée, il
avait surpris les regards de sa nièce attachés sur le jeune étranger,
et il souffrait sans deviner pourqjuoi^
Jeanne veiUa bien avant dans la nuit. Lors(|ue enfin le sommeil
lui eut fermé les paupières, elle vit passer dans ses rêves, sous des
traits vagues et confus (|u'elle crut pourtant reconnaître, tous les
types gracieux que les livres lui avaient récenunent révélés.
TÀiiu^ci. 591
IV.
Le lendemain , Jeanne se leva avec le jour. Elle ouvrit sa fenêtre;
Tair était doux et le ciel pur : le soleil promettait une de ces belles
journées d*hiver qui semblent annoncer le retour du printemps.
Excepté les serviteurs , tout le monde dormait encore au château.
Sous prétexte de tuer le temps jusqu'à l'heure du déjeuner, la jeune
fille revêtit son amazone, fit seller son alezan et partit au galop,
accompagnée, cette fois, d'Yvon, qui la suivit à cheval, conformé-
ment aux ordres que lui avait donnés Joseph depuis la dernière
équipée de lenfant. Elle glissait, vive et légère, le long de la côte.
Jamais elle ne s'était sentie à la fois si cahne et si joyeuse. Pour-
quoi? elle rignorait et ne se le demandait pas. A quelque distance
du Coat-d'Or, elle aperçut de loin sir George, qui , debout et im-
mobile, contemplait avec mélancolie la mer, en cet instant unie
comme un miroir. Explique qui pourra les divinations de ces jeunes
cœurs! Aucun des serviteurs n'avait vu sortir l'étranger; on pouvait
présumer, sans faire tort à sa vigilance, qu'après les fatigues de la
veille sir George reposait encore; cependant, à l'insu d'elle-même,
Jeanne, en partant, était sûre de le rencontrer. An bruit du galop
qui s'approchait , sir George tourna la tête et vit la jeune fille venir
à lui , belle , fière et gracieuse comme la Diana du poète anglais. A
quelques pas de l'officier, le cheval qui portait Jeanne se cabra sous
la pression presque imperceptible du mors, et demeura immobile au
temps d'arrêt.
Après l'échange des politesses obligées en pareille rencontre : —
Sir George, dit la jeune fille, vous devez être plus à l'aise sur le pont
d'un navire que sur la selle d'un cheval; cependant, s'il ne vous dé-
plaisait pas de faire avec moi un temps de galop, je vous offrirais de
prendre la monture d'Yvon et de m'accompagner; nous pousserions
jusqu'à Bignic et reviendrions ensemble au château.
A ces mots, Yvon, qui venait de rejoindre sa jeune maîtresse,
ayant mis pied à terre, le capitaine de frégate sauta en selle non sans
quelque grâce , et presque aussitôt les deux coursiers partirent de
front et suivirent le sentier étroit qui se dessinait, comme un ruban
siDueux, sur la côte. Jeanne remarqua tout d'abord que, pour un
officier de marine, sir George était un très agréable cavalier, et qu'il
38.
592 REVUE DES DEUX MONDES.
aurait pa, quant à Télégance, en remontrer sans peine à Toncle Jean.
Après avoir galopé pendant quelques instans en silence, ils ralen-
tirent le pas de leurs bêtes, et peu à peu se prirent à causer. Jeanne
raconta naïvement Thistoire du Coât-d'Or et la façon étrange dont
elle avait été élevée. Plus grave et plus réservé, sir George ne conta
rien de sa vie ; mais il arriva qu'en toutes choses ils avaient les
mêmes instincts, les mêmes goûts, les mêmes sympathies. Jeanne
n'était point tout-à-fait étrangère à la littérature britannique; sir
George avait un peu de littérature française : ils échangèrent leurs
idées et leurs sentimens. On ne saurait calculer de combien de pas-
sions naissantes les écrivains se sont ainsi trouvés les complices. Les
cœurs se rencontrent dans la même admiration , et ce qu'ils n'ose-
raient se dire l'un à l'autre, c'est le poète qui le chante.
Après avoir gravi une côte assez rapide, ils s'arrêtèrent, pour laisser
souffler leurs chevaux, sur un plateau d'où l'on découvrait une vaste
étendue de pays : la mer d'un côté, de l'autre, les champs d'ajoncs
et de bruyères; ici le clocher élancé de Bignic, là-bas la tour mas-
sive duCoàt-d'Or. A cette vue, à tous ces aspects, tandis que la jeune
fille flattait de la main l'encolure nerveuse de son alezan , sir George
avait laissé tomber la bride sur le cou de sa monture , et promenait
autour de lui un regard étonné et rêveur. Frappée de l'attitude de
son compagnon, Jeanne en demanda la raison.
-^ Je ne saurais trop vous l'expliquer, jeune miss, répliqua-t-il en
ramassant dans sa mam la bride de son coursier; mais vous-même,
n'avez-vous jamais éprouvé ce que j'éprouve à cette heure? Ne vous
ôtes-vous jamais surprise à songer qu'avant de revêtir cette enve-
loppe charmante, vous aviez déjà vécu sur une autre terre et sous
d'autres cieux? N'est-il pas des parfums et des harmonies qui réveil-
lent parfois en vous de vagues souvenirs d'une patrie mystérieuse?
Me voyant étonné et rêveur, vous demandez ce qui se passe en moi?
Ce qui devra se passer en vous, belle enfant, lorsque vous reverrez
le ciel. Il me semble reconnaître ces lieux, que je vois cependant
pour la première fois; il me semble que mon ame, avant d'animer le
corps qu'elle habite aujourd'hui, a jadis erré sur ces grèves désertes
et sur ces landes solitaires N'ai-je pas, en effet, respiré déjà les
âpres parfums de cette sauvage nature? ajouta-t-il en aspirant avec
lenteur l'odeur des bruyères et des genêts, mélangée des exhalaisons
de la mer. Ainsi, chose étrange I toutes les fois qu'à l'horizon j'ai vu
blanchir un rivage inconnu, j'ai senti mon cœur palpiter et mes yeux
se mouiller de pleurs; je n'ai jamais touché une terre étrangère sans
VAILLANCB. 503
être tenté de m'y agenouiller aussitôt et de la baiser avec attendrisse-
ment en la nommant ma mère.
— Cette contrée mystérieuse dont nous nous ressouvenons, ce
û*est point ici-bas que nous devons k chercher, sir George, dit avec
gravité la jeune CUe, qui se rappelait les pieuses leçons de Joseph.
— Enfant , vous dites vrai /ajouta George avec tristesse; les mal-
heureux et les exilés n'ont point de patrie sur la terre.
Jeanne comprit qu'il y avait un secret douloureux dans la destinée
de son hôte. Elle n'osa point l'interroger; mais leurs regards se ren-
contrèrent, et, lorsqu'ils rentrèrent au Coât-d'Or, un lien invisible
existait déjà entre ces deux âmes.
La présence de sir George donna une vie nouvelle au château.
Les repas devinrent plus animés; les conversations abrégèrent, en
l'égayant, le cours des soirées. Sir George avait beaucoup voyagé,
beaucoup vu, beaucoup observé. Sous un flegme apparent, sous un
fonds de tristesse réelle, il cachait un cœur prompt à l'enthousiasme,
un esprit facile et parfois enjoué. Pour employer les expressions
énergiques de Christophe, c'était un Français cousu dans la peau
d'un Anglais. Chez lui toutefois, l'expansion et la gaieté étaient tem-
pérées par une longue habitude de réserve et de mélancolie. Il ne
parlait jamais de lui , se mettait rarement en scène; mais il racontait
avec charme ses voyages en lointains pays. Quoique jeune encore,
il avait navigué dans toutes les mers et doublé tous les continens; les
glaces de la Norvège, les rives du Bosphore et les bords de F Indus
lui étaient aussi familiers qu'à Jeanne les falaises de l'Océan qui
s'étendent du Coât-d'Or à Bignic. Il connaissait le mond^ ancien
aussi bien que le nouveau monde; il avait visité les ruines de la
vieille Egypte et les forêts de la jeune Amérique. Il disait en poète
ce qu'il avait vu, ce qu'il avait senti; à tous ces récits, le nom d'Al-
bert se mêlait sans cesse, et Jeanne écoutait, comme suspendue aux
lèvres de l'étranger.
Puis venaient les vieilles querelles de la France et de l'Angleterre.
C'était surtout sur ce terrain que Christophe et Jean se plaisaient à
attirer leur hôte. Sir George soutenait noblement l'honneur du pa-
villon britannique, mais on pouvait deviner que son cœur était pour
la France. Il en aimait toutes les gloires, il en respectait tous les
malheurs, et presque toujours, à leur grand désappointement, Chris-
tophe et Jean trouvaient en lui un complice au lieu d'un adversaire.
Sir George apportait dans toutes ces discussions une élégance de
formes , une élévation d'idées et une éloquence chevaleresque qui
59i REVUE MES VKUT MONDES.
exaltaient d^autant pins l'imagination de Jeanne, que Jean et Chris-
tophe ne Ty avaient point habituée.
Assis sons le manteau de la cheminée, Joseph se mêlait rarement
à ces entretiens; les mains sur ses genoux , les pieds sur les chenets»
plus cpie jamais triste et réfléchi, il observait tour à tour avec un
secret sentiment de chagrin et de jalousie sir George et Jeanne, qui
n'avait plus d'yeux et d'oreilles que pour voir et pour entendre le
jeune officier. Tout deux étaient jeunes et beaux , et le pauvre Jo-
seph, en les contemplant l'un et l'autre, ne pouvait se défendre
d'un mouvement de tristesse et d'envie. Il souffrait; comment n'au-
rait-il pas souffert? Depuis le jour où cet étranger avait franchi pour
la première fois le seuil du Coàt-d'Or, c'est à peine si l'ingrate avait
eu pour son onde quelques paroles affectueuses et quelques bien-
veillans sourires. Sir George l'absorbait tout entière, et Joseph n'était
plus qu'un roi détrôné sous ce toit où il avait tenu si long-4;emps le
double sceptre des affections et de l'intelligence. Hélas! le spectacle
de ces deux jeunes cœurs qui s'aimaient sans se le dire et peut-être
sans le savoir lui révéla dans toute son étendue le mal de son ame,
qu'il ignorait encore. Il le connut enfin, le secret de ce mal étrange
qui, depuis quelque temps, troublait sa veille et son sommeil. Confus
et misérable, agenouillé chaque soir devant son prie-dieu, il appela
le ciel à son aide. Quant aux deiix autres Legoff, ils ne remarquaient
rien, ils ne soupçonnaient rien; leur hôte les amusait, et, en voyant
leur nièce reprendre la sérénité de son humeur, Christophe et Jean,
sans s'en alarmer davantage, avaient repris leur sécurité. Ils jouaient
ainsi tous trois, sans s'en douter, Joseph le rôle d'un amant trompé
et jaloux, Christophe et Jean celui de deux maris confians et aveugles.
Il fallait toute Hnexpérience qu'avaient ces deux hommes de la
passion , non-seulement pour ne rien voir de ce qui se passait sous
leurs yeux, mais aussi pour n'avoir point prévu, dès Tapparition
de sir George au Coàt-d'Or, ce qui allait nécessairement arriver.
Oui, sans doute, ils s'aimaient, ces deux cœurs. Par quel charme
aurait-il pu en être autrement? Depuis long-temps Jeanne était pour
l'amour une proie toute prête. Elle entrait dans cet âge où l'amour
est comme une flamme inquiète qui cherche à se poser; elle touchait
à cette heure matinale où le blond essaim de nos rêves s'abat au-
tour de la première ruche qui lui est offerte, où nous saluons comme
un ange, tout exprès pour nous descendu du ciel, le premier être
que nous envoie le hasard ou la Providence. Age charmant I heure
trop vite envolée I La jeunesse est comme un arbre en fleurs sur le
VAILLANCE. 50&
bord d*un chemin; c*est toujours sur le front du premier voyageur
qui s* assied sous ses branches qu'elle secoue sa fraîcheur, ses illu-
sions et ses parfums.
Ainsi, au point où en était Jeanne, le premier venu, il faut biem
le dire , aurait eu des chances pour absorber à son profit cette sève
exubérante qui ne demandait qu'à s*épandre. Or, il se trouva que la
destinée servit cette enfant au gré de ses rèves> et que son imaginat'oa
n*eut rien à créer à côté de la réalité. Rien n*y Bianqua, pas môme
la mise en scène, qui dépassa de beaucoup les exigences du poète.
La nuit sombre, la mer en furie, le canon mêlant sa voix terrible et
solennelle aux mugissemens de la tempête, une frégate échouée en
vue de la côte, tout l'équipage englouti par les flots, le capitaine
seul arraché, malgré lui, au gouffre près de le dévorer i c'était là»
assurément, plus qu'il n'en faUait pour émouvoir un cœui ronoa-
nesque et le disposer en faveur du héros d'une telle aventuresi
Pour mettre le comble à tant d'enchantemens, «ce héros avait en loi
toute Tétrangeté de sa position. Il était jeune, intrépide et cheva-
leresque, grave et réservé, mélancolique et tendre.. Enfin, conune
s'il n'eût pas suili de tant de séductions, il y avait dans sa vie uft
secret douloureux qui l'enveloppait d'un poétique mystère et door-
nait le dernier trait à sa ressemblance avec les pâles figures que
toutes les jeunes filles ont plus ou nM)ins entrevues dans leurs songes»
Jeanne l'aima; comment ne l'eAt-elle pas aimé? £t luinnème, k
moins d'être indigne d'inspirer un si chaste amour, conunent ne
rauraitr-il point partagé? Conunent n'aurait-il pas, en dépit de toutes
raison, subi le charme de tant de grâce et de beauté? Bs s'aimèrent
comme deux nobles cœurs qu'ils étaient, sans y songer, scms le savoir»
irrésistiblement attirés.
Vingt fois Joseph , qui suivait d'un œil inquiet les progrès que
ces deux jeunes gens faisaient, à leur insu, dans l'esprit l'un de l'aur
tre, avait été sur le point d'interroger sa nièce; la crainte d'éclairer
ce cœur, en y touchant, l'en avait toujours empêché. Il comptait
d*aillears sur le prochain départ de sir George. Cependant des se-
maines s'étaient écoulées sans qu'il en eût été question. Par un seo-
timent de délicatesse que les natures les moins déliées n'aiiront pas
de peine à comprendre, les Legoff s'abstenaient scrupuleusement
de toute allusion k ce sujet, Jeanne , enivrée,^ n'y songeait mette
pis, et sir George semblait oid>Uer lui-même qu'il dût partir d'une
heure à l'autre. Joseph comptait les Jours avec anxiété; plus d'une
lois il était allé, en secret, à Saintr-Brieuc, s'assurer s'il ne s'y trour
596 RSTUE DBS DEUX MONDES.
Tait point quelque bâtiment en partance pour F Angleterre. Ce n'était
pas seulement la jaloosie qui le poussait; il tremblait aussi pour le
repos de Jeanne , il s'effrayait avec raison en songeant à la destinée
de cette enfant. Bien souvent il avait tenté d'inquiéter la sollicitude
de ses frères; mais, par une fatalité qui n'est pas sans exemple parmi
les maris , il se trouva que Christophe et Jean , si susceptibles et si
jaloux à l'endroit de leur nièce, s*étaient engoués tout d'abord du
seul homme qui dât leur porter naturellement quelque ombrage »
et qu'ils avaient en lui la confiance la plus naïve et la plus absolue»
ce que nous pourrions appeler une confiance conjugale.
Jeanne et sir George continuaient donc de se voir à toute heure,
en pleine liberté. Christophe et Jean n'y voyaient aucun mal; ils
n'étaient point fâchés de faire savoir à un ofBcier de la marine an-
glaise de quelle façon on entendait l'hospitalité sur les côtes de
France; ajoutez qu'ils se paraient de leur nièce comme d'un joyau
qu'ils étaient fiers d'exposer à l'admiration d'un étranger. Plus clair-
voyant, Joseph les surveillait avec une vigilance ombrageuse; mais,
quoi qu'il pât imaginer, le pauvre garçon y perdait son temps et sa
pdne. La jeune fille trouvait toujours, pour lui échapper ou pour
l'éloigner, quelque ruse innocente, quelque prétexte ingénieux. Les
accompagnait-il dans leurs excursions sur la grève, si la brise frat-
ehissait, Jeanne s'apercevait bientôt qu'elle avait oublié son châle ou
son manteau; si le solefl brillait à pleins rayons, c'était son vofle ou
son ombreUe. Et le bon Joseph de courir au Coât-d'Or, pour revenir
à toutes jambes, un cachemire sur le bras ou bien une ombreDe à la
main. Mais vainement cherchait-il des yeux Jeanne et sir George;
Tainement criait-il leurs noms à tous les échos du rivage. Les deux
ramiers s'étaient envolés, et quand le soir les ramenait au gtte, si
Joseph faisait mine de vouloir sermonner l'enfant, Jeanne se récriait
aussitôt, affirmait qu'efle avait attendu Joseph, le grondait de n'être
point revenu , se plaignait à l'avance d'un rhume ou d'un coup de
soleil qu'eDç devrait à coup sûr à sa négligence, tout cela avec tant
d'esprit et de gentillesse, que Christophe et Jean se rangeaient bien
Tite de son côté, et que Joseph se voyait tancé par tout le monde.
Ce qui le tourmentait surtout, c'étaient les courses à cheval du ma-
tin. Jeanne partait seule, au soleil levant, accompagnée d'Yvon. Sir
George ne manquait jamais de se trouver, à cette heure, sur la côte,
et le soriteur lui prétait sa monture, qu'il reprenait ensuite pour
rentrer au château avec sa jeune maltresse. Joseph , qui se doutait
de ce petit manège, s'avisa de vouloir, un matin, accompagner sa
VAILLANCE. S97
nièce à la place CYvon. Jeanne y consentit de bonne grâce et fit
faire à son oncle huit lieues au galop avant Theure du déjeuner.
Quand Joseph rentra au Coât-d'Or, il fallut Fenlever de dessus sa
selle et le déposer doucement sur le coussin le plus moelleux qu'on
put trouver dans la maison. Il était brisé, moulu et point tenté de
recommencer.
Ainsi la cruelle enfant se jouait sans pitié de Tame la plus tendre-
ment dévouée. Mais telle est Thistoire de tous ces jeunes cœurs : à
peine s'éveillent-ils à la passion, que tout le reste n*est plus compté
pour rien. Amis, parens, famille, les affections les plus sacrées, les
tendresses les plus légitimes, tout pâlit et s*efface aux premières
clartés de Tamour. Rosine se serait jouée de son tuteur, quand
même celui-ci eût été le meilleur des pères. L'amour est le premier
chapitre du grand livre des ingratitudes.
Quel besoin d*aiileurs ces deux jeunes gens avaient-ils de ruses
et de mystères? Craignaient-ils que Joseph ne surprît leurs regards
ou leurs discours? Leurs discours étaient tels que Fange gardien de
Jeanne put se réjouir eu les écoutant; les regards qu'ils échan-
gèrent ne furent jamais que les plus purs rayons de leurs nobles et
belles âmes. Le monde entier aurait pu, sans que la rougeur montât
à leur front, les observer et les entendre. Conmient se seraient-ils
dit qu'ils s'aimaient? chacun d'eux ne se l'était point encore dit à
lui-même. Ils allaient doucement le long des grèves, ^'entretenant
des choses qu'ils savaient, enjoués parfois, graves plus souvent ,
Jeanne appuyée sur le bras de George, tous deux s'abandonnant
sans défiance au charme qui les attirait. Le but le plus ordinaire de
leurs petites excursions était le coin de terre qui renfermait les com-
pagnons de George; Jeanne se plaisait à l'entendre parler de ce
jeune Albert qu'il avait tant aimé et qu'elle se surprenait elle-même
à regretter. Quand le soleil avait échauffé le sable fin et doré de la
plage, ils se retiraient dans quelque baie mystérieuse, et là, assis
l'un près de l'autre , tandis que les vagues expiraient à leurs pieds,
ils lisaient un livre qu'ils avaient emporté, et qu'ils fermaient bientôt
pour reprendre leurs entretiens. C'est ainsi que passaient leurs jours,
et le bonheur de Jeanne eût été sans trouble, de même qu'il était
sans remords, si les sombres mélancolies auxquelles ^ir George se
laissait aller parfois n'avaient rempli son cœur d'une préoccupation
incessante, mêlée d'inquiétude et d'effroi. Plus d'une fois elle avait
essayé de soulever d'une main délicate le voile qui enveloppait la
destinée de ce jeune homme, mais toujours vainement, et, sous
Btê REVUE mSS DEUX MONDES.
peine de paraittre indiscrète, Jeanne avait dû se résigner & ne rien
savoir de cette vie qu'elle n'aurait voulu connaître que pour en con-
soler les douleurs.
Un jour, tous deux étaient assis, ainsi que nous venons de le dire,
sur le saMe d'une de ces petites anses naturelles que les flots ont
creusées dans le flanc des rochers qui bordent le rivage. On touchait
au printemps; avril venait de naître. De petites fleurs blanches et
roses, épanouies çà et là dans les anfractuosités do roc, se réjouis-
saient sous les chauds baisers du soleil. Les oiseaux chantaient dans
les landes; la terre rajeunie mêlait ses doux parfums aux âpres sen-
teurs de la mer. Jeanne et sir George avaient subi h leur insu ces
influences amollissantes. La jeune fiHe était rêveuse, George silen-
cieux et troublé. Ils avaient essayé de lire , mais le livre s'étant
échappé de leurs mains, ni lui ni elle n'avait songé à le reprendre.
Us étaient si près l'un de l'autre, que parfois les cheveux de l'enfant,
que lutinait la folle brise, effleuraient le visage du jeune homme
enivré. Ils se taisaient; les flots jetaient à leurs pieds leurs franges
d'argent; l'Océan les berçait de son éternelle harmonie; le soleil les
inondait d'or et de lumière. Ce qui devait arriver arriva. Depuis
long-temps attirées, leurs âmes se confondirent. Sans y songer,
Jeanne appuya son front sur l'épaule de George; leurs mains se ren-
contrèrent, et long-temps ils restèrent ainsi, muets, immobiles,
abîmés et perdus dans le sentiment de leur bonheur.
A quelques pas de là, debout sur la grève, Joseph les contemplait
d'un air souffrant et d'un cb\\ jaloux. Ils étaient là tous deux , si
jeunes, si charmans, pareils à deux printemps en fleur! On eût dit
que le soleil les regardait avec amour, que la brise était heureuse de
les caresser, et que les champs, la mer et toute la nature étaient
complices de leurs félicités. A ce tableau , Joseph sentit son cœur
qui s'éteignait dans sa poitrine. Il cacha son visage entre ses mains,
et le pauvre garçon pleura.
Cependant le soleil commençait à descendre vers rhorizon. Jeanne
et sir George se levèrent et reprirent le chemin du Coat-d'Or. Us
o'avaient point échangé une parole; c'est à peine si leurs regards
s'étaient rencontrés, mais ils s'étaient compris l'un Tautre. Ils revin-
rent à pas lents, silencieux, écoutant le langage muet de leurs âmes.
Tous deux rayonnaient d'une vie nouvelle; mais tout à coup, à l'insa
de Jeanne, le cœur de sir George se serra, et son front se chargea
de nuages.
XiOrsqu'il entra dans te salon, Joseph était si pâle et si défait, que
VAILLANCB* 8M
Christophe et Jean, qui achevaient en cet instant une partie d*écbecs»
se levèrent, tout effrayés du bouleversement de ses traits. Leur esprit
à&di droit à Jeanne.
— Que se passe-t-il? qu'est-il arrivé à Vaillance?
Tel fut leur premier cri à tous deux. Joseph s'était laissé tomber
sur une chaise et tenait sa tête cachée entre ses mains.
— Parle donc, malheureux! s'écria Christophe en le secouant par
le bras.
— Que se passe-t-ii? répéta Jean avec anxiété.
— Ce qui se passe, mes frères! dit enfin Joseph d'une voix trem-
blante; vous me demandez ce qui se passe! Comment, grand Dieut
ne le savez-vous pas?
— Mais, triple oison! s'écria Jean en frappant du pied, si nous le
savions, nous' ne le demanderions pas.
— £h bien I dit Joseph en faisant un effort sur lui-môme, Jeanne»
notre nièce, notre enfant bien-aimée, la joie de ce foyer, l'orgueil
du Coilt-d'Or, notre amour, notre vie enfin...
— Morte! s'écrièrent à la fois les deux frères.
— Morte pour hous^ si nous n'y prenons garde, dit Joseph avec
désespoir.
— xMais parle donc, malheureux^ parle donc! s'écria Christophe
d*un ton de colère suppliante.
— £h bien! reprit Joseph, cet étranger que nous avons reçu sons
notre toit, cet officier, cet Anglais, sir George.... Mes frères, «Miudit
soit le jour où cet homme a franchi le seuil de notre maison I
Jean et Christophe étaient sur des charbons ardens.
— Eh bien! s'écrièrent-ils; Jeanne et sir George....
-r Ils s'aiment !
Une aérolithe , crevant le toit du Coât^l'Or et tombant aux pieds
des deux frères, les aurait frappés de moins de stupeur et de moins
d'épouvante. Ils restèrent attérés, sans voix, sans mouvement, fou-
droyés sur place.
— C'est impossible, dit enfin Christophe; YaiUaBce Legoflfne peut
pas aimer un Anglais.
— Jeanne n'oublierait pas à ce point, ajouta Jean» ce qu'elle doit
à son nom, k son pays,, à la mémoire de son père» auoL cendres die
Napoléon.
— Jeanne a seize ans, elle aime, elle oublie tout, s^éeria Jeseph^
Et il raconta ce qu'il avait vu, ce qu-'ilaivait observé depuis L'entrée
de sir George au CoM^d'Or. Non aeuWmert H j^wmm qpie ees deu
600 REVUE DES DEUX MONDES.
jeunes gens s'aimaient , mais encore il démontra clairement qu'ils
ne pouvaient pas ne point s'aimer, et qu'il n'y avait d'étrange en tout
ceci que l'aveuglement et la sécurité des deux oncles. Toutefois ,
dans tout ce qu'il put dire, il n'y, avait rien de bien alarmant; mais,
emporté par le sentiment jaloux qui l'aiguillonnait, Joseph mit à ce
récit tant d'émotion et de chaleur, que les deux autres durent natu-
rellement supposer le désastre plus grand que Joseph ne le pensait
lui-même.
— Malédiction I s'écria Jean ; puisque tu voyais tout , que n'as-tu
donc parlé plus tôt?
— J'attendais, je doutais encore, répondit humblement Joseph.
Je comptais sur le prochain départ de notre hôte; je craignais de
troubler inutilement votre repos et celui de Jeanne.
Le marin et le soldat marchaient à grands pas dans la chambre,
comme deux loups-cervîers dans leur cage. Pour bien comprendre
la fureur et l'exaspération de ces deux hommes, il faut avoir bien
compris déjà quel amour insensé ils avaient pour leur nièce. Qu'on
s'imagine deux bétes fauves auxquelles on vient de ravir leurs petits.
— Allons, s'écria brusquement Christophe en se jetant sur une
paire de pistolets suspendus au manteau de la cheminée dans un
étui de serge verte, vengeons du môme coup la mort du père et
l'honneur d^ l'enfant!... Si je suis tué, Jean, tu me remplaceras. Si
Jean succombe, une fois dans ta vie, auras-tu du cœur, toi? de-
manda-t-il énergiquement à Joseph.
— Si tu n'as pas le courage de te battre, ajouta Jean , jure devant
Dieu que tu le prendras en traître, comme il nous a pris, et que tu
l'assassineras.
— Tue-le comme un chien , dit Christophe.
— C'est un Anglais, s'écria Jean; les hommes te béniront, et Dieu
te pardonnera.
Ils étaient de bonne foi dans leur haine et s'exprimaient avec plus
de sang-froid et de conviction qu'on ne pourrait croire. L'amour
qu'ils avaient dans le cœur pouvait faire de ces hommes des chiens
caressans ou des tigres furieux.
— - Voici ce que je craignais, s'écria Joseph avec effroi; voici pour-
quoi j'hésitais, encore aujourd'hui, à vous entretenir de ces choses.
Mes frères, le mal n'est pas si grand que vous l'imaginez, et ce serait
l'aggraver que de s'y prendre de la sorte. Dieu merci, l'honneur de
Jeanne n'est point en question; il ne s'agit ici que du bonheur et du
repos de notre nièce. Vous calomniez notre enfant et notre hôte, fls
TÂILLAHCK. CM
a'oot fait qo'obéir, peut-être sans s'en donter, an channe de la jeu-
nesse qui les entraînait I'od rers Vautre. Jeanne est aossî pore qne
beDe; sir George...
— Est on misérablel s'écria Christophe; je le tiens pour un lâche,
et me charge de le loi dire en face !
A ces mots, la porte s'oanit, et sir George entia, plus grave qoe
de coatmne. Il avait l'air si froid, si cabne et si digne, qne les trois
frères restèrent un instant moets sons son regard. Enfin , Christophe
déposa sur ane table les {HStolets qa'il tenait h ia main, et mardia
droit à l'étranger.
— Je répète, monsienr, qoe je tous tiens pour on Mche ! dit-il en
loi mettant une main sur l'épaule.
Après avoir fité poliment la loorde main qne Christophe venait
d*i|^nyer sur Ini :
— Monsieur, répondit sir George avec sa froideor habituelle, je
dODte qne ce soit h moi que s'adresse nn pareil langage.
— A'vous-méme, sir George, à tous seul. Écoulez-moi, monsieur,
reprit anssitdt Christophe sans lui laisser le temps de répondre. En
TOUS s^nvant la rie an péril de la mienne, je n'ai fait que mon de-
voir; je ne m'en vante pas. Seulement, ce devoir accompli, j'étais
quiUe envers vous et ne vous devais rien. Rien ne m'oMigeait, en
effet, è vous ouvrir cette maison. En danger de mort , vous ètiei nn
homme pour moi; vivant et sauvé, vous n'étiex plus qu'un An-
^ais. Notre nation a de tout temps détesté la vdtre. Noos antres
LegoS*, nous vous haïssons comme peuple, comme gouvernement,
comme individus. Ce nom d'Anglais résonne mal à nos oreilles. Cest
on Anglais qui a tué notre frère JérAme. Cependant, touchés de
votre malheur, nous vous avons reçn comme un frère. Vous avez
pris place a ii^trc table, vous avez dormi sons notre toit; en un mot,
voiw '" ii'venu notre hAle. Dites, nous est-il arrivé de faillir aux
ffij)!talité? Avez-vous jamais rencontré céans d'autres
s visages que des cœurs amis et des visages bien-
li-t. dit sir George, votre hospitalité gènë-
imtre mémoire sers aussi âdèle qne b
-lus nous souviendrons toujours de quelle
ie . cette hospitalité qui a du moins eu le
illalcet sincère.
demanda sir George avec âerté.
€02 BEVUE DES DEUX MONDES.
— Je veux dire, monsieur, s'écria Christophe d'une voix tonnante,
que vous avez honteusement trahi notre confiance. Je veux dire que
nous avions un trésor auquel nous tenions plus qu'à notre propre
vie, et que vous avez cherché lâchement à nous le ravir. Je veux dire
que vous avez indignement abusé de votre jeunesse et de notre,
sécurité pour séduire un cœur sans défense. Je veux dire enfin qu'en
échange de l'accueil que vous y receviez, vous avez apporté à ce
foyer le trouble, la honte et le désespoir.
— C'est l'action d'un traître et d'un félon, ajouta Jean. Noos
sommes trois ici pour en tirer vengeance.
Immobile dans son coin, Joseph ne souiHait mot. Il s'était retiré
.sous le manteau de la cheminée pour laisser éclater la mine dont 3
avait allumé la mèche.
— Je vous comprends, messieurs, dit enfin sir George avec dignité.
C'est vrai , ajouta4-il en élevant la voix et en s'adressant aux trois
frères, j'aime votre nièce. Si c'est une lâcheté et une félonie que de
n'avoir pu contempler, sans en être épris, tant de grâce et de charme,
tant d'innocence et de beauté, vous ne vous trompez pas, je suis un
félon et un traître; mais, j'en atteste le ciel, et vous en pouvez croire
un homme qui ne sait point mentir, je n'ai jamais touché qu'avec
vénération à ce jeune cœur, que vous m'accusez d'avoir voulu troor
Mer et surprendre. Vis-à-vis de cette noble enfant, mon attitude a
toujours été ^ellë d'un frère grave et respectueux. Je l'aime; mais
jamais mes lèvres n'ont trahi devant elle le secret de mon ame.
— Si vous l'aimez , c'est tant pis pour vous, répliqua brutalement
Christophe, qui, bien que rassuré d'ailleurs, pensa que sir George
voulait en arriver à une demande en mariage. Tenez, monsieur,
ajouta4-il d'un ton radouci, je vais vous parler franchement. Notre
nièce, voyez-vous, c'est notre vie; nous séparer d'elle, autant vau-
drait nous arracher à tous trois les entrailles. Vous êtes jeune, le
monde est grand, et les femmes ne sont pas rares; vous en trouverez
vingt pour une, et n'aurez que l'embarras du choix. Nous nous fai-
sons vieux, nous autres; cette enfant est toute notre joie. Nous Tai-
mons au-delà de tout ce que je pourrais exprimer. Interrogez Jean
et Joseph; tous deux vous répondront, comme moi, que, tant que
l'un de nous vivra, Jeanne ne se mariera pas.
— Mais qui vous dit.,., s'écria sir George.
— Tout ce que vous pourriez i^uter serait inutile, dit Jean en
l'interrompant. Nous avons décidé que Jeanne ne se marierait jamais,
et vous comiNrenei ïàok, ttoasiciir,.8JOttta-tHll en appuyant sur chaque
TA1LLANCS. 003
mot, que, si nous devions nous départir d*une pareiHe résolution, ce
ne serait point en faveur de l'Angleterre.
— Nous ne voulons pas, ajouta Christophe, que les os de notre
frère se lèvent pour nous maudire.
— Ni que les os de notre empereur, reprit Jean , se dressent pour
nous accuser d*avoir mêlé le sang français au sang d*Hudson Lowe.
— Sir George, dit à son tour Joseph avec douceur, que votre cœur
essaie de nous comprendre. Jeanne est notre enfant adorée; elle est
Fair que nous respirons et le soleil qui nous réchauffe. Songez que
nous étions perdus, et que notre famille menaçait de s'éteindre dans
la honte et dans la débauche, quand Dieu, pour nous retirer de
l'abîme, nous envoya cet ange sauveur I Quelque digne que vous
puissiez être de posséder un semblable trésor, jamais nous ne con-
sentirons...
— Encore une fois , messieurs , s'écria sir George avec un léger
mouvement d'impatience, à quoi bon tous ces discours? Je ne suis
point ici pour vous demander la main de miss Jeanne; je sais mieux
que personne à quel titre tant de bonheur m'est interdit et quelle
serait ma folie d'y prétendre. Dieu m'est témoin, ajouta-t-il avec
mélancolie, que je ne me suis pas un seul instant bercé d'un si doux
espoir. Voici quelques heures à peine, j'ignorais encore le secret de
non cœur. J'ai compris, en le découvrant, qu'il ne m'était plus per-
mis désormais d'habiter parmi vous sans forfaire à l'honneur, et je
sois venu, sans hésiter, pour prendre congé de vous, mes hôtes.
A ces paroles , Christophe et Jean restèrent presque aussi stupé-
faits qu'ils l'avaient été en recevant les révélations de Joseph. Joseph,
ie son côté, se sentit délivré d'un grand poids et se mit à respirer
plus à Taise. Tous trois furent touchés de la loyauté de sir George;
mais ils se hâtèrent de la prendre au mot, peu curieux qu*i1à étaient
4e garder plus long-temps un tel hôte, et pensant avec raison que le
pins honnête loup du moqde ne saurait être à sa place dans une ber-
gerie. D'ailleurs, tout en reconnaissant que sir George venait de se
conduire en tout ceci comme un galant homme, ils n'en étaient
pas moins portés contre lui par un vif sentiment de rancune et de
jalousie.
— Puisqu'il en est ainsi, monsieur, dit assez sèchement Christo-
phe, je retire les paroles un peu dures que je vous ai adressées dans
un mouvement de colère que je croyais légitime alors. Si je savais
quelque autre réparation qui pût vous être plus agréable, je n'hési-
terais point à vous l'offrir.
60il> REVUB DES DEUX MONDES. ,
— Je n'ai pas besoin de réparation, monsieur, répondit sir George
avec noblesse; les paroles que vous adressiez à un lâche ne sont point
arrivées jusqu'à moi.
— Nous reconnaissons sir George pour un galant homme, dit
Joseph.
— Sans doute, sans doute, ajouta Jean, et, puisque sir George
tient absolument à coucher ce soir à Saint-Brieuc , je vais donner
des ordres pour qu'on lui selle un cheval; Yvon l'accompagnera.
— Comme il s'agit de votre repos plus encore que du nôtre, dit
Christophe, je pense, monsieur, que nous aurions mauvaise grâce à
'vouloir vous garder plus long-temps. Votre probité nous est un sûr
garant que vous ne chercherez point à revoir notre nièce.
— Je vous en donne ma parole, répondit sir George avec une
expression d'héroïque résignation.
Deux chevaux sellés et bridés piaffaient dans la cour du château.
Près de s'éloigner, sir George promena autour de cette chambre
qu'il allait quitter pour jamais un long et triste regard , puis d'une
voix solennelle :
»— Mes hôtes, dit-il, adieu! adieu, franchise, honneur et loyauté
que j'ai trouvés assis à ce foyer I Adieu, grâce et beauté dont j'em-
porte le parfum dans mon cœur! Adieu, demeure hospitalière dont
le souvenir me suivra partout! Si mes vœux montent jusqu'au ciel,
mes hôtes, vous aurez de longs jours exempts d'ennuis et de misères,
et vous vieillirez dans la joie de vos âmes , sous les ailes de l'ange
qui habite au milieu de vous. Allons, messieurs, ajouta-t-il en ten-
dant sa main; ma main est digne de toucher les vôtres.
A ce moment suprême , les trois Legoff se sentirent émus. Ils
s'étaient pris pour ce jeune homme d'une affection vive et sincère;
Joseph lui-même, malgré toutes les amertumes dont il l'avait abreuvé
durant son séjour au Coàt-d'Or, n'avait pu s'empêcher de rendre
Justice aux aimables qualités de sir George. En le voyant près de
partir, sa paupière se mouilla de pleurs. Christophe lui ouvrit ses bras
et le tint long-temps embrassé. Jean l'embrassa aussi à plusieurs re-
prises. Enfin, quand ce fut le tour de Joseph, ils se pressèrent l'un
contre l'autre avec effusion et répandirent des larmes abondantes.
Ils souffraient du même mal; on eût dit que leurs douleurs se com-
prenaient.
— Vous êtes un noble cœur! s'écria Joseph en sanglotant.
— Mais, mille tonnerres! disait Christophe en essuyant ses yeux,
pourquoi ce brave garçon a-t-il été s'amouracher de cette petite fille?
VAILLANCE. 605
— Que le diable emporte les amours 1 ajouta Jean avec un gest^
de colère.
— Adieu! adieu! s'écria sir George d'une voix déchirante, en
s'arrachant des bras de Joseph; pour la dernière fois, adieu 1
A ces mots , il sortit d'un air égaré , se précipita dans la cour, se
jeta sur la selle du cheval qui l'attendait, et, suivi d'Yvon, partit au
galop pour ne s'arrêter qu'à Saint-Brieuc.
Cependant, que faisait la jeune fille? La joie est, comme la dou-
leur, amie du silence. Jeanne, en rentrant au Coât-d'Ôr, s'était re-
tirée dans sa chambre, et, tandis que sir George s'éloignait de ces
lieux pour n'y plus revenir, l'enfant s'emparait avec ivresse du bon-
heur qui lui échappait; elle s'abandonnait follement aux promesses
de l'avenir, elle élevait avec complaisance l'édifice gracieux de sa
destinée. A cet âge, l'amour n'entrevoit point d'obstacles; habituée
d'ailleurs à voir ses oncles obéir en esclaves à ses plus frivoles ca-
prices, cette jeune reine pouvait-elle supposer qu'ils résisteraient à
un désir sérieux de son cœur? Il ne lui vint même pas à l'idée d'y
songer. Elle refusa de descendre à l'heure du dîner, car telles sont
les vraies joies de l'amour, qu'elles préfèrent parfois la solitude à la
présence de l'être aimé. Jeanne avait besoin d'être seule pour écouter
les mille voix charmantes qui chantaient dans son sein. Pour la pre-
mière fois, elle prit plaisir à se regarder dans sa giace et à se trouver
belle. Elle pleurait et riait à la fois. Elle se jetait sur son lit tout en
larmes, puis courait toute joyeuse à sa fenêtre, pour contempler avec
un sentiment de reconnaissance la mer, moins vaste et moins pro-
fonde que la félicité qui remplissait son ame, cette mer dont elle
bénissait les fureui^, car Jeanne se rappelait avec délices la nuit
orageuse qu'elle avait passée tout entière, debout, à cette même
place, tandis que le canon grondait au milieu des cris de la tempête.
— Il est triste, se disait-elle, je le consolerai; il est pauvre sans doute,
je le ferai riche; il aime la France, je la lui donnerai pour patrie. Il
me devra tout, et je serai son obligée. Nous vivrons au Coât-d'Or,
nou^" l'embellirons de nos tendresses mutuelles. Nos oncles achève-
ront de vieillir près de nous; notre bonheur les rajeunira, et les ca-
resses de nos enfans égaieront la fin de leurs jours. — A ce tableau,
elle battait des mains et se plongeait dans de longs attendrissemens
mêlés de pleurs et de sourires.
Yvon la surprit au milieu de ces rêves et de ces transports. Il en-
tra sans bruit, lui remit une lettre à la dérobée, conuue si Jeanne
TOME I, 39
Q08 REVUE DBS DEUX MONDES.
n'avait pas été seule, puis s'esqaiva d'un air mystérieux , sans avoir
dit une parole.
Le frisson de la mort passa sur le cœur de la jeune fille. Ule pdlit
et resta plusieurs minutes les yeux fixés avec terreur sur cette lettre
qu'eUe tenait sans oser l'ouvrir. Enfin elle brisa le cachet, déplia
d'une main tremblante le papier qu'enfermait l'enveloppe, et lut d'un
seul regard ces quelques lignes tracées à la hâte :
« J*ai dû m' éloigner sans vous voir; mais je ne veux point partir
sans Vous envoyer l'éternel adieu. Votre vie sera belle, si le ciel,
comme je l'en prie , ajoute ma part de bonheur è la vôtre ; puisse
ainsi la destinée se racquitter envers moi, jeune amie! Je vais re^
prendre le fardeau de mes jonrs^ mais il est une étoile que je verrai
briller dans mes plus sombres nuits. Allez parfois vous asseoir sur le
gazon qui couvre les restes de mon cher Albert : songez qu'il fut
long-temps ce que j'aimai le mieux et le plus sur la terre. Quand l&
printemps émaillera les prés, cueillez quelques fleurs sur sa tombe
et jetez-les une à une à la mer; souvent mes yeux les chercheront et
croiront les apercevoir dans le sillage démon navire. Vous étesjeune,
vous m'oublierez sans doute : je voudrais vous laisser un gage qui me
rappelât sans cesse à votre cceur ; mais les flots ne m'ont rien laissé,
rien que cette petite relique. Portez-la, miss Jane, en souvenir de moi;
je l'ai bien souvent interrogée; bien souvent, en la couvrant de mes
baisers et de mes larmes, je lui ai demandé le secret de ma triste
vie. Puisque je n'attends plus rien ici-bas, acceptez-la, c'est mon
seul héritage. Il m'est doux de penser, en la détachant de mon col,
que vous la suspendrez au vôtre.
a George. )»
A cette lettre, était jointe une petite relique d'argent, suspendue
à une chaîne de cheveux éraillés par le temps et par le frottement.
Élevée en toute liberté, nature franche et primitive, Jeanne igno**
rait la feinte et la dissimulation tout aussi bien que la résignation et
la patience. Si chaste et si pure qu'elle ne soupçonnait même pas la
réserve que les convenances imposent à la passion, eHe devait, sous
le coup d'une impression vraie, agir spontanément, sans réflexion»
sans frein et sans entraves. Elle ne fit qu'ui bond de sa chambre au
s«ton.
Les trois Legoff s'y trouvaient encore réunis. Assis autour de
VAILLANCE. €OT
Tâtre, ils se concertaient sur la façon dont ils devaient s'y prendre
pour annoncer à Jeanne le départ de sir George; ils ne se dissi-
mulaient pas qu'il leur restait encore fort à faire, et qu'ils auraient
difficilement raison de leur nièce. Joseph surtout, qui était descendu
dans ce cœur, en pressentait avec effroi les révoltes et le désespoir.
Us s'effrayaient aussi tous trois de l'avenir, car ils savaient déjà par
expérience combien une jeune fille est un trésor difficile à garder.
— J'espère, disait Jean, que nous voici guéris pour long-temps
du mal de Thospitalité I Le père éternel viendrait frapper lui-même à
la porte du Coàt-d'Or, que je ne lui ouvrirais pas.
— Mon frère, répondit Joseph, qu'effarouchait toujours l'impiété
de l'ancien caporal, rappelez-vous que c'est pour avoir empêché le fils
de Dieu de s'asseoir sur le banc de sa porte, que le juif errant fut
condamné à marcher sans cesse ni repos.
— Que le diable vous emporte, toi et ton juif errant! s'écria Jean
en haussant les épaules avec humeur. Penses-tu qu'il soit agréable
d'avoir au logis un pèlerin qui lampe votre vin de Bordeaux et vous
exprime sa reconnaissance en enlevant le cœur de votre nièce?
— Ils peuvent bien tous se noyer comme des rats! ajouta Chris-
tophe ; que je sois pendu si je leur jette seulement le bout d'une
ficelle I
— Oui, dit Jean, le sauvetage t'a bien réussi I c'est un joli succès,
tu peux Vén vanterl
— Mes frères, répliqua Joseph, il ne sied pas de regretter le bien
qu'on a pu faire : Dieu nous en récompense tôt ou tard, ici-bas ou
là haut, dans ce monde ou dans l'autre.
— Merci! dit Jean; en attendant, tire-nous de là, ajouta-t-il en
voyant la porte du salon s'ouvrir violemment et Jeanne apparaître,
pâle comme un marbre, les cheveux en désordre et l'œil étincelant.
—Sir George, où est sir George? demanda-t-elle d'une voix trem-
Uante.
— Mon petit ange, répondit Christophe de son air le plus doux et
de sa voix la plus caressante, sir George a reçu l'ordre de se rendre
immédiatement à Saint-Brieuc; un sloop en partance pour l'Angle-
terre n'attendait plus que lui pour mettre à la voile. Notre hôte a
bien regretté de ne pouvoir te baiser la main avant son départ; mais
ta conçois qu'il n'avait pas de temps à perdre
— Parti! s'écria Jeanne d'une voix ardente et brève : c'est impos-
sible, mes oncles; sir George ne doit point partir.
39.
608 REVUE DES DEUX MONDES.
— Chère enfant, dit Joseph , il reste à sir George de graves devoirs
è remplir. Il a des comptes h rendre devant le conseil d'amirauté de
son pays. Il y va de bien plus que sa vie, puisqu'il y va de son honneur.
— Je vous dis, moi, que c'est impossible, s'écria Jeanne avec fer-
meté. Il y a des raisons pour que sir George ne parte point. Il faut
courir et le ramener. Ce n'est point de son gré que sir George a
quitté ces lieux, je le sais, je le sens, j'en suis sûre. Il n'y a point de
sloop à Saint-Brieuc prêt à partir pour l'Angleterre : le vent est con-
traire; je m'y connais. Vous me trompez.
— Voyons, voyons, dit à son tour Jean d'un air patelin, voici des
enfantillages I En Gn de compte, qu'y a-t-il de changé autour de toi?
Ne sommes-nous plus tes vieux oncles?
— Oui I s'écria-t-elle en passant tout d'un coup de l'exaltation à
l'attendrissement; oui, vous êtes toujours mes vieux oncles, mes
bons et vieux amis, n'est-ce pas? Oui, je suis toujours votre enfant
bien-aimée, ajouta-t-elle d'une voix suppliante, en allant de l'un à
l'autre et en les embrassant tour à tour. Mon oncle l'amiral, vous
m'avez appelée du nom de votre brick. Mon oncle le colonel , vous
êtes mon parrain; je porte votre nom. C'est vous qui le premier m*avez
bercée sur votre noble poitrine; c'est vous qui m'avez appris à chérir
les armes de la France et la gloire de votre empereur. Et toi, mon
bon Joseph, toi dont les prières sont si agréables à Dieu, je suis ton
élève, ta sœur et ta compagne.
— Ahl syrène! ahl serpent! murmura Christophe en essayant,
mais vainement, de surmonter son émotion.
— Puisque vous m'aimez, repritr-elle, vous ne voulez pas que je
meure, car elle en mourrait, votre Jeanne!
— Mourir ! s'écrièrent-ils tous trois , en se pressant autour de leur
nièce.
— Mes oncles, dit Jeanne avec une noble Gerté, j'aime sir George,
il m'aime. Je l'ai déjà nommé mon époux dans mon cœur; si je le
perds , votre nièce est veuve, et n'a çlus qu'à mourir.
— Quelle folie! dit Jean; un méchant petit officier de marine qui
n'a pas le sou !
— Je l'aime et je suis riche, répondit la jeune fille.
— Un maladroit, dit Christophe, qui ne sait même pas les élémens
de son métier, et que l'amirauté britannique devrait faire passer par
les verges , sur l'une des places de Londres I
— Qu'importe, si je l'aime? répondit Jeanne avec orgueil.
VAILLANCE. 600
— Un jeune homme , dit Joseph , dont nous ne connaissons ni les
antécédens ni la famille.
— Je l'aime et veux être sa femme, répliqua Finflexible enfant.
— Mais, Jeanne, tu n*y réfléchis pasi s'écria Christophe. Tu ou-
blies que sir George est Anglais, que c'est un Anglais qui a tué ton
père et ta faite orpheline au berceau I
— Songe, mon enfant, dit Joseph, que sir George appartient sans
doute à la religion protestante I
— Tout cela m'est égal, répondit Jeanne. Je l'aime et le veux pour
mari.
Ainsi l'on put voir aux prises , d*un côté l'égoîsme de l'amour, de
'autre l'égoîsme de la famille. Tous deux furent inexorables. On pro-
Icéda d'abord, de part et d'autre , par la prière et par les larmes; on
finit par en arriver aux récriminations et à la colère. Christophe, Jean
et Joseph lui-même pensaient au fond que l'amour de Jeanne n'était
guère qu'un enfantillage; mais, quand bien même ils en eussent
apprécié toute la gravité, ces hommes n'auraient jamais consenti à
donner leur nièce à sir George, tant ils étaient convaincus qu'ainsi
mariée, leur nièce était perdue pour eux. Vainement donc el!e les
supplia; ils se montrèrent impitoyables. Vainement ils s'efforcèrent
de ramener à leur sentiment; ils la trouvèrent inébranlable.
— Chère et cruelle entant, s'écria Joseph, qui voulut tenter un
dernier effort, n'es-tu donc pas bien heureuse ainsi , et quel besoin
insensé te presse d'échanger ta jeune liberté contre les soucis du
mariage I Tu commences la vie à peine , et voici que déjà tu veux
f enchaîner par des liens éternels I Que manque-t-il à ton bonheur?
— Sir George, répondit Jeanne avec un implacable sang-froid.
Le pauvre Joseph ne se sentit pas le courage de pousser plus loin
un discours dont Texorde venait d'obtenir un si brillant succès.
— Va, tu n*es qu'une ingrate! s'écria Jean avec amertume.
— Oui, s*écria Christophe avec emportement, et je ne pense pas
qu'il y ait jamais eu sous le ciel un cœur si ingrat que le tien. Oublie
donc ce que tes oncles ont été pour toi; hâte-toi d'en perdre tout-
à-fait la mémoire , si tu ne veux pas que ta propre conscience se
soulève pour te maudire.
— Je vous comprends, dit Jeanne en pleurant, et je lis enfin dans
vos âmes. Allez , vous ne m'avez jamais aiméel Non , jamais vous ne
m'avez aimée, barbares I J'ai maintenant le secret de vos égoïstes
tendresses. Je n'ai d'abord été pour vous qu'un jouet, qu'un amuse-
ment, qu'une distraction. Plus tard, c'est votre orgueil qui m'a
610 BEVUE DES DEUX MONDES.
parée et non pas votre amour. Je n'ai dû qu*à votre vanité vos ca-
resses et vos présens. Il ne vous a plu d*embellir ma jeunesse que
pour animer votre maison^ égayer vos loisirs. Encore à cette heure,
ce n'est point votre affection qui tremble de me perdre, c'est votre
ëgoïsme qui se révolte et qui s'indigne à l'idée que ma destinée pour*
rait ne plus se borner à charmer vos journées oisives. Et c'est moi
que vous accusez de cruauté et d'ingratitude I Si je pouvais vous ou*
vrir ce cœur, vous y verriez, hommes sans pitié, que je vous associais
avec joie à tous mes rêves de bonheur. Quand je serais ingrate, d'ail-
leurs! s'écria-t-elle avec désespoir. Est-ce ma faute, à moi, si dans
votre Coàt-d'Or on se meurt de tristesse et d'ennui? Est-ce ma
faute , si vous n'êtes pas à vous trois le monde entier et la vie tout
entière? Que me font vos parures, vos diamans, vos bijoux, si je ne
dois être jeune et belle que pour les goélands de ces rivages I Mes
oncles, prenez-y garde! j'ai de votre sang dans les veines. Vous
m'avez appelée Vaillance : je suis GUe à vous prouver tôt ou tard que
fêtais digne de me nommer ainsi.
— Mais, malheureuse égarée! s'écria Christophe, inspiré par lé
diable; tu ne vois donc rien, tu ne comprends donc rien ! Le mystère
dont s'enveloppait sir George , la mélancolie de ce jeune homme,
sa répugnance à nous entretenir de sa vie et de sa personne, tout cela
ne t'a donc rien dit? Il ne t'est donc jamais arrivé de penser que sir
George n'était plus libre, et qu'il était marié peut-être?
Ce fut pour Jeanne une horrible lueur. Elle se leva, fit quelques
pas, poussa un cri d'oiseau mortellement atteint, et tomba sans vie
dans les bras de Joseph, qui s'était approché pour la recevoir.
— Ah ! s'écria Joseph , le remède est pire que le mal; vous avez
tué notre enfant! Et puis, c'est un mensonge, Christophe; Dieu ne
permet le mensonge dans aucun cas.
— Un mensonge! quen savons-nous? dit Christophe; c'est peut-
être la vérité.
— Au fait, ajouta Jean, ces Anglais sont capables de tout.
On porta Jeanne dans sa chambre. À l'évanouissement succéda
une fièvre ardente. Le délire s'ensuivit, et l'on dut craindre pour
ses jours. Ce fut Joseph qui la veilla, car il était le seul que la jeune
malade voulût souffrir à son chevet. Elle repoussait les deux autres
avec horreur. Qui pourrait exprimer le désespoir de Christophe et de
Jean? Surtout qui pourrait dire les remords du pauvre Joseph? —
Ah! misérable, s'écriait-il la nuit, agenouillé près du lit de sa nièce
et tenant dans ses mains les mains brûlantes de l'enfant; c'est moi qui
VAtLtANCË. Ml
ai faK tout le mal I Mon IMeo , pardonnez-moi I pardonne-moi » ma
cbère infortunée I -^ Mais Jeanne ne l'entendait pas. Elle appelait
air George avec amour, puis tout d'un coup elle ponssaU un cri dë^
chirant et cachait sa tête sous les couvertures, conJMie pour ne poitrt
voir un fantôme menaçant qui venait toujours se ^cer entre elle et
son fiancé. Et vainement Joseph lui criait-il qu'on l'avait trompée et
(qae George était libre; la malheureuse n'entendait que les cris de
aoD propre cœur. En présence d'une si grande douleur, Joseph avait
noyé ses mauvais instincts dand les larmes du repentir; volontiers fl
cdt donné sa vie pour pouvoir assurer le bonheur de sa chère souf-
frante, et racheter ainsi un moment d'erreur et d'égarement. Plus
d'une fois il alla supplier ses dent frères de rappeler sir George;
mais Christophe et Jean répondaient, Fun qu'il fallait voir, l'antre
qu'il fallait attendre. Entre leur égoTsme et leur tendresse, ce fut, on
le peut croire, une lutte acharnée et terrible. Sans doute la tendresse
aurait fini par l'emporter; mais le danger n'avait dm'è qu'un jour, et
le danger passé, l'égoïsme triompha.
Le délire avait cessé , le feu de la fièvre s^était abattu. Jeanne
semblait résignée, mais, en voyant son pâle et triste visage, on pou^
Tait aisément deviner qu'elle éta4t morte à toate joie aussi bien qu'à
toute espérance. Christophe et Jean profitaient de son sommeil pour
se glisser à pas de loup dans sa chambre , car elle s'était obstinée à
ne point les recevoir. Ils s'approchaient de son lit, la regardaient
d'un air attendri et se retiraient en pleurant comme de vrais enfans
qu'ils étaient.
— Tiens, dit un jour Jean b Christophe, ça me fend le cœur de hi
voir ainsi I Je crois que nous ferions bien de rSppeler cet enragé de
sir George. Je ne l'aime pas, mille canons I mais vois-tu, Christophe,
que ce soit lui ou un autre, il faudra bien tôt on tard en passer
parla.
— Je ne conçois pas , répondit Christophe, cette manie qu'ont les
petites filles de vouloir se marier!
— Que diable veux-tu , mon pauvre Christophe I répliqua Jean en
soupirant; il paraît que c'est partout comme ça.
— Il faut voir, il faut attendre, dit Christophe; d'aiReors sirGeorge
est parti.
— Qui le sait? dit Jean.
— Je suis sûr qu'il est parti , affirma Christophe avec assurance.
— En ce cas, ajouta Jean avec une secrète satisfaction, nous aurons
fait notre devoir et n'aurons rien à nous reprocher.
61S REVUE ]>ES I«UX MONDES.
Un incident imprévu changea tout à coup la face des choses.
Durant les nuits qu'il avait passées près d'elle, Joseph avait bien
remarqué que Jeanne portait souvent à ses lèvres une relique sus-
pendue à son col. Le pieux garçon, sans s'en préoccuper autremeot»
s'était félicité de voir qu'au milieu de ses chagrins , sa nièce eût re-
cours aux saints du paradis.
— Tels sont, se disaitr-il, les fruits d'une éducation religieuse!
Quand tout nous abandonne ici-bas , les anges et les saints descen-
dent du ciel pour essuyer nos larmes.
Cependant, une nuit que Joseph veillait seul dans la chambre de
la jeune fille, il trouva par hasard la lettre de sir George que Jeanne,
sous le coup de l'émotion qu'elle en avait reçue, avait négligé de
serrer. Joseph lut cette lettre à la lueur voilée de la lampe; les der-
nières lignes le troublèrent. Il se leva, courut au lit de Jeanne; l'en-
fant reposait, calme et presque sereine. Joseph, en se penchant
doucement , aperçut autour de son col la chaîne de cheveux qui
retenait la relique de George. A cette vue, ses jambes se dérobant
sous lui, il fut obligé de s'asseoir sur le bord de la couche. Enfin,
d'une main tremblante, il détacha la chaîne, s'approcha de la lampe,
et le jour levant le surprit à la même place, pâle, immobile, les yeux
fixés sur la chaîne et sur la relique.
Ce fut le froid du matin qui le tira de la profonde stupeur dans
laquelle il était plongé. Il porta ses mains à son visage pour s'assurer
qu'il veillait, et que ce n'était point un rêve.
— 0 mon Dieu I s'écria-t-il enfin en tombant à genoux, vos desseins
sont impénétrables. Vous nous frappez d'une main et vous nous re*
levez de l'autre. Votre bonté est plus grande encore que vos colères
ne sont terribles. Soyez béni , Seigneur, et faites que ce jeune homme
n'ait point encore quitté nos rivages !
A ces mots, il se précipita hors de la chambre, fit seller un cheval,
et, sans prévenir ses deux frères, s'éloigna au galop en se dirigeant
vers Saint-Brieuc.
— Faites, mon Dieu, qu'il ne soit point parti I répétait-il en pres-
sant les flancs de sa monture.
Aux approches de la ville, il s'arrêta pour parler à des ouvriers du
port qui se rendaient à leurs travaux. Joseph leur demanda si quelque
navire n'avait pas mis récemment à la voile pour les côtes d'Angle-
terre.
— Non, dit l'un d'eux, à moins pourtant que le capitaine du l^a-
verletf n'ait appareillé cette nuit, comme il en avait l'intention.
VAILLANCE. 618
— Impossible! dit Tautre; la brise était mauvaise.
— A minuit, le vent a tourné, ajouta un troisième» qui prétendit
avoir vu, au soleil levant, du haut de la côte, un bâtiment gagner la
haute mer à toutes voiles.
— Dans ce cas , dit le premier, c'était le Waverley.
— Ou fe Washington^ dit le second, faisant route pour T Amérique.
— Je crois plutôt, ajouta le troisième, que c'était le brick du capi-
taine Lefloch se rendant à La Rochelle ou à Bordeaux.
Tandis qu'ils se disputaient pour soutenir chacun son dire, Joseph,
dévoré d'angoisses, reprit sa course, et ne s'arrêta qu'a la porte du
consul anglais.
En apprenant que le Waverley n'avait pas quitté le port, et qu'é-
tant en réparation, il ne pourrait appareiller encore de quelques
jours, Joseph rendit grâce au ciel , et se fit conduire à la chambre
de sir George. Lorsqu'il entra, George était accoudé sur une table,
la tête entre ses mains. Au bruit que fit la porte en s'ouvrant, il se
retourna et reconnut Joseph. Son premier cri fut pour miss Jane;
mais Joseph, au lieu de lui répondre, s'arrêta et se prit à le consi-
dérer avec une muette et ardente curiosité. Enfin, il tira de son sein
la chaîne et la relique qu'il avait détachées du col de sa nièce, et
les présentant à sir George :
— Est-ce bien de vous, monsieur, lui dit-il d'une voix émue, que
ma nièce tient cette relique et cette chaîne de cheveux?
— Oui , monsieur, c'est de moi , répondit gravement l'officier.
— Ne sauriez-vous me dire aussi , reprit Joseph , de qui vous tenez
ces objets? Ce n'est point une indiscrétion, monsieur : il y va de
notre bonheur à tous. Qui vous a remis cette chaîne et cette relique?
où les avez-vous trouvées? depuis combien de temps les possédiei-
vous avant de les donner à Jeanne?
— Monsieur, dit George , qu'avait gagné déjà l'émotion de Jo-
seph, voici bien long-temps que j'adresse les mêmes questions à*
la destinée. Que puis-je vous répondre? La destinée ne m'a point
répondu.
— Mais , sir George , du moins savez-vons de qui vous tenez eette
relique et cette chaîne de cheveux? s'écria Joseph d'une voix mou-
rante.
n se soutenait à peine et fut obligé, pour ne pas tomber, de s'ap-
puyer sur le dos d'un fauteuil.
— Je l'ignore, monsieur, répliqua sir George, qui sentait lai-roéme
ses jambes fléchir, car le trouble de Joseph passait peu à peu dans
fi4 REVOE DW WIGX |fONDES.
ses sens. Tout ce que je puU dire, c'est que jusqu'au momeot où je
Yêà détachée pour l'envoyer à nûss Jane comme un gage de ma res-
pectueuse teodresse» cette relique t toujours été sur mon cœur.
— Toujours 1 s'écria Joseph.
— Toujours, répéta le jeune bomnie. l(ais , UMHisieur, ajouta-t41 ,
ne sauriea&'VQtts me dire, à votre tour, où tendent toutes ces ques-
tions?
— Vous dites donc , s'écria Joseph en poursuivant le cours de seg
idées, vous dites que cette relique a reposé de tout temps sur votre
poitrioe I Vous ignorez, dites-vous, quelle main l'a suspendue à votre
cou? Mais alors, monsieur, ajouta -t-il avec quelque hésitation et
comme en faisant un effort sur lui-même , vous n'avez jamais
connu votre famille?
-«-Vous auriez dû, monsieur, répondit froidement sir George, le
deviner k mon silence et à naa tristesse toutes les fois qu'au Coât>*
d'Or vous m'avez fait l'honneur de m'interroger à ce sujet. Vous au^
riez dû surtout le comprendre à ma prompte résignation , lorsqu'il
s'est agi pour moi de quitter les lieux où je laissais mon ame tout
eotiëre.
— Parlez, luonsieur, parlez I s'écria Joseph; c'est un ami qui voua
en supplie. Interrogez votre mémoire, consultez bien vos souvenirs»
racontez ce que vous savez de votre vie.
— En vérité, mcmsieur, i^iqua sir George surpris autant qu'ému,
je ne sais si je dois,.;
— Si vous devez! s'écria Joseph éperdu; si vous devez I répéta-t-il
à plusieurs reprises. Cette chaîne a été tressée avec les cheveui de
ma mère; cette relique, c'est moi qui l'attachai , le jour de sa mort,
au cou de mon plus jeune irèft ! C'est bien elle, voici la date que j'y
gravai moi-même avec la pointe d'un couteau.
A ces mots, George pûUti, et tous deux restèrent quelques iostans
à se regarder en silence.
— 0 n[K)n Dieu! murmura George en se parlant k kii-méme de
l'air d'un homme qui cherche à se ressouvenir; que de fois ne m'a^
t-il pas semblé, sous le toit de mes boites, entendre comme un écho
lointain de mes jeuues années! Que de fois nai-je pas cru recoa^
naître ces grèves solitaires! Que de fois ne me suis-je pas surpris à
chercher la trace de m^ pieds d'eojÇant sur le sable de ces rivages!
Puis il reprit après quelques minutes de recueillement :
— Je ne sais rien de jmtk enfance* U me semble que la mer fut
mon premier berceau. Tout ce qu'ont pu m'apprendre ceux qui
VAILLANCE. 61$
m'ont élevé, c'est qu'en février 1817, je fus recueilli sur la cime d'une
vague, cramponné aux flancs (Tune barque, par un brick hollandais,
qui s'alla perdre lui-même en vue des côtes d'Angleterre.
— Attendez, attendez! s'écria Joseph en l'interrompant. En fé-
vrier, dites-vous? en février 1817! En effet, voici bien la date, ajouta-
t-il en examinant les chiffres qu'il avait gravés lui-même sur le re-
vers de la relique, et que le temps n'avait qu'à demi effacés.
— Sauvé et recueilli pour la deuxième fois, reprit George, je fus
adopté par un vieux et bon midshipman, qui me fit élever avec son
fils Albert. Il mourut; j'étais bien jeune encore. J'ai vu depuis tant
de contrées diverses , que tous ces souvenirs sont très confus dans
ma mémoire; j'ai parlé tant de langues différentes, que je ne me
rappelle plus quelle est celle que je balbutiai la première. Cependant
je n*ai jamais parlé la vôtre sans que tout mon cœur n'ait vibré au
son de ma propre voix; j'ai toujours pensé que c'était celle de ma
mère.
— Ainsi, dit Joseph en le couvant des yeux, lorsqu'on vous a
sauvé, vous n'étiez qu'un enfant?
— J'échappais au berceau.
— Et vous aviez au col...
— Cette chaîne et cette relique. Mais, à votre tour, parlez, mon-
sieur, parlez! Dites, qu'avez-vous à m'apprendre?
Joseph, qui s'était laissé tomber dans un fauteuil, se leva brus-
quement, écarta de ses deux mains la chemise qui cachait la poitrine
de George , et , reconnaissant la cicatrice d'une blessure qu'il avait
pansée autrefois lui-même sur le sein d'Hubert, il lui jeta ses bras
au cou, et le pressant contre son cœur :
— Est-ce toi? s'écria-t-il d'une voix étouffée; dernier fils de ma
mère, est-ce toi?
V.
Le même jour, quelques heures après la scène qui s'était passée le
matin à Saint-Brieuc, Jeanne se réveilla d'un long assoupissement.
En ouvrant les yeux, elle vit assis à son chevet Jean, Joseph, Chris-
tophe, et George que les trois autres appelaient leur frère. La joie
et le contentement étaient répandus sur tous ces visages. George
et Joseph tenaient chacun une main de Jeanne dans les siennes.
— Rêve charmant! ne me réveillez pas, murmuTa-t-elle;*et, refer-
mant doucement ses paupières , elle retomba dans ce demi-8ommefl
616 RBVUB DBS DEUX MONDBS.
qui est à Tame comme un crépuscule : ce n*est plus la nuit, ce n'est
point encore le jour. Enfin , poursuivie par un ?ague sentiment de
la réalité, elle ouvrit les yeux de nouveau, et, comprenant cette fois
que ce n*était point un songe, elle tomba dans les bras de Joseph et
ne s'en arracha que pour appeler dans les siens son oncle l'amiral et
son oncle le colonel. A George, pas un mot, pas un geste, à peine
on regard, mais aux trois autres les caresses les plus foUes et les plus
tendres baisers. Cependant une sourde inquiétude grondait encore
au fond de son bonheur. Tout à coup sa figure se rembrunit : Jeanne
se tourna vers Christophe, et, d'une voix tremblante :
— Mon oncle, s'écria-t-elle , vous m'aviez dit qu'il n'était plus
libre?
— Je t'ai dit la vérité, répliqua Christophe avec un fin sourire.
— Mon oncle, vous m'aviez dit qu'il était marié?
— Oui , s'écria Christophe , et voici sa femme , ajouta-t-il en cou-
vrant de baisers la tête de la belle enfant.
Les quatre frères avaient décidé entre eux que leur nièce n'ap-
prendrait qu'à l'heure de son mariage toute la vérité. Il plaisait à
George de prolonger un mystère qui lui permettait de se sentir aimé
pour lui-même; d'une autre part, il ne déplaisait point aux trois
oncles de paraître n'avoir cédé qu'aux vœux de leur nièce, et de la
laisser un peu croire à leur désintéressement.
— Je n'ai point de patrie, disait George.
— Vous avez la France, répondait Jeanne; aviez-vous donc rêvé
une patrie plus belle?
— Je n'ai point de fortune, ajoutait-il.
— > Ingrat! disait Jeanne en souriant.
— Je n'ai point de famille.
— Vous oubliez mes oncles.
— ' Songez que je n'ai point de nom.
— George I disait Jeanne en lui fermant la bouche avec sa main.
— Puisque tu l'as voulu, s'écria Jean, il a bien fallu te le donner,
ce sir George I
— T'avons-nous jamais rien refusé? dit Christophe.
— Oh I vous êtes bons, s'écria Jeanne en les attirant sur sou cœur.
On eût dit que le ciel avait pris pitié de la tendresse et de Tégoïsme
de ces deux hommes et de Joseph lui-même, en combinant les évè-
nemens de telle sorte que Jeanne pût se marier sans changer de toit,
de nom et de famille. Nous sommes toutefois obligé d'ajouter que
Christophe et Jean ne s'accommodèrent pas avec un bien vif enthou-
VAILLANCE. 617
siasine des décrets de la Providence, Jean surtout qui, n'ayant jamais
connu le petit Hubert, se souciait assez médiocrement de la résur-
rection de ce nouveau Moïse.
— Ah ça ! dit-il le soir à Christophe en le prenant à part , es-tu sûr
que ce soit le petit Hubert? Tout ceci me semble, à moi, un peu
bien romanesque et passablement fabuleux.
— Il n'y a pas à douter, répondit Christophe en branlant la tête.
J'ai reconnu sur son bras gauche l'image du brick la Vaillance que
je dessinai moi-même en traits de poudre sur le bras de notre jeune
frère.
— C'est égal , dit Jean , il faut convenir que voici un gaillard bien-,
heureux. Nous lui avons élevé sa femme à la brochette. Il faut con-
venir aussi que notre père a eu de jolies idées pendant mon absence.
— Que veux-tu? répliqua Christophe; tu le disais toi-même, tôt
ou tard il aurait fallu en passer par là. Mieux vaut donc Hubert que
tout autre. Ça ne sortira pas de la famille. Jeanne portera notre nom
et perpétuera la race des Legoff.
— C'est vrai, répondit Jean , qui ne put s'empêcher de se rendre-
à ces raisons; mais toujours est-il que le drôle n'est point à plaindre.
Une nièce, une femme, un million de dot, une famille agréable, un
nom glorieux dans les fastes de l'armée et de la marine, tout cela
pour une frégate perdue I Les naufrages lui ont réussi. Il avait la vie
dure, le petit. Mais, mille tonnerres 1 ajoula-t-il avec humeur, ce
cagot de Joseph avait bien besoin d'attacher un grelot au col de ce
morveux d'Hubert I
— Allons, allons! maître Jean, dit Christophe; au bout du compte»
lorsque vous êtes revenu sans souliers du fond de la Russie, vous
n'avez pas été fâché de trouver votre chaumière changée en château
et un million pour oreiller.
— Oui, répondit Jean; mais, moi, je n'épouserai point ma nièce.
— Je le crois pardieu bienl s'écria Christophe; il ne manquerait
plus que cela.
Empressons-nous d'ajouter que, passé ce premier mouvement
de jalousie et d'égoïsme, ils acceptèrent franchement leur rôle, et
remercièrent la destinée de leur avoir envoyé pour Jeanne le seul
époux qui pût satisfaire à toutes leurs exigences. Quant à Joseph ,
il chantait les louanges du Seigneur, et ne se lassait point de con-
templer les deux jeunes têtes qu'il avait tant de fois baisées l'une
et Fautre au berceau.
Le bonheur et Tamour sont de grands médecins. Au bout d'une
618 REVUE DES DEUX MONDES.
semaine, Jeanne était tout-à-fait rétablie. Il avait été décidé que
toute la famille accompagnerait George; car, bien qu'il eût recouvré
sa patrie, son nom et sa famille, Hubert n'en restait pas moins,
jusqu'à nouvel ordre, l'humble sujet de l'Angleterre. En effet, ils
s'embarquèrent tous à bord du Waverley^ et ce fut un voyage vérita-
blement enchanté, excepté toutefois pour Christophe et pour Jean,
qui se résignèrent difQcilement à mettre le pied sur le sol de la perfide
Albion. Us déclarèrent que Londres était un horrible bourg, bien
inférieur, pour les monumens, à Bignic et surtout à Saint-Brieuc. Ils
avaient, dans les rues, une certaine façon de regarder les gens, qui
faillit maintes fois leur attirer une mauvaise affaire. Jean , qui s'était
imaginé jusqu'alors que Saint-Hélène était une prison de Londres,
demanda à visiter le cachot où son empereur était mort. En moins
de quelques jours, George en eut fini avec le conseil d'amirauté
britannique. Jean et Chistophe s'y présentèrent pour l'appuyer de
leur témoignage. Jean trouva le moyen de faire intervenir la grande
ombre de Napoléon, et s'exprima en termes si malséans pour l'An-
gleterre, qu'on fut obligé de lui imposer silence et de le mettre po-
liment à la porte. Le jeune homme n'en arriva pas moins à son but.
Il offrit sa démission, qui fut acceptée, et un mois ne s'était pas écoulé
depuis leur départ de la France, qu'ils en avaient regagné les rivages.
Ce ne fut qu'à la mairie que Jeanne apprit qu'elle épousait son oncle.
On peut juger de sa joie et de ses transports , en voyant qu'elle
continuerait de porter le nom que Joseph, Christophe et Jean lui
avaient appris à aimer.
A l'heure où nous achevons ce récit, sept années ont passé sur le
mariage de nos deux jeunes gens; c'est toujours dans leur cœur le
même amour et la même tendresse. Jeanne n'a rien perdu de sa
grâce et de sa beauté; grave et souriante, comme il sied à une jeune
mère, elle est plus que jamais l'orgueil et la joie du Coat-d'Or. Deux
beaux enfans jouent à ses pieds, et ses vieux oncles redoublent au-
tour d'elle de respect et d'adoration ; — car c'est toi , ma fille, lui
disent-ils souvent, c'est toi qui nous a ouvert les voies bénies du de-
voir et de la famille.
Jules Sandeau.
irt««B
LA RUSSIE.
IIL*
Le ComwcBÊ ûe Troltsa. — Le C!lert« mise.
Il y a douze grands convens à Moscou; il y en a à Pétersbourg, à Kieff, à
Smolensk, dans toutes les villes et toutes les provinces de l'ancien em^re
rosse. De ces nombreux couvens d'hommes et de femmes , fondés par des
princes, enrichis par des dons multipliés, illustrés par des traditions pieuses,
il n'en est pas un qui jouisse d'une aussi grande célébrité que celui de Troîtza.
La légende religieuse lui donne un caractère auguste, l'histoire un nom ^o-
lieux. Le peuple le nomme avec vénération comme un des sanctuaires de sa
foi, et avec amour comme un rempart de son pays.
Le couvent de Troîtza fut fondé au milieu du xrv* siècle par saint Serge,
rhumble anachorète dont toute la vie est une longue suite de miracles. Les
miracles éclatent même avant sa naissance. Sa mère enceinte s^en va un jour
à l'église. « Au moment où le prêtre allait lire l'Évangile, dit le naïf bio-
graphe du saint, le métropolitain Philarète (2), Tenfant qn^elle portait dans
son sein jette un cri, et le répète après la communion , si fort que toute l'as-
semblée l'entend. L'enfant vint an monde connaissant déjà les commande-
Ci) Voyez les livraisons â\\ 1" décembre 18i8 et du !«' janvier t8i3.
(2) Discours mr la vie de saint Serge, prononcé par le métropoHtain Philarète.
Moscou 18S2.
620 REVUE DES DEUX MONDES.
mens de Téglise et les règles de rabstinence. Quand sa mère prenait une nour*
rituretrop substantielle, Tenfant refusait son sein comme pour lui reprocher
sa faute, et il le refusait également les jours de jéi^ne et de carême. » On le
mit à récole avec son frère, qui fit de rapides progrès. Quant à Serge, il ne put
tintrer dans la science du monde : son maître le punit, ses camarades se mo-
quèrent de son ignorance; il s*e£força de suivre les leçons qu*on lui donnait,
«t ne parvint pas même à apprendre à lire. Un vieillard inconnu, vêtu d'une
robe de moine, qu'il rencontra par hasard dans les champs, et à qui il raconta
•avec douleur les vaines tentatives qu'il avait faites pour s'instruire, prononça
une prière avec Serge et lui remit un morceau de pain bénit en disant : — Je
te donne ceci comme un signe de la grâce de Dieu et de l'entendement des
saintes Écritures. Puis il le reconduisit chez ses parens et lui ordonna de lire
un psaume. L'enfant n'osait , le vieillard insista ; le petit Serge se soumit
enfin à l'épreuve, prit le livre qui lui était indiqué, et le lut couramment.
Le vieillard disparut en disant que cet enfant serait un jour le temple de la
sainte Trinité. A partir de ce jour, Serge se livra avec ardeur à l'étude des
Écritures; il jeûna , pria , se macéra le corps, malgré les remontrances de sa
xnère, qui le conjurait de ménager ses forces. Son père , qui était un riche et
puissant boyard de Rostow, fut ruiné par une invasion des Tartares , et se
retira avec sa femme dans un couvent. Serge s'en alla, suivi de son frère, au
milieu d'une forêt épaisse, éloignée de toute habitation; puis il construisit,
. à quelque distance d'un ruisseau , une hutte pour lui servir de demeure, et
une église qu'il consacra à la sainte Trinité. Telle fut l'origine du riche cou*
vent de Troîtza (Trinité). Bientôt le frère de Serge le quitta; le saint resta
seul dans sa sombre retraite comme un anachorète de la Thébaïde, exposé à
. la faim , à la soif, aux rigueurs du froid et aux attaques des bétes féroces. A
râg& de vingt-quatre ans, Serge se ût sacrer prêtre par un abbé qui vint le
voir. Il soutint vaillamment les combats de la chair, la lutte des passions, se
jetant à genoux chaque fois qu'il sentait une tentation mondaine s'éveiller
dans son cœur, et se confiant à Dieu en face de tout danger. Un jour il ren-
contra dans le bois un ours affamé, et lui présenta un morceau de pain. L'ours
.se traîna à ses pieds, accepta la pauvre nourriture du solitaire, et revint de
temps en temps lui faire une humble visite.
Cependant l'odeur de sainteté du cénobite se répandit dans les environs;
des hommes pieux vinrent le trouver et lui demander la permission de s'as-
jsocier à sa vie austère. Il se forma autour de lui une communauté de douze
religieux, qui se bâtirent des cellules à l'imitation de la sienne , et le choisi-
rent pour leur supérieur. Cette communauté récitait dans la petite église les
matines , les vêpres, les cantiques; l'office divin terminé, Serge se livrait avec
un dévouement infatigable aux plus rudes travaux. C'était lui qui fendait
le bois pour les autres frères, portait le grain au moulin, pétrissait la pâte,
allait puiser de l'eau pour les cellules , et cousait les vétemens et les chaus-
sures nécessaires à la communauté. Investi par un vote unanime de la dignité
de supériour, il ne changea rien à ses modestes habitudes; il travaillait plus
LA RUSSIE. 621
que tous les autres religieux, ne prenait que la nourriture la plus chétive,
et ne portait que le plus mauvais vêtement. Il soutenait par son exemple leur
courage, qui, de temps à autre, vacillait, et relevait leur piété par ses exhor-
tations. Une fois la communauté se trouva dans un état de disette effrayant;
elle n'avait plus ni pain , ni grain , et n'avait pris depuis deux jours aucun
aliment. Serge se mit en prières, et le lendemain un inconnu lui envoya d'a-
bondantes provisions. Une autre fois la communauté se plaignit de l'éloigne-
ment d'un ruisseau dont l'eau servait aux besoins du monastère; Serge s'en
alla dans la forêt, trouva au pied d'un arbre un peu d'eau de pluie , la bénit ,
et il en jaillit une source féconde, la même que l'on voit encore aujourd'hui.
Quelque temps après, il ressuscita un enfant par ses prières, il guérit un
boyard de ses accès de rage. Alors il devint célèbre au loin et fut invoqué de
toutes parts. Les pèlerinages commencèrent; les dons afQuaient dans la
pauvre communauté. La forêt, jusque-là si déserte et si sauvage, fut percée de
côté et d'autre , traversée par des grandes routes , et des villages s'élevèreiit
autour des cellules. Une nuit que Serge était en prières, il entendit une Voix
qui l'appelait par son nom; il ouvrit la fenêtre, aperçut au ciel une lueur
extraordinaire, et devant lui une grande quantité d'oiseaux; la voix mysté-
rieuse lui dit : — Serge, Dieu a exaucé les prières que tu lui adresses pour tes
frères; le nombre de tes disciples égalera celui de ces oiseaux.— Peu à peu la
communauté, agrandie, enrichie, s'organisa selon les règles des couvens,
d'après les avis du patriarche de Constantinople. Déjà elle donnait l'hospita-
lité aux pèlerins, et distribuait aux pauvres le superflu des offrandes qu'elle
recevait de toutes parts, quand tout à coup la guerre éclata; les Tartares,
conduits par un clief redoutable, envahirent la Russie. Le grand-duc Dmitrl
Ivanovitsch consulta Serge sur ce qu'il devait faire. L'homme de Dieu, après
s'être mis en prières , lui dit de prendre avec confiance le commandement
de ses troupes , et de marcher au-devant de ses ennemis. Pendant que la
bataille s'engageait entre l'armée du grand-duc et les hordes tartares, Serge
priait comme Moïse sur la montagne. Le duc remporta une victoire éclatante,
et pour témoigner sa reconnaissance à Serge, à qui il attribuait le succès de
ses armes, il dota de plusieurs domaines le couvent de Troîtza.
La vie du saint fut signalée par une foule d'autres miracles; mais nous
ne suivrous pas plus loin la légende, légende déjà bien longue, qui nous a
paru cependant offrir quelque intérêt comme expression des croyances pieuses
de tout un peuple, comme tableau fidèle de la fondation et des progrès d'une
grande institution. Saint Serge mourut en 1391, à l'âge de soixante-dix-huit
ans. Après sa mort commence une autre légende, celle du couvent qu'il a
fondé. Celle-ci se continue, d'année en année, avec le même mélange de réa-
lité et de merveilleux. Les Russes croient à la toute puissante efficacité des
reliques de saint Serge, ils regardent son couvent comme un asile assuré contre
tous les fléaux , et le prouvent tantôt par des faits authentiques, tantôt par
de naïves traditions. L'ancienne et la nouvelle chronique de Troîtza forment
à présent toute une histoire populaire qui se détache parfois sur l'histoire gé-
TOMB i. 40
<iS RBYUE DXB DOUX MONDES.
sérale de la nation eomme une image dorée de Byzance sur les murs sombres
d'une vieille église et tout à coup s'y rejoint par une action éclatante ou un
Um jBÎracukux.
ÏA 1421, le corps de saint Serge fut enlevé à la tombe pour être déposé
dans uRe châsse, et, si on en croit la sainte chronique, après avoir été ense-
seli pendant trente années dans la terre, n'avait pas subi la moindre altéra-
tion. En 1609, une armée de Polonais , conduite par Sapieha «t Lissowskl,
assiégea le couvent; la main de Dieu, qui protégeait les moines, émoussa les
dards des Polonais, fatigua leur courage. Après seize mois d'attaques conti-
nues, d'assauts réitérés, ils se retirèrent tout honteux, n'ayant pas même pu
franchir les remparts qui entourent le saint monastère. Ils portèrent leurs
armes d'un autre côté , et le supérieur de Troïtza fit vendre les vases d'or et
d'argent amassé? dans le couvent, pour payer la solde des troupes qui es*
sayaient de résister à l'invasion. — Les Polonais s'emparèrent de Moscou;
les religieux de Troïtza , pair leurs exhortatimis, ranimèrent le courage des
Moscovites et employèrent leurs dernières ressources à rassembler un nou-
veau renfort de troupes , à réunir des armes et des munitions, l^es Polo-
nais , vaincus sur plusieurs points , cernés de toutes parts , poursuivis avec
ardeur, gardèrent pourtant leur conquête. Moscou, au désespoir, appela
à son secours les hordes tartares, qui arrivèrent dans le pays comme alliés,
et le ravagèrent eomme d'implacables ennemis. Le généreux cloître de
Troïtza, poursuivant sa noble mission , leur envop, pour apaiser leur avi-
dité , les ornemens de ses autels , les vêtemens de ses prêtres : c'était tout
ce qui lui restait. Les Tartares , par un sentiment de délicatesse ou de piété
qu'on ne se serait pas attendu à trouver parmi eux , refusèrent les dons des
moines. Quelque temps après, les Polonais évacuèrent le pays. Trois ans jAus
tard, ils revinrent de nouveau assiéger le (ioître miraculeux qui avait déjà
lassé leur patience, essayant de s'en emparer par la ruse et la trahison, et
furent eomme la première f<»s forcés d'abandonner ces remparts infrandiis-
sables. — C'est dans les murs de Troïtza que Pierre-le-Grand se réfugia avec
son frère Jean tandis que la révolte des Strélitz éclatait avec des cris de mort
à la porte de son palais. C'est dans ces murs que les empereurs et les impéra-
tôoes de Russie viennent tour à tour chercher les sages conseils de la sagesse
ou le repos de la religion. —Sur la fin du xviii^ siècle, la peste ravagea la
ville, les environs 4e Moscou , et n'atteignit pas les domaines de Troïtza.
Soixante ans plus tard, le choléra, plus cruel encore ^oe la peste, porta pen-
dant plus de quatre mois la iiaort et la désolation à Vladimir, à Jéroslaw, à
Moscou, et le fléau s'arrêtaleneore à dix lieues de là, aux portes du couvent.
Voici un autre fait qui n'ajoute pas peu à la gloire de Troïtza : quand les Fran-
çais se furent emparés du Kremlin, disent les paysans russes, un de leurs régi«
mens se diri^ vers Troïtza, bien décidé à s'emparer du couvent et à le (Miler;
mais Dien ne permit pas à ces soldats impies de reconnaître la route qu'ils
devaient suivre, il troubla leur intelligence et fascina leurs regards. Après
avoir enré tout un jour sur le chemin qui leur était indiqué, ils se retrouvé»
LA RUSSIE. 633
rent le soir, accablés de fatigue, sous les murs de Moscou. Une main invi-
sible leur avait dérobé Téglise de Saint-Serge et les avait ^arés dans les
plaines de neige. Nul autre régiment , après celui-ci, n*osa recommencer
cette difûcile tentative.
Tant de merveilles ne se sont pas opérées à Troïtza sans éveiller dans le
cœur des souverains ces sentimens de piété fastueuse qui se manifestent par
des actes de munificence. Ceux-ci ont agrandi ses domaines, ceux-là lui ont
donné à pleines mains , comme des rois d'Orient , des perles et des rubis. Au
XY^ siècle , le couvent de Saint-Serge, naguère encore si pauvre et si obscur,
était propriétaire et maître de plus de cent mille paysans. Un ukase de
Catlierine II Ta dépossédé de cette propriété; mais il lui est resté des mai-
sons, des fermes, des enclos, et en comptant le produit de ses terres et des of-
frandes des pèlerins on évalue le revenu annuel du cloître à environ 300,000 fir.
Rester à Moscou sans aller à Troïtza , c'est rester à Naples sans monter au
Vésuve, à Londres sans descendre sous les voûtes du Tunnel, à Stockholm
sans gravir les sentiers pittoresques du Mosebacken. Troïtza est le premier
nom que les Russes citent aux voyageurs et Fun des premiers édifices qu'ils
lui signalent après le Kremlin. « N'irez-vous pas h Troïtza? médit un de ces
bons Moscovites qui s'était fait avec une parfaite gracieuseté mon cicérone.
— Oui, sans doute, j'y pense depuis que je suis ici. » Et le lendemain il arri-
vait à la porte de mon hôtel avec une large voitnre à six chevaux, un postillon
en tête, un cocher sur le siège, deux de ses amis à côté de lui, et les coffres
remplis de verres , d'assiettes , de provisions de toute sorte. « Que dirait
l'humble saint Serge, lui demandai-je , s'il nous voyait aller ainsi en pèleri-
nage à son couvent , avec ces bouteilles de vin de Champagne et ces pâtés de
Moscou ? — Saint Serge, me répondit-il avec l'accent de l'humilité chrétienne,
était un homme de Dieu , et nous autres nous ne sommes que de pauvres
gens du monde assujétis encore aux besoins matériels; d'ailleurs, quand vous
entrerez dans nos auberges, vous verrez que nous n'avons pas pris une pré-
caution tout-à-fait inutile. »
^ous voilà donc roulant vers Troïtza par une large chaussée, que l'on
compte au nombre des belles routes de Russie, ce qui me donna une terrible
idée des autres , car à chaque instant nous étions ballottés d'ornière en or-
nière. Mais si les ingénieurs n'ont pu vaincre les aspérités, ni aplanir les
ondulations de cette prétendue chaussée , la piété en a fait un des chemins
les plus animés qui existent. Tous les jours, la route de Troïtza est sillonnée
par des flots de pèlerins , des familles entières qui s'en viennent de cent ou
deux cents lieues portant le havresac sur l'épaule et s'arrétant de distance en
distance au bord d'un ruisseau pour faire leur modeste repas et prendre un
peu de repos. Les femmes marchent pieds nus , un léger mantelet de laine
gris sur la tête, un ruban sur les cheveux. Des vieillards à longue barbe s'ap-
puient sur leur bâton et ressemblent de loin à des patriarches, tant ils ont
l'attitude imposante et la figure vénérable. Des enfans courent à côté de leur
40.
63h RBVUE DES DEUX MONDES.
mère, demandant peut-être, comme ceux des croisades, à chaque village quMIs
aperçoivent si ce n*est pas là Jérusalem la sainte. En même temps une loogue
file de voitures lourdes, grossières, s*avancent péniblement sous le poids de
nombreux pèlerins , et d*élégans landaus, de riches berlines emportent au
grand trot de quatre vigoureux alezans quelque noble couple dans Tenceinte
sacrée du monastère. On dirait une migration de tribus. Les pauvres prient
le long de la route et font des signes de croix devant chaque chapelle. Les
riches se bercent mollement sur leurs coussins élastiques et parlent du der-
Oier roman qu'ils ont lu, de l'exposition du Louvre, des eaux de Carlsbad ou
du chant des bohémiennes. Les pauvres sont en vérité partout les uniques
enfans de Dieu. Les riches ne s'occupent des saints et de l'église que lorsque
la fantaisie leur en vient, ou lorsque certaines convenances leur en font une
loi. De temps à autre, les fidèles piétons qui marchent pieds nus et tête nue
sur un sol rude et sous un soleil ardent , tendent une main suppliante vers
l'équipage du riche, qui leur jette en courant quelques kopeks et se replonge
avec délices dans le sentiment de son bien-être.
Nous traversâmes des villages de serfs pareils à ceux que j'avais vus en
venant de Pétersbourg à Moscou; nous entrâmes dans de vastes auberges où
le service dé la cuisine est réduit à sa plus simple expression. Il est convenu
que les voyageurs auront soin de se pourvoir eux-mêmes de tout ce qu'il
leur faut. Le maître du caravansérail leur fournit seulement la table, les
chaises, au besoin de l'eau chaude pour faire du thé, et quelques tasses ébré*
chées. Exiger davantage serait une prétention exorbitante. Les pauvres qui
ne craignent pas d'entrer dans la salle puante occupée par la famille de l'au-
bergiste peuvent prendre leur part, les jours gras, d'une épaisse soupe aux
choux, espèce d'olla podrida composée des élémens les plus substantiels,
et, les jours maigres, acheter pour quelques kopeks des tartines de pain noir
couvertes d'un beurre rance, ou des queues de poissons séchées. I^es lois de
l'abstinence s'observent ici rigoureusement, et le vendredi ou le samedi on
n'obtiendrait pas à beaux roubles comptans, dans une de ces auberges, une
aile de poulet, à supposer qu'il y en eût.
Nos chevaux i^eposés, notre dîner fini, nous remontâmes aussitôt dans
notre voiture. Mes trois compagnons de voyage me charmaient par leur en-
tretien. Je ne me lassais pas de les interroger sur l'histoire, sur les mœurs,
sur la littérature de leur patrie , et ils répondaient à toutes mes questions
avec une complaisance infatigable et une lucidité parfaite. Quelquefois notre
causerie errait d'une contrée à l'autre, des institutions de la Russie à celles
de la France, et ils parlaient de notre pays avec une grande justesse de rai-
sonnement et une vive sympathie. Vrais Russes de cœur, dévoués avec amour
à leur patrie, à sa religion, à ses lois, ils n'en dissimulaient pourtant pas les
vices et les défauts; mais ils voyaient le progrès descendre peu à peu des ré-
gions de la haute société dans l'esprit du peuple, adoucir ses mœurs, combler
les lacunes de l'ancienne législation, répandre de toutes parts les germes d'une
LA aussiB. 625
utile instruction et d*un sage développement. Ils reconnaissaient de bonne
foi la barbarie du passé, les imperiections du présent, et regardaient avec
conGance Favenir.
A vingt werstes de Troïtza , nous mimes pied à terre et nous entrâmes dans
une grotte creusée, il y a quelques années, au sein d*une colline par un moine
d'un couvent voisin. Le pauvre religieux s*était imposé ce labeur comme une
punition. Il sortait le soir de son cloître, et venait toute la nuit bédier,
creuser, charrier le sable et la terre. Il a lui-même ouvert cette demi-dou-
zaine de galeries souterraines, qui s*entrelacent, se croisent comme les allées
d*un labyrinthe^ il a porté sur sou dos les pierres nécessaires pour les affer-
mir, maçonné leurs parois, élevé leurs voûtes, et il accomplissait cette éton-
nante tâche le corps chargé d*une ceinture de fer que nous pouvions à peine
soulever. Son travail achevé, le religieux est mort, tout tremblant encore de
n'avoir pas vécu d'une vie assez austère et murmurant d'une voix inquiète
une parole de pénitence. Sa grotte est maintenant en grande vénération. Sa
lourde ceinture a été suspendue à la muraille à côté de la crosse en bois sur
laquelle il s'appuyait dans ses vieux jours. Des images de saints et de la
Vierge ornent le fond des galeries. Tous les pèlerins qui vont à Troïtza s'ar-
rêtent là avec un sentiment de piété; un moine les attend à la porte, et les
conduit avec un flambeau de souterrain en souterrain. On se prosterne de-
vant chaque image, et on laisse, en s'en allant, tomber quelque pièce de mon-
naie dans le tronc de la charité. Le bon moine , en travaillant ainsi pour son
salut, s'est rendu utile à ses frères. Il n'est personne qui, en parcourant sa
sombre retraite, n'y laisse une pieuse offrande ou un témoignage de son ad-
miration pour une telle œuvre de foi et de patience.
Le soir, nous arrivâmes à Troïtza. La grande place qui touche aux murs du
couvent était couverte de tentes, de boutiques en planches, d'échoppes por-
tatives. On dirait la place de Leipzig à la foire de Pâques. Seulement ces
tentes et ces échoppes ne sont pas remplies , comme celles de Leipzig , des
plus belles productions de l'industrie allemande et française. On n'y trouve
que des étoffes communes, des ustensiles de ménage, des étalages de bou-
langer et de boucher, et des amas de jouets en bois et en carton, pour que les
enfans emportent aussi un doux souvenir de Troïtza. Les prières des chapelles
venaient de finir quand nous traversions la grande place, le cloître était
fermé, et les allées pratiquées entre les boutiques, les rues voisines, la plaine
entière, étaient inondées de pèlerins, les uns assis par terre, comme une fa-
mille nomade, sous un lambeau de toile posé sur un piquet, d'autres sa-
vourant un verre d'eau-dervie ou une tasse de thé dans une taverne ouverte à
tous les vents; ceux-ci regardant avec une sainte avidité les images en bois et
en porcelaine qui représentent les miracles de saint Serge ou de saint Ni-
colas, ceux-là s'arrêtant de préférence devant les tables chargées de fruits et
de légumes. Une foule bigarrée errait au milieu de ces richesses terrestres et
marchait de tentation en tentation. Le marchand, debout devant sa boutique,
haranguait les passans, et les tirait par les pans de leur habit ou les plis de
OM REVUE nm dbuI mondes.
leur robe pour les forcer à voir ses denrées. Le vendeur if eau-de-vîe agitait
ses verres et ses bouteilles; le boucher balançait fièrement son grand couteau
et offrait à tout venant un quartier de bœuf ou de mouton. Cétait un tu-
multe, un tourbillon de gens de tout âge et de toute classe, religieuses en robe
noirs, paysannes aux longs cheveux flottant sur les épaules, pauvres en hail-
lons, femmes du monde coquettement parées; un mélange de cris et de paroles
an milieu duquel on entendait tout à coup retentir Thorloge du cloître,
vibrant comme une voix austère pour rappeler à cette foule insouciante la
fîiite du temps et la pensée de Dieu.
En me mêlant avec mes compagnons de voyage à cette cohue bruyante,
j*aperçus au milieu des magasins d'images et de médailles une boutique de
libraire où Ton vendait une traduction de Shakspeare et quelques-uns de nos
romans du xviii* siècle, ce qui me sembla bien profané pour un tel lieu. Des
groupes de bohémiennes plus profanes encore s^en allaient çà et là en vraies
mécréantes, sans faire un signe de croix, sans murmurer une seule prière,
épiant une occasion de larcin , et jetant quelquefois sur leur passage, par le
murmure de leur voix ou Téclair de leurs sombres prunelles , d'affreux sor-
tilèges. L'une d'elles m'arrêta et voulut absolument me dire la bonne aven-
ture. Elle était jeune et belle, et je me trouvais déjà très heureux de contem-
pler la coupe gracieuse de sa figure légèrement bronzée, ses grands yeux noirs
pétillant sous de longs cils, ses boucles de cheveux qui s'échappaient des plis
d'un foulard trop étroit pour les contenir, et sa taille élégante, dont un tartan,
jeté négligemment sur l'épaule, ne dérobait qu'à demi les légères proportions.
Je lui abandonnai donc très facilement ma main; elle la retourna, la regarda,
consulta une vieille sorcière qui l'accompagnait et lui servait sans doute de
guide dans cette belle science de la divination; enfin elle m'annonça le plus
charmant avenir. Le moyen après cela que je ne sois pas parfaitement heu-
reux? C'est la plus jolie fille de Bohême qui s'est portée garant de ma for-
tune , et il ne m'en a coûté qu'un rouble pour entendre prononcer par une
Toix si douce une si riante prédiction.
Le lendemain, les cloches sonnèrent dès le matin. Le carillon tinta gaie-
ment dans toutes les coupoles. Au lever du soleil , nous vîmes se dérouler
autour de nous une vaste plaine, coupée par de légères collines, parsemée de
groupes d'arbres et d'habitations champêtres. Dans un affaissement de ter-
rain est la petite ville de Troîtza, composée presque tout entière de magasins
et d'hôtelleries, vivant du passage des pèlerins, comme Baden ou Bagnères
du séjour des baigneurs. Au centre de la cité s'élèvent les remparts du cou-
vent, ces fiers remparts qui n'ont guère que cinq pieds d'épaisseur et qui
ont soutenu pourtant deux sièges opiniâtres. Ils ont quatre à cinq toises de
haut, et sont traversés au dedans de leur enceinte par deux galeries cou-
vertes. C'était là que la troupe des religieux se rassemblait au temps des
Polonais pour lancer sur ses adversaires les dards acérés et les balles ardentes;
c'est là que, dans les jours pacifiques, les moines vont se promener dans
rintervaUfi des offices. Au-dessus de cette barrière illustrée par deux vie-
LA «nssau •Il
toires, on voit briller les dômes argeatés , les coupoles élancées du couvent.
Là chaque jour de Tannée est un jour solennel; la lîéte d'un martyr ou d'un
apdtre, d'une vierge ou d'un cénobite, qui se passa ailleuis sans faste et sasts
bruit , se célèbre à Trortza par maim carillon joyeux et mainte oérémonio
pompeuse. Le calendrier des autres églises n'a qu'un petit nombre de jours
vraiment méiuora^s; celui de Troïtea est, du 1*' janvier au 81 décembre,
écrit en lettres d'or*
Au premier appel des cloches , nous vîmes des miUli^rs d'hommes, de
lemmes et d'enfans sortir de toutes ks maisons de la ville, de toutes les
boutiques de la place , et se diriger vers la porte du couvent. Nous noos
joignîmes à cette multitude, et pour la premièane fois je mesurai du regasd,
non sans surprise, Timmense espace renfermé enU:«e les remparts du mo-
nastère. Il y a là neuf églises et une chapelle, trois corps de k^is, un pabds
oeeupé par l'académie de théologie, et un autre édifice habité c« partie par
racehimandrite. Toutes les églises étaient ouvortes, tou& ks antds éelaiiés
par des lampes d'argent et des cierges, et les reliques exposées à la vénéia<>
tion des fidëes. Dans la cathédrale, l'archevêque kti-méue officiait, l'encens
filmait , les moines chantaient; ks parois d'or et d'ar§|ent de l'iconostase,
ks couronnes de diamans des images de saints, étinceiakut à k lueur do
Mit bougies. L'archevêque, la mitre exi tête, s'avança enire deux prêtres
revêtus comme lui de chappes éblouissantes, et traversa k nef portant à
chaque main un candélabre d'or qu'il tournait de coté et d'autre pour bénir
k peuple. Les moines étaient rangés sur des stalles à droite et à gauche
du sanctuaire, et chantaient en chœur le Kprie eiaiaoat. Il me sembk que
pour des hommes qui ont fait voeu d'ahstinsoce et qui chaque jour répè^
tent les prières les plus humbles, ils avaient k figure bien riante et k regard
bien animé. Tous portent une longue barbe arrangée avec soin; leur cheve*
lure, partagée sur le front en deux bandeaux, tombe en grosses boudes sur
les épaules; on dirait qu'elle sort des mains du OMffeur. Une longue robe
noire leur descend jusque sur les takns; quelqu«s-«ns k font faire en
étoffe de kine, d'autres en velours. Avec ce vêlemeat féminin , oes chevoix
si artistement bouclés, beaucoup de petits novices qui n'ont point encore de
barbe au menton ressemblent parfaitement à de jeunes iUles. Ceux qui ont
k physionomie plus màk ne seoit guère plus imposans. Tous ces mokies
paraissaient en général fort peu édifiés eux-mêmes de k cérémonie religieuse
àaquelk ik prenaient part, et îkebantaieut avecdktraetion, comme éee
gens qui accomplissent une tâche joursaiière plutôt qu'un acte de piété.
Un seul (mais celui-là n'est plus moine, c'est kur chef actuel, leur archi-
mandrite) se distinguait entce tous par son attitude séheuse, par la majesté
de sa démarclie , le recueÀlkmeut de sa physionomk. Il était jeune encore
et d'un/e beauté tout orientale : une barbe noire ceasme de l'ébm , des. yeux
noirs, un étonnant mélange de fierté et de douceur dans tous les tnûls,
une expression d'audace vaincue dâiis le regard et de résignation ririksur
les kvres : Faust converti ou Manfred itfenftent. Oa dit que son eoÉmee
tS8 REVUE DBS DEUX MONDES.
s'est passée dans un palais , qu'il a trouvé près de lui , tout jeune, an milieu
du monde, les rêves trompeurs qui devaient le séduire et le péril qu'il n'était
pas assez fort pour affronter. On dit que son cœur a fait un doux et triste
roman. A Dieu ne plaise que j'arrache d'une main profane le voile mysté-
rieux qui recouvre à présent cette vie agitée. Le noble prêtre a cherché dans
les murs du couvent un refuge à ses angoisses, et dans l'exercice des devoirs
religieux une consolation à ses regrets. Puisse la paix du ciel descendre
comme un baume salutaire dans tous les replis de son ame! Rien qu'à le
voir, on éprouve ce sentiment de sympathie qu'inspire une douleur digne-
ment supportée, et quiconque a causé avec lui a été pénétré des grâces de
8<m esprit et de l'onction de sa parole.
Tandis que je le regardais avec une curiosité pleine de respect, les moines
continuaient leur chant monotone, auquel se mêlaient de temps à autre les
voix d'un chœur d'enfans qui produisaient un effet charmant. L'archevêque
redescendit le long de la nef sur un tapis de pourpre, puis remonta à l'autel.
La foule s'écarta à son approche, se resserra dès qu'il se fut éloigné, se
pressa et s'étendit jusque dans le chœur, faisant des signes de croix, murmu-
rant à voix basse d'inintelligibles prières, se jetant la face contre terre. Selon
la loi de FÉvangile, tous les rangs ici sont confondus. Le grand seigneur avec
ses plaques en diamans est debout au milieu des paysannes , la femme du
monde se voit entourée de moujiks. Il n'y a de sièges réservés que pour le
prélat et les prêtres. Ce mélange produit un désordre qu'on ne remarque pas
dans nos églises catholiques; c'est à qui s'approchera le plus près de l'autel et
des reliques, et le plus fort ou le plus hardi est le plus heureux. Le bras
robuste de l'ouvrier écarte les petites mains délicates qui essaient de lui
fermer le passage; le pauvre en haillons franchit intrépidement tous les ob-
stacles pour jouir des magnificences de l'église. On se heurte, on se coudoie,
on se précipite vers l'autel avec une ardeur sauvage. C'est une effervescence
de piété déréglée, un tumulte qui ressemble à celui d'un spectacle populaire.
La messe terminée, une partie de cette assemblée orageuse se retira,
comme fatiguée de la lutte; mais des centaines de gens étaient encore là, qui
attendaient l'archevêque au sortir du sanctuaire pour lui baiser les mains et
se prosterner devant lui. Pour moi, je m'éloignai en silence, comparant cet
office de la religion grecque à ceux de notre religion, à ces messes d'une
pauvre église de village, célébrées avec tant de simplicité et de recueillement
devant une communauté qui suit en silence les mouvemens du prêtre, qui se
lève à l'Évangile comme pour attester hautement les règles de sa foi,. et tombe
à genoux, la tête penchée vers la terre, les mains jointes sur la poitrine, au
son de la clochette qu'une main d'enfant agite sur les marches de l'autel.
L'heure du dîner venait de sonner. ISous entrâmes dans le réfectoire, où
tous les moines étaient assis sur deux lignes parallèles. On leur servit une
soupe de gruau, du poisson, des légumes et des cruchons de quass. Il me
parut que c'était un repas assez comfortable; seulement les convives étaient
d'une saleté repoussante. Dans une chambre voisine, on servait un dîner à
LA RUSSIE. 639
peu près semblable à une douzaine de religieuses qui étaient venues là en
pèlerinage, et , sous une longue voûte sombre et humide , plusieurs pauvres
se partageaient les chaudières de soupe et les morceaux de pain noir que la
charité du couvent leur distribue chaque jour.
La demeure des moines est spacieuse et élégante. Le mot de cellule est
trop modeste pour en donner une juste idée. Chacun d'eux a pour lui seul
une chambre à coucher, un cabinet qui lui sert d'oratoire, et un salon
de réception. J'ai trouvé là des tapis étendus sur le parquet, des canapés, des
gravures assez mondaines, et des livres; mais ces liyres ne donnent pas, à
vrai dire, une haute idée de Tinstruction des religieux. Plusieurs pauvres
prêtres d'Islande ont dans leur misérable cabane des ouvrages français, alle-
mands, danois. Dans le salon si paré et si coquet des moines de Troïtza, je
n'ai vu que des ouvrages russes, des recueils de sermons, des traités de théo-
logie, et quelques dissertations d'histoire.
Troïtza est pourtant le siège d'une de ces académies ecclésiastiques qui
remplacent en Russie nos séminaires. Elle fut fondée à Moscou en 1673, sous
le règne du tsar Théodore, frère aîné de Pierre-le-Grand. Ce n'était d'abord
qu'une simple école destinée à raviver les études du clergé, qui, par suite des
troubles politiques, étaient tombées dans un déplorable état de décadence. Dix
ans après, cette école fut agrandie et honorée du titre d'académie. Ses élèves
furent investis de plusieurs privilèges notables; ils ne reconnaissaient d'autre
juridiction que celle de leurs maîtres, et pendant tout le temps de leurs études
ils ne pouvaient être arrêtés que sur l'accusation d'un crime capital. Les pro-
fesseurs venaient pour la plupart de la Grèce; quelques-uns d'entre eux,
choisis par le patriarche de Constantinople, étaient des hommes d'une vraie
distinction, et rendirent d'importans services au pays où ils étaient appelés.
Les leçons se faisaient en grec et en latin.
En 1814, toutes les écoles du clergé ayant subi une nouvelle réforme, celle
de Moscou fut transportée à Troïtza. On y compte à présent quinze profes-
seurs et cent trente élèves. Cette académie ecclésiastique possède une biblio-
thèque de dix-huit mille volumes environ, parmi lesquels on remarque une
collection de Bibles dans toutes les langues connues, et un Pentateuque
hébreu écrit sur parchemin en 1142. La durée des études à l'académie est
de quatre années. Les deux premières sont consacrées à l'enseignement de
la philosophie, de ses divers systèmes et de son histoire, de la littérature
moderne et ancienne, nationale et étrangère, de l'histoire des autres peuples
et de celle de Russie. Les élèves doivent en outre suivre le cours de sta-
tistique, de géographie ancienne et moderne, de mathématiques, de sciences
naturelles, de langues grecque, française, allemande. Pendant les deux
autres années, ils étudient la théologie dogmatique, le droit canon, la po-
lémique, l'exégèse, l'archéologie biblique et ecclésiastique, et l'hébreu. Ce
programme d'études est assez large, malheureusement il est restreint dans
l'exécution par toutes les réserves politiques, historiques, religieuses , qui
entravent l'éducation en Russie, et surtout l'éducation du clergé. L'aca-
REVUE Vn MCX MONDES.
demie M d'aificwn placée en dehors des attributions du minlsfère èè Hn»
•traetion piibUqoe. Elle est régie par une conférence ecdésiasiiqiie soumise
à rmtpeetioB immédiate du mé€rop<^tain de Moscou. Elle a som sa dépen-
dance [quarante-une écoles de paroisse, quarante-une écoles de d{striet,et
neuf séminaires secondaires. Ceci m'amène à parler de TorganiSBtfon du
dergé riMse. Il est divisé comme on sait en deux classes, désignées sous les
noms de clergé noir et de clergé blanc.
Le dergé noir est celui qui se consacre aux pratiques de la vie religieuse
dans Tenceinte des couvens. Tous les moines, à quelque ordre spécial quHs,
appartiennent, portent une robe noire appelée talar, un grand chapeau noir,
rond , sans ailes , recouvert d'un voile noir pareil à celui d'une femme. La
^upart entrent dès leur jeunesse dans le cloître, y reçoivent leur éducatioii,
et montent de grade en grade. Les moines seuls peuvent arriver aux phn
hautes dignités ecclésiastiques. Ils justifient ce privilège par des études 0IIS
larges et plus fortes que celles du clergé blanc, par une existence plus austobe,
et vouée à un célibat perpétuel.
Les membres du clergé nommé par opposition clergé blanc portent nde
longue robe bnme boutonnée du haut en bas, recouverte d'un talar de la
même couleur, a larges plis et à larges manches. Ils laissent, comme les
moines, tomber leur barbe sur leur poitrine, et flotter leurs cheveux sur
leurs épaules. Leur tête est couverte d'un grand bonnet en velours ordind-
rement brun, quelquefois rouge, et orné d'une bande de fourrure. Lorsque
officient, ils se revêtent, ainsi que les moines, d'un costume beaucoup phâ
éclatant. Les richesses de nos églises catholiques ne sont rien, comparées i
odies des églises grecques. J'ai déjà parlé de ces couronnes de diafnans, de
MS bouquets d'émeraudes et de rubis qui ornent les images des saints, éè
ces lames d'or et d'argent qui recouvrent l'iconostase. Chaque cloître, chaque
grande église renferme un trésor, que la foule ne voit qu'en partie aux *
principales fêtes, mais que Ton déroule avec empressement les autres joins
aux regards des curieux. Ce sont les chasubles, les cliapes, les étotes dei
prêtres, les mitres des hauts dignitaires, tissues d^or et d'argent, parsemées
de perles et de pierres précieuses. Une grande salle du couvent de Troîtza est
du haut en bas remplie de ces vêtemens splendides , dons des prince» et des
empereurs, conservés depuis des siècles avec un singulier mélange d'orgueil
et de piété. Le moine qui nous conduisait d'armoire en armoire nous regaa^
dait de temps à autre , comme pour jouir de notre surprise et de notre adiqf-
ration. On e<lt dit une jeune femme étalant avec une joie naïve sa parure de
fiancée et ses robes de bal. La robe en laine grossière de saint Serge, plaoée
au milieu de ras richesses orientales comme un monument de l'antique bxh
milité des cénobites russes, Mt un étrange contraste avec les tissvs d'or et
de perles qui Feaieuvent. Plusieurs hommes du peuple qui s'étaient ffiMà
à notre suite dans la chambre du trésor posèrent avec respect leurs lèvrel
sur cette robe. Aucun d'eux ne s'avisa de rendre le même hommage à la eha*
subie ébtottkMaflte ê&ê archevêques et des métropolitains.
LA RUSSIE. 631
Les prêtres du clergé blanc sortent en grande partie des petits séminaires,
où ils ne reçoivent qu'une instruction très incomplète. Ils sont placés dans les
paroisses de campagne ou dans les domaines seigneuriaux, et portent le titre
de popes. Quelques-uns, ayant étudié dans les académies ecclésiastiques, ob-
tiennent par là le droit d'entrer dans un presbytère plus important, et d'ar-
river au rang des protopopes, qui remplacent à peu près nos curés de canton.
Dès leur entrée en fonctions, tous doivent être mariés; s'ils deviennent veu£s,
ils ne peuvent se remarier de nouveau , et sont forcés d'abandonner leurs
cures pour se retirer dans un couvent. Aussi n'y a-t-il pas de femme plus
cboyée que la femme d'un pope russe, et pas un sort n est plus enviable que
le sien dans les conditions obscures de la vie. Elle peut être tant qu'elle vou-
dra nerveuse et capricieuse : son mari, si rude qu'il soit, se gardera bien de
contrarier ses fantaisies. Au moindre danger qui la menace, il a peur de
perdre avec elle ses joies paternelles, son toit, sa liberté. La pauvre femme»
de son côté , a grand intérêt à ménager les jours de son mari , car, s^ vient
à mourir, elle est forcée de quitter l'bumble domaine qui entoure le presbytère,
et se trouve seule dans le monde , sans ressource aucune et sans autre espoir
que celui de rencontrer par basard quelque jeune prêtre qui, au sortir du
séminaire, daigne l'épouser.
Pour se consoler de leur retraite et de leur célibat, les popes qui entrent
au couvent après leur veuvage ont une perspective qui leur était rigoureu-
sement fermée tant qu'ils vivaient dans les liens du mariage. Ils peuvent alors
aspirer aux titres suprêmes de la hiérarchie ecclésiastique; mais il est. rare
qu'ils s'abandonnent à cette pensée ambitieuse, et bien plus rare encore qu'ils
la réalisent. Leur savoir est trop borné, leurs habitudes sont trop rustiques,
pour qu'ils puissent décemment remplir quelques fonctions élevées. Le pro-
grès qui se manifeste de toutes parts en Russie n'a pas encore pénétré dans
les rangs du bas clergé, ou, s'il commence à y pénétrer à présent, on n'en
distingue pas encore les résultats. Tels les popes étaient il y a deux siècles,
tels ils sont pour la plupart aujourd'hui, incultes et sans élan, conservant des
mœurs grossières ou souillés de vices impardonnables. Les Russes repro-
chent à notre clergé de s'immiscer dans l'examen des questions politiques,
dans les actes du gouvernement, et ils ne remarquent pas que, si nos prêtres
sont parfois un peu trop ambitieux, les leurs tombent de plus en plus dans
une nullité désespérante; que les nôtres sont les premiers maîtres de l'enfance,
les premiers instituteurs du peuple, et que les leurs n'exercent pas la moindre
influence sur les communautés confiées à leur direction; que notre clergé
enfin est souvent à la hauteur des idées les plus avancées de l'époque, et que
le leur est en arrière de toutes les classes civilisées de la Russie. Non certes,
il n'y a pas de danger que les pauvres popes s'avisent jamais de commenter
les articles d'un ukase impérial et d*ea entraver l'exécution; mais leur sou-
mission absolue aux lois du pouvoir temporel n'est point le résultat d'une
humilité éclairée : c'est le fait d'une ignorance passive, impuissante et rési-
gnée. Dans beaucoup de presbytères» les Jfoj^ ut i» disû^gttfiit de leurs
632 REVUE DES DEUX MONDES.
paroissiens les plus grossiers que par leur robe et leur coiffure. Le paysan les
respecte quand il les voit à Téglise; hors de là, il les traite avec une insul-
tante familiarité. Il y a parmi le peuple russe des sarcasmes particuliers, des
proverbes injurieux qui ne tombent que sur les popes, des superstitions qui
les offensent et qui se perpétuent de siècle en siècle. Qu*un Russe prêt à en-
treprendre un voyage rencontre sur sa route un pope , il regarde cette appa-
rition comme de mauvais augure et crache à terre pour détruire l'influence
sinistre qui le menace. Qu'on invite à s*asseoir à table un Russe qui a déjà
dîné : Croyez-vous, dit-il, que je sois un pope, pour dtner deux fois?
L'éducation religieuse que les popes donnent aux enfans n'exige pas de leur
part de grandes connaissances. Ils remplacent le raisonnement par la prière,
l'instruction par les pratiques traditionnelles. A peine un enfant est-il né,
qu'au risque de le faire mourir on le plonge trois fois dans l'eau du baptême
au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit; à peine a-t-il l'usage de la pa-
role, qu'on l'oblige à se confesser et qu'on l'admet à la communion. Quel-
quefois même, quand il tombe malade, on lui donne la communion comme
un remède temporel. Les pauvres popes ne peuvent pas enseigner ce qu'ils ne
savent point. Dans les séminaires , ils ont appris machinalement par cœur
quelques résumés d'histoire et de géographie en latin et en russe sans y
recueillir aucune idée. Ils s'en tiennent à la lettre même des leçons qu'on leur
donne et ne poussent pas plus loin leurs investigations; les dogmes de l'église
leur sont expliqués avec une précision minutieuse , systématique , et quand
ils subissent un examen, ils n'ont qu'à répéter mot pour mot les réponses
qu'ils ont dû graver dans leur mémoire; il ne leur est pas permis de s'écarter de
la ligne rigoureuse qui leur est tracée, de se laisser aller à une fantaisie de sym-
bole ou de dissertation. Un jeune écrivain allemand (1) qui a passé plusieurs
années en Russie cite un curieux exemple d'un de ces examens. Les jeunes
séminaristes sont réunis autour d'une urne qui renferme diverses questions
écrites en latin; l'un d'eux pi'end celle-ci : Quid est angélus?
Lb Pbétbe. — Bien; dites-moi, je vous prie, qu'est-ce qu'un ange?
L'ÉLÈVE. — C'est un esprit saint qui sert Dieu dans le ciel.
Le Prêtre. — C'est juste. Combien y a-t-il d'anges au ciel ?
L'ÉLÈVE. — Il y en a une quantité qu'il serait difficile d'énumérer.
Le Prêtre. — Pardon; on peut très bien l'énumérer. Qui d'entre vous
peut me dire combien il y a d'anges au ciel?
Un autre élève. — On en compte douze légions.
Le prêtre. — Et combien dans chaque légion ?
L'ÉLÈVE. — Au temps où la Bible fut écrite, chaque légion se composait
de quatre mille cinq cents anges.
Le prêtre. — Prenez la craie et faites-nous sur le tableau cette multipli-
cation.
(t) Kobl, BHieniminrnrenwnRusikmdund Polen.
LA RUSSIB. 633
Uélève multiplie quatre mille cîaq cents par douze et montre un total de
cinquante-quatre mille.
Le pbétbe. — Bien. De quel sexe sont les anges?
L'ÉLÈVE. — Il serait difGcile de le dire au juste.
Le PBETBE. — Cest vrai ; mais quelle est leur forme extérieure.^ Ressemble-
telle à celle du sexe masculin ou féminin , ou, pour m'expliquer plus claire-
ment, quels vétemens portent-ils quand ils se montrent aux hommes?
L'ÉLEVÉ. — Des vétemens qui tiennent le milieu entre ceux de Tun et
l'autre sexe, une sorte de robe flottante.
Le pbétbe. — Très bien.
Les popes sont pauvres, et cette pauvreté est une des causes radicales du
peu de respect que les paysans leur témoignent, et bien souvent des vices
qu'on leur reproche. Ils cultivent eux-mêmes, pour en tirer tout le produit
possible, l'enclos et les champs joints à leur presbytère. Us vivent, comme le
paysan, d'une vie de labeur, et, quand ils en trouvent l'occasion, oublient,
comme le paysan, avec la cruche de quass et le flacon d'eau-de-vie, le poids
de leur misère. Tout en condamnant leur ignorance, leurs habitudes gros-
sières, on ne peut en vérité s'empêcher de regarder avec un sentiment de
sympathie et de pitié ces pauvres prêtres sans force et sans pouvoir, humbles
d'ailleurs , patiens, et pleins de tolérance. Le simple serf les traite souvent à
peu près comme ses égaux , le gentilhomme affecte à leur égard une supé-
riorité dédaigneuse , la loi civile ne leur reconnaît aucun privilège. Ils peu-
vent être, comme tous les sujets de l'empire russe, envoyés en Sibérie, dé-
pouillés de leur caractère sacerdotal, et condamnés à servir dans l'armée
parmi les simples soldats.
Le clergé noir, qui a fait son éducation dans les couvens, est en général
instruit, éclairé, et, sous tous les rapports, beaucoup plus respectable et plus
respecté que celui des campagnes, quoique la chronique scandaleuse mêle
parfois des cloîtres d'hommes et de femmes à de singulières histoires. Cest
œ clergé qui enseigne, qui écrit , et occupe exclusivement les grandes dignités
ecclésiastiques. La plus élevée était autrefois celle de patriarche. Au xvi"" siè-
cle, les patriarches marchaient presque de pair avec les tsars et pouvaient
entraver leur pouvoir. L'empereur de Russie n'a plus à craindre une telle
rivalité; il est lui-même le chef souverain, le patriarche de son église. Il la
dirige et la gouverne comme bon lui semble. Toutes les affaires ecclésiastiques
doivent être, il est vrai, traitées par une sorte de sénat spécial composé de
plusieurs prélats, et qui porte le titre de saint-synode. Le président actuel du
saint-synode est un colonel de cavalerie aide-de-camp de l'empereur : je laisse
à penser ce qu'il reste de liberté au vénérable sénat sous ce régime militaire.
Le plus haut titre qui existe à présent en Russie est celui de métropoli-
tain. Il y a un métropolitain à Moscou, un autre à Kleff, un troisième à Pé-
tersbourg. Les deux premiers ont les sièges les plus anciens; le troisième
occupe , par sa résidence dans la capitale, le plus important. Viennent en-
63i REVUE DES DEUX MONDES.
suite les archevêques et évéques de première , seconde et troisième dasse.
Au-dessous des évéques sont les archimandrites, ou ahbés des couvens; après
eux la hiérarchie ecclésiastique compte encore les protopopes, les popes, les
archidiacres, les diacres et les sacristains.
Tous les grands dignitaires qui offlcient dans les églises avec des vétemens
d'or et d'argent, des mitres chargées de perles et de pierreries, et auxquels
on prodigue dans la conversation , dans les lettres qu'on leur adresse, les
titres de saint et de très saint, ne reçoivent qu'un traitement très modique.
Celui des métropolitains ne s'élève pas à plus de 4,000 francs par an, celui
des archevêques ne dépasse pas 3,000. On leur assigne, il est vrai, encore une
part dans les rentes de certains couvens, on leur donne une maison en ville,
une maison à la campagne, et ils perçoivent, comme les simples prêtres, un
droit de casuel pour les mariages, baptêmes, enterremens auxquels ils assifr*
tent; mais tout compté, bon an mal an , le revenu du métropolitain ne peut
guère être évalué qu'à 30,000 francs, et celui de l'évêque à 10,000.
Plusieurs hommes ont illustré ce clergé par leur savoir et leurs travaux.
D'une de ses académies sont sortis le premier poète russe, Lomonosoff, et le
premier orateur de l'église russe, Platon. Malgré le haut rang qu'il occupe et
la considération qui l'entoure, ce clergé me semble, comme le clergé blanc,
isolé du mouvement général de la nation, et comme lui arrêté forcément
dans une situation passive et stationnaire. Tant qu'il en sera là , il pourra
entretenir le goût des pratiques extérieures chez les fidèles prosélytes de la
religion grecque, inculquer à leur esprit la croyance aux miracles et le res-
pect des images saintes; mais je ne pense pas qu'il exerce une grande in»
fluence sur le développement moral et intellectuel du peuple.
Les églises russes sont pour la plupart bâties sur un modèle uniforme. A
l'extérieur, elles présentent un édifice carré sur lequel surgit une haute cou-
pole ronde, massive, appuyée sur un rang circulaire de colonnes, surmontée
d'une croix posée sur un croissant, symbole sans doute du triomphe de la
religion grecque, de l'asservissement des Mongols et des hordes tartares; à
chaque angle, une coupole plus petite s'élève', peut-être en l'honneur des quatre
évangélistes, autour de la grande, qui représente l'image suprême du Christ.
Quelquefois il n'y a que trois coupoles représentant la Trinité. Les unes sont
peintes en bleu et parsemées d'étoiles d'or comme la voûte du ciel , d'autres
argentées, et la plupart dorées. De loin , on les voit s'élancer au-dessus des
villes et des villages, scintiller comme une flèche ardente au milieu d'une
enceinte de remparts, briller eomme une auréole à l'horizon. A l'intérieur
s'offire une nef étroite, obscure, covpée par d'énormes piliers et revêtue du
haut en bas d'images peintes sur un fond d'or, de figures gigantesques de
saintSt d'apôtres qui étendent de longs bras et tournent de grands yeux som-
bres vers l'assemblée. Point de sculptures, le dogme grec les rejette, mais
une quantité de tableaux vieillis, noircis, où l'on ne voit que les mains et le
visage; la resta du corps est recouvert d'une plaque d'argent ou de vermeil
fui imita ks plis>oniulayT4'4in «êtament; la t^ est entourée d'un cercle d'or
LA ftcssm. <3&
OQimpact ou de plusieurs rayons de diamans; le cou et la j^itrîne sont très
souveat parsemés de sapliirs, de rubis et d'émeraodes. Devant chacune de
œs images sont suspendues des lampes d'ai^nt que Ton allume aux jours
de fête, des candélabres où des fidties font brûler des cierges pour honorer
le saint qu'ils invoquent ou pour donner plus d'efficacité à leur prière. Par-
fois ceux qui accomplissent cette œuvre pie se trouvent à une grande distance
da lien vénéré auquel ils consacrent leur hommage. Quand je partis de
Pétersbourg pour Moscou, un Russe, qui venait de gagner un procès, me pria
de faire brûler pour lui un cierge devant l'image de la Vierge qui orne la
cathédrale de TAssomption. Il y a des cierges à tout prix, pour toutes les
fortunes et tous les degrés de piété et de reconnaissance. C'est l'église elle-
même qui les vend , c'est le sacristain qui en recueille les restes pour les
fondre de nouveau.
Mais toutes les richesses qui revêtent les murailles ne sont rien encore,
comparées à celles de l'iconostase , hante et large barrière qui s'étend sur
toute la longueur de la nef et s'élève parfois jusqu'à la voûte. C'est, comme
son nom l'indique, une galerie d'images, ornées seulement de dorures dans
les petites églises, couvertes, dans les grandes cathédrales, de tout ce que la
dévption a pu imaginer de plus splendide, et la générosité des empereurs,
de plus éblouissant. Il y a trois portes à cette barrière : celfes de droite et de
gauche s'ouvrent facilement aux curieux; celle du milieu, qu'on appelle la porte
impériale, est presque toujours close: l'empereur et les prêtres qui officient ont
seuls le droit de la franchir. Derrière cet iconostase est le sanctuaire. A
l'heure de la messe, le prêtre est là devant l'autel qui dit les prières, fait les
invocations, mêle dans le calice le pain et le vin. Pendant ce temps, les moines
et les autres prêtres chantent dans le chœur. Leur chant n*est pas accom-
pagné comme le nôtre de l'harmonie solennelle de Torgue et ne se compose
pas d'autant de psaumes et de versets. C'est, du commencement à la fin de
l'office, la répétition presque continue de deux seuls mots, gospodi pomilui
( Kyrie eleison), modulés sur tous les tons, depuis la basse la plus vibrante
jusqu'au fausset le plus aigu; puis une longue prière pour l'empereur et l'im-
pératrice, pour leurs fils et leurs filles , leurs gendres et leurs parens.
Au moment de la consécration, la porte sacrée de l'iconostase s'ouvre; on
aperçoit le prêtre penché sur son calice, le sanctuaire resplendissant d'or et
de lumière. Les fidèles se jettent la face contre terre, se relèvent, se proster-
Bent de nouveau et redoublent leurs signes de croix. Us n'apportent point de
KTrés de prière à l'église et n'unissent point leur vohc au chant des prêtres;
ils répètent seulement à voix basse le Kyrie eleison et manifeste»! leur piété
par des prosternations et des signes de croix continua. La mease finie, le
ptétre s'avance au bord de la nef et bénit l'assemblée au nom de la Trimié
et de la Vierge, de saint Jean, de saint Joseph et de sainte Anne, de saint
Antoine et de saint Nicolas et de tous les saints ermites.
Il n'y a pas de peuple qui reçoive plus de bénédictions aacerdotalea que le
636 RBVUE DBS DEUX MONDES.
peuple russe. Il lui en faut pour lui et pour ses alliés, pour les maisons qu'il
habite et la terre qu'il cultive, pour ses moissons et ses bestiaux, pour tout
ce qu'il fait et tout ce qu'il veut entreprendre. Le 6 août de chaque année, les
églises sont pleines de pommes et de poires que les prêtres bénissent. Jusque-
là aucun vrai croyant n'aurait osé manger un fruit. A peine la cérémonie re-
ligieuse est-elle terminée, que tout le monde se précipite sur les corbeilles
arrosées par la main du prêtre. Chacun s'en va les poches et les mains pleines,
savourant, dévorant ces fruits consacrés. Ce n'est pas une sensualité gros-
sière qui anime toute cette foule, ce n'est pas un hommage qu'elle rend à la
païenne Pomone , c'est un sentiment de foi et de piété qui la domine. T e
6 janvier, on bénit les fleuves et les rivières. Le prêtre s'avance en grande
pompe sur le rivage, fait faire une ouverture dans la glace, et y plonge par
trois fois une croix en récitant des prières. Aussitôt les femmes accourent
avec des vases, des seaux pour puiser cette onde consacrée; les hommes se la
disputent et la boivent à longs traits. On se presse, on se heurte, on s'arrache
les verres et les bouteilles. C'est une lutte de plusieurs heures, une lutte entre
la force et l'adresse, l'audace et l'habileté. Une fontaine de vin coulant sur
l'une de nos places publiques un jour de fête nationale ne produirait pas plus
de rumeur.
Cette même église, qui bénit tant de choses, a aussi ses heures de malé-
diction. Il y a un certain jour où, dans la cathédrale de Pétersbourg, au
milieu d'une assemblée nombreuse, le chantre de l'église qui a la voix la plus
éclatante prononce tour à tour les noms des hérétiques les plus célèbres, les
noms des hommes qui ont jeté le trouble et le désordre dans l'empire russe :
le nom de Boris Godunow, qui usurpa le trône des tsars; de Mazeppa, le
fougueux chef des Cosaques; de Pugatscheff, qui se fît passer pour Pierre III,
et à chaque nom il jette le cri d'anathème, qui résonne sous toutes les voûtes.
L'église est ce jour-là resplendissante de lumières et inondée d'encens comme
pour une grande fête. Le métropolitain est à Tautel , revêtu de ses habits
sacerdotaux; un chœur d'enfans répète d'un ton plaintif et mélodieux la sen-
tence d'anathème. A peine cette série de condamnations est-elle terminée,
que les prêtres recommencent à bénir le peuple et l'état , et tous les princes
de la maison de Romanow, depuis le premier tsar de leur race jusqu'à l'em-
pereur régnant , car la religion grecque est une religion de paix et de man-
suétude. Les saints qu'elle vénère le plus sont surtout ceux qui ont vécu
dans une humble retraite, construit des couvens, pratiqué les pieuses leçons
de la charité chrétienne. Elle a dans ses cérémonies des invocations spéciales
pour les saints ermites, et l'évangéliste qu'elle préfère , c'est saint Jean , le
disciple bien-aimé de Dieu (1). Je ne connais qu'un seul grand acte de persé-
cution qu'on puisse réellement attribuer à Téglise gréco-russe, c'est celle que
(1) Dans les livres religieux du culte grec, l'Évangile de saint Jean est toujours
placé en tète des autres.
LA RUSSIE. 637
l'archevêque de Novogorod exerça vers la fin du xv* siècle contre la secte
juive (I). Les autres turent l'œuvre d'un gouvernement qui, sous une appa-
rence de zèle religieux, cachait une intention de conquête et une idée de sou-
veraineté absolue. L'église même a mis l'épée dans le fourreau et s'est vouée
à une existence passive : elle écrit peu et prêche peu. Du commencement à
la fin de l'année, elle répète son cri de miséricorde , son Kyrie eleison, et
n'enseigne à ses prosélytes que des pratiques d'humilité. Subjuguée dès les
premiers siècles de son origine par le despotisme de l'Orient, et privée par son
schisme du puissant appui qu'elle aurait trouvé dans la papauté, elle n'a pu,
comme l'église de Rome, se mêler aux grandes agitations sociales du moyen-
âge, intervenir dans la cause des peuples et des roi^, distribuer des empires
et briser des couronnes. Les tsars moscovites ont assoupli le clergé russe à
leur volonté, et en ont fait un instrument de leur ambition ou -un jouet de
leur caprice. Au xvi" siècle, Ivan IV, surnommé à juste titre le terrible,
chassait les métropolitains de leur siège, jetait en prison ceux qui avaient le
courage de condamner ses crimes, pillait les églises, enlevait les trésors des
couvens. L'archevêque Levnidas, deNovogorod, ayant refusé de consacrer le
quatrième mariage d'Ivan, le farouche grand-duc le fit coudre dans une peau
d'ours et déchirer tout vivant par des chiens. Après avoir répudié trois
femmes, assassiné son fils, il insultait encore à la religion, en envoyant,
comme une suffisante expiation de ses scandales , une aumône aux quatre
patriarches d'Orient.
Sur la fin de son règne , ce prince cruel gouvernait le clergé de ses états
avec un pouvoir absolu. Il avait enlevé aux évéques leurs privilèges de juri-
diction , il assemblait lui-même les conciles et décidait en dernier ressort de
toutes les affaires spirituelles. Les prélats devaient obéir à ses ordres comme
s'ils venaient de Dieu même, et, par un ukase du 12 avril 1552, il institua
un tribunal de laïques pour veiller à la moralité des prêtres (2). L'ordonnance
qu'il rédigea pour ce tribunal est un des documens historiques les plus
curieux qui existent. Elle se compose de cent articles, et offre une triste
peinture de l'ignorance, de la superstition et de la grossièreté de mœurs
de la Russie au xvi'^ siècle (3). Qu'il nous soit permis d'en citer quelques
(1) Cette secte professait un dogme mêlé de judaïsme et d'athéisme. Elle fit de
rapides progrès, et, pour la détruire, ou eut recours aux moyens les plus barbares.
L'archevêque de Novogorod condamnait les hérétiques à d'affreux supplices, et
quelquefois les faisait jeter sur des bûchers ardens.
(2) J'emprunte la plupart de ces détails à un ouvrage très intéressant qui doit
paraître prochainement en français et en allemand : De V Eglise ruthénienne et de
$9$ rapports avec le saint-siège, pgr M. Aug. Theiner. Chez Déhécourt.
(3) On a publié, il y a quelques années, à Londres, un autre document qui donne
une singulière idée de l'ignorance ou de la fourberie des prêtres russes. C'est un
passeport pour Tautre monde délivré, le 30 juillet 1541, par un métropolitain do
Kieff, et adressé directement à saint Pierre. Les prêtres accordaient ces recomman-
TOMK I. 41
638 REVUE DES DEUX MONDES.
passages. Nous choisissons de préférence ceux qui se rapportent au clergé^
afin de ne pas nous écarter de notre sujet. L'article 4 est ainsi conçu:
« Ce n*est point le salut de son ame qu'on va chercher dans les couvens, mam
bien le repos et les jouissances corporelles. Les archimandrites traitent dans
leurs cellules des convives étrangers; les moines ont des domestiques; ils ne
rougissent pas de faire venir des femmes; ils vivent dans la joie et les plai*
sirs , et dissipent les biens des couvens. Désormais il n'y aura qu'une table
dans chaque couvent, les moines devront congédier leurs jeunes dômes*
tiques , et s'abstenir de rechercher aucune femme; ils ne devront avoir ni vin
ni hydromel, et ne pourront aller courir les villes et les bourgades pour pass^
le temps. ^
A Farticle 1?, il est dit : •« Le clergé devra veiller particulièrement à ce que
certains abus honteux et dignes du paganisme disparaissent entièrement.
Ainsi, lorsqu'un combat judiciaire doit avoir lieu, on voit des sorciers pré*
tendre lire dans les étoiles à qui sera la victoire. Ces hommes de peu de foi ont
entre Ves mains d'absurdes livres aristotéliques et astrologiques, des zodiar
ques, des almanachs et autres ouvrages qui ne sont remplis que d'une science
païenne. Le jour de la Pentecôte, ils versent des pleurs, poussent des cris, se*
répandent dans les cours des églises, hurlant et sanglotant, frappant de»
mains et chantant des chansons diaboliques. Le matin du jeudi saint, ils
brûlent de la paille et appellent les noms des morts; les prêtres mettent du
sel sur l'autel, et cherchent à guérir les malades avec ce sel. De faux prophètes
courent de village en village, nus, sans chaussure aux pieds, les cheveux épar»;
ils tremblent de tout leur corps, se roulent par terre, et racontent des apr
paritions de saint Anastase et autres. Des troupes de possédés, qui s'élèveel
quelquefois jusqu'à cent hommes , tombent tout à coup dans un villagey
vivent aux frais des habitans, s*enivrent, et finissent par dépouiller les voya-
geurs. Les enfans des boyards fréquentent en foule les cabarets, où ils perdent
tous leurs biens aux jeux de hasard. Les hommes et les femmes vont en-
semble aux bains , et l'on a vu des moines ne pas rougir d'y aller avec chas
nonnes. On achète, dans les marchés, des lièvres,. des canards et des coqs
datioDs pour le paradis à prix d*argent et plus ou rooiDS cher, selon le rang et la for-
tune de ceux qui désiraient emporter un tel sauf-conduit dans leur cercueil. Yuici
la forme dans laquelle elles étaient ordinairement conçues : « Je soussigné, évêque
ou prêtre de , reconnais et certifie que N , porteur de ce billet, a toujours
vécu parmi nous en vrai chrétien, faisant profession de la religion grecque, et,,
quoiqu'il ait quelquefois péché, il s*en est confessé et a reçu Tabsolulion, la commu-
nion, et la rémission de ses péchés. Il a honore Dieu et les saints, il a jeûne et prié
aux heures et saisons ordonnées par Téglise, il s'est fort bien gouverné avec moi,
qui suis son confesseur, en sorte que je n'ai point fait dlflicullé de Tabsoudre de ses
péchés et n'ai pas sujet de me plaindre de lui. En foi de quoi lui avons expédié le
présent certificat, afin que saint Pierre, le voyant, lui ouvre la porte étemelle. »
(British and Ibreign Revvew, juillet 1889.)
LA RUSSIE. 639
de bruyère étouffés; on mange du sang et des boudins, coiUrairement aux
lois écuméniques; on suit les usages des Latins, on se rase la barbe, on coupe
ses moustaches, on porte des vétemens étrangers, on jure parle saint nom de
Dieu; enGn, et c'est là ce qu'il y a de plus déplorable, ce qui attire sur un
peuple la colère de Dieu, la guerre, la famine , la peste, on se livre à la so-
domie. »
Plus loin , le grand-duc ajoute : « De toutes ces coutumes hérétiques, il n'en
est pas de plus condamnable que celle de se raser la barbe. L'effusion de tout
le sang d'un martyr ne saurait racheter cette faute. Raser sa barbe pour
plaire aux hommes, c'est violer toutes les lois, et se déclarer l'ennemi de
Dieu , qui nous a créés à son image. » Cent ans plus tard , Pierre-le-Grand
voulait obliger les Russes à se raser la barbe. De toutes les réformes qu'il osa
tenter, celle-ci était sans aucun doute l'une des plus hardies.
En 1581, Boris Godunow, qui avait besoin de l'appui du clergé pour se
faire pardonner le meurtre de son souverain légitime et affermir son usur-
pation, institua de son autorité privée le patriarcat de Moscou, et consacra
lui-même dans l'église du Kremlin le prélat investi de cette dignité. « Très
saint père, lui dit-il en lui mettant la mitre sur la tête et la crosse dans la
main , très digne patriarche, père de tous les pères, premier des évéques de
toute la Russie, patriarche de Russie, "Wladimir, Moscou , etc., je te donne le
pas sur tous les évêques, je le confère le droit de porter le manteau de pa-
triarche , la calotte d'évêque et la grande mitre , et ordonne qu'en tout mon
pays tu sois reconnu et honoré comme patriarche et frère de tous les patriar-
ches. » Cette institution, qui n'avait d'autre arbitre que celui du pouvoir tem-
porel, ne devait pas fort embarrasser, comme on le voit, les successeurs de
Boris Godunow. Aussi , lorsque Pierre T"" en vint à songer qu'il ne lui serait
pas inutile de joindre à son autorité de tsar l'autorité suprême de patriarche,
H n'eut besoin que d'un léger subterfuge pour s'emparer de ce nouveau pou-
voir. En 1720, il rassembla à Moscou les métropolitains, archevêques et évê-
ques de son empire, et leur demanda s'ils voulaient s'unir à l'église romaine.
'Sur leur réponse négative, il s'écria : « Je ne reconnais d'autre légitime pa-
triarche que le patriarche de l'Occident, le pape de Rome, et puisque vous
tie voulez pas lui obéir, vous n'obéirez qu'à moi seul. » Puis il lut les nou-
Teaux statuts du saint-synode. Tous les assistans les signèrent et jurèrent de
les observer.
Depuis ce temps, les souverains russes sont restés maîtres absolus de
Téglise. Le saint-synode n'est qu'une assemblée délibérante à laquelle on
abandonne tout au plus certains droits administratifs. C'est l'empereur lui-
même qui tranche les questions importantes et juge les cas litigieux; c'est
lui-même qui assigne à ses fidèles suj^s wiTang dans ce monde et une place
éternelle dans l'autre. Par «ae ângultère condeseendanee, l'église rosse ne
Teeomiait d'autres saints qne eeiix qui ont été canonisés avant le schisme
d'Orient, mais l'empereur peut lui-même, par le simple fait d'une ordon-
41.
640 RBVL'B DES DEUX MONDES.
fiance que saint Pierre est tenu de respecter, créer des légions d'élus aux-
quels il donne seulement le titre de bienheureux. Cliacun de ces bienheureux
a quelque vertu spéciale; celui-ci protège les pèlerins, celui-là vient en aide
aux plaideurs, cet autre est très utile dans un accès de fièvre. Les moines re-
cueillent avec soin les ornemens de ces bienheureux de création impériale et les
offrent aux regards de ceux qui le demandent moyennant un léger salaire. II
n'y a pas long-temps qu'en ouvrant le caveau d'une cathédrale, celle de Novo.
gorod, si je ne me trompe , on y trouva le corps d'un métropolitain parfaite-
ment conservé. Là-dessus grand miracle, rapport du saint-synode, décision
de l'empereur qui appelle à l'état de bienheureux le prélat honoré si visible-
ment de la faveur du ciel; on transporte pompeusement les membres du
nouvel élu dans une ch.lsse splendide; mais à peine avaient-ils été exposés à
l'air, qu'ils tombent en poussière. Cette première déception en amène une
autre; on s'enquiert des vertus du défunt, et l'on apprend par la rumeur pu-
blique que c'était un homme fort vicieux qui n'avait eu d'autre ambition que
celle de vivre joyeusement sur cette terre sans s'inquiéter de ce qui lui arri-
veraitdans le ciel. Nouveau rapport à l'empereur, qui, cette fois, se fâche sérieu-
sement et publie un autre ukase par lequel il destitue l'impudent métropoli-
tain de ses fonctions de bienheureux et condamne son vil cadavre à être
transporté en Sibérie. Voilà comment les souverains de Russie gouvernent
les affaires religieuses. Dieu lui-même n'a plus guère à s'en occuper; ils met-
tent le ciel dans leurs églises et l'enfer dans leur Sibérie.
Cependant, en Taunée lâ95, l'union projetée depuis long-temps entre l'église
romaine et l'église ruthénienne (1) fut accomplie. Les ruthéniens conser-
vaient leur rituel en langue slavonne et leurs offices grecs; leurs prêtres
conservaient le privilège de se marier, mais ils se soumettaient à l'autorité
pontificale et la reconnaissaient journellement en associant le nom du pape
à leurs prières; de là les persécutions exercées par les souverains russes. Ca-
therine II , cette Sémiramis si honteusement adulée par les philosophes du
XVIII* siècle, Catherine II ne pouvait se résigner à l'idée de voir des prêtres
de son empire admettre une autre suprématie que la sienne et prier pour un
autre pouvoir. Elle engagea la lutte avec l'église ruthénienne, cette humble et
pacifique église, et la poursuivit opiniâtrement, tantôt par la ruse, tantôt par
^ la violence. Il y a dans le crime une sorte d'ivresse fatale, ou, pour mieux dire,
un commencement de justice providentielle qui pousse le coupable d'égarement
en égarement jusqu'à ce qu'il ait comblé dans son aveugle délire la mesure de
ses forfaits. Le partage de la Pologne fut un de ces crimes honteux qui jettent
une tache ineffaçable au front de ceux qui l'ont commis; il entraîna à sa suite
(1) L'église riilhénienne comprenait les év^chés de Kieff, Léopol, les provinces
de la Podolie et de la Yolbynie, une partie du palatinat de Lubl'm , et les gouverno-
meus de Smolensl^ , Czernikow, Poltawa , Karkow et Ecatherinoslaw, en tout plus
de dix millions d'ames
LA RUSSIE. 64t
mille autres crimes dont le îzoïiverneinent russe ne se lavera jamais. Par sa
première et sa seconde spoliation, Catherine s'emparait de la plus grande partie
des paroisses ruthéniennes; elle avait solennellement promis de respecter les
privilèges et le culte religieux de ses nouveaux sujets (1); à peine les eut-dile
asservis à son joug, qu'elle oublia tous ses sermens. Les prêtres de Téglise m*
thénienne furent circonvenus de toutes parts. Pour les ébranler dans leur foi
et les rendre parjures à leurs engagemens, on employait tour à tour les offres
et les menaces. S'ils résistaient aux harangues pompeuses des émissaires de
Catherine, on les chassait de leurs presbytères, on les jetait dans les cachots^
Les gouverneurs des provinces avaient ordre de les traiter militairement, et
ils exécutaient cet ordre à la lettre. Les couvens du clergé-uni étaient frappés
d'interdiction ou dépouillés de leurs biens, les prélats arrachés violemment de
leur siège , les humbles pasteurs de campagne remplacés dans leur chapelle
par des prêtres schismatiques, et envoyés comme des malfaiteurs en Sibérie.
En vain le monde catholique se montra-t-il tout ému de ces persécutions , en
vain le pape et l'impératrice Marie-Thérèse essayèrent-ils, par leurs lettres et
leurs exhortations, d'en adoucir la rigueur : Catherine était sourde à toutes
les remontrances. Elle voulait être le patriarche absolu de son empire; quel
patriarche! Les arrêts d'une juridiction servile, le knout, les bannissemens,
les pillages et les cruautés de toute sorte, servirent ses ambitieux desseins.
En 1774, le Journal historique et littéraire de Luxembourg disait : « La re-
ligion catholique a beaucoup souffert dans la partie de la Pologne qui vient
d'être soumise à l'impératrice de Russie. On a enlevé plus de douze cents églises
aux Grecs-unis pour les donner aux schismatiques. » En 1795, l'archevêque
schismatique de Mohilew annonce « que dans Tespace d'une année, grâce
aux sages dispositions de l'impératrice de toutes les Russies, plus d'un mil-
lion de ruthéniens-unis des deux sexes et de toutes les classes ont été ramenés
à la foi russe. » EnGn, on a fait le calcul que dans le cours de vingt-trois
années (1773-1796) l'église unie de Russie avait perdu cent quarante-cinq
couvents, neuf mille trois cent seize paroisses et huit millions de fidèles.
Sous le règne de Paul V et d'Alexandre, cette malheureuse église , ainsi
froissée, appauvrie, écrasée, retrouva quelque repos et respira plus librement,
Alexandre avait l'ame noble et généreuse. !Nous en avons eu la preuve en
France, à l'époque de la restauration, lorsqu'il tempérait par son pouvoir et
calmait par sa douceur les exigences de l'Angleterre et la brutalité sauvage
de Bliicher. Les idées de mysticisme qu'on lui a si amèrement reprochées
's'alliaient dans son cœur à de hautes idées de philantropie et de liberté
sociale, et ce n'est pas lui qui aurait voulu troubler la conscience de ses
sujets par l'unique désir d'ajouter un prestige de plus à son pouvoir.
Les persécutions contre le clergé ruthénien ont recommencé sous le r^e
(1) Manifeste publié à Saint-Pétersbourg , le 5 septembre 1772. Traité de Grodna
du 13 juillet 1793.
6lt REVUE DES DEUX MONDES.
de Nicolas, non point, comme on l'a prétendu, après la révolution de Po-
logne, mais dès Tannée 1830, et cette révolution n'a fait que donner au tsar
un nouveau prétexte pour continuer ses rigueurs. Tout ce qui avait déjà été
essa3'é avec tant de succès par Catherine : astuce et menaces, système de
séduction et d'intimidation, harangues des missionnaires, ordonnances des
gouverneurs , arrêts d'exil et d'emprisonnement, tout a été renouvelé maintes
fois dans les derniers temps. Dans cette œuvre de violence et d'oppression,
Tïicolas n'a pas, nous devons le dire, le mérite de l'invention; il n'a fait que
suivre la route frayée par sa noble aïeule, mais il l'a suivie avec une merveil-
leuse opiniâtreté, et il l'a embellie de plusieurs ukases assez ingénieux.
£n 1833, il a remis en vigueur une ordonnance de Catherine promulguée
en 1795. Cette ordonnance prescrit « de punir comme rebelle tout catholique»
prêtre ou laïque, de condition obscure ou élevée, toutes les fois qu'on le verra
s'opposer, soit en paroles, soit en action, au progrès du culte dominant, ou
empêcher, de quelque manière que ce soit, la réunion à l'église russe de fa-
milles ou de villages séparés. »
Appuyés sur le texte de cet édit, les gouverneurs ont envoyé dans les villes,
dans les campagnes, des missionnaires schismatiques. Quiconque essaie de
résister aux exhortations de ces satellites du pouvoir est aussitôt dénoncé et
traité comme un sujet rebelle. En 1835, on a vu un riche gentilhomme du
district de Vitepsk, M. Makowiecki, dépouillé de ses biens et exilé en Sibérie,
parce qu'il persistait dans sa foi religieuse. Souvent ces missions produisent
des scènes sanglantes. Les prêtres du schisme arrivent dans un village, es-
cortés d'une troupe de soldats : les paysans se révoltent, la lutte s'engage, et
les pauvres ruthéniens, qui n'ont pu être gagnés par la persuasion, sont sub-
jugués par la terreur et vaincus parla force. Il y a quelques années, une com-
mission ecclésiastique, escortée de deux bataillons, s'empara d'une église,
assembla les habitans, et leur déclara qu'ils devaient, par l'ordre suprême de
l'empereur, se rallier à la religion dominante. Ils s'y refusèrent; les soldats
fondirent sur eux le sabre à la main; les uns moururent sous les coups,
d'autres se précipitèrent vers un étang recouvert d'une glace légère : les sol-
dats les poursuivirent, brisèrent la glace, et les malheureuses victimes de la
foi furent englouties dans les eaux.
Quelquefois les autorités russes, pour éviter de tels conflits, ont recours à
la fourberie. On séduit par des offres d'argent, par quelques misérables den-
rées, souvent par un peu d'eau-de-vie, un certain nombre de paysans; on leur
faiit signer une pétition pour demander la réunion de leur communauté à
Féglise impériale, puis un beau jour arrive le délégué du gouverneur qui
réunit les habitans de la paroisse et leur dit que l'empereur, dans sa sollici-
tude paternelle, n'a pu résister à leurs touchantes prières, et qu'il les admet
tous dans le sein de l'église grecque. Le fameux acte d'union de Polock ,
chanté en termes si pompeux par les journaux russes , est dû à une de ces
honteuses manœuvres. Trois évéques du rite ruthénien, éblouis par les pré-
LA RUSSIE. CA3
aens, par les promesses de toute sorte du gouverDetnent, déekirèrent en 1838
qu'ils se ralliaient, eux et les fidèles de leurs diocèses^ à Téglise russe; maïs
leur métropolitain ne voulut jamais adl^rer ù ce pacte nienteuf , et la moitié
des membres du clergé rutbénien le rejeta avec la' même opiniâtreté.
Le gouvernement poursuit son œuvre d'oppression par toua les moyens
qui sont en son pouvoir; rien ne loi coûte pour en venir ù son but, ni le»
mesures les plus rigoureuses, ni la violation de tous les principes de justice.
La guerre qu'il a livrée à Tégiise ruthéuienne , il la dirige à présent contre
yéglise catholique de Pologne avec la même audace et la même violence.
£n 1839, il a publié une ordonnance en vertu de laquelle tout catholique
4xmdamné pour quelque crime au knout, au travail des mines, à Texil, est
libéré de tout châtiment s'il se fait schismatique. £n 1842 , il s'est approprié ,
par un simple ukase, tous les biens de l'église catholique situés dans l'empire.
Par un autre édit, il ordonne que tout enfant né d'un mariage mixte, c'est-
à'^dire grec et catholique, sera de droit élevé dans la religion grecque. Le
conseil cliargé spécialement de la direction des affaires catholiques embarras-
sait encore le gouvernement : il lui a enlevé son autorité et l'a incorporé au
synode russe. L'académie ecclésiastique de AViIna pouvait de temps à autre
donner un utile conseil ou prêter un appui aux cattwliques opprimés : il l'a
transférée à Pétersbourg.
Tous ces actes d'illégalité, tous ces abus de pouvoir, s'accomplissent silen-
cieusement sous le manteau de la censure et du despotisme. Nul «journal
n'ose signaler un seul de ces faits scandaleux. La police russe suit de près les
opprimés; leurs lettres sont ouvertes, leurs relations épiées, et leurs plaintes
n'arrivent pas au-delà des frontières. Le pape lui-même a long-temps ignoré
les souffrances, les angoisses du clergé catholique de Russie et de Pologne.
Le gouvernement russe, habile à profiter de toutes les circonstances, déclarait
que, puisque le souverain pontife n'intervenait point dans cette lutte de
réglise impériale contre l'église ruthénienne, c'est qu'il lui importait peu
que le clergé catholique se ralliât au rite grec Le souverain pontife a su enfin
les persécutions exercées contre les catholiques, il a publié les documens qui
.constatent l'œuvre de spoliation et de cruauté du gouvernement russe, et
il a adressé à l'empereur Nicolas de grandes et touchantes paroles (1).
Cette noble voix du père de l'église sera-t-elle entendue? Cette plainte pro-
fonde, partie de la capitale du monde chrétien, pénétrera-t-elle dans le cœur
de celui vers qui elle est dirigée.' Hélas! nous n'osons le croire. L'empereur
de Russie veut avoir l'omnipotence absolue, il a déjà celle des nobles, de l'ar-
mée, du peuple, il lui faut encore celle de l'église : la crainte qu'inspirent
ses agens dans les provinces, les rigueurs qu'il emploie, la coupable indiffé-
rence des autres nations, tout le sert dans ses projets. Il veut user du des-
(1) Allocuzione délia santita di nostro signore Gregorio. P. P. xvi. Roma 1848.
1 vol. in-folio.
6U REVUE DES DEUX MONDES.
potîsme dans toute retendue du mot, il en usera, et nous qui avons déjà
assisté quatre fois aux tortures*, au morcellement de la Pologne, si Dieu
ne vient en aide à ce malheureux pays, nous pourrons bientôt voir la destruc-
tion d'un de ses derniers élémens d'indépendance et de vitalité , la chute
Tadicale de ses églises catholiques. Des rives de la Yistule jusqu'aux plages
d*Arkangel, des provinces de la mer Baltique jusqu'aux plaines de l'Asie,
tout le clergé sera soumis à la volonté absolue du tsar. Le clergé russe est
déjà depuis long-temps subjugué , terrassé, incapable par sou ignorance, ses
vices grossiers et sa misère , de tenter un généreux effort , d'exercer quelque
ascendant moral et intellectuel sur les communautés qu'il administre. Le
clergé Tuthénien a été , comme nous venons de le voir, vaincu par la ruse et
la violence. Le clergé catholique de Pologne, qui se distingue par sa noblesse
de caractère et son instruction , qui s'appuie sur un peuple nombreux dont
il a, dans toutes les époques, soutenu le courage, partagé les malheurs, ré-
siste seul encore avec énergie ù l'oppression; mais s'il n'est soutenu plus effi-
cacement par le pape, qui est son chef principal, par les catholiques d'Alle-
magne, de France, d'Italie, il succombera aussi dans la lutte inégale où il est
engagé. Alors l'empereur de Russie sera le pontife universel de ses immenses
domaines; le couvent deTroïtza sera le temple de la religion impériale, et
les colonels de cavalerie seront ses prophètes.
X. Marmieb.
-H*
LA
LITTERATURE ILLUSTRÉE
S'il est une vérité qui commence à n'être plus un paradoxe, c'est
que les conquêtes morales de la philosophie, de lart, de la littérature»
tendent de plus en plus à devenir les seules possibles en Europe.
Désormais les peuples devront surtout leur supériorité historique à
des invasions d'idées; leur influence se pèsera moins au nombre de
leurs armées qu'au poids de leur génie. La France a pu gagner oii
perdre des batailles, et cependant ce fut dans le siècle dernier, où
elle a subi le plus de mécomptes à la loterie de la guerre, que sa pré-
pondérance s'est le plus étendue et le plus affermie dans le monde.
Matériellement et politiquement, elle était abaissée, diminuée; mais
par ses livres, ses créations, ses prédications écrites, elle transfor-
mait l'Europe en se transformant elle-même. Ses chefs-d'œuvre
étaient autant de victoires intellectuelles qu'elle remportait sur les
nations voisines.
Si donc notre littérature a fait notre force au dehors, si elle nous
a placés haut dans l'admiration des peuples, si elle a préparé partout
l'application de nos principes par l'étude de notre langue, si elle a
enseigné à tous le respect de notre génie, nous devons, au point de
vue politique et dans un amour-propre national bien compris, pieu-
6(6 REVUE DES DEUX MONDES.
sèment conserver et développer toutes nos traditions de grandeur
intellectuelle. La France doit demeurer un atelier des idées , et ne
pas déchirer ses titres de noblesse littéraire au milieu des nations,
qui n*ont intellectuellement qu'une patrie commune.
Les peuples, comme les individus, n'obtiennent cette supériorité
de l'esprit qu'à la condition d'accomplir des œuvres sérieuses. Il leur
faut une foi élevée et une conscience inébranlable dans leur travail,
et non pas chercher, dans le commerce de l'esprit, à frauder leurs
concitoyens et les étrangers. Il faut qu'ils aient l'intention bien
avouée à eux-mêmes, bien évidente pour tous, de donner h leurs
ou^ra^s te<»factère de l'utilité, de la dorée. L'écrivain ne rdève
fue àe ses convictions, de ses inspirations; fausses ou justes, puis-
santes ou faibles, il ne doit jamais aliéner le droit de les livrer entières
à la masse qui les reçoit, qui les juge et qui les classe.
Malheureusement, nos écrivains se sont laissés déposséder du plus
glorieux de leurs privilèges, de l'initiative. Ils ne choisissent plus leurs
sujets, ils les subissent; ils ne dirigent plus la pensée publique, ils
se laissent diriger eux-mêmes et enrôler par les spéculateurs. Ainsi
s'explique cette décadence toujours croissante de la littérature fran-
çaise; de lii cette multiplication insensée d'œuvres destinées à l'oubli.
Cependant ce sont les seuls coupables de cette grande prévarica-
tion de l'intelligence qn\ gémissent le pkrs haut du discrédit de la
librairie; ils s'étonnent <ie ce qu'on ne veut plus acheter de livres
Rouveaux, et, au lieu d'éditer des livres sérieux, de former ainsi le
goût public, ils dierchent au contraire à le tromper en exploitant
d minteHigentes eit passagères fantaisies. C'est ainsi que nous«vons vu
s'accroître, dans «ne proportion vraiment prodigieuse, cette littéra-
ture cpïoïï ne peut nommer d'aucun nom, qui est aux trois quarts
faite par les dessinateurs.
L'inéustrie ne relève pas de la critique; il lui est loisible de porter
ses capitaux où elle l'entend, ée mettre dans la circulation les œuvres
qu'il im plaîl d'y jeter. Si ta librairie française trouve son intérêt à se
transformer en magasin d'estampes et de gravures, nous aurons
sans doute le droit de nous plaindre de voir la littérature déposer la
première de toutes les souverainetés et marcher à reculons vers la
civilisation mercantile de l'Amérique. Nous qui savons que les grands
peuples se font par les grandes littératures, «[u-e, les esprits une fois
affîitssés et dégradés , ihes èn^itutions tombent rapidement; nous qui
croyons qu'Homère n'a pas iait inoins pour la nationalité grecque
qw toutes les victoires d'Atliènes, nous pourrons voir ù regret cette
LA LITTÉRATURE ILLUSTRÉE. 64<T
dernière déroute des idées, de la science et de Tart devant les mar-
ches et les contre-marches de Tindustrie. Mais nous saurons com-
prendre que la librairie, aveugle instrument de sa fortune, n'est pas
chargée, à ses risques et périls, de renseignement des peuples.
Simple et modeste commerce, elle livre au public ce qui lui rend des
bénéflces.
Heureusement pour la France et pour le monde, ce duel illogique
entre les bons livres et le succès de vente n'existe pas; la librairie se
ruine à multiplier ces publications éphémères qui séduisent un mo-
ment Tacheteur, mais qui ne le trompent pas long-temps. Il en résulte
néanmoins un immense préjudice pour les œuvres sérieusement
pensées, consciencieusement écrites. L'intelligence, tout intelligence
qu'elle est, se trouve soumise à des conditions matérielles de diverse
nature.
Il y a chez les peuples , quoiqu'à leur insu , quoique sans accord
préalable et sans texte écrit, un budget régulier pour toutes leurs
dépenses. De même qu'on peut dire que la France consomme à peu
près chaque année la même quantité de vins, de blés ou de soieries,
elle consomme aussi la même quantité de livres. Il y a une économie
collective dans les masses, qui fait que les dépenses sont balancées.
Or, il arrive aujourd'hui que, par les commissions, les visites à do-
micile, les sollicitations de tout genre, les fanfares des annonces, on
force la main à l'acheteur; on s'adresse à sa curiosité plutôt qu'à son
esprit. Il ne reste plus au contribuable littéraire d'épargne sufGsante
pour les œuvres qui instruisent ou qui élèvent la pensée.
Toutes les fois qu'on veut soumettre la littérature aux caprices de
la mode, il arrive que la mode passe et que l'exploitation meurt. La
librairie se trouve réduite aux terribles éventualités des industries
sans écoulement; son crédit est ébranlé. Les éditions complètes s'em-
pilent sur les éditions antérieures sans avoir cette dernière ressource
d'être exportées aux colonies, comme à l'époque de l'empire. Il y a
quelques années, les romans étaient soutenus par cette faveur fac-
tice qui n'est pas le goût public; les éditeurs ne se lassaient pas d'en
faire imprimer, les cabinets de lecture d'en acheter. Que sont deve-
nues ces générations de romans, plus innombrables que la postérité
d'Abraham? Personne n'en veut plus lire, à plus forte raison pos-
séder. Les romans sont passés dans les journaux; là on les prend à
petites potions, on les lit par désœuvrement; l'intérêt, suspendu de
la veille au lendemain, tient en haleine les pacifiques et indolentes
habitudes d'esprit de l'abonné.
648 REVUE DES DEUX MONDES.
Après le roman est venue la littérature pittoresque; qu'on nous
pardonne ce nom de baptême. Jusqu'à ce jour, la gravure, à peu
d'exceptions près, s'était bornée à la traduction des œuvres de la
peinture. La difficulté, la longueur du travail sur cuivre, sur acier et
à Teau forte, élevaient assez haut le prix des produits de la gravure.
Mais la lithographie et la gravure sur bois, bien moins difficiles
d'exécution et bien moins coûteuses, ont retiré cet art de la position
secondaire où il se trouvait. Les estampes se sont adressées, par le
bas prix , h toutes les classes de la société, aux grandes comme aux
petites bourses. La lithographie surtout pénétra en tous lieux; elle
contribua largement, par ses bacchanales de toute sorte, à la démo-
ralisation des esprits; elle alla chasser l'ange gardien du chevet de la
jeune fille, éconduire le poète de son livre, le dramaturge de son
dialogue. Au train dont elle va, nous n'aurons bientôt plus qu'un art
et qu'une langue écrite, la lithographie.
Nous lui passerions encore ses albums, ses voyages, ses caricatures,
ses keepsake, ses vues, ses paysages, ses matins, ses couchers, ses
musées, ses femmes nues, ses JuHa, ses Éléonore; tout cela peut
être son domaine. L'art, et encore moins la critique, n'ont rien à
revendiquer là dedans. On sait à quoi s'en tenir sur l'étiquette. Nous
concevons même que des journaux se soient fondés , dont la Utho-
graphie est le principal élément de succès, dont tout l'esprit est dans
la caricature, qu'on lit d'un coup d'œil et qu'on rejette ensuite.
Toutes ces choses portent leur justification avec elles; leurs inten-
tions sont claires, et le goùtpuWic n'y est pas trompé.
Mais la lithographie et ensuite la gravure sur bois, importation
du mauvais goût et de l'esprit industriel de l'Angleterre, sont sorties
de leurs attributions; elles sont venues se mêler à la littérature, elles
ont pris une place dans les œuvres de l'esprit; d'abord associées
suppliantes et timides, elles ont fini par chasser la littérature du logis
et par prendre la première place dans les livres. Bientôt tous les an-
leurs de quelque réputation, vivans ou morts, se sont vus impitoya-
blement illustrés. L'illustration est devenue un prétexte pour écouler
<l'anriennes éditions ou pour en faire de nouvelles; les livres sérieux,
qui s'adressent surtout aux hommes d'étude, se sont vus contraints
d'entrer dans cette mascarade universelle et de subir les culs-de-
lampe et les vignettes. Jamais aucun siècle n'avait poussé aussi loin
que le nôtre cette débauche d'illustrations mercantilement conçues,
cjui ne profitent pas même à l'art de la typographie.
On ne saurait dédaigner avec raison les belles éditions de luxe, les
LA LITTÉRATUllE ILLDSTRÉE. 649
belles œuvres typographiques; mais, outre qu'elles ne peuvent réussir
que dans les contrées où il existe une aristocratie assez intelligente
pour les reconnaître, assez riche pour les payer, jamais la moindre
pensée d'art sérieux n'a préoccupé nos éditeurs. Ils ne mettent pas
leur gloire à conquérir la réputation des Pannartz, des Aide, des
Elzevier, ni même des Didot. Ils sont beaucoup plus modestes, ils
n'ont voulu faire que du bon marché, de la marchandise courante.
Ils ont vu que la vente par livraisons accompagnées de gravures réus-
sissait au-delà de toute espérance, ils ont compris que le public se
prétait volontiers à cet impôt déguisé, très modique en apparence et
en réalité très onéreux.
Quels peuvent donc être aujourd'hui les titres de la gravure pour
s'immiscer aussi largement dans les œuvres de l'intelligence? Est-elle
une langue plus perfectionnée , plus sublime? a-t-elle des beautés
supérieures à celles de la poésie?
Au moyen-âge, lorsque les livres étaient fort rares et par consé-
quent la classe des lecteurs excessivement restreinte et peu cultivée,
on conçoit que les enluminures, que les représentations Ogurées
vinssent commenter le texte, le plus souvent incompréhensible pour
les intelligences simples. C'était l'époque où un évoque de Limoges
appelait la cathédrale, avec ses innombrables sculptures, l'évangile
des sens. Mais aujourd'hui l'image, premier alphabet des peuples,
est le moyen le plus imparfait de s'adresser à l'esprit. Il faut la laisser
dans les chaumières, là où elle est l'unique lecture des pauvres gens.
Elle y a remplacé la ballade , qui meurt chaque jour dans la mé-
moire des rapsodes rustiques. La poésie, à défaut de l'art, ne peut
s'empêcher d'approuver ces grossières, mais touchantes représenta-
tions de piété religieuse ou de gloire nationale. Par ces figures colo-
riées, suspendues au-dessus de la cheminée, entre la branche bénite,
la faucille et l'épi de la Fête-Dieu, l'esprit du paysan se trouve
ramené à la pensée d'un autre monde. Devant ces tableaux achetés
aux foires, le travailleur entrevoit, vaguement il est vrai, mais enfin
il entrevoit de grands personnages dont l'histoire exacte lui est in-
connue. Ni le poète ni l'homme politique ne doivent mépriser les
solennelles batailles de l'empereur à deux sous, en songeant qu'elles
consolent les souvenirs du vieux soldat, et qu'elles entretiennent des
traditions de courage parmi les Bis ignorans de la charrue. On est
tenté de s'incliner avec respect devant ces bonnes Vierges, si vigou-
reusement enluminées, qui surmontent le lit de paille des ménagères;
650 REVCE DES DEUX MONDES.
car ces madones champôlres sont compatissantes aux prières da
pauvre, et dans les longues veillées d'hiver, quand la résine brûle
dans le foyer et jette en tressaillant dés clartés errantes sur les mu-
railles, ces images rappellent à l'indigent, au milieu de l'abandon du
monde, une idée d'assistance divine.
Cest donc aux basses classes de la société qu'il faut abandonner
le luxe indigent de l'image. Elles seules en comprennent, en aiment
la naïve éloquence. C'est pour elles une parole qui s'adresse à leurs
yeux et qui impressionne vivement leur ame. Nous ne sommes pas
iconoclastes; nous reconnaissons volontiers avec le catholicisme qu'il
faut des représentations figurées aux populations primitives.
Mais autre chose sont les gravures, les lithographies isolément
prises, qui ne réclament qu'un cadre et une place à la muraille; autre
chose celles que l'on impose si facilement, si largement à toutes les
œuvres de la littérature. Vainement on se demande quel intérêt nou-
veau peut ajouter l'illustration aux bons livres. Molière a été illustré,
Lesage a été illustré; Homère a été appauvri de gravures, le Tasse
n*y a pas plus échappé que pendant sa vie à tous les autres malheurs;
le grave Bossuet s'est vu bariolé d'arabesques sur toutes les marges.
Nous le demandons de bonne foi , aura-t-on mieux lu ces immortels
écrivains dans leurs éditions illustrées? Y comprend-on mieux leur
poésie, leurs idées? Bien au contraire. La gravure n'a donc qu'un but,
celui de rendre les ouvrages littéraires plus coûteux, d'assimiler des
livres à des œuvres de luxe, à des curiosités banales, de leur donner
rang parmi les coquillages transatlantiques et les vases de Chine. Or,
nous ne croyons pas que les livres soient faits uniquement pour être
dorés sur tranche, reliés en maroquin et relégués ensuite sur des ta-
blettes.
Non-seulement la gravure n'ajoute aucun charme aux œuvres
écrites, mais encore elle leur en ôte presque toujours. Il y a une
impression particulière dans le vague de la peinture par la parole.
Par cela même que rien n'est précisé, que l'esprit du lecteur est con-
tinuellement obligé d'en appeler à ses réminiscences et a ses émo-
tions personnelles, d'interpréter en quelque sorte l'idée du poète, il
arrive que chacun croit retrouver dans sa lecture ce qu'il a éprouvé
lui-même et qu'il pourrait y revendiquer sa part de poésie; car il ne
faut pas oublier que le poète complet est non-seulement un honwne,
mais encore une foule, qu'il est la personnification sympathique des
sentîmens existans à la fois en lui et autour de lui. Il dit ce que
LA LITTÉRATURE ILLUSTRÉE. 651
4'autres ont rêvé, il formule ce que d'autres ont pensé; ainsi s'explique
pourquoi, dans les grandes œuvres poétiques, nous retrouvons non-
seulement un individu, mais une époque.
Soit dans la description, soit dans le dialogue, Fémotion que le
lecteur reçoit en lisant est graduée, successive; elle ne provieot
jamais d'un moment particulier, mais de l'ensemble des préparations
et des artifices d'incidens. Le talent du poète et du narrateur est de
s'emparer de notre esprit, de l'entraîner h sa suite, insensiblement,
sans qu'il s'en aperçoive, de le mettre sous l'influence magnétique
de sa volonté propre; il ne peut y parvenir qu'avec de longs déve-
loppemens, des illusions produites, que la gravure vient détruire en
représentant un moment unique de l'action, en détournant l'atten-
tion à chaque pas, au lieu de laisser le lecteur continuer paisible-
ment sa route et assister sans témoin ni interrupteur au spectacle
qui se joue successivement dans son esprit.
La grande ressource de la parole écrite est de contraindre, par
son côté mystérieux et infini , l'esprit de celui qui lit à travailler lui-
même, à être poète avec le poète, penseur avec le savant. Nos âmes
ne sont pas uniquement passives dans nos lectures; elles sont, beau-
coup plus qu'on ne croit, parties actives. Lorsque le dessinateur vient
donner des formes précises tantôt aux rêveries , tantôt aux récits de
l'écrivain , il arrive nécessairement que l'esprit ne s'habitue plus ik
comprendre ces récits et ces rêveries que sous les figures dont le
peintre les a revêtues. Le dessinateur se substitue ainsi au poète, H
impose son interprétation personnelle au lieu de cette interprétatioio
multiple et vivante que chacun pouvait faire selon sa fantaisie ou
selon son caractère. C'était ce droit précieux d'intervention du lec-
teur dans sa lecture qui faisait dire à un homme d'esprit que la meil-
leure traduction d'un auteur étranger était celle que nous faisions
nous-mêmes. Dans la lecture, chacun apporte des facultés particu-
lières, chacun admire selon la nature ou la force de son intelligence;
les chefs-d'œuvre ont des festins où chaque convive est libre de
choisir les mets et les vins.
S'il était un livre où les tableaux paraissaient esquissés à l'avance^
c'était la touchante idylle de Paul et Virginie. Au milieu de la ma-
gnifique végétation d'un autre monde, sous les gigantesques om-
brages des pamplemousses, avec les naïves figures de personnages û
voisins de la nature, il semblait que le talent du dessinateur pouvait
s'élever facilement à la hauteur de la poésie descriptive. Cependant ,
malgré le goût élégant, l'habileté pratique du crayon de M. Français,
652 REVUE DES DEUX MONDES.
le plus habile paysagiste sur bois, rillustralion de Paul et Virginie
ne fait qu'amoindrir les idées poétiques inspirées par les pages étin-
celantes et mélancoliques de Bernardin de Saint-Pierre. Au lieu des
parfums et des vagues murmures de ces forêts lointaines, au lieu de
ces impénétrables paysages que nos réves seuls entrevoyaient, qui
tf avaient pas de contours arrêtés, qui, reculés dans la profondeur
des espaces, participaient pour nous du mystérieux et de Finfini,
comme le ciel, comme l'Océan; au lieu de ces tableaux que nous
trouvions d'autant plus sublimes que chacun de nous en était Tartiste,
là gravure nous montre des brins d'herbe, des troncs d'arbre et des
feuilles de palmier. Et quelque artistement que ces détails soient
exécutés, en regardant ces vignettes, l'esprit ne pénètre pas, comme
dans la lecture solitaire et recueillie, sous ces forêts sonores et ma-
jestueusement paisibles qui , sur les bandelettes éparses des lianes
lascives, balancent, parmi les fruits odorans et les grappes de fleurs,
l'aile des papillons et la plume de feu des oiseaux du tropique.
Cette sorte de fatalité, d'immobilité, substituée par le dessinateur
à l'impression vague et multiple du poète, ne fatigue pas moins
l'ame et ne détruit pas moins cette conversation intime du lecteur
avec le livre , dans les ouvrages les plus consciencieusement et les
plus habilement illustrés, tels que la Ckaumière Indienne ^i In Chute
d'un Ange. M. Mcissonier est l'homme qui a fait descendre le plus de
talent dans les vignettes. Il les a conçues comme des tableaux, il les
a exécutées avec cette patience, avec cet amour de son travail que
Ton retrouve dans sa peinture. On voit qu'il s'irrite, qu'il s'épuise
dans une lutte inutile contre la difficulté, la stérilité de la gravure
sur bois. Il veut lui faire rendre plus qu'elle ne peut donner. Il veut
lui imposer le modelé, le dessin, l'expression, toutes les finesses
d'intention de la miniature. Et cependant, malgré ses efforts, les
figures sont tourmentées; loin de commenter, de développer les
idées et les situations de l'écrivain, elles ne font que les affai-
Wif . Ce poème de la Chute d'un Ange, qui fait mouvoir dans la lueur
sinistre du premier crépuscule du monde les passions, les instincts,
les vices des hommes naissans, forts et cruels comme les brutes,
ne perd-il. pas évidemment à mettre sous les yeux, à traduire en
chairs, en membres, ces corps monstrueux ou beaux des races pri-
mitives, mais presque surnaturels, comparés à notre nature, et qui
flottent vaporeux et indéfinis dans les nuages de l'aurore des temps?
On ne conçoit pas que nos bons poètes aient pu consentir à laisser
travestir et mutiler ainsi leurs œuvres par cette irruption exorbitante
LA LITTÉRATURE ILLUSTRÉE. G53
de portraits, de majuscules et de figurines. Comment n*ont-ilspas
compris que l'attrait de curiosité, que le plaisir des yeux remporterait
infailliblement sur la volupté laborieuse, patiente et réfléchie de la
lecture? Comment n'ont-ils pas compris que leurs œuvres illustrées
ne s'adressaient plus qu'aux femmes et aux enfans, qui ne lisent
qu'en feuilletant et qui traitent les livres comme des chiffons? L'il-
lustration est un symptôme de décadence littéraire. Il n'exista qu'un
écrivain dans le siècle dernier qui eut l'idée de faire valoir ses ou-
vrages par la gravure : ce fut Dorât; ce qui fit dire de lui qu'il se sau-
vait du naufrage de planche en planche. Sans nul doute, les estampes
de Marinier et d'Eisen étaient fort habilement faites; aussi bien
arriva-l-il qu'on les achetait et qu'on laissait le livre à l'éditeur.
Les gravures d'ailleurs ne nuiraient pas au texte, ne rompraient
pas l'unité d'impression nécessaire à toute lecture, que pour le
seul effet matériel il faudrait les proscrire; elles ne font que jeter
le désordre dans les pages, elles dérangent cette harmonie régulière
des lignes, à laquelle l'œil est habitué, qui fait disparaître à la lecture
le souvenir du livre, qui nous laisse seuls face à face avec les per-
sonnages, les scènes décrites, et qui contribue beaucoup à la compré-
hension rapide des choses qu'on lit. Dans les éditions illustrées, au
contraire, le regard est perpétuellement inquiété, excédé par cette
multitude de figures qui se déroulent et qui renaissent les unes des
autres; on oublie, pour les regarder ou pour les éviter, la page pré-
cédente. Autant vaudrait rêver au milieu des cris et des mouvemens
de la foule.
Notre époque , parmi beaucoup d'autres tentatives heureuses et
malheureuses, veut trop souvent associer ce qui est du domaine
des sens et ce qui est du domaine de l'esprit. Le drame moderne a
cherché h inspirer de fortes émotions par les effets de décors et le
secours des machines. Il en est résulté beaucoup de tragédies en
toiles peintes, mais l'art s'est matérialisé en pure perte. L'action,
l'émotion dramatique, ont perdu en intérêt tout ce que le regard du
spectateur pouvait puiser de jouissances dans ces successions rapides
de tableaux étalés devant la rampe et qu'un coup de sifflet faisait
paraître et disparaître.
La fusion non-seulement d'arts antipathiques, mais môme de ceux
qui ont quelque analogie, a toujours paru impossible. L'un des deux
se ruine le plus souvent dans ces sortes de commandites. Chaque art
a son genre de beauté particulière. Si la peinture n'a véritablement
TOME 1. 42
"êSk lEVUE DES DEI7X liOlfBBS.
jpas existé chez les anciens, si, dans tons les cas, elle a été inférieure à
;la iumlpiure, ne serait-ce point qu^elle n'a pas assez compris ses pro*
f res lois, et qu'elle a ewatînuellenoent suivi celles du bas-relief? Si
«a oontcatpe, «hez les modernes, la sculpture est demeurée bien loin
«de sa rivale, n'^est-ce pas que, venue après la peinture, elle a voulu
Jvi «empHoiiter son genre de composition , faire ses bas-rdiefs comme
des tobleaux, et arriver dans ses statues à des mouvemens et à, des
^vppessMMis que la peinture seule peut rendre?
L'enfance des arts a voulu seule les réunir. Us se séparent à me-
sure qu'ils avancent et qu'ils acquièrent ce qu'on pourrait appeler
leur nationalité. Il est remarquable que, dans ces sortes de promis-
cuités, l'art le plus matériel absorbe l'art le plus intellectuel. Quelle
paésie devient possible à r<^éra, au milieu des tempêtes déchaînées
des trompettes et des trombones? Aussi a-t-on renoncé à voir un
énHne dans l'opéra. Le libretto ne sert plus que de support à la mu-
sique aérienne et flottante, qui s'y enlace comme la vigne à l'érable.
il en est de môme de la peinture; elle ne peut guère inventer
d'action, car elle serait obligée d'en donner l'explication aux spec-
-tateurs. £lle représente donc des actions connues ou censées con-
nues, tirées des «Uvres religieux ou des poèmes les plus universel-
lenaent admirés. Il a pu arrfver que des oeuvres littéraires aienit
^rvi en quelque sorte de libretto à de grands artistes. Jules Romani
a illustré de ses dessins pornographiques «ne œuvre qu'il ne doit
plus être permis de nommer. Le Poussin a illustré le poème de
Y Adonis du Marini; les estampes d'après la fable de Psyché, dessinées
par Raphaël et gravées par Marc- Antoine, sont aussi des illustraftions.
Les dessins de Flaxman, d'après Homère, Hésiode et Dante, ceux
de Prudhon, d'après Daphnis et Chloé, ceux de Cornélius, d'après
les NiehelungeiAy ceux d'Overbeck, d'après l'oraison dominicale, et
de Martin, d'après le Paradis perdu , sont des œuvres qui, à des
titresdivers, font pardonner, par leur mérite, la lutte inégale delà
gravure avec la poésie. Mms aujourd'hui quel e^ cekri de nos grands
peintres qui ait c<uisentî , si ce n'est Delacroix , et encore par une
erreur de jeunesse, à iKustrer des ceuvres littéraires? Les entrepre-
neurs de publications pittoresques sont allés trouver tous les talens
faciles, capables de con^oser des scènes et d'ajuster des figures; il
s'est rencontré ides populations de graveurs assez habiles dans leur
métier, et <en peu d'jnoées tous les livres qu'il était possible de cou-
vrir de gravures en ont été couverts, sans excepter ces vieux fonds
LA UTTÉRATIHIE ILLUSTRÉE. 655
de boutique de nos romanciers les plus féconds, qui avaient sans
nul doute besoin des bons offices de la gravure pour se faire relire.
Alors la gravure s'est trouvée avoir une librairie spéciale, une po-
pulation active de producteurs. Elle est devenue triomphante, sou-
veraine. Elle n'a plus voulu se mettre uniquement au service de la
littérature et en buriner les gloires. Lorsque ses premières tentatives
eurent réussi, lorsque par le fait même du succès il se fut établi des
réputations de vignettes, qu*il se fut créé des génies sur pierre et
sur bois, alors les prétentions de la gravure ont grandi , elle n*a plus
voulu traduire le texte, mais le dicter : seconde période des publica-
tions pittoresques.
On s'est servi de tout ce qui pouvait fournir matière ou motif à
dessin. On a fait des Jardins des Plantes^ des Français peints par eux-
mémesy des Animaux peints par eux-mêmes; les écrivains n'ont eu
d'autre travail que de commenter, expliquer et développer l'œuvre
du crayon. Les diableries, les almanacbs, les physiologies, ont été
exécutés sur une large échelle. Lorsqu'on voit les éditeurs de cette
littérature pittoresque dépenser pour la publication de certains ou-
vrages dix ou douze fois le prix d'un volume de Chateaubriand ou de
Lamartine, on est en droit de se demander quelle est cette littéra-
ture si dispendieuse qui charge la librairie française d'un budget an-
nuel si considérable. Cette prétendue littérature, née de l'illustration,
n'est autre chose qu'une littérature de foire, de colporteurs, de
femmes et d'enfans. Comme elle ne s'adresse pas à l'esprit d'honunes
sérieux, mais à la curiosité de tous les passans; comme elle tend à
devenir populaire par l'avilissement du sujet et la forme du langage,
elle produit des œuvres d'un esprit grossier. Faite pour la rue et
l'étalage aux vitres, elle a pris les farces et les grimaces des comiques
de la rue. Aussi tous les éditeurs de pittoresques ne sont préoccupés
que d'une seule question h résoudre : trouver ce qu'ils nomment
une idée à exploiter. Le plus souvent, ce sera quelque sujet grotes-
que ou vulgaire , lequel pourra prêter davantage aux fantaisies du
dessinateur, ou bien encore quelque sujet dç mode ou de costume
qui plaira au monde ignorant et dissipé des jeunes gens de famille.
Jusqu'à présent, la littérature avait voulu satisfaire les nobles cupi-
dités de l'intelligence; elle cherchait son auditoire dans Taristocratie
des âmes. Aujourd'hui, elle ne prétend plus, par les ouvrages pitto-
resques, amuser que les oisifs et les badauds; elle cherche son public
dans les classes les moins lettrées. Aussi toutes les variétés d'ouvrages
43«
656 RETI7B DES DEUX MONDES.
pittoresques peuvent se réduire à un seul genre, tableaux ou ro-
mans de mœurs, physiologie de ceci, physiologie de cela, Un Hiver
à Paris y Belles Femmes de Paris, la Grande Ville, Si jeunesse savait,
si vieillesse pouvait , etc., etc.
On peut s'expliquer encore qu'en de tels ouvrages, où évidemment
la partie pittoresque est le principal et la partie littéraire l'accessoire,
les éditeurs fassent sans regret un holocauste de toutes les condi-
tions de style, de pensée, de langue. On ne trompe en définitive,
avec la littérature d'illustrations, que ceux qui veulent bien être
trompés. Mais l'histoire, mais la géographie, qui sont des sciences,
qui sont pour tous des nécessités d'études, qui, par leur nature
grave et importante, s'étaient toujours maintenues dans une région
austère, élevée, qui n'avaient jamais accepté les caprices de la mode
littéraire, qui enfin avaient toujours conservé une certaine forme
traditionnelle et solennelle, ont eu à subir aussi les violences du
pittoresque. Les écrivains au rabais, qui n'avaient ni assez de con-
naissance des faits , ni assez de pénétration philosophique pour les
expliquer, se sont mis à compiler ou à rajuster de vieux ouvrages
historiques oubliés, méprisés, où les erreurs de dates ne sont rache-
tées que par les erreurs d'évènemens. Les dessinateurs sont devenus
historiens, comme ils étaient devenus romanciers et moralistes,
et, pour se mettre d'accord avec les écrivains, ils ont multiplié de
leur fait les anachronismes de costume, d'ornementation et d'archi-
tecture. Nous avons vu d'abord paraître des ouvrages bariolés de
vignettes, qui avaient la prétention d'enseigner l'archéologie, l'art,
la statistique, les mœurs de tous les pays. Quand des gravures avaient
orné quelque ouvrage anglais, on les rachetait en France, et on rédi-
geait un texte nouveau sur ces gravures. A ces espèces d'encyclopé-
dies pittoresques ont succédé les histoires. La librairie a jeté succes-
sivement sur le marché public des histoires de France pittoresques,
des histoires d* Angleterre pittoresques, des histoires de Napoléon pit-
toresques. Toutes ces histoires, faites le plus souvent à coups de
ciseaux, sans intelligence, sans esprit critique, exercent une in-
fluence fâcheuse sur la portion la moins éclairée du public, qui seule
est appelée à les lire; elles répandent les plus fausses notions dans
de jeunes têtes qui ne peuvent discuter les idées et les assertions de
rhistorien, qui acceptent les mensonges pour des vérités, l'igno-
rance pour la certitude, les hérésies pour des dogmes politiques.
Cette famille de médiocres esprits n'a garde d'étudier les faits, en-
LA UTTÉRATURB ILLUSTRÉE. G57
core moins de les expliquer : dans sa vulgaire ambition, elle n*a
qu'un but, c est de prendre le plus de dupes possible à Tappât de ses
compilations illustrées.
Malheureusement, à côté de ces aventuriers littéraires, on voit des
écrivains distingués, qui ont habitué le public à compter sur eu\
dans la littérature sérieuse, consentir à être des faiseurs de paroles
pour des dessinateurs de troisième ordre. On a beaucoup reproché
à M. Scribe ce métier de manœuvre littéraire qu'il acceptait daiîs
lous les opéras. M. Scribe au moins se faisait Torgane de Meyer-
beer, et dans cette commandite il pouvait avouer hautement son
associé. Nous ne voulons pas dire, nous ne voulons pas môme savoir
les motifs qui ont poussé des hommes de talent à venir abdiquer
ainsi, dans toute la plénitude de leur jeunesse et de leur force, celte
dignité de l'esprit qui doit toujours être la vertu de Técrivain. Se
pourrait-il que par le fait môme du talent, la parole, qui n'a été
donnée au talent que pour servir Tidée ou la poésie, que Toutit divin
de la grandeur humaine ne soit plus qu'une matière vénale au ser-
vice, aux gages de quiconque veut la payer? Ce scandale a été donné
par trop peu d'hommes d'un mérite véritable pour qu'eux-mêmes
ne reviennent pas de l'erreur où ils sont tombés; ils laisseront cette
littérature de marchands forains et d'étalages à ces folles plumes
qui ont compromis leur renommée ou qui n'ont pu s'en faire au-
cune. Ils ne mettront pas ainsi leur nom au Mont-de-Piété pour
aider a tromper le public, qui croit trouver dans ce qu'ils signent
le talent de leurs autres œuvres, et qui ne le trouve jamais. Alors
la littérature pittoresque n'aura plus pour instrumens que ces na-
tures fourvoyées qui, poussées à Paris de tous les points de l'horizon
par la grande maladie des esprits, s'imaginent que le mépris des
études et des traditions Uttéraires est le talent, et l'impertinenco
(le la parole, le génie. Cette famille d'écrivains, la plus nombreuse,
et qui s'accroît chaque jour, alimente surtout les publications pit-
toresques. Ce sont des jeunes gens qui n'ont pu prendre leur voca-
tion au sérieux, et qui, pour ne pas se séparer des immenses fa-
cilités de plaisir qu'une grande capitale procure toujours, ont cru
que de toutes les vocations la plus facile, la plus lucrative, était la
vocation la plus élevée, la plus difOcile, la littérature. Parmi ces
écrivains, il en est sans doute qui méritent plus de pitié que de
blâme, il en est qui n'arrivent à vendre ainsi leur plume, a sacrilier
leur dignité, qu'après une lutte opinidtre avec la misère. Ce n'est
658 RBTUB DBS BBUX MOKDBS.
pas sans de longs et douloureui combats quHs se sont résignés à
subir enfin dans toute sa rigueur cet humiliant servage littéraire.
Mais ces derniers sont rares, et ce qui met le plus souvent tant de
jeunes esprits au service de la spéculation , c*est Tappât des gains
faciles ou je ne sais quel sentiment de puérile vanité.
Si la valeur des ouvrages pittoresques est littérairement ce qn*elte
devait être, en fait d'art, la gravure sur bois et la lithographie
ont produit peu de talens. M. Tony Johannot, qui possède la ré-
putation la plus populaire et la plus ancienne, est un dessinateur
ordinaire. 11 a une élégance maniérée qui n'atteint, à vrai dire, ni
au sentiment ni au style. Cependant M. Johannot a un mérite
qu'il serait injuste de lui refuser. Il a trouvé une certaine somme
de procédés et d'effets qui sont des imitations telles quelles de la
nature. Il a été suivi dans cette voie par deux hommes de talent et
de fantaisie, M. Baron et M. Célestin Nanteuil. Cependant M. Tony
Johannot a toujours tenu le premier rang dans la faveur publique. Il
n'est guère d'illustration , petite ou grande, qui n'ait été faite, sinon
entièrement, au moins partiellement par lui. Il a eu les honneurs
de tous nos poètes et du frontispice de tous nos romanciers mo-
dernes, de Chateaubriand, de Lamartine, de Victor Hugo, sans
compter les morts, Molière, l'abbé Prévost, et quelques autres en-
core. Il a débuté dans le domaine fantastique du moyen-âge, qu'il
affectionne beaucoup, par l'illustration des Sept châteaux du roi de
Bohême. Venu à l'époque de réaction qui nous emportait vers les
souvenirs de la féodalité , vers cette poésie archéologique de l'Alle-
magne, il en a exhumé tout le vestiaire. Il dessinait ces armures
tant décrites alors, ces longs corsages plats, ces longues robes à plis
fins, ces cheveux flottans des femmes et des anges sculptés dans les
voussures des cathédrales. Il a vu tout le parti qu'on pouvait tirer des
ajustemens anciens, depuis ceux de l'école flamande jusqu'à ceux de
l'école florentine. Copiste intelligent et persévérant de nos musées, il
pouvait paraître original aux mémoires fatiguées des nudités froides
de Prudhon. Il transporta sur le bois la révolution qui se faisait dans
la peinture.
Cependant il se présenta un ouvrage de fantaisie par excellence,
qui concordait admirablement avec le talent du peintre, avec ses
études antérieures de costumes, le seul ouvrage peut-être dont l'il-
lustration aurait des chances de pardon à nos yeux, c'est le roman
de Cervantes. Dans ce texte, en effet, sont réunis tous les con-
LA LITTÉRATURE ILLUSTRÉE. 659
trasrtes, tous les temps, tous les costumes, tous les rangs, bandits,
montes, grands seigneurs, filles d'auberges, grandes dames penchées
à leur balcon, opulens dîners en plein champ, avec une tête d'ail et
une gourde, et dans de somptueuses salles, avec de beaux pages et des
éeuyers, et des hanaps en verre de Bohême. Batailles burlesques et
batailles sérieuses, types éternellement comiques de cea quatre graves
personnages, Rossinante, don Quichotte, Sancho et Fane, qui chemi-
nent sur les routes poudreuses de l'Espagne, tout le roman d*un bout
à l'autre semble avoir été composé pour la peinture et pour la gravure.
Aussi, durant le siècle dernier, en avait-on souvent reproduit les
scènes sur les tapisseries flamandes, et, dans les grandes salles de ces
vieux châteaux qui disparaissent chaque jour du sol, l'histoire dou-
loureuse du chevalier de la Manche et de sa Dulcinée tombe en lam-
beaux le long des murs. M. Tony Johannot a fait de Tillustration du
Don Quichotte son véritable chef-d'œuvre. Il n'a point inventé, à
vrai dire, le type des deux figures principales; il les a copiées du
seul homme peut-être qui était capable d'illustrer avec génie une
œuvre de génie, si M. Decamps ne pensait pas qtf îl vaut mieux pro-
duire de belles compositions de peinture, lorsqu'on peut les produire,
que de dessiner autant et plus de sujets qu'il n'en vient à l'esprit sur
toutes les pages d'un livre. Néanmoins, il y a dans fillustration de
M. Johannot beaucoup de scènes bien entendues, du mouve-
ment, de l'entrain, une couleur locale; mais il manque à sa ma-
nière une étude plus approfondie de la nature et de l'individua-
lité des figures, surtout dans les têtes de femmes. Ce sont toujours
les mômes cous longs et flexibles qui ont la grâce indolente du
cygne, toujours les mômes corsages qui doivent contenir des figures
aériennes. Il lui manque, en un mot, l'impression, ce sentiment
intime de la vie qui traverse l'ame de l'artiste pour arriver à l'ame
du spectateur. M. Tony Johannot est un archéologue érudit, un
copiste habile, qui restaure des formes passées, mais qui n'invente
pas. Il possède si bien un talent de reflet, qu'en examinant ses
œuvres on retrouve presque toujours la physionomie du peintre
passé ou contemporain qu'il a le plus récemment étudié. Il a ignoré
ou méconnu ce sens plus réel, plus individuel de l'art, qui explique
et qui légitime le succès de M. Gavarni. Celui-ci, en effet, n'a voulu
puiser ses inspirations qu'en hii-môme et dans la comédie incessante
et variée de la vîe. Ceux qui ne veulent admirer dans le talent de
M. Gavarni que son caractère spirituel et satirique ne lui rendent
pas une justice complète. Il n'y a pas seulement en lui l'observation
660 REVUE DES DEUX MONDES.
profonde, fine, caustique, du romancier, du comédien ou du mora-
liste; il y a encore une science consommée du dessin. Il a su le pre-
mier élever jusqu'à Tart, jusqu'au style, nos costumes et nos modes.
Personne n'a saisi comme lui l'expression particulière de forme que
les châles, les mantilles, les robes, les coiffures, peuvent prendre,
combinés avec les attitudes et la démarche des femmes. Il a démontré
que l'on pouvait tirer parti de tous les ajustemens, même de ceux
qui, par leur vulgarité long-temps réfractaire à l'art, dérangent le plus
les idées reçues d'élégance et de beauté. Il a donné à nos modes nou-
velles, à nos intérieurs, à ces mille détails du luxe moderne, cette
poésie saisissante que nous admirons dans les gravures d'après
Chardin. Il est allé plus loin : il a reproduit les formes et les chairs
du cqrps qui se laissent plutôt deviner que voir sous les draperies.
Il a été le biographe de ces existences sensuelles et voluptueuses qui
envahissent toujours plus d'espace dans la civilisation des grandes
villes, et qui remplacent les hétaïres de la Grèce.
Cette même qualité d'impression, que M. Gavarni possède en re-
présentant les mœurs et les modes de notre pays, M. Raffet l'a
transportée dans la reproduction des costumes et des mœurs de la
Russie. Comme exécution, comme science des procédés de la litho-
graphie, M. RafiTet a laissé derrière lui tous les autres artistes, et ce-
pendant, lorsque l'on compare les dessins qu'il a faits pour des illus-
trations d'ouvrages littéraires avec ceux qu'il a faits uniquement
pour traduire des inspirations directes tirées de son imagination ou
de la nature, on s'aperçoit que la manie des illustrations pittores-
ques n'est pas moins funeste aux dessinateurs qu'aux écrivains.
A côté d'eux, M. Grandville se traçait une voie particulière. Il
prétait aux animaux les expressions et les poses humaines; il tentait
l'apologue dans le domaine du dessin. C'était une entreprise impos-
sible, mais que des inspirations souvent heureuses paraissent justifier
chez M. Grandville. Le fantastique et le surnaturel ne peuvent appar-
tenir qu'à la seule poésie; l'esprit oublie, dans l'entraînement de la
fiction poétique, la réalité des objets. L'homme se fait, dans la soli-
tude de la pensée, du monde chimérique un monde possible;. mais
la peinture n'a pas cette faculté. Elle ne peut dénaturer ostensible-
ment ni directement aux regards les proportions des objets , se sous-
traire aux lois d'espace et d'étendue, détruire la logique invincible
des yeux, qui ne veulent accepter que les formes qu'ils ont vues, et
sous la configuration exacte où ils les ont vues.
Môme dans le champ beaucoup plus vaste de la littérature, l'emploi
LA LITTÉRATURE ILLUSTRÉE. Ô61
du moyen fantastique n'est pas arbitraire. L'apologue ni Tépopée ne
conviennent à toutes les époques. La fable est la forme un peu en-
fantine de la pensée qui n'est pas encore affranchie, et qui, comme
la femme esclave de l'Orient, ne se montre que voilée. Il a fallu une
époque de despotisme pour produire La Fontaine. Le charme de
l'apologue est dans l'espèce d'énigme qu'il propose à l'esprit et dans
le plaisir que celui-ci éprouve à la deviner. Aussi Montesquieu, écri-
vant dans un siècle* où un mot suspect était payé de la Bastille,
parle-t-il beaucoup par apologue.
Si donc littérairement la fable appartient surtout aux civilisations
primitives ou opprimées, dans l'art d'imitation elle ne peut servir qu'à
faire une caricature à la longue monotone. Ce n'est pas qu'on doive
absolument répudier le parti qu'on peut tirer du rapprochement spi-
rituel du type humain avec le type bestial. Les scènes satiriques des
panneaux de Chantilly, les fantaisies profondément observées de
Decamps, prouvent que les expressions et les occupations de l'homme
peuventtrèsbien,par une métempsycose matérielle, se transmettre
à des figures d'animaux. Il y a même, dans cet ordre de peinture ou
de gravure, un genre d'effets plein de nouveauté, qui appartient au
sentiment d'analogie; mais ces effets ne sont obtenus qu'à la condi-
tion que les lois d'analogie soient toujours rigoureusement observées,
et qu'en voulant atteindre au résultat comique du rapprochement
de deux tjT)es, on maintienne l'équilibre entre eux. M. Grandville
n*est sans doute pas dépourvu de ce sentiment d'analogie. Il sait
trouver des rapports justes, quoique lointains , entre les attitudes,
les fourrures et les plumes des différens quadrupèdes et bipèdes ,
et les formes, les poses et les vétemens de l'homme. Il sait quel-
quefois prêter fort spirituellement nos coutumes les plus excen-
triques à d'humbles bétes dont il ne détruit pas d'ailleurs l'identité.
Cétait le seul moyen de rendre pour nous ses représentations d'ani-
maux plus intéressantes que des planches d'histoire naturelle. Sous
ce rapport, il a mieux compris que son prédécesseur Oudry l'illus-
tration des fables de La Fontaine. Le célèbre peintre d'animaux du
siècle dernier n'a point cherché à reproduire la mise en scène et le
caractère de ces fables; il s'est contenté de placer les animaux , en
présence les uns des autres, au milieu de vastes paysages. Il a esquivé
la difTiculté par une énorme dépense d'accessoires. II ne s'est pas plus
occupé de l'expression que du dialogue présumé des interlocuteurs.
Si on excepte quelques fables, comme celle de la cigogne et du re-
nard, où l'on aperçoit quelque velléité de traduire les intentions et
6S3L BEVUE DES DEUX moudbs.
l'esprit de La Fontaine, rœuvFC dOudry, malgré la facilité et la lati^
tude que lui laissait la gravure sur cuivre, n*est guère autre cho^
qu'une collection fastidieuse de bétes et de vues.
M. Grandville, au contraire, a voulu et a su se tenir à Fcsprit de
la fable. Il s'est créé un monde d'animaux plus ou moins huma-
nisés. De ceux-là il n'a pri» que la tête , de ceux-ci le corps entier.
n les a tous ramenés, mammifères, oiseaux , poissons ou iosecles,
à un seul principe, leur rapport avec l'homme. Les créations de
M. Grandville pourraient démontrer par la physionomie le système
de M. Geoffroy Saint-Hilaire, l'unité, l'échelle ascendante de vie, l'a-
nimalité multiple dont l'homme est sur cette terre le dernier éche-
lon. Malheureusement le peintre ofQciel des bétes n'a pas su s'ar-
rêter à propos dans ce travestissement universel du monde animri.
n y avait tout au plus une trentaine de fables qu'il pût illustrer avec
esprit et sans violer les convenances. Il a voulu les illustrer toutes,
et il a reproduit des scènes impossibles à reproduire. Dans les Ani-
maux peints par eux-mêmes y il a poussé encore plus loin l'exagéra-
tion de ce défaut. Les races qui ne peuvent avoir une ressemblance
assez voisine avec l'honmie se sont vues travesties, contraintes de
représenter nos gestes, nos habitudes, nos costumes. Il a fait de»,
éléphans qui fument des cigares, des escargots majestueusement
traînés en carrosse, des crocodiles attablés au milieu de bouteUles
et de plats, des chevaux tenant une plume à leur sabot. Cette pué-
rilité poussée à l'extrême, cette absence de goût, deviennent à la
longue l'impertinence du fantastique. Avec sa (inesse d'observation,
M. Grandville n'a pas vu que peu d'animaux se rapprochent assez ,
par certains côtés, de quelques hommes, pour légitimer ses spiri-
tuelles mascarades. Avec les fourmis, les coléoptères, les chiens, les
rats et quelques oiseaux, il a dessiné des scènes, créé une race
hybride, qui lui assignent une place à part dans l'histoire de l'art de
notre époque. Pour les portraits de petits animaux, car l'instinct»
signe d'une origine commune, rapproche dans l'enfance toutes les
races, M. Grandville a trouvé des formes, des attitudes admiitH
blés. Seulement on pourrait lui reprocher l'absence d'expression et
de naïveté. Le talent de M. Grandville est systématique, volontaire;
il s'est formé pair la patience, l'étude, l'observation; on sent qu'il se
rattache à deux ou trois théories inflexibles; on n'y trouve pas asses:
ce qui est un des plus grands charmes de l'art, la spontanéité, l'en-
train , l'abandon , la facilité généreuse qui produit toujours et se ré-
génère sans cesse. La manière de M. Grandville est passée dans soa
LA LITTÉRATTRE ILLUSTRÉE. 663
esprit à Vétat de dogme, de texte précis, arrêté, de lettre morte, et
quelque chose que l'on voie désormais de lui, on n'éprouvera pas ce
bonheur de l'imprévu qui donne toujours un nouvel intérêt aux œu-
vres d'un même artiste. Ensuite les tableaux de M. Grandville man-
quent en général d'effet. Aujourd'hui que la couleur de la gravure a
fait d'incontestables progrès, M. Grandvillc a conservé une manière
pâle. Il est venu trop tôt, il porte la peine d'une éducation incom-
plète; il lui manque, comme à Brascassat , la lumière, qui est la vie
du paysage.
Nous n'avons examiné dans les Animaux peints par eu^-mêmes
que les travaux de M. Grandville, car évidemment l'ouvrage n'a été
conçu que pour exploiter, sous une nouvelle forme, le talent popu-
laire du dessinateur. Toute la partie littéraire se réduit à des allusions
plus ou moins spirituelles contre la chambre des députés, à des plai-
santeries plus ou moins compréhensibles sur les systèmes qui divi-
sent la science. Il semblait que les hommes de talent se trouvaient
dépaysés. La malicieuse , l'élégante et la fine bonhomie de Nodier
lui a fait défaut pour ses Tablettes de la giraffe ainsi que dans l'his-
toire du Renard pris au piège. Le premier Feuilleton de Pistolet té-
moigne de cette facilité qu'a M. Janin de laisser envoler ses feuilles
écrites. Quant à la monographie intitulée Histoire dun Moineau à la
recherche du meilleur gouvernement y c'est une galanterie fort désin-
téressée que l'auteur de Lélia^ descendant des hautes sphères qu'il
habitait autrefois, a bien voulu faire aux Animaux peints par (^x-
mêmes. Il leur a officieusement prêté son nom; par un accès de dé-
vouement que nous ne nous chargeons pas d'expliquer, il a consenti
à endosser la traînante et prétentieuse phraséologie de M. deEalzac;
on a compté assez sur l'ignorance des moineaux pour espérer qu'ils
ne s'apercevraient pas des différences de style. Si Ton excepte une
très mordante et très fine raillerie de certains ridicules littéraires^
ptr M. Alfred de Musset, cette .publication n'a que l'esprit très mé-
diocre des :petits journaux. £n mérité , ce n'était pas la peine de
prêter aux animaux si peu d*esprit, quils pouvaient parfaitement le
resdre sans être tenus à la moindre reconnaissance.
Nous demandons sincèrement, après avoir achevé la lecture de cet
ouvrage, quel peut en être le but littéraire, car iMiu»n'y voyons que
des «cènes écrites de toute mam, «bs que novs {Hussions trouver
entre eHes aucune loi logique,«ucBne parenté d'intention. Est-ce
me critique de nos vices^>âe nos ridicules, de nosnealitotionspoli-
tique&yde maire littèraUiie JMteatte? RvéoîaâaeBtnoii* iiexiftel)ien
664' REVUE DES DEUX MONDES.
une velléité vague de faire la satire de toutes ces choses h la fois,
mais sans que le lecteur le plus clairvoyant puisse en avoir person-
nellement la certitude. L'absence de plan , qui n'est pas toujours la
fantaisie, Tespèce de coliue et de quiproquo perpétuel entre les au-
teurs et leurs personnages, déroute à chaque instant Fesprit du lec-
teur. La moralité ou, comme Ton voudra, la conclusion du livre, est
demeurée dans les limbes. Et cependant, par une sorte d'unanimité
miraculeuse dont le secret n'échappe pas à l'éditeur, tous les jour-
naux ont fait l'éloge de cet ouvrage, toutes les réclames qui se dé-
guisent sous forme de critique lui ont valu une grande popularité et
un grand succès de vente. Serait-ce donc qu'il y aurait une solidarité
latente entre la littérature des pittoresques et celle des feuilletons?
Pas plus que les Animaux, les Français peints par eux-mêmes ne
peuvent prétendre à un mérite d'observation ou de forme. Pour ce
dernier ouvrage, qui a failli devenir aussi volumineux qu'une ency-
clopédie, on avait convoqué le ban et l'arrière-ban de la littérature.
On y retrouvait bien encore ce don d'ubiquité de M. de Balzac et de
quelques autres écrivains universels, qui à toute publication donnent
au moins leur signature; mais, à côté de ces plumes infatigables, toute
cette menue littérature à laquelle les petits journaux servent ordi-
nairement de dépôt de mendicité, avait trouvé dans les volumes des
Français peints par eux-mêmes un type, une profession à exploiter,
qui le poète, qui le gendarme, qui Tinvalide, qui le portier, chacun
selon ses goûts et sa connaissance de la matière. Il y avait là assu-
rance tacite d'indulgence mutuelle; on y apportait cet esprit cou-
rant, très bonhomme au fond, qui s'est évaporé plus tard en phy-
siologies et en imperceptibles publications de poche.
Tous ces ouvrages, qui ne sont que des thèmes pour les gravures,
n'ont qu'une durée temporaire; ils vivent, ils passent, ils meurent.
On en est quitte pour les avoir vus ou pour les avoir oubliés; ils
n'exercent d'influence qu'individuellement sur l'écrivain qui se ré-
signe à s'effacer devant le graveur. La littérature pittoresque ne
sert donc ni le peintre , qui a cependant ici le rôle du musicien à
l'Opéra, ni le littérateur, qui descend au rôle de faiseur de libretti;
elle ne fait que diminuer le talent. Mais il est une autre nature
de publications dont la perpétuité, la périodicité, entraînent avec
elles de graves înconvéniens pour l'éducation de l'intelligence par
les livres. Comme la gravure sur bois et celle à la mécanique,
comme toutes les innovations qui tendent à séduire l'acheteur par
le bon marché, les magasins pittoresques sont nés en Angleterre;
LA LITTERATURE ILLUSTRÉE. 665
la patrie naturelle de toutes les idées commerciales. La librairie an-
glaise n'avait vu que le moyen de vendre beaucoup de feuilles de
papier en leur donnant le double attrait de l'image et de la gravure.
Le succès de vente légitima l'entreprise. La librairie française se
bâta bien vite d'importer chez elle ce commerce. On fit venir de
Londres des graveurs anglais, et Ton publia en France des magasins
pittoresques à deux sous la feuille. Cependant, comme on compre-
nait qu'il fallait procéder par voie d'abonnement et non par la vente
au détail, que ce qui pouvait convenir à la curiosité désintéressée
de la famille anglaise ne suffirait pas aux exigences actuelles de notre
esprit, CCS magasins eurent dès l'abord la prétention de faire l'édu-
cation du peuple à bon marché, de multiplier chez lui sans fatigue,
sans peine, sans perte de temps, des connaissances universelles. Il
en est résulté que magasins et musées ont augmenté cette confusion
d'idées, mille fois pire que l'ignorance, qui laisse les classes inter-
médiaires à la porte de toutes les connaissances et leur inocule la
vanité, la plus triste de toutes les maladies de l'esprit.
Peut-être eût-il été possible que les magasins pittoresques, s'ils
avaient été rédigés dans un ordre méthodique, avec une intention
précise, comme certains livres faits pour populariser la science,
eussent contribué à la diff'usion de ces notions élémentaires que
tout homme, quel que soit son rang, doit posséder dans la vie habi-
tuelle; mais il règne dans toutes les publications périodiques accom*
pagnées de gravures la plus complète anarchie de connaissances.
Tantôt ce sont des curiosités de costumes , tantôt des expositions
d'art, quelquefois de philosophie transcendante, d'autres fois d'his-
toire naturelle, tout ce qu'il est possible d'imaginer de plus opposé,
de plus confus, de plus fragmentaire, et conséquemment de plus in-
saisissable. Quelqu'un qui aurait conservé dans la mémoire les sujets
traités par l'un de ces magasins pittoresques se croirait sous l'obses-
sion d'un de ces rêves laborieux où toutes les formes se confondent
et se transfigurent incessamment, où se brisent continuellement
toutes les conditions de temps et d'étendue. Quelqu'un qui lirait
assidûment et ne lirait qu'un semblable ouvrage, s'il arrivait à cet
effort de génie de bien classer ses lectures dans sa tête, aurait le
droit de citer beaucoup de choses sans en savoir aucune. Il ne faut
pas croire que les œuvres collectives et périodiques, par cela seul
que la variété se trouve être un de leurs principaux élémens d'exis-
tence, ne doivent pas cependant être faites dans une vue d'ensem-
ble, avec ordre et unité. Une revue constituée avec intelligence.
666 REVUE DES DElfX MONDES.
noD-seuleinent reproduit le mouvement d'esprit d^une nation , mais
encore les questions actuelles qui, en art, en littérature, en po-
litique, préoccupent et passionnent les esprits. Elle sait conser*
ver l'équilibre entre les faits intellectuels de la vie d'un peuple,
elle les distribue sinon dans un ordre rigoureux, du moins dans
un ordre sufGsant, pour qu'à la fui de Tannée, le lecteur se trouve
instruit de tous les grands évènemens littéraires de son pays.
Une revue^^aiWems s'adresse aux esprits d'élite qui ont leur éduca-
tion faite, qui ont un ensemble d'idées sur les questions de philoso-
phie et de poésie. Elle ne les promène donc pas de détours en dé-
tours dans une route sans but. Elle ne se propose pas l'instruction
des lecteurs; elle la suppose au contraire. Mais il n'en est pas de
même pour les magasins pittoresques qui s'adressent surtout aux
enfans, au peuple, à toute la partie la plus ignorante de la société,
incapable de discerneir, dans cette grande confusion de choses et
d'idées, le lien, le rapport de ce qu'il doit savoir avec ce qu'il doit
ignorer. Ce que les magasins pittoresques dépensent pour la gravure,
ils sont obligés de l'économiser sur la partie littéraire; ils traitent
nécessairement les questions avec moins d'étendue. Ils sont con-
traints de concilier les conditions rivales des idées et des gravures,
et, dans ce conflit, c'est presque toujours la partie pittoresque qui
l'emporte sur la partie littéraire. Souvent même des gravures sur
bois, déjà faites pour une publication, servent ensuite pour d'autres
ouvrages ; il ne s'agit plus que de leur trouver un nouveau com-
mentaire, un nouveau prétexte de les éditer. Comme c'est aux yeœt
plutôt qu'à l'intelligeqce qu'on s'adresse, comme c'est sur Félément
pittoresque plutôt que sur le mérite de science ou de style que Ton
fonde ses espérances de succès, les magasins et les musées ne foirt
que précipiter la décadence, pour nous visible et incontestable, de
toutes les formes de la pensée.
Le grand nombre des publications pittoresques a donc eu deux
résiritats également funestes à la littérature. En illustrant des œuvres
anciennes, loin de donner à celles-ci une nouvelle valeur d'art, la
gravure n'a fait que nuire au texte, que détruire l'impression peé^
tique de la lecture. Elle a aidé à remettre en lumière des œuvres
justement oubliées. Quant aux productions autocthones, tirées de
son propre fonds, elle a encore été littérairement plus nuisible. L'es-
prH;<ies deux arts, •eomme il a été démontré, n'est pas le même; Ho-
gaith, ^^nMneRté par*8wift, «ût fait perdre à ce dernier sa réputa-
tion d'hemme «pîrituel. li'^prlt exige en toute chose la spontanéité»
LA LKrTÉBAXUft& tftftUSVllÉB. GfflT
Tallure propre, rindépeudooce. Les pubKcaiioiis pittoreMpi^ n^eiit
jamais fait que poser ce problème à toifê les écrivain» : trouver le
moyen de mettre en prose des coups de er»yeii , de tradoire des
figures en paroles, comme Ton met de mauvais vers soos les^ notes
du musicien, ^ous ne sommes étonné que d^un fait, c'est que des
hommes de talent aient pa se plier à de semblables exigences, c'est
que des hommes d^'magination aient pu volontairement renoncer à
la plus belle de toutes les prérogatives de lesprit : celle d!inveuter
son œuvre, et de la conduire en pleine liberté.
Nous devons le dire hautement, car nous ne nous occupons de
toutes ces fantaisies de gravure sur bois et de lithographie cpae dans
leurs rapports avec la littérature, s'il y a décrépitude visible des
formes de la pensée, il ne faudrait pas seulement en rejeter la faute
sur la librairie. La librairie, sans doute, est coupable de la déchéance
progressive de la littérature, mais les écrivains eux-mêmes sont com-
plices. Ce n'est point le talent qui a manqué de nos jours aux hommes
qui écrivent; jamais époque peut-être, en virtudîté, en faculté de
poésie, ne fut aussi privilégiée que la nétre; jamais il ne fut domié à
la critique de contempler une plus riche et phis forte expansion de
tous les genres d'esprit. Ce cpii a manqué, c'est la règle du talent,
c'est le respect de soi-même et de sou travail.
n n'est pas étonnant que, dans une époque ifiduatrieHe, avec la
grande surexcitation d'esprit qui nous pousse aux jouissances, la
littérature ait voulu devenir une industrie, un kistrumenl de for-*
tune. Mais rendons-en grâce à la nature même de la pensée, du mo-
ment où la littérature a prétendu se matérialiser ainsi , battre mon-
naie avec ses produits, elle s'est suicidée. L'esprit B'est paa use
machine à filer qui n'a besoin que d'un jet de vapeur pour ranimer
ses rouages et rendre chaque jour, et sans cesse, sans fatigue et sans
péril, la même somme de travail, la même quantité de produits.
Si l'esprit est infini comme Dieu, son origine et son essence, son
labeur est limité. Il est con>posé de facultés diverses qui s'aident
et qui se contrôlent. Pour produire de grandes oeuvres empreintes
degénie, il a besoin de toutes ces facultés, mai» il ne les trouve pas
toutes et à toute heure. Le champ de l'esprit, c'est le teapê, ce mys;>
tërieux milieu dont il a besoin pour créer. Il lui faut recueiUtr les
élémens de ses œuvres, les combiner, attendre ceux qui ne sont pas
venus, diriger tous les coups^de fortune de l'inspiration» tonales cal-
culs de la réflexion vers un centre et toujours vers un centre «nique.
Les natures les plus richement organisées , les honunes* qui ont reçu
668 REVUE DES DEUX MONDES.
les deux qualités extrêmes de Tart, n'ont jamais fait que peu d'ou-
vrages; ils se sont dépensés, engloutis corps et ame dans peu de créa-
tions, quelquefois dans une seule. Ils ont été fidèles à leur idéal,
ils ont été loyaux envers leur génie.
Qu'est-il arrivé lorsque la littérature, qui autrefois servait unique-
ment la gloire et les idées de Técrivain, est devenue un comptoir, une
boutique ouverte sur la rue, avec étalage et enseigne, que chaque
œuvre, que chaque ligne, que la vente en gros et en détail ont pu se
débiter et se traduire en revenus? Il est arrivé que les œuvres se sont
multipliées du fait de l'écrivain, non pas dans une intention littéraire,
encore moins dans un but philosophique , non pas pour obéir à sa
conviction et à la sibylle intérieure, mais pour improviser une for-
tune, pour avoir le droit de connaître, d'expérimenter et d'épuiser
toutes les jouissances de la vie.
Alors on a vu naître la démagogie de la littérature , on a vu ces
émeutiers de la pensée dont les bandes se composent de toutes les
vocations détournées, de toutes les vanités surexcitées, de toutes les
gloires manquées, poètes, romanciers, critiques, qui devaient réfor-
mer l'art, la science, le théâtre, organisations faibles où les facultés
natives ne remplacent pas l'absence d'études et qui croyaient folle-
ment qu'on arrive au gouvernement de Tintelligence par des coups
de main et du tapage dans les rues.
Alors les auteurs qui pouvaient avoir quelque avenir n'ont cherché
ni le recueillement ni les longs et solitaires dialogues de l'inspiration
avec la réflexion; ils n'ont pris la peine ni de condenser, ni de mûrir
leurs idées, d'étudier ni de former un plan; ils se sont prodigués,
dissipés dans des ouvrages que ni leur inspiration ni leur conviction
souvent ne leur commandaient. Ils n'ont pas connu l'attente, la con-
centration, la discipline indispensables aux bons ouvrages. Leurs
pensées étaient comme des recrues qu'on n'a pas le temps d'in-
struire, de rassembler et de mettre en bataille; on les mène au feu
minute par minute , è mesure qu'elles arrivent. Elles sont sacrifiées
en pure perte. Elles s'épuisent, disparaissent et périssent sans hon-
neur. Les écrivains ont gaspillé toutes leurs facultés, ils ont écrit
sur tout, à propos de tout, sans amour, sans retenue, sans piété
filiale pour leurs aïeux, sans respect pour leur réputation à faire ou
déjà faite. Ils ont été presque tous punis de la plus terrible puni-
tion; ils ont survécu à leur talent , comme le débauché survit à la
faculté d'aimer.
Toutes les forces productives de la nature veulent être économî-
LA LITTÉRATURE ILLUSTRÉE. 669
sées et réglées; le travail de l'esprit, de fatigue en fatigue, peut de-
venir une habitude machinale. Ce n'est là qu'une décrépitude plus
ou moins retardée. L'imagination la plus riche n'a pas l'haleine
inépuisable, elle n'est pas une béte de somme qui peut porter le
bât tous les jours, et refaire le lendemain la route qu'elle a faite la
veille. Le génie n'a qu'un certain nombre d'oeuvres à donner; ce
qu'on nomme improvisation, fécondité, n'est pas un don, mais un
malheur de l'esprit. Dieu n'a dispensé personne de la réflexion; il
n'apporte à personne, à heure fixe, des inspirations nouvelles; il veut
qu'en faisant son travail, l'homme fasse lui-même sa gloire; il veut
que ses veilles soient des batailles. L'improvisation n'est' et ne sera
jamais un mérite pour aucun écrivain : elle n'est que l'excuse de ces
œuvres interminables qui ne sont parties de nulle part pour n'arriver
en aucun lieu, qui traînent de soleil en soleil, de borne en borne,
leur éternel vagabondage.
Mais lorsque l'improvisation n'a plus suiH à ces existences fié-
vreuses et dispendieuses, qui voulaient associer, par un singulier
adultère, la prodigalité et l'incurie du poète avec les calculs et la cupi-
dité de l'industriel , alors il est arrivé que la littérature n'a plus eu
de bonne foi ni de probité dans ses relations. Autrefois, il existait
entre l'auteur et l'éditeur une soUdarité complète. Des hens d'intérêt,
de reconnaissance, ou de dignité commune, s'établissaient entre eux.
L'un et l'autre y gagnaient. Aujourd'hui, une guerre de ruse et de
supercherie s'est établie entre les écrivains et leurs médiateurs avec
le public. Chacun veut exploiter la situation de l'autre. Du moment où
la confiance réciproque est brisée, il s'ensuit que les auteurs mettent
leurs œuvres aux enchères, les distribuent de droite et de gauche,
au plus offrant. Jusqu'à ce jour, du moins , la direction de la littéra-
ture était restée dans des mains intelligentes. Les fonctions d'édi-
teur, dans le siècle dernier, supposaient des connaissances littéraires,
un jugement, un goût formé, mais à ces hommes qui aimaient la
littérature, qui la comprenaient, qui l'encourageaient, s'est substi-
tuée la génération grossière et avide des gens d'affaires, banquiers,
éditeurs pittoresques, purs marchands sans goût et sans instruction,
contrefacteurs intérieurs, pour ainsi dire, des véritables éditeurs d'au-
trefois; explorateurs de l'esprit pour le tenter et le perdre, qui ont
mis en commandite la renommée de l'écrivain comme une mine de
charbon de terre, ou comme une usine; et les littérateurs ont accepté
avec empressement la complicité de cet industrialisme intellectuel I
Nous connaissons même des romanciers qui vendent leurs marchan-
TOME I. 43
670 BtBTC£ DES DEUX MONDES.
dises è différens prix, selon leur qualité; d*autres qui ne font pas les
(Buvres qu'ils signent, qui ont des aides et des manœuvres à leurs
ordres. La grande extension qu'a prise la partie littéraire des jour-
naux politiques a puissamment contribué à cette prostitution patente
de l'intelligence. Dans ses gouffres toujours béans, toujours insatia-
bles, le journal reçoit tant de choses, dévore si vite ce qu'il reçoH,
que, bon ou mauvais, tout passe, tout disparaît. Le feuilleton, avec
ëa rotation incessante et rapide, a une incroyable indulgence pour
lies pauvretés littéraires. Il a un autre inconvénient : c'est qu'ayant
besoin de toute la partie militante et peu consciencieuse de la litté-
rature, il interdit à l'avance toute critique sérieuse. Le moyen eo
effet de tirer sur ses propres trompes et de critiquer ce qu'on im-
prime? •
Tant que les écrivains ne voudront pas rester maîtres de leur in-
spiration et qu'ils abandonneront la direction de leur talent, tant
qu'ils consentiront à cette vie nomade qui va planter ses tentes par-
tout, tant qu'ils voudront suffire par leurs seules veilles à cette ef-
froyable consonmiation de nouvelles et de romans, il faudra qu'ils
renoncent à toute prétention de littérature sérieuse et qu'ils s'ha-
bituent à voir sans cesse décliner leur puissance. Les exemples ne
manquent pas. L'ame ne saurait jamais se dissiper impunément
ainsi, et on ne saurait adopter la vie de bohème sans en porter les
guenilles.
Au milieu de cette ex»tence problématique des condottieri de la
irfame, il n'y a plus pour la haute littérature, pour les chastes aroanar
de la muse qui ne court pas les carrefours les cheveux dénoués,
qu'à constituer la cité littéraire, qu'à se grouper, se réunir autour
du même centre, du même beffroi. Du moment où ils auront leurs
armoiries, leurs droits communs, qu'ils ne seront plus errans et no-
mades, mais qu'ils auront leur foyer, leur Dieu , leur travail assuré,
alors le public , au milieu de cette affreuse mêlée de promiscuités
d'intelligences, saura sur qui et sur quoi compter. La cité couvrira
le citoyen et réciproquement. Alors les écrivains se classeront selon
leurs aptitudes, les écoles littéraires pourront se fonder, comme se
sont fondées les écoles de peinture. On saura quels principes et
quels systèmes sont ici, quels systèmes et quels principes sont là;
on saura qu'il y a ici l'écrivain convaincu, les idées, les formes de
style, là l'homme d'affaires et le mercantilisme qui ouvre boutique;
chacun parlera sa langue et aura sa patrie. L'écrivain travaillera à
son jour, à son heure, dans son vrai centre. 11 suivra sa pn^re tradl-
LA LITTÉRATURE ILLUSTREE. 671
tion, il ne sera pas distrait par mille sollicitations étrangères. Il saura
qu1l a contracté avec son public des obligations saintes, qu*en retour
de la sympathie qu'on a témoignée à son talent, on exige de lui plus
d'attention et plus d'efforts sur lui-môme. Les écrivains obtiennent
d'autant plus de respect, qu'ils s'observent davantage et se prodi-
guent moins. Aussi bien, l(' mercantilisme introduit dans le domaine
de la pensée est déjà parvenu à sa conclusion logique. De toute cette
jeune et tumultueuse littérature qui entrait si brusquement sur la
scène, il ne reste plus guère que peu de noms respectables et res-
pectés; tout le reste est mort ou mourant. Dans leur indolence ou
leur vanité, ces hommes, épuisés par les succès de feuiUeton, a'aper-
çoivent pas le mouvement littéraire qui grandit derrière eux. De
Texcès du mal, nous espérons le remède. Nous pensons qu'une géné-
ration plus forte ou plus prudente, avertie par l'exemple de la géné-
ration qui l'a précédée, et qui n'a paru sur la scène littéraire que
pour disparaître, sera convaincue qu'il faut porter son talent respec-
tueusement, comme le jeune lévite porte les chandeliers de l'autel,
sans l'exposer à tous les vents du dehors. Alors on se retournera vers
les études sérieuses, laborieuses et lentes, qui consacrent seules les
œuvres durables. Alors il y aura espoir de sauver la littérature, au-
jourd'hui déchue par suite des idées mercantiles, et avec sa science,
avec le glorieux cosmopolitisme de sa poésie, de sa langue, la France
reprendra dans l'Europe une place qu'aucune défaite politique ne
saurait lui faire perdre.
F» DE Lagenevais.
43.
JOURNAL
D'UN PRISONNIER
DANS
L'AFGHANISTAN.
JOURNAL OF AN AFFGHANiSTAN PRISONNER,
BT LIEUT. TINCBTÏT ETRE.
Ce livre vient d'avoir en Angleterre un très grand succès. Plusieurs
éditions en ont été faites en quelques jours et ont été enlevées avec
rapidité. Ce succès est facile à comprendre. L'intérêt qui s*attachait
aux affaires de l'Asie ne s'était pas encore ralenti; on venait de rece-
voir la nouvelle de la délivrance presque miraculeuse des prisonniers
du Caboul, et on attendait avidement l'histoire de leur longue cap-
tivité. Le livre de M. Eyre avait donc le plus grand à-propos; il avait
surtout le singulier mérite de paraître le premier, car, avec la ten-
dance naturelle qui porte tous les Anglais à raconter leurs voyages et
leurs aventures, nous ne pouvons douter que nous ne devions bientôt
JOURNAL d'un prisonnier DANS L'AFGHANISTAN. 673
être inondés de relations du même genre. Nous sommes encore à
nous demander comment il se fait que le docteur Brydon par exempte,
le seul homme qui ait échappé au massacre ou à la captivité de ses
compagnons et qui soit arrivé jusqu'au premier poste anglais, monté
sur un misérable pony des montagnes, n'ait pas encore publié un
journal de ses fabuleuses aventures. A coup sûr lady Sale, dont la
conduite héroïque pendant toute la campagne, pendant la retraite,
et pendant les longs jours d'épreuves qu'elle a passés au milieu des
barbares, a excité l'admiration générale, ne peut manquer de ra-
conter ses impressions de voyage; mais, dans tous les cas, M. Eyre
a pris les devans, et il a eu la primeur de la curiosité publique. Son
journal mérite le succès qu'il a obtenu; c'est une relation faite avec
simplicité, souvent avec sentiment, de souffrances réelles qui égalent
en intérêt toutes les aventures de romans. Ces notes ont été écrites
super flumina Bahylonis; le narrateur était aussi un des acteurs dans
ces scènes lamentables dont il nous a donné l'histoire; et bien qu'une
partie des faits que nous y trouverons racontés soient déjà connus,
nous croyons cependant que de nouveaux détails, empruntés au pre-
mier récit fidèle et complet d'un témoin oculaire, ne seront pas sans
quelque intérêt.
Il est toujours très aisé, nous le savons, de dire après les évène-
mens ce qui aurait dû être fait pour les prévenir; mais, en faisant la
part de cette sagesse posthume, on ne peut cependant s'empêcher
de croire que les Anglais auraient pu éviter le désastre qui les a
frappés dans le Caboul s'ils n'étaient allés eux-mêmes au-devant de
leur ruine avec une incapacité et un aveuglement inconcevables. La
facilité avec laquelle ils avaient envahi et conquis ce pays les avait
complètement abusés; ils croyaient pouvoir le garder avec aussi peu
de peine qu'ils l'avaient pris, et ils s'étaient créé des illusions incom-
préhensibles sur la nature des sentimens que leur portaient les indi-
gènes. Lord Keane, qui avait commandé l'expédition, s'était hâté
d'aller jouir en Angleterre de sa gloire récente, et dans la chambre
des lords de son nouveau titre. En quittant Caboul, il avait emmené
avec lui une partie de ses troupes et avait ainsi réduit de moitié
l'armée d'occupation, sans même prendre le soin d'établir une ligne
de postes militaires pour assurer les communications avec l'Inde. II
était bien clair que pendant long-temps encore l'armée d'occupation
devait être obligée de tirer de l'Inde toutes ses munitions; la distance
de Caboul à Ferozepore, la première station anglaise, était de six
cents milles, et sur cette ligne se trouvaient le Punjab, sur lequel.
f^k &BVUB DES DEUX MONDES.
depuis la mort de Runjet Siiigh, les Anglais ne pouvaient {dus comp»
ter, et les défilés impraticables qui devaient plus tard leur servir de
tombeau.
Quand le général Elphinstone vint, au mois d*avril 1841, prendre
le commandement des troupes, il trouva Tarmée anglaise complète-
ment isolée dans le sein d'un pays en apparence tranquille et soumis,
mais qui n'attendait qu un signal pour se soulever. Il fut, comme
Vavait été son prédécesseur, la dupe de ce calme perfide, et en de-
vint la victime. Les hommes qui devaient le mieux connaître le ca-
ractère de la population conquise, sir William Mac-Naghten, sir
Âlexander Burnes et le major Poltinger, tous les trois portant desf
noms bien connus dans l'Asie, semblaient partager cet aveuglement»
Ils laissèrent la rébellion se former et grandir presque sous leurs yeux,
sans chercher à la comprimer dans ses commencemens, et quand
elle éclata , il était trop tard pour la vaincre.
Ce fut chez les Ghiizis que se manifestèrent les premiers symp-
tômes d'insurrection. Les Ghiizis sont une tribu nomade de l'Afgha-
nistan, la plus nombreuse et eh même temps la plus indomptable»
parce qu'après chaque défaite elle se réfugie dans les montagnes ea
y emmenant ses troupeaux, et y attend patiemment le jour des re-
présailles. Nous verrons, pendant la fatale retraite des Anglais, les
Ghiizis se montrer les plus acharnés et les plus impitoyables, et se
mettre à la tête du massacre malgré les efforts des chefs afghans, qui
n'exerçaient sur eux qu'une autorité très limitée. Il n'est peut-être
pas inutile de rappeler ici que les Afghans sont partagés en plusieun
tribus, dont la plus puissante était celle des Douranis. Cette tribu se
divisait elle-même en plusieurs familles, dont les plus considéraUes
étaient celle des Suddozis et celle des Barukzis. La première était
regardée comme la branche royale légitime de l'Afghanistan; le shah
Soudja, que les Anglais avaient rétabli sur le trône, était un Suddozi.
Sost-Mohamed , qu'ils avaient détrôné» était un Barukzi. Son fib»
Mahomed-Akbar-Khan, qu'on appelait aussi le sirdar^ et qui devint
le chef de l'insurrection , avait donc contre les Anglais et contre le
shah Soudja une double inimitié. Depuis le détrônement de son père,
il s'était réfugié dans le nord, du côté du Turkestan, où il préparait
en silence la révolte des tribus vaincues. Dost-Mohamed, prisonnier
des Anglais, l'avait en vain plusieurs fois engagé à faire sa soumission;
il avait préféré mener la vie d'un proscrit.
Au commencement d'octobre* on apprit que Mahomed-Akbar était
antre dans le pays, et en même temps plusieurs cbe£i ^ilzis quit^
JOURNAL d'un prisonnier DANS L'AFGHANISTAN. 675
(aient soudainement Caboul, et allaient prendre posiiession d'un fort
aitué dans le défilé du Kourd-Caboul, à environ dix milles de la ville.
La communication avec Tlnde se trouvant ainsi coupée, le général
Elphinstone envoya le général Sale avec une brigade pour rétablir
le passage, et aller prendre position à Jellalabad, de Tautre côté des
montagnes. Ce fut cette expédition qui donna la mesure des dangers
que courait Tarmée d'occupation. La brigade eut à traverser des
défilés dont les bords s'élevaient à cinq ou six cents pieds et qui
avaient plusieurs milles de long. Nous ne reviendrons pas ici sur
cette expédition dont nous avons déjà parlé antérieurement; qu'il
suffise de rappeler que ce fut plus tard le général Sale qui , en refu-
sant de rendre Jellalabad et en maintenant sa position sur la fron-
tière, conserva aux Anglais l'entrée du pays.
Cependant, à Caboul même, peu de temps avant ces actes de ré-
bellion ouverte, la population avait manifesté par plusieurs signes
sa haine contre les Anglais. Des officiers avaient été insultés, deux
Européens avaient été assassinés. Chose singulière! le jour où la
brigade du général Sale avait été attaquée, les assaillans se compo-
saient en grande partie des gens des chefs afghans qui demeuraient
i Caboul. On les avait vus sortir le matin et rentrer le soir, et, bien
qu'ils eussent à traverser les postes anglais, on n'avait tenté ni de
les arrêter ni de les punir.
Les deux principaux chefs de cette première insurrection étaient
Aroenoulah-Khan et Abdoulah-Khan, deux hommes de très grande
iofluence. Le premier était fils d'un conducteur de chameaux et avait
acquis par ses talqns une autorité considérable. Il pouvait mettre dix
taille hommes en campagne. On raconte du dernier .l'anecdote sui-
vante. Pour se défaire d'un frère aîné, il le fit enterrer vif jusqu'au
menton, ensuite il lui fit mettre une corde autour du cou, et attacha
à cette corde un cheval sauvage. L'animal, fouetté jusqu'au sang»
tourna dans ce cercle terrible jusqu'à ce qu'il eût tordu et enlevé la
tète de la victime. Tels étaient les hommes avec lesqueb les Anglais
allaient se trouver aux prises.
Ce fut le 2 novembre 1841 que la révolte générale éclata dans la
capitale de l'Afghanistan.
« Ce matin, de bonne heure, dit M. £yre, nous avons reçu de la
viHe l'alarmante nouvelle qu'une révolte populaire avait éclaté, que
toutes les boutiques étaient fermées, et qu'on avait fait une attaque
générale sur les maisons des officiers anglais résidant à Caboul. » Aa
nombre de ces officiers était, comme nous le savons déjà, Alexaa*
676 BEVUE DES DEUX MONDES.
der Burnes. M. Mac-Naghten et le général Elphinstone étaient dans
le camp situé hors la ville; le major Pottinger était dans le Kohistan;
le shah Soudja était dans le Bala-Hissar, qui est la citadelle de Ca-
boul. Uenvoyéy comme on appelait habituellement M. Mac-Naghten,
reçut à huit heures du matin un billet dans lequel Burnes lui an-
nonçait qu'une grande agitation régnait dans la ville, mais qu'il es-
pérait pouvoir la comprimer. Ce furent les dernières lignes écrites
par le malheureux Burnes; une heure après, on reçut la nouvelle de
sa mort. Il parait que, trop confiant dans les dispositions du peuple,
il repoussa tous les avis qui lui étaient donnés, et refusa de se réfu-
gier dans la citadelle. Quand sa maison fut attaquée, il défendit à
ses gens de faire feu, et monta sur une terrasse pour haranguer les
assaillans; mais malgré la résistance désespérée de ses soldats in-
diens, qui se firent tous tuer autour de lui, sa maison fut forcée; il
fut massacré avec son frère, et tout ce qui fut trouvé chez lui,
hommes, femmes et enfans, fut impitoyablement égorgé.
Le roi (Shah-Soudja),.qui était dans la citadelle, envoya un de
ses fils avec un régiment pour rétablir l'ordre; ils furent repoussés
et rentrèrent dans le fort. Ce fut alors que leS Anglais comprirent
retendue de la faute qu'ils avaient commise en négligeant de s'as-
surer des points fortifiés. Au lieu de se retrancher dans le Bala-Hissar,
qui commandait la ville, ils avaient disséminé leurs forces, et avaient
établi leurs magasins en dehors de leur camp. Ce camp lui-môme,
ayant des lignes trop étendues, était presque impossible à défendre,
et dès le commencement de l'insurrection, les communications
furent coupées entre le camp où résidait l'envoyé , la citadelle où
se tenait le roi, et les magasins qui contenaient les provisions. Les
Anglais se laissèrent prendre par la famine.
Une sorte de vertige semblait avoir frappé le général Elphinstone.
La faiblesse naturelle de son caractère était encore augmentée par
de vives souffrances physiques. Comme il est mort honorablement,
sinon glorieusement, au milieu de ses soldats, ses compatriotes ont
respecté sa mémoire; cependant il est permis de dire que , si dès le
premier jour les assiégés avaient agi avec énergie et résolution , ils
avaient encore des chances de salut. Leur première faute, la plus
grande peut-être, ftit d'abandonner presque sans résistance les ma-
gasins qui contenaient leurs provisions. £n même temps, les déta-
chemens cantonnés dans différens forts répandus dans la campagne
se repliaient sur le camp. Le major Pottinger, obligé d'abandonner
le Kohistan, se fit jour avec peine jusqu'au quartier-général. L'armée
JOURNAL d'un prisonnier DANS L'AFGHANISTAN. 677
réunie avait alors des vivres pour deux jours. Le général Elphinstone,
retenu au lit par la goutte , partagea le commandement avec le bri-
gadier Shelton. Ce dernier, désespérant de pouvoir maintenir sa po-
sition pendant l'hiver, se prononça pour une retraite immédiate sur
Jellalabad. M. Mac-Nagliten s'y opposa résolument, mais le mot avait
été prononcé et s'était répandu, et le découragement était déjà parmi
les troupes.
Le 29 novembre, Mahomed-Akbar arriva à Caboul, et désormais,
sous les ordres de ce chef habile, l'insurrection s'organisa d'une ma-
nière plus régulière et plus redoutable.
Les assiégés ne pouvaient attendre du secours de l'Inde avant le
printemps , et ils étaient menacés par la famine. Le peu de vivres
qu'ils enlevaient dans quelques sorties ne pouvaient leur suflire long-
temps. On agita dans le conseil le projet de se faire jour jusqu'au
Bala-Hissar, qui était à deux milles de distance, et où on aurait pu
tenir tout l'hiver; mais, outre les risques du passage, il aurait fallu
abandonner l'artillerie, peut-être les malades et les blessés. La pro-
position fut rejetée. Celle de la retraite sur Jellalabad était toujours
énergiquement combattue par M. Mac-Naghten comme déshono-
rante pour les armes anglaises. Cependant l'indiscipline commençait
à se répandre dans le camp, et les soldats, témoins des hésitations
et des mésintelligences de leurs chefs, avaient perdu tout courage.
Ce fut alors, on était au 26 novembre, qu'un des chefs afghans fit
à l'envoyé anglais les premières ouvertures d'une négociation. M. Mac-
Naghten, après avoir consulté le général Elphinstone, accepta cette
proposition , et le lendemain , deux députés des chefs assemblés se
rendirent au camp et eurent une entrevue avec l'envoyé. On ne
sait ce qui se passa dans cette conférence, mais il paraît que les
Afghans firent des conditions inacceptables, car ils se retirèrent en
disant : « Nous nous reverrons bientôt sur le champ de bataille. —
De toutes manières, répondit l'envoyé, nous nous reverrons au jour
du jugement. )>
Le 7 décembre, on découvrit avec effroi que les vivres manquaient,
€t qu'il n'y en avait pas même pour un jour. Un détachement, en-
voyé à la citadelle , réussit à* en ramener quelques provisions. Mais
M. Mac-Naghten commençait aussi à perdre courage, et, en conser-
vant les formes régulières de communication , il adressa au général
Elphinstone une lettre publique dans laquelle il lui demandait si,
dans son opinion , ils avaient une autre alternative que celle de né-
gocier aux termes les plus favorables qu'il leur serait possible d'ob-
678 REVUE DES DEUX MOKDES.
tenir. Le général répondit que, dans sa conviction, renvoyé ne devait
pas perdre de temps pour négocier. Sa lettre fut contresignée par
trois de ses officiers. Le 11 décembre, renvoyé sortit avec les capi-
taines Lawrence, Mackenzie et Trevor, et eut une conférence en
plaine avec les principaux chefs de tribus. Il leur fit une longue allo-
cution, parla des anciens temps, et de Tamitié qui avait autrefois uni
les chefs aux Anglais. Le gouvernement de Flnde n'avait voulu que
le bonheur des Afghans en rétablissant sur le trône de ses ancêtres
un prince que le peuple avait toujours aimé; mais puisque les senti-
mens de la nation étaient changés, le gouvernement anglais ne vou-
lait pas entreprendre de les contraindre , et il était prêt à entrer en
négociations.
Mahomed-Akbar et Osman-Khan, les deux principaux chefs,
exprimèrent leur assentiment, et alors Tenvoyé demanda la permis-
sion de lire un papier contenant le projet de traité. Les conditions
générales étaient : que les Anglais évacueraient l'Afghanistan, y
compris Caboul, Candahar, Ghizni et Jellalabad, et toutes les autres
stations; que non-seulement ils retourneraient en sûreté dans Tlnde,
mais que de plus des vivres leur seraient fournis sur toute la route;
que Témir Dost-Mohamed, père de Mahomed-Akbar, sa famille et
tous les Afghans prisonniers, seraient rendus à la liberté; que Shah-
Soudja, avec sa famille, aurait la faculté de rester à Caboul ou de re-
tourner dans rinde avec les Anglais, et que le gouvernement afghan,
dans tous les cas, lui ferait une pension annuelle d'un lac de roupies;
qu'une amnistie serait accordée à tous les indigènes qui avaient
embrassé le parti des Anglais; que tous les prisonniers seraient relâ-
chés; que jamais les forces anglaises ne rentreraient dans l'Afghanis-
tan, à moins qu'elles n'y fussent appelées par le gouvernement afghan
avec lequel la nation anglaise établirait une amitié perpétuelle. Ces
conditions furent acceptées pat tous les chefs, à l'exception de Ma-
homed-Akbar, qui s'opposait surtout h l'amnistie, et qui refusait de
fournir des vivres aux Anglais avant qu'ils eussent évacué leur camp;
mais il se trouva en minorité dans le conseil , et les chefs, en accep-
tant les termes proposés, enunenèrent comme otage le capitaine
Trevor.
Pendant cette entrevue , on avait dans le camp les plus vives in-
quiétudes sur la sûreté de l'envoyé. Il n'avait avec lui qu'une escorte
très faible, et on pouvait voir des corps nombreux d'Afghans répan-
dus dans la plaine, et que leurs chefs avaient évidemment beaucoup
de peine à retenir. Mais l'heure n'était pas encore venue.
JOURNAL D*ITN PRISONNIER DNNS L'AFGHANISTAN. 679
Nous avons maintenant à raconter la scène sanglante dans laqueUe
renvoyé anglais perdit une vie digne d'une meilleure fin. Quand la
nouvelle du meurtre de sir William Mac-Naghten arriva en Europe,
elle y souleva un cri unanime d'exécration. Le livre de M. Eyre a
jeté un nouveau jour sur des faits jusqu'alors imparfaitement connus,
et si les révélations qu il contient ne doivent point diminuer l'hor-
reur qu'avait inspirée cet assassinat sauvage, elles prouvent cepen-
dant, et d'une manière malheureusement trop claire pour la mémoire
de l'homme qui en fut la victime, que les Anglais avaient pris l'ini-
tiative de la trahison. Il est très possible que M. Mac-Naghten fût
intimement convaincu des intentions perfides de Mahomed-Akbar, il
est possible encore qu'il ne se crût pas tenu d'observer avec des bar-
bares les règles d'honneur en usage chez les nations. policées; mais,
dès qu'il sortait de te cette île escarpée et sans bords » pour entrer
dans la carrière de la ruse et de l'intrigue, il commençait une entre-
prise dont la seule justification ne pouvait être désormais que le
succès, et sa propre trahison, nous disons le mot, quoiqu'à regret,
devait appeler, si elle ne la justifiait pas, la trahison de son adversaire.
Les termes du nouveau traité furent communiqués immédiatement
au shah Soudja, qui se trouvait ainsi condamné pour la quatrième
ou cinquième fois à l'exil. Le même jour, cependant, une députation
des chefs vint proposer, à la grande surprise des Anglais, que le shah
restât roi de Caboul, pourvu qu'il donnât ses filles en mariage aux
principaux chefs, et, ce qui peut paraître puéril, qu'il s'engageât è ne
plus faire faire antichambre aux nobles de son royaume, qu'il faisait
habituellement attendre des heures entières à sa porte. Eh bien, ce
singulier monarque tenait tellement à l'étiquette, qu'on eut toutes
les peines du monde à lui faire accepter cette proposition, bien qu'il
n'eût d'autre alternative qu'une abdication; et, deux jours après, il
retira son consentement. Il est à croire, du reste, qu'il n'avait pas
grande confiance dans la loyauté de ses vassaux.
On était alors au 13 décembre. Le départ des troupes anglaises fut
encore différé de quelques jours, à cause des délais que les chefs
afghans mettaient à leur fournir des vivres et des fourrages. Maho-
med-Akbar voulait évidemment gagner du temps et affamer la gar-
nison. Les provisions de toute espèce étaient devenues si rares dans
le camp, que les chevaux et les bestiaux ne se nourrissaient plus
que d'écorces d'arbres, et en mangeant et remangeant leur prppre
fumier, qui était régulièrement ramassé et étendu devant eux. Les
domestiques, qui forment toujours la partie la plus nombreuse d'une
680 ABVCB DES DEUX MONDES.
armée de l'Inde, étaient réduits à manger la chair des animanx qui
mouraient tous les jours de faim et de froid. Le 17 décembre, il y
avait encore du grain pour deux jours. Le 18, un nouveau fléau vint
accabler les malheureux assiégés, la neige I Elle tomba si abondam-
ment qu*elle couvrR la terre à la hauteur de cinq pouces, a Elle ne
disparut jamais depuis, dit le narrateur de ces tristes désastres; ainsi
nous vîmes arriver sur la scène un nouvel ennemi, qui devait de-
venir plus formidable pour nous qu'une armée de rebelles. »
Des officiers proposèrent au général Elphinstone de se fier à la
fortune et de s* ouvrir un passage de vive force jusqu'à Jellalabad;
malheureusement le général ne sut prendre aucune résolution. Ce
fut le 22 décembre que l'envoyé anglais se laissa misérablement en-
traîner au piège que lui tendait l'astucieux chef barbare. Nous em-
prunterons les détails qui vont suivre à la narration de deux témoins
oculaires, les capitaines Mackenzie et Lawrence, qui avaient accom-
pagné l'envoyé.
Un officier anglais, qui était resté caché dans Caboul depuis le com-
mencement de l'insurrection , le capitaine Skinner, vint au camp avec
deux chefs porteurs de propositions secrètes de Mahoraed-Akbar. Ces
propositions étaient : Que le lendemain l'envoyé viendrait à une der-
nière conférence dans la plame avec les principaux chefs; qu'il tien-
drait, dans le camp, un corps de troupes tout prêt à faire une sortie,
et qui, à un signai donné, joindrait les gens du sirdar (Akbar) et
s'emparerait avec eux d'Amenoulali-Khan , l'ennemi le plus invétéré
des Anglais. Ici un des émissaires proposa à sir William de lui ap-
porter la tète d'Amcnoulah pour une certaine somme d'argent, mais
l'envoyé répondit avec indignation qu'il n'était ni dans ses mœurs ni
dans celles de son pays de donner de l'or pour du sang. Le sirdar,
de son côté, promettait son concours, à la condition qu'il serait fait
le visir du shah Soudja , qui resterait roi , et que le gouvernement
anglais lui assurerait une pension viagère de 4 lacs de roupies, et lui
paierait immédiatement 30 lacs de roupies. L'armée anglaise l'aide-
rait à soumettre les chefs et quitterait ensuite le pays, mais seule-
ment huit mois après, afin de sauver sa considération.
Ces propositions du sirdar n'étaient qu'un complot tramé avec les
autres chefs. La plupart d'entre eux voulaient exécuter loyalement
le traité qui les débarrassait pour toujours de l'occupation anglaise.
Il est même probable, et ceci peut servir à donner l'explication de
la conduite de Mahomed-Akbar, que ces chefs ne tenaient pas beau-
coup à réchange des prisonniers, qui aurait rendu la hberté à l'an-
JOURNAL D*CN PRISONNIER DANS L'AFGHANISTAN. 681
cien émir Dost-Mohamed. Cet homme supérieur, qui serait sans
aucun doute parvenu à rétablir la monarchie des Afghans, si les An-
glais n'étaient venus arrêter sa fortune, était beaucoup plus craint
qu'aimé des chefs des tribus, et ceux-ci n'étaient pas fâchés de le
savoir prisonnier à Loudiana. Mahomed-Akbar, aQn de rompre tout
arrangement dont la délivrance de son père ne serait pas une con-
dition, voulut forcer les chefs à « brûler leurs vaisseaux;» et, pour
les amener à ses fins, il voulut leur montrer que les Anglais eux-
mêmes n'étaient pas de bonne foi. Le malheureux envoyé donna
dans le piège avec un inconcevable aveuglement. Non-seulement
il accepta les propositions perfides qui lui étaient faites, mais, comme
gage de sa parole, il remit aux émissaires du sirdar un papier écrit
de sa main en langue persane, et qui fut montré aux chefs. Contrai-
rement à ses habitudes , il ne confia à personne cette fatale réso-
lution, et ce ne fut que le lendemain, quand il pria les capitaines
Trevor, Lawrence et Mackenzie, de l'accompagner, qu'il leur fit
part du projet qu'ils étaient appelés à exécuter avec lui. Le capitaine
Mackenzie lui dit que c'était évidemment un complot formé contre
lui. «Un complot! répondit sir William; laissez-moi faire, fiez-vous
à moi là-dessus. » Puis il donna ordfe au capitaine Lawrence de
rester à cheval pour galoper jusqu'à la citadelle et prévenir le roi.
A toutes les objections qui lui furent faites, il répondit : « Il y a du
danger, mais la chose en vaut la peine. Dans tous les cas, j'aime
mieux mourir cent fois que de vivre encore six semaines comme
celles que je viens de passer. » Il avait prié le général Elphinstone
de tenir deux régimens tout prêts à faire une sortie. Quand il partit,
rien n'était préparé; il haussa les épaules et dit : « Au reste, c'est
comme cela depuis le commencement du siège. »
A peu de distance du camp, sir William fit faire halte à sa petite
escorte, et s'avança avec ses trois officiers à cinq ou six cents pas du
rempart. Là ils rencontrèrent le sirdar accompagné d'Amenoulah-
Khan et des principaux chefs. Après les salutations habituelles,
l'envoyé offrit au sirdar un superbe cheval qu'il venait de payer
3,000 roupies. Mahomed-Akbar le remercia de son présent, et aussi
d'une paire de pistolets que sir William lui avait envoyés la veille
avec sa voiture et deux chevaux. C'est avec un de ces pistolets que
le sirdar allait tout à l'heure assassiner l'envoyé.
On étendit à terre des couvertures de chevaux, à l'endroit où la
neige était le moins épaisse. Sir William s'assit à côté du sirdar,
ayant derrière lui les capitaines Trevor et Mackenzie. Mahomed-
682 REVUE DES DEUX MONDES.
Akbar demanda à l'envoyé s'il était toujours prêt à exécuter leurs
conventions; sir William répondit : « Pourquoi pas? » A ce moment,
les Anglais s'aperçurent qu'une troupe d'Afghans armés jusqu'aux
dents s'approchaient ins.ensiblement en formant un cercle autour
d'eux. L'envoyé les montra au sirdar, qui lui répondit : a Oh! ils sont
dans le secret. » Puis tout à coup il cria : Begeer! begeer! « Je me
retournai, dit le capitaine Mackenzie, et je vis le sirdar saisir le bras
gauche de l'envoyé avec une expression de férocité diabolique peinte
sur ses traits; le sultan Jan s'était assuré du bras droit. Ils l'entraî-
nèrent ainsi renversé, et le seul mot que j'entendis dire au malheu-
reux sir William fut : « Az barae khooda! Au nom du ciel I » Je vis
un instant sa figure , elle était pleine d'horreur et de surprise. » Le
capitaine Lawrence dit aussi dans sa relation : ce Tout à coup je me
sentis saisir les bras, arracher mes pistolets et mçn épée, et moi-
même je fus violemment enlevé de terre et entraîné par Mahomed-
Shah-Khan, qui me dit : a Venez vite, si vous tenez à la viel » Je
me retournai et je vis l'envoyé étendu par terre , la tête placée où
étaient tout à l'heure ses talons, ses mains emprisonnées dans celles
d'Akbar, et la consternation et l'horreur peintes sur la figure. »
Le sirdar comptait garder l'envoyé comme otage, mais il paraît que
sir William fit une résistance désespérée , et alors Mahomed-Akbar
lui tira un coup de pistolet dans la poitrine. Son corps fut immédia-
tement taillé en pièces; sa tête fut promenée dans la ville et montrée
triomphalement à un officier anglais qui y était prisonnier, et ses
restes mutilés furent exposés sur le principal marché de Caboul.
Il est certain que l'intention des chefs afghans était , non pas de
massacrer leurs prisonniers, mais de les garder et de leur dicter des
conditions. Dans l'entraînement de la vengeance , ils conservaient
encore un certain esprit politique; ils savaient que le gouvernement
anglais était assez fort pour tirer d'eux des représailles signalées, et
ils voulaient autant que possible tenir une porte ouverte aux négo-
ciations. Aussi firent-ils tous leurs eflforts pour protéger leurs prison-
niers contre la fureur delà multitude, et on les vit s'exposer plusieurs
fois à la mort pour les sauver, et recevoir les coups qui leur étaient
destinés. Le capitaine Trevor fut placé en croupe sur le cheval de
Mohamed-Khan, mais il tomba et fut impitoyablement massacré. Son
corps fut promené dans les rues de Caboul. Le capitaine Mackenzie
monta aussi en croupe derrière un des chefs, qui prit le galop en
se dirigeant vers un fort. Les balles sifflaient autour d'eux, et les
barbares les poursuivaient en criant: Tuez le kafir (l'infidèle)! Le
JOURNAL D'UX prisonnier DANg L* AFGHANISTAN. 683
chef fut obligé de s'arrêter un instant, et, en ôtant son turban, ce
qui est le dernier appel que puisse faire un musulman , de les prier
d'épargner la vie de son ami. En montant une butte, le cheval tomba,
le prisonnier fut avec peine arraché à la rage de la foule; le sirdar
accourut et fit une charge pour le secourir; le chef qui le protégeait
se mit au-devant de son corps pour le couvrir, et reçut un coup de
sabre. Ce fut ainsi que le capitaine Mackenzic put arriver jusqu'au
fort, où il trouva le capitaine Lawrence, sauvé comme lui, mais
épuisé par la course furieuse qu'on lui avait aussi fait faire^ et par
les coups qu'il avait reçus.
Les chefs vinrent successivement les rejoindre dans le fort. Un
vieux mollah ou prêtre musulman fut le seul qui osât flétrir ouverte-
ment et intrèpidement la conduite de ses frères; \t s'écria que cette
trahison infâme était un ^déshonneur pour Tislamisme. Mahomed-
Akbar dit aux prisonniers que sir Willifim et le capitaine Trevor
étaient en sûreté, mais, au même instant, on leur tendait par une
fenêtre la main sanglante et mutilée du malheureux envoyé. Comme
ils n'étaient pas en sûreté dans le fort, qui recevait continuellement
des assauts, ils furent emmenés au mitieu de la nuit dans la ville. Ce
fut la maison du sirdar qui leur servit d'asile. Ils y retrouvèrent le
capitaine Skinner, celui qui avait porté à sir William les fatales pro-
positions qui l'avaient trompé. Le capitaine Skinner, n'ayant sa liberté
que sur parole , était revenu se constituer prisonnier.
Les officiers anglais furent convenablement traités, et les chefs
barbares cherchèrent à renouer les négociations. Le capitaine Law-
rence fut logé chez Amenoulah-Khan , qui lui montra la lettre que
sir William avait écrite au sirdar. Le 29 décembre, il fut renvoyé au
camp avec une escorte. Le lendemain, les capitaines Mackenzie et
Skinner apprirent que le major Pottinger avait renoué les négocia-
tions, et ils furent aussi reconduits au camp, déguisés en Afghans
pour plus de sûreté.
Que faisaient les Anglais dans leur camp pendant que le repré-
sentant de leur pays était massacré sous leurs yeux? Rien. Us sem-
blaient paralysés et frappés de stupeur. Ici, M. Eyre ne peut contenir
son indignation, et il s'écrie : « Pas un coup de fusil ne fut tiré, pas
un soldat ne bougea; le meurtre d'un envoyé anglais fut accompli k
la face et à portée de fusil d'une armée anglaise, et non-seulement
on ne chercha pas à venger cet acte atroce, mais on laissa le corps,
étendu dans la plaine, servir de trophée à une populace fanatique, et
de parade sur un marché public. »
684 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant toute la journée on fut dans Tincertitude sur le sort des
parlementaires. La malheureuse femme de sir William était dans
toutes les angoisses du doute. Enfin le soir le général Elphinstone
reçut une lettre du capitaine Conolly, qui était à Caboul, et qui lui
annonçait la triste mort de l'envoyé.
Le major Pottingcr se trouva alors chargé de l'agence politique, et
à peine était-il entré en fonctions, qu'il reçut des ouvertures de né-
gociations. Les conditions proposées étaient : que les Anglais aban-
donneraient toute leur artillerie, sauf six pièces de canon, qu'ils li-
vreraient tous leurs trésors, et que les hommes mariés seraient donnés
pour otages, avec leurs femmes et leurs enfans. /
Ici, nous rencontrons dans le livre de M. Eyre quelques simples
lignes qu'on ne peut lire sans une pénible émotion. Le lendemain
du jour du massacre de l'envoyé était le 25 décembre, le jour de
Noël! Noël, la fête des familles anglaises, le jour traditionnel de la
joie ! Pour qui a vu un christmas anglais , pour qui sait combien est
populaire cette réjouissance religieuse et domestique, il est impos-
. sible de contempler sans sympathie et sans tristesse cette faible troupe
de chrétiens ensevelis dans les neiges de l'Asie, cernés par des masses
d'infidèles et d'ennemis sans pitié, et se rappelant, en face de la
mort et sous le coup des plus cruelles souffrances, la fête du foyer
natal. «Jamais, dit M. Eyre, jamais un plus triste jour de Noël n'avait
brillé sur des soldats anglais dans une terre étrangère. Le peu d'entre
nous auxquels la force de l'habitude a fait encore échanger les vœux
et les complimens d'usage l'ont fait avec des contenances et avec
des paroles qui exprimaient tout autre chose qiie la joie. »
On a dit avec vérité qu'un conseil de guerre ne se bat jamais. Le
•major Pottinger s'opposait résolument à tout projet de négociation,
n'ayant aucune confiance dans la bonne foi des chefs afghans; mais
41 fut seul de son avis dans le conseil. Pour trouver les quatre fa-
milles demandées comme otages, on afficha dans le camp une circu-
laire avec l'offre de 2000 roupies par mois à qui voudrait se livrer
volontairement. Mais les Afghans inspiraient une telle frayeur, que
des officiers déclarèrent qu'ils aimeraient mieux tuer leurs femmes
que de les exposer à de pareils dangers. On répondit donc aux chefs
qu'il était contraire aux usages de la guerre de donner des femmes
en otage.
La convention fut néanmoins conclue sans cette condition; mais
•le départ des troupes fut, sous divers prétextes, différé jusqu'au 6
janvier. Les symptômes de trahison éclataient de toutes parts, et les
JOURNAL d'un prisonnier DANS L'AFGHANISTAN. 685
Anglais recevaient des avertissemens sinistres. Le shah Soudja luî-
môrae leur fit dire à plusieurs reprises qu'ils allaient à leur ruine, et
il engagea instamment lady Mac-Naghten à venir se mettre sous sa
protection dans la citadelle. «Mais, dit M. Eyre, tout fut inutile. Le •
général et son conseil de guerre avaient décidé que nous partirions,
et il fallut partir. »
Nous avons maintenant à suivre Farmée anglaise dans les vicissi-
tudes de sa terrible retraite. Nous avons, dans une autre occasion,
comparé cette expédition désastreuse à la retraite de Tarmée fran-
çaise de Moscou, et ce rapprochement a pu paraître au premier
abord empreint d'une certaine exagération. Sans aucun doute, les.
aventures de l'armée anglaise dans l'Afghanistan n'ont point ces pro-
portions épiques avec lesquelles la campagne de notre grande armée
apparaît dans l'histoire. Cependant, dans un cadre plus restreint,
elles offrent pour ainsi dire un résumé de toutes les souffrances et
de toutes les calamités qui peuvent frapper une armée en déroute.
Le tableau qu'en a tracé M. Eyre est, dans sa simplicité, rempli d'un
intérêt poignant. Nous conserverons l'ordre qu'a suivi le narrateur,
en assignant à chaque jour de cette affreuse semaine sa part de mal-
heurs. Les Anglais se mirent en marche le 6 janvier, et le 13 il ne
restait de dix-sept mille hommes, femmes et enfans, que des cadavres
et quelques prisonniers.
Il faut connaître la composition d'une armée indienne pour bien
apprécier les immenses difficultés que les Anglais avaient à com-
battre. Sur CCS dix-sept mille individus qui allaient s'engager dans
des gorges impraticables , il n'y avait pas plus de quatre mille cinq
cents combattans, en y comprenant les soldats indigènes. Le reste
se composait de ce qu'on appelle dans l'Inde camp folloivers (suivans
de camp), qui sont les domestiques des officiers et des soldats, car
dans une armée indienne chaque soldat a plusieurs hommes affectés
à son service personnel. Cette masse inutile, augmentée encore par
les femmes et les enfans, fut la cause principale de rentière destruc-
tion de l'armée, car elle jeta dans toutes les opérations un désordre'
qu'il fut impossible de réparer. Quant aux femmes et aux enfans, il
suffira de dire que la femme du capitaine Trevor avait avec elle sept
enfans, et était grosse d'un huitième qui naquit depuis dans la
captivité.
Le 6 janvier 1842, ces malheureux se mirent en route. On ouvrît
une brèche dans le rempart du camp pour donner passage aux troupes
et aux équipages; environ deux mille chameaux emportaient ce qui
TOHS u 44
686 SEVUE DES DEUX H0ia)E8.
était strictement Dëcessaire pour camper dans la neige. « Lugubre
était la scène, dit M. Eyre, au milieu de laquelle nous nous enga-
gions avec un courage abattu et les plus tristes pressentimens. Une
neige épaisse couvrait la montagne et la plaine d'une nappe sans
tache» et le froid était d'une telle intensité, qu'il pénétrait les plus
chauds vêtemens et les rendait inutiles. » Il avait été convenu que
deux mille Afghans, sous les ordres du sultan Jan, escorteraient
Tannée; mais Fescorte ne parut pas. A peine la première colonne
des Anglais était-elle sortie du camp, que des masses d'Afghans s'y
jetèrent par un autre côté et commencèrent le pillage. Pendant toute
la retraite, nous verrons ainsi les Afghans suivre pas à pas les traces
de l'armée comme des nuées d'oiseaux de proie. La première
journée fut tout entière employée au départ; la longue file des équi-
pages sortit par la brèche jusqu'au soir. La nuit tomba sur cette scène
de désolation, et à ce moment, les Afghans ayant mis le feu au camp
abandonné, toute la campagne fut illuminée sur Tespace de plusieurs
milles, et offrit, dit M. Eyre, un spectacle d'une sublimité terrible.
Les Afghans, dans leur fanatisme ignorant, mirent le feu à plusieurs
trains d'artillerie, dont ils s'enlevèrent ainsi l'usage. On avait à plu-
sieurs reprises pressé le général Elphinstone d'enclouer les canons
qu'il s'était engagé à livrer; mais il avait refusé, considérant cet acte
comme un manque de parole. Dès le premier jour, avant même que
l'arrière-garde se fût mise en marche , les hommes tombaient par
vingtaines et restaient dans la neige. Les cipayes surtout (les soldats
indiens) et les suivans de camp, découragés et accablés par le froid,
s'asseyaient avec désespoir dans la plaine et y attendaient la mort.
Le froid fit pendant cette nuit un nombre considérable de victimes.
Une vingtaine de carabiniers, sous les ordres du capitaine Mackenzie,
eurent recours à un assez curieux expédient pour se préserver autant
que possible du froid. Ils commencèrent par nettoyer un étroit espace
de terrain, et, en ayant enlevé la neige, ils s'y couchèrent en cercle,
très serrés les uns contre les autres, leurs pieds se joignant au centre,
après avoir eu soin d'étendre sur eux tout ce qu'ils avaient pu ras-
sembler de couvertures et de vêtemens. De cette manière, ils purent
conserver assez de chaleur naturelle pour se soustraire à la gel<^e,' et
le capitaine Mackenzie déclara qu'il avait à peine souffert du froid.
Le lendemain , le 7 janvier, la moitié des cipayes était déjà hors
de combat; ils allaient par centaines se joindre aux suivans de camp,
et augmentaient la confusion. La neige durcie était tellement adhé-
rente aux pieds des chevaux , qu'il aurait fallu le ciseau et le mar-
JOURXAL d'un prisonnier DANS L'AFGHANISTAN. 687
teau pour Ten détacher. « L'air même que nous respirions, dît
M. Eyre, gelait en sortant de notre bouche et de nos narines, et
chargeait de petits glaçons nos moustaches et nos barbes, n
Ce fut alors que le sirdar Mahomed-Akbar reparut sur la scène,
et que les Anglais, déjà vaincus par la neige, eurent encore à com-
battre des ennemis non moins impitoyables. La conduite de Maho-
med-Akbar, pendant la retraite, est souvent incompréhensible; elle
présente le plus singulier mélange de bonne foi et de perfidie, de
générosité et de cruauté. Son but semble avoir été d'exterminer
toute Tarmée , en n'épargnant que les officiers et les femmes , qu'il
se proposait de garder comme otages pour la rançon de sa famille.
Il faut se souvenir aussi que les Afghans qui tenaient la campagne
étaient, pour la plupart, de la tribu des Ghilzis, c'est-à-dire d'une
tribu rivale de celle dont Mahomed-Akbar était un des chefs, et qu'il
n'exerçait siir eux qu'une autorité très précaire. C'est pourquoi nous
le voyons, pendant la retraite, lancer incessamment les Ghilzis
comme une meute sur la masse des fuyards, et donner constamment
pour excuse qu'il n'était pas maître de les retenir. Il se fait succes-
sivement livrer les officiers et les femmes, et abandonne le reste au
couteau.
Quand les barbares commencèrent l'attaque , le capitaine Skinner
se fit conduire auprès du chef barbare, qui lui dit qu'il avait été chargé
de les escorter dans la montagne, mais qu'il réclamait six otages,
comme garantie de la reddition de Jellalabad, qu'occupait le général
Sale. Il fallut souscrire à ces conditions, et le feu cessa pour quel-
que temps. La nuit vint encore avec un redoublement de rigueur,
avec la faim, le froid, l'épuisement, la mort. L'armée était alors
arrivée à l'entrée des gorges du Kourd-Caboul; en deux jours, elle
n'avait encore fait que dix milles.
Le 8 janvier, des milliers d'hommes ne se relevèrent pas, et con-
tinuèrent dans la neige leur dernier sommeil. Dès le matin, les
Afghans recommencèrent leur feu. L'avant-garde des Anglais dut
s'ouvrir un passage à la baïonnette. Le capitaine Skinner alla de
nouveau trouver Mahomed-Akbar; le sirdar demanda encore pour
otages le major Pottinger et les capitaines Lawrence et Mackenzie.
Les trois officiers se livrèrent volontairement, et le feu cessa. Alors
Tarmée se remit en marche, et ici nous laissons parler M. Eyre :
K Une fois encore, dit-il, cette masse vivante d'hommes et d'ani-
maux se mit en mouvement. Les rapides effets de désorganisation
produits par deux nuits passées dans la gelée peuvent à peine se
688 REVUE DES DEUX MONDES.
concevoir. Le froid avait tellement mis au vif les mains et les pieds
des hommes les plus forts, qu'ils étaient complètement hors de ser-
vice : la cavalerie , quoique moins exposée , avait néanmoins tant
souffert, que les hommes étaient obligés de se faire monter sur leurs
chevaux. £n réalité, il restait à peine quelques centaines d*hommes
en état de combattre.
« L'idée de nous engager dans le défilé terrible qui était devant
nous, sous le feu de barbares altérés de vengeance, avec cette masse
confuse et irrégulière, était effrayante. Le spectacle que présentaient
alors ces flots de créatures animées, dont la plupart devaient dans
quelques heures former un sentier de cadavres, ne pourra jamais
être oublié par ceux qui Tout vu. Le formidable défilé a environ
cinq milles d'un bout à l'autre, et des deux côtés il est encaissé par
une ligne de rochers & pic entre lesquels le soleil, dans cette saison,
ne pouvait jeter qu'une lumière momentanée. Il est traversé par un
torrent dont le cours impétueux résiste à la gelée..., et que nous
avions à passer et repasser à peu près vingt-huit fois. A mesure que
nous avancions , le passage devenait plus étroit, et nous pouvions
voir les Ghiizis se rassembler sur les hauteurs en nombre considé-
rable. Ils ouvrirent bientôt un feu très vif sur Tavant-garde. C'était
là que se trouvaient les dames; voyant que leur unique chance de
salut était de ne pas rester en place, elles prirent le galop en tête de
tout le monde, à travers les balles qui sifQaient par centaines à leurs
oreilles, et franchirent ainsi bravement le défilé. Elles échappèrent
toutes providentiellement au danger; lady Sale reçut seule une lé-
gère blessure au bras. Je dois dire cependant que plusieurs des gens
de Mahomed-Akbar, qui avaient pris l'avance, firent les plus éner-
giques efforts pour faire cesser le feu; mais rien ne pouvait arrêter
les Ghiizis. La foule qui suivait se jeta au plus épais du feu, et le
carnage fut affreux. Une panique universelle se répandit rapide-
ment, et des milliers d'hommes, cherchant leur salut dans la fuite,
se précipitèrent en avant, abandonnant bagage, armes, munitions,
femmes, enfans, et ne songeant plus qu'à leur vie. »
Au milieu de cette déroute universelle, quelques traits de courage
se font encore jour. Le lieutenant Sturt, blessé mortellement, était
resté étendu dans la neige; le lieutenant Mein retourna sur ses pas
pour le chercher au milieu du feu; il réussit à le mettre sur un misé-
rable pony et le conduisit au camp, où il mourut le lendemain. « Ce
fut, dit M. Eyrc, le seul honmie de toute l'armée qui reçut une sé-
pulture chrétienne. » Cependant le défilé fut passée mais la neige se
JOtUNxVL D UN PRISONNIER DANS L* AFGHANISTAN. 689
remit à tomber et continua toute la nuit. On n'avait pu sauver que
quatre petites tentes, dont une appartenait au général. On en donna
deux aux femmes et aux enfans, et la troisième aux btessés; mais un
nombre immense de blessés resta sans abri et périt pendant la nuit.
«De toutes parts, dit M. Eyre, retentissaient des gémissemens et des
cris. Nous étions entrés dans une température plus froide encore
que celle dont nous sortions, et nous étions sans tentes, sans feu,
sans vivres; la neige était notre seul lit, et pour beaucoup elle fut un
linceul. Il est seulement miraculeux qu'un seul d'entre nous ait pu
survivre à cette nuit horrible. »
Le 9 janvier, on se remit en marche, mais désormais sans aucun
ordre et sans aucune discipline. La désertion commençait à éclaircir
les rangs des soldats indigènes. Mahomed-Akbar offrit alors de
prendre sous sa garde les femmes et les enfans, promettant de les
escorter en suivant l'armée à une journée en arrière. Le général
Elphinstone y consentit et donna des ordres pour que toutes les
femmes et tous les officiers mariés se préparassent à partir avec un
détachement de cavalerie afghane qui les attendait. Laissons encore
M. Evre raconter ces scènes navrantes :
tt Jusqu'à ce moment, dit-il, les dames avaient à peine mangé de-
puis qu'elles avaient quitté Caboul. Plusieurs avaient au sein des
enfans nés depuis quelques jours et ne pouvaient se tenir sans être
soutenues. D'autres étaient dans un état de grossesse tellement
avancé que, dans des circonstances ordinaires, traverser un salon
eût été pour elles une fatigue; cependant ces faibles et pauvres
femmes, avec leur jeune famille, avaient été obligées de voyager sur
des chameaux ou sur le haut des chariots à bagage; heureuses celles
qui avaient pu trouver des chevaux et qui pouvaient s'en servir 1 La
plupart étaient restées sans abri depuis leur départ du camp; leurs
domestiques avaient déserté ou avaient été tués, et, à l'exception de
lady Mac-Naghten et de M"'*' Trevor, elles avaient perdu tout leur
bagage et n'avaient plus autre chose que ce qu'elles portaient sur
elles, encore étaient-ce des vétemens de nuit avec lesquels elles avaient
quitté Caboul dans leurs litières. Dans de pareilles circonstances,
quelques heures de plus auraient fait d'elles des cadavres. L'offre
de Mahomed-Akbar était donc leur seule chance de salut. Leurs
maris, bien vêtus et plus forts, auraient certainement préféré courir
la chance des troupes; mais où est l'homme qui pourrait hésiter
entre le soin de sa vie et la pensée de secourir et de consoler par sa
présence les êtres qui lui sont le plus chers? »
690 REVUE BBS DEUX MONDES.
L'escorte du sirdar emmena donc les femmes, les enfans, les ofB*
ciers mariés, et plusieurs officiers blessés. Au nombre de ces der-
niers était M. Eyre, qui survécut ainsi pour raconter la triste des-
tinée de ses compagnons. Nous retrouverons plus tard les prisonniers;
nous devons en ce moment suivre jusqu'au bout les restes de la
malheureuse armée qui continuait sa marche.
Le 10 janvier, le jour se leva sur des scènes d'une désolation crois-
sante. Dès que le signal de la marche eut été donné, les troupes se
précipitèrent en avant dans le plus grand désordre, chacun craignant
par-dessus tout d'être laissé en arrière. Il n'y avait plus , à ce mo-
ment, que les soldats européens qui fussent valides; les Indiens
avaient les mains et les pieds gelés, ils ne pouvaient plus tenir leurs
armes, et le froid agissait sur eux de manière à les rendre fous. La
terreur et le désespoir étaient sur tous les visages. L'avant-garde
s'engagea dans une gorge étroite; les Afghans, qui occupaient les
hauteurs, la laissèrent s'approcher à portée de fusil, et ouvrirent
tout à coup sur elle un feu terrible. Chaque coup portait sur cette
masse serrée; bientôt les morts et les mourans encombrèrent le pas-
sage, et ceux qui suivaient se trouvèrent arrêtés par ce rempart de
cadavres. Les cipayes, désespérés, jetèrent leurs armes et se mirent
h courir. La masse des suivans de camp se dispersa dans toutes les
directions. Alors les Afghans descendirent le sabre à la main sur
leurs victimes sans défense, et il y eut un massacre général. Les dé-
bris des troupes indiennes furent taillés en pièces. Cependant l'avant-
gardè avait fait une trouée et continué sa marche. Après avoir fait
environ cinq milles, elle s'était arrêtée pour attendre l'arrière-garde,
lorsqu'elle apprit avec stupeur, par quelques fugitifs échappés au
carnage, que de toute la troupe qui s'était mise en mouvement le
matin, elle seule avait survécu. Les suivans de camp formaient
encore une masse assez considérable, mais de l'armée propre-
ment dite, il ne restait que cinquante artilleurs et cent cinquante
cavaliers.
Voyant approcher un parti d'ennemis, le général Elphinstone fit
aligner sa petite troupe, mais il reconnut le sirdar. Le capitaine
Skinner alla de nouveau parlementer avec lui; Mahomed-Akbar an-
nonça qu'il ne pouvait plus retenir les Ghilzis, que son autorité était
méconnue. Il demanda que les deux cents hommes qui restaient
déposassent les armes, promettant de les conduire en sûreté jusqu'à
Jellalabad; quant aux suivans de camp, il déclara qu'il n'y avait plus
d'autre alternative que de les abandonner à leur sort. Le général ne
JOURNAL d'un prisonnier DANS L'AFGHANISTAN. 69t
put accepter ces conditioDS désespérées , et donna Tordre de re-
prendre la marche.
Les Anglais Grentiencore cinq milles dans un étroit défilé sous le
feu de Fennemi qui couronnait les hauteurs. Quinze officiers tom-
bèrent seulement pendant ce trajet. Le ca(HtaiDe Skinner retourna
auprès du sirdar, qui Gt encore la même réponse et les mêmes ofTres;
le général ne pouvant les accepter honorablement, tout espoir de ce
côté fut perdu. On se remit en marche. Le dernier canon fut aban-
donné, avec un médecin blessé qui y avait été attaché avec des san-
gles, et que les soldats, qui Taimaient beaucoup, avaient jusqu'à ce
moment réussi à sauver. La nuit tomba encore sur cette scène
d'horreur.
Le 11 janvier, la famine et la soif se firent sentir d'une manière
terrible. La chair crue de trois taureaux qu'on avait pu sauver fut
. partagée entre les soldats, qui la dévorèrent avec rage. La neige,
qu'ils mangeaient avidement, ne fit qu'accroître leur soif. Un mes-
sager du sirdar vint chercher le capitaine Skinner, qui revint quel-
ques heures après, porteur d'une proposition d'entrevue. Le général
partit avec deux officiers; Mahomed-Akbar les reçut avec les plus
grandes démonstrations de bienveillance, leur fit servir des vivres, et
les conduisit dans une petite tente, où, pour la première fois depuis
leur départ de Caboul, ils purent jouir d'un sommeil tranquille.
Le 12 janvier, il y eut une conférence entre le général et le sirdar,
qu'étaient venus joindre plusieurs chefs; mais rien n'y fut décidé. La
journée se passait, le général pressait vainement Mahomed-Akbar
de le faire reconduire au milieu de ses soldats. A sept heures, on
entendit recommencer la fusillade, et on apprit que la petite troupe,
se croyant abandonnée, avait repris sa marche. Le capitaine Skinner,
qui était resté avec les soldats, s'étant avancé pour faire une recon-
naissance , reçut un coup de pistolet à bout portant dans la figure. Il
fut rapporté au camp, et mourut dans la nuit. Le découragement
était au comble. Les malades et les blessés durent être abandonnés;
les débris de la troupe s'engagèrent encore dans un défilé imprati-
cable où chaque homme était ajusté comme une bête fauve. Douze
officiers tombèrent l'un après l'autre. Une cinquantaine d'hommes,
mieux montés que les autres, parvinrent seuls à sortir du passage.
Quand les Afghans purent voir le petit nombre de leurs adversaires,
ils poussèrent des cris de triomphe sauvages, et, se jetant sur eux
le sabre à la main , terminèrent enfin cette lutte inégale.
Douze hommes restaient encore et galopaient eu avant; six t<Hn-
-692 REVUE DES DEUX MONDES.
bèrent exténués sur la route; les six autres parvinrent jusqu*à un
village où ils furent forcés de s'arrêter un instant pour prendre quel-
que nourriture. Mais les habitans se jetèrent tDut à coup sur eux,
deux furent mis en pièces', les quatre autres reprirent le galop; à
quatre milles de Jellalabad, trois d'entre eux furent atteints et mas-
sacrés, et de toute l'armée, un seul homme, le docteur Brydon,
monté sur son petit pony, arriva à Jellalabad, et tomba, sans forces
et presque sans vie, dans les bras de ses compatriotes.
Telle fut la fin de l'armée de Caboul. Cette armée formait le prin-
cipal corps d'occupation; mais les Anglais avaient aussi des garni-
sons dans les deux autres villes royales de l'Afghanistan , Candahar
et Ghizni. Celle de Candahar, la plus éloignée, se maintint à son
poste; celle de Ghizni eut un sort presque aussi triste que celle de
Caboul. Elle avait voulu marcher au secours du général Elphinstone;
mais, assiégée et affamée elle-même, elle avait dû ne plus songer
qu'à se défendre. Les détails du siège et de la reddition de Ghizni ne
se trouvent point dans le livre de M. Eyre; nous emprunterons ceux
qui vont suivre à une relation publiée par un des ofliciers de la gar-
nison, le lieutenant Crawford.
Dès le milieu du mois de décembre, les Anglais et les cipayes
avaient été obligés d'évacuer la ville et de se retrancher dans la cita-
delle. L'hiver était, comme à Caboul, de la plus grande rigueur; en
une nuit, il tombait deux pieds de neige, et le thermomètre descen-
dait quelquefois à 12 et ik degrés. Aussi les cipayes furent-ils bien-
tôt hors de service, ayant les pieds et les mains ulcérés et décom-
posés par le froid. Néanmoins la garnison, soutint le siège pendant
trois mois, au bout desquels, n'ayant plus aucun espoir d'être se-
courue, et manquant de vivres, d'eau et de bois, elle capitula. Le
colonel Palmer, qui la commandait, signa un traité aux termes du-
quel lui et ses hommes devaient être escortés en toute sûreté jus-
qu'à Peshawer, avec armes et bagages. Le 6 mars, les Anglais éva-
cuèrent la citadelle et prirent leurs quartiers dans plusieurs maisons
de la ville. Dès le lendemain, ils furent attaqués par surprise; pour-
suivis d'étage en étage, puis de maison en maison, ceux qui survé-
curent se replièrent tous sur deux maisons occupées par le colonel
Palmer et son état-major. Pendant deux jours, cet espace resserré
présenta un affreux spectacle; la faim et la soif sévissaient à l'envi,
et les assiégés se disputaient des glaçons pour se désaltérer. On se
prépara à mourir. « Les couleurs du régiment, dit le lieutenant
Crawford, furent brûlées afin qu'elles ne tombassent pas entre les
JOURNAL d'un prisonnier DANS L'AFGHANISTAN. 693
mains de rennemi. Quant à moi , je pris ma montre et je la jetai dans
un fossé avec ce que j'avais d'argent; je brûlai aussi la miniature de
ma pauvre femme, et je bourrai un fusil avec le cadre en or, bien
déterminé à le faire avaler à un Ghazi avant de mourir. Heures sur
'heures passaient, et nous attendions à chaque instant le signal d'un
assaut général. Nous voyions les ennemis cerner de toutes parts nos
maisons, ils formaient au loin des masses noires, et étaient alors au
moins vingt mille. »
Il paraît que les chefs proposèrent encore aux Anglais de leur
laisser la vie sauve, pourvu qu'ils abandonnassent les cipayes à la
fureur des Ghazis. Les ofGciers refusèrent; mais les cipayes, se
croyant perdus, tinrent conseil et résolurent de se chercher un pas-
sage les armes à la main. Ils partirent pendant la nuit, se perdirent
dans les champs et dans la neige, et furent tués ou pris jusqu'au der-
nier. Alors les Anglais se rendirent.
Durant une captivité de plusieurs mois, ils endurèrent des souf-
frances cruelles. Le lieutenant Crawford raconte qu'ils étaient dix
dans une petite chambre dont ils couvraient complètement le sol
quand ils se couchaient; pour prendre un peu d'exercice, ils étaient
obligés de se promener, chacun à son tour, de long en large dans un
espace de six pas. Ne pouvant changer de Hnge, ils étaient infectés
de vermine, qu'ils passaient tous les matins une heure à pourchasser.
La porte et la fenêtre de leur chambre étant constamment fermées,
ils respiraient à peine dans une atmosphère étouffante. Le colonel
Paimer fut mis à la torture, et les autres officiers furent menacés du
même supplice, s'ils ne livraient pas un trésor qu'on les accusait
d'avoir enfoui. Un d'eux mourut, et ses camarades lurent l'office des
morts sur son corps, chacun croyant bientôt le suivre. Ils vécurent
ainsi jusqu'à la un du mois de juin, et à cette époque furent dirigés
sur Caboul , où Mahomed-Akbar les reçut avec une excessive bien-
veillance. Nous les y retrouverons plus tard; nous avons maintenant
à rejoindre les prisonniers de l'armée de retraite, qui étaient, depuis
le 10 janvier, séparés de leurs compagnons, et que la captivité sauva
de la mort.
Emmenés dans le camp du sirdar, ils y retrouvèrent le major
Pottinger et les officiers qui avaient été livrés comme otages quel-
ques jours auparavant. Une des dames -y retrouva aussi son enfant
qu'elle croyait perdu, et qui avait été ramassé sur la route. Les chefs
afghans les accueillirent avec beaucoup de courtoisie, et leur aban-
donnèrent trois cabanes, où ils eurent à choishr entre le froid e( une
€94 ftsvuE BBS mam immvbbs.
fomëe intolérable. Ib n*avaient pour lit que la terre, et pour coaver-
tares que leurs manteaux. N*ayant ui cuillères ni fourchettes, ils se
résignèrent à manger à la gamelle, et à plonger leurs doigts dans un
plat commun. Mais qu*était-ce que ces privations auprès des souf-
frances inouies qu'enduraient les malheureux engagés dans la mon-
tagne?
Pendant plusieurs jours, ils marchèrent sur les traces de l'armée.
La neige , dit M. Eyre , était littéralement rougie par le sang sur
l'espace de plusieurs milles; partout, sur leur passage, ils rencon-
traient des mourans criblés de coups de couteau , et reconnaissaient
les cadavres de leurs amis. Ils retrouvèrent, entre autres, le corps
d'un des chirurgiens de Tarmée, qui s'était fait la veille amputer
une main avec un canif. Des blessés qui gisaient abandonnés sur la
route poussaient inutilement des cris supplians en les voyant passer.
Le 14- janvier, à minuit, ils arrivèrent dans un fort où on leur donna
des vivres qui consistaient en morceaux de mouton à moitié cuit et
en pain sans levain; mais, et ici nous reconnaissons bien les Anglais
et les Anglaises, leurs domestiques trouvèrent le moyen de leur faire
du thél Ce fut un vrai régal pour eux tous; le thé fut une véritable
consolation. Nous nous souvenons qu'il y a quelque temps, M^* la
miarquise de Waterford , emportée dans sa calèche par des chevaux
fougueux , fut jetée par terre et presque tuée. Elle resta pendant
plusieurs heures sans connaissance, et la première parole qu'elle
prononça en revenant à elle fut pour demander a cup of tea. Du thé!
e'est le premier et le dernier mot d'une Anglaise, après la Bible.
Le 15 janvier, les prisonniers eurent à traverser un torrent assez
rapide. Les dames furent mises en croupe derrière des soldats af-
ghans; le sirdar montrait pour elles la galanterie la plus empressée*
Plusieurs hommes et plusieurs chevaux furent entraînés par le cou-
rant et noyés. Des meutes de chiens affamés, qui suivaient députe
quelques jours la petite troupe, ne purent traverser, et restèrent sur
l'autre bord. A mesure que les captifs passaient dans les hameaux
épars sur la montagne, ils étaient couverts de malédictH>ns et sou-
vent lapidés.
Le sirdar apprit bientôt que le général Sale avait refusé de rendre
la ville de Jellalabad , malgré les ordres du général Elphinstode. II
entra dans une grande fureur, bien que le major Pottinger cherchât
A lui faire comprendre qu'un prisonnier, quel que fût son iTing»
n'avait plus aucune autorité sur ses subordonnés.
Les captifs, cependant, commençaient à organiser leur ménage.
JOURNAL d'un PRISONNIBR DANS L'AFGHANISTAN. 695
Ils s^habituaient insensiblement aux horreurs de leur position. Leur
plus grande tribulation était {la vermine, qu'ils ne pouvaient éviter.
Il faut voir Tespëce de terreur qui les saisit la première fois qu'ils
trouvèrent... un pou. Au bout de quelque temps, ils réussirent à en-
lever aux Afghans le soin de leur faire leur cuisine, et eurent la
consolation de restituer ces fonctions à leurs domestiques indiens.
Du reste, les Afghans se montraient pour eux d'assez agréables com-
pagnons de voyage, très enclins à la conversation et à la plaisanterie^
et doués, à ce qu il paraît, d'une indépendance et d'une aisance de
manières qui contrastaient singulièrement avec les façons servùe»
des nobles de llndoustan. Mafaomed-Abkar, depuis qu'ils étaient
complètement en son pouvoir, leur témoignait beaucoup d'égards. Il
avait laissé aux officiers leurs épées. Un jour, sachant qu'ils avaient
besoin dargent, il leur donna 1,000 roupies. Il les laissait même
communiquer avec Jellalabad, et un de leurs jours les plus heureux
fut celui où ils reçurent de cette ville un paquet de lettres et de jour-
naux, avec des vétemens et du linge, que les officiers de la garpisoa
leur envoyèrent généreusemeut. Leurs amis avaient imaginé ua
moyen fort ingénieux de communiquer secrètement avec eux. Ils
faisaient des marques sur des lettres de l'alphabet dans les journaux,
et composaient ainsi des mots que ne pouvaient découvrir ceux qui
n'étaient pas prévenus. Ce fut ainsi que les prisonniers apprirent
qu'il arrivait des renforts di^ l'Inde , et qu'ils surent aussi pour la
première fois que le docteur Brydou était arrivé ^ul à Jellalabad»
Us apprirent en môme temps, par les Afghans, que le shdk Soudja
avait été tué d'un coup de fusil à Caboul par un de ses gens.
Les captifs vécurent ainsi pendant deux mois. Au milieu de ces
dures épreuves, on les voit encore conserver strictement leurs habi-
tudes religieuses. Un dimanche, on leur donna, à leur grande joie,
vingt-quatre heures de halte. <& Nous en profitâmes, dit M. Ëyre;^
non-seulement pour prendre un peu de repos, mais surtout pour
accomplir nos âévotipns du sabbat, ce qui, dans les circonstances oà
nous nous trouvions, ne pouvait manquer d'ôtre pour nous une cour
solation plus qu'ordinaire. x>
Cependant les Afghans commençaient à les piller. Ainsi an jour un
des che£s s'empara de cachemires qui étaient à lady Mac-Nagbten^
fit qui valaient environ 125,000 fr^ il lui prit aussi pour 250,000 fr.
de bijoux. Pendant ces deux mois, qnatne des prisonnières accouchè-
rent ; les femmes supportaient la fatigue avec un courage qui tenait
du miracle. Le général Elphinstone fut moins heureux* Il lui restait
696 REVUE DES DEUX MONDES.
à peine assez de force pour se tenir, et, au milieu de souffrances
mortelles, il était obligé de faire à cheval des marches forcées pen-
dant des journées entières. Le 23 avril, il rendit le dernier soupir.
Le sirdar parut touché de cette triste fin; il offrit de faire transporter h
Jellalabad la dépouille de l'infortuné général. Le corps fut cloué dans
une bière et partit sous la garde d'un soldat européen déguisé en
Afghan; mais un parti d'Afghans qui rencontra ce modeste convoi
brisa le cercueil et lapida le cadavre. Le sirdar apprit la nouvelle de
cette profanation avec colère et fit relever le corps, qui fut dirigé sur
Jellalabad avec une nouvelle escorte. Ce jour-là , lé major Pottinger
dit à Mahomed-Abkar que, si le traité avait été fidèlement [exécuté,
les Anglais seraient sortis de l'Afghanistan pour n'y jamais rentrer.
« Est-ce bien vrai? répondit le sirdar; alors, j'ai été un bien grand
fou! »
Un autre jour, les officiers anglais, pendant leur marche, le ren-
contrèrent assis sur le bord du chemin, ce II paraissait malade et
abattu,. dit M. Eyre; mais il nous rendit poliment notre salut.» Il
devenait de plus en plus triste et irrésolu. Les troupes qu'il avait
envoyées pour réduire Jellalabad avaient été repoussées et avaient
abandonné le siège. La désertion et l'indiscipline commençaient à
se répandre dans les tribus sauvages, qu'il ne dominait que par l'as-
cendant du succès.
Mahomed-Akbar semblait alors sentir qu'il avait été trop loin et
craindre les conséquences du parti désespéré qu'il avait pris. Cepen-
dant il dissimulait ses inquiétudes. Pendant une des conférences qu'il
eut avec ses prisonniers, on lui remit une lettre qui lui annonçait
que sa famille, captive à Loudiana, avait été affamée pendant une
semaine entière par ordre du gouvernement de l'Inde. Les officiers
présens s'écrièrent que c'était une fausseté; mais le sirdar, faisant
un effort sur lui-même, répliqua qu'il s'en inquiétait peu, et que la
destruction de tous les siens ne pourrait altérer en rien ses résolu-
tions, quelles qu'elles fussent. D'autres fois, il faiblissait, et ques-
tionnait avec une certaine anxiété ses prisonniers. Il regrettait,
disait-il, de n'avoir pas connu plus tôt les Anglais, car il avait été,
dès son enfance, imbu de préjugés à leur égard qui avaient influé
sur toute sa vie, et dont il reconnaissait maintenant l'injustice.
Des partis rivaux se disputaient la souveraineté dans la capitale
depuis l'assassinat du shah Soudja. Le sirdar retourna donc sur Ca-
boul, où sa présence était nécessaire. Il proposa à M. Eyre de par-
tager le commandement de ses troupes et de l'aider à prendre Ca-
JOURNAL D*UN PRISONNIER DANS L'AFGHANISTAN. 697
bouh mais roflicier anglais répondit qu'il ne pouvait prendre du
service en pays étranger sans le consentement de sa souveraine. A
mesure qu ils se rapprochaient de la capitale, ils entendaient le bruit
du canon, annonçant que la lutte se prolongeait entre les tribus
rivales. Le sirdar établit son camp à deux milles de Caboul vers la fin
du mois de mai. Un officier anglais retrouva là sa petite fille, qu'il
avait perdue durant la retraite; on lui avait appris à dire : « Mon père
et ma mère sont infidèles, mais moi, je suis une vraie croyante. »
Le Bala-Hissar était alors occupé par Futty-Yung, un fils de Zehman-
Shah, frère du shah Soudja. Il fut bientôt obligé de composer avec
Mahomed-Akbar et plusieurs autres chefs; il leur abandonna à chacun
une tour dans la citadelle, se réservant à lui-même la résidence royale,
qui renfermait les trésors. Les tribus et les chefs ennemis prirent
ainsi chacun un lambeau du pouvoir, mais la discorde était plus vio-
lente que jamais.
Mahomed-Akbar cherchait maintenant tous les moyens de s'as-
surer l'appui des Anglais. Le général Pollock, qui s'avançait avec
des renforts, lui avait ofiert de lui renvoyer sa famille, qui était
entre les mains du gouvernement de l'Inde; mais le sirdar refusa
de l'associer à son existence errante et précaire. Il aurait lui-même
volontiers rendu à la liberté tous ses captifs, si les autres chefs ne s'y
étaient constamment opposés.
A Caboul, les Anglais retrouvèrent la femme d'un officier, qui avait
embrassé la religion mahométane, et était devenue la maîtresse d'un
chef afghan. Il paraît que cette femme s'était montrée depuis ce
moment l'ennemie la plus implacable de ses compatriotes. Elle a
depuis recouvré sa liberté avec les autres.
Ce fut vers la fin du mois de juin que les prisonniers de Ghizni
furent, comme nous l'avons dit, amenés à Caboul. Le sirdar leur fit
le meilleur accueil. « Je ne pouvais me figurer, dit le lieutenant
Crawford, que ce grand jeune homme, de si bonne mine et de si
bonnes manières, qui s'informait avec tant de bonté de notre santé,
fût le meurtrier de Mac-Naghten et le chef du massacre de nos trou-
pes. Il nous assura que nous serions désormais traités en officiers et
en gentlemen. » La conduite de Mahomed-Akbar à l'égard des prison-
niers ne se démentit pas. Il leur laissait beaucoup de liberté, veillait
avec beaucoup d'intérêt à tous leurs besoins, et semblait chercher h
leur faire oublier tout ce qu'ils avaient souffert.
Jusqu'au dernier moment, il espéra pouvoir conclure la paix avec
098 RBVUB DBS DEUX MONDES.
les Anglais, et peat-étre obtenir leur protection. Il fit ofTrir au gé-
néral Pollock» qui s*avançait toujours» rechange des prisonniers;
mais le général avait reçu de nouvelles instructions et Tordre de ne
pas accepter de conditions. Réduit au désespoir, Mahomed-Akbar
revint à ses idées de vengeance. Uavant-derniëre note du journal
de M. £yre est du 29 juillet» et est ainsi conçue : « Mabomed-Akbar
a déclaré ce matin , avec une expression de détermination sauvage,
que» si Pollock avance» il nous emmènera tous dans le Turkestan,
et nous donnera en présent aux différens chefs. £t soyez sûr qu'il
exécutera ses menaces» car ce n'est pas un homme dont on se puisse
jouer. D
Nous avons dit ailleurs (1) comment Mahomed-Akbar accomplit
en effet ses menaces, comment à l'approche des Anglais il dirigea ses
prisonniers sur le nord» et comment ces malheureux» qui se voyaient
entraînés vers un esclavage sans doute éternel» furent miraculeuse-
ment délivrés» et rentrèrent à Caboul le 23 septembre. Treize femmes,
douze enfans» trente-un officiers et cinquante^trois soldats recou-
vrèrent la liberté après une captivité de deux cent trente-un jours.
Ce fut ainsi que se termina cette série d'aventures » de souffrances
et de désastres» qui» de quelque manière qu'on l'envisage» forme cer-
tainement un des épisodes les plus attachans et les plus tragiques de
rhistoire contemporaine.
Redevenus maîtres de ce pays qui leur avait été si funeste » les
Anglais se livrèrent aux plus cruels excès et aux plus sanglantes re-
présailles. Ainsi» un corps de troupes marcha sur Istalif , une ville
de quinze mille âmes» dans le Kohistan» et après lavoir emportée
d'assaut» l'abandonna au pillage et au feu. Un officier anglais raconte
ainsi cette féroce exécution, a Pendant deux jours» la place fut mise
à sac. Tout ce qui ne put pas -être emporté fut brûlé. Les soldats.
Européens ou Indiens » montrèrent une rage qui était portée à son
comble par le souvenir des cadavres de leurs compagnons qu'ils
avaient retrouvés dans les montagnes. Pas un homme ne fut épargné»
avec ou sans armes; on ne fit pas un seul prisonnier» tous furent
pourchassés et écrasés comme de la vermine; nul ne songeait i
faire merci. Nous avons été bien vengés. Partout où ils trouvaient te
eorps d'un Afghan » lès cipayes hindous mettaient le feu à ses habits^
afin que la malédiction d^unpère brûlé tombât sur ses enfans. On dit
(IJ Voir la livraisoB de la Rê»u» du 15 déœmbre dernier.
JOURNAL d'un prisonnier DANS L'AFGHANISTAN. 699
même que tes blessés qu*on prenait encore vifs étaient ainsi rôtis
jssqu'à la mort. »
La viHe de Caboul fut aussi détruite de fond eA comble» sauf le
quartier des Kusiibachis ou Persans , que les Anglais voulaient mé-
nager. Le célèbre bazar, la gloire et Tornement de TAsie centrale,
et qui datait du règne d'Aureng-Zeb , fut ruiné et brûlé. Cétait un
magnifique bâtiment, composé d*une file d'arcades longue de six
cents pieds et large de trente, et décoré de peintures à fresque. Tous
les voyageurs en parlent comme d'une merveille; c'était là qu'avaient
été exposés les restes mutilés de sir William Mae-Naghten. L'œuvre
de destruction dura deux jours. C'est ainsi que la ville lapins riche
et la plus florissante de cette partie de l'Asie, qui l'année précédente
arvait une population de 60,000 âmes, devint un monceau de ruines.
Les Anglais épargnèrent la citadelle, qu'ils laissèrent au pouvoir d'un
fils de Shah-Soudja, un enfant de seize ans. La plus grande partie des
babitans avait évacué la ville avec Mahomed-Akbar, et s'était ré-
fugiée dans les montagnes. Ghizni, Jellalabad, et tous les forts qui
étaient dans les défilés, furent également détruits; l'armée anglaise
se retira de l'Afghanistan comme un fleuve après une inondation,
ne laissant sur son passage que la ruine, la désolation et la mort. Du
reste, nous n'exprimerons point ici l'indignation que ces cruautés
inutiles doivent soulever dans tous les cœurs; nous devons au peuple
anglais la justice de dire que, lorsque le récit de ces excès sauvages
est arrivé en Angleterre, il n'y a soulevé qu'un cri unanime d'exé-
cration.
Le gouverneur-général de l'Inde, lord EUenborough, semble seul
avoir pris sa gloire au sérieux, et il a voulu déployer une pompe
extraordinaire pour la réception des prisonniers. Les lettres de l'Inde
disent qu'il doit aller au-devant de lady Sale, et la prendre avec lui
dans son palanquin et sur son éléphant pour parader triomphalement
dans le camp de Ferozepore. Il paraît aussi que Dost-Mohamed a reçu
l'ordre de venir se présenter au lever du gouverneur-général avant
de retourner dans l'Afghanistan. On sait que lord EUenborough lui
rend la liberté, et, comme en même temps il a pris soin de laisser la
citadelle de Caboul au pouvoir d'un autre prétendant, c'est une ma-
nière comme une autre d'entretenir l'anarchie et la discorde civile
an sein de ce malheureux pays. On ne sait quel accueil le gouver-
neur-général aura fait à son prisonnier. La meilleure politique était
de le recevoir honorablement, car Dost-Mohamed est sans con-
700 REVUE DES DEUX MONDES.
tredit le premier homme de cette partie de TAsie; il peat un jour
ressaisir le pouvoir que les Anglais lui avaient enlevé, et redevenir
plus dangereux que jamais.
Puisque nous parlons de lord Ellenborough, nous nous occuperons
un instant d'un incident qui a soulevé en Angleterre les plus vives
et les plus curieuses discussions, et qui a couvert le gouverneur-r
général de Tlnde d'un ridicule ineffaçable. Lord Ellenborough avait
pourtant de bonnes intentions. Comprenant bien la déconsidération
que les évènemens des deux dernières années avaient jetée sur le nom
anglais, et la disgrâce morale qu'avait subie la puissance anglaise dans
Tesprit des populations de Tlnde, il avait voulu utiliser Texpéditiou
de Caboul, et il avait imaginé de lui donner une couleur religieuse,
mais, par malheur, une couleur de religion hindoue. Il avait lu dans
l'histoire que, huit cents ans auparavant, Mahmoud le Ghaznévide
avait envahi l'Inde, renversé les idoles hindoues, et, entre autres
exploits, détruit le temple de Somnauth, dont il avait emporté à
Ghizni les portes sacrées. Depuis lors, ces portes, en bois de sandal,
étaient restées à Ghizni, et comme Mahmoud était un mahométan»
ce trophée était un déshonneur pour la religion des Hindous.
Lord Ellenborough, voyant que les Anglais ne rapportaient de
l'Afghanistan que peu de gloire, eut l'idée lumineuse d'en rapporter
les portes de Somnauth. Bien des gens prétendent que les vieilles
portes en bois de sandal sont apocryphes; mais cela ne fait rien à
l'affaire. Le tout était de flatter les Hindous et de leur faire accroire
que les Anglais étaient allés dans le Caboul pour y venger, sur la
tombe de Mahmoud, la vieille injure de leur caste. Lord Ellenbo-
rough fit donc proclamer que l'armée anglaise rapportait en triomphe
les fameuses portes, et qu elles seraient rendues solennellement au
temple qui en avait été dépouillé depuis huit siècles. Ce fut à cette
occasion qu'il adressa aux princes de l'Inde une proclamation qui
est devenue en Angleterre un inépuisable sujet, non-seulement de
risée, mais de scandale. Cette proclamation commençait ainsi :
a Mes frères et mes amis, notre armée victorieuse rapporte en
triomphe les portes du temple de Somnauth, et la tombe dépouillée
du sultan Mahmoud contemple les ruines de Ghizni (sic). L'insulte
de huit cents ans est enfin vengée. Ces portes, si long-temps le mo-
nument de votre humiliation , sont devenues le plus brillant témoi-
gnage de votre gloire nationale et de votre supériorité sur les nations
au-delà de l'Indus. C'est à vous, princes et chefs, que je confierai ce
JOURNAL D*UN PRISONNIER DANS L'AFGHANISTAN. 701
glorieux trophée. Vous-mêmes vous transporterez, avec les honneurs
qui leur sont dues, les portes de bois de sandal à travers vos terri-
toires, ^'«^5(71* 'au temple restauré de Somnauth Vous voyez, mes
frères et amis, comment le gouvernement britannique se montre
digne de votre amour en consacrant la puissance de ses armes à vous
restituer les portes du temple de Somnauth, si long-temps le monu-
ment de votre humiliation. »
Il est difficile de pousser plus loin le charlatanisme. Vouloir faire
accroire à ces honnêtes Indiens, qui se sont fait battre et exterminer
dans r Afghanistan, qu'ils y sont allés venger une injure de huit cents
ans dont pas un d'entre eux n*a de sa vie entendu parler, et leur
dire, sans rire, qu'ils ont établi la supériorité de leurs armes sur une
nation qui venait de leur donner une si rude leçon, est une entre-
prise qui passe toutes les bornes du grotesque. Quand les Anglais
bombardèrent Copenhague, Napoléon dit ironiquement qu'ils avaient
enfin vengé leur injure de dix siècles sur les descendans des hommes
qui avaient envahi l'Angleterre du temps d'Alfred. La phrase de lord
Ellenborough est de la même force, sauf que lord Ëllenborough l'a
dite sérieusement. On parle déjà de représenter le gouverneur-gé-
néral de l'Inde sous la figure de Samson portant sur ses épaules les
deux grandes portes' de Somnauth en bois de sandal. Ce qu'il y a
de mieux , c'est que le temple de Somnauth est détruit depuis plu-
sieurs siècles. La population de la ville est aujourd'hui mahométane,
et elle a converti à l'usage de son culte les ruines du temple hindou,
de sorte que, ainsi que le disait spirituellement le Times, a l'of-
frande peut arriver, mais il n'y a ni édifice ni brahmines pour la re-
cevoir. Lord Ellenborough a trouvé une paire de portes pour son
idole, mais il lui reste à trouver une idole, un temple, et des prêtres
pour ses portes. »
Si la proclamation de lord Ellenborough n'eût été que ridicule , il
aurait pu se la faire pardonner; mais elle était l'acte le plus malhabile
et le plus impolitique qu'il fût possible à un gouverneur- général de
rinde de commettre, car elle réveillait les vieilles inimitiés de caste
et de religion, et risquait de mettre aux prises les Hindous et les ma-
hométans. Les Anglais ont dans l'Inde plus de dix millions de sujets
musulmans , et lord Ëllenborough imagine de leur faire le plus san-
glant afiront, en humiliant un de leurs prophètes sous les pieds d'une
idole hindoue, et en convertissant l'expédition de Caboul en une
croisade contre Mahomet au profit des divinités de Vishnou, de
TOME I. 45
703 BsruB raft dbcx mondes*
Si¥a , oa de Jaggernant. La politique constante des gonyemevrg de
rinde avait été de maintenir ane impartiale balance entre ces deox
grands partis religieux. Les musulnians forment, dans cette partie de
l'enqpire britannique , Félément le plus uni et le plus compacte de la
pq[>alationy et une franc-maçonnerie des plus redoutables. De plus,
on sait combien les tombeaux sont sacrés pour les mahométans» et
combien la violation des sépultures leur inspire d'horreur. Or, Mah-
iBOud le Ghaznévide , dont les Anglais avaient dépouillé et saccagé
la tombe à Ghizni, était non-seulement un mahométan, mais un
saint parmi les vrais croyans, et un grand homme dans Fhistoire.
Gii>bon raconte qu'il avait entrepris une guerre sainte contre les idoles
païennes et grossières de l'Inde. Quand il arriva è Somnauth, il donna
lui-même un coup de massue sur la tête de l'idole qui était adorée
dans le fameui temple de cette ville. Les brahmines terrifiés lui oflTri*
rent pour leur divinité une rançon de 250 millions de notre monnaie;
ses conseillers l'engagèrent h accepter, en lui disant que la destruc-
tion d'une image de pierre ne changerait pas le cœur des idolâtres»
tandis que l'argent qu'ils offraient pouvait servir à soulager les vrais
croyans. Le zélé serviteur du prophète répondit: a Vos raisons sont
bonnes y mais jamais, dans la postérité, Mahmoud ne passera pour
un marchand d'idoles. » Il brisa la tête de l'image, et il en sortit un
flot de perles et de rubis qui y étaient cachés , et qui donnèrent le
secxet de la pieuse sollicitude des brahmines. La religion de Mahomet
était donc, à tout prendre, un progrès sur celle des idoles, et c'est
sans doute pour ce motif que la chambre des communes d'Angleterre
a offert le singulier spectacle de sir Robert Inglis, le représentant de
l'université d'Oxford et un des plus zélés puritains des trois royaumes,
défendant la tombe de Mahmoud contre les prédilections idolâtres
de lord Ellenborough.
Lord Ellenborough avait fait un acte impolitique, c'était assez
pour le compromettre partout; il avait fait un acte ridicule, c'eût été
assez pour le perdre en France; il avait fait un acte en apparence
irréligieux, c'a été assez pour le perdre en Angleterre. Il y a deux
ou trois jours, nous avons vu sa proclamation traduite régulière-
ment à la barre de la chambre des communes. La presse avait déjà
accablé le gouverneur-général sous un déluge de sarcasmes, mais le
parti religieux s'est bien gardé de rire, et il a formellement accusé
lord Ellenborough d'avoir encouragé le paganisme et rendu hom-
mage aux idoles. Le premier ministre de la Grande-Bretagne s'est
JOURNAL d'un prisonnier DANS L' AFGHANISTAN. 703
VU forcé de venir désavouer en pleine chambre la conduite d'un des
plus hauts fonctionnaires du royaume, et de demander grâce pour
une inconséquence en faveur de services signalés.
Nous ne connaissons pas de fait particulier qui caractérise d'une
manière plus fidèle et plus complète l'esprit du peuple anglais, que
l'incident dont nous venons de parler. Le gouverneur-général de
rinde aurait commis les fautes politiques les plus impardonnables,
qu'il aurait encore trouvé des défenseurs et des panégyristes; mais il
suffit qu'il porte la plus légère atteinte aux sentimens, ou, ^i on veut,
aux préjugés religieux de la nation , pour qu'il soit renié par son
parti, abandonné à la merci de ses adversaires, et pour qu'il suc-
combe sous la sentence souveraine et sans appel de l'opinion.
John Lemoinne.
4S.
LETTRES
SUR LA SESSION
BZSCVSSXOSr BE Xi*AX>HESSE.
An Directeur de la Revue des Deux Mondes.
Monsieur ,
La chronique de la Revue a porté son jugement sur les dernières discus-
sions du parlement français; en les retraçant de nouveau, en les prenant
pour texte d'une lettre politique, je m'expose à contredire ou à répéter ce que
vos lecteurs ont déjà trouvé dans ce recueil. Cependant le sujet est fécond et
comporte un examen approfondi; votre impartialité habituelle me permet
d'ailleurs d'espérer que vous ne refuserez pas d'accueillir quelques observa-
tions qui, lors même que vous ne les adopteriez pas entièrement , se recom-
mandent au moins, j'ose le dire, par la sincérité et la bonne foi.
La discussion de l'adresse a été , est encore le sujet d'une vive polémique :
tandis que le ministère se décerne les palmes du triomphe, l'opposition le dît
désavoué par les chambres , embarrassé dans les complications d'une marche
tortueuse, frappé à mort. Que contiennent de vrai ces afQrmations contraires?
Quels pas a faits la question du droit de visite, presque seule à l'ordre du
jour? Quelle est depuis ces débats la situation du ministère et des chambres ?
C'est ce que je vous demande la permission d'examiner.
LETTRES SUR LA SESSION. 705
Je m'arrête d'abord aux résultats généraux de la discussion de l'adresse.
La politique intérieure a peu occupé les chambres; à part un ou deux dis-
cours, tout le débat a porté sur les affaires extérieures. M. de Beaumont,
dans la ciiambre des députée, a présenté un tableau animé des tergiversa-
tions, des incertitudes du ministère. Il Ta montré ne pouvant point ce qu'il
voulait, et voulant ce qu'il ne pouvait point, flottant ainsi entre ses vœux
secrets et ses actes publics , traîné à la suite d'une majorité qui le subjugue,
et agissant ou s'abstenant selon les caprices de ses appuis, devenus ses tyrans.
Cette attaque pressante et quelque peu passionnée, tout en excitant les applau-
dissemens de l'opposition , n'a été suivie d'aucune réponse du ministère nî
de ses amis; d'autres intérêts absorbaient l'attention , et, quelque vif que pût
être le combat sur les affaires du dedans , toute la sollicitude des chambres
et du public se concentrait sur l'extérieur.
C'est un des caractères de la situation actuelle que cette préoccupation
presque exclusive des affaires étrangères; en général, l'opinion et ses organes
s'attachent aux points où la politique du gouvernement est en défaut, et où
se déclarent les périls les plus imminens. Si l'ordre est menacé, si les factions
conspirent, les chambres consacrent tous leurs soins au rétablissement de la
sécurité publique. Des lois viennent désarmer la révolte , dissoudre les asso-
ciations, et dans toutes les discussions, les questions de l'intérieur tiennent
le premier rang. C'est ce qui se passa dans les premières années du gouver-
nement de juillet, après l'apaisement des tempêtes soulevées par les affaires
de la Pologne et de l'Italie. La restauration avait vu auparavant l'opposition
appliquer aussi tous ses efforts à la défense des garanties constitutionnelles
attaquées par le gouvernement, et, malgré les faiblesses de la diplomatie, ne
la discuter qu'accessoirement et à de rares intervalles. Je n'entends pas dire
que la politique intérieure n'excite en ce moment ni plaintes , ni ombrages :
l'opération du recensement a laissé en plusieurs lieux d'ineffaçables res-
sentimens; des artifices peu dignes ont faussé l'application des lois sur le
jury et sur les annonces judiciaires ; les intérêts du service public et les
règles de l'équité administrative ont été souvent sacriGés aux exigences de
l'intrigue et de l'ambition. Je le reconnais et m'en afflige, mais ces écarts,
malgré leur caractère fâcheux , ne forment pas , à mon avis , l'objet principal
de l'inquiétude publique. Les grands intérêts de l'ordre ne sont pas actuel-
lement compromis, et, dans les douze dernières années, la société n'a jamais
couru moins de dangers que depuis que les soutiens Içs plus ardens du pou-
voir se sont parés du titre ambitieux de conservateurs. L'opposition fait en-
tendre des accusations fondées : elle souhaite et propose des réformes qui
doivent être discutées et dont l'esprit pratique et réservé atteste sa modération;
mais ceux même qui partagent ses griefs et adoptent ses projets sentent au
fond du cœur que les libertés publiques ne sont pas plus exposées que l'ordre.
Malgré d'utiles améliorations repoussées et des abus regrettables tolérés, le
pays ne gémit sous le poids d'aucune oppression; les conseils de quelques amis
exaltés sont repoussés, grâce à l'état des mœurs et de l'opinion. Toute mesure
T06 RBVUB DBS DEUX MONDES.
excessive choquerait au sein du calme où nous vivons, et si la politique est
exclusive et partiale, ce qui froisse quelques intérêts privés, elle ne se montre
point violente et emportée, ce qui alarmerait le pays tout entier.
Mais les esprits sont loin de partager cette sécurité relativement à la poli-
tise extérieure; le cabinet du 29 octobre a été constitué pour la paix, et Von
sait trop que, la Youlant partout et toujours, il ne devait pas aisément reculer
devant les sacriGces qu'elle imposerait à la dignité de la France. La conven*"
tion du 13 juillet 1841 à témoigné un empressement exagéré à rentrer dans
le concert européen, et les discours de M. le ministre des affaires étrangères
ont, en plus d'une rencontre , laissé percer des dispositions qui blessaient lès
instincts généreux du pays. La plupart des appuis du nouveau cabinet n^ont
pu se défendre eux-mêmes d'une secrète dé6ance, et les plus dévoués n'ont
jamais accordé qu'une approbation pleine de regrets, et apporté au cabinet
que le tribut d'une muette et douloureuse résignation.
Cet état général des esprits explique la place que la politique étrangère a
occupée dans la discussion de l'adresse; elle Ta due à la position particulière
du ministère et aux angoisses de l'opinion.
C'est donc sur les affaires extérieures qu'a porté tout le poids du débat, et^
parmi ces affaires, celle du droit de visite a tenu le premier rang; l'impor-
tance de cette question m'autorise à en parler avec quelques détails.
Les débats de la dernière session et la polémique de la presse ont épuisa
Tattention sur le droit de visite sans diminuer l'intérêt qu'il excitait. Les deux
chambres s'étaient déjà prononcées presque unanimement contre les traités de
1831 et 1833, et les personnages politiques qui avaient passé aux affaires se'
défendaient presque tous d'y avoir pris part de près ou de loin. Cette année^
ils ont trouvé des apologistes, peu nombreux, il est vrai , mais décidés. M. dé
Gasparin, dans la chambre des députés , envisageant la question seulement
au point de vue religieux et philan tropique, a déployé toute l'énergie d'une
conviction puissante et obstinée, et , sans fournir de nouveaux argumens sur
les intérêts de politique et de diplomatie, il s'est livré sur l'esclavage et la
traite à de longs et intéressans développemens. M. de Broglie, dans la chambre
des pairs, a courageusement revendiqué la solidarité du traité de 1831, qu'il
s'avait point signé, comme de celui de 1833, conclu sous son ministère; il
s'est livré, pour les défendre , à une discussion approfondie, qui a, dit-on,
exercé sur la chambre des pairs une influence notable , et qui cependant , je
regrette de le dire, repose sur des assertions presque toutes contestables et
quelques-unes matériellement inexactes. L'autorité de l'orateur, la juste oon*
fiance accordée à ses paroles, l'importance des nouveaux argumens qu'il a
présentés, me paraissent exiger une réponse. M. Dupin l'a déjà faite en par*
tie; je vais essayer de la compléter.
Toute l'argumentation de M. de Broglie a reposé sur une comparaison entre
les traités de 1831 et Tétat de choses qu'ils ont remplacé. S^lon lui , « d*uii
« dr(Ht de visite unilatéral , ils ont fait un droit réciproque; d'un droit de
m visite qui s'eierçait sans riaterveolion de la France, ils ont fait un c^poîI
LETTRES SUR LA SESSION. 707
« de visite qui ne peut s*exercer sur les bâti mens de ciiaque nation qu'avec le
« mandat de cette nation; d'un droit de visite qui s'exerçait par tous les
« croiseurs d'une même nation, ils ont fait un droit de visite limité quant au
« nombre des croiseurs; d'un droit de visite qui s'exerçait daos toute l'étendue
« des mers, ils ont fait un droit de visite restreint à certaines zones; ils l'ont
« entouré de garanties , et ils ont rendu aux tribunaux de chaque nation le
« jugement des bâtimens de cette nation. »
M. Dupin a déjà démontré que le droit de visite concédé par les traités de
1831 et 1833 est autre que celui qui s'exerçait antérieurement , et dans les
dernières discussions du parlement d'Angleterre, M. Peel a reconnu à son
tour cette distinction entre la simple vérification de la nationalité du pavillon
par l'examen des papiers de bord, qui constitue le droit de visite proprement
dit, et l'examen du vaisseau, l'appréciation de sa cargaison , la constatation
de l'équipage, du mobilier, des denrées, des marcliandises, qui constituent
le droit de recherche, ainsi appelé par les Anglais, right ofsearch^ et que
nous désignons improprement sous nom de droit de visite.
C'est le premier de ces droits seul qui s'exerçait sous la restauration, et ce
n'est pas à celui-là que s'appliquent les conventions de 1831 et 1833; elles
n'ont porté que sur le droit de recherche, laissant celui de visite ce qu'il était
et ne le modifiant .en aucune façon. Du reste, il n'est pas exact de dire que ce
dernier droit s'exerçât sans contrôle, sans limites, sans garantie, et qu'il eût
pour conséquence d'enlever à chafque nation le jugement de ses bâtimens.
Voici quelles étaient les règles établies.
S'il était constaté que le bâtiment visité fût en droit de porter le pavillon
français, on le laissait ordinairement libre de continuer sa marche, fût-il
chargé d'esclaves, et les tableaux empruntés aux state papers, et publiés par
M. le duc de Broglie lui-même, contiennent l'indication d'un certain nombre
de bâtimens français ainsi visités et non arrêtés, bien qu'employés à la traite.
Mais ils étaient toujours saisis , dans le cas où ils avaient été surpris dans
les eaux anglaises, c'est-à-dire sous la juridiction britannique. Si le pavillon
français avait été usurpé et que le bâtiment appartînt à une nation engagée
envers l'Angleterre par des traités, il était capturé et livré aux tribunaux
que ces traités avaient constitués ou désignés. Si enfin un bâtiment français
avait été saisi à tort, comme se trouvant dans les parages du royaume uni, il
était rendu aux juridictions françaises : c'est la doctrine que M. deXalleyrand
établissait dans une dépêche du 23 juin 1831, écrite à l'occasion de la saisie
du navire le Philibert^ pris par les Anglais en 1826 : « Le gouvernement de
« sa majesté britannique , disait-il, ne peut se refuser de reconnaître que si
« le navire le Philibert a été saisi dans des parages indépendans de sa juri-
ft diction , comme les renseignemens qui m'ont été transmis semblent le dé-
« montrer, l'autorité anglaise, en le soumettant à l'action d'un tribunal an-
« glais aurait violé de la manière la plus positive les droits de souveraineté
« de la France. Le gouvernement français ne pourrait pas autoriser de pareils
« actes, et le gouvernement anglais Ta déjà reconnu dans plusieurs ooeasimis
708 REVUE DES DEUX MONDES.
« en nous remettant , pour être jugés par nos tribunaux, les navires français
« que ses croisières avaient arrêtés au-delà des possessions britanniques,
« comme suspects d'être employés à faire la traite. »
Ainsi le droit de visite, et non de recherche, s'exerçait à l'abri de certaines
mesures de précautions , et les tribunaux de chaque nation n'étaient pas des-
saisis du jugement des bâtimens de cette nation. Cependant il avait donné
lieu à des abus, comme il est arrivé plus tard pour le traité de 1831, et il en
résulta des réclamations qui Grent accorder au pavillon français des fran-
chises plus larges.
En effet, en 1829, les croiseurs anglais s'étaient emparés sur la cote d'Afri-
que des navires la Laure et la Louise, Tun comme espagnol, l'autre comme
hollandais. Ils étaient français. Notre ambassadeur, M. de Montmorency-
Laval, réclame le 4 juin 1830 : « Ces actes, » écrit-il à lord Aberdeen, déjà
ministre des affaires étrangères à cette époque , « ces actes non-seulement
« constituent une violation du pavillon français et une atteinte au droit des
« gens, mais ils entravent encore l'action confiée aux crqisières françaises
« pour assurer l'application des lois relatives à la traite des noirs. Sous ce
«.double rapport , le gouvernement de sa majesté très chrétienne a cru devoir
« faire des représentations sérieuses au cabinet britannique, et réclamer de
« lui des instructions qui prescrivent aux commandans des croisières anglaises
« plus de réserve dans l'exercice de leurs fonctions , et qui soient en même
« temps de nature à prévenir le retour d'actes dont la répétition compromet-
« trait la bonne intelligence, que, dans l'intérêt des lois sur la traite, il con-
« vient de maintenir entre les croisières des deux nations. »
Le 6 juillet 1830, lord Aberdeen accuse réception de cette dépêche, et
annonce qu'il a demandé des renseignemens sur les faits dénoncés. En même
temps, il envoie des instructions aux croiseurs pour qu ils s'abstiennent de
capturer en aucun cas des bâtimens français. Ces instructions n'ont pas été
publiées , mais leur existence et leurs effets sont constatés par un rapport du
commandant de la station de Sierra-Leone , qui, a la fin de janvier 1831, se
plaint des abus que couvre et favorise l'inviolabilité accordée au pavillon
français. Ce rapport est trop important pour que je n'en reproduise- pas les
propres termes. Après avoir dénoncé les progrès de la traite pendant les six
derniers mois, il les attribue premièrement à la sévérité des nouvelles lois
qui porte les négriers à proportionner leurs bénéfices aux risques qu'ils cou*
rent; puis il poursuit : « La seconde raison est dans les ordres que j'ai reçus
« et qui m'interdisent toute interveniion (interférence) à l'égard du pavillon
« français; comme on peut aisément se procurer des pavillons et papiers fran-
«< çais pour quelques centaines de dollars, si quelque chose étonne, c'est qu'il
« se trouve encore sur la côte d'autres pavillons pour faire le commerce, et,
« quand nos instructions seront plus généralement connues, il n'y en aura
A plus d'autre. »
Ainsi , avant les conventions de 1831, le droit de visite seul était exercé, et
une fois le pavillon français reconnu, toute liberté restait aux bâtimens, même
LETTRES SUR LA SESSION. 709
quand ils étaient ouvertement et publiquement employés à la traite. Cet état
de choses constaté par les documens officiels s'éloigne beaucoup du tableau
tracé devant la chambre des pairs.
M. le duc de Broglie a présenté les traités de 1831 comme ayant été com-
mandés par les circonstances et en quelque sorte imposés par TAngleterre :
a Fallait-il, » a-t-il dit à cette occasion, « à une époque où l'Angleterre était
« la seule puissance qui témoignât de la sympathie pour la révolution qui
« venait de s'accomplir; fallait-il, dis-je, commencer par rompre directement
« avec elle? Fallait-il lui signifier que le principe qu'on lui avait laissé appll-
« quer jusque-là, nous entendions le lui contester; que, si elle essayait de
« l'appliquer de nouveau, il s'ensuivrait des conflits et une prompte rupture?
« Fallait-il , quand on avait la perspective menaçante d'une guerre univer-
« selle sur le continent, se mettre encore sur les bras une guerre maritime »
Ce serait pour le droit de visite une triste et regrettable origine que d'avoir
en quelque sorte payé la rançon de la France en 1830, et servi de don de
joyeux avènement à notre révolution, comme le traité du 20 novembre 1841
à M. Guizot auprès de lord Aberdeen. Mais, grâce à Dieu , pour l'honneur
de l'Angleterre et de la France, la négociation qui a produit le traité de 1831
n'a jamais eu le caractère qu'on lui prèle , jamais la France ne s'est trouvée
placée dans la désespérante alternative qu'on a exposée. Permettez-moi encore
quelques citations qui rétabliront la vérité historique.
Le rapport du commandant anglais du 20 janvier 1831 , étant parvenu à l'ami-
rauté, sir James Graham, placé à la tête de ce département, communiqua ce
document à lord Palmerston, qui tenait le portefeuille des affaires étrangères,
et lui suggéra de solliciter de la France ou l'assimilation de la traite à la pira-
terie ou la concession du droit de visite réciproque. Lord Palmerston adopta
cette pensée et donna des instructions conformes à lord Granville en le char-
géant d'exprimer « l'intérêt que prend à cette question le gouvernement de
« sa majesté britannique, et son vif espoir qu'aucun sentiment de jaloi^sie
<t nationale n'empêchera la coopération cordiale de la France et de l'Angle-
n terre dans un arrangement si honorable pour toutes deux et si avantageux à
« la cause de l'humanité. »
Cest p cette dépêche que M. le comte Sébastiani fit, le 7 avril 1831 , la
réponse lue par M. Billaut à la chambre des députés. Il refusait d'accepter
aucun des deux moyens proposés et s'exprimait ainsi sur le droit de visite :
« Le gouvernement français a déjà fait connaître à plusieurs reprises les
« motifs qui ne lui permettaient pas d'adhérer à de semblables propositions.
« Ces considérations n'ont rien perdu de leur force ni de leur importance.
« L'exercice d'un droit de visite sur mer en pleine paix serait, malgré la
« réciprocité qu'offre l'Angleterre, essentiellement contraire à nos principes
« et blesserait de la manière la plus vive l'opinion publique en France. Il
« pourrait en outre avoir les plus fâcheuses conséquences en faisant naître
« entre les marins des deux nations des différends susceptibles de compro^
710 R£TIIB DES DECX M01VI«S«
« mettre les relations qui unissent si iotimement la France et TAngld»
terre. »
Malgré cette réponse, lord Palmerston insiste encore , mais il ne oomple
plus sur le succès, et sa lettre du 19 a%Til 1831 à lord Granville se termine
en ces termes : « Si les objections à cette proposition (du droit de Tisita)
« devenaient malheureusement insurmontables, il vous est prescrit d'insister
« de la manière la plus vive auprès du gouvernement français pour qu'il
« envoie , sans délai , des vaisseaux chargés de faire exécuter les lois de la
« France &ur tous les navires portant son pavillon. On ne peut prévoir au-
« eune objection à une telle proposition; les vaisseaux de sa majesté britan-
« nique rece\Taient ordre de coopérer cordialerooit avec Tescadre française,
« et, il ne peut exister aucune raison d'en douter, les efforts unis de la France
« et de TAngleterre atteindraient promptement le but pour lequel les deux
« pays se sont mutuellement liés par de solennels engagemens. »
Aucune objection ne vint en effet de la France. Le ministre de la marine
prit sur-le-cliamp les mesures réclamées. Depuis un an , les circonstances
avaient faiit négliger la station d'Afrique. Il n'y était resté que la canonnière-
brick la Bordelaise, mais on Gt partir le 9 juin le brick le Cuirassier, et le
12 juillet la corvette la Bayonnaise, et une escadre composée d'une frégate
et de trois autres bâtimens légers fut diisposée pour s'y rendre à la fin de
septembre.
Lord Palmerston comprenait, par la réponse si explicite du comte Sébas-
tian! , qu'il fullait renoncer au droit de visite. Une motion sur la traite et
sur les mesures qu'elle avait motivées était annoncée au parlement; il en
obtient l'ajournement et écrit le 15 juillet à lord Granvilie pour qu'il s'in-
forme des ordres donnés par le gouvernement français afin de renforcer la
croisière d'Afrique : « Kous serions bien charmés, dit-il eu terminant, que
a votre réponse nous permit d'affirmer que le gouvernement français n'a
<« négligé aucun moyen, compatible avec la déférence due aux serUimens
« nationaux, de coopérer aux longs et persévérans efforts que le gouverne-
« ment britannique n*a cessé de faire pour épargner aux nations civilisées du
« globe l'opprobre d'un tel trafic. »
L'Angleterre acceptait alors le refus de la France et ne songeait plus à le
combattre; mais le mois.de septembre vit arriver à Paris le nouveau ministre
des États-Unis, M. Rives, et un missionnaire officieux de la cause de l'aboli-
tion, M. Irving; l'un et l'autre pressèrent de nouveau le gouvernement fran-
çais de prendre des mesures contre la traite. On sait que les États-Unis, bien
que possesseurs d'esclaves, mais dont la population noire se recrute et se
développe à l'aide de la reproduction indigène, se sont constitués les adver-
saires de la traite, dont la suppression nuit aux établissemens des Antilles,
leurs rivaux. L'arrivée de ces deux auxiliaires prêta de nouvelles forces à
ragent anglais et donna à ses démarches un caractère moins politique et
plus philantropique. Les abolitionistes crurent leur cause engagée dans le
LETTRES SUR LA SESSION. 711
^roit de visite, et les plus éminens d'entre eux, alors en possession d'une
grande influence dans le gouvernement, les mêmes qui venaient d'obtenir la
signature du traité des 25 millions , appuyèrent les nouvelles négociations
de l'Angleterre.
Le 31 octobre 1831, lord Granvîlle apprend à son gouvernement l'appui
qu'il obtient des envoyés américains; le cabinet français commence à se rap-
pirocher, mais, « malgré la réciprocité stipulée, il continue de craindre que le
« public français ne considère l'adoption du droit de recherche comme une
« reconnaissance de la supériorité maritime de l'Angleterre. » Cependant la
question doit être prochainement portée de nouveau au conseil , et « la satls-
« faction avec laquelle le gouvernement et le public anglais salueraient la
« coopération de la France à leur œuvre d'humanité disposera certainement
« le cabinet français à prendre la proposition en grande considération. »
Lord Palmerston ne perd point de temps, et le 7 novembre, il envoie à
lord Granville l'indication des précautions qui peuvent être prises pour pré-
venir les abus du droit de visite et calmer les jalousies nationales. « Des
« commissions seront données par les gouvernemens respectifs, elles n'auront
« d'effet que pour trois ans , devront être renouvelées à l'expiration de cette
« période et pourront être révoquées pendant sa durée, s'il en résulte quelque
«t abus ou quelque gêne. » Il termine en disant : » II paraît au gouveme-
« ment de sa majesté que cette expérience (experiment) partielle et tempo-
« raire, qui laisserait encore la question dans tous les temps sous le contrôle
« des deux gouvernemens, serait extrêmement utile et aurait pour résultat,
^« ou d'éloigner toutes les objections faites à un arrangement plus permanent,
« ou de rendre cet arrangement sans objet (unnecessary). »
Le traité fut signé le 30 du même mois.
Cette convention ne saurait donc avoir eu pour cause le désir d'éviter ime
rupture avec l'Angleterre; on pouvait se borner à l'envoi d'une croisière en
Afrique; lord Palmerston ne réclamait rien de plus; il désirait seulement pou-
voir afRrmer au parlement qu'il avait obtenu du gouvernement français tout
ee que la susceptibilité nationale permettait d'accorder. C'est l'esprit philan-
tropique , l'influence des abolitionistes , les instances de leurs partisans les
plus actifs, qui dictèrent le traité; on put croire qu'il serait agréable à l'An-
gleterre et se réjouir de ce résultat , mais ce ne fut pas le motif qui le fit
signer.
Ces faits ont échappé à la chambre des pairs; M. le duc de Broglie n'a pro-
duit sa savante et lumineuse argumentation qu'à la fin du débat, et elle est
demeurée sans réponse. Elle a, dit-on, vivement frappé les esprits et con-
tribué au rejet de l'amendement de M. le comte Turgot.
Vous savez, monsieur, le résultat de la discussion; à la chambre des pairs,
tout a été mis en œuvre pour étouffer les résistances que soulevait le droit
de visite; aucune démarche n'a été épargnée pour fermer la bouche à ses ad-
versaires; l'esprit de réserve et de prudence, attribut particulier de cette
diambre, a été invoqué. On Fa conjurée de ne point intervenir dans cette
712 OBVCE DBS DEUX MONDES,
question , et comme elle craignait que la chambre des députés ne se montrât
moins discrète, on s*est engagé à obtenir que celle-ci gardât aussi le silence.
Cette promesse a levé les scrupules, et la chambre s*est tue, observant la même
discrétion que le discours de la couronne.
A la chambre des députés, Tattitude du ministère a confondu de surprise
ses amis aussi bien que ses adversaires; on Va vu changer plusieurs fois de
résolution , désavouer le langage qu'il avait tenu dans Tautre chambre, sup-
plier d'abord la commission de s'abstenir de toute démonstration, puis refuser
de s'expliquer sur le parti qu*il prendrait, remettre ensuite sa réponse au
lendemain, et le lendemain se référer à ce qu'il avait dit la veille; hésiter en-
core après le discours de M. Dupin , redoutant tout ensemble le commentaire
de réloquent magistrat, et Texploitant auprès des siens; enGn, en désespoir
de cause, se ralliant explicitement au projet de la commission. Ces tergiver-
sations ont eu pour résultat un vote unanime de la cliambre contre le droit
de visite.
Le sentiment qui avait dicté ce vote était si puissant, M. Dupin, interprète
des sentimens de tous, avait tenu un bngage si ferme, qu'au moment de cette
résolution solennelle, et dans les jours qui l'ont suivie, on ne comprenait pas
que l'adresse pût recevoir deux interprétations. La chambre avait remercié le
roi de la non-ratification du traité de 1841 , et, tout en recommandant Texé-
cution loyale et stricte des traités antérieurs jusqu'à Tabrogation, die en avait
prodamé les inconvéniens , et formellement provoqué la révocation. Par res-
pect pour la prérogative royale, dont M. Odilou Barrot avait le plus énergi-
quement proclamé les droits, elle n'avait voulu imposer au gouvernement ni
un jour, ni une forme pour les négociations à entreprendre, mais elle avait
été nette et absolue quant au principe en lui-même. Depuis l'adhésion du
ministère, on se demandait seulement comment il avait pu, après avoir
conjuré la pairie de se taire, consentir à ce que la chambre des députés parlât
sur le droit de visite. Les amis sincères du gouvernement constitutionnel
s'affligeaient d'une conduite qui avait fait perdre à la chambre des pairs une
occasion heureuse et facile de s'associer à une démonstration nationale; ils
rappelaient que l'aristocratie anglaise et la chambre des lords devaient leur
influence et leur popularité à l'empressement avec lequel elles s'emparent de
toutes les questions où le nom et la gloire de la Grande-Bretagne sont en
cause. Il paraît même que la chambre des pairs s'était émue, et le ministère
était menacé de vives et prochaines interpellations.
Depuis ce temps, l'affaire a entièrement changé de face; les journaux anglais,
rédigés on sait par qui et sous quelle influence, répétés complaisamnient par
les feuilles ministérielles de France, ont affecté de ne voir dans le vote de la
chambre qu'une vaine formule, qu'une protestation, comparable à celle que
la Pologne obtient chaque année de nos deux chambres. On a dit qu'au*
cune obligation ne pesait sur le ministère, et qu'il lui était loisible d'attendre
dix ou vingt ans, s'il lui plaisait, pour entamer la négociation. Le seul
homme de mer de la chambre des pairs qui se fût prononcé contre l'amen-
LETTRES SUR LA SESSION. 719
dément de M. le comte Turgot, M. ramiralRoussin, est entré dans le cabinet.
Depuis lors, on assure que les hommes politiques de la pairie reviennent de
leur première émotion , et commencent à penser que leur chambre a tenu la
conduite la plus prudente; le ministère se flatte auprès d'eux d'avoir rendu
service à la pairie [en l'arrêtant dans la voie où elle allait s'engager, et la
chambre des députés, au contraire, passe pour s'être livrée à une démarche
imprudente et irréfléchie.
Qui trompe- t-on ici, monsieur? Si le ministère a franchement accepté
l'adresse des députés, il aura peine à expliquer comment il s'est opposé à ce
que la pairie tînt un langage analogue; si, au contraire, il a obtenu de celle-ci
qu'elle s'abstint pour l'opposer à la chambre des députés, il s'est joué de cette
dernière, et l'a prise pour dupe. J'avoue, et je le regrette sincèrement, que
cette dernière version me paraît la plus probable; le langage étudié du cabinet^
la satisfaction des ministres et même de l'opposition en Angleterre , sans
doute à la suite de quelque communication confidentielle, les forfanteries des
journaux de Londres, dont les rédacteurs obéissent a une impulsion connue,
l'entrée de M. l'amiral Roussi n dans le cabinet, tout autorise et légitime ce
soupçon. Une explication est devenue indispensable. Sans doute la chambre
n'acceptera point le rôle qu'on lui destine dans cette comédie politique; elle*
ne voudra pas être la risée de l'Angleterre et donner à penser que ses paroles,
ne sont qu'une lettre morte sans valeur et sans portée. Nous verrons si l'on
pourra contenter à la fois Londres et Paris, M. Peel et M. Dupin, la chambre
des communes et la chambre des députés , et prolonger une équivoque qui
n'a déjà que trop duré. Que penser d'une politique qui conduit à de tels
expédiens, et faut-il que toutes les fautes du ministère enveniment et com-
pliquent la question du droit de visite, si délicate et si périlleuse en elle-
même.^
La discussion de l'adresse n'a pas résolu la question ministérielle, et cepen-
dant il est nécessaire qu'un vote significatif apprenne au cabinet s'il possède
la; majorité, car cette question n'a été décidée ni par les élections, ni dans la
courte session d'août, ni dans les débats de l'adresse.
Le ministère , dans la dernière chambre , possédait une pajorité réelle ,
mais formée par les circonstances beaucoup plus que par la sympathie poli-
tique. Les élections ont modifié cette situation , moins encore par les échecs
notables qui ont décimé la phalange ministérielle que par les mécontente-
mens dont elles ont provoqué l'explosion. Le cabinet s'est vu presque partout
désavoué, même par ses propres candidats; il a trouvé les collèges les plus
importans déclarés contre lui, l'opinjon publique hostile; après les élections,
sa chute semblait imminente, et la déplorable catastrophe qui a ravi M. le
duc d'Orléans aux espérances de la nation avait pu seule lui rendre une exis-
tence momentanée.
La courte session d'août, bien que consacrée exclusivement aux mesures
de prudence politique commandées par la perspective d'une minorité, n'avait
prêté aucune force au cabinet. Trois élections ajournées malgré lui, une en-
714 REVUS DBS DEUX MONDES.
qàèie ordonnée contre son gré pour en vériGer les circonstances, ton candidat
à la présidence nommé an deuxième tour de scrutin seulement, étaient les
feignes, sinon d*un désaccord complet, du moins d'une hésitation manifesta.
La dernière discussion a plutôt constaté l'opposition de la chambre que sa
sympathie pour le cabinet. Le vote unanime sur le droit de visite n'est point
assurénient le gage d'une adhésion, et le cabinet s'est trouvé trop hemreui
de voir la question ministérielle disparaître sous cette unanimité. Les affaires
de Syrie ont amené un débat dont la conclusion a dû médiocrement satis&ire
le ministère.
Les pièces communiquées à cet égard, et dont plusieurs fragroens ont été
lus à la tribnne, ont donné sur la politique de M. Guizot des renseignemens
qui sans doute ne seront pas perdus pour la chambre. Il convenait, je ne le
conteste point, qu'après les évènemens de 1840 et la rentrée dans le concert
européen, la France marchât d'accord avec les autres puissances dans les né-
gociations à suivre auprès du divan. Mais il faut avoir lu les pièces même qui
ont été déposées aux archives de la chambre, pour imaginer à quel point le
représentant de la France, M. de Bourqueney, a été dépouillé d'initiative et de
force propre. M. de Carné en a fourni, avec beaucoup d'à-propos, les preuves
les plus concluantes. Le 23 février 1842, quand d'exécrables désordres ensan-
glantaient le Liban, M. Guizot écrivait à M. de Bourqueney : « Vous n'avez,
« qnant à présent, ni approbation ni désapprobation à témoigner; vous conti-
« nuerez seulement à laisser voir vos doutes et vos appréhensions, vous ré-
« servant le droit de juger et de décider d'après les évènemens. » Le 16 juin
suivant, il lui disait : « La question est devenue européenne. Il faut éviter tout
« ce qui nous donnerait aux yeux des cours Tapparence d'une action propre,
n cherchant à devancer ou à dépasser la leur; une marche qui tendrait à
^ nous présenter comme poursuivant un but personnel aurait pour consé-
« quence de réunir encore une fois les puissances contre nous et de nous
« ngeter dans l'isolement. » Voilà, monsieur, la confiance que la convention
du 13 juillet inspirait à M. Guizot lui-même. M. de Bourqueney', lié par ces
instructions, s'interdit toute action individuelle. Sélim-Bey, au moment de se
rendre en Syrie où il était envoyé, témoigne le désir de savoir si le gouver-
nement français attache une importance particulière à ce que le gouvernement
de la montagne soit rendu à tel ou tel membre de la famille Scheab. « Je
« n'accepte pas ces ouvertures, » écrit M. de Bourqueney le 26 mars. Cepen-
dant il est juste de reconnaître qu'il montre une certaine décision dans les
rédamations relatives aux réparations de la coupole du saint sépulcre : il
obtient une satisfaction complète; mais M. Guizot, qui depuis a revendiqué
rhonnenr de cette solution, lui avait écrit le 23 février pour <« le laisser maître
9 de transiger sur le fond de la question. » (Dépêche de M. de Bourqueney
du 15 avril.)
La pensée de confier l'administration de la- Syrie à deux chefs distincts fut
aoDÇtte 4ans les premiers mois de 1842 : vint-elle de M. de Metternich,
on Ta pcétenda? Il importe pen de connaître son origine. Après de
LEITRBS SUR LA SBBSK^. 715
longues discussions et une résistance obstinée de la Porte, ce projet ftit
adopté par elle, et M. de Bourqueney en informa le gouvernement. M. Guieot
loi répondit le 6 janvier 184S : « Je ne me dissimule point ce que la mesure
« consentie par la Porte offre d'incomplet et de précaire, notamment par
« l'exclusion de la famille Scheab du gouvernement de la montagne, contrai-
« rement aux droits qu'elle tient du passé, et peut-être aussi contrairement
« au voeu des populations. »
Le discours de la couronne, prononcé qudques jours après, contenait le
passage suivant : « L'accord des puissances a affermi le repos de l'Orient et
« amené en Syrie, pour les populations chrétiennes, le rétablissement d'nn'e
« administration conforme à leur vœu. »
La commission reproduisait cette phrase dans son projet et y ajoutait qud*
ques mots qui paraissaient contenir une approbation formelle. C'est à eecte
occasion ou'un débat assez sérieux s'est engagé. M. David avait v(f^/^èk[oé
avec éloquence les droits de la France sur les populations chrétiennes de la
Syrie : M. BeiTyer a proposé de n'emprunter au discours de la couronae qm
l'annonce de l'affermissement du repos en Orient et de caractériser la nou-
velle administration, non comme conforme au vœu des populations, mais
seulement comme « plus régulière. » M. le ministre des affaires étrangères
est monté trois ft>is à la tribune pour combattre cette propositiœi; le rappor-
teur s'est joint à lui : MM. de Valmy , Vivien et Dufaure ont appuyé l'ameiH
dement, et deux épreuves par assis et \evé étant déclarées douteuses, 906 voîk
se sont prononcées contre le ministère, qui n'en a obtenu que 208. On a dit,
pour atténuer l'effet de ce vote, qu'il n'avait pas porté sur un dissentiment
réel et ne contenait aucune improbation du cabinet. Sans en vouloir exagérer
la portée, je ne crains pas de dire que les circonstances même dont on se
prévaut pour l'infirmer en ont fait la gravité, car dans l'absence -d'un intérêt
véritable, ^es dispositions hostiles au ministère pouvaient seules faire adopter
une proposition qu'il avait si éoergîquement repoussée. Il est vrai que M. DlSh
diatel a défié deux jours plus tard l'opposition de fonnuler un Mâme contre
le cabinet, et que ce défi n'a pas été accepté; mais l'approbation résulte-t^ellBi
du silence, et un ministère peut-il se dire en possession de la majorité
parce qu'il n'a pas éprouvé un r^us explicite de concours.' Il est d'aillem
des démonstrations extrêmes qui ne doivent pas être prodiguées; un msiis-
tère prudent n'aurait pas proposé à la chambre d'y recourir, et ToppositiOli
s'est montrée politique et habile en ne répondant pas à cette provocation.
Je ne prétends pas que l'opposition ait la majorité, mais je iBe que le mi-
nistère la possède davantage, et son maintien ou sa chute ne me p»^ un
aucune façon résolu par ce qui s'est passé jusqu'ici.
La question ministérielle est donc entière : comment la chambre doft-elle se
prononcer? C'est ce qui préoccupe en ce moment tous les hommes pefitiques.
11 faut, avant tout, que l'incertitude qui règne dans les hautes régions du gou-
vernement ait promptement un terme : le pouvoir languit et s'afiEusse «a
Milieu de ces perpélaelks hésitatkMis, et te preiukr besoin d« fsys est qi^
7i6 REVUB DES DEUX MONDES.
main puissante imprime à la société un mouvement régulier et lui fasse sentir
Mn influence. Mais ce besoin peut-il être satisfait avec le ministère actuel?
Le cabinet du 29 octobre repose aujourd'hui sur une base étroite et fragile;
il n'est pas appuyé sur des fondemens durables, il ne représente qu'une seule
opinion, celle du parti qui s'attribue exclusivement le nom de conservateur,
et cette opinion lui assure à peine la majorité, si même elle la lui donne
encore. C'est h cette cause que se rattachent ses embarras et ses fautes; il ne
se sent maître d'aucune question, il se voit condamné à les résoudre toutes,
non par les raisons d'utilité publique qui leur sont propres , mais dans des
vues de parti, avec la préoccupation exclusive des adhérens que la solution
peut donner ou ravir; c'est ainsi que la grande loi des chemins de fer n'a été
qu'un expédient, c'est ainsi que le ministère n'a pu ni conclure l'union
douanière, ni rassurer les intérêts qu'elle alarmait, et que, dans les soins
journaliers de l'administration intérieure et la distribution des emplois, les
règles de service et les droits personnels échouent presque en toute occasion
devant la raison politique et le besoin d'acquérir des suffrages ou la crainte
d'en perdre.
Il est vrai qu'il s'est maintenu plus de deux années, que jusqu'ici la ma»
jorité ne lui a point absolument manqué, et qu'en plusieurs occasions elle
s'est donnée à lui forte et puissante. Faut-il en conclure , comme le font ses
amis, qu'il soit puissant et maître du présent et de l'avenir? Je ne le crois
pas , et il me paraît facile d'expliquer tout ensemble sa force passée et sa
faiblesse actuelle.
Le cabinet du 29 octobre a été constitué pour une mission déterminée et
précise. Le traité du 15 juillet avait fait concevoir la crainte de la guerre;
l'opinion était inquiète , agitée , les intérêts matériels en alarme; le cabinet
du 29 octobre a été chargé de conjurer toute chance de guerre, de renouer
des rapports brisés. Je ne veux ici ni juger le caractère de sa mission, ni
censurer sa conduite; je raconte sans exprimer aucune opinion. Cette tâche,
quelque jugement qu'on en porte , tant qu'il s'y est voué , les appuis ne lui
ont pas manqué. Toutes les fractions de la chambre contenaient certains
membres dont les plus vives préoccupations se tournaient vers la paix, et qui
soutenaient un cabinet dont elle formait le principe exclusif et le but unique.
En 1841 a été signée la convention du 13 juillet, et la chambre lui a donné,
au commencement de la dernière session, son froid et triste contreseing. Ainsi
s'est trouvé accompli, chacun sait comment, ce dernier épisode de l'affaire
d'Orient. De ce jour, le cabinet du 29 octobre a perdu sa signification; ses
auxiliaires accidentels se sont retirés de lui , et son propre corps de bataille
ne lui a plus fourni que des troupes fatiguées et mécontentes. Aujourd'hui le
cabinet se trouve sous le poids d'une loi générale qui depuis 1830 a reçu de
fréquentes applications.
Les ministères préposés à un objet spécial et limité peuvent, si la mission
^est noble et patriotique , s'illustrer en l'accomplissant; mais rarement leur
^existence se prolonge au-delà. Leur composition intérieure a été dirigée par
LETTRES SUR LA SESSION. 717
une pensée exclusive, leur politique s'y est subordonnée; ils ont ordinairement
dépassé le but, sous Tempire de contradictions irritantes et dans Tentratne-
ment de Faction; le résultat une fois obtenu, ils ne répondent plus ni aux
vœux de Topinion, quelquefois blessée par eux-mêmes, ni aux besoins d'une
situation nouvelle : leur conservation serait un contresens et un embarras.
Ainsi le cabinet formé pour traverser le jugement des ministres de Charles X
ne survit point à celte redoutable épreuve; celui du 11 octobre lui-même, ap-
pelé à rétablir Tordre , est ébranlé le jour où la force publique a dispersé
rémeute, où les lois ont repris leur empire; le 6 septembre ne s'explique plus
dès que la chambre s'est prononcée sur la question d'Espagne, qui lui a
donné le jour. Le 15 avril, formé pour rapprocher les partis, fait l'amnistie et
se trouve aussitôt gêné dans sa marche.
C'est cette loi qui, depuis un an, a frappé le cabinet de langueur et d'ato-
nie : sa composition, ses principes, ses alliances, ne répondent plus aux con-
ditions du moment; sa base s'est rétrécie au point de ne t>ouyoir plus le
soutenir. Jusqu'ici, son ambition s'était bornée à faire adopter les projets de
ses prédécesseurs; on ne citera pas une seule mesure importante qui lui ait
donné une valeur propre, indépendante du but originaire de sa formation. Les
élections, qui pouvaient prolonger sa durée , si la vie n'eût déjà été tarie en
lui , ont fourni une dernière et éclatante preuve de sa faiblesse. Depuis un
mois, la tribune lui est ouverte, il a pu exposer un système, produire ses
projets; qu'a-t-il fait? Toutes ses propositions de loi reposaient depuis long-
temps dans les cartons de ses prédécesseurs; aucun acte, aucune parole n'a
révélé en lui une volonté ferme, un plan déterminé de gouvernement. Jamais
ministère, à vrai dire, n'a été moins libre : il veut supprimer la ligne des
douanes entre la France et la Belgique , et quelques-uns de ses amis réunis
dans un salon suffisent pour l'arrêter. Il repousse la révision des traités
de 1831 et de 1833, et il accepte l'injonction de négocier pour l'obtenir. Ses
appuis politiques l'attaquent dans leurs conversations particulières, et dés-
avouent toute solidarité avec lui. M. Guizot n'est pour eux qu'un homme
d'un talent puissant qu'ils emploient au service de leurs idées, sur lequel ils
comptent médiocrement, une sorte d'avocat-général politique dont ils paient
la parole avec les honneurs du ministère. On le ménage si peu que, dans la
réponse au discours du trône, on n'a pas fait difficulté de remercier la cou-
ronne de la non-ratification du traité de 1841, qu'il avait signé, et qu'on dé-
nonce ainsi comme un acte mauvais pour le pays. A ces contrariétés M. Guizot
répond qu'elles viennent de son parti et se tient pour satisfait, comme si la
majorité qui soutient un cabinet avait le droit de l'amoindrir, et que le blâme
se convertît en éloge en passant par des mains amies.
Le cabinet du 29 octobre , pour me servir d'une locution familière , me
paraît avoir fait son temps et ne plus posséder l'élément vital; peut-être i;iéan-
moius parviendra-t-il à prolonger son existence. Sa succession sera onéreuse
pour les héritiers qui la recueilleront, et j'en sais qui , pouvant y prétendre,
TOME ^ 46
718 RfiVUE DBS DEUX MONDES.
ne se mettent point sur les rangs. La lassitude des partis peut lui accorder
an répit; il veut rester, et il ne sera pas difficile sur les conditions, il Ta d^
prouvé; ses fautes servent les partis extrêmes, et quelques-uns de leurs mem-
Inres, entraînés par la politique détestable qui cherche le bien dans Texoès du
mal, pourront lui donner leur perfide appui : je ne dis donc point qu'il doive
tomber sur-le-champ; mais ce que j*affîrme, c'est que le reste de son exis-
tmce s'accomplira au milieu des embarras et des secousses.
C'est pourquoi je pense que son maintien ne répond point au besoin de
stabilité dans le gouvernement et d'autorité dans k pouvoir qu'éprouvent
tous les amis dévoués de la révolution de juillet et de l'ordre de choses qu'dle
a fondé. Je sais que des députés assez nombreux, tout en convenant des îa-
convéniens attachés au maintien du cabinet , sont cependant frappés de la
puissance exercée par M. Guizot à la tribune, qu'ils le considèrent , quant à
présent, comme le défenseur nécessaire du gouvernement, et qu'ils désirait,
en consolidant le ministère, retenir au pouvoir un homme dont la parole
est éloquente et paraît convaincue. L'influence qu'exerce un orateur éminmt
dans un pays comme le nôtre, qui admire le talent , même quand il en con-
damne l'emploi , est immense, et je n'entends point la contester. M. Guiiot
est, en efifet, le soutien du ministère, il le relève, il l'a préservé maintes fois
de sa chute, il est sa force, j'en conviens; mais j'ajoute qu'il est aussi sa £û-
blesse, et mon opinion très arrêtée est que sa présence dans le cabinet de*
viendra la principale cause de sa destruction. M. Guizot a un grand tort,
un tort irrémédiable dans un gouvernement libre, où le concours de l'opinion
est indispensable au pouvoir : il est impopulaire. Ce n'est pas que je sois un
courtisan de la popularité : je sais combien elle vend cher ses capricieuses
&veurs, et je plains ceux qui consentent à les payer ce qu'elles coûtent ordi-
nairement; mais aussi je redoute ceux qui affectent pour la popularité on
superbe dédain, et qui , désespérant de l'obtenir, se font un titre de l'avoir
perdue. Les amis de M. Guizot prétendent qu'il est devenu impopulaire en
défendant la cause de l'ordre, en résistant aux factions, ils le vantent. Je
ne veux citer aucun nom propre; cependant les deux chambres renferment
plus d'un personnage politique qui a combattu l'anarchie, non-seulement à
la tribune comme M. Guizot, mais de sa personne au milieu des périls de
l'émeute : en est-il un seul qui ait vu se déclarer contre lui une oppositioa
aussi générale.'
Ce n'est pas là l'origine de l'impopularité de M. Guizot. Elle tient à une
autre cause. M. Guizot appartient à l'école cosmopolite, qui ne s'émeut point
au nom de la patrie. Son génie s'élève au-dessus de ces mesquins attacha
mens, il plane sur tous les houimes à la fois et ne sait pas s'enfermer dans
les étroites limites d'une nation. Les grandeurs de la France n'exaltent point
son orgueil; ses revers semblent ne lui causer ni humiliation ni douleur.
I>ïous l'avons vu, en 1840, se charger lui-même d'exécuter l'insolente pro-
phétie de lord Paimerston qu'il avait communiquée à M. Thiers; l'année siii-
LETTRES SDR LA WBSifm. 719
Tante, il signe le traité d'extension du droit de visite et ne s'apei^it qu'aux
clameurs de Topinion combien cette concession est inopportone et malhabile;
il y a peu de jours, il ne trouvait dans nos époques de gloire et de triomphe
que des jeux du hasard et de la force; dans la même discussion, il parlait
froidement, et comme de chose parfaitement simple en soi^ du mauvais vou-
loir que la France rencontre en Europe et des sacrifices à faire pour qu'elle
y soit acceptée. C'est cette disposition générale et constante de Tesprit , j'ai
presque dit du cœur, qui livre la personne et le nom de M. Guizot à de si
vives agressions.
Tout ministire serait affaibli par les défiances qu'il soulève; ces défiances sont
surtout redoutables quand elles s'adressent à un ministre des affaires étran-
gères. Les dernières discussions l'ont prouvé : le pays entier s'inquiète de la
direction donnée à ses relations avec les autres peuples; il néglige presque la po-
litique intérieure, tant les esprits sont attirés ailleurs; tout est désormais sujet
à doute et à contestation; la parole du ministre est infirmée, ses négociations
n'inspirent point confiance. Le traité du 20 novembre 1841, signé comme il
l'a dit dans la seule vue de contrarier lord Palmerston, a prouvé aux chambres
la nécessité de leur contrôle permanent sur tous ses actes, et en introduisant,
peut-être outre mesure , les pouvoirs pariementaires dans les négociations
diplomatiques, a créé des précédens qui pourront priver l'action de la France
au dehors d^indépendance et de vigueur. M. Guizot lui-même est obligé de
s'avouer les soupçons qu'il soulève; aussi voyez avec quel soin il s^attachait
l'autre jour à' prouver que l'arrangement de la Syrie était éclos à Vienne et
non à Londres. Je vais rassurer la chambre, disait-il deux jours auparavant
en affirmant que l'Angleterre n'était pour rien dans je ne sais quelle autre
négociation. Tout prend, sous son administration, une couleur suspecte; dans
ces dernières années , le discours de la couronne s'était borné , à plusieurs
reprises, à mentionner, selon l'usage, la reine Isabelle seule, en parlant de
l'Espagne , même quand la régence était amie de la France. Cette année , la
même expression a soulevé des difficultés. M. Barrot a été amené à proposer
d'introduire dans l'adresse non-seulement la reine, mais son gouvernement
constitutionnel, et M. Guizot s'est vu contraint d'adhérer à cette proposition.
Avec lui , toute concession est impossible; elle sera toujours prise pour com-
plaisance ou timidité, et par les ennemis du gouvernement pour trahison.
,• M. Guizot est d'ailleurs sujet, depuis le 29 octobre, à de fréquentes absences
de mémoire qui le compromettent gravement à la tribune. Ses souvenirs sont
confus et inexacts, ses afQrmations les plus hautaines souvent contraires à la
réalité des faits. J'en citerai quelques exemples. M. Thiers annonce à la
cbambre les conventions qui depuis ont été signées le 1 8 juillet 1841 ; M. Guizot
nie leur existence. M. Billaut se plaint des aggravations apportées au droit de
Tisite; M. Guizot affirme que le nouveau traité n'en contient aucune. Le
même député demande si l'on peut espérer la modification des traités de 31
et 33; M. Guizot annonce une négociation pendante. Enfin , il se fé?icite^de-
46.
720 RBVUB DES DEUX MONDES.
vant la chambre des pairs de trois changemens essentiels consentis par lord
Aberdeen dans Fexécution des traités. £h bien! sur tous ces points, M. Guizot
était trahi par les infidélités de sa mémoire. Les conventions alléguées par
M. Thiers existaient conformément à son dire; le droit de visite avait été
étendu et aggravé; lord Aberdeen s'était prononcé à Tavance et péremptoire-
ment contre toute révision; les anciens traités n'avaient reçu aucune modifia
cation , et notamment le nombre des croiseurs anglais n'était pas réduit de
moitié, mais d'un sur quarante-neuf. N'est-il p^s fâcheux que de telles mé-
prises échappent à un ministre? Elles infirment la gravité de sa parole^et
permettent à ses adversaires de révoquer en doute sa véracité, ce qui est une
insinuation évidemment calomnieuse.
A mon avis, si la paix peut être compromise, c'est par M. Guizot. Ses
amis eux-mêmes le reconnaissent en gémissant. JNe les a-t-on pas entendus
affirmer que la question du droit de visite n'avait acquis de l'importance que
par les inimitiés conjurées contre lui, et qu'avec tout autre elle aurait passé
inaperçue ?
A l'intérieur, son désaccord avec l'opinion produit des résultats analogues.
Écoutez encore les amis du ministère; ils vous diront que le nom de M. Guizot
a fait perdre bien des voix à l'ancienne majorité. Que de candidats n'ont
échappé à une défaite qu'en le désavouant! J'en connais qui, par une hono-
rable loyauté, sont allés lui confier leurs anxiétés et le danger qui les mena-
çait, et je lui dois la justice d'ajouter qu'il les a autorisés et encouragés à se
séparer de lui... pendant la lutte électorale.
Dans une telle situation , c'est au parti conservateur de consulter l'intérêt
véritable de la cause qu'il défend : lui aussi est intelligent et sensé; qu'il pro-
nonce. Je serais presque tenté de faire un appel à M. Guizot lui-même. Le
nom de Robert Walpole a été prononcé dans la question du droit de visite;
ce n'est pas moi qui l'introduis dans ce débat. 11 rappelle un souvenir qui
devrait porter avec lui son enseignement. Walpole préféra le pouvoir au
succès de ses convictions, et consentit, pour le garder, à des mesures qu'il
n'approuvait point. Il ne fit que retarder sa chute. Il est des jours où il faut
savoir préférer l'avenir au présent; la petite ambition s'attache aux porte-
feuilles et tient au pouvoir pour lui-même; la grande ambition ne le considère
que comme un moyen et lui demande, non des satisfactions d'un jour, mais
l'intérêt du pays et la gloire personnelle.
La chambre est inquiète, partagée, mécontente; elle ne se sent pas dans une
situation régulière et normale; il est temps de mettre un terme à ces embarras.
Un nouveau ministère, j'en suis convaincu, pourrait aisément composer une
majorité considérable. Je connais bon nombre de députés que rallierait sur-
le-champ une administration modérée et conciliante à l'intérieur, prudente,
mais ferme au dehors. Le moment est propice, mais plus tard de nouveaux
partis se formeraient, des arrangemens pourraient se prendre. A une majo-
rité violente, parce qu'elle serait faible , répondrait une opposition ardente
LETTRES SUR LA SESSION. 721
et passionnée, parce qu'elle serait inquiète et aigrie. I^es esprits s'enflamme-
raient , et d'incurables ressentimens sépareraient pour toujours peut-être des
hommes qui pourraient s'entendre à l'heure qu'il est.
Puisse l'exemple de la dernière législature n'être point perdu ! Abandonnée
à elle-même au début, sans principes, sans guides, tiraillée , divisée , décon-
certée par les querelles personnelles , elle n'a pu suivre une marche régu-
lière et forte. Appuyant tour à tour les cabinets du 12 mai, du V mars et
du 29 octobre; guerrière à l'origine, pacifique à la fin; dévouée à l'excès au
pacha d'Egypte, puis l'abandonnant aux colères de la coalition; votant des
mesures de réforme et les repoussant plus tard; soutenant le cabinet du
29 octobre, tandis qu'elle condamnait le traité du droit de visite et les réduc-
tions projetées dans l'effectif naval, elle n'a point exercé sur le pays l'ascen-
dant et la puissance qui doivent être l'apanage des pouvoirs parlementaires.
Je désire ardemment que la chambre élue en 1842 s'attache à une politique
moins intermittente, et se montre digne du rôle considérable qu'elle est peut-
être appelée à jouer en France et en Europe.
La discussion de l'adresse a laissé la question ministérielle indécise , mais
une occasion prochaine permettra de la résoudre : nous verrons l'attitude
que prendra la chambre, et si votre impartialité vous permet d'accueillir ^en-
core des communications qui peut-être ne sont pas en complète harmonie
avec vos opinions personnelles , nous reprendrons l'examen de ces graves
questions.
Un Députe.
(*»9BBis=«=f=i«nK9Brir!r99r
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
15 février 184S.
La discussion de l'adresse a eu pour résultat une sorte d'imbroglio parle-
mentaire qui agite les partis et met le cabinet dans une position délicate. D*or-
dinaire, c'est dans les débats sur l'adresse que les partis mesurent leurs forces,
que deux systèmes de gouvernement se trouvent aux prises, que la majorité
confirme ou rompt son pacte avec le ministère. La question politique une fois
vidée, il devient possible aux chambres de se consacrer sérieusement aux
affaires du pays et de les discuter pour ce qu'elles sont, sans préoccupations
étrangères au sujet de la discussion. Sans doute la question ministérielle est
au fond de tout débat parlementaire; épier toutes les occasions de renverser
le cabinet, c'est le rôle de l'opposition, c'est son droit. Il n'est pas moins vrai
que lorsque la question politique vient d'être débattue comme question spé-
ciale, et que le cabinet, vivement attaqué, a été non moins vivement défendu
par une majorité suffisante, une sorte de trêve tacite s'établit jusqu'à faits
nouveaux entre les deux grandes fractions de la chambre; l'opposition re-
connaît que le renversement du cabinet pour le moment est impossible; le
ministère, rassuré et fort de l'adhésion des chambres, se préoccupe moins'
de ses propres affaires et songe davantage aux affaires du pays.
Tel n'a pas été le résultat du débat qui vient de se clore. Au fait, sur la
question capitale, il n'y avait ni majorité ni minorité; à quelques voix près,
on était unanime. La question ministérielle, loin de se trouver impliquée
dans le débat, en a été formellement écartée. Ce n'est donc pas une question
vidée, mais une question ajournée; tout le monde le reconnaît, tout le monde
le dit. Toutes les interprétations officielles et ingénieuses viennent échouer
REVUE. — CHRONIQUE. 72S
contre ce seiuiment général. Si on veut appeler le débat sur le droit de visite
une bataille, il faut ajouter qu'il n'y a eu que des vaincus ou que des vain-
queurs, comme on voudra; les deux propositions sont également vraies. Le
ministère a accepté un amendement qu'il aurait voulu pouvoir repousser; les
amis du ministère ont accepté des commentaires que certes ils n'auraient
pas faits : ses adversaires ont dû se contenter d'un amendement rédigé en
quelque sorte par le ministère lui-même. Ou bien on peut dire que le minis-
tère a pu, à l'aide de ses amis, faire avorter la pensée d'un amendement plus
explicite et impératif, et que l'opposition a forcé le ministère d'accepter une
situation qui n'est pour lui qu'un embarras et un péril.
Quoi qu'il en soit , la position n'est bonne pour personne. L'opposition
s'est faite bonne ûlle pour attirer les centres sur un terrain bien glissant
pour des conservateurs; si elle s'en tenait là , au lieu d'avoir été habile, elle
aurait été dupe; les conservateurs, de leur côté, suivent un ministère qui.
sur une question vitale, n'est pas au fond de leur avis; enfin le cabinet n'a
pu combattre ouvertement ses ennemis, de crainte de blesser ses amis, et il
a dil se résigner à des résolutions que, dans son ame et conscience, il est loin
d'approuver.
C'est là une situation précaire, une sorte de mensonge, une réticence con-
venue et qui ne fait illusion à personne. Les partis eux-mêmes en souffrent ,
à plus forte raison les individus. Ainsi tout le monde désire, dit-on, arriver
le plus tôt possible à quelque chose de net et de décisif. Nous n'en sommes
pas surpris; le cabinet doit le désirer plus que tout autre, car c'est le gou-
vernement qui a essentiellement besoin de force et d'autorité. Ce qu'il n'a
pas fait au sujet du droit de visite, il doit chercher à le faire dans une occa-
sion prochaine. Il faut qu'il sache ce qu'il en est du péle-méle au milieu du-
quel il s'est trouvé; il faut que la majorité lui dise si , après tout, c'est en loi
qu'elle place sa conGance , si c'est avec lui qu'elle compte parcourir sa car-
rière. La force et la dignité de l'administration sont à ce prix. Le cabinet se
trouve en présence d'une chambre nouvelle qu'il connaît peu, qui ne se con-
naît pas bien elle-même. Elle n'a émis jusqu'ici que deux votes remarquables:
le vote de la régence, donné à la monarchie et que tout ministère aurait éga-
lement obtenu , et le vote d'une adresse que la chambre a cru rendre d'au-
tant plus efficace qu'elle ne touchait en rien aux ministres.
Bref la chambre nouvelle n'a pas encore abordé la question ministérielle.
Il y a cent députés dans la chambre pour qui ces luttes, où se développe tout
l'orgueil de l'omnipotence parlementaire , sont encore un jeu inconnu. Et
cependant ces nouveaux députés sont, dit-on, les moins impatiens. Timides
comme des vierges, ils ont plus de curiosité que d'ardeur. Ils ne comptent
pas, eux, autant de mariages que de consuls. Les noces et le divorce leur
paraissent également chose sérieuse. Que leurs anciens doivent sourire de
tant d'innocence! Ils s'appliquent sans doute à former Tespiit et le cœur de
ces nouveaux venus.
m REVUE DES DEUX MONDES.
Quoi qu'il en soit , les débats politiques vont reprendre leur cours dans
Tune et dans rentre chambre. Demain, le projet de loi sur les fonds secrets
sera , dit-on , présenté à la chambre des députés. La question ministérieUe
sera probablement vidée la semaine prochaine.
Il circule à ce sujet des bruits qui seraient alarmans pour le cabinet s'ils
avaient quelque fondement. On dit qu'un certain nombre de conservateurs
se détachent définitivement de Tarmée ministérielle; que le ministère, s'il ne
pérît pas par la parole, périra par les boules; qu'on veut à tout prix essayer
d'un nouveau mélange, d'une coalition nouvelle. Des bruits de cette nature
ne circulent pas sans être accompagnés d'une liste de ministres. Il y en a de
trois nuances, peut-être de quatre. Nous ne voulons pas jeter ces noms à la
curiosité du public. Qu'il se donne un peu de peine et qu'il devine; un ou
deux exceptés, il est facile de les deviner.
Dans la lutte qui se prépare, il est quelques faits qui seront pour le cabinet
un embarras et un danger : avant tout, les éloges dont la presse étrangère
l'accable. S'ils ne sont pas perfides, ces éloges, accompagnés d'injures pour
la chambre et pour le pays, sont pour le cabinet une faveur déplorable. On
a été jusqu'à accuser les ministres de se les être procurés. En vérité, nul n'a
le droit de leur imputer une conduite si stupide.
La nomination de M. l'amiral Roussin a également aigri quelques esprits.
Ce qui nous a surpris plus que la nomination elle-même, c'est l'inopportunité
du moment. Un arrondissement de Paris allait procéder à une élection des
plus contestées. Des élections de députés allaient également se faire à Châ-
lons, à Beauvais. N'importe : au lieu de prier M. l'amiral Duperré de garder
son portefeuille jusqu'à la fin du mois, on s'empresse de jeter à la polémique
le nom de M. Roussin, nom sans doute des plus respectables, mais qui
n'était pas moins celui d'un défenseur du droit de visite. Pourquoi cet em-
pressement? Dans quel but? Quelle utilité pouvait-on attendre de l'adhésion
immédiate de M. l'amiral Roussin au cabinet du 29 octobre? Quelle force y
apporte-t-il? Qu'a-t-on voulu? Se donner un air d'indépendance ? Interpréter
le paragraphe de l'adresse? Le commenter à son tour? Nullement. On a voulu
éviter tel ou tel aspirant au ministère de la marine; on n'a pas osé confier
ce ministère à un civil, et on a prié M. l'amiral Roussin de tirer le cabinet
d'embarras. On a dû comprendre après coup que si la nomination de M. Rous-
sin a indisposé une dizaine d'électeurs sur seize cents dans le troisième arron-
dissement, cela a suffi pour donner partie gagnée à l'opposition.
A ces faits fâcheux le ministère peut aujourd'hui opposer un heureux ré-
sultat de ses démarches et de sa persévérance. Le gouvernement espagnol
a désavoué l'imputation portée par l'ancien chef politique de Barcelone,
M. Gutierrez, contre le consul de France M. de Lesseps. Ce désavœu se
trouve formellement exprimé dans la gazette officielle de Madrid , sous la
forme d'une lettre du ministre de l'intérieur au ministre de la guerre. Le
ministre déclare que l'assertion du chef politique n'était pas exacte, et que les
REVCE — CHRONIQUE. 725
bruits répandus à ce sujet avaient été entièrement dissipés par l'enquête du
capitaine-général. Loin de vouloir atténuer l'importance d'un fait également
heureux et également honorable pour les deux pays , nous aimons à féliciter
le cabinet d'avoir mis lin d'une manière satisfaisante à un déplorable débat.
Laissons à l'esprit de parti le soin de tout louer et de tout blâmer; nous ne
voulons être que justes, mais nous le voulons être envers et contre tous.
Quant aux prochains débats, ce que nous voudrions, avant tout, c'est que
la discussion se plaçât sur un terrain élevé, là où les systèmes politiques
se développent dans tout leur jour, et où les hommes disparaissent devant
l'importance des choses et la grandeur des idées. Ce vœu , nous le savons,
ne sera pas accompli : il paraîtra même ridicule, un désir de rêveur, de vi-
sionnaire. Aujourd'hui les hommes sont tout; les choses ne sont rien. Il
s'agit bien de savoir ce que vous êtes, ce que vous pensez, ce que vous
voulez; l'important est de savoir quelles sont vos affections, vos haines,
quels sont vos amis, vos ennemis, quel mal vous ferez à ceux-ci, quels avan- ^
tages vous promettez à ceux-là. Les idées sont de trop aujourd'hui : il n'y a
de place que pour des passions, et quelles passions! On parvient par les pas-
sions; on gouverne avec elles et pour elles; on tombe sous les coups qu'elles
vous portent. Que de passions n'a-t-on pas soulevées contre le V mars,
même après sa mort! On ne lui laissait pas même la paix du tombeau. Au-
jourd'hui on soulève les passions contre le 29 octobre. C'est la loi du talion.
Patere legem quam fecisiL Pour nous, qui sommes complètement étran-
gers à ces querelles, nous jne pouvons que nous affliger en pensant que,
quelle que soit l'issue du combat qui se prépare, le pays ne jouira probable-
ment que d'une courte trêve. La vanité et les haines se remettront à l'œuvre
jusqu'à ce qu'un événement grave vienne dessiller les yeux du public et lui
fasse comprendre que les hommes n'oublient si facilement ses intérêts que
parce que, dans sa coupable indulgence, il leur permet de les oublier impu-
nément. Le jour où une dizaine seulement de collèges électoraux feraient
bonne justice, le jour où ils demanderaient sérieusement à certains candi-
dats : Qu'avez-vous fait , non pour vous, pas même pour nous, mais pour le
pays? ce jour-là nous verrions les plus ardentes colères s'apaiser, les vieilles
haines s'amortir; car il n'y a rien de profond , rien d'invincible dans ces dis-
sentîmens. L'ordre se rétablira au premier coup de la férule du maître.
En attendant, on a pu juger de l'état des esprits par le spectacle que nous a
ofifert le troisième arrondissement électoral de Paris. Le parti conservateur
a-t-il pu persuader à ses candidats de ne pas sacrifier l'intérêt général à leur
ambition personnelle , de ne pas diviser les électeurs , de ne pas seconder et
fortifier leur entêtement par une double candidature? Un des candidats ne
0'est retiré que lorsque le mal était fait, que les amours-propres étaient en-
gagés, que les préventions avaient pu persister plausiblement dans leur obsti-
nation. Et alors qu'a-t-on vu? Des conservateurs porter leurs voix au candidat
de l'opposition plutôt que de les donner à un de leurs candidats, homme des
780 RBVUB DES DEUX MONIffiS.
plus honorables et des plus capables, mais avec lequel ils ont on cffoîeiit
«reîr je ne sais quel démêlé d'intérêt particulier.
Après les débats politiques arriveront , si toutefois il reste aux chambres
un peu de temps, les affaires du pays. Il en est de très graves et de très com-
pliquées. Ainsi, sous une forme ou sous une autre, nous verrons se repro-
duire rinterminabJe lutte des intérêts particuliers de telle ou telle industrie,
de tels ou tels producteurs, avec Tintérét général. Les prohibitifs avaient
tenté, de gagner leur procès par une phrase de l'adresse à la chambre des
députés et à la chambre des pairs. La tentative a échoué dans Tune et l'autre
enceinte. Les ministres ont déclaré dans les deux cliambres que les phrases
proposées n'avaient d'autre portée que celle d'une recommandation au gou-
Ternement pour que , dans les mesures qu'il pourrait prendre au profit de
notre commerce extérieur, il n'oubliât pas les ménagemens qui sont dos
aux intérêts existans. C'est avec ce commentaire que les paragraphes ont été
votés. Ainsi ils ne préjugent absolument rien. Il n'est pas de publiciste 8&
neux, pas d'économiste sensé qui veuille conseiller des mesures violentes,
qui ne sache et n'enseigne que lorsque des faits considérables se sont établis
sous la protection des lois. Terreur elle-même mérite quelque respect et
quelque ménagement. Les secousses, les brusques transitions ne convien-
nent pas à une administration sage et régulière. Mais il y a loin de là à la
sanction et à la perpétuité d'un privilège. Privilège, quoi qu'on dise, est le
mot propre. Tous les sophisme^ viennent échouer contre une observation
bien simple. Prohibez un produit étranger, vous paralysez celles des indus*
tries françaises dont les produits serviraient à payer le produit étranger. Pro-
hibez les fers , vous enrichirez nos propriétaires de forêts. Aux dépens de
qui? De nos producteurs de vin, de soieries, de nouveautés. La questioa
n'est donc pas de savoir si on favorisera le travail national , phrase ambi-
tieuse dont on se sert pour troubler les esprits, mais si on favorisera une eerr
taine production aux dépens de certaines autres productions également natio-
nales. £t conune parmi les productions favorisées, il en est qui sont forcément
limitées par la nature des choses, et qui en conséquence n'admettent pas une
pleine concurrence même à Tintérieur, la question est de savoir si on assn-
rera , aux dépens de toutes les autres productions nationales et de tous les
consommateurs , des profits énormes et permanens à certains productews.
Le jour viendra où l'on ne sera étonné que d'une chose ; c'est que des nations
intelligentes aient pu s'aveugler si long- temps et méconnaître des vérités il
manifestes. Au surplus, empressons-nous de le dire, de le répéter, notre
gouvernement est entré dans la abonne voie; il fait tout ce qu'il peut pour
relâcher peu à peu les liens de la prohibition. Aussi notre commerce maiir-.
time art-il pris un grand essor; il n'est pas ce qu'il pourrait être, mais il est
encore moins ce qu'il était. Si l'on avait, il y a quelques années, annoncé
comme imminentes toutes les modifications apportées successivement à noi
tarifs, on n'aurait pas manqué de prédire la ruine complète du pays. Or,
REVUE. — CHRONIQUE. 737
ces modifications , loin de le ruiner, en ont considérablement augmenté la
riehe^e. Il en sera de même des modifîcatiODS futures. Nous ne demandons-
la mort de personne, mais nous voulons avant tout la vie, la pros^ité, la
gfandteut du pays; nous voulons de Féquité non-seulement pour quelques*
UBS^ msâs pour tous.
En Espagne, les affaires se présentent sous des couleurs moins sombres.
Le £ait que nous avons déjà cité , la juste satisfaction que le gouvernement
espagnol vient de donner à la France, en est une preuve. Les prochaines'
Sections donnent à penser à tout le monde. Le régent n'a pu se dissimuler
la gravité de la situation qu'il s'est faite. Ses amis, ses conseillers, ontpeut-^
^re contribué à lui ouvrir les yeux. Il marchait vers un abîme. L'Espagne
ne paraît pas disposée à se livrer pieds et poings liés à un soldat qui ne
peut pas lui offrir en compensation ce qui séduit et éblouit les nations gêné»
reuses, la gloire. Espartero ploie sous l'empire de la nécessité, n a fait
remise aux Barcelonais de ce qu'il leur restait à payer sur la contributioir
ditH de guerre , dont ils avaient été frappés. Soane lui-même s'était effrayé
ée la résistance, et avait enfin compris que de nos jours, que dans un payft
ISbre, le glaive ne tranclie pas toutes les qoestiœds. Le gouvemeRieiil; parait
vouloir préparer sa paix avec le pays. Il a beaucoup à faire pour rentrer dans
les voies de la légalité, et pour faire oublier ses écarts. Au surplus, la question
espagnole V sous toutes ses faces, est tout entière au fond de l'urne électorale.
11 y a eu rarement un acte politique plus important que les élections pro^
diaines en Espagne. Si le parti modéré retrouve son énergie, s'il comprend
les besoins, les nécessités du pays, s'il sait, par son désintéressement et son
habileté, attirer à lui les hommes honnêtes de tous les partis, tous les amki
d'un gouvernement régulier, tous ceux qui sentent que les lois de la monar-
chie et les emportemens du sabre ne peuvent se conciUer sans que la monar*
due succombe, il aura bien mérité de l'Espagne, il aura rendu un service M
légent lui-même, en préservant Thomme politique des catastrophes que se
ptéparait le soldat irascible et violent.
En Suisse, le directoire fédéral veut à tout prix renouveler Ift ^pierelle des
cootens d'Argovie; il s'efforce de brouiller ce grand canton avec la diète.
Sans doute, en ne jugeant l'affaire que par les textes, le direetonre a le droit
pour lui. Messieurs de Luceme sont, à ce qu'il paraît, de bons légistes;
sOBl-iis dès hommes d'état? Il est permis d*en douter. Qu'arrivera-Ml si le
canton d'Argovîe résiste.' si Beme^ Thurgovie, Yaud, Soleure, prennent fait
et cause pour lui? si d'un autre côté la drculanre du directoire, imniense
Jèetum, allume la cdère des cantons catholiques? Qui ramènera Pordre an
fldUeu de ce désordre? Quoi que la diète décide, quel bien peut^on espérerf
ttle diète se rétracte, elle s'abaisse, et le directoire devient la risée delà
Itaisse; «i elle persiste, comment le direetiohre s'y praidra<'t4t pour mettre à
cMeotlon les arrékét de la diète? E» politique^ rie» de* phis^ ûieile qee dé
asécive la main à Fscuvre^ de- ceNMMttcer quelqeeebese; ii est plus cûifieite
728 REVfJB DBS DEUX MONDES.
d'achever. Les hommes d'état doivent toujours se demander : Comment oda
finira-t-il dans Fhypothèse la moins favorable? La Suisse a besoin d*étre
traitée comme un pays gravement malade; elle Test par ses divisions, par
ses luttes intestines, par une déplorable recrudescence de Tesprit local.
Si le gouvernement fédéral , au lieu de ménager la situation délicate du pays,
y apporte une main rude et cherche à y appliquer des remèdes violens, il
attirera sur la Suisse des malheurs qu'il sera le premier à déplorer. Ajoutons
un dernier mot. Loin de nous la pensée que la circulaire du directoire ah été
une inspiration de Tétranger. Nous aimons à croire qu'elle ne lui est pas venue
de Vienne ni de Rome; mais notre conviction sera-t-elle partagée par tout le
monde en Suisse ? L'esprit de parti ne s'emparera-Ml pas de la mesure pour
l'envenimer, et même des hommes modérés ne seront-ils pas tentés de se
séparer dans ce cas du vorort, de crainte de seconder les vues de l'étrangor?
On rappellera des coïncidences accidentelles, mais fâcheuses : la rentrée
solennelle du nonce à Lucerne, Tarrivée en Suisse du ministre d'Autriche; on
dira que c'est à ce moment que la circulaire a paru. Le gouvernement de La-
cerne semble avoir oublié qu'il est le produit d'une contre-révolution. Libre
sans doute aux Lucernois de se donner tel gouvernement cantonnai que bon
leur semble; mais quand il s'agit de gouverner la Suisse , le conseil d'état de
Lucerne ne doit pas oublier que la grande majorité de la confédération se
compose d'hommes voués aux principes nouveaux. On peut être contre-révo-
lutionnaire dans les conseils de Lucerne, mais à la condition d'être modéré,
raisonnable, prudent dans les conseils de la Suisse; car, encore une fois, la
contre-révolution n'a pas pour elle les forces du pays, et nousia croyons m-
capable de compter sur des forces étrangères au pays.
Un traité vient d'être conclu entre la Russie et l'Angleterre. Les avis se sont
partagés sur la question de savoir quels sont les avantages que peuvent s'en
promettre les deux états contractans, et quels rapports en résulteront pour
eux. Les uns ont vu dans ce traité la preuve frappante d'une liaison de plus
en plus intime entre la Russie et l'Angleterre; à les entendre, une profonde
pensée politique se cache sous une convention commerciale; la Russie a dé-
rogé à ses principes administratifs pour complaire à l'Angleterre, et la déta-
cher de plus en plus de l'alliance française. D'autres , au contraire , n'ont vu
dans la convention qu'un acte fort însigniGant, un pur traité de navigation
qui ne change rien au tarif des deux pays , qui ne modifie en rien les condi-
tions essentielles de leur commerce, et qui n'assure pas à l'Angleterre des
avantages assez considérables pour influer sur sa politique. Les deux opinions
s'écartent également, ce nous semble, de la vérité. Le traité anglo-russe n'est
pas un traité de commerce proprement dit, cela est vrai. 11 ne modifie pas les
tarifs; les importations et les exportations demeurent soumises aux mêmes
lois qu'auparavant. Il est donc certain que le traité n'est pas de nature à ga-
rantir à l'Angleterre un grand débouché et à lier ainsi les destinées et l'avenir
des deux pays. Il y avait un peu d'affectation dans quelques cris de joie qu'on
REVUE. — CHRONIQUE. 729
a poussés en Angleterre. D'un autre côté, il est vrai que le traité est plus
qu'un simple traité de navigation. Il est à la fois un traité de navigation et de
libre établissement. Le commerce anglais, avec sa hardiesse, son habileté,
8es capitaux , s'établira en Russie , et des rapports plus intimes et permanens
se formeront entre les deux nations. La Russie aura entre ses mains des
gages que de long-temps elle ne donnera pas à l'Angleterre, car la richesse et
l'espht d'entreprise sont loin d'être les mêmes dans les deux pays. Malgré
cela , les conséquences politiques qu'on a voulu en déduire nous paraissent
exagérées. Les Anglais pourront fréquenter les ports ru^s et s'établir en
Russie, comme ils le peuvent dans d'autres états. Ces intérêts, quelque pré-
cieux qu'ils puissent être, ne sont pas de nature à dominer la politique.
Les discussions du parlement anglais ont fait connaître qu'en réalité tout
n'est pas dit entre l'Angleterre et les États-Unis au sujet du droit de visite.
Quoi qu'il en soit du droit conventionnel pour la répression de la traite des
noirs, l'Angleterre n'a pas entendu renoncer à son principe de droit mari-
time, d'après lequel elle soutient avoir le droit de visiter tout navire en pleine
mer, non pour y exercer un droit de perquisition, mais pour s'assurer de la
nationalité du pavillon. Les États-Unis, de leur côté, n'ont point renoncé à
leur principe, qui est le principe directement contraire, le principe qui éta-
blit qu'en pleine mer aucun navire n'a droit de police sur un autre navire, et
que celui qui se permet d'aborder un bâtiment, malgré le pavillon dont il se
couvre, donne un droit légitime de plainte et agit à ses périls et risques. Le
droit conventionnel, quel qu'il soit, bon ou mauvais, opportun ou non, n'a
rien de commun avec la grande question de principe que nous venons d'in-
diquer. Au surplus, le dernier mot n'a pas encore été dit, ce nous semble,
sur aucune de ces questions ; on ne l'a pas encore dit sur la nature et la
portée des traités qui règlent le droit purement conventionnel de visite; on ne
l'a pas dit, et il n'est pas, convenons-en, facile de le dire, sur la question qui
divise l'Angleterre et les autres puissances maritimes. 11 ne se passera pas
long temps avant que ces grandes et belles questions se reproduisent aux
tribunes des pays constitutionnels.
— Le désir de reproduire quelques traits de nos mœurs actuelles a inspiré
h M. Emile Souvestre l'idée d'une série intitulée : Romans de la vie réelle.
Cette série, ouverte avec succès par Riche et Pauvre, vient de s'augmenter
d'un roman nouveau. Le Mât de Cocagne (1) est l'histoire des tristes con-
cessions par lesquelles un ambitieux achète le pouvoir et la fortune; c'est
(1} s vol. in-8o, chez Coquebert, rue Jacob.
732 REVUE DES DEUX MONDES.
phie même de cette personne distinguée et trop peu connue. Dans une préface
chaleureuse, mais qu'on aurait seulement voulu trouver un peu plus simple,
et par là plus ressemblante encore au modèle, M. H. Romand a raconté, avec
nne vive sympathie, qu'il fera partager à tous les lecteurs, cette vie dévouée
et obscure que la mort vint interrompre si prématurément. M*'*" Ozenne était
une jeune fille de Louviers arrivée à Paris il y a une douzaine d'années , et
qui, à la suite de malheurs de famille, était devenue Tunique providence.
Tunique recours des siens. Destinée à une position plus brillante, à une vie
plus facile, M"" Ozenne accepta la nécessité avec abnégation; elle consacra à
Téducation des autres ses efforts et son talent. Dans cette existence labo-
rieuse, dans cet esclavage d'une vie occupée, du temps se trouvait néan-
moins pour les lettres : les relations nombreuses et tout-à-fait distinguées
que s'était créées M"' Ozenne l'induisirent bientôt, comme cela est inévi-
table dans ce temps-ci , à la publicité des journaux. Elle s'en tira en per-
sonne de sens, et on eut d'elle, sous le pseudonyme de Camille Baxton, plus
d'une page ferme et élevée. Taudis que les femmes auteurs faisaient dans
la presse de mauvais romaus. M"*" Ozenne y fît de boune critique et sur-
tout de bonne critique contre les mauvais romans. Il y avait là au moins le
mérite du contraste. Ces jugemens sur la plupart des travaux d'imagination
de notre époque sont incomparablement la meilleure partie du recueil qu'op
vient de publier. Dans la vue générale de Thistoire de la littérature française
qui ouvre le volume, l'auteur, on s'en aperçoit vite, ne possède pas son sujet
avec plénitude : c'est une esquisse maigre et très superficielle qu'on eût mieux
fait de laisser mourir dans r Encyclopédie où Tauteur Tavait insérée. Il n'en
est pas ainsi des morceaux de critique sur les plus célèbres des romans con-
temporains; ils méritaient d'être recueillis, et ils pourront même servira
Thistoire littéraire de notre temps. On y peut regretter çà et là quelques
inexpériences de plume, des vues hasardées ou inexactes, des sympathies
risquées, des concessions aux engouemens du jour; en un mot l'arme tremble
plus d'une fois aux mains de Clorinde; mais eu somme, des idées généreuses,
des remarques finies, quelquefois des vues vraiment originales, toujours de
Télévation et de la noblesse dans la pensée, donnent à ces fragmens un carac-
tère particulier et qui mérite Tattention. Ce volume est digue de franchir le
cercle de l'amitié qui en fait hommage sur une tombe , car le public peut
s'y intéresser avec profit. De toute façon c'est un souvenir qui honorera la
mémoire de M"' Ozenne.
V. DB Mars.
LA FLORIDE
1. ' VOYAGES AKCIERS ET MODERHES.
II.— MÊUOIRE nÉOlT SVB LA FLORIDE DU MILIEU.
I.
Soixante-cinq ans à peine nous séparent du jour où le président
du premier congrès américain, John Ancock, après avoir levé les
yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de la justice de sa
cause, signa d'une main ferme la déclaration d'indépendance des
colonies anglaises. Ses collègues suivirent cet exemple; trois millions
d'hommes se séparaient à jamais de la mère-patrie et prenaient rang
parmi les peuples. Disséminés sur le sol de treize provinces dont
chacune, en s'unissant aux autres, conservait son individualité, ils
voulurent consacrer le souvenir de cette origine. Treize étoiles bril-
lèrent sur Fazur du drapeau arboré par la nation nouvelle. Mais la
constellation qui se levait en Amérique ne devait pas s'arrêter à ce
nombre; aujourd'hui il est plus que doublé, et la population, crois-
sant avec une rapidité sans exemple, a atteint le chiffre de dix-huit
millions.
Maîtres de la vaste contrée qui s'étend de la Floride au Canada,
TOME I. — r' MARS 181?. 47
73V REVUE DES DEUX MONDES.
el que bornent d'un côté la mer Atlantique, de Tautre une triple
chaîne de montagnes, les fils émancipés de l'Angleterre ne se con-
tentèrent pas long-temps de ce riche patrimoine. A l'ouest de ces
possessions existait un pays immense, connu seulement de quelques
chasseurs. Des fleuves larges comme des lacs y serpentaient à tra-
vers des forêts sans fin, des prairies sans bornes. Le Caraïbe, libre
comme au temps de ses pères, poursuivait dans ces plaines encore
inexplorées les troupeaux de daims et de buffles. Mais les pionniers
arrivent, la carabine sur Tépaule, la pioche et la hache à la main. Ils
franchissent les montagnes, passent les fleuves, et devant eux les
forêts tombent, les prairies se couvrent de culture. En vain les guer-
riers rouges font trêve à leurs vieilles querelles et se liguent contre
l'ennemi commun qui s'empare de leur terrain de chasse : le souffle
tout-puissant de la civilisation les disperse et refoule leurs tristes
débris aux deux extrémités du nouvel empire, au midi dans les dé-
serts de l'Arkansas, au nord dans les savanes glacées de l'Ouiscon-
sins. Point de paix, point de trêve à cette invasion : à peine un flot
de pionniers s'est-il fait sa part de terre qu'un flot nouveau arrive,
l3 pousse en avant ou passe par-dessus. Et comme si l'Union améri-
caine ne pouvait suffire à cette prise de possession, voilà que des
milliers de colons partent de la lisière des Vosges, des vallées de la
forêt Noire, des rivages de l'Irlande, et viennent se mêler aux émi-
grans de la Nouvelle-Angleterre. Tous ils vont en avant comme
poussés par une main invisible, surmontant un à un les obstacles,
laissant derrière eux de nouveaux états, et ajoutant chaque année
une étoile de plus à la bannière des États-Unis.
Tandis que les pionniers sont h l'œuvre et domptent la nature et
les tribus indiennes, les hommes placés à la tête de la jeune répu-
blique travaillent avec le même bonheur à son agrandissement. Les
armes et la politique les servent tour à tour contre les nations euro-
péennes. Au nord, la Grande-Bretagne est forcée de céder sur la
question des limites. Au midi, la Floride et la Louisiane, ces deux
riches fleurons des couronnes d'Espagne et de France, ne font que
passer par les mains de l'Angleterre pour aller se fondre dans l'Union.
Bientôt viendra le tour du Texas, cet état libre d'hier; bientôt le
golfe creusé comme une immense rade entre les deux Amériques ne
sera plus qu'un lac anglo-américain. A ce peuple d'industriels et de
commerçaos, séparé de ses comptoirs de la mer Pacifique par trois
cents lieues de déserts, il faut l'empire du Mexique, et les robustes
milices des Étals-Unis n'auront pas de peine à soumettre les descen-
LA FLORIDE. 735
dans dùgéiirrés des vainqueurs de Montésume. Encore quelques
années, et les deux Océans salueront à la fois le drapeau de l'Union
flottant sur les Andes de Panama comme pour appeler les navires des
deux mondes.
Les États-Unis n'ont donc, pour ainsi dire, d'autres limites au midi
que celles de rAmérique septentrionale. Au nord, les possessions
anglaises élèvent une barrière qu'ils n'ont pas encore essayé de
franchir. En sera-t-il toujours de même? Quand la population anglo-
américaine sera près de remplir l'immense territoire qui la sépare
de rOcéan Pacifique, quand elle commencera à se sentir pressée
entre le golfe du Mexique et le Canada, la domination de l'Angle-
terre devra forcément disparaître de ce continent. Pour cette nou-
velle conquête, les États-Unis n'auront même pas besoin de tirer
l'épée. L'exemple qu'ils ont donné est de ceux qui ne s'oublient pas :
le Canada grandit chaque jour, et le moment approche où, secouant
de lui-même le joug de la métropole, il ira faire cause commune avec
eux. La rivalité des races anglaise et française retardera sans doute
cette révolution , mais elle est trop dans la force des choses pour
être (ijournée à jamais; l'émancipation du Canada n'est qu'une ques-
tion de temps. Ainsi l'Amérique du Nord tout entière s'appellera un
jour États-Unis. La moitié d'un continent, le huitième environ de la
surface habitable du globe, ne formera qu'une seule nation.
Mais en reculant leurs limites du pôle à l'équateur, de l'Atlantique
à la mer Pacifique, les États-Unis doivent se morceler. Pas plus dans
l'ordre politique que dans le monde physique les géans ne sont des
êtres normaux; ils ne se perpétuent pas. L'empire romain, ce co-
losse des temps passés, égalait à peine en étendue le tiers de rAmô*
.rique septentrionale. Chez lui, une organisation puissante, un centre
d!action d'où partait en tout sens une impulsion commune et où tout
revenait, semblaient garantir une existence éternelle; l'empire ro-
main s'est pourtant partagé. Aucune de ces conditions de durée ne
se trouve dans l'Union américaine, agglomération fortuite d'états qui
;n*ont guère de commun que la langue, mais dont les mœurs, Jes
lois, les intérêts, diffèrent autant que ceux des peuples les plus éloi-
gnés. Réunis par le même besoin d'indépendance, par la nécessité
de s'entr'aider pour atteindre ce but, s'ils ont pu croire un moment
à une fusion complète, cette illusion doit s'être déjà dissipée, même
aux yeux les moins clairvoyans. La doctrine du gouvernement indi-
viduel, seff-government y est une base bien fragile pour asseoir un
grand empire : aussi voyez ce qui se passe. Le congrès vote une loi
47.
736 REVUE DES DEUX MONDES.
do douanes qui blesse les intérêts d'un état du sud; celui-ci nomme
aussitôt une convention , déclare la loi non avenue, arme sa milice,
et force le général Jackson, ce président aux habitudes si despoti-
ques, h céder sans même combattre. Au nord, Fétat de l'Ohio se
trouve trop à l'étroit dans les limites flxées par le gouvernement cen-
tral; c'est aux armes qu'il en appelle. Il déclare la guerre à son voi-
sin, l'état du Michigan, et le congrès, revenant sur sa décision pre-
mière, se voit contraint de sacrifier celui-ci. Des citoyens de New-
Vork voyagent en Virginie; un comité de vigilance, sans autre autorité
que celle qu'il s'est attribuée, croit reconnaître en eux des apôtres
' de la liberté des noirs; il leur applique la loi de Lynch, les pend, les
brûle h petit feu, leur fait subir des tourmens dignes du poteau des
(Caraïbes, ou tout au moins les roule dans du goudron , puis les couvre
de plumes et les expose aux insultes d'une populace ameutée. Un des
plus riches négocians de New-York signale dans une brochure les
abus et les dangers de l'esclavage; les planteurs de la Louisiane ré-
pondent en mettant sa tète à prix. Devant ces actes de rébellion,
devant ces attentats qu'encouragent des populations entières, les
autorités locales, le gouvernement central, gardent également le
silence. — Nous ne voulons pas, disent-ils, compromettre l'Union. —
Comme si après de tels actes l'Union existait encore!
On peut bien, pour sauver quelque temps les apparences, fermer
les yeux et laisser faire. En attendant, d'autres germes de dissolu-
tion se développent à l'ouest. Les états fondés par les émigrans n'ont
pas cette tradition d'une origine commune, la seule qui rattache
entre eux les états du sud et du nord. Ici, d'ailleurs, la population,
composée en partie de Suisses, d'Allemands, d'Irlandais, présente
déjà ses caractères propres. Plus elle s'étendra dans l'intérieur des
terres, plus elle s'individualisera. Du croisement de ces divers peu-
ples, du mélange de leurs langues naîtra une race distincte parlant
un dialecte particulier. Dès-lors les derniers liens qui unissent en-
core ces jeunes états à leurs frères aînés se trouveront usés et tom-
beront d'eux-mêmes. Les intérêts matériels, cette loi suprême des
Anglo-Américains, aideront à la séparation. Dans l'ouest, une terre
prodigue n'attend que des cultivateurs et des industriels pour livrer
toute sorte de richesses. Le Mississipi et ses affluens ouvrent mille
voies de communication entre leurs riches vallées et le golfe du
Mexique. Les Américains de l'ouest iront-ils franchir les AUeganis
pour gagner les ports de la Pensylvanie ou de la Nouvelle-Angle-
terre ? Non , ils resteront chez eux, et à côté des états du littoral ils
LA FLORIDE. 737
fonderont une puissance continentale. Plus tard, leurs dcscendans
franchiront, peupleront les déserts, encore inexplorés, qui s'éten-
dent jusqu'à la mer Pacifique. Peut-être de nouveaux centres s'or-
ganiseront-ils sur leurs pas. A coup sûr, lorsque les populations
futures toucheront à la mer après avoir franchi les Montagnes Ro-
cheuses, les rives occidentales de l'Amérique verront s'élever un
empire qui ne conservera plus qu'un souvenir bien vague de ses an-
cêtres de la côte orientale.
En Europe, la barbarie et la guerre ont été le point de départ de
l'organisation sociale. Dans l'Amérique septentrionale, les peuples se
forment sous les auspices de la civilisation et de la fraternité. Partie
des deux limites extrêmes, l'humanité dans les deux mondes semble
néanmoins tendre vers un terme moyen semblable. Les notes et les
protocoles diplomatiques commencent à remplacer chez nous les
grandes batailles où nos pères prodiguaient leur sang. L'influence,
tous les jours plus réelle, que prennent nos congrès européens rap-
pelle sous bien des rapports l'autorité si contestée du gouvernement
central de l'Union. Les expéditions à frais communs entreprises pour
assurer l'indépendance de la Grèce, pour enlever la Syrie au pacha
d'Egypte, semblent préparer de futures associations pour l'accom-
plissement de grandes œuvres d'utilité générale. Sans doute, nous
sommes encore loin de la paix universelle; sans doute, cette har-
monie naissante n'a pas des racines aussi profondes que quelques
hommes d'état feignent de le croire. Le moindre incident peut la
troubler et rallumer le feu mal éteint de la guerre. Le traité du
15 juillet n'a pas soulevé chez nous plus de ressentimens que la loi
des douanes dans la Caroline et les autres états du sud ; déjà le con-
grès américain s'est vu forcé d'appuyer ses décisions par la force des
baïonnettes. A mesure que les provinces se multiplieront, leurs in-
térêts-, devenus plus distincts, les isoleront davantage, et le jour n'est
pas loin peut-être où ces états frères ne seront plus que des peuples
alliés. Alors il n'y aura plus de différences entre leurs relations réci-
proques et celles qui régissent les Européens.
Trois grandes nations, diverses de mœurs, de caractère et d'insti-
tutions, existent déjà sous ce vieux nom de république, qui couvre
et prétend relier en un seul faisceau l'ensemble des États-Unis. Deux
appartiennent aux provinces peuplées directement par la métropole
avant la déclaration de l'indépendance. Elles occupent le littoral en-
deçà des Alleganis. M. Michel Chevalier a très bien caractérisé ces
deux branches, qui, sorties d'un même tronc, n'ont plus aujourd'hui
738 REVUE DES DEUX MONDES.
d'autre point de contact que le souvenir de leur origine. Au nord
habite le Yankee, au midi le Virginien. Le premier, laborieux, en-
treprenant, poussant jusqu'à la fièvre l'activité quil cache sous un
extérieur froid et taciturne, ne recule devant aucune fatigue, devant
aucun obstacle, pourvu qu'il aperçoive au-delà quelque intérêt de
commerce ou d'industrie, n'hésite jamais à faire dans ce double but
les tentatives les plus folles en apparence, semble puiser des forces
nouvelles jusque dans l'insuccès, et par sa persévérance qui dégé-
nère en entêtement, par sa confiance qu'on pourrait taxer de témé-
rité, réalise ces prodiges que l'Europe vient étudier avec étonnement.
Le second, vif, spirituel, mais paresseux par caractère et par pré-
jugé, abandonne à ses esclaves le travail qu'il méprise. Celui-là, re-
ligieux et moral dans sa vie privée, appartient d'ordinaire à quel-
ques branches du presbytérianisme; celui-ci, plus que relâché dans
ses mœurs, professe la religion épiscopale. L'Yankee descend des
sectaires qui, persécutés par la mère-patrie, vinrent chercher la
liberté de conscience dans les forêts du Nouveau-Monde et ne du-
rent leur existence qu'à un travail opiniâtre et incessant : il a reçu
de ses ancêtres des principes démocratiques qu'il conserve dans
toute leur pureté. Le Virginien est l'héritier de ces favoris de la cou-
ronne qui reçurent à titre d'apanage de vastes concessions, et les
exploitèrent, grâce à leur fortune, sans sortir de l'oisiveté : aussi,
tout en lui rappelle les habitudes , les instincts de l'aristocratie. II
montre encore avec plaisir ses anciennes armoiries et remplace par
la qualification de colonel ou de général les titres nobiliaires prohibés
par la république. Les habitans du nord doublent le produit de leurs
terres par le commerce et l'industrie; dans le sud, ce sont eux encore
qui tiennent entre leurs mains ces deux sources de richesses. Le
Virginien leur livre la matière première qu'il recueille dans ses plan-
tations, mais ce sont les négocians yankee qui la travaillent et la
répandent dans le monde entier.
A côté de ces deux variétés de la race anglaise , derrière les Alle-
ganîs et au nord des monts Cherokees s'élève et grandit chaque jour
une population qui tend à prendre de plus en plus d'importance aux
Etats-Unis. Les hommes de l'ouest sont les Anglo-Américains pur
sang, car seuls ils ont rompu avec toutes les traditions européennes
dont les habitans du littoral conservent encore quelques traces. Chez
ces derniers, la centralisation gouvernementale trouve de nombreux
et énergiques adversaires, soutiens zélés des droits des états, mais
au moins ils ont conservé avec l'amour de leur province le respect
LA FLORIDE. 739
des lois qu'ils ont eux-mêmes (établies. Dans Touest, la doctrine du
self-governments'iïfpMqvLe non-seulement à la chose publique, maïs
encore aux individus. On reconnaît ici les dignes lîls de ces aventu-
riers qui ne trouvaient que des entraves dans les lois protectrices de
la société et cherchaient au milieu des bois une indépendance fa-
rouche. Sans cesse en lutte avec les élémens, avec les bétes féroces,
avec les sauvages, habitués à ne compter que sur eux-mêmes et ne
trouvant de secours que dans la force physique, les habitans des
nouveaux états ont perdu peu à peu le respect des institutions et jus-
qu'au sentiment religieux, si prononcé chez leurs pères. Dans les
bois, deux chasseurs qui se rencontrent s'abordent le doigt sur
la détente de leurs carabines. Au milieu des villes, c'est encore à
cette arme qu'ils en appellent pour vider le moindre différend.
Pendant une session de la législature, un général de la milice du
Tennessee entre en discussion avec un journaliste de Nashville : le
lendemain il le rencontre, et, sans plus de provocations, lui tire un
coup de fusil à bout portant. La justice évoqua l'affaire; mais le
général était riche : il déposa quelques sacs de dollars comme cau-
tion et continua à siéger dans l'assemblée législative. Plus tard il en
fut quitte pour une légère amende. Ce fait caractérise parfaitement
le peuple dont nous parlons. L'Anglo-Américain de l'ouest ne res-
pecte au monde que deux choses : les dollars et la carabine.
De cette population de l'ouest dépend surtout l'avenir des États-
Unis. C'est elle qui, grâce à l'esprit entreprenant, à l'inflexible téna-
cité qu'elle tient des Yankee, à l'énergie indomptable qu'elle puise
dans son genre de vie, avance chaque jour en suivant le cours du
soleil, abattant les forêts, franchissant les montagnes, domptant les
fleuves les plus rapides, et transformant en riches provinces, en nou-
veaux états, les vastes solitudes de l'Amérique septentrionale. Pour
, fruit de ses labeurs, elle conquiert un monde. Un jour, des monts
Alleganis à TOcéan-Pacifique, la terre appartiendra tout entière aux
descendans de ces infatigables pionniers. On dirait qu'ils ont conr-
science de la grandeur de leurs destinées. L'Anglo-Américain de
l'ouest méprise tout ce qui n'est pas né sur le sol des États-Unis; il
commence h dédaigner ses concitoyens des bords de l'Atlantique.
Bientôt, s'il n'obtient pas dans le congrès la prépondérance qu'il croît
lui être due, il revendiquera jusque dans les formes cette indépen-
dance absolue dont il jouit déjà de fait.
Tous les peuples ont eu leur temps de barbarie et de raoyen-ûge,
périodes de grandes guerres et de combats particuliers où les élé-
740 REVUE DES DEUX MONDES.
mens divers de la société se heurtent pôle-méle comme cherchant
à se coordonner, à préparer l'édifice futur. Les États-Unis subissent
la loi commune. Enfantés pour ainsi dire de toutes pièces par les
nations les plus civilisées, ils conservent encore, il est vrai, dans
quelques villes du littoral , des traces de cette origine. £n revanche,
la barbarie règne seule aux frontières occidentales, parmi ces po-
pulations nomades qui marchent à Tavant-garde. En négligeant ces
deux extrêmes, nous pourrons dire que l'Union tout entière est
en plein moyen-âge. Ici sans doute cette phase de Texistencc des
peuples diffère, sous bien des rapports, de ce que nous voyons dans
les siècles passés. L'humanité ne se répète jamais, et les circon-
stances exceptionnelles qui ont donné naissance aux États-Unis doi-
vent imprimer à leur développement un caractère tout spécial. Au
xir siècle, dans notre Europe déjà si peuplée, on se battait hommes
contre hommes pour s'enlever quelques vassaux, quelques tours
féodales. Jetés sur un sol qu'ils ne sauraient occuper en entier, les
Américains de nos jours n'ont aucune raison pour guerroyer entre
eux; ils se liguent pour vaincre un ennemi commun, — la nature.
Contre ce rude adversaire, ils emploient la surabondance de force
physique que nos pères usaient à porter et à parer leurs grands coups
de lance.
Là est le secret de celte activité fiévreuse qui semble dévorer
i'Anglo-Américain , qui le pousse en enfant perdu dans les entre-
prises les plus insensées. Dans cette lutte, il n'a que faire de cottes
de mailles de Milan, d'épées de Tolède, de béliers, de tours mo-
biles, de ces mille engins inventés par nos chevaliers pour atta-
quer et pour défendre leurs inaccessibles donjons. Le fer et le feu
lui ouvrent les forêts et les prairies; à ces armes de tous les temps il
ajoute celles que lui fournit la science moderne, la carabine contre
les sauvages et les bêtes féroces, la mécanique et la vapeur contre
l'immensité des distances. Les moyens diffèrent comme l'ennemi
qu'il faut combattre; mais, en Amérique comme en Europe, au
xix* comme au xir siècle, même acharnement à la guerre, même
mépris pour la vie des individus, même orgueil dans le triomphe,
même dédain pour quiconque se tient en dehors de la lutte. Dans
les deux^époques, la force brutale est la plus nécessaire; aussi elle
domine et écrase l'intelligence. Si l'esprit des Américains travaille
bien plus que celui de nos anciens preux , c'est uniquement pour
concourir à l'accomplissement de l'œuvre actuelle. L'Yankee est
industriel, parce que lindustrie seule peut terrasser l'ennemi qui
LA FLORIDE. 741
le défie sans cesse; il est commerçant , parce que le commerce est
nécessaire à l'industrie. Dans cette double sphère d'activité, il en-
fantera des merveilles, mais ne lui demandez rien au-delè.
Cependant arrive pour les peuples le jour de la renaissance. Fati-
guée de ses divisions sanglantes, TEurope voulut compléter et raf-
fermir ses institutions au sein de la paix; elle abandonna le fracas des
batailles pour l'étude paisible des sciences et des beaux-arts. Les
principes d'hiérarchie et d'autorité consacrés par le catholicisme et
par la féodalité elle-même étaient autant de germes d'organisation
qui se développèrent rapidement. La Grèce et Rome avaient conservé
quelques restes des traditions de l'intelligence; l'Europe les recueillit
avidement. L'Espagne mauresque, détruite par le fer des descendans
de Pelage, lui légua les trésors de la science ancienne accrus par ses
propres travaux. Puisant à toutes ces sources à la fois, l'Europe
s'élança dans sa nouvelle carrière et y marcha à pas de géant. Lorsque
l'Amérique du Nord en sera venue au même point, lorsque de l'un à
l'autre Océan, du pôle à l'isthme de Panama, Thomme régnera sur
la nature vaincue, trouvera-t-il sous sa main les mêmes élémens de
régénération politique et intellectuelle? L'individualisme enfante
d'intrépides pionniers; il est peu propre à servir de base à un ordre
social quelconque. La lutte contre la matière entraîne à ne compter
pour quelque chose que les intérêts matériels, assez rarement d'ac-
cord avec la culture des arts et de la science pure. Ces traits de ca-
ractère^ déjà si fortement empreints chez les Anglo-Américains, se
prononceront chaque jour davantage. Mais aux deux extrémités du
continent qui nous occupe, des idées d'un ordre bien différent ont
des représentans qui monteront à leur tour sur la scène quand l'heure
sonnera, et joueront à coup sûr un grand rôle dans cette œuvre de
l'avenir. Au midi, les petits-fils assoupis de Cortez et de ses compa-
gnons s'éveilleront au contact de la civilisation anglo-américaine, et
mêleront à ses théories exagérées de liberté le principe de l'autorité,
à son caractère égoïste et positif leur esprit chevaleresque et poéti-
que. Au nord, les idées d'hiérarchie sociale et toutes celles qui sont
du ressort de l'intelligence trouveront de fervens apôtres dans la
population française du Canada.
Les auteurs qui ont écrit sur les États-Unis ont trop négligé de
rechercher les traces que notre domination a laissées dans le nord
de l'Union. Le nom de la France est encore respecté sur les rives
glacées des lacs de la frontière. La tradition y conserve le souvenir
de ces guerres héroïques où une poignée de braves oubliés par la
74S REVUE DBS DEUX MONDES.
mère -patrie déGaient à la fois la puissance anglaise, le courage
féroce des Indiens , les obstacles que leur opposait une nature sau-
vage. On y répète de ces noms improvisés sur le champ de bataifle
et qui figureraient dignement à côté de ceux des Pyramides, du
Mont-Thabor, de Masagran. Notre langue se parle dans ce coin
du monde séparé de nous par quinze cents lieues de mer; elle est
familière à la plupart des tribus sauvages, et M. de Casteinau (1) Ta
trouvée seule en usage dans Tile sacrée de Michilimakimac, à Tex*
trémité du lac Huron. Ces vestiges de notre passage sont certaine-
ment peu de chose; ils n'en méritent pas moins d'être signalés.
Seuls ils servent de point de contact entre les Anglais des Ëtats*Unis
et les Français du Canada. Or, si le monde de la matière appartient
aux premiers, nul ne peut nous disputer l'empire de ces idées qui
pénètrent jusqu'au fond des masses et enfantent des révolutions.
Peut-être est-ce sur ces rives sauvages que commencera la fosioD
des deux peuples et que se formera une nation nouvelle, forte de
corps et d'esprit, digne en un mot de régner sur la moitié d'un con-
tinent.
Deux publicistes français, MM. Michel Chevalier et de Tocqueville,
ont visité l'Amérique septentrionale. Tous deux, dans le présent »
ont cherché à prévoir l'avenir de ces contrées; ni l'un ni l'autre ne
se sont en rien préoccupés du Canada. M. de Casteinau, dans ses
Souvenirs de V Amérique du Nord, lui consacre un chapitre intéres-
sant, mais trop court. Pourtant, à défaut d'autre intérêt, la curiosité
seule eût dû engager ces voyageurs à étudier cette colonie, qu'on
retrouve au xix* siècle telle que l'avait établie le xvir. Dans cette
Amérique où se sont succédé les principaux peuples d'Europe et où
chaque nouveau conquérant effaçait en quelques années le type de
la nation qu'il remplaçait, n'est-ce pas un véritable phénomène que
cette race canadienne, toujours française, résistant à la fois au flot
angtais qui l'envahit par le nord, au débordement des Yankee qui
la presse du côté du sud, et conservant comme un dépôt sacré le
langage, les mœurs, les institutions qu'elle reçut de la mère-patrie?
Pour le Canadien, la séparation d'avec la France est un fait qu'il
subit sans l'accepter : aussi voit-il avec dédain, presque avec haine,,
tout ce qui n'est pas d'origine française, et se défend-*il de savoir
l'anglais comme d'une meuvaise action, et cela, au plus haut comme
au plus bas degré de Téchelle sociale. Jamais Anglais, quel que soit
(1) Vues €t Souvenirs de r Amérique du Nord; Paris, 18 ;2.
LA FLORIDE. 743
son rang, ne pénètre dans les réunions de cette brillante aristocratie
qui conserve les traditions de Louis XIV. Entrez dans un magasin,
demandez un objet quelconque en vous servant d'une autre langue
que le français : « Je ne vous comprends pas, monsieur; » telle sera
la réponse que vous obtiendrez presque toujours. Au contraire, faites-
vous reconnaître pour Français de France, soudain toutes les portes
s'ouvrent, et le marchand vous offre lui-môme des réductions de
prix que vous n'auriez pas osé proposer.
Cette religion du souvenir, si pure dans son origine , a bien ses
înconvéniens. Pour mieux défendre sa nationalité, le Canadien re-
pousse un changement quelconque; il est par conséquent station-
naire par principes et fort peu ami du progrès. Gai, brave, insou-
ciant, toujours prêt à tirer l'épée, il a conservé intact le caractère de
ses ancêtres, il est resté en tout le Français de Louis XIV. Il y au-
rait là de précieuses études pour ceux de nos romanciers qui cher-
chent à ressusciter le grand siècle dans leurs écrits. Au Canada, ils
retrouveraient la haute noblesse dont les gentilshommes de la régence
n'étaient que des descendans abâtardis. Les seigneurs avec leurs
vassaux, le clergé et sa dîme, les couvens et leurs scènes de vio-
lence ou de désespoir, tout ce que nos anciennes institutions avaient
de pittoresque et d'abusif passerait vivant sous leurs yeux. Ce sont,
il faut en convenir, de singuliers anachronismes; mais pourrions-
nous élever une voix sévère contre ces hommes qui, livrés à l'étranger
parleur patrie, n'en parlent pourtant qu'avec amour, ne la nomment
jamais que la belle France?
Le clergé seul fait exception à cette règle générale. Les intérêts
de ce monde, bien plus que ceux du ciel, l'ont détaché de ses com-
patriotes et entièrement rallié h la politique anglaise. Il ne l'a que
trop bien prouvé lors de la dernière tentative faite par les Canadiens
pour conquérir leur liberté. En se soulevant contre l'Angleterre, ils
devaient naturellement compter sur l'appui des réfugiés irlandais,
qui forment plus du tiers de la population non française. II n'en a
rien été. A la voix des prêtres catholiques, les enfans d'Erin ont pris
les armes, non point contre les Anglais hérétiques, dont la politique
impitoyable les avait chassés de leur terre natale, mais contre leurs
coreligionnaires, contre ces Canadiens qui les appelaient dans leurs
rangs en leur offrant une nouvelle patrie. Aussi, après des prodiges
de bravoure, il a fallu céder à la force et courber de nouveau la tête
sous le joug qu'on avait cru briser. Une seule chance restait aux
Canadiens. Seuls, ils ne peuvent rien contre l'empire britannique :
74^ REVUE DES DEUX MONDES.
Tappui des Etats-Unis leur assurerait la victoire. Un moment ils ont
pu croire que les graves sujets de mésintelligence qui régnaient
entre les deux gouvernemcns amèneraient une guerre et facilite-
raient leur émancipation. Le traité récemment conclu a dû leur en-
lever cette dernière espérance. Mais la fortune a ses reviremens
soudains : nos frères du Canada doivent se tenir prêts. Et si jamais
la lutte recommence, puisse le sort des armes leur être favorable !
Puissent-ils, à côté des étals qui représentent l'Angleterre au-delà
des mers, constituer une France américaine I
II.
Dans la civilisation future de l'Amérique septentrionale, les États-
Unis apporteront l'élément industriel et commercial : Télément in-
tellectuel viendra surtout du Canada. Ce dernier trouvera promp-
tement des auxiliaires au sud de TUnion. La race virginienne, par
son oisiveté même, se trouve placée dans les circonstances les plus
favorables à la culture de Tesprit. Elle aussi s'étend et gagne du ter-
rain. Lorsque ses fils s'éloignent dans la direction du nord-ouest,
et pénètrent dans le Tennessee, dans le Kentucky, ils se mêlent aux
descendans des Yankee, et, contraints de mener le même genre de
vie, ils perdent leurs traits les plus caractéristiques. En revanche, le
type virginien se prononce de plus en plus à mesure que la popula-
tion s'étend vers le sud. C'est là sa véritable patrie. Si nos prévisions
sont justes, si les Français du nord et les A nglo- Américains du sud
doivent un jour se donner la main pour une œuvre commune, il y a
un intérêt bien grand à suivre dans leur développement les états di-
rectement peuplés par ces derniers.
A ce titre, la Floride surtout mérite toute notre attention. Naguère
entièrement occupée par les tribus sauvages, cette province n'est
réellement ouverte aux Européens que depuis un petit nombre d'an-
nées. Jetée à l'extrémité de l'Union, entièrement entourée par la mer
ou par les populations virginiennes de la Géorgie et de TAlabaraa,
elle ne se peuple, pour ainsi dire, que du trop plein de ces deux états.
Privée de ces grands fleuves qui pénètrent jusqu'au cœur des coi»ti-
nens, et, par la facilité des communications, amènent le mélange des
populations riveraines, elle ne peut que donner naissance à une race
pure, destinée sans doute à jouer en Amérique le rôle qu'ont rempli
en Europe les peuples méridionaux. La Floride offre des rapports
LA FLORIDE. 745
frappansavecTItalie : il n'y manque, pour compléter la ressemblance»
que des montagnes et un volcan. Toutes deux forment une presqu'île
à l'extrémité du continent dont elles font partie, et l'île de Cuba
semble placée là tout exprès pour représenter la Sicile. Toutes deux
sont baignées par un grand golfe et une grande mer dont la brise
tempère les ardeurs du soleil : l'une et l'autre ont des marais pesti-
lentiels et des côtes salubres, des lacs nombreux et rians, des fleuves
qui prennent naissance sur leur territoire et arrosent des plaines éga-
lement fertiles. La destinée de ces deux péninsules serait-elle la
môme, et la Floride réveillera-t-ellc un jour en Amérique le goût
des beaux arts, si complètement étouffé aujourd'hui par les préoccu-
pations industrielles et commerciales?
La Floride est une des parties de l'Amérique les plus ancienne-
ment connues. Sa découverte a suivi de bien près celle du Nouveau-
Monde et précédé celle du Mexique. Cependant les désastres qui suivi-
rent les premières tentatives d'exploration, les difficultés sans nombre
qui se multiplièrent sous les pas des malheureux colons dispersés
sur ses côtes, rebutèrent long-temps les Européens. Quelques tra-
flquans, quelques hardis aventuriers osèrent seuls se hasarder au
milieu de ses marais et de ses forêts vierges pour acheter aux Indiens
ces pelleteries si recherchées par le luxe de nos grandes villes.
En 1773, un naturaliste anglais, William Bartram, la visita le pre-
mier avec soin. Véritable pionnier de la science, il ne craignit pas de
s'aventurer au milieu des contrées les moins explorées et de remonter
seul, dans un canot, plusieurs de ses grandes rivières. Le récit de
ses voyages est encore aujourd'hui l'ouvrage le plus complet que
nous ayons sur la Floride. Depuis cette époque, les relations de com-
merce avec les Indiens devinrent plus fréquentes, quelques voya-
geurs marchèrent sur les traces des marchands et publièrent le ré-
sultat de leurs observations. Lorsque cette province passa sous le
pouvoir des États-Unis, les armes de l'Union pénétrèrent bien avant
dans l'intérieur du pays. Enfin, M. de Castelnau vient de passer une
année entière dans une de ses divisions dont le nom même était à
peine connu en Europe. Son Mémoire sur la Floride du milieu, pré-
senté à l'Académie des sciences, a été l'objet d'un rapport favorable
de la part de M. Isidore GeoffrofiSaint-Hilaire.
Comme bien d'autres contrées de l'Amérique, la Floride a appar-
tenu tour à tour à chacun des peuples qui, depuis quatre siècles, se
disputent les lambeaux du Nouveau-Monde. Dès l'an 1497, un An-
glais, Sébastien Cabot, chargé par Henri VII de trouver un passage
7iU> REVUE DES DEUX RIONDES.
pour pénétrer jusqu'aux Indes, aperçut au nord de Cuba une côte
qu'il se contenta de signaler. En 1512, Jean Ponce de Léon, gouver-
neur de Porto-llico, cherchant à découvrir une certaine île de Bimini,
où existait, disait-on, la fontaine de Jouvence, fut jeté par la tem-
pête sur cette terre, en prit possession au. nom du roi d'Espagne, et
lui donna le nom de Floride. Dès cette époque, les Espagnols tentè-
rent, à diverses reprises, de conquérir ces contrées nouvelles où ils
espéraient retrouver les richesses du Mexique et du Pérou; mais ils
furent toujours repoussés par les indigènes. En 1538, Femand de
Soto, un des compagnons de Pizare, débarqua dans la baie du Saint-
Esprit à la tête de forces considérables, s'ouvrit un passage à travers
les populations indiennes, et vint mourir de la fièvre sur les bords
du Mississipi. Ce qui restait de son armée eut grand peine à regagner
l'île de Cuba.
Aucune de ces expéditions n'avait laissé de traces en Floride.
En 1562, François Kibault, envoyé par Charles IX, découvre la côte
orientale et fonde près de l'embouchure de la rivière de Saint-Jean
un établissement français, le premier qu'on ait essayé d'élever dans-
cette partie du continent américain; mais bientôt, oubliés par la
métropole, les colons sont contraints d'évacuer le pays. Long-temps
encore cependant la France et l'Espagne se disputent cette posses-
sion, lorsqu'au bout d'un siècle, la France renonce à s'occuper de
la Floride et se rejette uniquement sur la Louisiane et le Canada»
L'Angleterre prend sa place, et, par le traité de Paris en 1763, elle
obtient la cession de la Floride, qui, vingt ans après, revient de
nouveau aux Espagnols. En 1810, une partie de cette province est
cédée aux États-Unis en même temps que la Louisiane. Enfin, le
22 février 1819, l'Espagne renonce à toutes ses prétentions sur ces
contrées et les abandonne en totalité au gouvernement de l'Union.
Bornée au nord par la Géorgie, au nord-ouest par l'état d'Alabama,
la Floride est entourée sur tous les autres points par l'Océan Atlan-
tique, qui, en formant le golfe du Mexique, se replie autour de la
presqu'île dont le nom est devenu celui de la province entière. Sa
forme est irrégulière et sa largeur très variable; sa plus grande lon-
gueur est d'environ deux cent cinquante lieues, sa surface de neuf
mille lieues carrées, un peu moins-q^ le quart de celle de la France.
Elle possède plus de quatre cents lieues de côtes, bordées surtout au
sud et à l'est par de petites îles plates et découpées en baies et eu
petits havres. Ces rivages communiquent avec l'intérieur par un
nombre infini de rivières, la plupart navil,^^bles. Tout, dans cette con-
LA PLORIDfi. 747
trée, semble disposé, on le voit, pour faciliter le commerce, soit è
l'intérieur, soit à l'étranger.
Les mers qui baignent la Floride préseiiteiït un phénomène digne
de remarque; elles n'ont pas le môme niveau. Les eaux du golfe du
Mexique sont bien plus élevées que celles de TOcéan Atlantique. La
physique générale du globe explique très bien ce fait. Les vents alises,
qui sous les tropiques soufflent d'orient en occident, refoulent con-
tinuellement devant eux les vagues de la mer, et de cette impulsion
incessante résulte le grand courant, appelé courant équatorial , qu*
vient se briser contre les côtes de l'Amérique méridionale. Là, il
rencontre, à cinq degrés au sud de l'équatcur, le cap Saint-Roch,
qui divise sa masse et dirige une partie de ses eaux vers le midi, le
long des côtes de l'Amérique. L'autre portion, de beaucoup la plus
considérable, se porte vers le nord, parcourt la mer des Antilles, et
pénètre dans le golfe du Mexique par le détroit qui sépare le Yucatan
de l'île de Cuba. Là, ce courant se dirige d'abord vers le nord et vient:
battre les rivages de la Louisiane et de l* Alabama , puis il se divise
en deux branches : l'une se replie vers l'ouest, rase les côtes de la
Louisiane et du Mexique, pénètre jusqu'au fond du golfe, et Vient
rejoindre le courant d'entrée à la pointe du Yucatan; l'autre se porte
à l'est , redescend le long de la Floride et s'échappe dans la mer
Atlantique par le canal de Bahama. Ce détroit joue ici en quelque
sorte le rôle d'une écluse, et la vitesse du courant qui le traverse est
quelquefois de deux lieues à l'heure. Cette branche du courant équa-
torial prend alors le nom de Gulf-Stream; elle remonte jusqu'au banc
de Terre-Neuve , se replie vers l'est, traverse toute 1* Atlantique , et
n'est arrêtée que par les côtes de l'ancien contkicnt. Un de ses bras
longe les rivages d'Espagne et de France, pénètre dans la Manche,
contourne les îles britanniques et se fait sentir jusqu'aux Orcades.
Les eaux du Gulf-Stream, échauffées par le soleil des tropiques, pré-
sentent une température bien supérieure à celle de nos mers; aussi
exercent-elles une influence remarquable sur les provinces qu'elles
baignent. C'est à elles que l'Irlande doit la douceur de son climat; ce
sont elles qui permettent aux myrtes de venir en pleine terre au
milieu des rochers qui bordent notre Bretagne.
Ainsi, cette mer méditerranée que nous appelons golfe du Mexique
peut être considérée comme un vaste bassin recevant sans cesse les
eaux que les vents alises lui amènent du midi par le détroit du Yu-
catan, pour les verser par le canal de Bahama. La presqu'île de la
Floride semble disposée comme une immense digue destinée à rompre
• 748 REVUE DES DEUX MONDES.
le premier choc du courant, à empêcher qu'il entre dans l' Atlantique
avec une force irrésistible. Ces faits nous expliquent la différence de
niveau que nous signalions tout à Theure. Ils rendent également
compte d*un autre phénomène très singulier observé dans la rivière
de Saint-Jean , magnifique fleuve qui prend sa source vers Textré-
mité méridionale de la presqu'île, la traverse en entier du sud au
nord, et vient se jeter dans TOcéan Atlantique près des frontières de
la Géorgie. Les eaux de cette rivière, parfaitement douces à son en^
bouchurc, sont salées à une cinquantaine de lieues au-dessus, et le
deviennent d'autant plus, qu'on remonte davantage. De plus, la
force de son courant n'est pas constante dans les parties supérieures
de son cours. Ce double résultat tient à l'élévation de niveau du
,^olfe du Mexique, dont les eaux pénètrent par l'intermédiaire de
marais et d'étangs jusqu'au centre de la presqu'île. C'est au milieu
de ces flaques d'eau salée que se forme peu à peu la rivière de Saint-
lean. Ce fleuve prend littéralement sa source dans la mer. Il en ré-
sulte que ses eaux s'élèvent ou s'abaissent avec les marées, et qu'elles
demeurent saumâtres jusqu'à ce que, des affluens nombreux et con-
sidérables venant à s'y mêler, elles perdent cette empreinte de leur
origine.
Dans l'est de la Floride, la rivière de Saint-Jean sera pour les Amé-
ricains une de ces grandes routes toutes tracées par où ils pénètrent,
grâce à la vapeur, jusqu'au centre des régions les plus sauvages. A
l'ouest, l'Apalachicola leur offre les mêmes avantages. De plus, elle
met la Floride en communication avec la Géorgie. Deux rivières na-
vigables bien au-delà de leur point de jonction , la Chattaoutchi et
la Flint, lui donnea^paissance, et forment par leur réunion un des
plus puissans cours d'eau de ces contrées. Aussi, le génie du com-
merce et de l'industrie art-il pris un rapide essor dans la Floride
centrale depuis que les armes du général Jackson ont permis aux
i>lancs de s'y hasarder sans trop de dangers. Plus de trente bateaux à
vapeur battent aujourd'hui de leurs larges roues ces flots qui naguère
n'étaient sillonnés que par le canot d'écorce et la pagaie de l'Indien.
Mais, si la civilisation domine sur le cours du fleuve, la nature seule
règne encore en souveraine sur ses rives inexplorées. Partout s'éten-
dent de vastes forêts d'yeuses et de magnolias, qui, dans ces plaines
humides, acquièrent des dimensions colossales. Les cannes et les
hautes herbes couvrent le sol submergé. Du milieu d'elles, mille
plantes grimpantes s'élancent vers le tronc des grands arbres, les en-
lacent de leurs replis et s'élèvent de branche en branche , tandis que
LA FLORIDE. 749
de celles-ci pendent jusqu'à terre ces mousses gigantesques appelées
tillanfsiasy qui atteignent jusqu'à quarante et cinquante pieds de
long. Des quadrupèdes aux physionomies étranges, des oiseaux au
brillant plumage animent ces solitudes, et s'enfuienf effrayés par le
bruit des pistons, par le sombre panache qui flotte au-dessus du
steamer. Souvent aussi les peuplades indiennes du voisinage, attirées
par l'étrangeté du spectacle, se pressent sur quelque promontoire
désert. Mornes et silencieux, les guerriers caraïbes contemplent sans
pouvoir cacher leur admiration la machine mugissante qui vient en-
vahir leur antique domaine, et ces blancs dont le génie semble en-
fanter des monstres pour les traquer jusque dans leurs plus profondes
retraites.
La ville la plus importante de la Floride est Pensacola, située à
Touest, au fond de la baie du même nom. Son arsenal et son port
militaire seront un jour de magnifiques établissemens, et aideront
puissamment à assurer la domination des États-Unis dans le golfe du
Mexique. Sur la côte orientale de la province, on trouve Saint-Au-
gustin, fondée par les Espagnols en 1570. Cette antique métropole
est aujourd'hui bien déchue, et son port mal abrité est presque en-
tièrement abandonné. La capitale actuelle est Tallahassee. Fondée
en 1824, dans une belle plaine à huit lieues au nord de la baie des
Apalaches, cette ville ne s'est pas développée avec la rapidité mira-
culeuse qu'il est si fréquent d'observer dans les nouveaux établisse-
mens des États-Unis. Elle ne compte guère que quinze cents habi-
tans. Pourtant sa position est des plus heureuses. Les terres qui
l'entourent sont d'une fertilité rare et arrosées par de nombreuses
sources. De plus , elle est à la fois le siège du gouvernement central
de la province et le chef-lieu d'un comté. Mais ces avantages dispa-
raissent en grande partie devant l'insalubrité du climat. Dangereuse
en tout temps pour les étrangers , l'atmosphère de cette ville devient
pestilentielle pendant les mois d'août, septembre, octobre et no-
vembre. Alors nul n'est certain d'échapper aux fièvres bilieuses qui
tous les ans dévastent la contrée. Aussi, pendant cette saison meur-
trière, chacun cherche à fuir le fléau. Les boutiques se ferment, les
habitations sont désertes : le marchand court faire ses emplettes dans
les villes du nord, et le planteur va jouir de ses richesses sur les bords
du Niagara ou aux eaux de Sarratoga.
Le sol de la Floride semble composé en entier de dépôts marins;
partout on trouve des débris de coquilles mêlés au sable, au terreau,
qui en forment la base. Il est probable en effet que la plus grande
TOME I. 48
750 REVUE DBS DEUX MONDES.
partie de cette province n'est qu'un vaste atterrisscment. Lorsque
les forces cachées au centre de notre globe soulevèrent les Andes et
TAmériquc au-dessus des mers primitives, le courant équatoriaU
subitement a^té dans sa marche d'orient en occident, vint se
heurter contre cette barrière. Nous avons vu plus haut pourquoi il
dut se porter vers le nord. Trouvant moins de résistance vers le
milieu du nouveau continent, il y creusa peu à peu le golfe du
Mexique, ou du moins arracha de ses côtes les matériaux les moins
résistans. Repoussé par le massif de T Amérique septentrionale, il
chercha une issue vers T Atlantique, et, rencontrant la chaîne de
roches calcaires qui borde la Floride à Test, il fut contraint de se
replier jusqu'au canal de Bahama. Tous ces obstacles, en retardant
sa marche, lui permirent de déposer les masses énormes de détritus
de tout genre qu'il enlevait au continent. Peu à peu, des bancs de
sable et de vase s'élevèrent au pied de la digue opposée par la
nature à l'impétuosité de ses vagues. A mesure que la mer élargis-
sait sa route, son niveau s'abaissait, et bientôt du milieu des ondes
sortit la Floride, pays plat, à peine ondulé, semé de vastes flaques
d'eau et se perdant en pente insensible sous la mer qui lui donna
naissance. Les marais salés qui s'étendent du bord occidental de la
presqu'île jusqu'à la rivière de Saint-Jean attestent encore de nos
jours la réalité de ce mode de formation. Dans la Floride centrale,
dans la Floride de l'ouest, ces dépôts couvrirent la roche calcaire,
qui resta visible seulement sur un petit nombre de points, et surtout
dans les îlots qui avoisinent Saint-Augustin.
La roche calcaire elle-même forme une couche d'épaisseur va-
riable, et repose sur un lit d'argile et de gravier. Elle est facilement
attaquée et traversée par les eaux pluviales. Celles-ci, arrêtées par
un obstacle qu'elles ne peuvent vaincre, s'écoulent entre la roche et
l'argile, se réunissent et forment une multitude infinie de canaux
souterrains qui, profitant de la première issue, apparaissent tout à
coup au grand jour. La rivière de Wakula, qui se jette dans la baie
des Apalaches, présente un des plus curieux exemples de ce phé-
nomène. Sa source, décrite pour la première fois par M. de Cas-
telnau, consiste en un bassin ovalaire de trois cents pieds de large,
de quatre-vingts pieds de profondeur, d'où sort un véritable fleuve
beaucoup plus considérable que la Seine. Ses eaux sont d'une limpi-
dité parfaite. Le voyageur placé dans son canot distingue les moin-
dres rochers qui tapissent le fond de l'abîme; son œil suit tous les
mouvcmens des myriades de poissons qui, se jouant au-dessous de
LA FLORIDB. 751
lui, tantôt s'approchent de la surface, tantôt s'enfoncent etr dispa-
raissent sous la sombre voûte des cavernes latérales.
Quelquefois un éboulement subit vient tout à coup barrer le pas-
sage h ces fleuves souterrains. Alors les eaux accumulées cherchent
à s'ouvrir un passage : un bruit pareil à celui d'un tonnerre lointain
se fait entendre; le sol est agité comme par un tremblement de terre;
il cède enfin, et avec un horrible fracas s'élance dans les airs une
gerbe d'eau, de roches, de graviers, qui retombe et s'étend au loin
dans les campagnes, entraînant tout sur son passage, creusant, dans
l'espace de quelques heures, le lit d'une nouvelle rivière. Ces érup-
tions soudaines ne sont pas très rares en Floride, et quelques-uns
des lacs les plus considérables de cette province n'ont pas d'autre
origine. Le lac Jackson, entre autres, occupe aujourd'hui une plaine
jadis cultivée et couverte de forêts. On y voitencore des arbres de-
bout, et, pendant l'étiage, on distingue sur son fond les traits ou
sentiers que les Indiens avaient autrefois pratiqués dans les bois.
Souvent le conduit momentanément obstrué se dégage peu à peu;
le lac se dessèche, la source tarit, et l'on peut, comme Bartram
l'a fait bien des fois, descendre dans ces espèces de cratères. On
trouve alors la roche calcaire ouverte jusqu'à la couche d'argile par
un large orifice où viennent aboutir en tout sens des canaux cy-
lindriques aussi réguliers, aussi polis que si la sonde d'un ingénieur
les eût forés dans le roc. A côté des phénomènes que nous venons
de décrire, on aperçoit des ponts naturels, des rivières qui s'enfon-
cent sous terre tantôt pour se perdre à jamais, tantôt pour reparaître
à des distances souvent considérables. On voit qu'il est peu de con-
trées où la nature ait semé avec plus de largesse ces spectacles que
l'œil le plus indifférent ne peut contempler sans admiration.
Les hommes ont aussi laissé en Floride des traces curieuses de leur
séjour. Sur plusieurs points, on rencontre de grandes chaussées en
terre, des collines artificielles généralement de forme carrée, et qui
ont jusqu'à sept cents pieds de long sur deux cents pieds de haut.
Les unes servaient jadis d'emplacement pour la maison des chefs,
de citadelle pour les villages des anciens Caraïbes; c'étaient autant de
petits Capitoles. D'autres remplaçaient chez ces nations les orgueil-
leuses pyramides des Pharaons, les sombres nécropoles de l'Egypte*
Une épaisse végétation les recouvre, et des générations d'arbres sé-
culaires se sont sans doute succédé sur ces monumens funèbres.
Les peuples qui les élevèrent n'existent plus depuis long-temps. Les
Indiens, dont on connaît le respect religieux pour les restes de leurs
48.
752 REVUE DES DEUX MONDES.
ancêtres, voient avec indifférence Tarchéologue européen fouiller
ces antiques tombes et en retirer des ossemens humains, des haches»
des pointes de flèches en pierre dure. — Ce ne sont point les os
de nos pères, — disent-ils. Et en effet la forme des crânes annonce
une race toute différente des Caraïbes qui habitent aujourd'hui ces
contrées, et semble plutôt offrir quelques ressemblances avec celle
des têtes appartenant à la race péruvienne.
Le botaniste et Tagriculteur trouvent en Floride trois espèces de
terrains caractérisés par leurs productions végétales. Les sapinières,
dont le sol, presque toujours sablonneux, est le plus souvent stérile,
fournissent seulement des pins excellens comme bois de construc-
tion. Puis viennent les savanes et les marécages. Les premières for-
ment d'immenses prairies dont l'herbe élevée de quatre à cinq pieds
ondule comme une mer sous le souffle du vent, tandis que quelques
bouquets d'arbres élèvent leurs têtes verdoyantes au-dessus de ces
graminées, et, comme autant de petites îles, reposent l'œil fatigué par
la monotonie du paysage. Les marécages occupent à eux seuls plus
de la moitié de la province. De leur vase croupissante sortent de Ion*
gués cannes, des joncs, des roseaux gigantesques; leurs flaques d'eau
se cachent sous les feuilles vertes et les larges fleurs des nymphœa
et des nénuphars. A la surface des lacs qui occupent les bas-fonds,
le vent pousse d'une rive à l'autre des îles flottantes de pistià stra^
tiotesy plante aquatique assez semblable à notre laitue des jardins,
mais dont les racines libres au milieu de l'eau savent trouver dans
ce liquide une nourriture sufQsante et n'ont pas besoin de s'enfoncer
dans la vase. Plusieurs espèces d'arbres de haute futaie ombragent
ces terrains sans cesse submergés. Ce sont des frênes, des ormeaux»
des lauriers, des chênes aux glands doux et savoureux conune nos
ch&taignes. Au-dessous d'eux tous, le cyprès distique élève son tronc
droit et lisse, semblable à une colonne de cent pieds de haut, de huit
et dix pieds de diamètre, que couronne un large dais de feuilles dé*
licates, tandis que de nombreuses protubérances, sortant de ses ra-
cines, forment autour de la base comme une enceinte de bornes à la
tête d'un rouge vif.
Mais, pour voir la nature déployer toutes ses richesses végétales, il
faut pénétrer dans un de ces hammocs , espèces d'oasis jetées au
centre des forêts de pins ou des marécages, occupant quelquefois
une grande étendue et bordant presque toujours le cours des rivières.
Ici le limon déposé jadis par les eaux de la mer est devenu une terre
dont rien n'égale l'inépuisable fécondité. Partout les cèdres, les gom-
LA FLORIDE. 753
miers, les ilex, les sassafras, les catalpas, entrelacent leurs branches
à celles du magnolia, dont les pétales, d*un blanc de lait, répandent
au loin leurs émanations suaves. Partout les corolles de Tazalea ,
semblables à autant de papillons, rivalisent avec les bouquets écar-
lates du sumac. Au milieu de ces arbres aux branches robustes, les
paUniers balancent leurs sveltes colonnes et leurs larges feuilles fen-
dues en éventail. Les cactus, les yukas, disputent le sol aux orangers
couverts de fruits et de fleurs. Des lianes, des vignes sauvages, dont
le tronc a quelquefois un pied de diamètre, relient ensemble ces
enfans de la forêt, courent de Tun à Tautre en guirlandes verdoyantes,
et, soutenant d'épaisses charmilles de clématites, de convolvulus, for-
ment des pilastres isolés , des colonnades sans fin , des cabinets , de
longues voûtes, de hautes salles de verdure où ne pénètrent jamais
les rayons du soleil. Sous ces lambris naturels, des plantes plus mo-
destes se déploient comme un tapis^aux mille teintes. La perfide
dionée étale ses feuilles hérissées de poils en épines, et qui , se re-
pliant brusquement au moindre contact, percent de cent coups de
poignard Finsecte assez imprudent pour s*y reposer. A côté d'elle, la
sarracénie dresse sa noble fleur d'un jaune d'or et ses feuilles rou-
lées en cornet où se dépose près d'un litre de rosée, boisson tou-
jours fraîche que la nature semble préparer d'avance pour étancher
la soif du voyageur.
Sur ces arbres, sur ces pelouses voltigent et s'ébattent des myriades
d'oiseaux au brillant plumage. Le dindon sauvage aux riches reflets
cuivrés peuple les forêts. Des vols de troupiales, de tourterelles, de
perruches aux couleurs tranchantes, fourmillent sur tous les buissons.
Plusieiu*s espèces d'oiseaux-mouches, voltigeant d'une fleur à l'autre,
semblent vouloir lutter d'éclat avec elles et avec les grands papillons
qui leur en disputent les sucs parfumés. Le long des rivières, sur les
lacs, sur les étangs, aux nombreuses tribus des canards se mêlent le
pélican au large goitre et le cormoran des Florides : des aigrettes plus
blanches que la neige, des échassiers aux teintes sombres, piétinent
sur les rivages; au milieu d'eux, le flammant aux longues jambes, au
cou plus long eiicore, promène son plumage rosé. Pendant que l'oi-
seau-moqueur répète tour à tour les chants, les cris de ces races em-
plomées, deux espèces de vautours et l'aigle à tète blanche planent
lentement sur leurs têtes, les premiers cherchant à découvrir quelque
cadavre pour satisfaire leur sale appétit, le second guettant de l'œil le
héron immobile sur une pierre à fleur d'eau. Aussitôt que le patient
ôchassier est parvenu ù saisir un poisson^ notre brigand fond sur lui
75i REVUE DBS lymrx mondes.
du haut des airs, le frappe de son bec redoutable, le force à Wcheri
proie, et s'en saisit avec adresse avant qu'elle soit retombée dans
Teau.
La classe des mammifères, celle des reptiles, ont aussi de nombreux
représentans dans la Floride. Des troupeaux de daims parcourent ses
plaines désertes. Parfois on les voit fuir avec la rapidité de réclair
devant une bande de loups affamés ou devant quelque jaguar au pe-
lage tacheté. Celui-ci remplace le tigre dans les savanes de ces con-
trées; mais, bien moins à redouter que son frère d'Asie, il semble
ignorer sa force prodigieuse et ose rarement braver les regards de
l'homme. Plusieurs grandes espèces d'écureuils s'élancent de branché
en branche poursuivis par les chats sauvages : leur agilité fait res-
sortir encore plus la gène et la lourdeur des mouvemens de Tourt
noir, qui partage avec eux ces retraites aériennes. Au-dessous s'a-
gitent dans l'herbe le hideux.serpent à sonnette, le serpent noîr,
qui fait la chasse au précédent sans craindre ses redoutables cro-
chets, le serpent de verre, dont le corps se brise au moindre choc.
Sur le bord des lacs, des rivières, la grenouille mugissante (hit en-
tendre sa voix de taureau, et l'alligator lui répond par ses rugisse^
mens. Ce reptile, qui représente en Amérique le crocodile de rancienr
monde, serait pour l'homme un ennemi d'autant plus re*doutable,
qu'une cuirasse impénétrable le met à l'abri de ses armes; mais,
timide et farouche plutôt que féroce, il n'attaque presque jamais, et
souvent les Indiens traversent à la nage des fleuves où fourmillent
ces gigantesques sauriens.
Le climat de la Floride est très chaud dans l'intérieur des terres, maïs
sur les côtes il est des plus tempérés. Dans l'île de Key-West, placée
vers le point le plus méridional, le thermomètre s'élève rarement
au-dessus de trente degrés centigrades, température que dépassent
souvent nos étés de la Provence. On compte les années où le mer-
cure descend au-dessous de zéro. Malheureusement, ce climat si doux
n'en est pas moins meurtrier. Les villes de Pensacola et de Saint-
Augustin sont célèbres, il est \Tai, par la pureté de l'air qu'on y resh
pire, et tous les ans bon nombre de phthisiques viennent y passer
l'hiver; mais partout ailleurs la saison chaude ramène annuellement
des épidémies redoutables même pour les enfans du pays, et la fièvre
jaune étend quelquefois ses ravages jusqu'au nord de la province. SI
nous comparons avec M. de Castelnau la mortalité du nord et du sud
des États-Unis en prenant pour limite la latitude de Washington,
nous trouverons qu'il meurt dans le nord environ trois personnes
LA FLORIDE. 756
sur cent par an, dans le midi cinq sur cent, dans la Floride en parti-
culier six sur cent.
I^ culture du sol de la Floride ressemble à celle des autres états
méridionaux de TUnion, et les produits on sont les mêmes* On n^y
récolte guère d'autre céréale que le maïs. De «vastes plantations de
tabac, de cannes à sucre, mais surtout de cotonniers, sont exploitées
par des esclaves. £n laissant ainsi aux nègres tout le travail, les plan-
teurs, il faut bien le dire, paraissent obéir à une impérieuse néces-
sité. Dans ces contrées, les rayons d;un soleil presque tropical tom*
bant d'aplomb sur d'immenses marais, sur des terres où pourrissent
sans cesse des débris d'arbres jetés à bas pour le défrichement, en
dégagent ces miasmes infects que la race blanche ne peut braver
impunément. La race nègre, au contraire, semble se plaire dans ce
milieu qui pour nous est mortel. Chétive et abâtardie dans les états
du nord ou pourtant elle est libre, elle acquiert ici, au sein de Tes*
clavage, tout son développement physique. Mais livré à lui-même, ce
n^est pas au travail que le nègre emploierait la force et l'énergie qu'il
seoEible puiser dans une atmosphère brûlante. Entre ses mains, la
culture la plus florissante serait bien vite arrêtée et anéantie; réman-
cipation de la race noire serait pour la Floride naissante, pour tous
les autres états du sud, le signal d'une ruine complète et immédiate.
Telle est l'opinion bien arrêtée des planteurs sur Tapplication locale
d*ane question qui, prise dans sa généralité,. préoccupe de nos jours
les plus hautes intelligences, qui peut-être nc: sera résolue que par
la voie sanglante des armes. Avouons que lesfaits semblent parler en
leur faveur. La détresse des colonies anglaises, obligées d'importer
des cargaisons d'Indiens ou de prétendus engagés volontaires pour
remplacer leurs anciens esclaves, est un rude avertissement pour les
États-Unis. L'exemple de Saint«Domingue est peu propre à donner
raison à ceux qui regardent la liberté comme devant être pour les
nègres un stimulant au travail. Voyez cette île, qui colonie française
fournissait du sucre au monde entier, aujourd'hui contrainte d'aller
au dehors chercher cette même denrée; qu'est-^lle devenue entre
les mains des compagnons de Toussaint-Louverture? Ne citons qu'un
seul fait. Pour obtenir des produits quelconques de ce sol si merveil-
leusement fécond, le gouvernement de cette république s'est vu
contraint d'attacher les cultivateurs au sol, d'en faire des seîfs. Bien
plus, il a autorisé tous les officiers de l'armée, ciest-à-dire les pro-
priétaires, à corriger leurs ouvriers avec une canne de grosseur
756 REVUE DBS DEUX MONDES.
moijenîie. Les nègres émancipés se replacent d'eux-mêmes sous la
lojdu bâton.
Il est fort beau sans doute de se livrer à des spéculations philan-
tropiques, il est surtout aisé de tracer reflroyable tableau de Tescla*'
vage et de la dégradation qui en est la suite, d'écrire des pages
pleines d'une sensibilité touchante sur la confraternité de tous les
hommes. Reconnaissons pourtant avec bonne foi que la plupart des
livres publiés sur ces matières portent un caractère évident d'exagè*
ration, pour ne pas dire plus. Tous les voyageurs qui sont allés juger
par leurs propres yeux, sans avoir pris d'avance des engagemens par la
publication prématurée de leurs opinions, sont d'accord sur ce point
A l'appui de ce qui précède, nous croyons devoir citer textuellement
un passage emprunté à M. de Castelnau.
(( Lorsque, arrivant d'Europe avec mes idées de liberté univer-
selle, je vis pour la première fois des esclaves, je ne pus les regarder
sans une vive pitié et sans me sentir profondément attristé de leur
sort. Bientôt je les vis joyeux et paraissant heureux; et étonné, j'in-
scrivis sur mon journal : L'esclave peut rire! Un jour, à Richemoot,
j'appris qu'une vente d'esclaves allait avoir lieu. Je fus quelque
temps indécis : un sentiment de curiosité me poussait vers le lieu
de la scène, tandis que mes principes arrêtaient mes pas. Il me sem-
blait que m'y rendre était en quelque sorte sanctionner par ma pré-
sence un sacriQce humain. Cependant, voyageur venu dans ce pays
pour étudier ses institutions, je devais tout connaître, et je me rendis
lentement au lieu indiqué. — Je vais donc voir un marché d'esclaves,
me disais-je; de malheureux captifs nus, ou plutôt recouverts par le
sang ruisselant des plaies causées par le fouet, vont se présenter à
mes regards; il faut préparer mon esprit à un spectacle d'horreur,
et déjà le cri de la mère à qui on enlève son enfant ne vient-il pas
frapper mon oreille? La femme arrachée à son époux va se tordre
dans les angoisses du désespoir, et tous, malgré leurs pleurs, seront
vendus, vendus pour toujours , et leurs enfans vendus aussi I — Le
marché était le magasin du commissairc-priseur; au milieu de la
foule, quelques nègres bien mis causent et rient. — Les barbares!
me disais-je; rire quand leurs semblables doivent éprouver des tor-
tures si cruelles 1 — Mais j'attends en vain, les esclaves ne viennent
pas, ou plutôt j'apprends que ce sont ceux-là même dont je viens de
blâmer l'insensibilité ! Un homme seul pleurait; lui au moins com-
prend sa position, et avec intérêt je lui demande la cause de ses
LA FLORIDE. 757
pleurs. — Maître, me dit-il , je n'ai été vendu que six cents dollars,
et Jacques, qui est moins fort que moi, en a rapporté sept cents : je
suis déshonoré. — Ma sensibilité se trouva singulièrement calmée,
et depuis je vis vendre des milliers de nègres, mais sans avoir pu re-
eouvrer une seconde fois mes idées philantropiques.
« Si, comme principe politique, ajoute M. de Casteinau, Tesclavage
me semble blâmable, c*est bien plus par l'immoralité qu1l introduit
nécessairement parmi les blancs, que par sympathie pour la race
noire.... Bien que Ton puisse citer des exemples exceptionnels, cette
race est une variété dégénérée de Tespèce humaine, dont Timmora-
litë est la nature, et chez qui les fonctions animales remplacent toutes
les nobles conceptions de Fesprit. )>
Nous serons moins sévère que M. de Casteinau. Sans doute la
race nègre ou éthiopique est inférieure aux races blanche et rouge :
à peine s*élève-t-elle au-dessus des malheureux Alfourous de la Po-
lynésie, ces derniers représentans de notre espèce. C'est là un fait
incontestable; soutenir le contraire, et s'appuyer pour combattre l'es-
clavage sur une égalité qui n'existe pas, c'est faire beau jeu par cette
exagération même aux partisans de l'opinion que Ton attaque. Mais
l'immoralité grossière, le dévergondage révoltant qu on observe dans
les colonies chez les individus de cette race, sont peut-être plus im-
putables à la conduite de leurs maîtres qu'à leur nature propre. Le
nègre est une monstruosité intellectuelley en prenant ici ce mot dans
son acception scientifique. Pour la produire, la nature a employé
les mêmes moyens que lorsqu'elle enfante ces monstruosités phy-
siques dont nos cabinets renferment de nombreux exemples. Dans
ces jeux de la nature, comme les nonunaient les anciens, il n'y a pas
en interversion des lois de formation , ni mise en action de forces
nouvelles. Non, il a sulTi pour atteindre ce résultat, que certaines
parties de l'être s'arrêtassent à un certain point de leur évolution,
tandis que les autres parcouraient tous les degrés de leur dévelop-
pement normal. De là ces fœtus sans tête ou sans membres, ces
enfans qui réalisent la fable du cyclope £h bien! le nègre est
un blanc dont le corps acquiert la forme déGnie de l'espèce, mais
dont l'intelligence tout entière s'arrête en chemin. Voyez ce qui se
passe aux États-Unis dans ces écoles où les enfans des trois races
reçoivent le même enseignement. Jusqu'à l'âge de dix ou douze
ans, le jeune nègre se montre Tégal du blanc et du Caraïbe; mais, à
-mesure qu'il avance en âge et que son corps devient celui d'un
homme, son esprit reste enfant. Il y a dans son intelligence, comme
758. REVUE MIS DIITX' MONDES.
disent les physiologistes en pariant des organes, arrêt de dévelùppe-
ment.
Ainsi, homme fait au physique, le nègre n'est au moral qu*un en-
fant. De le cet amour du plaisir, cette horreur du travail, cette im-
prévoyance de Favenir, cette tendance à employer la force brutale,
ce respect involontaire qu'elle imprime. De là aussi cette cruauté
irréfléchie qui le porte à tourmenter les êtres faibles, qui lui faR
trouver un divertissement jusque dans les souffrances de ses cama-
rades, et s'allie parfois avec une bonté toute naïve. Tous ces traits
de caractère s'observent chez les enfans de la race blanche : chci
eux, ils se modiflent et s'effacent par les progrès de l'âge, par Tin*-
fluence de l'éducation; ils persistent chez le nègre pendant toute sa
^ie. Joignez à cela maintenant l'influence des besoins impérieux
qu'amène l'âge de puberté, celle des passions brûlantes qu'ils font
naître, mettez au service de ces instincts naturels la force et les
organes d'un adulte, et rien ne vous surprendra plus dans cette
nature du nègre, assemblage assez confus de bonnes et de mauvaises
qualités, que les partisans des deux opinions contraires nous sem-
blent avoir exagérées outre mesure chacun dans son sens.
Peut-on espérer de voir jamais le nègre sortir de cet état d'Infé-
riorité? Un temps viendra-t-il où l'enfant devenu homme pourra
marcher tète levée et traiter d'égal à égal avec le blanc? Cette régé-
nération nous semble fort douteuse partout; elle est impossible aux
États-Unis, dans les colonies. Les caractères de race sont quelque
chose de stable et qui se perpétue, qui tend plutôt à déchoir qu*à se
perfectionner. Voyez ce qui se passe chez ces animaux domestiques
que BOUS modiQons pour ainsi dire au gré de nos désirs? Pour en
améliorer le type sauvage, pour amener leur corps et leur intelli-
gence au plus haut point de perfection qu'ils puissent atteindre, nous
sommes obligés d'apporter un soin minutieux dans le choix des indi-
vidus destinés à propager l'espèce, de condamner les autres au cé-
libat. De plus nous renouvelons à chaque instant leur sang appauvri
par des croisemens appropriés. L'oubli de ces précautions amène en
peu de temps une dégradation inévitable. £h bien! malgré son intel-
ligence supérieure, malgré cette ame dont il est fier à si juste titre,
l'homme est soumis aux mêmes lois. L'abâtardissement de la gran-
desse espagnole suffirait pour le prouver, alors même qu'on nuin-
querait d'autres exemples^ Si donc nous voulions sérieusement amé-
liorer une race humaine, il faudrait avoir recours aux deux moyens
que nous venons de signaler. Or, le premier est évidemment im-
LA FLORIDE. 73^
praticable; le proposer serait vouloir passer pour absurde. Le second
nous semble impossible, du moins dans les contrées dont nous par-
lons. Le libertinage peut bien amener quelques croisemens isolés
entre le maître et l'esclave; mais là où l'esclavage est détruit, comme
Fa fort bien démontré M. de Tocqueville, une barrière insurmon-
table s'élève entre le nègre et le blanc. Nous ne croyons pas que la
pbilantropie ait jamais décidé personne à la franchir. Wilberforce
lui-même eût reculé sans doute devant l'obligation de prendre pour
femme une négresse, et, à coup sûr, aucune des aimables patro-
nesses de nos sociétés négrophiles ne consentirait à accepter un noir
pour épou\, ne voudrait donner le jour à de petits mulâtres. Dani^
toute TAmérique du Nord, on ne peut espérer d'être plus heureux eu
s'adressant à la race rouge. Le guerrier, la femme caraïbe, éprou-
vent pour le nègre autant de dégoût que de mépris, et le zamboë ou
métis de ces deux races y est presque inconnu.
Ce n'est donc point sur des rives étrangères que la race éthio-
pique peut espérer de se perfectionner; peut-être un jour trouvera-
t-elle dans sa propre patrie les élémens de cette régénération. Sur le
sol de l'Afrique vivent des hommes de même couleur, il est vrai,,
mais de races bien différentes. Tous les noirs ne sont pas des nègres^
et les Gallas, les Abyssins, malgré la teinte foncée de leur peau, ne
le cèdent peut-être sous aucun rapport aux races les plus blanches;
chez eux, le développement du cœur et de l'esprit égale celui du
corps, et peut-être u'attendent-ils que le contact de la civilisation
européenne pour se placer à notre niveau. Les Caffres eux-mêmes^
malgré leurs habitudes errantes, sont bien supérieurs aux nègres»
Entre ces noirs et la race éthiopique, le préjugé de la couleur ne peut
exister, et c'est en se mêlant aux peuples que nous venons de nom*
mer que celle-ci pourra un jour se relever de Tétat constant d'in-
fériorité où la placent l'histoire aussi bien que l'anthropologie.
Si, dans l'état actuel des choses, le nègre est au blanc ce que Ten-
fant est à l'homme fait, quels rapports doivent donc s'étabihr entre
les deux races lorsqu'elles viennent à se rencontrer? La réponse nou»
semble facile. Les peuples les plus civilisés sont précisément ceux où
la génération parvenue au milieu de sa course s*occupe davantage
des générations qui la suivent. Agir autrement eavers ces fils qui
doivent nous succéder un jour serait se rendre coupable envers eux»
envers nous, envers la société tout entière. Sans direction, Teofant
se perd presque toujours; il n'ira pas de lui-jaiôme préparer son
avenir par un travail préseat gui Je jehuJte; abandonné à ses peu-
760 REVUE DES DEUX MONDES.
cbans, il n est que trop enclin à tourner vers le mal jusqu^aux facultés
les plus précieuses que lui départit la nature. L'homme fait lui doit
rinstruction qui développe Tintelligence , l'éducation qui améliore
le cœur. Pour que Tenfant se dirige sans s'égarer vers ce double
but, ne faut-il pas qu'il subisse une certaine autorité? Y a-t-il dans
cet empire de l'âge et de la raison sur la jeunesse et l'inexpérience
quelque chose qui répugne à la conscience, et le contraire ne se-
rait-il pas plutôt immoral? Eh bieni chaque fois que le blanc et le
noir habiteront la même contrée, feront partie de la môme société,
des relations analogues doivent exister entre eux. Par la justice
comme par la force des choses, la domination appartient au pre-
mier : c'est plus qu'un droit, c'est un devoir.
Est-ce à dire que nous prenions ici la défense de la traite, de l'es-
clavage? A Dieu ne plaise ! Nul plus que nous n'a en horreur cet abus
de la force brutale, cet appel aux passions sordides qui arrache des
malheureux à leur patrie, qui pousse la mère à vendre sa fille, le fils
à livrer son père à des fers que rien ne peut rompre. La possession
absolue de l'esclave, ce droit de vie et de mort que s'arroge le maître,
est à nos yeux une monstrueuse immoralité. Ce que nous refusons
au père vis-à-vis de son fils, comment l'accorderions-nous au blanc
pour en user contre le nègre? Les droits dont nous parlons sont
d'une autre nature; l'exercice de ces droits entraîne des devoirs
sacrés. Partout où les deux races se trouvent en contact, nous croyons
que l'espèce de patronage dont il s'agit ici serait profitable égale-
ment au blanc et au noir. Au-delà se trouve la tyrannie pour l'un,
l'ahrulissement pour l'autre, l'immoralité pour tous les deux.
Donc il faut détruire l'esclavage, et cela dans un intérêt commun;
mais comment atteindre ce noble but sans compromettre à la fois la
fortune, la vie des maîtres et l'avenir des affranchis? Bien des moyens
ont été proposés : la plupart sont irréalisables; le plus mauvais de
tous nous semble être l'émancipation en masse, qu'elle soit ou non
précédée d'un noviciat, A son tour, M. de Castelnau propose une
solution dont l'idée nous paraît ingénieuse. Il voudrait que le prix de
chaque esclave fût fixé officiellement d'après le cours, puis que ce
prix fût partagé en autant d'annuités, si on peut s'exprimer ainsi,
qu'il y a de jours dans la semaine moins un. Ce jour réservé serait
entièrement accordé à l'esclave pour exercer son industrie, et quand
il aurait ramassé le montant d'une annuité, il pourrait forcer son
maître à lui vendre un autre jour; ainsi de suite jusqu'à ce qu'il eût
racheté la semaine entière, et par conséquent conquis sa liberté.
LA FLORIDE. 761
Cette manière de procéder réunirait évidemment de nombreux avan-
tages; elle ne coûterait rien à l'état, et pourtant les fortunes particu-
lières n'auraient h faire aucun sacrifice. Elle accoutumerait peu à
peu le maître à traiter avec celui quMl regardait comme sa propriété,
et Fesclave à user sagement de l'indépendance. Le besoin de tra-
vailleurs ne se faisant sentir que petit à petit, on éviterait à la culture
une crise dangereuse, et dont il lui serait peut-être impossible de se
relever. Enfin les rapports des deux races ne s'établissant sur le pied
de Tégalité que d'une manière insensible, les préjugés seraient res-
pectés et on leur donnerait le temps de s'affaiblir, au lieu de les ré-
volter en les choquant de front. Malheureusement la paresse innée
du nègre sera, nous le craignons bien , un obstacle insurmontable à
Tapplication d'une mesure si séduisante. De plus il nous semble pro-
bable que les nègres à demi émancipés, et soustraits par cela même
h l'influence morale que les blancs exercent sur eux , ne tarderaient
pas h en appeler à la violence pour s'emparer de ce reste de fiberté
qu'ils auraient encore à gagner par le travail.
Nous sommes, au reste, bien convaincu que le gouvernement de
l'Union ne songçra jamais sérieusement à détruire l'esclavage. Plu-
sieurs états du nord l'ont, il est vrai , prohibé dans l'étendue de leur
juridiction; mais ce n'a été qu'après s'être bien assurés que pour eux
le travail des ouvriers libres était plus lucratif que celui des esclaves.
Quant aux états du sud, ils s'opposeront toujours à toute mesure de
ce genre. Leurs frères du nord et de l'ouest feront peut-être sonner
bien haut les mots de religion et d'humanité; mais nous doutons fort
qu'ils veuillent jamais tenter une expérience dont le contre-coup
funeste se ferait sentir jusque chez eux. Ils savent que les trois cent
mille balles de coton qu'ils échangent annuefiement contre leurs
cuirs, leurs céréales et leurs produits manufacturiers, coûteraient
bien autrement cher s'ils essayaient de les tirer d'ailleurs que de la
Virginie ou de la Floride. Or, qu'il soit presbytérien ou épiscopal , le
citoyen des États-Unis commence toujours par calculer, et, digne
fils de l'Angleterre, il ne permit jamais à la religion du Christ ou de
l'humanité de l'emporter sur la religion de l'utile. La question reste
donc tout entière. Heureux les Américains si le temps n'amène pas
une solution sanglante, et si leurs provinces du sud ne deviennent
pas un second Saint-Domingue. Cette catastrophe est possible; elle
est cependant plus éloignée qu'on ne le pense généralement. Bien
loin de gémir de leur esclavage, les nègres semblent en être fiers.
Ce n'est qu'avec pitié qu'ils parlent d'un nègre libre. « Le malheu-
762 REVUE DES DEUX MONDES.
reux, (lisent-ils, il na pas de maître I » En présence d*unc sujétion
aussi complètement acceptée, on voit sans surprise les maîtres armer
eux-mêmes leurs esclaves, et s'en faire une garde contre les saa-
vages. 11 y a loin, on le voit, de cette confiante sécurité aux terreurs
continuelles que M. de Tocqueville nous montre comme assiégeant
sans cesse les planteurs du sud.
iir.
A côté de la race noire, esclave ici comme partout ailleurs, vivent
le blanc et le Caraïbe, tous deux libres et se disputant la possession
du sol. Les premiers viennent presque tous d'Angleterre directement
ou indirectement. UEspagne semble avoir pressenti de bonne heure
que la Floride devait lui échapper. Son gouvernement n'a jamais
favorisé le développement de cette colonie , et , de nos jours , la race
des premiers conquérans n'est plus représentée dans ce pays que par
un petit nombre de familles fixées à Saint-Augustin. Quelques Fran-
çais, chassés de leur patrie par les tourmentes politiques, ont trouvé
un asile sur ces plages lointaines. Parmi eux , nous citerons un des
fils de Murât, qui, né sur les marches du trône de Naples, a su ac-
cepter avec une véritable philosophie la position de simple planteur»
et a changé le titre de prince contre celui de général de milice. A
ces rares exceptions près, la population blanche de ces contrées est
toute d'origine britannique. Mais TAnglais de la Floride ne ressemble
guère à ses ancêtres de la Grande-Bretagne. L'influence du climat
s'exerçant sur plusieurs générations successives a profondément
modifié le type primitif; en se rapprochant de Téquateur, la race
anglaise a emprunté aux natures méridionales leurs traits les plus
caractéristiques.
Le grand planteur floridien est vif, intelligent, généreux et hoqù-
talier; malheureusement, élevé dans l'oisiveté la plus complète, il roéle
à ces qualités des vices qui le dégradent, et le jeu, l'ivrognerie, se
partagent ses loisirs. Habitué à exercer un pouvoir absolu sur toutce
qui l'entoure, la moindre opposition le met en fureur. Pour lui eonune
pour le Corse et l'Italiea, l'injure la plus légère demande du sang.
La vengeance semble être le premier de ses besoins, et dans ce pays
où les lois sont sans force, où chacun porte constamment des armes,
peu de jours se passent sans amener des scènes sanglantes. L'assas-
sinat, fréquent en Flonde.,.n'eât.presque jamais poursuivi. Parfois
LA FLORIDE. 703
deux planteurs ennemis se rencontrent dans la rue, et engagent
publiquement un combat au pistolet et.au poignard. Leurs amis,
leurs esclaves, prennent part à la lutte, et si l'un d'eux est tué,
Fassassin en est quitté pour se retirer pendant quelque temps sur
ses terres, où nul n'oserait l'inquiéter.
Ces habitudes de violence prennent dansla classe inférieure un carac-
tère de véritable férocité. Les squatterSy dont Cooper nous a si pitto-
resquemcnt décrit les habitudes errantes, passent leur vie dans les
bois. Là, livrés à eux-mêmes, bravant les lois qui ne sauraient les
atteindre, sans frein religieux qui les arrête, ils ne reconnaissent
d'autre puissance que la force, d'autres plaisirs que l'assouvissement
des plus brutales passions. Grands, robustes et comme remplis d'une
énergie surabondai^le, ces hommes à peine civilisés semblent sans
cesse tourmentés par le besoin de se battre. A chaque instant, leur
eoDversation est interrompue par des cris de guerre empruntés aux
Indiens. Souvent un jeune homme se rend à cheval sur la place du
marché, et après s'être frappé les flancs avec les bras en imitant le
chant du coq, il s'écrie : «Je suis un cheval, mais je défie qui que
soit de me monter. » Il est bien rare que ce défi ne soit pas entendu,
et, sans autre raison, commence une lutte où le bâton ferré, le
poignard , le pistolet et le rifle ou longue carabine jouent un rôle
actif et meurtrier. Le squatter vit habituellement du produit de sa
chasse; tout au plus sème-t-il quelques poignées de maïs dans le
premier champ venu, sans s'inquiéter en rien du propriétaire. Si
celui-ci s'avise de réclamer, on lui répond par un coup de carabine.
Élevés dans l'idée que les Indiens ont usurpé une terre qui leur ap-
partient, les squatters sont toujours prêts à'partir pour la chasse au
sauvage , et pour eux comme pour les Caraïbes la chevelure enlevée
h un ennemi vaincu est un trophée dont ils se parent avec orgueil.
Quand les Espagnols abordèrent dans ces contrées, ils y trouvèrent
une population nombreuse dont les institutions et les mœurs annon-
çaient un degré assez avancé de civilisation. Partagés en nations dis-
tinctes, les indigènes vivaient sous l'autorité de chefs héréditaires. Ils
Feconnaissaient une caste guerrière dont les membres pouvaient seuls
avoir plusieurs femmes. La polygamie était interdite au reste de la
Dation. L'adultère entraînait les peines les plus sévères, et, bien' loin
d'être réduites à l'état d'avilissement qu'on observe chez presque
toutes les nations sauvages, les femmes pouvaient être- revêtues des
plus hautes fonctions. Lorsque Fernand de Soto arriva dans la pro-
vince de Cofaciqui, il la trouva gouvernée par une jeune princesse
^6k REVUE DES DEUX MONDES.
dont Garcilasso de la Yéga fait à diverses reprises le plus grand
éloge. Dans les guerres qui éclataient entre eux, les Floridiens fai-
saient des prisonniers qu^ils échangeaient plus tard ou réduisaient
en esclavage. Ils ignoraient la coutume barbare et si générale parnii
les Caraïbes, de faire périr dans les tourmens tout ennemi pris les
armes à la main.
Ces peuples connaissaient quelques métaux et Fart de les travailler.
L'extrémité des lances ou des flèches était souvent armée d'une
pointe de cuivre. A la fois chasseurs et agriculteurs, ils avaient dé-
friché de grandes étendues de terrain où ils cultivaient principa-
lement le maïs. De véritables avenues d'arbres à fruits ornaient
l'entrée de leurs villages et de leurs villes. Celles-ci étaient parfois
considérables et protégées par un système régulier de fortifica-
tions. La ville de Mauvila, où la petite armée de Soto faillit être
détruite, était entourée d'un mur épais formé de troncs d'arbres
cimentés par un mélange de paille et d'argile. De cinquante en cin-
quante pas s'élevaient des tours crénelées , et deux portes seule-
ment s'ouvraient dans la campagne. Ces premiers habitans de la
Floride adoraient la lune et le soleil; chaque année, dans une céré-
monie publique, les jeunes femmes consacraient leur premier-né à
ce dernier astre. Leurs temples étaient de vastes édifices. Celui de
Tolomaco, dont Garcilasso nous a laissé la description, avait cent
pas de long sur quarante de large et une hauteur proportionnée;
de fines nattes en joncs en formaient la toiture. Ces temples étaient
à la fois des lieux de sépulture où se conservaient les corps embau-
més des caciques, des trésors publics où l'on déposait les perles pé-
chées dans le golfe du Mexique , et des arsenaux remplis d'armes
d'une grande richesse.
Ces anciens peuples de la Floride appartenaient sans doute à la
race péruvienne. Garcilasso, ce descendant de la race royale des
Incas, les appelle ses compatriotes. Contemporain de Soto, ayant
connu personnellement plusieurs des compagnons de ce capitaine,
et ayant eu lui-même occasion de voir des Floridiens, il ne leur eût
pas donné ce titre, s'ils n'avaient appartenu à la grande famille des
tribus péruviennes. Mais plus qu'aucune autre partie du monde,
l'Amérique a été le théâtre de ces grandes invasions qui remplacent
une population entière par une autre. Les Floridiens de Soto n'exis-
tent plus depuis long-temps, et au moins deux races distinctes leur
ont succédé sur le même sol. La première, dont l'histoire et l'origine
sont peu connues, formait encore au commencement du dernier
LA FLORIDE. 765
siècle plusieurs nations distinctes, dont les principales étaient les
SavanneeSy les Ogeeces, les Wapoos^ les Icossans^ les Yamassees, les
Patikasy etc. Vers la fin du xvii* siècte, on vit pénétrer en Floride
un peuple nouveau , les Creeksy qui bientôt régnèrent seuls sur ce
territoire.
Les Creeks sont très probablement originaires de Tisthme de Pa-
nama. Leurs pères, disent-ils, habitaient une montagne d^oùFon
voyait le soleil se lever et se coucher dans deux mers différentes.
Chassés par les Espagnols, ils émigrèrent vers le nord-est , passèrent
le Mississipi et firent long-temps partie de la confédération des Nat-
chès. Après la destruction de cette tribu célèbre, les Creeks, crai-
gnant de tomber sous la domination des Français, émigrèrent de
nouveau, et entrèrent en Floride. Remarquables par leur intrépidité,
même au milieu des races sauvages , il soumirent par la force des
armes la plupart des peuplades qui occupaient cette contrée, et, bien
loin de les détruire après les avoir vaincues, ils les admirent dans leur
sein sur le pied de Tégalité. Cette politique à la fois humaine et ha-
bile accrut rapidement leurs forces et dut aider puissamment à la
rapidité de leurs conquêtes. Seuls les Yamassees rejetèrent toute
espèce de propositions et opposèrent une résistance désespérée;
battus dans plusieurs combats, ils furent refoulés jusque sur les bords
de la rivière de Saint-Jean, et dans une bataille décisive ils périrent
presque tous les armes à la main. Dans un de ses voyages solitaires,
Bartram découvrit les tombeaux où furent ensevelis les derniers
débris de cette tribu. Ils sont placés sur une colline que le fleuve
entoure presque de toutes parts, et consistent en une trentaine de
monticules peu élevés que des citroniers, des magnolias et des chênes
verts couvrent d'une ombre épaisse et religieuse. Les vainqueurs
s'étendirent chaque jour davantage, pénétrèrent en Géorgie et for-
mèrent le plan de réunir en une seule nation tous les Indiens de
cette contrée. Ils furent arrêtés par les Cherokees et la belliqueuse
tribu des Choctaws. Après bien des combats, les premiers se sour
mirent et entrèrent à titre d'alliés dans la confédération des Creeks :
les Choctaws soutinrent la guerre et surent conserver leur indépen-
dance et leur nationalité.
Les Creeks , maîtres de toute la Floride, se partagèrent en deux
grandes divisions. Les Creeks inférieurs ou Siminoles occupèrent
les parties les plus méridionales; les Creeks supérieurs ou Muscogis
curent en partage le nord de la province et une partie de la Géorgie.
Leur population s'accrut rapidement. A Tépoque où Bartram visita
TOME 1. 49
766 REVUE DES DEUX MONDES.
ce territoire , on y comptait un nombre considérable de villages et
cinquante -cinti villes principales, chefs-lieux d'autant de tribus.
Parmi ces petites capitales aujourd'hui détruites, il s*en trouvait où
le nombre des habitans atteignait le chiflre de quinze cents à deux
mille» Les édifices qui composaient ces grands établissemens n'étaient
rien moins que de simples huttes. C'étaient de véritables maisons à
deux étages , construites avec des troncs d'arbres faute de pierres ,
et bien supérieures aux log-house des colons anglais. Chacune d'elles
avait son jardin où l'on récoltait quelques légumes; mais les terrains
à mafs étaient ordinairement à quelque distance de la ville. Là chaque
Camille avait son champ, et, bien que les travaux de culture se fissent
en commun, chacun recueillait et emmagasinait le grain venu sur sa
portion de terre. Les chefs prélevaient seulement une certaine quan-
tité de la récolte pour un grenier public destiné à parer aux besoins
imprévus. Ce grenier était attenant è la chambre du conseil , vaste
rotonde où les guerriers seuls avaient le droit d'entrer, et d'où les
femmes étaient bannies sous peine de mort.
A certaines époques, les députés de toutes les peuplades s'assem-
blaient pour délibérer sur les intérêts généraux de la confédération.
Lorsque le sujet de la réunion était de nature pacifique, on choi-
sissait pour lieu de rendez-vous la ville A'Apalachucla située au
confluent de la Flint et de la Chattaoutchi. Cette capitale était con-
sacrée à la paix, et il était défendu d'y verser le sang humain. A quatre
lieues au nord, sur les rives de la Chattaoutchi, se trouvait Cotvetay
la ville de sang. C'était là que se décidaient les grandes expéditions
militaires et qu'on exécutait les criminels ou les prisonniers con-
danmés à mort à titre de représailles. Chaque tribu reconnaissait un
chef suprême, décoré du titre de mico : à lui appartenait le gouver-
nement civil, l'administration du grenier public, le droit de convo-
quer et de présider le conseil , de recevoir les étrangers et les am-
bassadeurs. Après lui marchait le grand chef des guerriers^ dont le
pouvoir entièrement indépendant s'étendait sur toutes les afiaires
militaires. Ni l'un ni l'autre n'agissait jamais sans consulter le conseil
des vieillards.
Les Creeks adoraient le grand esprit , et, comme les autres peuples
de l'Amérique du Nord , croyaient aux prairies bienheureuses. Leurs
mœurs étaient douces et pures. S'ils laissaient aux femmes seules les
soins du ménage et le travail des champs , du moins ils les traitaient
^vec bonté, et un guerrier aurait cru se déshonorer en les frappant.
Us enlevaient la chevelure de l'ennemi tombé sous leurs coups, mais
LA FLORIDE. 767
■
jamais le prisonnier n'était lié au poteau des tortures. Il était seule-
ment regardé comme esclave et partageait en cette qualité le travail
des femmes. C'est ainsi que Bartram dit avoir vu un vieux chef de
Muscogis servi par des Yamassees faits prisonniers pendant la lutte
acharnée des deux peuples. Cette servitude tout individuelle ne se
transmettait pas aux descendant : le (ils de Tesclave était libre et
membre de la tribu.
Telle était la nation des Creeks en 1T78, avant d'avoir été décimée
par les balles des squatters et démembrée par les actes du congrès
américain. Les traits de cette esquisse rapide sont empruntés aux
écrits d'un homme qui, pendant deux anoés entières, a vécu au mi-
lieu de ces peuples, recueillant et vérifiant par lui-même les témoi-
gnages des trafiquans établis dans ces contrées. On voit que cette
race mexicaine, tout en empruntant quelque chose aux populations
septentrionales, avait conservé ses caractères propres, et qu'elle pos~
sédait tous les élémens d'une civilisation plus avancée. Mais T Anglo-
Américain de nos jours semble s'être donné pour tâche de mener h
fin l'œuvre de destruction commencée par les Cortez, les Pizare, les
Almagro. A mesure que les États-Unis grandissent, la race caraïbe
disparaît. A leur approche, les habitations vastes et commodes grou-
pées en villages populeux font place aux huttes d'écorce perdues au
milieu des bois; le feu mystique s'éteint et n'appelle plus les guerriers
dans la salle du conseil; les nations, les peuplades se dispersent, et
les individus isolés tombent sous le fusil des chasseurs, périssent de
misère et de faim, ou traînent dans les villes une vie dégradée par
des vices empruntés aux Européens. La puissante confédération des
Creeks est aujourd'hui dissoute. Après une résistance héroïque , la
plupart de ses tribus ont été déportées au-delà du Mississipi. Les
Chattaoutchis eux-mêmes, qui de tout temps s'étaient montrés les
fidèles alliés des Américains et avaient combattu à côté des planteurs
contre leurs frères des forêts, ont été relégués en 1839 dans les^
déserts de l'Arkansas. Plus clairvoyantes, les tribus méridionales
n'ont pas voulu croire aux promesses de ce gouvernement, qui se
fait un jeu de violer ses plus sacrés engagenaens; elles- sont restées
indépendantes, et» sous le nom de SéminoleSy luttent encore avec
l'énergie du désespoir contre la fatalité qui les poursuit en Floride
conune dans l'isthme de Panama, comme sur les rives du Mississipi.
Les Séminoles ont conservé les traits distinctifs de leur race; Ils
ont le visage ovale, le nez saillant, les yeux bien fendus, les pom-
mettes très proéminentes, la peau d'un rouge cuivré. Leurs femmes
49.
(
768 REVCE DES DEUX MONDES.
sont moins maltraitées par la nature que celles des autres tribus, et
quelques filles de chers peuvent même passer pour jolies; mais cette
fleur de beauté passe vite, et h vingt-cinq ans la jeune Séminole est
entièrement flétrie. Les hommes sont en général grands et bien
faits; presque tous ont la main remarquablement petite et douce^
En temps de paix , leur costume se compose d'une chemise de toile
ou de peau, de longs bas de cuir et de mokassins, quelquefois ils
8*enveloppent d'une couverture pittoresquement drapée; mais aus-
sitôt que le cri de guerre retentit dans les forêts, le guerrier dépose
tous ces vêtemens et les remplace par des couleurs éclatantes qui
dessinent sur son corps des emblèmes de mort. Pour combattre ses
ennemis, il emploie encore les armes de ses ancêtres, les flèches et
le tomahac. Il y joint la longue carabine et un couteau à scalper de
fabrique anglaise , et parfois suspend à son bras gauche un bouclier
en peau d'alligator parfaitement à l'épreuve des balles.
On trouve encore chez les Séminoles des traces de leurs anciennes
institutions. Les vieillards et les chefs ont conservé leur empire. Ces
derniers forment une espèce d'aristocratie héréditaire, et bien qu*un
simple guerrier puisse, par son courage, s'élever à cette dignité, il n'a
jamais autant d'influence que les chefs entourés du prestige de la
naissance. Les lois sont en petit nombre, mais d'une application fa-
cile, et nul ne peut se soustraire à leurs arrêts. — Le meurtre, même
involontaire, est puni de mort. Deux jeunes guerriers étant ensemble
à la chasse, l'un d'eux eut le malheur de tuer son camarade par ac-
cident. Aussitôt il alla se livrer lui-même. Le conseil s'assembla, et
prononça la peine du talion. Sans murmurer, le jeune homme vint
s'agenouiller au milieu du cercle formé par ses juges, et le plus proche
parent de son ami lui fracassa le crâne d'un coup de massue. —
L'adultère est puni , comme chez les anciens Creeks, par la perte du
nez et des oreilles. Le chef suprême des Chattaoutchis, le vieux Con-
chattemico, interrogé sur l'origine des blessures qui défiguraient son
visage, réfléchit un instant, puis répondit : ce II y a long-temps, bien
long-temps, quand j'étais jeune et fou , je fus surpris avec la femme
d'un Indien; je fus mutilé. C'est la loi : c'est bien. »
Dans leur guerre actuelle contre les Américains, les Séminoles se
montrent aussi féroces que le furent de tout iefùfs les Hurons, les
Iroquois, et les autres peuplades du nord. Chassés de leurs habita-
tions, traqués comme des bêtes fauves, ils ont eu recours à de ter-
ribles représailles, et, dans leurs expéditions, ils n'épargnent plus
ni l'âge ni le sexe; ils font périr leurs prisonniers dans les plus af-
LA FLORIDE. « 769
freux tourmens. C'est à tort qu'on voudrait voir la preuve d'une fé-
rocité instinctive dans ces excès qu'explique, sans les justifier, un
désespoir trop légitime. Tout blanc qui n'appartient pas à la nation
persécutrice peut, comme autrefois, voyager en sûreté parmi ces
derniers représentans des Creeks. En 1839, l'équipage d'un brick
français, naufragé sur les côtes de la Floride, allait être massacré.
Un jeune mousse fit le signe de la croix. Aussitôt les sauvages, con-
vaincus que ces blancs n'étaient pas de race anglaise, les accueilli-
rent et leur facilitèrent les moyens de gagner Saint-Augustin. Même
dans la lutte désespérée qu'ils soutiennent contre les États-Unis, les
Séminoles conservent une sorte d'esprit chevaleresque : ils rendent
hommage à leur manière au courage de leurs ennemis. Lorsque le
généralJackson eut vaincu les Mikasoukis, leur principal chef, Néo-
maltha , se rendit auprès de lui et le harangua en ces termes. « Tu
es un guerrier; ceux qui t'ont précédé étaient de vieilles femmes;
toi, tu es un grand chef. Fais-moi mourir dans les tourmens, car,
si tu étais mon prisonnier, je voudrais voir jusqu'où va ton cou-
rage. » — Lorsqu'il apprit qu'on lui laissait la vie, il s'écria: —
«Conduisez-moi loin, bien loin; car, ne pouvant plus combattre
les blancs que j'exècre, je veux au moins ne plus les voir. » — Ce
souhait du guerrier vaincu fut exaucé; on le transporta dans l'Ar-
kansas, où il vit encore. Les États-Unis se montrent rarement aussi
généreux envers les chefs séminoles qui se distinguent dans cette
guerre. Presque tous ceux dont ils ont pu s'emparer sont morts dans
les fers. Nous devons citer, entre autres, Oscéola , homme remar-
quable par son génie, qui avait conçu le projet de réunir sous une
seule bannière toutes les tribus errantes au-delà du Mississipi, et de
venir ensuite h la tète de cent mille guerriers balayer les établisse-
mens fondés dans ces parages. Fait prisonnier par trahison, il fut
enfermé dans un fort de l'Union, et mourut bientôt de chagrin.
La surface de la Floride, avons-nous dit plus haut, est de neuf
mille lieues carrées; la populatian blanche et noire qui occupe cette
province s'élève à peine à cinqftinte-quatre mille individus; c'est, on
le voit, six habitans par lieué carrée. Eh bien ! l'espace manque aux
planteurs et aux squatters. Tout moyen leur est bon pour anéantir
les quatre ou cinq mille Séminoles qui survivent à une guerre d'exter-
mination. Bien loin de s'opposer à leurs efforts, l'Union les aide de
toutes ses forces : elle prodigue hommes et trésors pour conquérir
des marécages où ses propres sujets ne sauraient subsister. Il résulte
des documens officiels que, depuis dix ans que dure cette guerre,
770 ' « REVUE DBS DEUX MONDES.
les États-Unis y ont dépensé 20 millions de dollars, ou 606 millions
de francs; on estime qu'ils ont pris ou tué deux mille cinq cents sau-
vages. Ainsi chaque tête d'Indien leur revient à plus de 40,000 francs»
Si un jour, écrasés par le nombre et reconnaissant leur impois*-
sance, les Séminoles demandent la paix, l'Union, nous n*en doutons
pas, se hâtera généreusement de l'accorder, mais à la condition pour
eux de s'expatrier, de rejoindre dans l'Arkansas les débris de leur
ancienne confédération. Là ils retrouveront aussi les Chérokees, les
Cboctaws, toutes ces populations du sud, jadis nations puissantes ,
aujourd'hui faibles tribus, que le congrès entasse dans le territoire
indien. L'Arkansas et TOuisconsins sont les deux colonies de dépor-
tation où rUnion dépose pour quelques années les Indiens qui l'em-
barrassent. Le Ouisconsins, destiné aux peuplades du nord, est une
région de sept mille lieues carrées, reléguée derrière les rives gla-
ciales du lac Michigan. L'Arkansas, situé au-delà du Mississipi, est
borné au midi par le Texas, et son étendue est de treize mille lieues
carrées environ. Voilà ce que les Indiens sont contraints d'accepter
conune équivalent de plus de deux cent mille lieues carrées de ter^
raiu qui leur appartenaient. Il est vrai que plusieurs tribus ont reçu
en outre des sommes d'argent; mais, pour montrer tout ce qu'il y a
d'illusoire dans ces prétendues indemnités, il nous suffira dédire
que les terres cultivées des Chérokees leur ont été payées moins de
moitié du prix minimum Qxé par le congrès pour la vente des terres pu-
bliques, et de tous les hommes rouges, les Chérokees ont été les mieux
traités. D'ailleurs, TUnion ne renonce nullement aux terres qu'elle a
l'air de donner en échange; les Indiens ne les reçoivent qu'à titre
i'occupans et non de propriétaires. Quand ces malheureuses peu-
plades auront défriché l'Arkansas, quand la civilisation recommencera
à s'introduire chez elles, le congrès réclamera le sol qu'il leur avait
prêté, et leur proposera comme dédommagement de les transporter
un peu plus loin, par exemple derrière les Montagnes Rocheuses.
Qu'on ne taxe pas d'exagératioufces prédictions désolantes. Mal^
heureusement le passé nous permet de prévoir l'avenir. Les Mus-
cogis, les Chérokees, les Cboctaws, avaient reconnu les avantages
de la civilisation européenne bien long-temps avant de se trouver
ëtreints par les établissemensw Ils avaient modifié leur gouvernement,
adopté l'institution du jury, créé des écoles, fondé un journal qui
s'imprimait à la fois en anglais et en indien. La bêche commenç>ait&
remplacer le tomahac dans la main des guerriers; ils s*adonnaient à
la culture», et en 1835 les Cboctaws envoyèrent au marché cinq. cents
LA FLORIDE. 771
balles ou plus de cinquante mille kilogrammes de coton. Des traités
solqpnels reconnaissaient Texistence dé ces peuples comme nations
iQdépendantes, et leur garantissaient leur territoire. Mais la popula-
tion anglo-américaine est arrivée jusqu'à eHes, précédée par ces
aventuriers qui lui fraient la route; les établissemens des Indiens
ont été détruits, leurs plantations ravagées, leurs arbres coupés, leur
vie menacée. Au lieu d'en appeler b la guerre, ils se sont adressés
aux états. Ceux-ci ont répondu par des décrets qui abolissaient leurs
lois les plus fondamentales, détruisaient leur hiérarchie, les anéan-
tissaient comme corps de nation, sans, offrir an moins en revanche
quelques garanties pour la fortune, pour la vie des individus. Alors
ils ont eu recours au gouvernement central, et, dans une lettre ad-
mirable de noblesse et de simplicité, ils ont présenté au congrès
leurs trop justes plaintes. Pour toute réparation, on leur a offert de
les transporter dans TArkansas.
Le fait que nous rappelons ici n*est point un acte isolé. Il se lie à
tout un système adopté par l'Union et suivi avec persévérance. Une
loi a décidé qu'on ne tolérerait l'existence d'aucune nation indienne
en-deçà du Mississipi. Un M. Bell a présenté au congrès un rapport
où il cherche à démontrer que les indigènes n'ont aucun droit à la
possession de ces terres qu'ils tiennent de leurs aïeux, et que les
Anglo-Américains peuvent les en dépouiller en toute justice. Les
conclusions de ce rapport ont été adoptées. En présence de cette
négation audacieuse des plus imprescriptibles lois de la nature, on
cherche sur quel principe s'appuient le gouvernement, la civilisation,
qui proclament de telles doctrines. Et lorsqu'on songe qu'elles sont
l'expression d'un sentiment à peu près unanime chez un peuple
dont les mille sectes rivalisent de rigorisme; lorsqu'on voit en môme
temps l'incendie de Caboul, le massacre des prisonniers afghans
commis au chant des psaumes par les enfans de la religieuse Angle-
terre; lorsqu'on se rappelle que l'Amérique méridionale a été dé-
peuplée par la catholique Espagne, et que la destruction des Péru-
viens commença au signal donné par un prêtre, on se demande avec
douleur ce qu'est devenue dans les mains des hommes cette religion
que son fondateur résumait en ces termes : Ahnez Ih'eUy aimez le
prochain.
Les hommes les plus éminens dont se gloriGe l'Union américaine
ont, il est vrai, protesté hautement contre ces abus de la force brutale,
irving a flétri dans ses écrits la conduite des pionniers. J. Q. Adams
n'a pas craint d'accuser en plein congrès l'odieuse injustice des états
te
772 REVUE DES DEUX MONDES.
de Géorgie et d*Alabama, ainsi que la connivence coupable du gou-
vernement central. Cet ancien président des États-Unis s'es^ tou-
jours montré le digne successeur des Washington, des Jeffers^.
Comme eux, il était bien convaincu que, pour égaler r£uropéen/ie
Caraïbe n*a besoin que d'exercer son intelligence; aussi cherchait-il
à répandre parmi eux instruction en tout genre. -Plus récemment»
MM. Gallatin et Crawford , partageant pleinement cette manière de
penser, ont essayé, à diverses reprises, d'attirer rintérôt du congrès
sur les peuples indigènes. Le dernier, dans un rapport remarquable»
demandait que le gouvernement s'efforçât d'attirer dans le sein de
rUnion, par tous les moyens possibles, la population indienne, c< plus
exempte de vices, disait-il, que celle que nous envoie l'Europe. »
EnQn M. Everett demandait à la chambre des représentans de pour-
voir à l'éducation des Indiens dans les arts agricoles et mécaniques,
de les garantir du contact des marchands qui les volent et les corrom-
pent, de les constituer en confédération sous la tutelle des États-
Unis; mais ces quelques hommes d'élite ont vainement tenté de ra-
mener leurs concitoyens aux sentimens de justice et d'humanité
dignes d'une nation qui se dit civilisée. Les bills de M. Everett ont
été repoussés : le rapport de M. Bell était passé à une immense ma-
jorité.
A une époque où le mot de philantropie se trouve dans toutes les
bouches, où cette vertu est presque devenue une profession, nous
voudrions pouvoir ajouter que les écrits des Crawford, des Everett, ont
eu quelque retentissement en Europe..Nous serions surtout heureux
de pouvoir placer les noms de quelques Français à la suite de ceux
de Washington, de Jefferson, de Gallatin. Il n'en est rien malheu-
reusement. M. de Castelnau excuse la conduite des États-Unis par la
férocité des sauvages. Il oublie que la vengeance seule a poussé les
Séminoles aux cruautés qu'il leur reproche; il oublie qu'on a vu ces
barbares, au milieu même de l'ivresse du triomphe et de la vengeance,
baissbr leur tomahac à l'aspect d'un simple habit de quaker, et rendre
ainsi hommage à ce que la tradition leur raconte des vertus de Wil-
liam Penn. M. de Tocqueville, ce peintre si énergique des horreurs
de l'esclavage, ne trouve contre les destructeurs des Indiens que
quelques lignes d'une froide ironie; il adopte pleinement une opinion
chaque jour invoquée dans le congrès pour justifier les plus atroces
persécutions. A ses yeux, les Caraïbes sont incivilisables, et il les pro-
clame incapables de toute modification, de tout progrès, lui qui a
rapporté en Europe un numéro du journal imprimé par les Chérokees
LA FLORIDE. 773
à New-Echotal Quant à M. Michel Chevalier, il dresse tranquillement
le tableau statistique de la population indienne, en conclut avec le
plus grand calme que la race caraïbe disparaîtra sous peu de TAmé-
rique septentrionale, et se console en observant qu il en existera tou-
jours des échantillons dans rAmérique du Sud!
Ainsi, parce qu'on transporte d'Afrique dans les colonies quelques
milliers de nègres qui ne font guère que changer d'esclavage, qui
souvent échappent par la servitude à une mort cruelle, des voix élo-
quentes s'élèvent avec raison, nous sommes les premiers à le pro-
clamer, contre ce trafic infâme; des sociétés se forment, des gou-
vernemens s'émeuvent, et l'Europe se coalise pour soutenir la cause
de l'humanité. Mais en même temps on extermine une race tout
entière : une nation puissante travaille sans relâche et d'un commun
accord à cette œuvre d'anéantissement, et personne ne crie à la
barbarie, pas un de ces hommes qui tressaillent au seul mot de nègre,
ne sent le moins du monde s'émouvoir ses entrailles! Pourquoi cette
différence? Les hommes rouges ne sont-ils pas nos frères aussi bien
que les noirs? La race caraïbe, incontestablement supérieure à la
race éthiopique , est-elle moins digne d'intérêt? Nul n'oserait ré-
pondre allirmativement. Malheureusement son existence ou sa des-
truction importe peu à la politique de ce pays où l'on ne peut frap-
per un cheval sous peine d'amende , où il est permis en revanche
d'assommer un homme aux applaudissemens des parieurs. Aussitôt
que l'Angleterre a. cru pouvoir se passer d'esclaves, elle a voulu
supprimer l'esclavage dans les colonies rivales : elle a proposé et
obtenu dans ce but l'emploi de moyens qui lui assurent l'empire
des mers. Un jour sa sollicitude s'étendra jusqu'à l'Indien. Ce sera
quand sa digne fille, l'Union américaine , prête à planter son dra-
peau sur les côèts occidentales du Nouveau-Monde, menacera les
marchands de'Tlni^ d'une concurrence redoutable. Oh! alors, on
peut le prédire d'av^ce, la moderne Carthage sentira tout ce qu'il
y a d'odieux dans la conduite des États-Unis envers les Peaux-
Rouges. Ses écrivains prêcheront la croisade, ses lords organiseront
des comités, ses ministres multiplieront les notes diplomatiques et
armeront leurs vaisseaux. Mais il ne sera plus temps, et le dernier
des Caraïbes sera tombé sous la balle de quelque rifle en maudis-
sant cette race blanche qui semble prédestinée à dévorer toutes ses
sœurs.
A. DB QUATBEFAGES..
LA SOCIÉTÉ
ET
LE SOCIALISME
la Slatisdfie. — La Philosophie. — le RoinaB.
Depuis quelque temps, il.s*élève contre la sooi^ un concert de
récriminatioDS et. d'anatbèmes^ Chaque jour^ U|r cfati^pion nouveau
lui adresse un défi, tantôt au nom des lettres, tantôt au^ nom de la
science. De la civilisation actuelle, ou ne veut voir que les défauta;
on oublie les^ bienfaits qu'elle a répandus sur le monde. La manie
de Timitation; empire encore cet état de choses, et la passion Fenve-
nime. De là tant de lamentables calculs et de descriptions abjlectesv
A lire ce qui s'écrit,. il semble vraiment que les eObr-ts des généra-
tions, le travail* des^ sièges, n'ont abouti qu'àtraBsTormer le globe
que nous habitons en un vaste dépôt de mendicité ou une léproserie
immonde.
Au fond de ces déclamations, un même sentiment se retrouve; il
LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME. 775
s'agit d'alléger la responsabilité individuelle de tous les torts que Ton
impute au régime social. Naguère on admettait que l'homme doit
porter la peine de ses fautes; on veut aujourd'hui que ce soit la so-
ciété. La société, voilà le grand coupable. Elle a pour mission de
procurer aux êtres qu'elle régit un bonheur sans nuages et sans
limites : quand elle y manque, il faut lui demander des comptes
sévères. Ainsi les termes du programme sont renversés. Pour l'indi-
vidu, plus de responsabilité; le devoir collectif a effacé le devoir per-
sonnel. L'homme n'est tenu à rien depuis que la société est mise en
demeure de pourvoir à tout; c'est elle qui est chargée de toutes les
invectives comme de toutes les réparations, et, par une singulière
loi d'équilibre, on se montre d'autant plus exigeant d'un côté que
l'on est plus accommodant de l'autre. On autorise la dépravation des
élémens sociaux et l'on demande une société parfaite.
L'antiquité n'a pas commis une semblable méprise. Ce qu'elle a
eu d'abord en vue, c'est l'homme : elle s'est adressée à la conscience
individuelle plutôt qu'à la conscience sociale; elle a cherché une
responsabilité effective, sérieuse, et non une responsabilité abstraite,
illusoire. Les grands esprits, dans l'ordre philosophique et religieux,
n'ont pas un instant hésité sur ce point; c'est sur l'éducation de l'in-
dividu qu'ils ont fondé le perfectionnement de l'espèce. Les for-
mules les plus célèbres de l'éthique ancienne intéressent directement
Fhomme, le prennent à partie pour ainsi dire. Le connais-toi de So-
crate, Y abstiens-toi d'Épîtecte, sont des conseils de morale person-
nelle, des règles de conduite précises. Le christianisme, à son tour,
parle au cœur humain d'une manière directe; il ne s'inquiète ni des
torts de la civilisation , ni des imperfections de la société. Dans le
schisme même , personne ne se paie d'une aussi mauvaise défaite.
Pelage et Abélard, en exagérant le libre arbitre, Priestley en incli-
nant vers la loi de la nécessité, les antinoméens et les déterministes,
le Koran empreint de tant de fatalisme, le dogme païen qu'assombrit
l'expiation, tous les cultes comme tous les systèmes, proclament la
responsabilité de l'homme , sans faire jamais au milieu dans lequel
il vit une part trop grande, sans y puiser les élémens d'une justifi-
cation aussi dangereuse que commode.
C'est là que se trouve la vérité, non ailleurs : tout auh% point et
vue laisse la passion sans frein, la conscience sans autorité. Aucune
société ne résisterait à un régime où le sentiment du deYoir per-
sonnel s'affaiblirait devant l'intervention d'on ne saurait dire quelle
tutelle collective. La civilisation actuelle est le fruit de l'éducation
776 aBVDB DBS DEUX MONDES.
lente et successive de rhomme; la loi du devoir a élevé Tindivida ,
et par conséquent l'association humaine. Sans doute, cette loi n'a
jamais eu une application complète, et bien des infractions en altè-
rent la vertu. Il n'en est pas résulté, cela est vrai, des sociétés irré-
prochables; mais le bien qui s'est produit dans le cours des temps
émane de ce mobile, et on ne saurait lui imputer le mal qui couvre
encore la terre. L'imperfection de l'homme n'accuse que l'homme;
pour qu'il atteigne l'idéal où il doit aspirer, il ne faut amoindrir ni
sa liberté ni sa responsabilité. Il y a plus de respect pour la dignité
de sa nature chez ceux qui consentent à le voir malheureux par sa
faute et régénéré par l'épreuve d'un combat intérieur, que chez ceux
qui lui arrangent un bonheur forcée pour ainsi dire mécanique»
obtenu sans effort, partant sans mérite. La part de l'individu doit
être grande dans la direction que prend sa destinée. Si la société en
fournit quelques élémens, il appartient à l'homme de se les appro-
prier, de les dompter quand ils sont rebelles, de ne point en abuser
quand ils sont favorables.
Dans la pratique , cette confusion est pleine de dangers; elle auto-
rise une grande partialité envers les faiblesses et les crimes des
individus. Le mal n'excite plus dès-lors de haines vigoureuses; on le
regarde commue un produit fatal de la civilisation et excusable à ce
titre. C'est ainsi que le sens moral s'affaiblit dans les classes élevées
comme dans les classes inférieures. La chimère d'une perfectibilité
exclusivement collective ne laisse pas aux vertus privées un rôle suf-
flsamment digne et nécessaire; elle les traite comme une superféta-
tion, presque comme un préjugé. Le bien peut s'accomplir sans cela;
l'exercice en est facultatif et arbitraire. L'impulsipn sociale couvre
et transforme tout; le bon et le mauvais sont emportés , confondus
dans une sorte de mouvement fatal et aveugle. Le vice a une excuse;
la vertu n'a plus de sanction. Voilà où aboutit invinciblement tout
système qui tend è justifler l'homme aux dépens de la société, et
qui sacrifie des garanties réelles à des combinaisons imaginaires.
On ne saurait plus évidemment quitter la proie pour courir après
l'ombre.
Les censeurs systématiques de la société abondent tous, sciem-
ment ou ^leur insu, dans cette déception. £n l'accusant outre me-
sure , ils tendent à la dégrader davantage; en la chargeant de toutes
les iniquités , de toutes les misères , de toutes les douleurs d'ici-bas,
ils nous préparent des douleurs, des misères, des iniquités plus
grandes. Ils placent l'effort ailleurs qu'il ne faudrait, et, s'abusant
LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME. 777
sur le symptôme, ils font prendre le change sur le remède. Pouir
colorer cette agression d'un prétexte spécieux , volontiers ils se rç**
tranchent derrière l'intérêt qu'inspirent les classes laborieuses et
s'en déclarent les défenseurs. A ce titre, et comme cela arrive dans
presque toutes les causes, on les voit briller aux dépens de la partie.
Certes, aucun mandat n'est plus respectable que celui-là, quand il
s'exerce dans la limite des réformes possibles et n'est pas un dégui-
sement de la vanité. Rien au monde n'est plus digne d'attention que
ces classes inférieures dont les jours s'écoulent dans un travail sans
trêve, jusqu'au repos de la tombe. Ce sont les bras de ces hommes
qui procurent aux classes aisées des jouissances pleines de raffine-
mens, et il est, hélas I trop vrai que plusieurs de ces malheureux
peuvent ressentir les atteintes de la faim près des gerbes qu'ils ont
récoltées, manquer de vétemens au milieu des riches tissus qu'ils
ont ourdis. Le dénuement et la misère n'ont pas disparu d'ici-bas
malgré l'influence de la civilisation : il y a encore plus d'une blessure
à guérir, plus d'un besoin à satisfaire. A ce point de vue, la pour-
suite d'améliorations nouvelles est non-seulement légitime, mais
encore obligée. Les cœurs y sont enchaînés, l'intérêt même le com-
mande. Seulement, il ne faut pas imiter les enfans dont parle Plu*
tarque, et essayer, comme eux, de sauter au-delà de notre ombre. La
loi de l'humanité est d'aller en avant; mais c'est précisément parce
que cette marche doit être longue, qu'elle ne doit point avoir le ca-
ractère d'un tour de force, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, d'une
course au clocher.
La société a encore beaucoup à stipuler pour l'homme, cela est
vrai, mais à la condition que l'homme ne s'abandonnera pas. Aucun
effort d'ensemble ne pourrait l'élever ni à la grandeur morale, ni au
bien-être physique , s'il n'y travaillait lui-même constamment et sans
relâche. Ici encore la loi du devoir personnel est la seule qui soit
féconde et intelligente. Dans l'état de tutelle où vivent quelques
classes de la société, l'une de leurs plus grandes garanties est dans
l'honneur et le désintéressement des classes qui disposent de l'em-
pire. L'idéal de ce régime, où le plus grand nombre abdique au
proGt de quelques-uns , serait que le pouvoir s'exerçât un peu plus
dans l'intérêt de ceux qui implicitement ou formellement le délè--
guent, et beaucoup moins pour le bénéfice partieulier de ceux qui
en sont investis. On parle de progrès social, celui-ci serait le plus
urgent à réaliser. Plus de dévouement et de meilleurs modèles dans
les rangs élevés, afin d'amener plus d'aisance et de répandre plus de
778 REVUE DES DEUX MONDES.
moralité dans les rangs inférieurs , voilà une formule plus courte et
plus sérieuse que ne le sont les formules chimériques. Elle rre sera
pas plus obéie que les autres, et peut-être faut-il en accuser ceux
qui ont combattu, sous divers prétextes, Tautorité du devoir. L'é-
g^Bme humain ne saurait capituler que devant une forte édueption
de rame et un travail intérieur qui conduisent au détachement et à
Tabnégalion. Quelques âmes d*élite ont seules une générosité in-
stinctive; pour les autres, c'est le fruit du temps et de Texemple. Il
est triste de dire que l'école des grands dévouemens se perd et que
celle du calcul personnel gagne chaque jour du terrain. On a renda
la bride aux penchans : ils vont où la nature les emporte.
Il est donc de Thonneur de Técrivain de ne pas déserter la dé-
fense des classes inférieures : la déclamation a rendu le terrain dif-
ficile; mù\^ on peut reprendre les choses où elles étaient avant les
écarts de l'exagération et la fièvre des utopies. C'est une mission si
sainte , qu'elle se relèvera sans peine du tort qu'on lui a fait et des
déviations qu'on lui a imprimées. Quand on étudie le problème avec
quelque maturité d'esprit, on y découvre une foule de détails par
lesquels déjà le bien pourrait se réaliser. Il ne s'agit pas sans doute
de métamorphose complète, de changement à vue; ces prétentions
doivent être abandonnées aux rêveurs. Mais dans un coup d'oeil
rapide sur les soufifirances sociales, peut-être est-il possible de ra-
mener l'attention sur quelques données, sinon neuves, du moins
utiles et inspirées par le plus simple bon sens. La misère, le vice et le
crime, ces trois fléaux, semblent être pour long-temps les acces-
soires obligés de toute civilisation humaine. C'est le fruit des pas-
sions : les passions n'abdiquent pas. Il ne reste dès-lors qu'à cher-
cher des remèdes partiels, des moyens d'atténuation, tout en faisant,
comme l'on dit , la part du feu. Telle est la pensée de la récapitula-
tion qui va suivre.
Avant de l'aborder, il est convenable pourtant d'écarter une accu-
sation préliminaire qui a été souvent reproduite. On a dit et répété
que la misère et le crime sont un produit fatal de la civilisation, des-^
tiné à s'accroître en raison directe de l'activité industrielle d'un
peuple et des victoires que le génie humain remporte sur la nature.
C'est là une erreur gratuite. Évidemment on déprécie le temps pré-
sent au profit du temps passé, et la difficulté des moyens de vérifica-
tion donne des forces à cette méprise. En efiFet, les élémens histori-
ques manquent lorsqu'on veut examiner avec quelque précision ce
qu'était, dans les siècles antérieurs, la conidilion des classes infé-
LA SOCIÉTÉ BT LE SOCIALISME. 779
rîeures. La statistique est une science toute moderne; on en abuse
aujourd'hui, on n'en usait pas assez autrefois; on veut tout prouver
actuellement avec les chidfes, jadis personne ne songeait à cette
preuve. Diverses raisons, soit politiques, soit administratives, s'op-
posaient d'ailleurs à ce que des calculs pussent être invoqués avec
suite et avec autorité. La diversité du régime provincial troublail
l'unité des documens, et la censure royale en restreignait forcément
l'usage. De là une lacune inévitable dans l'histoire économique do
pays et une brèche ouverte aux amateurs d*hypotliëses.
Cependant , à l'aide de l'observation la plus superncielle^ on peut
suppléer à l'absence des documens et s'assurer que la misère, loin
de grandir avec la civilisation, tend au contraire à dinûnuer de-
vant une aisance chaque jour aoorue et les issues nouvelles que se
fraie le tr^ail. Il serait trop douloureux de penser que le progrès
social, cette idole du temps, ressemble à ces divinités indiennes (par
ne marchent vers le temple qu'es écrasânl à chaque pas, sous: le»
roues de leur char, un plus grand nombre de victimes. Cela n'est
point; lessociétés modernes ont'été calomniées; elles sont au^-desso»
des sociétés anciennes, comme intelligence, comme hien-étre. Si^
par misère, on entend ce malmoral qui se traduit au dehors jpardes
exigences inquiètes, une soif immodérée de jouissances et les ap-
pels d'une ambition déréglée, oui, certes, notre époque est en proie
à cette misère, et. les classes ouvrières nesont pas les seules qui s'en
trouvent atteintes. Chez elles, comme dans toute la hiérarchie de 1»
société, se manifestent ces prétentions à l'empire, inévitables dans
un temps où tout le monde veut^ eommander et ou personne ne sei
résigne à obéir. Quand de toutes parts cbacu» semble malheureuxi
de sa position et cherche à se faire une meilleure placer pourquoi les»
classes laborieuses n'éprouveraient-elles pas le môme vertige? Telle
est la misère du^temps, et au milieu des flatteries dont ils sont l'objet»,
il est surprenant que les ouvriers ne s'en soient pas ressentis d'une
maujère plus profonde. Mais si par misère on entend ce mal physî-
que qui se manifeste par des habHodes dégradées et la privation
des premières nécessités de la vie, non, il n'est pas exact de dire que
notre siède cist^ sous ce rapport^, phis mal partagé que les ^ècle»
antérieurs : c*est le contraire qui est vrai.
Il suffit, pour s'en assurer, de jeter un coup dîoail sur lesannales
des générations' humaines. Certes,. comne dépravatioiiy lleinticpatt
a laissa loin d'elle les temps modernes. Fœdé sur les sens, le paga^
nisme avait dd faire aux sens^ une pçrt très ample^ et c'est Fun des
780 REVUE DES DEUX MONDES.
cultes qui ont osé élever la prostitution à la hauteur d'un rite reli-
gieux. Les lupercales, les bacchanales, les mystères de la bonne
déesse, n'étaient autre chose qu'une débauche organisée et*s' exer-
çant, sous l'œil des prêtres, avec un débordement périodique. Plus
près de nous, divers schismes scandalisèrent l'église par d'étranges
déréglemens. Carpocrate et Prodicus en donnèrent l'exemple dans
les premiers siècles de notre ère, et après eux des sectes nom-
breuses, comme les Picards, les Vaudois, les frères de l'esprit libre,
les dulcinistes, les fossariens, les multiplians, les florians, dont parle
Philastre , ne craignirent pas de couvrir leurs dissolutions du voile
d'un fanatisme pieux. Les turlupîns allèrent plus loin encore; ils
eurent des grandes prétresses et parodièrent les écarts de l'idolâtrie.
Ainsi la débauche avait pris asile à côté du sanctuaire d'une manière
ouverte, profanation qui a été épargnée à notre temps. Les ravages
qu'elle faisait dans les autres classes n'étaient pas moindres. Une
sorte de magistrature burlesque avait été imposée, dans le moyen-
âge, à la prostitution , et le roi des ribauds n'eût pas échangé sou
sceptre effronté pour une souveraineté plus décente. Les usages de
l'époque autorisaient cette licence, et la langue même, telle qu'on
la retrouve dans Rabelais, trahit cette liberté des mœurs par la liberté
de l'expression. Les siècles suivans ne dérogèrent point, et il sufRt
de citer le règne de Louis XV pour donner la mesure du dérègle-
ment où étaient arrivés nos pères. £n ce genre, il sera difGcile de
les surpasser.
• Voilà pour la licence des mœurs. Quant à la misère des classes
nombreuses, il faut se souvenir de ce qu'étaient les ilotes et les pro-
létaires dans le monde ancien. L'esclavage ajoutait encore à ces
douleurs un chapitre dont chaque jour les pages s'effacent. Dans l'ère
moderne, ce fut la féodalité qui se chargea de reproduire sous une
autre forme les servitudes du régime romain. On parle de l'assujé-
tissement dans lequel les maîtres peuvent tenir les ouvriers; mais
que l'on compare ce joug à celui du vasselage d'autrefois, plein de
brutalités et de caprices, ne respectant ni la liberté ni la dignité de
l'homme, disposant de lui comme d'une machine, et ne lui laissant
pas même la jouissance des fruits de son travail I Qui voudrait au-
jourd'hui, même parmi les plus malheureux journaliers, retourner à
cette condition qui faisait du serf une sorte de propriété mobilière?
Au lieu de regarder toujours en avant de soi , que Ton jette plus sou-
vent un coup d'œil en arrière : on y puisera, en contemplant le
xiiemin parcouru, la patience nécessaire pour achever l'étape labo-
LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME. 781
rieuse qui nous est assignée. Toute génération a eu un contingent
de peines et de joies; notre lot est meilleur que celui de nos aïeux ,
et nous préparons à nos enfans, il faut Tespérer du moins, une exis-
tence plus prospère que la nôtre. En fait de misère, qui en a plus
essuyé que les populations du moyen-âge, en butte à des famines
incessantes, décimées par la guerre, foulées par les partis armés, ra-
vagées par la peste, ruinées par les exactions arbitraires? Un membre
de rinstitut, M. Berryat de Saint-Prix, a dernièrement tracé un
tableau animé et consciencieux de cette situation trop peu connue.
Même plus près de nous, et dans ce que Ton nomme le grand siècle,
on voit éclater des plaintes que Thistoire officielle ne mentionne pas.
Derrière le luxe de Louis XIV se cachent les privations de tout un
peuple. Un seul homme a osé élever la voix , c'est Vauban : aussi^
malgré ses services, mourut-il dans la disgrâce du souverain. Yauban
avait le cœur aussi grand que le génie : quand il se fut assuré du
mal , il ne craignit pas de le dévoiler. Dans un passage du Projet de
dune roijalcy Vauban constate que la classe des privilégiés se rédui-
sait de son temps à dix mille familles opulentes ou aisées sur vingts
deux millions d'amesl Un autre écrivain de ce règne, Boisguilbert,
aussi judicieux et aussi sincère que Vauban, confirme la triste
statistique de ce dernier et ajoute : a Bien que la magnificence et
Tabondance soient extrêmes en France, comme ce n'est qu'en quel-
ques particuliers et que la plus grande partie est dans la dernière
Indigence , cela ne peut compenser la perte que fait l'état pour le
grand nombre (1). » Si la misère a sévi sous un roi comme Louis XÏV
et avec un ministre tel que Colbert, au milieu du silence des fac-
tions et de la sécurité intérieure, qu'on juge de ce qu'elle devait
être quand le pays était mis au pillage par des mercenaires ou envahi
par la soldatesque ennemie. Certes, la matière de tableaux larmoyans
abondait dans ces périodes fécondes en calamités; il ne leur a manqué
qu'une chose, des statisticiens.
L'amélioration du sort des classes laborieuses est donc un fait qui
ressort du moindre rapprochement historique. On peut même, dans
les témoignages contemporains, en découvrir la marche et en con-
, stater le mouvement. L'un des plus judicieux et des plus conscien-
cieux observateurs des phénomènes industriels, M. le docteur Vil-
lermé, a recueilli à ce sujet, dans les manufactures, des aveux précieux
de la part des plus vieux ouvriers, de ceux qui, ayant vécu sous deux
(1) Détail de la France tout Louit XIV.
TOME I. 50
782 REVUB DES DEUX MONDES.
régimes, ont pu faire l'expérience personnelle de l'un et de Tautrew
Tous ils avouent que leur classe est aujourd'hui mieui logée» mieUK
meuMée, mieux vêtue. Le drap dans les babillemens a remplacé la
grosse toile. On rencontre moins qu!autrefois des pieds et des janDi)e8
nus; les sabots deviennent rares » les souliers les ont remplacés^
Quand arrive un jour de féto, cette population des ateliers se confond
par sa mise avec la classe bourgeoise, et semble en être une variété-.
L'alimentation ost plus substantielle et plus abondante; enfin, et c'est
là une preuve décisive, la vie moyenne s* esL accrue, et, dansl'intep-
valle d'un demi-siècle, on l'a vue s'élever de trente-cinq à quarante
aufr. On. peut ajouter à ces divers indices le succès des caisses d'é-
pargne et les réserves considérables qu'elles assurent désormais à
l''Ouvrier. Plus on ira, plus la situation de cette intéressante classe
se dépouillera de ce qu'elle peut avoir de précaire. Avec Taisanoe
viendront la dignité, l'esprit d'ordre et de conduite, la tempérance»
ta régularité des mœurs. Le bien engendre le bien, comme le mal
engendre le mal. Déjà cette amélioration graduelle serait plus senr
sibie et plus manifeste, si, dan» la voie du bien-être, les besoins ne
s'aocroisaient pas toujours en raison des jpuissances, et » toute Mt-
tisfaction n'était pas immédiatement suivie d'un désir nouveau. Qoe
d'objets,. autrefois de luxe, sont devenus pour l'ouvrier des objetS'de
première nécessité I que de raffînemens auxquels jamais il n'aurait
cru atteindre, et qui. sont aujourd'hui à sa porjtéel Cependant cela^ne
suffit pas> car il e^ dans l'essence de l'homme d'aspirer toujours k
plus qu'il ne possède. De là cette plainte étemelle qui ne cessera
qu'avec llburattuitë, et qui est aussi vieille qpe le monde.
Sous bien des rapports, les sociétés antérieures étaient donc en
arrière de la< société actuelle; c'est un fait désormais hors de doute.
Il y a eu dans le cours des siècles une suite d'acquisitioos lentes dt
précieuses qui, composent le lot de notre temps. Les civilisations se
forment comme les terrains d'alluvion; chaque âge y contribue et
laisse plus qu'il n*'a reçu* L!bomme s'est ainsi ennobli de deux ma-
nières, moralement par une éducation chaqfie jour (dus répandue-,
matériellementpar un bieuTétre qui sans cesse tend à s'accroître. Le
pouvoir, concentré d'abord dans quelques mains, s'est disséminé de
manière à Jntéresser la classe moyenne admise à en régler l'exereiea.
Évidenunent ce sont là des progrès, et, à ce spectacle,, toute impoi-
tation de décadence tombe d'elle-même.
Le rôle du passé étant ainsi déterminé, il ne reste plus qu'à compter
avec l'époque actuelle. En le faisant, il importe de se séparer de
LA SOCIÉTÉ ET I;E SOCUUSME. 783
Técole de Texagération et de s'étudier h en éviter les daonées et le
langage. Quand on traite aujourd'hui de semblables matières, on ne
saurait y apporter ni trop de sagesse ni trop de sang-froid. La dé-
fense des classes laborieuses ne peut pas, ne doit pas être délaissée,
quoique des amis dangereux Taient singulièrement compromise. Seu-
lement il devient essentiel d'émettre des réserves très explicites et
d-assigoer à ces questions des limites précises et raisonnables. Les
choses en sont là que^ pour être écouté, la plus stricte modération
est désormais nécessaire. Aussi ne sera-t-il fait ici aucune concession
ni à Tutopie , ni au roman , ni même à la statistique : les améliora-
tions lointaines font toujours du tort aux améliorations prochaines,
et il y a du bénéflce à se tenir en garde contre des chimères. Cette
réserve exprimée, on peut se demander où en est notre siècle pour
ces tnns plaies sociales, le vice, le crime et la misère, qui rongent
surtout les couches inférieures de la société. £st-il quelques mesures
immédiates à prendre , quelques topiques certains que Von puisse
appliquer à de tels maux? Pour rappeler une expression devenue
célèbre, y a-t-il à ce sujet quelque chose à faire? Ce sont là des
questions dignes de quelque intérêt.
Quand on parle du vice, la prostitution se présente en première
ligne : c'est de toutes les plaies sociales celle qui affecte le plus dou-
loureusement la pensée et qui porte aux mœurs l'atteinte la plus pro-
fonde. Un écrivain spécial (1) a rendu au public le triste service de
rinitJer aux mystères et aux soufirances de cette vie d'abjection. Les
détails de cette déplorable statistique sont connus, trop connus peut-
être. Une seule chose peut consoler d'un aussi affligeant tableau, c'est
que la société ne pousse personne dans ce monde de la dépravation.
Les chutes y sont, à peu d'exceptions près, volontaires; elles ne doi-
vent être imputées qu'aux mauvais penchans de la victime ou aux sé-
ductions de ces odieuses créatures qui spéculent sur le déshonneur.
Peut-être cette question de la prostitution n'a4-elle jamais été en-
visagée avec assez de rigueur. On admet trop facilement que c'est
Ufi fléau nécessaire, et que le seul devoir de l'autorité est d'en régler,
pour ainsi dire, l'exercice. On la montre comme régnant sur toute la
surface du globe, à l'ombre d'une tolérance universelle. Lutter contre
die semble une entreprise pleine de dangers; on aUne mieux lui
donner une organisation savante, la cantonner, faire des sacrifices
réguliers à ce minotaure. Ce système, que l'on croit inattaquable,
(1) De la Prostitution dans la ville de Paris, par M. Parent-Duchàtelet.
50.
784 RBVUB DBS DEUX MONDES.
est précisément ce qui prêterait le plus à une discussion. Il n*est pas
vrai d*abord que la prostitution soit partout tolérée et autorisée; elle
ne Test pas dans les pays musulmans ni dans plusieurs villes de la
Suisse, où aucun inconvénient ne résulte de cet état de choses. Sans
doute, il est difficile de combattre le concubinage et les liaisons irré-
guliéres; mais si Taction publique est impuissante pour la répression
des vices, si elle ne peut imposer aux citoyens ni la continence, ni
la réserve, elle n*est pas tenue è organiser le dérèglement et à donner
des garanties au désordre.
Le régime suivi actuellement a un autre écueil bien plus grave,
celui d'autoriser Tcxploitation en matière de débauche. La police
accorde en efiet une sorte de sanction à ce trafic abject qui se pra-
tique dans les maisons de tolérance. Elle les classe et les patente,
elle leur reconnaît une vie presque légale. Quoi de plus dangereux,
et queUe prime donnée au pervertissement ! Ce sont là autant de
foyers de séduction que Ton crée, autant d*écoles d*infamie. L'éta-
blissement une fois fondé, il faut qu*il marche, qu'il se recrute, et au-
cun moyen ne répugne aux créatures qui président à ces spéculations.
Liées par un contrat léonin, les victimes se débattent en vain sous
cette horrible étreinte; elles doivent tout à l'entreprise , leur santé,
leur pudeur, leur temps; l'entreprise ne leur doit que le vêtement
et la nourriture. Contrat odieux I et la poUce lui donne une sorte de
valeur en brevetant l'exploitation I Vraûnent, c'est trop de condes-
cendance. Que la prostitution directe soit souflTerte, puisqu^on ne
peut l'empêcher, et que les natures vicieuses disposent d'elles-
mêmes; mais qu'on aboUsse la prostitution indirecte, la prostitution
en commandite, collective et enrégimentée. On dira que l'usage a
consacré cet abus; mais l'usage maintenait aussi les jeux publics, et
pourtant ils ont disparu sans inconvénient réel et au grand avantage
de la moralité publique. Dans l'un et dans l'autre cas, l'objection la
plus sérieuse a été la crainte de sortir de la notoriété pour entrer
dans la clandestinité , et de voir des maisons dangereuses et ignorées
de la police remplacer des maisons assujéties à une surveillance as-
sidue. Quant aux jeux publics, l'expérience a prouvé que cette appré-
hension est chimérique : pourquoi n'en serait-il pas de même pour
la prostitution? D'ailleurs, c'est là un risque que l'on peut courir en
tout état de cause : quand le vice aurait moins de sécurité, la morale
n'y perdrait rien.
Si de la région du vice on passe dans celle du crime, on y ren-
contre cette écume sociale, déshonneur de la civilisation et fléau des
LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME. 785
grandes villes (1). Au premier rang figure la série innombrable des
escrocs et des filous, déprédateurs redoutables et tacticiens con*
sommés; puis vient la classe qui ne se fie pas seulement à l'adresse
pour la perpétration du vol, et qui va jusqu'à refiusion du sang. Les
forçats et les réclusionnaires libérés sont presque toujours les auteurs
de ces meurtres qui ne s'exécutent pas isolément , mais en partici-
pation pour ainsi dire. Chaque bande a un chef, des éclaireurs, des
receleurs, enfin toute une organisation mystérieuse et une hiérarchie
régulière. Le partage du butin se fait avec une conscience qui étonne
de la part de pareilles gens. Des cafés, des magasins de vins, des ca-
barets , connus de la police et objets d*une surveillance particulière,
sont les points où ces malfaiteurs se donnent rendez-vous pour pré-
parer leurs attentats. Un vol est considéré comme une affaûre que
l'on propose, que Ton négocie, et dans laquelle une prime est ré-
servée à celui qui en fournit l'idée et le plan. Une fois en campagne,
la bande prend des dispositions pour déjouer les embûches qu'on
pourrait lui tendre et se mettre à Fabri des surprises. Chacun a un
poste assigné, une fonction, une consigne, et, en cas d'alerte, la
troupe entière se réunit pour opposer plus de résistance ou se retirer
en meilleur ordre. Ce sont de véritables campagnes entreprises contre
la société , et dans lesquelles la stratégie et la tactique jouent un rôle
essentiel. L'art du vol a, conune l'art de la guerre, de grands capi*
taines et des généraux illustres. C'est ordinairement la voix du bagne
qui confère ces hauts grades, et cette investiture est rarement mé-
connue au dehors.
Dans cette organisation savante du crime, fl y a quelque chose
qui étonne , c'est qu'on ne puisse pas prévenir des actes préparés
dans des lieux publics et d'une manière aussi peu mystérieuse. Laté*
ralement à ces bandes de malfaiteurs, la police entretient, avec une
judicieuse vigilance , des brigades de surveillans qui , au moyen de
certaines alTmités et de la connaissance de l'argot en usage parmi
les criminels, peuvent suivre jour par jour, presque heure par heure;
les habitudes, les moyens d'existence, les projets, les démarches de
cette population dépravée. Depuis le garni infect dans lequel il s'abrite
le soir, jusqu'à la taverne qu'il [fréquente, on peut épier le libéré,,
observer quelles relations il entretient, deviner quels desseins il
nourrit. Quand un attentat se commet, il est rare que la police ne
mette pas sur-le-champ la main sur les coupables; des indices cer-^
(1) Deê Classée dangereusts ds la Société, par M. Fré^îer^
786 -ReVIIB ^DES HEUX MONIIBS.
tains la guident, et elle agit. Rien de mieux que cette rapidité dans
la répression; c'est déjà une garantie précieuse pour la sécurité pu-
blique. Cependant serait-il impossible d'obtenir ce résultat par des
mesures préventives , et d'empêcher l'exécution du crime en inter-
yenant è propos? Si la loi n'autorise pas l'arbitraire, même vis-à-*?{s
des hommes quîconspirent contrela société, la police, sans sortir du
cercle Tégal, a des moyens d'action sur les chefs de bandes, sur les
malfaiteurs les plus audacieux. Ils sont, en leur qualité de libérés,
soumis aux servitudes de la surveillance , et comme tels ils peuvent
être exilés des résidences où ils deviennent trop dangereux. Peut-
être serait-il convenable aussi d'emprunter à la police de Londres
quelques détails d'organisation d'une efficacité éprouvée. Les com-
binaisons y sont en général prises dans le sens préventif ; on y volt
l'intention arrêtée d'apporter des obstacles aux délits et aux crimes.
Il est vrai que, chez nos voisins, ce service est établi sur la plus
grande échelle, et qu'il emploie un personnel imposant; mais pour
tout ce qui touche à la sécurité et à la moralité publiques , il faut
savoir se défendre de mesures incomplètes et d'économies mal en-
tendues. Nul argent ne saurait être mieux placé que celui-là , et ce
que l'on ajoute à la surveillance est autant d'épargné au budget des
prisons et aux allocations pénitentiaires.
C'est vers ce dernier point que l'on doit surtout appeler l'esprit de
réforme. Depuis que le régime des bagnes et des maisons de déten-
tion a été amélioré, ce séjour n'inspire plus au malfaiteur ni répu-
gnance, ni crainte. L'emprisonnement a perdu tout caractère d'inti-
midation : on le considère comme une halte dans le crime. Dans
cette enceinte où fermentent tant d'immoralités, s'ourdissent des
complots qui éclateront à l'expiration de la peine. On y aiguise le
poignard qui accomplira un nouveau meurtre, on y tient école des
moyens d'effraction et d'escalade qui accompagneront les attentats
contre les propriétés et contre les personnes. Là se forment ces
bandes qui deviennent si redoutables au dehors, ces associations qui
constituent une sorte de compagnonnage pour l'assassinat et le yoI.
Isolées, ces natures seraient dangereuses, et l'on ne craint pas de
doubler, en les mettant en contact, leur puissance pour le mal. Ces
êtres dépravés ressemblaient à des tirailleurs épars : en les renfer-
mant ensemble, on en fait une armée compacte et disciplinée. Évi-
demment c'est dans ce système que la criminalité actuelle puise sa
principale énergie. Dès qu'un homme a passé dans une maison de
détention^ sous les yeux et dans la sphère d'influence des meneurs
LA SOCIETE ET LE. SOCUUSME. 787
de la phalange pénitentiaire, il est désormais acquis à une conjura-
tion éternelle contre Tordre légal; il rompt avec la société pour en-
trer dans un monde à part et s'y élever, d'échelon en échelon, jusqu'à
Téchafaud. Ce malheureux, une fois entré dans un milieu corrompu^
n!anra plus ni la vertu ni la focce d'en conjurer les atteintes; la contar
gion le gagnera, il s'initiera aux.beautés de Tai^tà l'usage des malr
faiteurs; ilentendra chaque jour les récits édiOans des héros du crime,
saura conunent ils conduisent leurs opérations, quelles^ ruses ils- emr
ploient pour déjouer la surveillance^ qu6l8>compUceS'ils fiencontrent,
quels lieux ils fréquentent. Triste, mais inévitable édi&cation contre
laquelle peu; de condamnés savent se défendre, et dont lâs résultats
se manifestent clairement dans les tableaux des récidives l
A cette situation fâcheuse il n'est qu'un seul remède,^ c'est l'iso-
lement. On a, dans ces derniers temps, compromis cette mesure par
des aiqilications politiques. C'est une faute; il fallait conserver à
l'emprisonnement solitaire le caractère qui lui appartient, et en faire
exdusivement une arme contre les malfaiteurs* ]>e l'avis des esprits
les plus éclairés et des observateur» les plus réflédbis,.nul moyen
n'jcÈb plus efficace pour nettoyer les étables du cfime. Là. déten*-
lîoB,.Gomme on l'entend, comme on la pratique au|purd!hui, est un
complot incessant contre la société. £lle engendre plus d'attentats
qu'elle n'en punit, et ressemble moins à une expiation qu'à une mer
uace. Tant que les détenus auront entre eux des communications
quotidiennes^ il en sera ainsû Se voir, et ^ paiiieF^ pous des^ crimi'^
nels» c*est conspirer, c'est s'affermir dans^ladôppavation. La prison
renvoie toe|ourB un homme plus vicieux; qiyb'elle ne l'a reçu; les plus
mauvaises natures y donnent le ton>et s'y exalleiM« par le frottements
Il faut donc séparer, isoler les détenxu^ tout Vindiqiieh C'est le seul
moyen de dissoudre les associations souterraînes, de faire tomber
en désuétude la langue des bagnes et des maisons centrales. Entre
des hommes qui ne se seront jamais aperçus^ point de, conjuration
possible, point de pacte secret. Le libéré ne tr^ouyera.phis, en quit-
tant li^ eUourrae, des complices peur pei^éyérer dans le maU des
raUieurs pour le détourner dubiea: il sera livré à ses instincts et à
ses pencbans. La réclusion- cenaUna, la» séparation ri9aiur.euse des
détenusi auront seaile»la ventai d'epéner cette dispersion de Vêlement
pénitentiaire que chaque jour la prison et le bagne versent dans la
société. Vainement esaai^rtion d'y subsUtner* df^ combinaisons ingé-
nieuses qui. laissent subsister pour les hôtes de^la mâme maison d^
détention la complicité de la vue,, du. geste et de. la parole. Pour
788 REVUE DES DEUX MONDES.
être efGcace , Fisolement doit être complet et le séquestre absolu.
Mettre les détenus en présence dans les ateliers, et leur imposer la
loi du silence, a le double inconvénient de créer une contrainte
odieuse et illusoire, et de maintenir tous les mauvais effets des com-
munications actuelles. Si Ton veut sérieusement changer de régime,
il convient d'écarter les malentendus et les fictions.
Divers reproches ont été faits à la mesure de Tisolement systéma-
tique. Cette peine est , dit-on , un épouvantail pour le criminel : elle
jette dans un sombre abattement les hommes qui supportaient avec
le plus d'insouciance les fatigues des bagnes et les travaux des mai-
sons centrales; ils ont peur du silence et de l'oubli , ils ne peuvent
s'habituer à la perspective de cette tombe anticipée. Jusqu'ici l'ob-
jection n'est pas sérieuse; elle prouve seulement que la peine a une
sanction, qu'elle inspire une terreur salutaire. L'emprisonnement
en commun n'intimidait pas, l'emprisonnement solitaire intimide;
c'est le plus bel éloge que l'on puisse faire de ce dernier moyen de
répression, et, dans la bouche des intéressés, cet éloge a plus de
valeur encore. Il est vrai qu'on accuse en outre Fisolement d'eiercer
une action funeste sur la santé et sur la raison des détenus, d'ac-
croître la moyenne de la mortalité pénitentiaire, et surtout d'engen-
drer de nombreux cas de folie et d'hébétement. Â l'appui de ce grief,
la statistique expose des calculs victorieux que détruisent les calculs
Qon moins concluans de la statistique opposée. Cette science est
coutumiére de ces luttes : il faut s'en servir avec prudence, comme
d'une arme à deux tranchans. En admettant même comme vrai un
fait suspect, quand il serait aussi prouvé qu'il l'est peu que la vie
cellulaire est moins favorable au condamné que la vie en commun,
il faudrait encore mettre en balance d'un côté l'intérêt social tout
entier, de l'autre les chances de longévité du rebut de la population.
Que tout homme ait droit à la compassion de ses semblables, rien de
mieux; mais, pour être judicieuse, cette compassion ne doit pas sa-
crifier le grand nombre au petit, la règle à l'exception. Le premier
devoir et le premier soin de toute société sont de s'épurer et de
laisser aux générations qui arrivent de meilleurs élémens que ceux
qu'elle a reçus des générations antérieures. C'est pour cela que le
châtiment a été institué, non comme une dérision, mais en vue d'in-
timider et de punir.
Quand on envisage l'ensemble des souffrances humaines, on ne
l'explique pas ces sollicitudes excessives pour les classes qui en sont
le moins dignes. En fait de sacrifices, la société en supporte de bien
LA SOCIÉTÉ BT LE SOCIAUSME. 789
plus regrettables et douloureux que ceux d'une mortalité plus grande
parmi les voleurs et les assassins. Pour Thonneur du drapeau , nos
soldats campent dans les marais pestilentiels de TAfrique, et la Cëvre
éclalrcit leurs rangs plus que la balle des Arabes. Sous nos yeux , la
partie laborieuse de la population habite tantôt des logemens sans
air ni soleil, tantôt des ateliers insalubres : à un salaire à peine suffi*
sant s'ajoutent pour elle la perspective d'une suspension de travail
et les charges de la vie de famille. Parmi ces ouvriers, il en est qui
sont voués à des métiers notoirement dangereux, comme les plom*
biers et les verriers, et pourtant on les voit se résigner courageuse-
ment et tomber à leur poste comme d'intrépides soldats. Ainsi la
société ne peut pas porter aux hommes méritans tous les secours
dont ils ont besoin : elle ne peut ni les soustraire à un milieu délé-
tère, ni les affranchir des incertitudes de l'existence; et l'on vou-
drait qu'elle épuisât, vis-à-vis du crime, la mesure des soins et des
attentions, que, non contente d'assurer aux détenus une nourriture
abondante et saine, des cellules aérées, des vétemens, un lit, des
mëdicamens au besoin, elle s'inquiétât minutieusement des consé-
quences de la réclusion et reculât devant l'idée d'augmenter d'un
ou deux pour cent le chiffre de la mortalité annuelle! Non, cette
sollicitude serait immorale et injuste : la détention doit conserver un
caractère expiatoire; en adoucir outre mesure les conditions, c'est
donner un encouragement au crime, c'est abolir la crainte du châ-
timent.
Dans l'intérêt de la sécurité publique, il est donc temps de briser
le faisceau que les malfaiteurs sont parvenus à former, et de les com-
battre par l'isolement. Une civilisation comme la nôtre ne doit pas
supporter le spectacle de cette fédération du vice qui a des points
de réunion permanens, des chefs, des espions, une hiérarchie, un
code et un idiome. Si le régime cellulaire peut, comme il y a lieu de
le croire, rompre une aussi malfaisante ligue, il importe de ne pas
en différer l'expérience. Les adversaires de l'isolement ne discutent
guère que sur des adoucissemens de détail et des difficultés d'exé-
cution. 11 est aisé de concilier ces dissidences et de trouver une
combinaison qui , sans altérer l'efficacité de ce régime, en tempère
les inconvéniens. Quel qu'en soit d'ailleurs le mode, une réforme
est urgente, surtout depuis que la littérature va prendre des héros
et des héroïnes dans les régions où l'on parie l'argot. L'affiliation des
malfaiteurs doit être anéantie : qu'on sache prendre une mesure
décisive, et bientôt elle n'existera plus que dans les romans.
IffO RBVT7E HES 'DEUX UTOWDW.
Du vice et du crime, on peut arriver sans transition à btnîsère
qui y confine par tant de points. C'est là d'ailleurs le principal chef
d'accusation qu'on fait Tdloir contre la société. La misère des classes
laborieuses est présentée comme un grief accablant pour la civilisa-
tion qui en souffre le spectacle. Des hommes généreux, des écrivains
sensés, se sont émus & ce cri , et de divers côtés on a cherché des
solutions au problème le plus épineux des temps modernes, cehii de
concilier la liberté du travail avec la continuité et la suffisance du
•salaire. Ce qu'une pareille étude a fait ressortir, c'est que, dans le
cours des temps, les classes laborieuses n'ont jamais connu qu'un
état précaire, aggravé par l'ignorance et le fanatisme. Les formules
4e civilisation, graduellement améliorées, ont adouci cette misère,
mais avec la lenteur et le calme qui président aux évolutions hu-
maines. Le travail, après avoir passé par le régime des castes de
rÉgypteet de rinde, de l'esclavage romain et du vasselage féodal,
'^' est enfin émancipé : aujourd'hui il s'appartient, il dispose de lui-
même. Dans cet état nouveau et récent , doit-on s'étonner qu'il ait
encore l'imprévoyance et la faiblesse de Tadulle? Avec le temps, l'édu-
cation du travailleur s'achèvera. 11 comprendra mieux quelle est son
importance dans l'ensemble des relations sociales, et quel rôle il lui
appartient d'y jouer. Ce n'estpas par des prétentions qu'il s'élèvera,
comme on le lui conseille aujourd'hui , mais par des services. Il serait
frange que l'émancipation demeurât stérile, quand la servitude a
été féconde. C'est faire injure aux classes laborieuses que de ie sup-
poser.
Qu'on n'aflfecte plus autant de souci pour les hommes qui vivent
du travail de leurs mains : ils trouveront leur roule d'eux-^mémes. Tb
ont la patience et le nombre; quand ils y joindront l'esprit de pré-
voyance et de conduite, toute société devra compter avec eux. On
parle d'association , de formules d'association : avant d'y songer, les
classes laborieuses ont à épuiser l'épreuve complète du régime d'af-
franchissement dans lequel elles ne sont entrées que depuis un denfi-
siècle. Toute association, -même avec des clauses disciplinaires, ne
peut être aujourd'hui qu'un contrat libre, volontaire, spontané; il
faut qu'en y entrant chaque membre sache h quoi il s'engage, quels
droits il aliène, fc quels devoirs il se soumet. Dans la masse actuelle
des ouvriers, ce -sentiment, cette conscience, n'existent pas encore.
Toute association libre les trouvera un jour dociles, le lendemain re-
belles, aussi prompts à se lier qu'à se dégager, répugnant même
aux obligations qu'ils se seront créées. £n mainte occasion, on a
LA SOCIKTE BT LE SOOALISME. 79t
cité des exemples beureax de l'asâociaUcA et des biê!ffai& qui ea
découlent, surtout au point de vue des institutions d*épargne et de
prévoyance. Il fallait ajouta qa aucune de ces créations n'a pu sur-
vivre long-temps à l'inconstance des travailleurs : cdles qui se sont
maintenues ne le doivent qu au dévouement et au zèle de quelques
honmies de cœur étrangers à la classe ouvrière. Dans létat actuel»
cette classe redoute encore moins la privation que la discipline, et ne
reconnaît, au milieu de bien des misères, qu un seul bonheur réel,
celui de n*obéir qu à elle-même. Pour mieux constater ce droit, elle
en abuse souvent au point de se nuire, comme dans les chômages
volontaires et les interruptions systématiques du travail. Les coali-
tions, dont plus d*une industrie a offert le spectacle, n*ont pas
d*autre origine que le désir de faire acte d'indépendance vis-à-vis de
rentrepreneur, et de secouer la servitude du salaire. Voilà où en sont
les cboses aux yeux des hommes qui les observent froidement : évi-
demment ce sont là des élémens réfractaires pour Tassociation, qui
demande avant tout h T individu le sacrifice de ses caprices et la fidé-
lité aux engagemens.
On a beau faire, on n'échappera pas à ce dilemme : de deux
choses Tune, ou l'association des travailleurs sera forcéCL, ou elle
sera libre. Si elle est forcée, elle rentre dans le régime des corpo-
rations d'autrefois, des jurandes et des maîtrises, c'est-à-dire dans
une organisation arbitraire du travail. A part quelques esprits en<-
thousiastes du passé , personne ne veut de ce retour à un privilège
condamné par 1 expérience (1). Reste alors l'association libre qui
manque de sanction, qui n'est qu'une lettre morte. Vainement un
écrivain (2], dont on ne peut méconnaître ni les intentions, ni les
lumières, a-t-il essayé de tracer un règlement où la liberté se con-
cilie avec la discipline, et le droit commun avec la hiérarchie. Ce
système n'a qu'un défaut, celui de stipuler dans le vide : personne
ne s'y ralliera. Tant que le travail restera Ubre, l'ouvrier préférera
l'indépendance à la solidarité.. Ce n'est jamais de plein gré que
l'homme s'impose des chaînes, même dans rintécèt.de son propre
(1) M. Rossi, en paritnt de TappreiitisfiCRe, qui était, vrtt la division arbftnim
des méiiers, le caractère disliaclif des oorpenUon aaciemies, a ditaveo la pins
grand sens : « L'a ppreD lissage n'était point établi en taveiur des ouvriers,, mais UMit
en faveur des maîtres; c'était une sorte de servitude temporaire. >^ Cette phrase
résume admirablement le vice fondamental du système des corporations.
(2) DuProgréê social, par M de LaOïreile, député dUOard. — Jttfoi^on^fof foi»
diKipUnaire dB$ olu$$e$ induMiriMlms \»T:kfm9ksm.
792 REVUE DES DEUX MONDES»
Bièn-étr? Tout avantage He eorps lui paraît vain auprès de cette lati-
tude d*action , de cette liberté de mouvement dont il jouit aujour-
d'hui. La corporation industrielle ne pouvait subsister qu*à la condi-
tion d*ôtre close et de régner despotiquement sur une profession.
Vouloir en faire quelque chose de paternel et d'accessible à toute
heure 9 sans titre particulier, sans caractère exclusif, c'est le rêve
d'un homme de bien, mais ce n'est malheureusement qu'un rêve.
Les habitudes du compagnonnage, loin, d'accuser, comme on Ta
dit, une tendance à l'association, prouvent au contraire combien il
existe d'élémens dissociables parmi les populations ouvrières. Le
compagnonnage est une institution des temps barbares fondée sur la
rivalité des corps de métier, et en vue de la guerre séculaire qu'ils
se livrent. Non-seulement elle classe chaque profession à part, mais
elle consacre des catégories dans la même profession. Au lieu du
principe de la solidarité, c'est le principe de la séparation qui y pré-
vaut. Toutes les coutumes du compagnonnage respirent une haine
farouche entre les divers corps du devoir, c'est le nom qu'ils se don-
nent. Isolés ou en bandes, les compagnons s'adressent des déGs
grossiers, se provoquent par des chansons outrageantes, et unissent
par engager des duels meurtriers ou des mêlées épouvantables. Y
a-t-il rien là-dedans qui ressemble à une association , dans la saine
acception du mot, et qui en contienne le germe? Sans doute, le com-
pagnonnage stipule un échange de secours mutuels entre les membres,
d'un même devoir, mais les traces du bien qui en résulte sont effa-
cées par un cérémonial puéril qui aboutit presque toujours à des sta-
tions prolongées dans les cabarets. £n somme, ce sont là des tradi-
tions fâcheuses, un legs de siècles peu éclairés. Au lieu de refondre
le compagnonnage, comme le voudrait un ouvrier qui a écrit un
livre sur cette institution , au lieu d'en composer l'idéal , comme l'a
fait un romancier, il y aurait plus d'avantage à l'extirper du sein des
classes laborieuses. Le compagnonnage est une sorte de guerre civile
entre les travailleurs, guerre d'autant plus opiniâtre qu'elle n'a pas
d'objet et ne saurait avoir d'issue.
Ce qui plait à l'ouvrier dans le conapagnonnage, ce qui l'attadie à
cette coutume , c'est précisément le caj;actère turbulent et agressif
qu'elle revêt. Autant il lui répugnerait de subordonner son indépen-
dance à une association calme et sensée , autant il y a d'attrait pour
lui dans ces affiliations militantes. Le bruit l'attire , les promenades
en corps de devoir, avec la canne à la main et les signes distinctifs
au chapeau, sont pour lui une grande source de jouissances. Ce que
LA SOCIÉTÉ BT LB SOCUUSm. 793
Ton entend par one association n*aiirail k sek yeoT qo'one Talent
abstraite et passive; le compagnonnage, an contraire, se produit au
soleil, s*agîte, s*escrime, a des mots de passe, des gestes mystérieux»
des pratiques particulières pour la conduite et rembauckage, en6n
tout un code et presque des rites. Cest la (rancHonaçonnerie des
dasses laborieuses : elles y tiennent précisément à cause de ces dé-
tails qu'on peut taxer de barbarie on d'enfantillage. On aurait donc
tort de voir là-dedans un acte réfléchi , susceptible de discussion et
donnant ouverture à une réforme. L*cntrainement, Texemple, Tba-
bitude, ont fondé le compagnonnage; le jour où lescJasses laborieuses
diercheront à en peser le mérite , à en raisonner les efTets , il sera
bien près de finir : tôt ou tard, le bon sens des ouvriers en fera
justice.
n ne faut ni décrier Fouvrier ni le flatter. En général, on ne garde
fias , à son égard , assez de mesure , on ne montre pas assez de jus-
tice; on le place ou trop haut ou trop bas; on va volontiers à Vex-
tréme, soit qu'on l'exalte , soit qu'on le déprécie. L'ouvrier, pris en
masse , a des vertus , des qualités qu'on ne doit pas méconnaître; il
est serviabte, désintéressé, dévoué, patient; il se résigne à une con-
dition précaire avec une philosophie qui ne se rencontre pas dans
les classes élevées; il a le sentiment de l'ordre, et, dans une certaine
mesure, celui de la dignité personnelle. Ce qui lui manque, c'est l'es-
prit de prévoyance, c'est le souci du lendemain. Dans les grands
centres industriels surtout, il travaille plutôt par boutades qu'avec
suite, et cherche dans les plaisirs du cabaret une triste diversion aux
fatigues de l'atelier. In autre travers de l'ouvrier, c'est uneg^pu-
gnance invincible et involontaire pour ce qui le domine.. Vinstinct
de l'obéissance et de la discipline ne dépasse pas, pour lui, la sphère
des devoirs directs : il accepte une hiérarchie dans le 'travail; hors
du travail , il ne reconnaît plus ni conducteurs ni maîtres. On a pu
le voir, dans ce qui touche à la politique, désavouer ceux qui par-
iaient en son nom et donner le spectacle d'une armée on les soldats
dictaient la loi aux généraux. L'ouvrir est ainsi fait : il exige tou-
jours plus qu'on ne peut lui accoi^aftt dépasse le but où l'on essaie
de le conduire. Dans Tordre i^imnef, cette jalousie, cette inquié*
fude, se retrouvent. Là, plus le patronage est immédiat, plus il parait
Intolérable. L'ouvrier qui s'est élevé au rang d'entrepreneur excite
plus de ra^jicunes que celui qui a toujours occupé cette position.
Aussi a-t-on vu ces travailleurs parvenus repoussés par leurs anciens
camarades quand il s'est agi d'organiser à Paris les conseils de prud'-
79%- REVUE DES DEUX MONDES.
hommes, sorte de juridiction de famille chargée de vider les diffé-
rends entre les ouvriers et les maîtres.
Cette question est une de celles qui ont pu mettre en relief le ca-
ractère des ouvriers. Un homme sorti de leurs rangs, un compositeur
typographe, avait fait imprimer à ses frais un petit livre où était dé-
battue cette question des conseils des prud'hommes. Les ouvriers,
quand il s'agit d'eux , ont le tort de ne pas savoir Imiiter leurs pré^
tentions. Boyer s'était montré plus sage, quoiqu'il allât encore au-
delà des concessions possibles. 11 fut désavoué par les siens, méconnu
et délaissé; il n'a pas survécu à cette épreuve, il est mort le désespoir
dans l'ame. L'organisation d'un conseil des prud'honvmes ^ même
incomplète, était pourtant un bienfait. Les grandes villes indus-
trielles de France, Lyon, Saint-Étiennc, Rouen, Reims et plusieurs
autres jouissent depuis long-temps de cette institution, qui n'a pré-
senté sur ces divers points que d'excellens résultats. Dans l'ensemiife
du royaume , le nombre des affaires vidées devant cette juridiction
exceptionnelle s'est élevé, de 1830 à 183i^, à 60,555, dont 58,380 ont
été conciliées, c'est-à-dire 29 sur 30. 56 affaires seuteraent sont arri-
vées en appel. Lyon, en 1835, a eu 3,885 contestations portées
devant le conseil des prud'hommes, sur lesquelles 3,714 ont été con-
ciliées et 172 jugées. Saint-Étienne , en 1836, sur 2,616 instances, a
compté 2,591 arrangemens et 25 jugemens. Rouen, dans le cours de
cette même année, a vu passer 1,006 afibires donnant lieu à 967 cob-
ciliaiions et à 25 jugemens. Aucun appel n'a été formé pour ces
diverses sentences, ce qui est un témoignage évident de la justiee
des décisions.
Ainsfr c'était déjà un progrès que de réaliser à Paris , dans des con-
ditions analogues , une institution qui fonctionne avec succès dans
nos premières viHes industrielles^ A l'épreuve, on aurait pu juger si
quelques améliorations étaient nécessaires, et les réaliser graduelle-
ment* Il n'en a pas été ainsi : la mesure a été livrée à la diseossiov,
et dès-lors les exigences se sont donné carrière. C'est surUraf'à
propos de la composition d^ conseils que le débat a pris de la vil^
cité. Jusqu'ici les entrepreneAcs^'industrie en ont fourni rélémeit
principal : quelques chefs d'ateuer^ contre-mattres et ouvriers pa-
tentés complètent, le personnel de ces tribunaux conciliateurs. Skins
doute l'intérêt du maître, r^résenté dans une proportion inégalé,
y conserve la haute main; mais on conçoit combien q^tte eifeon-
stanoe doit inspirer de retenue a»x manufacturiers opulens, aux no-
tabilités industridleS' 4)tte l'élection investit de ces pouvoirs. Rare-
LA soaiérÉ et le socialisme. 795
ment rouvrier aura de déni de justice à essuyer de la part de juges pa-
reils, et dans plus d'une or casion on n'épuisera pas contre lui toutes
les rigueurs du droit. Tant que reritrepreneur tiendra la position do-
minante, il en sera ainsi : la balance penchera en faveur de l'ouvrier,
et les affaires, comme le prouvent les résultats cités, n'iront pas au-
delà d'une juridiction de famille. Cependant c'est contre cette situa-
tion qu'au nom des travailleurs on s'est récemment élevé. On a
demandé que les juges fussent pris moitié parmi les maîtres, moitié
parmi les ouvriers, les ouvriers à patente étant considérés comme
des maîtres. Ainsi le conseil des prud'hommes serait partagé en deux
camps; ce qui, dans bien des cas, rendrait leur action impossible. Le
tribunal de conciliation deviendrait un tribunal passionné, et les en-
trepreneurs, plutôt que d'en subir la loi, conduiraient les ouvriers,
h grands frais, dans toute l'échelle des ressorts supérieurs. D'un
instrument de paix , on aurait fait de cette façon un instrument de
hittes. Ces prétentions n'ont pas été admises, et Paris attend encore
une juridiction des prud'hommes. Les exigences amènent inévitable-
ment de tels résultats : elles servent d'oreiller à l'indolence adminis-
trative, qui ne cherche que des prétextes pour s'abstenir de toute
innovation. L'ouvrier en porte 'la peine et recule ainsi , par un ca-
price puéril , des réformes qui lui seraient profitables.
On le voit, ce qui manque le plus aux classes laborieuses, c'est
l'esprit de calcul, c'est de savoir se contenir et se conduire. Avec le
temps, cette. éducation se complétera. La responsabilité personnelle
suppose une expérience personnelle; aucune tutelle collective ne
peut suppléer cette condition. Peu è peu et individuellement, l'ou-
vrier, averti par ses propres fautes, éclairé par la pratiqué* de la
liberté, acquerra les qualités qui lui manquent, s'élèvera à une posi-
tion chaque jour meilleure. C'est la loi des siècles, et les anomalies
actuelles , fort discutables d'ailleurs, ne sont qu'un incident fugitif
dans cette marche constante et nécessaire des choses. Le travailleur
a eu ses jours d'enfance et d'adolescence; il aura sa période de ma-
turité. C'est à lui d'entrevoir déjà cet avenir et d'y aspirer. Pour
s^n montrer dignes, il faut que les ouvriers éteignent en eux les
prétentions inquiètes et sans but, la soif des réformes impossibles,
le besoin d'agitations ruineuses. Leur principale force est dans leur
modération et dans ce travail lent qui détache incessamment de
leur classe des sujets intelKgens et laborieux pour les élever dans
l'échelle sociale. Us ont le titre de noblesse des sociétés modernes,
le travail; soldats de l'armée industrielle, leur avancement est dans
796 RBVUE DES DEUX MONDES.
leurs mains y et il n'est point de haut grade auquel ils ne puissent
prétendre. Cette ambition légitime vaut mieux que tous les rêves qui
prétendent faire de notre globe un palais d*Âlddin, et de chaque
homme un millionnaire.
Il n*est pas sans intérêt de faire remarquer de nouveau à quelles
contradictions se laissent aller les écrivains qui parlent au hasard
des classes laborieuses. D*un côté, on représente ces classes conmie
en butte à toutes les misères , en proie à toutes les dégradations.
Aucune couleur n*est assez sombre pour ces tableaux; les popula-
tions de truands n'habitaient pas, dit-on, des logemens plus infects,
n'avaient pas des mœurs plus repoussantes. Quand la description est
achevée, quand on a épuisé ce minutieux inventaire de la souffrance
et de Tabjection, on élève un cri d'accusation contre la société au
sein de laquelle de pareils symptômes se manifestent. Tel est le pre-
mier point de vue; maintenant, voici le second. Ces classes que l'on
vient de voir si abaissées se relèvent le front ceint d'une divine au-
réole. A elles toute la vertu, tout Thonneur qui se rencontrent encore
ici-bas! C'est chez elles qu'il faut chercher l'inspiration véritable, la
science supérieure; les ouvriers seuls sont de grands philosophes et
des poètes immortels. Veut-on sur les destinées à venir une révéla-
tion sûre et pertinente , c'est à un ébéniste qu'il faut la demander;
désire-t-on entendre des vers où règne le sentiment exquis de l'art,
où respirent les beautés de la nature, un tailleur de pierres a seul
aujourd'hui la puissance d'enfanter ce chef-d'œuvre. Quels rapports
n'a-t-on pas découverts entre la métaphysique sociale et la menui-
serie? Le rabot conduit directement à une intuition merveilleuse de
la marche de l'humanité, à une critique raisonnée du libre arbitre et
de la prédestination, y oyez- vous d'ici un forgeron arrêtant son souf-
flet pour discuter sur rt)bjectif de Kant et sur la hiérarchie des capa-
cités de Saint-Simon? C'est pourtant la prétention que Ton voudrait
inspirer à la classe ouvrière; on en fait une tribu de docteurs et de
rimeurs. Singuliers amis du peuple que ces écrivains qui, d'une part,
le dégradent jusqu'à la calomnie afin de le rendre plus digne de
pitié, et de l'autre, quand il a besoin de pain, l'invitent à se repaître
de fumée I
On dirait qu'on ne peut parler aujourd'hui des classes laborieuses
sans tomber dans l'un ou l'autre excès. C'est toujours et à propos de
tout la même absence de mesure. Une pareille tendance ne saurait
avoir que des résultats fort tristes. Il est dangereux^ d*inspircr aux
hommes le dégoût de leur condition et de leur faire des promesses
LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME. 707
qui ne seront pas tenues; on s*expose à les voir continuer l'utopie
dans le sens de la passion et venger leurs mécomptes par des tenta-
tives de bouleversement. Si l'ouvrier ne veut pas devenir le jouet
d'une déception amère, il faut qu'il se méfie de ses flatteurs. Son rOle
ici-bas n*est celui ni d*un héros de roman, ni d'un poète; il remplit
des fonctions plus utiles et des devoirs plus réels. Pour roman, il a
les soucis delà famille; pour poésie, il a le travail. Il y a plus d'hon-
neur pour lui , plus de profit pour le pays dans l'accomplissement
d'une tâche manuelle que dans des aspirations inquiètes vers les œu-
vres de l'esprit et la vie de l'intelligence. Le chapitre des vocations
manquées est déjà long dans la carrière des lettres : que les ouvriers
se gardent d'y ajouter une douloureuse page de plus. On ne peut pas
servir deux maîtres , et les devoirs modestes de l'homme qui vit de
ses bras sont incompatibles avec les ravages de l'orgueil littéraire.
Dans le domaine delà politique, l'ouvrier devrait également rompre
avec les conseils qui l'entraînent à des prétentions excessives. Sans
doute, les classes laborieuses comptent pour beaucoup dans l'ensemble
de la population; on ne saurait, sans aveuglement, méconnaître l'in-
fluence et les droits du nombre. Ce serait en outre un triste gage de
tranquillité que celui qui reposerait sur l'abdication complète des
masses et sur l'abrutissement qui résulte des soucis et des plaisirs
grossiers de l'existence matérielle. En France, ce rôle ne fut jamais
celui des classes laborieuses. Qui plus vivement qu'elles s'intéressa
h l'odyssée militaire de l'empire, aux rancunes contre l'invasion, au
mouvement de juillet 1830?. Où les bulletins de la grande armée
trouvèrent-ils plus de lecteurs enthousiastes, et la victoire des trois
jours plus d'énergiques coopérateurs? A toutes les époques, il en fut
ainsi : toujours le peuple, dans notre patrie, se mêla à la vie publique;
c'est là un de ses titres comme une de ses traditions. Mais il ne s'en-
suit pas que tout ouvrier doive rédiger son plan de constitution et
se retirer sur le mont Aventin, si on ne l'exécute pas à la lettre. Les
destinées de la France ne peuvent pas être à la merci des systèmes
politiques et sociaux issus des fumées du cabaret. L'avenir des ou-
vriers comme celui des maîtres, des pauvres comme des riches, est
renfermé dans l'idée du devoir, d'où découlent des habitudes d'ordre
et de discipline. Hors de là, on s'agite dans un cercle d'illusions, on
court après des fantômes.
Les rêveries de ce genre sont devenues si contagieuses, si géné-
rales de notre temps, qu'elles ont mérité les honneurs d'un nom
nouveau et désormais consacré : c'est celui de socialisme, en d'autres
TOME r. 51
798 REVUE DES DEUX MONDES.
termes Fart cTîmproviser des sociétés irréprochables. Plus d'un
esprit qui se croit sérieux a payé tribut à cette chimère : il y a au-
jourd'hui des socialistes partout, dans ie roman, dans la statis-
tique, dans la philosophie, dans Thisloire, dans Féconomie politique
et industrielle. Le mot a fait des ravages, et la chose aussi : des sectes
éphémères et bruyantes ont laissé cette empreinte avant de dis-
paraître. C'est de Vx que sont venues les déclamations contre la so-
ciété, les anathèmes tumultueux , les récriminations interminables.
Il semble qu'on les entende encore. La société est sans cœur et sanà
•entrailles; elle envoie les jeunes gens au canon, les jeunes Olles à la
prostitution; elle n'a ni soin, ni souci de la vie et de l'honneur des
créatures. Toute institution est viciée en germe; comme dans le
mauvais fruit, partout on découvre lé ver. L'adultère souille le ma-
riage, la fraude déshonore l'industrie, la haine et la jalousie enve-
niment les rapports, l'égoïsme plane sur le tout et couronne l'en-
semble des relations humaines. Ainsi du reste. On devine ce qu'un
pareil texte renferme d'amplifications et quelle masse de griefs on
peut invoquer contre une société qui n'a pas la prétention d'être
parfaite.
Il faut pourtant s'entendre: la civilisation, telle «Qu'elle existe,
n'est pas un décor d'opéra que l'on fait disparaître A*ûïk coup dé
baguette. Elle représente un ensemble de sentimens et d'intérêts
qu'il est difficile d'ébranler. On peut, en y réfléchissant, s'expliquer
les illusions des socialistes. Habitans d'un monde imaginaire ou
Tame est affranchie de toute peine, le corps de toute infirmité, îl
n'est pas surprenant qu'ils regardent avec un profond mépris ce
inonde réel que la douleur tiéfnt asservi et que le besoin assiège sous
mille formes. Mais c'est I& un état particulier de l'esprit, une foi qui
ne visite qu'un petit nombre d'ames. Le gros des intelligences ne
<:roit ni aux systèmes infaillibles, ni aux transformations soudaines.
De semblables déceptions ne sont d'ailleurs pas nouvelles. Il en est
de la régénération sociale comme de la transmutation des métaux,
que le moyen-âge regardait comme une découverte non-seulement
possible, mais prochaine. Toutes les chimères se ressemblent, et le
même sort les attend.
La société réelle a donc poursuivi tranquillement sa marche en
dépit du socialisme et des nombreuses sectes qu'il a fait éclore. Les
clameurs ne l'ont pas troublée, les injures ne l'ont pas atteinte. Au
milieu du grand mouvement de passions et d'affaires qui accompagne
la vie humaine, c'est à peine si cette petite turbulence a été remar-
LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME. fd9
quée. A tous les décliaînemens dont elle était Tobjet, la société n'a
répondu que par Tindifférence : c'est ainsi qu'elle s'est vengée. On
eût mieux aimé ses colères que son dédain : elle n'a pas donné cette
satisfaction aux hommes qui l'attaquaient par système. A quoi bon
d'ailleurs se charger d'une justice qui se faisait toute seule? A peine
édos, les systèmes se fractionnaient pour se livrer bataille. Il s'agis-
sait de renouveler la face du globe, et vingt procédés pour un étaient
offerts. Jamais autant de recettes du parfait bonheur ne furent ima-
ginées, livrées à l'essai. C'est peut-être l'embarras du choix qui a
engagé la société à rester ce qu'elle est, mêlée de mauvais et de
bon, s'appuyant sur le passé en regardant vers l'avenir. Quant aux
écoles et aux églises nouvelles, il suffisait de les laisser aux prises-^
entre elles pour les voir s'éteindre dans le choc des rivalités et les
défaillances de l'isolement.
Le socialisme avoué est donc fini ou bien près de finir; mais il
semble vouloir laisser une dernière trace dans les sciences et dans
les lettres. Bien des travaux se ressentent de cette préoccupation^
et obéissent à cet esprit. L'histoire, l'économie politique, la philoso-
phie, la médecine même, en ont été atteintes, non pas, si l'on veut,
dans les grandes écoles, mais par l'apparition de dissidens nom-
breux et résolus. Il serait trop long de riécapituler ici ce qui a été
fait sous l'empire de cette disposition : qu'il suffise de signaler trois
catégories d'écrivains qui, plus ouvertement que les autres, ont
sacrifié aux chimères et aux déclamations du socialisme. La première
comprend les statisticiens que la passion des chiffres égare; la se-
conde, les aventuriers de la pensée, rhéteurs vaniteux ou philoso-
phes empiriques; la troisième, certains romanciers toujours prêts b
abuser de la couleur. De ces trois classes, la moins excusable est sans
contredit celle des statisticiens. Personne n'a attaqué la société avec
plus de violence qu'eux , ni intenté à la civilisation, au nom de chif-
fres fort équivoques, un procès plus opiniâtre et plus brutal. Si la
statistique ne sait pas mieux se contenir, elle se fera, auprès des
esprits sérieux , tin tort irréparable. C'est une science qui renferme
des calculs et des argumens pour toutes les causes, fassent-elles dia-
métralement opposées. Les chiffres sont complaisans; ils se prêtent
aux désirs secrets de l'observateur et à la fortune des livres. On se
propose de prouver une chose, et l'on voit tout dans le sens de cette
démonstration.
C'est ce qui est arrivé pour Vétode des misères sociales. Les chif-
fres les plus affligeans, les tableaux les plus douloureux, sont devenus
51.
800 REVUE DES DEUX MONDES.
raccompagnement obligé de ce travail, et en ont composé, pour ainsi
dire, la mise en scène. Il fallait frapper, émouvoir, et, comme l'inten-
tion semblait justifier les moyens , on a évidemment forcé la preuve
et grossi l'effet. De longs cris d'alarme ont été poussés de vingt côtés;
on a dressé des tables effrayantes de la misère et de la dépravation
publique; on est allé fouiller dans toutes les sentines, afin d'arranger,
par groupes symétriques, les crimes, les vices, les douleurs, et de
présenter ensuite à la société cet effrayant et hyperbolique inven-
taire. La statistique sociale ne procède pas autrement : c'est une
science d'étalage. On dirait qu'elle veut emprunter quelque chose à
la tactique de ces mendians qui empirent l'état de leurs plaies pour
mieux exciter la pitié de la foule.
Si l'on voulait chercher, dans des publications récentes, des exem-
ples de ces écarts, le choix seul serait embarrassant. L'un de ces sta-
tisticiens, qu'une mort précoce a naguère enlevé, s'était fait un titre
spécial de la description des misères de la société anglaise; il avait
poussé ce travail jusqu'aux derniers confins de l'hyperbole. De là
ville de Londres, il n'avait vu que les cloaques, et, en copiant les
enquêtes du parlement, il s'était attaché à en reproduire la partie
la plus sombre. On sait aujourd'hui que beaucoup de misères, ainsi
décrites, n'ont existé que dans l'imagination de l'auteur ou dans
celle des hommes qu'il a consultés. Il y a, de l'autre côté du détroit,
une école de statisticiens coloristes qui a devancé et inspiré la nôtre;
c'est elle qui, dans le parlement et hors du parlement, dessert les
enquêtes rembrunies et fournit les calculs alarmans. Ordinairement
le parti religieux y joue un grand rôle et y apporte un fanatisme qui
trouble nécessairement le regard. En France, les imitateurs ajoutent
<'i cela l'ardeur naturelle de notre caractère, et le désir de faire leur
chemin par des descriptions originales et dramatiques. Ainsi s'engen-
drent et se multiplient les erreurs.
Quand la statistique française opère sur le terrain national, elle est
sujette h d'autres illusions. Jamais on ne vit aUgner des calculs avec
cette candeur, et les interpréter avec cette naïveté. Ainsi, sur quelques
renseignemens puisés à la préfecture de police, un auteur a derniè-
rement appris aux honnêtes gens de la capitale qu'ils doivent se dé-
fier de soixante-trois mille individus, vicieux ou criminels, vivant à
leurs côtés. Soixante -trois mille! pas un de plus ni de moins, c'est-
à-dire une personne sur quinze. Certes, il y a de quoi donner à ré-
fléchir à ceux qui habitent une ville où tant de corruption fermente.
L'auteur assure pourtant qu'il est discret, et qu'avec moins de ré-
LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME. 801
serve il aurait pu élever à plus de cent mille le nombre de ces êtres
dangereux. Ensuite il pose des chiffres, et quoi de plus concluant
qu*un chiffre? Nous voici donc exposés à coudoyer 63,000 suspects
dont 1,867 forçats réclusionnaires ou correctionnels, 3,500 escrocs,
7,000 protecteurs de prostituées, 1,500 vagabonds, 6,000 vdeurs,
8,000 fraudeurs, 600 receleurs et 33,000 ouvriers débauchés; le tout
au plus juste, et sans que la statistique puisse nous faire un rabais
sur ces tables de la perversité. Cest à ne pas y croire : à quelques
unités près, on sait, par exemple, qu il y a dans Paris 8,000 frau-
deurs. Qui fournit les élémens de ce nombre? Les fraudeurs, avant
d'exercer leur profession, viennent-ils prendre un numéro d'ordre et
faire leur déclaration à la police? Sérieusement il n*y a rien dans tout
cela qui ne soit hasardé et arbitraire. Il suffit pourtant que ces éva-
luations soient imprimées, qu'elles émanent d'un fonctionnaire pu-
blic, pour qu'à l'instant même on s'en empare. L'auteur n'y aura vu
sans doute qu'une distraction à des travaux administratifs, et une
occasion de se signaler par deux volumes pleins de calme et de bon-
homie; mais la déclamation s'armera de ces chiffres pour prouver que
nous vivons dans un monde infâme , et la littérature se mettra sur-
le-champ à l'unisson de cette clientelle de 63,000 scélérats.
Ce sont \h de tristes déviations : l'écrivain qui aspire à un rôle
scientifique devrait montrer plus de sang-froid et plus de discerne-
ment. Sa tâche ne consiste pas h ne voir qu'un côté des choses et à
prendre des conclusions exclusives. Son devoir est d'oublier tout,
même le succès, pour ne rechercher que la vérité. Il est l'homme de
la raison, non de la passion. Voilà cequi a manqué à divers statisti-
ciens qui se sont occupés des misères sociales : ils n*ont pas su , ni
peut-être voulu envisager complètement le problème et l'aborder
avec modération. Les écarts du sentiment et les erreurs de la co-
lère dominent leurs travaux et les laissent sans autorité. Ce sont tout
au plus des peintures de fantaisie qui ne résistent pas à l'examen le
plus superficiel. Aucun de ces écrivains, parmi les misères dont il
faisait le dénombrement, ne s'est attaché à distinguer celles qui,
provenant des vices et des folies des hommes , ont le caractère de
châtimens mérités, de celles, en bien plus petit nombre, qui déri-
vent d'une fatalité invincible et ressemblent à des défis accablans
qu'un sort ennemi envoie aux malheureux. C'est pourtant là une
distinction très essentielle à établir et une réserve importante à faire.
La compassion qui s'attache à des souffrances volontairement en-
courues ressemble à un brevet d'impunité accordé à la paresse, à la
802 REVUE DES DEUX MONDES.
débauche et à Timprévoyance. Dans tous les cas, la société n'en
saurait être responsable, et il serait puéril de vouloir mettre à sa
charge les maux qui résultent des écarts personnels et des fautes
privées.
Un autre travers dont la statistique aurait dû se défendre , c'est
rexagération; en toute chose, la mesure est inséparable delà vérité»
On s'imagine trop facilement que, pour la défense de ceux qui souf-
frent, la déclamation est permise et Tenluminure légitime. S'il y a
erreur, on croit que c'est une erreur qui honore, et que l'intention
couvre et domine le fait. Il serait temps de renoncer à ce sophisme»
L'un des principaux obstacles à toute amélioration, même de détail,
est précisément cette absence de modération et ces prétentions exces-
sives. Exagérer ce qu'il y a à faire, c'est offrir un prétexte aux hommes
qui veulent que rien ne se fasse, c'est desservir ceux qu'on prétend
secourir. Les tableaux trop rembrunis, loin d'avancer les réformes,
les éloignent et les paralysent; personne ne se charge volontiers des
entreprises hasardeuses et des cures désespérées.
Ces exagérations des statisticiens, certains philosophes' les ont
partagées, et par philosophes on entend ici ces rêveurs b la suite qui
ont essayé de toutes les chimères sans pouvoir se fixer à aucune.
Jouets d'une vanité maladive, ces hommes n'avaient ni assez de puis*
sance pour professer l'erreur, ni assez de bon sens pour servir la vérité.
Avec plus d'orgueil que de facultés, plus d'audace que de lumières,
ils étaient condamnés à se vêtir des lambeaux de vingt systèmes dis-
parates, et à s'agiter, sans jamais conclure, dans un cercle d'halln-
cinations. Les socialistes de première main, et les écoles qui en sont
issues, ont eu du moins le sentiment d'une théorie complète, 'et l'ont
développée avec une vigueur peu commune. Même en les combat-
tant, on doit rendre justice aux qualités qui les distinguent. Chez les
nouveaux socialistes, rien de pareil : les prétentions ont grandi, l'in-
telligence a disparu. L'emphase remplace l'inspiration, la médiocrité
perce sons les airs de prophète. Les uns nuisent à la cause qu'ils
veulent servir en substituant au langage de la raison les égaremens
de la colère et en distillant sur les hommes plus de fiel que n'en de«
Traient contenir des cœurs élevés. D'autres empruntent aux sectes et
aux théories sociales des combinaisons qu'ils travestissent en^ ajeih*
tant des rêveries désormais vouées à un ridicule ineffaçable. Pour
tromper les âmes crédules, ces esprits fourvoyé^ poussent des dé-
couvertes dans tous les sens, tantôt vers le mysticisme, tantôt sur le
terrain économique, heureux d'échapper ainsi à leurs incertitudes»
LA SOCIÉTÉ ET LE SOQALISME. 803
et de couvrir d'un vernis d'érudition les fluctuations et l'indigence
de leur pensée.
C'est surtout dans cet état nouveau que te socialisme est devenu
dangereux. Les véritables inventeurs, avec la foi qui les anime, ap-
pellent la discussion et ne font pas consister leur talent à la fuir. Ils
confessent hardiment, clairement, leurs doctrines, et apportent dans
le débat une sincérité qui les honore. Il n'en est pas de même des
socialistes que nous avons en vue : ils aiment à s'escrimer dans l'om-
bre, et, quand on les presse trop vivement, ils s'enveloppent de
leurs nuages. Leurs adçptes même ne réussissent pas h les tirer de
ce silence prudent, lorsque leur impatience les somme enfin de for-
muler ce qu'ils sont, ce qu'ils veulent. Que prétendent-ils donc? Réfor-
mer la société? Mais quelle est alors celle qu'ils espèrent mettre à la
place? En prendraient-ils les élémens dans la sphère des médiocrités
jalouses, des vanités implacables, des ambitions déréglées, des pré-
Tentions sans limites? A la surface de toute civilisation flottent des
illusions juvéniles et des éblouissemens de l'orgueil que Ton prend
volontiers pour de la force : est-ce sur| ces types exceptionnels que
l'on se propose de modeler l'établissement humain? On aura alors un
monde de docteurs indisciplinés et de sophistes intraitables. Livrer
le gouvernement à des esprits qui ne savent pas se gouverner eux-
mêmes, c'est une grave responsabilité et une entreprise pleine de
périls. La singulière réforme que celle qui mettrait le vertige en haut
de la hiérarchie et donnerait aux populations, comme inspirateurs et
comme guides, des hommes ivres de leurs mérites et livrés à tous les
écarts de Tamour-propre I
Dans la voie des invectives, les romanciers qui ont suivi le mou-
vement socialiste n ont pas moins d'emportement et d'opiniâtreté.
C'est là un singulier spectacle. Voici une nation qui se meut dans
la sphère de ses droits et de ses devoirs, une nation affairée et
attentive à ses intérêts, une nation passionnée et qui n'est étrangère
à aucune noble inspiration. Cette nation pense et agit, fonctionne
et travaille, obéit aux faits sans négliger les idées; elle assiste h son
propre développement, se rend compte de sa vie; elle a un senti-
ment complet de ce que sont chez elle, de ce que valent les lois,
les mœurs, les usages, les relations de famille; elle n'ignore ni les
abus ni les inconvéniens de ce régime , et les déplore sans les exa-
gérer. Acteur ou témoin, chacun, dans sa petite sphère, se crée
ainsi une opinion suffisante et acquiert la conscience entière de
l'ensemble des relations sociales. Eh bien I h côté de cette grande
804> REVUE DES DEUX MONDES.
famille, une tribu imperceptible d'écrivains prétend modifier com-
plètement Topinion que la société française doit se former d'elle-
même, créer un monde de fantaisie et le lui imposer, imaginer des
mœurs odieuses, et les lui faire accepter comme des mœurs réelles,
composer un tableau repoussant et le présenter à la ronde comme un
chef-d'œuvre d'exactitude. Telle est la comédie qui se joue et qui
n'est pas couverte d'assez de sifilets. La société, dans des heures
d'oubli, a eu la faiblesse de l'applaudir : c'est un tort dont on abuse
aujourd'hui contre elle.
Que les écrivains et les romanciers surtout y prennent garde; le
châtiment peut n'être que différé. Pour punir la calomnie et réprimer
la déclamation, la société a un moyen énergique, une arme sûre : le
délaissement. Si les romanciers font peu de cas de Testime publique,
ils ont un faible pour le succès. C'est de ce côté qu'ils seront frappés,
s'ils ne s'amendent. Les paradoxes n'amusent pas long-temps, et le
public sera bientôt saturé de peintures immorales ou grotesques.
La caricature n'a jamais été de l'art, et les débauches de la plume ne
sauraient suppléer ni à l'observation vraie, ni à l'exécution contenue.
Quel titre ont d'ailleurs ces romanciers à se dire les interprètes de
la vie réelle, et où l'auraienl-ils étudiée? Ils flétrissent la société I
Serait-ce par hasard qu'ils s'y trouvent mal à l'aise ? La société honore
le respect des engagemens, la vie de famille, la fidélité aux devoirs,
l'esprit de conduite, le désintéressement, la dignité d'état, la con-
science : est-ce \lx ce qu'on ne peut lui pardonner? et faut-il y voir
l'origine de toutes ces colères? L'insulte ne serait alors qu'une expres-
sion du dépit ou une formule du remords. Peut-être aussi, sous
l'empire de l'enivrement littéraire, les romanciers ont-ils, comme les
philosophes, rêvé les palmes de l'apostolat. Il en est aujourd'hui qui,
après avoir prostitué leur plume à d'indécentes gravelures, aspirent
aux honneurs d'un prix Monthyon et à la couronne du moraliste.
Certes, c'est là une prétention étrange de la part de ces esprits qui ont
abusé de tout, même du talent, et ont fait du commerce des lettres
l'industrie la plus éhontée et la plus vulgaire.
Les romanciers de cet ordre devenir des moralistes, des réforma-
teurs de la société 1 En vérité, la prétention est étrange, elle est
digne de notre temps. Avant de regarder autour d'elle, cette littéra-
ture aurait mieux fait peut-être de s'interroger, de sonder ses reins,
pour employer une expression biblique. Après avoir été sceptique,
railleuse, blasée en toutes choses, avide et peu scrupuleuse, il ne
lui manquerait plus que de devenir hypocrite, de prendre la morale
I
LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME. 803
en guise de manteau et la réforme sociale cwmme un dernier expé-
dient pour battre monnaie. Ce serait un scandale de plus ajouté & tant
d*autres. Moraliste, celui qui a emprunté la langue de Rabelais pour
infecter le public de récits indécens et de contes cyniques! Moraliste»
celui qui s*est fait un jeu de conclure toujours au succès et à Tim-
punité du crime! Moraliste, celui qui, après avoir composé un cha-
pelet de femmes adultères , déclare que la chute est obligée pour
toutes les fllles d'Eve, et que la chasteté, exception rare, est un mot
qui peut toujours se traduire par le manque d'occasion ! Oui , tous
moralistes, moralistes de même trempe, qui reviendront à la vertu,
si la vertu a du débit et fait mieux les choses que le vice !
La même cause a porté le roman vers la description des misères
sociales.: la vogue était acquise & de pareils tableaux. De là cette école
de coloristes dont Tidéal consiste à outrer les difformités de la nature
humaine. Autant les anciens recherchaient le beau en toutes choses,
autant cette école recherche le monstrueux; elle nous traite en con-
vives blasés dont le goât ne se réveille qu'aux ardeurs de Talcool et
au feu des épices. Les émotions violentes, les passions échevelées,
les sentimens impossibles, les imprécations, les blasphèmes, entrent
pour beaucoup dans Tart d'écrire tel qu'on le comprend aujourd'hui*
La révolte contre la société anime les conceptions les plus applaudies.
Le roman prend un caractère de protestation de plus en plus impé-
rieux et universel; il proteste contre le mariage, il proteste contre la
famille, il proteste contre la propriété, il ne lui reste plus qu'à pro-
tester contre lui-même. Partout se retrouve la prétention de rendre
la civilisation responsable des fautes de l'individu et d'abolir le devoir
personnel pour mettre tout à la charge du devoir social. Les roman-
ciers appellent cela poser des problèmes au siècle. Problème singu-
lier que celui d'organiser un monde où les passions seraient sans
frein et es fantaisies sans contrainte! La société actuelle a le tort
impardonnable de ne pas laisser aux instincts sensuels une entière
liberté; aussi, se montre-t-on inflexible à l'égard d'un régime entaché
de tant de rigorisme et d'intblérance.
Le roman ne s'en est pas tenu là; de l'élégie il est passé au drame.
Désormais ce n'est plus sur la compassion qu'il s'appuie, mais sur
l'horreur. Au lieu de parcourir les replis du cœur pour vérifier com-
bien il renferme de sentimens dépravés et d'idées malsaines, le
roman s'égare à la découverte des bouges les plus infects et des
existences les plus immondes; il se propose de prouver, par la des-
I
806 EETUE DES DBUX MONDES.
cription des mauvais Ijgpx et T usage d'un cynique idiome, jusqu'à
quel degré d'avilissement rhomnte peut descendre, et de quel igno-
ble limon il est pétri. Il n'est sorte de corruption souterraine et
d'obscénité mystérieuse dont il ne se fasse l'éclK). Les régions ou
l'on parle la langue du bagne n'ont plus de secrets pour lui; il s'est
chargé de diminuer la distance qui sépare le monde criminel du
monde élégant. C'est presqu'un cours d'éducation à l'usage des lec-
teurs de livres frivoles; ils peuvent y apprendre l'art compliqué des
effractions et des escalades. Les grands scélérats out le droit d'être
fiers de cette fortune qui leur arrive. Une tribune leur est ouverte»
un auditoire de belles dames leur est acquis I La vogue est à eux»
ils semblent l'avoir fixée et ils en abusent; ils ont des romanciers,
ils auront des poètes. Bientôt il ne leur manquera plus qu'une Iliade
où éclatent toutes les beautés de l'argot
Voilà où nous en sommes, grâce aux écarts du roman. Naguère
il se contentait de tresser des couronnes au vice; aujourd'hui U
élève un piédestal au crime. Qui peut dire où s'arrêtera cette étude
des existences exceptionnelles, cette excursion dans les repaires
du vol et de l'assassinat? Comme le meurtrier y devient intéressant 1
comme la prostituée y gagne du terrain dans l'opinion! Le meur-
trier a rinstinct profond du devoir; la prostituée respire cette grâce
frêle et délicate qui n'échoit qu'aux races privilégiées. Le roman a
si bien fait» que ces deux figures n'inspirent plus ni éloignement ni
répugnance. On s'y habitue sans peine; le suflrage des boudoirs
adopte une débauche si agréable et un attentat si charmanti De là aux
sombres épisodes ot aux expéditions sanglantes il n'y a plus que des
nuances et des transitions. On les franchit, et les coups de poignard,
le dévergondage hideux, la corruption la plus repoussante, celle de
l'enfance, sont acceptés au même titre et accueillis avec la même
faveur. L'assassin pose, et le beau monde applaudit; le malfaiteur a
son jour de Capitole^ et il y chante un hymne qui ne semble pas
près de finir^
Sérieusement, c'est là un des plus do|iIoureux spectacles auxquels
une époque puisse assister et un genre de séduction plus dangereux
qu'on ne le suppose. Il y a dans le crime on ne saurait dire quelle
volupté dépravée dont il ne faut pas réveiller le goût, et la prudence
la plus vulgaire conseille de jeter un voile sur les monstruosités ex-
ceptionnelles^ Toute civilisation a des égouts; qui ne le sait? mais
un peuple à part les habite^, et personne n'est tenu d'en visiter les
LA SOCIÉTÉ ET LE 80C1AL1SME. 807
immondes profondeurs. Croit-^n inspirer à Thorame le désir du bien,
la passion des grandes choses, en Tinitiant à des turpitudes qui ne
devraient jamais souiller son oreille ou sa rue? EstH^e là un ensei-
gnement qui puisse satisfaire autre chose qu'une misérable et futile
curiosité? Que Ton ouvre le livre où sont inscrits les grands noms
littéraires, et Ton verra si aucun d'eux a dérogé au point d'écrire une
telle histoire et de IrdCer de pareils tableaux. Deux hommes seule-
ment ont abordé cette tâche avec un succès que leurs plagiaires obtien-
dront difficilement : on les nomme Mercier et Rétif de la Bretonne.
Qu'est-il resté de leurs œuvres? Qui se souvient du Tableau de Paris,
livre pensé dans la rue et écrit sur la borne, comme le disait Rivarol?
Qui connaît les Nuits de Paris, ce cauchemar en quatorze volumes,
où l'auteur passe en revue les antres de la débauche et du crime, sans
reculer devant aucun détail, sans faire grâce au lecteur d'une seule
impureté? Ces écrivains ont été aussi les héros de leur temps. Où
sont-ils aujourd'hui, et qu'est devenue leur gloire? Ceux qui les sui-
vent et les imitent auront le même sort; rien ne vit ici-bas que par
ridée morale. Le rôle d'un écrivain n'est pas de remuer la fange de
la civilisation et de poursuivre en l'honneur du crime un idéal im-
possible et impie. C'est un soin qu'il faut laisser aux sténographes
des cours d'assises chargés de rendre le forfait dramatique et l'écha-
faud intéressant.
Est-ce là d'ailleurs qu'est la société? Ne vivons-nou$ que dans un
monde d'escrocs et de prostituées? N'y a-t-il ici-bas que-des infamies
et des guet-apens? Cette légion de mères de famille dont les joies ne
dépassent pas l'enceinte du foyer domestique, ces ménages où le tra-
vail défraie à la fois les besoins de la semaine, les plaisirs du diman-
che et l'épargne pour les vieux jours, ces millions d'hommes labo-
rieux qui portent le poids du soleil avec une persévérance admirable,
suffisent à tous leurs devoirs et meurent sans laisser la moindre tache
sur leur nom : tout cela, on l'oublie, on le dédaigne; personne n'en
tient compte, ni les romanciers, ni les philosophes, ni les sîatisticiens.
Ce que l'on recherche, ce que l'on poursuit, ce sont les diCTormités,
les exceptions. Il faut produire de l'effet, maîtriser la curiosité,
frapper des coups qui portent. De là ce monde de fantaisie substitué
au monde réel, de là cette importance excessive attribuée à quelques
existences équivoques, à quelques misères de détail, au préjudice de
l'intérêt que mérite l'ensemble et de l'opinion qu'on doit s*en former.
Il est donc temps de faire un retour sur soinnéme et de cesser un
808 RBVDB DBS DEUX MONDES.
eu où rhonneur des lettres se perdrait tout entier. Le socialisme est
fini : il faut en effacer les derniers vestiges. Assez long-temps on a
eu Texagération et l'injure à la bouche en pariant de notre régime
social : revenons à un ton plus décent et h une appréciation plus
saine. A Tenvisager de sang-froid, ce régime n*est pas ce qu'on s'ob-
stine à le faire; on le place trop bas ou l'on attend trop de lui , on
méconnaît ce qu'il a de réel, on force ce qtfil renferme d'idéal. Ce
monde, que le christianisme a bien jugé, sera éternellement le siège
de la souffrance, et, quand on songe qu'aucune classe ne se dérobe
à cette loi , que les plus puissans comme les plus humbles lui paient
un égal tribut, on s'étonne de voir encore tant de cerveaux en quête
de cette chimère que l'on nomme la perfection absolue. Sans doute,
les sociétés se civilisent et les honmies s'améliorent, mais il n'en est
pas moins évident qu'à côté d'une plaie qui se ferme, s'ouvre presque
toujours une nouvelle blessure. La souffrance morale s'accrott par-
tout où le mal physique diminue , et c'est ce phénomène seul qui
rétablit une sorte d'équilibre artificiel dans la destinée humaine.
Par-dessus tout, il importe que l'homme ne s*habitue pas à l'attente
d'un bonheur indépendant de ses efforts, et ne se berce pas de Tidée
fausse, dangereuse, que la société lui doit tout, aisance, joie, sécu-
rité, sans lui demander en retour la pratique de quelques vertus et le
triomphe sur quelques passions. Ces sorties contre la civilisation et
les misères qu'elle ne peut guérir sont autant d'excuses au relâche-
ment, autant de prétextes dont les natures vicieuses s'emparent. On
fait ainsi la partie belle aux penchans dépravés, on fournit des armes
au désordre. C'est là l'intérêt le plus pressant, celui au secours duquel
il faut se porter. Les sociétés ont sans doute encore du chemin à faire
dans la voie dès améliorations, mais ce qui a surtout besoin d'être
fortifié de nos jours, c'est le sentiment du devoir et l'empire de la
conscience.
Quand on réfléchit à la nature des publications qiii se succcèdent
depuis un certain nombre d'années, on s'étonne que la société n'en
ait pas été plus priofondément atteinte. Autrefois, l'autorité morale
émanait des écrivains, et les siècles passés ont tous obéi à Tinitiative
de quelques grands esprits. Les consciences trouvaient ainsi une
règle; l'action s'exerçait de l'éUte à la masse, du petit nombre à la
multitude. De nos jours, au lieu de céder aux écrivains, ta société
leur résiste; elle les accepte comme une distraction frivole, elle ne
subit pas leur influence. Les célébrités du paradoxe et de la décla-
mation, romanciers ou philosophes, ont eu beau l'éprouver de mille
LA SOCIÉTÉ ET LE SOaALlSME. 809
manières, l'assiéger de visions grotesques ou sombres : elle n'a pas
voulu prendre au sérieux ces débauches de Timagination. Elle n'a vu
dans ces tableaux que des fantaisies sans conséquence, elle n'a prêté
à leurs auteurs que l'intention de la divertir en passant. Plus ils sem-
blaient abonder dans le sentiment de leur importance, plus elle les
trouvait plaisans et singuliers. Les écrivains en ont été pour leurs
frais de mise en scène; & peine la société en a-t-elle été effleurée.
On dirait même que le dégoût issu de ces exagérations de la plume
a déterminé une réaction dans^ un sens inverse. A mesure que les
écarts de certains romanciers ou philosophes devenaient plus graves^
la société se contenait, se surveillait davantage; elle eût rougi de
ressembler au scandaleux portrait que l'on affichait pour le sien, elle
voulait que Terreur fût manifeste et la calomnie évidente. Dans les
relations de famille, ce contraste s'est surtout fait sentir. Jamais
cette longue accusation d'adultère qui remplit tant de volumes et
défraie tant de fictions n'a été moins justiflée; la faute n*est que
l'exception, la règle est le devoir. Il en est de même des autres dou-
leui*s, des autres plaies sociales : presque toujours la plainte porte
aujourd'hui à faux ou s'entache d'une exagération flagrante. Ainsi
la voix des écrivains résonne dans le vide et n'a plus d'échos.
Ce résultat est heureux; il prouve qu'en dehors de la vérité il peut
y avoir un succès, mais pas d'ascendant, pas d'empire sur les esprits.
Les auteurs des grandes époques ne défraient pas seulement une ra-
pide lecture; ils sont des conseils, des amis; on les consulte souvent,
on les cite, on les honore. Y a-t-tl rien de pareil aujourd'hui, et où
sont les livres qui durent? Ces romans nouveaux que la vogue adopte
s'éteignent dans le bruit qu'ils font et ne laissent aucune trace; ces
théories qui prétendent au gouvernement du monde s'éclipsent pour
faire place à d'autres chimères. De tout cela il ne reste rien, si ce
n'est le sentiment d'un oubli étemel et irrévocable. Rien ne se sou-
tient ici-bas, ne traverse les siècles que protégé par l'estime. Or, on
peut lire de pareils écrits; on ne saurait les estimer. Deux qualités
pourraient seules sauver les auteurs de l'abandon, et ils ne les ont
pas : l'une est le sentiment de l'art qu'ils sacrifient à la spéculation
littéraire; l'autre est la sincérité des convictions, évidemment com-
promise par les démentis qu'ils se donnent.
L'influence de ces écrivains est donc en pleine décadence : leur
plume expie une longue suite d'excès. Tandis que les livres se plai-
saient à calomnier la société, elle prenait le parti de se gouverner
SiO REVUE DES DEUX MONDES.
elle-même et de ne relever que de sa propre initiative. Aux reproches
d*abaisscmcDt, elle opposait de grands sentimens instinctifs et des
vertus pratiques. En vain le socialisme Ta-t-il violentée, injuriée;
elle n'a pas cédé aux violences, elle a souri aux injures; elle avait k
conscience de sa force et celle de la faiblesse de ses ennemis. Pour
les réduire au^ silence, il eût fallu peu d*efforts; elle n'a pas daigné
prendre cette peine; elle était trop haut, eux trop bas. Si les enfans
perdus de la philosophie, du roman et de la statistique veulent con-
tinuer cette croisade insensée, la société les laissera achever leur
suicide sans s'émouvoir, sans s'irriter. A une démence obstinée et
volontaire, elle ne doit répondre que par la pitié et le dédain. Tout
<ie qu'elle peut faire, c'est de souhaiter à ses détracteurs un peu de
ce bon sens, présent du ciel, et dont il est plus avare qu'on ne se
l'imagine. Le bon sens quitte toujours les hommes qui s*enivrent
d'eux-mêmes et de leurs idées : c'est le premier châtimeat de leur
vanité et la cause d'une irrémédiable impuissance.
Louis Reybaud.
LE MONDE
GRÉCO-SLAVE
V.»
Les hiri. — ffs'ire du pniicg Mikh
I.
Limité à l'oaest par la Sere et la I)rina , au nord par le Danube, à
Test par le Timok , aa sud par la Bosnie et la Macédoine, le petit état
qui depuis 1830 s'appeHe principauté de Serbie n'occupe qu*un ter-
ritoire de treize cents lieues carrées, et ne compte que cinq ou six
cent mille habitans au lieu d*un million , comme le prétendent les
voyageurs. On ne peut guère voir, dans rétablissement de celte
principauté, que la première concession faite par les maîtres déchu»
de l'empire turc aux plus impatiens d*entre ces cinq millions d'op-
primés dont se compose aujourd'hui la race serbe. Enhardi par le
succès et devenant de jour en jour plus dignes de la liberté, les
(I) Vorez les livraisons des 1«' février, t« juin, l«r août ei 15 décembre 1842.
812 REVUE DES DEUX MONDES.
Serbes ne tarderont pas à arracher au sultan des concessions nou-
velles. La principauté de Serbie ne forme donc que Fembryon d'un
royaume destiné à devenir un jour vaste et puissant, s'il atteint les
limites physiques qu'assignent à la race qui Thabite les montagnes
grecques et la mer Adriatique.
Hors du pays proprement nommé Serbie vivent plusieurs millions
d'hommes, les uns catholiques romains, les autres schismatiques, mais
tous frères, et qui, après avoir eu long-temps un même gouverne-
ment, font, depuis un demi-siècle, d'obscurs, mais héroïques efforts,
pour reconquérir sinon une indépendance complète, au moins leur
nationalité. Ces hommes qui tournent les yeux vers la principauté
serbe comme sur un fanal de salut sont malheureusement dispersés
sur un territoire fort étroit et démesurément long. La race serbe
occupe le tiers de la Turquie d'Europe et tout le midi de la Hongrie.
En Turquie, ses provinces sont la Bosnie, la Hertsegovine, une partie
de la Macédoine, le nord-est de l'Albanie, le Tsernogore, et la prin-
cipauté spécialement nommée Serbie; dans l'empire d'Autriche, le
Serbe habite la Dalmatie, la Croatie, la Slavonie, une partie de l'Is-^
trie, les frontières militaires, le Banat, la Syrmie, et le littoral du
Danube depuis la Batchka jusqu'à Saint-André, près Ofen. Toutes
ces provinces composaient au moyen-âge une unité nationale si forte,
que les krals^ ou rois serbes, prirent quelque temps le titre d'empe-
reurs d'Orient, et que, pour les abaisser, il fallut une coalition de
leurs voisins, comme plus tard pour la Pologne, Puisque cette race
ainsi décimée compte encore aujourd'hui cinq millions d'individus,
n'est-il pas à croire que si jamais elle parvenait à renouer par une
confédération ses membres dispersés et à obtenir une existence moins
précaire, elle doublerait bientôt le nombre de ses enfans?
Sous la domination turque, la principauté de Serbie était divisée
en douze pachaliks ou nahias, qui avaient pour chefs-lieux Belgrad,
Chabats, Valiévo, Sokol, Oujitsa, Pojega, Roudnik, Kragouïevats,
lagodina, Grotska, Smederevo et Tjoupria (1). Ces douze villes, unies .
. entre elles par un réseau de douze cent trente-un villages, relevaient
toutes d'un visir suprême, qui siégeait dans la citadelle de Belgrad.
Aujourd'hui des gouverneurs nationaux ont remplacé les pachas, et
es Turcs n'occupent plus qu'au nombre de quelques milliers les for-
(1) Nous écrivons ces noms et tous les mots serbes comme ils sont écrits par les
iniigènes, sans nous conformer à Torlhographc vicieuse adoptée par nos journaux
Cl nos voyageurs.
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 813
teresscs de Belgrad, Smederevo et Sokol, ruines féodales à ponts-
levîs, t'i portes de fer, h murs minces et très hauts, flanqués de petites
tourelles rondes qui surplombent au haut des remparts comme des
nids dhirondelles, et ne résisteraient pas aux boulets. Le fort même
de Sokol, réputé imprenable parce que le rocher qui le porte se cache /
dans les nuages, serait canonné et réduit en poudre avant une heure
par des batteries placées sur les pics calcaires qui le dominent. Aussi
les garnisons turques de ces châteaux, se voyanttout-à-fait à la merci
des Serbes, se gardent bien de les molester.
La Serbie actuelle se divise en dix-sept nahias ou départemens, qui
sont ceux de Kragouïevats, Roudnik, Chabats, Valiévo, Tchatchak,
Oujîtsa, Belgrad, Pojarevats, Smederevo, Tjoupria, Alexinats, et les
six nouveaux districts cédés par la Turquie, c'est-à-dire la Kralna^
la Ïserna-Rieka , les deux cercles de Krouchevats ou de Parakine, le
Stari-Vlah et le Podrinski, ou pays de la Drina. Si Ton excepte Bel-
grad , peuplée d*à peu près seize mille âmes, Oujitsa , qui en contient
cinq mille, et lagodina, qui paraît en avoir autant, les autres chefs-
lieux n'ont pas plus de deux mille habitans. En général, les villes
serbes ne sont que des amas de huttes ou de boutiques en bois,
ceintes d'un talus palissade, et qu'aucune voie régulière n'unit entre
elles, car les chemins de ce pays ne sont encore que des sentiers à
peine tracés par monts et vallées. Cependant la grande route d'Au-
triche à Constantinople passe par lagodina, Tjoupria, Deligrad, Alexi-
nats et Nicha , et anime ces déserts, où le mouvement des voyageurs
a développé quelque industrie. Il y a en outre des chaussées peu
étendues, où les voilures pourraient passer, comme celle qui va de
Belgrad à Smederevo, à Chabats, et par Valiévo jusqu'en Bosnie.
Quant à l'intérieur du pays, il reste encore impénétrable pour tout
étranger accoutumé au comfort européen. Les rives du Danube pré-
sentent plus de facilités pour la circulation ; mais l'AutKche, qui a
ouvert les nouvelles voies de communication par le Danube, est aussi
la seule qui en profite, et la Serbie, n'ayant pas encore un seul ba-
teau ù vapeur, est forcée de livrer aux exploitateurs autrichiens tout
ce beau littoral qui s'étend de Belgrad à Vidin, et dont la fécondité
faisait dire, il y a quelques mois, à un voyageur : crOn ne saurait
trouver une contrée plus riche des dons de la nature, plus agréable-
ment accidentée, plus heureusement mêlée de bois et de terres la-
bourables, mieux arrosée, mieux partagée sous tous les rapports. Je
me bornerai à citer la délicieuse vallée de Tlpek, si mal indiquée sur
TOME 1. M
814 REVUE DES DEUX MONDES.
les cartes (l), et qui pourrait soutenir la comparaison avec la Limagne
et le Grésivaudan. » Il eût fallu ajouter que cette Limagne et ce
Grésivaudan de la Turquie sont encore couverts de forêts, et qu*on
n*y rencontre guère que des pâtres. C'est pourquoi le commerce de
la principauté ne consislie qu'en bestiaux» dont la plus grande partie
s'exporte sur les marchés d'Allemagne.
Le seul entrepôt important du pays est Belgrade qui, comme ville
turque, n'offre plus que de lugubres ruines, et comme ville slave
n'est encore qu'au berceau. Mais ce nid d'aiglom blancs battus de
V orage, conune disent \à%piesmasy semble destiné à jouer encore dans
l'avenir un rôle non moins important que celui qu'il jouait il y a cent
ans, alors qu'il était le rendez-vous des armées de l'Europe et de
l'Asie. Si au contraire la paix subsiste, Pestta, Belgrad et Gaiats, foyer»
de trois nationalités renouvelées, pourront un jour, i)ar la navigation
à la vapeur, rivaliser avec les ports les plus florissans de l'Europe.
Une route à l'européenne censée large de seize toises , mais en-
vahie par le gazon et pleine de fondrières dans les temps pluvieux,
est à la rigueur praticable pour les voitures , et peut mener les tou-
ristes de Belgrad à Kragouïevats. Cette petite capitale de la dynastie
déchue se compose à peine de trois cents maisons. Dominée par plu-
sieurs collines, elle ne peut être défendue; mais ses habitans trouvent
une forteresse naturelle dans le mont Koudnik, aux contreforts cou-
verts d'immenses forêts, et entourés d'abîmes infranchissables pour
l'ennemi. Le konak de Miloch et de ses enfans est maintenant désert;
il a été peint à fresque par des artistes serbes qui y ont représenté
des scènes bizarres de la vie militaire et domestique; la salle du divau
a gardé ses tapis et ses riches tentures. De la cour, défendue par
de hautes palissades, on entre dans la petite mosquée que Miloch fit
construire pour ses chers Ottomans. L'église renferme toujours les
trônes des deux représentans de l'église et de l'état : le vladika et le
kniaze; le trône du kniaze ou prince temporel , richement décoré et
surmonté des armoiries serbes, porte en slavon ces mots : Ton zèle, 6
Seigneur! me dévore tous les jours de ma vie, formule sacramentelle
écrite au diadème de chaque roi-pontife. Tous ces monumens ont
été laissés, depuis la dernière révolution, dans un abandon complet*
Le gymnase serbe continue seul imperturbablement ses cours de phi-
(I) Bf. Blancpii , que nous cUon» ici, paraît confondre la vallée du Pck avec celle
d'Ipok , OMi^ant reaUfiÈr ainsi Une erreur des géographes.
i
LE MONDE GJaÉCO-SLAYE. 815
losophîe, de grec, de mathématiques, termes un peu ambitieux pour
qui sait à quoi ces cours se réduisent; mais là du moins Tétude n'est
pas mise, comme dans TËurope civilisée, au nombre des jouissances
coûteuses. Les pâtres quittent leurs troupeaux et viennent sur les
bancs apprendre gratuitement les églogues de Virgile et les rapsodies
d'Homère. Le pauvre, qui ne peut se nourrir lui-même, se met au
service d'un marchand et soigne sa boutique ou bêche son jardin;
cette tâche remplie, il peut, aux heures des leçons, siéger en classe
quelquefois au-dessus des fils du sénateur. Le soir, on rencontre ,
dans les bois voisins ou sur les bords du torrent de la Lepenitsa, ces
grossiers enfans des muses encore dans leurs haillons de bergers et
souvent déjà vieux. Récitant à haute voix leurs leçons, ils s'épuisent
à introduire dans leur dure cervelle les mystères de la science ou de
la poésie classique. L'avenir n'aura-t41 pas une récompense pour ces
obscurs et patiens efforts?
Les habitans des villes ont subi la double et fatale influence des
mœurs turques et du luxe allemand; seuls les habitans des campa-
gnes ont conservé dans toute sa force le type de la nationalité serbe,
type éminemment oriental, par cela même qu'il est profondément
slave. L'esprit de tribu, ce principe des sociétés asiatiques, n'est
point encore éteint dans la Serbie; on y voit, dans certains districts,
les familles alliées se grouper en confréries [bratstva). Chacune de
ces confréries ou tribus a un président qui, sous le nom de knèse ou
hospodavy est à la fois le juge-de-paix et le patriarche de toute la kné-
jine ou du district que possède la tribu. La dignité de knèze est dans
certains lieux élective, dans d'autres héréditaire; mais cette hérédité
ne constitue nullement une noblesse territoriale, puisque le même
sang coule dans les veines de tous les enfans de la tribu > qui ne for-
ment qu'une Tamille et sont tous également nobles : aussi voit-on les
sociétés ainsi organisées tendre à la démocratie. En effet, si le sys-
tème aristocratique est ordinairement le fruit de la conquête et de
l'oppression exercée par une race guerrière, la vie de tribu semble
l'état primitif des peuples encore libres du joug étranger. On retrouve
cette organisation patriarcale chez toutes les races autochtones d'Eu-
rope, les Ibères, les Gaulois, et même chez les premiers citoyens de
Rome, où les tribus, sous le nom de familles Tarquinia, Fabia, Ap-
pia, etc., formaient la base de l'organisation des curies et le rempart
des libertés populaires. La vie de tribu développe, avec les progrès
de la civilisation , un puissant élément municipal qui est la plus forte
garantie des nationalités. Cette forme vénérable et naïve de nos pre-
52.
816 RBYUB DES DEUX MONDES.
mières sociétés ne se retrouve plus aujourd'hui qu'en Turquie, et
ceux même qui Tont conservée s'agitent dans un tel chaos moral, el
sacrifient tellement, pour la plupart, aux théories sociales étrangères,
qu'on ne peut guère s'attendre à voir l'esprit de tribu conserver
long-temps son influence au sein du monde européen. Le pays où
cet esprit se maintient le plus vivace est le Tsernogore; aussi la race
serbe a-t-elle dans cette montagne un caractère particulier de force
et d'audace. Sur le Danube, au contraire, l'énergie nationale est
comme paralysée par l'influence prépondérante des idées allemandes.
De là les luttes incessantes des Serbes danubiens contre leurs com-
patriotes des montagnes.
Néanmoins, comme jamais un peuple ne renie entièrement sa
nature , des traces de la vie de tribu se retrouvent encore , nous le
répétons, même dans la Serbie danubienne. La population cham-
pêtre s'y agglomère instinctivement par groupes de familles , dont
chacun se choisit un représentant, un chef ou hospodar. Hais amenés
par l'exemple des boyards valaques et des magnats hongrois à mé-
connaître les devoirs qui lient un père de tribu à ses fils adopttfs, les
hospodars tendent à s'isder du peuple. D'un autre côté, le pouvoir
central du pays, frappé des avantages de la police européenne,
cherche à établir l'égalité des pères et des enfans, ou, en d'autres
termes, à gouverner par une administration uniforme le peuple et
les hospodars. Il abolit les privilèges des chefs populaires, donnant
aux viUes et aux villages des knèzes et des emploi choisis hors de
leur sein; en un mot, il tranche de l'absolutisme, au lieu d*exercer
l'autorité d'une pacifique présidence sur les chefs de tribus, sur ces
pasteurs du peuple, groupés autour de l'hospodar suprême comme
les rob de l'Iliade autour d'Agamemnon. Qu'un homme d'Occident
sourie à l'idée de cette organisation homérique, rien de mieux; mais
ce dédain superbe ne peut convenir au chef de la Serbie. Des exem-
ples prouvent que le peuple ne laissera jamais impunément outrager
ses vieilles coutumes. Miloch, à part ses nombreux actes de tyrannie»
serait tombé, par cette seule cause qu'il combattait la vie de trilni>
et ne sentait pas que les Serbes sont, comme l'a dit un auteur mu-
sulman, les Arabes d* Europe.
Ce peuple, qui a pour trait distinctif un amour exalté de l'indC-
pendance, et que des publicistes slaves appellent la nation la pha
démocratique de V Orient ^ forme en effet une véritable république;
seulement c'est une république orientale, qui n'exclut point, comme
les démocraties européennes, la subordination de soi-même à la fa-
LE MONDE 6RÉCO*«LATE. 817
mille dont on est membre. L'égalité dont les Serbes sont avides ne
consiste point à se ravaler tous an rang de vilainsy mais à se croire tous
gentilshommes. Je demandais & ces paysans s'il y a des nobles parmi
eux : « Oui, me répondaient-ils, nous le sommes tous [mi smo svi
blagorodni ). » L'bospodar n'est pas plus illustre que ceux dont il
gère les intérêts» et qui, s'il administre mal» élisent à sa place ou son
fils ou un autre de ses parens. Le môme droit qu'il exerce sur ses
hospodars particuliers, ce peuple l'a toujours exercé à l'égard de
rbospodar suprême, tout en reconnaissant l'hérédité dynastique.
Rebelle à tout joug, sans journaux, sans capitale qui lui serve de
forum, il dicte la loi à ses maîtres. L'énergie du Serbe, comme celle
du lion, ne se révèle pas au premier abord; c'est sans émotion et
sans bruit qu'il accomplit les choses les plus difficiles. Une pensée
nouvelle, un vœu populaire, volent, comme par des télégraphes
invisibles, d'un village à l'autre. Alors commencent ces sourdes
rumeurs si connues de ceux qui ont habité l'Orient, et si lentes <à
grandir avant d'éclater un jour comme la foudre. Une indomptable
fierté, un grand amour de la patrie et de la gloire, une fougue qui
n'exclut point la patience, telles sont en résumé les qualités du peuple
serbe.
II-
L'histoire civile des contrées qui devinrent, en 1830, la princi-
pauté de Serbie, commence en 1804, inunédiatement après la prise
de Belgrad par Tsemi-George et les hafdouks confédérés. La mission
émancipatrice de ces généreux brigands venait de s'accomplir; et les
propriétaires, auparavant humbles flatteurs des Turcs, s'élancèrent
pour recueillir lé fruit du sang versé par les en/ans nus (prolétaires
de l'Orient). C'eût été aux chefs de famille d'achever Tœuvre com-
mencée par les haîdouks , il eût fallu réorganiser les vieilles tribus
dissoutes par les Osmanlis; mais ces tribus étaient devenues des corn-
paguies de soldats, obéissant chacune à son fH)fet;oife(chef de combat].
Ce furent donc ces vofevodes qui, après la guerre, passèrent au rang
de knèzes ou chefs civils. Ne reposant point sur le culte des aïeux ,
comme dans les tribus proprement dites, la puissance de ces knèzes
improvisés n'avait d'autre base que la richesse, et, pour s'assurer ce
moyen d'influence, la plupart d'entre eux commirent des atrocités
dans leur patrie reconquise. Après avoir été emportée d!assaut,« Bel-
grad resta plusieurs jours abandonnée au pillage; pour pouvoir s'ap-^
818 RB¥/UB BBS DBUS MÛNBES.
proprier plus complëtemeRt tous les trésors eotassés^puis des siècles
dans les konaks des ^his, les hospodars excitaient le fanatisme de
leurs bandes. Tout Turc qui refusait le baptême périssait dans les
plus cruelles tortures; les enfans étaient coupés en morceaux, les
femmes éventrées ou réduites en esclavage» au nom du Christ. Bientôt
on ne vit phis dans toute la Serbie un seul Turc. Mais cette victoire
ne profita qu'aux chefs, et ^uand il 6*agit d'organiser le nouveau gou-
vernement, ce fut une oligarchie qui sortit de ce chaos.
Chaque voïevode conserva Tautorité civile sur le district qu'il avait
conquis, et s'y fit obéir à l'aide de ses tnomkes, gardes qui , nourris
par lui, le défendaient envers et contre tous, et le soutenaient eomme
leSv vassaux nobles de la féodalité défendaient leurs suzerains. Le
peuple , qui avait fait la guerre à ses frais sans demander la nooindre
solde , restait indigent après comme avant le triomphe , se rq[>08ant
avec confiance sur l'égaKté de droits qui allait exister entre les riches
et les pauvres, jusqu'alors réunis par l'égalité de l'oppression. En
attendant, les chefs militaires accaparaient les^ahiliks et les anciens
biens nationaux confisqués sur les Turcs. Bientôt ces diefs grossiers
en vinrent h menacer la liberté publique. Ils parurent armés aux as-
semblées nationales, et entravèrent par la violence les discussions
des diètes; ils allèrent jusqu'à exiger des paysans dans quelques nahias
la dîme et les rabotes (corvées), comme sous les Turcs. La féodalité,
qui naît ordinairement de la conquête, allait naître pour la Serbie
de son émancipation même. Le peuple, indignéyse coalisa contre les
hospodars, et après plus d'une lutte sanglante, il investit de la dic-
tature le roi des haîdouks , le père des prolétaires , George le noir
ou le proscrit.
Ce triomphe de la volonté populaire était un coup terrible porté à
la souveraineté des hospodars. Mais le parti vaincu ne se laissa point
abattre; il se hâta d'invoquer l'ordre légal, et du consentement même
du nouveau dictateur, les hospodars envoyèrent, en 1805, demander
secours et conseil au tsar russe. Leur député fut le prota (surchipope)
Mathieu Nenadovitj. Ce jeune homme possédait à la fois lés sympa-
thies du parti des hospodars et du parti populaire. Son père, Alexa,
déserteur d'un des régimens iliriens que l'empereur Joseph envoyait
contre la France, était passé dans la sauvage Serbie, où, sachant lire
et écrire , il avait été reçu comme un grand homme. Devenu knèze
de Yaliévo, il s'était fait bénir dans toute sa nahia; aussi lés Turcs,
-après avoir plusieurs fois tenté d'assassiner Alexa, l'avaient-ib enfin,
iors de l'insurrecËon , choisi pour leur première victime. Le fSs de
LE JfONDB GAÉCO^LAVS. 819
ce martyr de la patrie , adopté par son oncle, Jacob Nenadovitj , suc-
cesseur d'Alexa à Valiévo, et le plus influent de tous les bospodars^
partit donc pour Pétersbourg. Mathieu Nenadovii] se mit seul en
route, ne sachant aucune langue étrangère , mais guidé par son bon
sens à travers les nations. Arrivé devant Tautocrate , il lui remit ses
lettres; on lui répondit de faire établir par les hospodars un sénat, et
qu'à cette condition la Russie soutiendrait les Serbes. Le jeune
protùf passant par Charkov pour regagner la Serbie, y rencontra un
compatriote nommé Pbilippovitj^ homme Jkistftuit, qui occupait la
chaire 4e droit à Tuniver^té de cette ville. H réussit à enflammer le
patriotisme de Philippovitj , qu'il décida à le suivre en Serbie. Re-
venus dans leur pays, les deux Serbes obtinrent fadiiementde George
rinstltution d'un soviet (sénat) de douze membres, représentant les
douze nabias ou départemens de la nouvelle répubU<|ue. Telle fut
l'origine de l'assemblée qui était appelée à doter la Serbie d'une orga-
nisation politique. Chargés de défendre les droits de tous et de
chacun contre la violence des chefs militaires, les sovieimks (séna-
teurs) avaient bien été élus par le peuple, mais sous l'iiifluence des
hospodars, dont ils étaient plus ou moins les créatures. Le peuple
n*eut donc, comme par le passé, qu'un seul représentant, le dictateur
qu'il avait intronisé de force , et contre qui les hospodars se tenaient
ligués au nom de l'ordre civil. Ainsi^ par une déplorable fiction^ ce
sénat, institué pour défendre les libertés du peuple^ était sans cesse
poussé à agir contre le plus sincère défenseur du peuple , George-
le-Noir.
Cependant il faut rendre justice aux louables intentions des pre-
miers sovietniks. Ils firent cesser le règne du glaive; ils établirent
dans chacune des douze nabias un tribunal de première instance
qu'ils surveillaient, et auquel on pouvait appeler du jugement des
kmètes (juges de village); ils réglèrent l'impôt, les taxes pour les
églises, et décrétèrent la vente des biens tuccs des villes. Aucun
d'eux ne savait écrire, si ce n'est leur président, le prota Nenadovitj ;
ces dépositaires du pouvoir supcôme tenaient leurs séances au milieu
des ruines du vieux monastère de Rlagoviechtenié , dans la Chou-
madia. Assis en cercle et les jambes croisées sur ie$ nattes, ces
vieillards n'avaient ni gardes ni domestiquas; 4ak leur eiM^oyait leur
nourritune des viUages voisins, et parloir, «luapd la guarre contre
les Turcs absorbait toute l'activité du peiiple» QR laissait ces législa-
teurs des semaines entières sans autre atiment 4}ue les fèves cuites
et la slivovitsa. Chassé deses ruines par «des cûntcamarchesde iroupes^
820 RBVCB DES DEUX MONDES.
le sénat transportait dans les forêts son tribunal souverain et le siège
légal de la liberté serbe.
Le secrétaire de ce corps avait d'abord été Philîppovitj. Cet homme
intègre, qui mourut trop tôt, fut remplacé dans la rédaction des
actes par Tbabile lougovitj , que son dévouement au chef du peuple
fit, à tort ou à raison, passer pour un intrigant. An fond, chacun des
sovietniks n'était guère que l'organe législatif d'nn des chefs mili-
taires, devenus , sons le nom de hospodars , gouverneurs civils, et
qui régnaient en hauts justiciers, chacun dans la nahia délivrée par
ses armes : Milenko à Pojarevats, Pierre Dobriniats à Poretch, Y ouitsa
à Smederevo, Ressavats à lagodina, Milane Obrenovitj à Roudnik,
George-le-Noir à Belgrad et à Kragouïevats, et enfin Jacob Nenadovitj
h Yaliévo et dans les nahias du sud. Ce dernier chef était le plus
puissant de tous après George. Ces gouverneurs importunaient le
sénat d'exigences sans cesse renaissantes, et aigrissaient le dictateur
George au point qu'un jour il osa, comme Napoléon, assiéger ce con-
seil des anciens, et, en faisant appuyer aux barreaux des fenêtres de
la salle les canons des carabines de ses soldats, il apprit au corps
souverain à respecter la force.
Cependant il y avait une autorité devant laquelle s'inclinaient le
dictateur, le sénat et tous les hospodars de la république : c'était la
skoupchtina (assemblée nationale), qui venait tous les ans rétablir
l'équilibre rompu entre la robe et l'épée, et prononcer en dernier
ressort sur les débats que le sénat n'avait pas eu la puissance de ter-
miner : s'il s'agissait d'un grand criminel, la nation le jugeait et
l'exécutait sur l'heure, ou s'il s'était retranché dans quelque mon-
tagne, il était poursuivi et traqué avec les siens jusqu'à son exter-
mination. Ainsi tout se décidait par la majorité, mais par la majorité
armée.
L'assemblée générale de cette république militaire était souvent,
comme celles de la vieille Pologne et des comitats hongrois actuels,
obligée, pour se faire obéir, de tirer l'épée contre les récalcitrans.
Tout Serbe quelconque avait le droit d'y venir voter, mais chacun
se rangeait d'ordinaire sous le vote de son hospodar, et se battait
même pour lui au besoin, comme les petits gentilshommes de Po-
logne ou de Hongrie pour leurs magnats. La skoupchtina ne pré-
sentait donc pas à la liberté individuelle des garanties beaucoup
plus sûres que le soviet : une véritable représentation nationale était
encore irréalisable en Serbie; il n'y avait de possible que la repré-
sentation des localités ou tribus près du pouvoir central par des
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 821
députés formant le sénat. Malheureusement les membres de ce
sénat, d'accord sur les points généraux, étaient entraînés à des
discussions violentes dès que les intérêts de leurs tribus se trou-
vaient eu lutte. En outre, un hospodar dans son canton, entouré
de ses nombreux cliens, ne devait pas se croire battu, parce que
son représentant au sénat avait le dessous. Quant au dictateur, son
autorité était toute militaire; il n'était vis-à-vis des citoyens qu*un
hospodar au niveau des autres, et ne gardait sa prépondérance qu'en
rattachant à sa cause les plus influens des sovietniks<
Parmi les amis de George-le-Noir se signalaient Miloîé et Mladen
Milovanovitj de Kragouïcvats, auxquels il avait affermé la douane
et le monopole du commerce d'exportation. Ces deux haîdouks, en-
richis au pillage de Belgrad, vivaient en pobratims (frères adoptifs),
avaient mis en commun leur immense fortune, et l'augmentaient
tous les jours par l'achat des meilleures maisons de Belgrad et des
plus riches terres d'alentour, dont ils forçaient les propriétaires à se
déposséder au plus bas prix. Mladen était en outre le plus éloquent
de tous les Serbes. Ce puissant orateur avait acquis sur ses collègues
un ascendant irrésistible, et dès 1807 il tenait tellement toutes les
affaires entre ses mains, qu'on disait qu'il formait à lui seul le sénat.
Mais ses deux rivaux de tribune, Avraro Loukitj de Roudnik et
lovane Protitj de Pojarevats, l'attaquèrent un jour avec tant de vio-
lence, que le sénat ligué souscrivit un acte qui forçait Mladen à
quitter Belgrad. Tserni-George dut céder, et chargea son ami dis-
gracié de conduire à Deligrad le corps de troupes appelé les bekiars.
Dès-lors le dictateur ne fut plus défendu au sénat que par le secré-
taire lougovitj , qui assuma sur lui toute la haine des chefs serbes.
Les hospodars songeaient avant tout à garder leurs richesses nou-
vellement acquises, et craignant qu'un gouvernement indigène ne
leur en contestât la légitime possession. Ils tendaient, peut-être sans
se l'avouer clairement, à incorporer de nom eau la Serbie à une mo-
narchie voisine. Ces hommes, qu'on pourrait appeler le parti riche^
se divisaient en deux camps : l'un désirait le joug russe; l'autre, sous
Léonti, le métropolite grec de Belgrad, voulait retourner au sultan,
et lui demander pour gouverneur un Fanariote. Ces deux fractions
du parti riche aspiraient également aux droits des boyards, et pour
fonder une classe patricienne, ils allaient jusqu'à compromettre Tin-
dépendance de leur patrie. Le parti des pauvres seul restait ferme-
ment attaché à la défense de sa nationalité, et, sans être ennemi de
l'ordre civil, sentait la nécesiité d'une dictature jusqu'à ce que le
829 KEVm DBS DEUX MOXDES.
peuple eût atteint ses frontières et sa constitution naturelles. Mais
Tserni-George, l'idole du parti pauvre, aralt le malheur de ne pas se
préoccuper assez de Texhlence de ces deux ftictîons. Dans sa géné-
reuse impréroyance, il nommait aux premières dignités des individus
du parti contraire au sien, et qui, une fois installés, ne voulaient plus
s'entendre avec les hommes du dictateur. En outre la faction plé-
béienne, eneçre trop faiblement organisée pour se mouvoir elle-
même, n'était défendue que par des riches, MIaden et autres, qui
n*avaient que peu de zèle pour sa cause, et qui en mainte circon-
stance la sacrifiaient à leurs propres intérêts.
Dans l'impossibilité de s'entendre, les deux partis ^roulurent re-
courir à une intervention étrangère. Dosilhée Obradovîtj , qui avait
fondé les écoles et la littérature nationale, qui par ses services avait
acquis une grande influence au sénat, obtint qu'une députation par-
tirait pour Trieste, chargée de remettre au gouverneur français des
provinces iByriennes une lettre du gouvernement seite. Cette lettre
en serbe, avec traduction italienne, offrait à la France le protectorat
des Slaves de Turquie. Préoccupé de choses plus grandes. Napoléon
ne s'aperçut pas de l'importance de cette proposition, et ne fit pas,
pour appuyer la Serbie, tout ce qu'une sage politique aurait dû se
proposer; Il se contenta d'envoyer un sabre d'honneur à Tserni-
George, en lui exprimant son admiration pour ses exploits. D'un
autre côté, l'Autriche traitait comme rebelles George et les siens, et
refusait de négocier avec eux. Abandonnés de tout TOccident, les
Serbes n'étaient encouragés dans leur lutte que par le tsar; il était
naturel qu'ils se montrassent reconnaissans pour la Russie. Toute-
fois, quand l'empereur Alexandre avait exigé des Serbes, pour prix
de sa protection, qu'ils l'acceptassent pour souverain, George indi-
gné avait répondu : «Nous nous sommes affranchis du joug turc sans
le tsar, sans hii nous saurons nous défendre. » Plus tard, le cabinet
de PétersbouTg déposa son arrogance; il offrit modestement de s'al-
lier d'égal à égal avec ceux dont il avait voulu faire ses sujets. Abrs
le dictateur changea de langage ; il accepta les offres d'Alexandre,
et un corps de trois mille Russes passa le Danube à Kladovo pour se
réunir à l'armée serbe.
Cette manifestation de la Russie était loin de satisfaire ,les hospo-
dars, qui redoutaient le dictateur plus que les Turcs, et demandaient
avant tout des garanties contre lui. Ils insistèrent pour que te tsar
leur envoyât un diplomate capable de les soutenir de ses lumières,
et le consul Rodophinikine, Grec de naissance, vint au nom du tsar
LE UONDB GRÉCO-SLAVE. 823
siéger il Bcigrad près du soviet de Serbie. Le premier soin tlu cuiibu!
russe fut de gagner h sa cansc le chef du parti turc parmi les Serbes,
le métropolite grec Lùoiitî. Ce pontife démontrait aux paysans com-
bien ils ^taicut iiisctisôs de se bnttre pour des hospodars avides uni-
quement de remplacer les spahis; il leur conseilloit de demander
plutôt h Is Porte un prince pareil k ceux de Valailiie et de Moldavie.
Rodophinikinc , en ralliant les partisans de Léonti aux hospodars
russophiles, s'iissura l'unanimité dans le sénat, où la notion n'eut
plus aucun repirsentant. I>ès-lors la question de l'itidâpendanco
absolue fut oubliOe : ficc noble rêve de Tserni-Cicorge, on substitua
!o système d'une existence bâtarde, sous le double protectorat de la
Porte et de la Hussie.
N'entendant rien aux intrigues diplomatiques, le dictateur se con-
teuta de rappeler à Bclgrad ses deux soutiens, Mladcn et lougovitj,
pour surveiller et diriger le séiiot; puis, se mettant ii la tête de l'ar-
mée, il marclia de nouveau contre les Turcs, les cliassa une seconde
fois des frontières qu'ils avaient franchies, et rentra simple paysan
dans la Oioumadia, où, comme Cincinnatus, il labourait h Topola le
champ do ses pères, laissant aux troupes nationales la garde des cita-
delles qu'il avait conquises. A peine venait-il de délivrer son pays.
que les hospodars , dominés par l'influence russe, l'accusèrent de
l'avoir délivré seul, et d'avoir renvoyé des renforts considérables
que la Hussie lui offrait. A la dièle armée de Losnitsa, Jacob Nene-
doritj présenta son neveu le prota qui iirri\nit de I*6tcrsliourg, et
annonçait que le tsar avait daigné accepter la couronne de Serbie.
Les deux partis, celui des pauvres et celui des riehex, se d
sur cette question. Les premiers rejetèrent cette proposition t
fureur, les seconds la couvrirent d'applaudissemens : les 4
lions étaient près d'en venir aux mains , lorsque l'hospodor Im
ajourna la discussion h la skoujiehtina du nouvel au (1810}. A C
assemblée , qui devait être décisive, il parut arec six cents 4
momies et kmètes, qui tous se mirent îi crier dans les rues de I
grad : « Nous voulons le tsarl » Après avoir entendu Jm-oA faire Art
milieu de la diète l'exposé véhément de tontes les cuncussion»
MIaden, le dictateur lui répondit : « Si Mladi'n a mal fait, pi--
sa place et fais mieux; vous autres vous voujez l'empn'eur «
essayons de l'empereur mssel a Vladeii et M^olé durent qt>-
nouveau Belgrad; Jacob, proclamé par rasseirihlée- souvenrir
dent du sénat, prit possession de son st^c, et éloigna Idil-
leurs qui lui étaient ho«<[iles. Le pntî russe triomphait |
Bii REVUE DES DBfJX MONDES.
Jacob, devenu plus puissant que le dictateur lui-même, en vint
jusqu'à demander son eipulsion. Milenko insurgea dans ce but les
nahias du Danube; le terrible haldouk Veliko vint le joindre à Po-
retch , indigné qu'à la dernière skoupchtina on lui eût reproché ses
violences sur les jeunes filles, au lieu de le louer de ses blessures et
de tant de chevaux tués sous lui. George-le-Noir sut gagner d'abord
le haïdouk en le comblant de caresses et le déclarant son (ils adop-
tif; mais 41 échoua vis-à-vis des hospodars, qui venaient d'envoyer en
Russie leur collègue Milane Obrenovitj, pour prendre le tsar comme
arbitre entre eux et le dictateur. Arrivé au camp russe de Yalachie,
Milane y trouva Peter Dobriniats, qui, se prétendant le véritable
envoyé de la Serbie, demandait l'expulsion de Tserni-George par les
troupes russes, et l'élévation du consul moscovite à sa place. Le voîe-
vode Milane eut la faiblesse de se prêter momentanément aux plans
du transfuge, et tous deux, par leurs émissaires, firent entrer dans
leur complot les hospodars. George les avait laissé faire, tant qu'ils
ne lui demandaient que de céder sa puissance et d'éloigner ses amis
du sénat; mais quand il fut question de livrer sa chère Serbie aux
Russes, il frémit de colère. N'osant plus, devant de telles discordes,
méconnaître la nécessité d'un protecteur étranger pour sa patrie, il
implora la France, qui ne daigna pas l'écouter; il envoya à l'empe-
reur d'Autriche son ami lougovitj, qui reçut un refus humiliant.
Rejeté par tout le monde, menacé de l'exil, George fut enfin forcé
d'accepter la garantie moscovite; il se résigna, et ne posa pour con-
dition que d'être reconnu chef suprême de l'armée serbe. Le gé-
néral Kamenski, dans sa proclamation de mai 1810, lui donna solen-
nellement ce titre; ce qui confondit toutes les espérances des hos-
podars, et se résignant à leur tour, ils allèrent en bons citoyens
décharger toute leur rage sur les Turcs.
La campagne de 1810 fut brillante; mais à peine était-elle terminée
que les querelles intestines recommencèrent entre Jacob, qui pré-
tendait être le knèze ou le chef civil du peuple, et George, qu'il vou-
lait renvoyer au camp et réduire au simple rôle de voïevode , chef
militaire. Les hospodars, allant plus loin, espérèrent, par leurs accu-
sations, réussir à envelopper le dictateur dans la réprobation qui
pesait sur Mladen et lougovitj ; ils crurent qu'ils ne pourraient au*
trement faire condamner par la skoupchtina George à l'exil avec ses
principaux défenseur^ Mais la réussite ^e leur complot dépendait
de l'appui d'un régiment russe dont Milane Obrenovitj fut chargé
de hâter l'arrivée. Instruit de cette circonstance, George convoqua
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 825
la skoupchtina avant Tépoque accoutumée : il Touvrit lui-même le
premier jour de Tan 1811, et profitant de Fabsence des voievodesy qui
ne voulaient point paraître à la diète sans le régiment russe , il fit
voter qu'à Tavenir les voïevodes seraient entièrement arrachés à la
suprématie des hospodars et gouverneurs locaux, qu'ils ne dépen-
draient plus du sénat que dans les aflaires civiles, et relèveraient
militairement du grand chef. Ensuite, pour que ce dernier pût effi-
cacement protéger les petits chefs, George se fit investir par le
peuple de tout le pouvoir exécutif de la république. Quant au sénat,
il resta divisé en deux corps suprêmes, Tun rigoureusement législatif,
l'autre formé par les ministres de la guerre, de la justice, des cultes,
des finances, de l'intérieur et des afiaires étrangères; ces six minis-
tres furent Mladen , Sima Markovitj, Dosithée Obradovitj, tous trois
pour George et le peuple, puis Jacob, Milenko et Peter Dobriniats,
tous trois pour les hospodars. On gardait ainsi un équilibre apparent
entre les deux partis, mais le ministère important, celui de la guerre,
était donné à Mladen. Enfin, après avoir voté l'exil ipso facto contre
ceux qui résisteraient à ce nouvel ordre de choses, l'assemblée se
dispersa. Quand les hospodars arrivèrent avec le régiment russe, la
diète avait terminé ses séances. Déjb ébranlés par la perte de leur
député Milane, qui venait de mourir à Boukarest, ils furent décon-
certés par les mesures de rassemblée. Jacob, leur chef, lassé de ses
longues luttes civiques, se soumit à l'ordre nouveau, maria son fils
k la fille de Mladen , et s'assit tranquille au sénat.
Dobriniats et Milenko étaient seuls restés dans l'opposition; ils
s'associèrent le plus riche citoyen de Belgrad , Stéphane Jivkovitj ,
et on put craindre de les voir, avec leurs cliens, assaillir et tuer
Mladen, dont Jivkov^j^yvait été autrefois le concurrent. Miloch, qui
venait d'hériter du pouvoir de son frère défunt Milane, offrait de
leur amener deuxjgiÛe montagnards pour culbuter le nouveau gou-
vernement et assurer le triomphe du parti des hospodars; mais Do-
briniats et Milenko découragés passèrent le rude hiver de 1811 tran-
quilles dans leur konak de Belgrad, prenant part, comme de bons
patriotes, aux fêtes de leurs adversaires triomphans.
Les deux sénateurs dînaient un jour chez le ministre Mladen avec
George-le-Noir et Balla, colonel du régiment russe amené à Belgrad
par les hospodars. Désirant connaître les instructions données par
la Russie à ses agens, George feignit d'être irrité contre Milenko,
que la voix publique accusait d'aspirer à la dictature; il parla de le
faire arrêter. Balla intercéda, George prit en main son bonnet, et
826 REVUE DES DEUX MONDES.
conjura le colonel, par le pain de son enopereur, de lui dire s'il était
venu pour soutenir son parti ou celui des hospodars. Balla répondit
qu'il était venu prêter main forte à la nation dont Tserni-George
était le chef suprême, a Laisse-moi donc baiser ta main à la place de
celle du tsar, v> répondit le paysan serbe ravi d'être reconnu souveraine
Le lendemain, il envoya à Dobriniats et à Milenko les diplômes de
ministres et de sénateurs; ils pouvaient, leur disait-il, entrer dans
Toppositton parlementaire; la guerre entre les deux factions devait,
dans rintérét même de la patrie, se retirer des camps pour ne plus
se poursuivre que dans le sénat; il ne voulait pour lui qu'une chose,
le bonheur de toujours mener comme autrefois les Serbes à la vic-
toire. Les deux champions refusèrent leur place au soviet, et, d'après
l'arrêt de la skoupchtina contre ceux qui refuseraient d'obéir, ils
furent menés sous escorte hors des frontières et passèrent en Yala--»
chie. Leurs partisans s'insurgèrent bientôt, toutefois en si petit
nombre, que quelques centaines de momkes suffirent pour les
dompter. Le voïevode Miloch, qui avait pris part à la révolte, vînt
demander pardon à George, et le dictateur, après lui avoir fait jurer
fidélité, le renvoya généreusement dans sa voïevodie de Roudnik.
Quant au métropolite Léonti, on se contenta de le transférer à Kra-
goufevats, pour l'empêcher d'ourdir de nouvelles intrigues avec le
consul russe de Belgrad, Nedoba, successeur de Rodophinikine.
Délivré de ses rivaux, George exerça quelque temps une. autorité
toute royale. Ce héros, ami des lumières, de la liberté et de tégalité
civiles, était terrible dans sa justice; il tuait de sa propre main ceux
qu'il croyait coupables : on le vit immoler le knèze Theodosi, son an-
cien protecteur; on le vit même faire pendre au seuil de sa demeure
son propre frère qui, dans l'espoir de l'imfMliiité, avait déshonoré
une jecme fille. Il oubliait complètement lise Injure qui n'attei-
gnait que hii seul, dès qu'il l'avait pardonné^ «mAs les ennemis de
sa nation le trouvaient sans aucune pitié. £n face des Turcs, ce lion
ne se maîtrisait plus, il faisait massacrer même les prisonniers aux-
quels fl avait promis leur grâce. Dans cette nature sauvage , rien ne
tempérait la fougue des instincts puissans, mais bruts, que l'éduca-'
tion seule parvient à dominer. Tel était le prince, tel était aussi le
peuple de la Serbie.
Affaiblie par les victoires des Serbes en 1810, la Porte fit, l'année
suivante, proposer à Tsemi-George de le reconnaître comme régent
de son pays aux mêmes conditions que les deux hospodars de Mol-
davie et de Valachie. Le dictateur ne pouvait accepter une telle pro-
position ni désnrmer sans (pi*m eabinet européen se portAt comme
garant du traité qui allait se conehire. Le cabinet de Fétersbourg seul
accepta de garantir amc Serbes les cMdilioRS qui leur seraient accor-
dées. Mais tout à coup les plans du tsar et ceui de Napoléon se trou-^
vèrent boulerersés. Au Keu d^attaquer €ofistanMneple, le souverain
français, voyant Aleiandres^aNfer avee TAngleterre, son ennemie,
dirigea vers la Russietootes les forces de l'Occident. Le cabinet russe
oublia les Serbes, ou plutôt usa de toute son influence pourMes dé-
sarmer et les remettre en quelque sorte les mains liées au pouvoir
du sultan, qui consentit enfin à signer, en mai IStâ, le traité de
Boukarest. Par le buitiënie article de ce traité, la Porte se réservait
la possession des places fortes , accordait une entière amnistie aux
Serbes, leur garantissait les mêmes avantages qu'à ses sujets des
îles de r Ardiipel , et leur remettait enfin Fadministration intérieure
du pays, ainsi que la facuHé de lever eux-mêmes les impôts dus
au siAan.
La Russie, amie du sultan , voulait alors, de concert avec les An-
glais, attaquePfNM* la Serbie et le Tsernogore les corps français de la
Dalmatie. iCs riAs serbes de la Drina se couvraient déjà de maga-
sins russes (ÉM' cette expédition; déjà l'avant-garde moscovite fou-
lait les balkans bulgares , quand le divan se tourna subitement vers
la France, et renvoya ses alliés russes au-delà du Danube. Le tsar,
ayant fiftii évacuer la Serbie par ses tro\ipes, dut feindre une înéfbran-
laMe confiance dans te traité de Boukarest, et ffuaiquela dépntation
serbe de Stambol eàt été congédiée avec mépris , il ne parut pas
douter que les promesses faites au sujet des Serbes dans ce traité
ne fussent près de s'accomplir.
Au printemps de 1818, la guerre sainte des Turcs contre les giaonrs
de Serbie recommença , comme il était aisé de le prévoir. Tserni-
George, qui avait déjà repoussé tant d'invasions, qui depuis neuf
ans battait Fennemi en toute rencontre, devait craindre moins que
jamais; il avait cent cinquante canons en bon état, sept citadelles en
pierre, quarante forteresses en terre; la popnlatiou de la Serbie, par
les émigrations des provinces voisines , s'était tÏMiblée. A Tappel de
son héros, elle se leva tout entière avec entliousiasme : Mladen nMna
dix mille braves vers Nicha et la Morava, Sima dix mflte autres mers
la Bosnie et la I>rina , et le dictateur réunit à lagodina une armée
de réser\'e. Muis à Belgrad, le consul russe Nedoba ayant prcrtesté
de toutes ses forces contre ces préparatifs militaires, le sénat, qui lui
était tout dévoué, ordonna de licencier les troupes. Se fiant à la pro-
828 RBVDB I^BS I^EVX MQNDBS.
tection du tsar, les hospodars obéirent aux ÎDJonctions de Nedoba et
congédièrent leurs bandes au moment m^e où l'ennemi envahissait
de tous côtés les frontières. Les hordes musulmanes s'a?ancaient
en éventrant les femmes et jetant les petits enfans danis Peau bouil-
lante, par une cruelle parodie du baptême. Les Serbes exilaient dans
d'a£Breux supplices leur propre fanatisme; triomphans en 1904 , ils
avaient aussi martyrisé des milliers d'Ottomans et baptisé de force
leurs enfans et leurs femmes. Alors les vieillards leur avaient dit :
« Vous paierez vos cruautés un jour. » Ce jour était arrivé.
Le consul Nedoba, dont les créatures circonvenaient Tsemi-George,
avait bien soin de cacher ces horreurs au héros, qui restait encore
ferme dans son refus de permettre à Tarmée turque d'entrer en
Serbie; il exigeait qu'elle n'y envoyât que de petits détacbemens,
trop faibles pour opprimer, sufBsans comme garnisons. De cette ma-
nière, pensait-ii, le peuple aurait échappé à la vengeance musulmane.
Enfin l'armée entière des Ottomans parut, et Nedoba déclara officiel-
leraent qu'elle venait d'accord avec le tsar, qu'en cas de résistance la
Russie s'unirait à la Porte contre les Serbes rebellesf^Ht'au contraire,
s'ils se soumettaient, tous leurs droits seraient iVapeélés. Rassuré
par cette déclaration, George passa à Zemlin, crofÊÊt, par sa re-
traite, assurer une paix honorable à son pays et lui consei^er son
héroïque jeunesse pour des temps plus heureux. Alors, pour mettre
Qn à sa mission, le'consul russe fit lui-même miner et sautet^en l'air
le palais du sénat, dont on voit encore aujourd'hui les ruines; Il brûla
de sa main toutes les archives de l'état serbe, annales de dix années
d'une gloire étrangère à la Russie, et, après cet exploit, il alla re-
joindre en Hongrie les hospodars émigrés , leur annonçlBint qu'en
Serbie tout était pacifié. La Porte n'avait donné à la Serbie que la
paix du tombeau. Dans le seul mois de décembre 1814, le visir de
Belgrad, Soliman, fit empaler trois cents prisonniers serbes. Ces ran-
gées de victimes, sur leurs pieux, vivaient quelquefois trois ou quatre
jours, et leur coeur palpitait encore que déjà les bandes de chiens
afiamés leur rongeaient les jambes et faisaient fuir les mères qui
avaient espéré recueillir le dernier soupir de leurs fils. Avides de
vengeance, les fils des anciens spahis étaient revenus dans toutes les
paknkes serbes, où ils faisaient relever par les vaincus leurs forte-
resses et leurs konaks détruits. Menés b coups de fouet au travail
comme des bêtes de somme, sans sommeil et presque sans nourriture,
les rayas succombaient en foule aux maladies épidémiques qui nais-
saient de leurs affreuses corvées. Néanmoins il y avait alors parmi ce
LE MONDE GRÉ&-SLAVE. 829
peuple de martyrs an homme qui exploitait avec empressement cet
état de choses. C'était Milocb.
Né en 1780 d*tin valet de ferme, nommé Techo , et de Yichnia,
veuve du fermier Obren, Miloch fut d'abord, comme son père, réduit
à garder le bétail d'autrui dans son village natal de Dobrina, éloigné
de trois lieues d'Oujitsa, et où le voyageur Pyrch, en 1832, trouva
encore vivante la fenune que le futur prince avait servie en qualité de
porcher. £n gravissant les rochers du mont Roudnik au sortir de Do-
brinia» on arrive à des hauteurs presque inaccessibles: là s'élève,
au milieu d'une forêt de pruniers, une ferme nommée Tsemoutja
(retraite des noirs). Cette ferme fut construite par Miloch, quand il
voulut mettre en sûreté l'énorme butin que lui légua en mourant
son frère utérin Miiane. Héritier de ce chef héroïque, auquel il
av^ dû son initiation dans l'art 4e la guerre, il lui emprunta même
son nom d'Obrenovitj (fils d'Obren), que le fils de Techo, devenu
voîevode, ne quitta plus. Les richesses qu'il avait commencé d'en-
tasser dans sa sauvage retraite étaient pour l'avare Miloch l'objet
d'une telle sollicitude, qu^il ne put se 1*ésoudre à émigrer en 1813
avec les hospodars dont il avait épousé la querelle. Jacob Nenadovitj,
déjà en sûreté sur la terre autrichienne , s'exposa généreusement à
repasser la Save pour décider Miloch à le suivre en Autriche. Miloch
s'obstina dans son refus. Bientôt, avec ses momkes, il se retira à
Brousnitsa. Là, il ne tarda pas à s'entendre avec les Turcs, et à se
faire reconnaître par eux obor-knèze de Roudnik, à la condition
qu'il lesT^aiderait à purifier le pays de tous les brouillons qui vôu*
draient l'agiter. Le village de Takovo le vit déposer ses armes aux
pieds d'Ali Sertchesma, capitaine des deliSy gardes-du-corps du
visir. Mené à Belgrad comme un fidèle raya, il fut présenté par Tes
beys, ses amis, au cruel pacha Soliman, qui l'appela son bien-aimé,
son fils adoptif , et lui fit présent de beaux pistolets et d'un étalon
arabe. Ces honneurs flattèrent la vanité de Miloch, qui jura de
verser son sang pour rétablir en Serbie l'autorité musulmane. Dé-
sormais il ne s'écoulerait pas de semaine, ajoutait-il , qu'il n'envoyAt
quelque tête de rebelle serbe pour couronner les portes de Belgrad.
L'obor-knèze tint parole, car il y trouvait un double avantage: d*une
part, il retirait le prix du sang, le denier de Judas; de l'autre, grâce
au supplice des knèzes compromis, il devenait peu à peu le seul
raya riche et puissant de sa nation.
La Serbie était donc retombée sous le joug turc à la même époque
à peu près où la chute de l'empire français ébranlait l'Europe. Le
TOME I. 53
830 REVDB DlA DEUX MONDES.
congrès de Vienne allait se réunir. On assurait qu il redresserait tous
les torts, qu il rendrait à chacun ses droits. A cette nouvelle, un
prêtre à longue barbe, le bâton de pasteur à la main , quitta la Serbie
dévastée pour aller supplier, dans la capitale autrichienne» ceux qui
se disaient les libérateurs des nations, d'accorder à la sienne, dans
leur vaste protocole, Tauraône d'un article. Ce prêtre était Tintré-
pide Matthieu Nenadovitj de Yaliévo. Déjà en 1814^ il avait rédigé
avec le voïevodc Moler, fait signer par les autres chefs, puis porté
lui-même à Tempereur François ix Vienne, une supplique 4u peuple
serbe et une demande de secours. Dans l'audience qu'il avait ac^
cordée à Nenadovitj , l'empereur avait promis qu'il intercéderait eu
faveur des Serbes près du divan , et tâcherait de les délivrer, jou-
tant : « J'ai toujours été, suis et ser^i votre ami; je vous ai envoyé du
blé, de la farine, du sel, de bons q(>i|scils, etc. » Toutefois, il avait
fini par déclarer loyalement qu'il n'interviendrait point par les armes.
Cette audience, qu'un écrivain serbe, Miloutinovitj, a racontée lon-
guement dans son Istoriia Serbie troegodichnia (Histoire serbe des
trois années 1813-14 et 15), avait encouragé Matthieu Nenadovitj à
renouveler en 1815 ses tentatives auprès du congrès. Le prêtre pré-
senta au prince de Metternich, aux plénipotentiaire» de Prusse,
d'Angleterre et des autres étals, des pétitions rédigées par les écri-
vains serbes Davidovit] et Frouchitj. Il alla d'un souverain à l'autre,
les conjurant avec larmes d'avoir pitié d'un million d'hommes. Les
jeunes monarques, les élégans diplomates, riant de la naïveté de ce
barbare, se le renvoyaient les uns aux autres; les plus seriéui lui
demandaient avec étonnement : Qu'est-ce donc que la Serbie? Pen-
dant ce temps, à Belgrad, on empalait des honomes; les knèzea, com^
promis, traqués comme des bêtes fauves par les suppôts de iftloch,
étaient livrés à Soliman. En dépit de ces deux tyrans, l'héroïque
milice des haïdouks se grossissait chaque jour; les bandes d^ c^es
libres guerriers interceptaient les routes, attaquaient les caravanes
turques. Mieux vivre en brigand que de languir esclave! disait tout
Serbe généreux , et il partait pour la montagne, n'çmpoirtaint ave^c
lui d'autre bien que sa carabine.
L'obor-knëze de Roudnik, qui avait une maison à Belgrad à l'en-
droit même où est aujourd'hui le palais du prince des Serbes, faisait
une cour assidue au visir Soliman , et l'accompagnait souvent ^ans
ses promenades à cheval. Quand il n'allait pas en personne présenter
les têtes des anciens compagnons d'armes pris dans ses pièges, il les
envoyait du moins par les plus recommandables de ses compatriotes.
LE MONDE GRÉCO-SLATE. JB3t
Up jour, le capitaine Voutchitj, ancien soldat de Tserni-George,
était auprès de Miloch, quand ses momkes arrivèrent des montagnes
avec de nouvelles têtes de haïdouks, qu'ils se mirent à laver avant
d'aller en faire hommage au visir. — Donnez cela à des Turcs, leur
dit Voutchitj indigné, et rougissez d*aller porter de vos mains à Top-
presseur les têtes de vos frères! Miloch, au même instant, s'écria :
— Tu vas les porter toi-même à la citadelle, et sans retard, entends-
tu, Voutchitj? — Un non énergiquement accentué retentit dans le
konak. Miloch ordonna aussitôt à ses gardes d'arrêter Voutchitj;
mais le capitaine, armant ses pistolets, resta impassible, les yeux,
fixés sur les gardes de Tobor-knèze, dont aucun n'osait rapprocher,,
malgré les foudroyantes injonctions de Miloch. Suivi par les momkes,.
qui se glissaient derrière lui , et reculaient devant chacun de se»^
regards de lion, Voutchitj s'éloigna du konak, au milieu des béné-
dictions du peuple. Telle fut Torigine d'une rivalité qui ne s'est plus
éteinte entre ces deux hommes, doués l'un et l'autre d'une grande
finesse, d'une force de volonté et d'une vigueur de corps extraordi-
naires; mais tous deux unissant à ces qualités une extrême violence :
on remarque d'ailleurs chez Voutchitj une noblesse de sentimens
qui manque entièrement à Miloch.
Les haïdouks finirent par entraîner dans leur révolte jusqu'aux
paisibles laboureurs, et l'insurrection devint générale. Alors Miloch
marcha en tête des troupes turques contre les Serbes, qui le batti-
rent à plusieurs reprises, mais durent bientôt céder au nombre et
capituler avec leur ennemi. Cent cinquante des principaux chefs^
serbes furent envoyés par l'obor-knèze à Belgrad , où leurs têtes ne
tardèrent pas à orner les poteaux des quatre portes de la ville.
Trente-six des plus dignes staréchines, parmi lesquels figurait l'igou-
mène de Temovo, furent empalés par Soliman. Ses delis embro-
chaient les femmes et les brûlaient; ils en étouffaient d'autres sons
des amas de pierres , ou leur tenaient la tête plongée dans les sacs
d'avoine qui s'attachent au cou des chevaux, jusqu'à ce que la cendre
dont ces sacs étaient remplis eût suffoqué les malheureuses.
Malgré ces atrocités, Miloch demeurait ferme et prêtait appui aux
Turcs, vofalant à tout prix rester obor-knèze. Telle fût l'origine de-
la puissance de cet homme : chacun peut faire la comparaison de
ces faits avec les prétendus commencemens de son règne racontés
par l'historien allemand Ranke et par les Anglais Slade, Walsh, etc.
Il ne tarda pas cependant à reconnaître avec douleur que, malgré son
dévouement illimité pour les Osmaniis, il n'avait pas réussi h se faire
53.
832 REVUE DES DEUX MONDES.
aimer d'eux, et même il dut bientôt craindre pour ses jours. Il était
présent quand on apporta au visir la tête du terrible Stanoié Glavach,
qui , gracié par les Turcs avant la dernière révolte, avait mieux aimé
périr que de tourner ses armes contre ses compatriotes. Les défis lui
dirent, en montrant cette tête: «Maintenant, Miloch, c^est à la
tienne de tomber. — V'Allahl s'écria Fastucieux raya; le visir va donc
perdre les cent bourses dont je lui suis débiteur pour lesso^finte
esclaves et la jeune Tille qu'il m'a cédés?» £t il persuada àSQlimifiD
de le laisser partir afiq de chercher dans ses troupeaux un ii9m|)re
de porcs suffisant pour couvrir cette dette. Revenu dans les mon-
tagnes sous cet étrange prétexte, Miloch alla trouver en secret les
haïdouks, leur jura de cesser de les poursuivre, pourvu qu'ils le dé-
fendissent contre la haine musulmane, et, à cette condition^ PT^P^'t
de leur obtenir bientôt des Turcs une complète amnistie. Les pa-
triotes, convaincus qu'ils n'avaient pas de plus grand ennemi que
Miloch, mais espérant convertir à leur cause ce rusé capitaine^ loi
pardonnèrent le passé. La conjuration se propageait, quand S^loch,
craignant les recherches de la police turque, partit pour Beigrad et
obtint du visir un passeport pour Trieste, en l'assurant qu'à son re-
tour il pourrait le payer en argent comptant, au lieu de le payer en
nature. Il remontait la Save avec ses porcs, lorsqu'il vit accourir
vers lui des cavaliers : Soliman venait de découvrir le complot des
haïdouks et leur coalition avec Miloch. L'obor-knèze se jeta dans
une barque et passa en Autriche; mais son frère, le marchand
Ephrem, qui était alors pour son commerce au village d'Otrou*
chnitsa, entre fielgrad etPalech, fut saisi, chargé de fers, et plongé
dans les souterrains infects de la Neboïcha-koula, bastille de Beigrad.
Il y resta trois mois, pendant lesquels le Danube, ayant débordé,
inonda son cachot. Les geôliers ne s'inquiétaient pas de leur prison-
nier, dont les jambes denieurèrent plongées dans l'eau pendant plu-
sieurs semaines; enfin il fut échangé contre un riche Turc dont les
hafdouks s'étaient emparés. Quant & Miloch , voyant que Tinsiirréc-
tion devenait générale, il quitta l'Autriche et rentra daus ses mon-
tagnes, où les knèzes, pour légaliser leur résistance aux yeux jpôme
de la Porte, le proclamèrent leur chef. Dès-lors la guerre. comiqença
dans les nahias du sud, tandis que Voutchiy, de son côté, insurgeait
les nahias du nord. L'archimandrite Mileta Pavloyi^ firma ses avoines
et marcha lui-même à leur tête; les popes garantissaient |e paradis
h tous les morts.
Si l'obor-knèze eût aimé la gloire, il pouvait s'ea couvrir .i^.sou-
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 833
hait dans cette lutte nationale; tous les Serbes, oubliant ses torts,
accouraient à son appel. Personne ne lui contestait une grande bra-
voure; sa taille colossale imposait à tous, non moins que sa voix
terrible, qui, dans le combat, s*entendait au milieu des plus vives
fusillades. Sa femme Loubitsa , jeune et belle, raccompagnait à che-
val, des pistolets à la ceinture; Tarchimandrite Pavlovitj le suivait
partout, et chaque matin lui donnait sa bénédiction. Llieureux
chef des haîdouks goûtait ainsi dans sa tente toutes les jouissances
de la terre et du ciel; rien ne le pressait de traiter avec les Turcs.
Appuyé par tout le peuple, il pouvait guerroyer hardiment jusqu'à
ce qu'il eût rendu à son pays la glorieuse indépendance dont il avait
joui sous George-le-Noir. Mais Miloch ne songeait qu'à son propre
intérêt; aussi sa carrière militaire fut-elle courte. Après quatre ou
cinq combats, il s'aboucha avec le nouveau visir de Belgrad , Ma^
rochti-Ali, pacha bulgare animé de dispositions conciliatrices, et
qu'on envoyait à la place du cruel Soliman. Suivi des knëzes de son
parti, il vint trouver Marochli, se prosterna à ses pieds en présence de
plus de cinquante beys, et, le front dans la poussière, se reconnut
par trois fois raya; après quoi l'honneur du café et du tchibouk lui
fut accordé, et le visir le déclara son agent, son substitut parmi les
Serbes. Dès-lors les deux peuples restèrent, Tun dans les forts, l'autre
dans les monts et les villages; à la guerre succéda une paix armée.
Dans chaque nahia , un knèze serbe siégeait près d'un mousselim
turc; on pouvait appeler de leurs jugemens au tribunal de Belgrad ,
appelé la chancellerie serbcy et composé de douze staréchines, députés
des douze nahias, qui , unis à l'obor-knèze, jugeaient sans appel et
remettaient les condamnés aux bourreaux turcs. Chaque année, la
skoupchtina répartissait l'impôt qu'il fallait payer au pacha , et dont
le taux ne changeait plus. Ce tribut était remis au chef turc par les
douze anciens de Belgrad. Une telle situation toutefois n'était que
provisoire, tant que la sanction du sultan ne l'avait pas consacrée;
d'ailleurs les Serbes, avides d'une plus large existence politique, ne
pouvaient long-temps s'en montrer satisfaits.
Du fond de la Bessarabie, où il s'était réfiigié, Tserni-George avait
suivi avé^. une vive sollicitude les évènemens dont la Serbie était le
théâtre. Assuré que l'organisation provisoire était contraire aux
vœux de la nation, il se dévoua encore une fois à la cause des Serbes
et ourdit avec des patriotes grecs une conspiration dont le réseau
devait embrasser toute la Turquie d'Europe. Quand il jugea le mo-
ment favorable , il quitta la Bessarabie et apparut tout à coup au
83& REVUE DBS DEUX MONDES.
milieu des Serbes. II avait étudié en Styrie la tactique autrichienne.
« Si je puis, disait-il, discipliner à l'européenne vingt mille des
miens, et me réunir aux Grecs, aucune armée ottomane ne nous ré-
sistera; il dépendra de nous d'aller chasser les Turcs même de Stam-
bol. » George ne s'attendait pas à rencontrer dans les montagnes na-
tales un rival dont Tégoïsme ne reculerait devant aucun attentat
Miloch avait intérêt à se débarrasser de George : il feignit de Tamilié
pour lui, parvint à connaître le lieu où il se tenait caché, et une nuit
les Turcs, guidés par les indications de Tobor-knèze, pénétrèrent
dans la cabane où George dormait après avoir assisté à un banqaet
de haldouks. George-le-Noir ne se réveilla plus; ses amis portèrent
ses restes dans la petite église qu'il avait bâtie à Topola en 1811.
Ce nouveau crime de Miloch, que l'Europe regarde à tort comme
son premier forfait, lui permit d'aspirer plus ouvertement au pour-
voir suprême. Les knèzes alors s'effrayèrent, et, connaissant par
expérience le caractère cruel de Miloch, pensèrent qu'il valait mieux
se remettre aux mains du pacha Marochli, dont tous appréciaient
la paternelle douceur; ils chargèrent donc Pierre Molar Nicdalevi^,
président de la chancellerie serbe, et le nouveau métropolite Nik-
chitj, de traiter cette affaire avec le visir. Pour rester obor-knèze^
Miloch n'hésita point à faire assassiner le vieux et vénérable Nikchi^
dans sa maison de Chabats; quant à Molar, il le fit traîner devant mt
tribunal de trente staréchines qu'il croyait de son parti; mais le
prota Nenadovitj , membre de ce tribunal , dessilla les yeux .de se»
collègues, qui déclarèrent Molar innocent. Miloch n'eut plus queia
ressource de le citer devant la justice turque : il suborna des traîtres
qui accusèrent Molar de conspirer contre le sultan , et Marochli fut
contraint de le faire décapiter. L'effroi imposa silence aux autres
knèzes, et il n'y eut plus personne qui osât protester au nom da
peuple contre l'administration prétendue nationale.
£n 1820, le divan expédia enfin aux Serbes un plénipotentiaire
chargé de leur lire le firman qui leur octroyait l'invariabilité .de
l'impôt et le droit de n'avoir que des juges de leur sang. Pour reee^
voir ce firman, Miloch se dirigea vers Belgrad; mais, instruit que les
spahis lui dressaient une embuscade, il s'approcha avec un nondiee
de kmëtes si considérable, que le pacha refusa de de recevoir daqs
la ville. Miloch et l'envoyé turc se rencontrèrent donc au village de
Toptchider : la haine «t la défiance régnèrent dans eeite entrevoe,
et quand les Serbes en vinrent à rappeler les clauses du traité 4e
Boukarest, le représentant de la Porte, indigné, remonta à cheval
LE UONDE GRÉCO-SLAVE. 835
et s'éloigna. Voyant qu'il n'était plus considéré que comme un rebelle
appuyé par la Russie, Miloch, eflrayé, envoya quelques mois après
une députation à Stambol, pour se raccommoder avec le dtvan; mais
rînsurrection d'Ipsilanti et des Grecs étant survenue, les députés
serbes furent emprisonnés comme suspects. Une nouvelle guerre
était imminente, les knèzes s'y préparaient : Miloch toutefois insista
pour qu'ils continuassent de payer chaque année au sultan l'impôt
convenu, et même les dîmes aux spahis; ils durent obéir.
liîloch poursuivit bientôt plus ouvertement le but qu'il s'était pro-
posé, la centralisation du pouvoir. La tendance sociale des Serbes a
toujours été de diviser leur pays en cantons fédérés sous de petits
princes électifs ou héréditaires. La politique turque se garde bien,
on peut le croire, de contrarier ce penchant. En 1821, le pacha Ma-
T^hM promit à Marko Abdoula, knèze de Smederevo, et à Stéphane
lXrt)riniats, desbérats qui les établissaient chefs indépendans, chacun
dans sa nahia. Les deux knèzes, saisis par les agens de Miloch, pé-
rirent sous leurs coups; mais il ne put se débarrasser aussi aisément
de rivaux plus puissans : l'ancienne ligue des bospodars se renoua
pour sauver Milosav Kessavats, ami d'Abdoula, qui, par l'achat d'im-
menses vignobles sur la Morava, était devenu le plus riche proprié-
taire de la nation. Au lieu de renoncer à réaliser une centralisation
monarchique impossible dans ce pays nécessairement divisé par tribus
et par cantons, l'obor-knèze s'obstina è renouveler en les outrepassant
les anciennes mesures de Tserni-Geo'rge contre les hospodars. Il es-
saya de séparer les knèzes d'avec 1^ peuple, et de se les attacher en
introduisant la coutume de les solder lui-même, pour qu'ils ne dé-
pendissent plus de la nation, mais de lui seul; il eut soin aussi que le
taux de la solde ne Tût pas fixé, afin de pouvoir l'élever ou le dimi-
nuer selon le dévouement qu'on montrerait à sa personne. En dépit
de ces mesures, il y eut en 1825 une nouvelle révolte; Miloch exi-
geait bMOCOup plus d'impôts que les Turcs, il prélevait le haratch
jusque sur les enfians de dent jours. Indignées de ces vexations, les
nahias de Smederevo, de Pojarevats et même de KragouTevats, s'in-
surgèrent. L'obor-knèze leur opposa les nahias du sud : les deux
partis, celui du nord sous MiloTé Ptvvovitj, surnommé Djak, on le
diacre, et celui du sud sous Voutchitj, se livrèrent bataille ù Opientsa,
près Topola. Djak fut vaincu , pris et fusillé avec cent vingt autres
Serbes è Hassan-Palanka ; son armée, en capitulant , avait exigé,
entre autres garanties, qu'un de ses chef^, Andreî, serait fait knèze
de Topola. Miloch le jura; quelques semaines après , il fit assassiner
836 REVl]£ DBS DEUX MONDES.
Andreï. Alors» craignant que tant d'insurrections successives ne pro-
duisissent un mauvais effet chez les peuples voisins» il envoya au
divan de Constantinople des pièces où il essayait de prouver la ré-
bellion de Djak contre le sultan; puis il écrivit au gouvefdétir ttth-
trichien de Zemlin, pour lui apprendre que, grâce à ses (eflbrte^la
route commerciale entre T Autriche et le Bosphore, purgée de *rl^
gands, présentait enfin la plus entière sécurité. '''^*- * '
Cependant il sentait le besoin de se réhabiliter aux yeux des Siete
par quelque manirestation plus sérieuse : dans ce but, il convoqua
pour le mois de janvier 1827 une grande skoupchtina, où il euff stiiii
de n'appeler que ses créatures. Il en réunit mille dans Téglisé de
Kragouïevast, et son ministre Davidovitj, récemment arrivé en Ser-
bie, lut un discours où Tobor-knèze tâchait de se justifier des meur-
tres de ses rivaux , répondait aux reproches qu'on ne lui ménageait
pas sur sa soir insatiable d'impôts, et développait les avantages as-
surés au pays par le traité d'Akerman. Miloch finissait en priant la
skoupchtina de demander au sultan pour lui-même le titre de prince
héréditaire. Aussitôt l'assemblée souscrivit un acte solennel où elte
jurait de ne plus obéir qu'à lui et à sa postérité. L'obor-knèze recon-
naissant mit cet écrit sur sa tête et le baisa, puis embrassa les assis-
tans les uns après les autres. « Ne craignez plus rien, leur disart-fl^
je suis l'enfant du peuple, je n'oublierai pas mon origine. »
Les knèzes de l'opposition virent avec désespoir le succès qui
accueillait la nouvelle démarche de Miloch. Décidés à chasser Tobor-
knèze ou à mourir, ils tentèrent avec six mille combattans un coup
de main sur KragouTevats. L'obor-knèze dut s'enfuir; mais yontchitj,
qui faisait taire sa haine contre Miloch pour soutenir le pouvoir cen-
tral, livra aux insurgés un combat acharné, où ils perdirent près de
cinq cents hommes. De son côté, le visir de Belgrad; pour appuyer
Miloch, avait fait venir cinq mille Bosniaques, qui bloquèrent le
quartier serbe de cette ville, et ne se retirèrent que quané-la paix
eut été rétablie. Miloch crut alors pouvoir calmer les mécontens, en
publiant et jurant ce qu'il appela la constitution serbe. Ce curieux
document de mœurs gréco-slaves déclarait tous les Serbes nobles et
égaux. Chaque commune restait solidaire devant la justice des
actions de ses Qnfans , devait restituer l'équivalent des vols commis
sur ses terres, et livrer le coupable à la police. Le condamné pou-
vait en appeler du tribunal de sa nahia au tribunal suprême qui
siégeait à Belgrad ou à KragouYevats. La police des chemins était
confiée aux boulouk-bachi , dont chacun avait sous lui douze mom-
LE MONDE GEÉGO-SLAVE. 837
ke$ à cheval; le peuple devait se confier à cette milice et lui laisser
exterminer les derniers haïdouks. La peine de mort ne pouvait être
infligée que par le souverain» qui r seul investi de tous les droits du
glaive, portait en ses mains la mort et la vie. L'assemblée générale
du peuple devait veiller tous les ans à rectifier les abus, fixer l'impôt
€t répartir le tribut annuel dû à la Porte ottomane.
Cette constitution, dont nous ne citons ici que les principaux traits»
prouvait, sous une apparence libérale, à quel point l'ancien champion
de la liberté comprenait l'art du despotisme. On ne peut nier cepen-
dant qu'à force de couper des têtes, le grand chef ne fût parvenu à
établir dans son pays une sécurité parfaite pour les voyageurs; les
objets même qui se perdaient sur les routes étaient apportés aux tribu-
naux. Un jeune paysan de Yerbovats, près Smederevo, ayant assassiné
un riche marchand étranger pour s'emparer de son trésor, avoua,
plusieurs années après, à son vieux père ce crime qui était resté
entièrement ignoré. Aussitôt le vieillard saisit son fils et le mène à la
skoupchtina, pour tenir le serment qu'il avait fait^vec tous les siens
de ne plus soufirir aucun criminel dans lé pays. Ce nouveau Brutus
se nommait Militj. L'obor-knèze , après l'avoir présenté comme un
modèle à l'assemblée, lui rendit son fils. Miloch triomphait, car il
venait, à force de meurtres, d'obtenir le monopole des rapines dans
son malheureux pays. .
Dans le but de se justifier des évènemens de 1813, la Russie avait,
en 1826, inséré dans les conventions d'Akerman ce passage sur les
Serbes : « La sublime Porte mettra immédiatement à exécution toutes
les clauses de l'article 8 du traité de Boukarest relatives à la Serbie,
laquelle est ab^antiquo sujette et tributaire du sultan... Lesdites me-
sures seront réglées^ et arrêtées de concert avec la députation serbe
deConstantinople dans un délai de dix-huit mois. » Ces conventions,
après le délai fixé, ne se trouvant point exécutées, la Russie lança
en 1828 une armée vers les Balkans. A cette nouvelle, tous les knèzes
serbes se levèrent, demandant à Miloch qu'il les laissât profiter d'un
moment aussi favorable pour chasser du pays les dernières garnisons
turques. Mais la Russie défendit à l'obor-knèze de bouger, et appuya
cette injonction des plus sévères menaces. On fe sait, et l'exemple
de la Grèce en 1831, celui de l'Egypte en 1840, l'ont trop bien prouvé,
les plans d'agrandissement de la Russie s'opposent à ce qu'il s'élève
en Turquie des états nouveaux qui, dans l'énergie de leur jeunesse,
pourraient un jour lui disputer l'héritage du sultan, le commerce de
la mer Noire, et entraîner peut-être dans le cercle de leur action
838 REVUE DES DEUX ifONDBS.
ses plus riches provinces méridionales. De tous les cabinets d'Europe,
il n*en est donc pas un qui doive être en réalité plus opposé que
celui de Pétersbourg à une régénération totale du peuple serbe. On
s'explique parfaitement dès-lors que l'empereur Nicolas ait, %n 1838,
sommé Miloch de s'abstenir de toute démonstration guerrière vîs^^is
de la Porte, s'il ne voulait voir l'armée russe entrer sur le territoire
serbe en ennemie. Cette menace, Nicolas aurait-il pu l'accomplir?
Nous ne le pensons pas; l'opinion publique de l'Europe s'y fàl op-
posée, et les Grecs, les Albanais, les Yalaques,. saisissant cette occa-
sion de consommer leur propre émancipation , n'auraient pas tardé
à courir aux armes. Miloch pouvait donc mépriser l'avertissement du
tsar, tous les Serbes auraientapplaudi à cette fiëre conduite avec en-
thousiasme; mais le tsar avait promis à Miloch de le reconuattre
comme prince héréditaire en récompense de son inmiobilité, et
Miloch sacrifia l'affranchissement définitif de sa patrie au plaisir de
s'en faire le prince légitime. Il repoussa donc les Serbes insurgés de
Bosnie et d'Hertsegovine qui lui tendaient les bras; il refusa d'être
leur Washington : ce rôle était trop haut pour une ame vulgaire.
Enfin, le 29 novembre 1829, la Porte dut mettre à exécution la
clause du traité de Boukarest pour laquelle la Russie avait pris les
armes. La petite cour de Kragouïevats vit arriver un tatar de Stambol,
porteur d'un diplôme qui remplit d'allégr^se tout le konak du baf-
douk; c'était le premier bati^^cherif que l#9orte eût daigné octroyer
aux brigands de la Serbie. Cette pièce si importante, puisqu'elle
consacre diplomatiquement la régénération civile de la Serbie , n*a
point été publiée , pas même en serbe; je la traduis ici tout entière :
T«ÈS SUBLIME BTrRBVIBR KBSGftIT DtJ TSAR OTTOMAN AIT PEUPLE SERBE.
« Avec la ferme assurance que le contenu de ce firman restera
une vérité» ô toi, mon grand et puissant Uon, administrateur de
nombreuses affaires , qui donnes au monde le nizam ( la loi ) , puisse
ta pure intelligence^ qui dirige si habilement les intérêts de noire
race, arriver heureusement au but de toutes tes entreprises! Que ta
domination et ton bonheur soient éternels I que personne n'ose con^
tester tes droits 1 inébranlable gouverneur de fielgrad, Hussein-
Pacha, que Dieu te garde I Et toi, ô cadi turc, qui es un haut savant,
qui montres la route sacrée de la tradition que tu as apprise des
saints , la suprême bénédictîaa impériale repose sur ta tête, cadi do
Belgrad, interprète de la science.
LB MO!H>E GRéCO-^LAVE; 839
«Or, quand vous arrivera de ma part ce (irman, comprenez-le
bien. Conformément au traité d'Akerman, notre gx)uvernement,
prenant à témoin la cour russe, considère que les Serbes, nos rayas
depuis des siècles, sont dignes de notre impériale clémence. Par
conséquent, tout ce qui les concerne au huitième article du traité de
Boukarest s'exécutera dans le terme de dix-huit mois. Cet intervalle
de temps sera employé par mon conseil à discuter avec les envoyés
du divan ( sénat ) de la Serbie , et en présence des représentans de
la cour russe , les demandes faites par les knèzes serbes. Conformes
au traité de Boukarest , ces demandes sont les suivantes : Que le
peuple serbe puisse pratiquer librement les rites et cérémonies de
son église; qu'il choisisse ses juges dans son sein ; qu'il puisse admi-
nistrer intérieurement son pays avec une entière indépendance;
que tous les impôts se fondent dans un seul tribut; que toutes les
propriétés turques de Serbie soient remises aux mains des Serbes et
administrées par eux en séquestre; qu'ils puissent avec leurs propres
passeports parcourir pour leur commerce toute la Turquie; qu'ils
aient le droit de fonder chez eux des écoles, des hôpitaux, des im-
primeries; qu'enfin aucun Turc, excepté ceux des citadelles, ne
puisse vivre ou demeurer en Serbie.
a Avant que ces neuf demandes de nos fidèles et dociles rayas
eussent pu être mûrement examinées par notre cour, et sanctionnées
de concert avec la Russie , un concours de circonstances vint sus-
pendre l'exécution du traité de Boukarest, et la guerre recommença.
Maintenant que la paix vient d'être rétablie entre notre Porte et la
cour russe , le sixième article du traité d'Andrinople stipule de nou-
veau les franchises de la Serbie, déjà stipulées dans les conventions
d' Akerman, à l'exécution desquelles de trop grands obstacles s'étaient
opposés jusqu'ici. En vertu de ce sixième article , le divan va donc
faire droit aux réclamations de la Serbie; les six nahias qui lui avaient
été enlevées lui seront rendues , et toutes ses libertés seront recon-
nues solennellement. C'est pourquoi, à la condition qu'ils me restent
soumis, j'écris, revêts de ma signature et envoie ce firman à mes
fidèles rayas serbes. Et maintenant, toi, visir, et toi, cadi, faites
part au peuple serbe de ces décisions, et quil prie Dieu pour
son tsar.
« Éerit le l«r rebou Wkira li45. »
Quelque avantageux qu'il fût aux Serbes, ce firman du tsar turc
ne fixait rien en faveur de Hiloch; aussi l'obor^knëze le tint-il secret,
8V2 REVUE PES D&DX UOXDBS.
cathédrale, il se rendit chez le visir Vedchi-Pacha, qui, avec un
pompeux cortège, le mena sur la Save à la Djoumrouk (éijifice de la
douane], et Tinvestit solennellement de ses nouvelles fonctions. Le
prince nomma aussitôt consul de commerce Alexa SinUtj, et afin
d'élever la magnifique douane actuelle, il donna Tordre d'abattre
«ans retard les boutiques en bois des pauvres marchands de la Save,
qui se trouvèrent ainsi sans toit, et auxquels le souverain n'offrît
pas même un dédommagement. Ceux qui voulurent absolument
garder les terrains où étaient leurs cabanes, furent obligés de les
racheter 1,000 francs par toise carrée. Si la douane serbe avait été
déclarée édifice national, on aurait au moins pu se dire : Les souf-
frances de quelques-uns achètent le bien de tous; mais Miloch avait
reçu de la Porte cette douane comme sa propriété privée, et il sq
garda bien de réparer envers ses compatriotes Tinjustice du divan.
Bientôt tout le commerce d'exportation de la Serbie se trouva
frappé d'impôts bien plus forts que sous la domination ottomane.
Ces entraves inaccoutumées provoquèrent des protestations éner-
giques. Lésé dans ses droits les plus chers, le peuple réclamait à
grands cris une assemblée nationale. Forcé de céder au vœu popu-
laire, Miloch restreignit du moins le plus possible le nombre des dé-
putés, et les convoqua dans la ville où il avait le plus de partisans^ à
Kragou'ievats. Il n'y eut d'appelés que dix kmëtes par nahia; quant
aux capitaines, il y en eut un sur chaque district qui dut rester pour
maintenir l'ordre. Ces députés, réunis le 1^^ février 1834, vinrent à
la file baiser la main du kniaze, baiser que le gracieux souverain
rendait à chacun sur le front. Puis le cortège se dirigea vers l'église
où devait s'ouvrir la diète. Ne se reposant pas sur le respect que doit
inspirer le saint lieu aux plus fougueux tribuns, Miloch l'avait fait
entourer par ses canonniers et toute sa garde à pied et à cheval,
chargée de surveiller les orateurs. Autour du prince, assis dans la
nef avec sa famille sur un tribunal élevée figuraient les évoques, les
archimandrites, les archipopes, les hauts dignitaires civils, ce Suivant
l'usage des kniazes serbes parlant à la nation, Miloch se tenaille-
bout, dit le journal de Bclgrad, où le représentant des idées fran-
çaises, Davidovitj, commei^çait à s'exprimer de plus en plus librement.
De même qu'en France et en Angleterre tout le peuple recueille
avidement les paroles du monarque ouvrant la session parlementaire,
de même ici la multitude qui se pressait dans l'intérieur et aulffir
de l'église écouta avec une attention profonde le discours du trÂné
serbe. Nous citerons textuellement cette pièce curieuse.
LB MOXDE CmÉCO-SLAVE. 843
« Frères, depuis qu'en 1830, le jour de Saint-André, premier élu,
nous reçûmes sur le Vratchar le hati-cherîf de notre clément em-
pereur, et le bérat de succession, depuis lors jusqu'à ce moment,
nous n'avions point eu l'occasion de nous trouver ainsi réunis tous
ensemble. 11 m'est donc bien doux de me voir aujourd'hui entouré
de ma très chère famille, de nos vénérables évoques, des mem-
bres du grand tribunal et autres juges nationaux, des capitaines
de nahia et des principaux kmètes. Les nouvelles conventions avec
la Porte vous étant connues', je me borne à vous exposer comment
elles ont été exécutées. La démolition des forteresses construites
par nos devanciers, et notamment de celle de Tjoupria, était né-
cessaire pour obtenir le repos. Maintenant, nous n'aurons plus de
querelles avec ces pillards albanais, qui rarement laissaient passer
une année sans frapper de mort quelque paysan serbe. Il est dé-
cidé que les Turcs évacueront la Serbie dans le laps de cinq années.
J'avoue qu'il m'a été impossible d'obtenir qu'ils quittent aussi Bel-
grad. Notre impérial protecteur, Nicolas, juge nécessaire que le
sultan, son allié, garde cette place forte, située à la frontière d'un
autre empire. Il pense que ce serait un outrage à la majesté des
sultans, si les étrangers ne rencontraient de Turcs dans aucune
ville serbe. Du moins, à l'exception des soldats du visir, ces Turcs
ne pourront plus porter d'armes. En outre, les étrangers de vien-
nent inhabiles à posséder aucun bien immeuble dans notre pays,
comme les pachas le leur permettaient auparavant, pour augmenter
encore notre oppression. Tels sont les droits conquis par le nou-
veau hati-cherif.... Remercions donc l'Être suprême, et prions pour
notre sultan Mahmoud, pour l'empereur russe Nicolas Pavlovitj;
qu'à jamais vivent dans notre mémoire les comtes Nesselrode et Stro-
gonof , qui ont les premiers fait connaître les affaires serbes au ca-
binet de Pétersbourgl N'oublions pas non plus Ribeaupierre, ni sur-
tout l'ambassadeur Boutenief, dont l'énergie, en nous procurant
le d«pier hati-cherif, a mis fin à nos démêlés avec la Porte.
(nfaintenant que l'indépendance de notre patrie est un fait diplo-
matiquement reconnu, l'organisation régulière de Télat doit être le
plus ardent de nos vœux. Voyons comment sont constitués les peu-
ples civilisés, cherchons à nous organiser de la même manière. L'im-
portance d'une pareille affaire m'a fait désirer de convoquer à celte
skoupchtina dix fois plus de monde que je n'en vois ici; mais il eût
été impossible, au milieu de l'hiver, de loger un aussi grand nombre
d'hommes, et leurs chevaux, vu la mauvaise récolte de Tannée pré-
8U RBVCJB DBS BECX MONDES.
cédente, n'auraient pu trouver de fourrage. Pour ces causes, j'ai
ajourné la grande n&union nationale à la Saint-George prochaine :
alors nous nous rassemblerons dans quelque belle plaine» où nous
aurons de Tespace pour nos tentes et des prairies pour nos chevaux.
Frères et seigneurs, je vous convoque pour ce jour, où je vous prou-
verai combien j'ai à cœur votre prospérité future. Dans Timpossibi-
lité de fixer d'avance par quels moyens elle se consolidera , je me
bornerai à vous dire que nous discuterons principalement les points
suivans : organisation du pouvoir législatif, répartition de Timpôt,
paiement de Fancienne dette épiscopale contractée par les six dis-
tricts réunis à nous Tété dernier. Pour éclairer chacun de ces points,
nous élirons un conseil d'état divisé en six ministères, de l'intérieur,
des affaires étrangères, de la police, des finances, de la justice et de
la propagation nationale des lumières. Quant aux 147,000 piastres,
dues par nos anciens évéques à la sainte et grande église (celle de
Constantinople), il vaudra mieux la payer en une seule fois, pour
n'en plus perdre les intérêts. Sur tous ces points, seigneurs, il me
faut votre avis et votre approbation. De retour dans vos foyers, com-
muniquez donc à tout le peuple mes plans; vous et la nation aurez
jusqu'à la Saint-George assez de temps pour délibérer et méditer
votre réponse. Alors nous recueillerons les voix et adopterons le meil-
leur parti. J'ai rempli mon devoir; remplissez le vôtre, staréchines,
en allant dire à vos jeunes gens que tout ce qu'ils pensent, ils peuvent
le dire librement, sans plus se permettre des murmures à l'écart.
Maintenant il s'agit de conserver intact ce que nous avons obtenu,
en paraissant, aux yeux des deux empereurs, dignes de la clémence
de l'un et de la protection de l'autre; sans quoi nous pourrons vite
nous les aliéner de nouveau, transformer la clémence en colère et
la protection en hostilité. Pour détruire tout notre bonheur présent
et tout le travail de mes mains, il suffirait d'une seule chose, se
laisser entraîner ix de vils complots insurrectionnels. Que Dieu nous
en préserve! »
Ces dernières paroles, qu*on n'entendit pas sans surprise, fai^fent
trait à la dernière révolte des rayas serbes de Bosnie, pour la répres-
sion de laquelle Miloch avait prêté son appui à la Porte; il y avait,
dans cette hautaine ingratitude d'un conspirateur heureux appelant
l'insurrection vile, dès qu'il en a recueilli les avantages, quelque
chose d'odieux que les fallacieuses promesses du prince ne pouvaient
faire disparaître. Les kmètes, les staréchines, les knèzes des dis-
tricts, les capitaines de frontière, tous ces fiers guerriers, naguère
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 845
les égaux de leur chef, s*entre-regardaient avec étonnement» la tête
nue, silencieux, comme si le discours durait encoi;^. Promenant sur
la Toule ses regards satisfaits, Miloch, après avoir joui quelque temps
du sentiment de crainte qu'il inspirait, daigna sourire à ses sujets,
et disposant en pontife du lieu saint où il siégeait, leur permit de se
couvrir; puis prenant le ton d*un père : « Soyez les bien-venus» mes
amis, reprit-il; étes-vous tous en santé, tous en paix? j> Là paix ne
devait plus durer long-temps, car la rage couvait au fond des cœurs.
Seuls, dans leur aplomb imperturbable, les courtisans criaient:
Hourra à Thospodar, au père du peuple, qui se sacrifie pour nous et
que Dieu seul peut récompenser! Et rhéritier des pachas descendait
de son trône, se mêlait aux députés, leur serrait la main. «Allons^
frères, à Tœuvrel il faut répartir Timpôt selon la propriété; n'ayons
plus de soubachi (collecteur des redevances en nature), mais rassem-
blons nous-mêmes nos dîmes, et leur vente produira la moitié de
la porèse (impôt foncier). — Tes plans, ô maître, sont admirables,
disaient les kmètes résignés. » Les salves de mousqueterie de la garde
accompagnèrent le cortège du prince retournant à son konak, où le
lendemain, 2 février, la skoupchtina se rendit joot^r baiser le pan de
V habit de son altesse [svetlost], et lui remettre par les mains de George
Protitj l'adresse des représentans du pays, en réponse au discours du
trône. Cette timide adresse osait à peine rappeler au prince la pro-
messe de donner un code et de ne plus juger d'après son divin bon
plaisir.
Le lendemain, la skoupchtina se rassembla de nouveau, mais à
part et en plein champ, pour soumettre les projets de loi à un pre-
mier examen. La discussion fut vive et dura jusqu'à la nuit. Le
prince soutint en personne le choc de la délibération; mais, le jour
suivant, il se plaignit, devant l'assemblée, d'avoir été mal compris,
et ajourna les débats à la Saint-George prochaine. Le seul but de
cette petite skoupchtina avait été de sonder le terrain et de préparer
la grande usurpation de tous les pouvoirs sociaux par celui qui n'en
dcvaU, être que le protecteur. Miloch avait voulu donner à ses kmètes
une première leçon de la manière dont ils auraient à se conduire &
l'avenir vis-à-vis du prince héréditaire. L'impossibilité de la résis-
tance leur était prouvée par les canons et les baïonnettes qui désor-
mais surveilleraient la skoupchtina. Après avoir ainsi formé les
knèzes, Miloch lança cette meute docile parmi le peuple qu'elle
devait plus tard amener à ses pieds comme une proie résignée à la
mort.
TOME I. 64
8^6 REVUE DES DEUX MONDES.
Le kniaze, qui ne regardait son pays que comme une grande ferme
dont il avait Texp^oitation, parcourait chaque année les nahias pour
son commerce de bestiaux, choisissant parmi les troupeaux "Se ses
sujets les plus belles pièces qu'il payait à vil prix. Ces porcs, bœufs et
montons d'élite, étaient conduits à Belgrad et enfermés dans les
vastes écuries de la douane, jusqu'à ce qu'il les envoyât vendre pour
son compte sur les marchés d'Autriche. Pour s'exempter, pendant
cet intervalle, des friais de la nourriture , il les faisait paître dans les
pacftges communaux de Belgrad. Ces vastes pâturages, qui s'éten-
dent le long de la Save, appartenaient depuis des siècles à la classe
indigente; chaque famille pauvre y entretenait une vache et quel-
ques chèvres dont le lait l'aidait à vivre. Miloch trouva que cette
Kberté de pâture portait préjudice à son trésor; il ceignit les pacages
comfmms de haies, et les déclara prairies du souverain. La Sava-
Mahaia (faubourg de la Save), enclavée dans ce nouveau domaine»
dut disparaître, et ses habitans eurent ordre d'évacuer leurs maisons.
Ces malbenreux, espérant obtenir un dédommagement, temporisè-
rent jusqa*à Tannée suivante. Alors Miloch, étant venu visiter ses
nouvelles acquisitions, et furieux de ce que la Mahaia subsistait en-
core, appela ses momkes, rassembla des paysans, et fit mettre le feu
aux deux cents cabanes dont se composait ce fauboui^. Femmes et
vieillards, surpris par les flammes, prirent la fuite en s' efforçant de
sauver quelque débris de leur pauvre ménage; ce fut en vain : le feu,
excité par le vent, roula ses langues ardentes, qui léchèrent la col-
line comme pour la purifier de toutes ces immondices de la misère
humaine et la rendre digne de recevoir la voluptueuse villa d'un
prince. Miloch, présent à cette horrible scène, excitait ses momkes
du geste et de la voix. Davîdovitj ne pouvait l'arrêter. — Que vont
dire, répèlait-il à Miloch, nos frères, les Serbes de la rive autri-
chienne, en voyant ces longues rangées de maisons en flammes?
— En effet on cr<lt, à ZemHn, que l'armée turque était revenue,
et on envoya prendre sur-le-champ des informations. Dans leur dou-
leur, Jes habitans de Belgrad se disaient entre eux : Cachons bien ces
crimes, que l'Allemagne les ignore; car que penserait-on de nous»
d'avoir pris pour maître un tel homme?
Ayant ainsi nettoyé les bords de la Save , le kniaze y fit bâtir son
palais d'été et y établit des magasins pour le sel de Valachie et de
Hongrie, dont il avait acheté une énorme quantité. Peu de temps
après, comme par un avertissement céleste, la Save débordée envahit
ces magasins et emporta les provisions de l'avare. Miloch, impatient
LE MONDE GaÉCO-SUlVfi. 847
de réparer ses pertes, n'en fut que^plus ardent à la rap^i^- Il savait
trouver des torts et intenter à tous les riches des pipcès q^i entraî-
naient la conriscalion de leurs biens au profit de Tétat. Or, Fétat serbe,
c'était Miioch ; rien ne distinguait plus sa caisse privée de la caisse
nationale; Tune et l'autre étaient gardées dans la môme chambre et
confiées au même intendant. C'est alors que le voyageur prussien
Pyrch s'extasiait sur ce prince, qui,âelon lui, levait proporiionnd-
lement moins d'impositions qu'aucun autre souverain d'Europe, et
qui parvenait cependant à doter le trésor public d'une épargne c<»i-
sidérable, a tant il comprend à un haut degré, ajoutait Pyrch, Vart
de lever des impôts indirects. » Triste vérité! Quelques patriotes
firent insérer vers la même époque, dans la Gazette d'Augsbomgy des
plaintes de ce que Miioch ne donnait aux Serbes ni les tribunaux, ni
les lois, ni le sénat , ni les ministères promis, et de ce que leur pays
était réduit à voir d'un œil jaloux la brave nation, grecque s'ouvrir,
au milieu de tant d'abîmes , le chemin du progrès. La gazette offi-
cielle de Belgrad, fort scandalisée de ces paroles, répondit que le
prince serbe montrait depuis long-temps des tendances très euro-
péennes. Bientôt, pour consoler le civilisateur des Serbes, si odieu-
sement calomnié, la Gazette d'État de Prusse, donnant le signal aux
feuilles allemandes, se mit à faire un emphatique éloge de son gou-
vernement.
Cependant la grande skoupchtina de la Saint-George, si solennelle-
ment promise, n'avait point eu lieu, le peuple murmurait de plus en
plus. Pour faire accepter les nouveaux impôts^ Miioch se vit forcé de
réunir au moins un simulacre de diète; il la convoqua pour le jour de
la transfiguration du Sauveur, annonçant dans sa circulaire qu'on ver-
rait alors la Serbie se transfigurer commue le phénix et recevoir enfin
son organisation législative. Le 1^' juin, cette petite skoupchtina,
composée des employés , serdars, knèzes, capitaines et kmètes dé-
voués à Miioch, s'ouvrit à Kragouïevats p§r une messe solennelle où
le métropolite prêcha sur le^ douceurs de la paix, les avantages de
l'ordre et de Tobëissance. Puis Miiocli, entouré de sa garde, exposa
à l'assemblée qu'il la réunissait pour fixer l'impôt de Tannée et régler
l'afiaire des koulouks, corvées dues par les paysans aux capitaines et
employés champêtres. Le peuple demandait q^*on abolît entièrement
la kouloutchenié, et qu'en place de ce droit on payât aux employés
un dédommagement annuel; mais la plupart des députés durent s'as-
socier aux sympathies de Miioch pour les institutions du bon vieux
temps des pachas, et décidèrent que le haratch^ la porèse et tous les
54.
848 RBVtB DBS DBIJX KONDBS.
impôts se lèveraient isolément comme par le passé. Quant au droit
du koulouk f les serdars furent chargés de veiller à ce que les capi-
taines n'exigeassent pas des paysans plus de jours de cor\'ée qu'il
ne leur en était dû , et ces corvées furent restreintes atn travaux
champêtres, sans pouvoir s'étendre à la construction des moulins,
hanes et boutiques. Pour l'administration, rien ne fut réglé, pas
même les appointemens des administrateurs. Le lendemain l'assem-
blée envoya au prince sa lettre de remerciemens ainsi conçue :
« Très gracieux hospodar, nous avons entendu de la bouche de votre
grandeur et parfaitement compris les raisons pour lesquelles il ne
vous a pas été possible de convoquer à la Saint-George la grande
skoupchtina que vous nous aviez promise... Nous voyons bien nous-
mêmes que le temps n'est pas propice , et qu'il faut remettre k un
avenir plus heureux la réforme de notre patrie. Nous consentons
donc, au nom du peuple, à payer les impôts comme par le passé jus-
qu'à la grande skoupchtina prochaine. » Le kniaze, satisfait, daigna
se faire voir encore à l'assemblée, qui, congédiée le troisième jour,
partit en bénissant le père de la patrie 1
Deux diplomates français, le baron de Bois-le-Comte revenant
d'Egypte, et le comte de Lanoue, secrétaire d'ambassade à Con-
stantinople, avaient assisté aux séances de cette prétendue dièteJ'A
eu croire la Gazette de Belgrade ils admiraient surtout la prestesse
des délibérations, qu'ils comparaient aux lenteurs des chambres fran-
çaises, où un mois entier se passe souvent h vérifler les pouvoirs des
députés. Ces deux diplomates, chargés par leur gouvernement d'étu-
dier la cour de Miloch, son pays et ses ressources, avaient parcouru
plusieurs nahias, escortés d'une garde d'honneur et surveillés k leur
insu par le drogman du prince, Tsvetko Raïovitj , le même qui
avait accompagné partout l'officier prussien Pyrch. On conçoit que,
voyageant sous de tels auspices, ils n'aient entendu qu'un concert
de louanges en faveur du kniaze. Leurs entretiens avec Miloch
eurent lieu par l'intermédiaire de M. Zoritj, ancien gouverneur
des enfans du prince , et le seul homme en Serbie qui parlAt pas*
sablement le français. Pour faire sa cour au tsar russe, Miloch
s'exprimait sur Louis-Philippe et son usurpation en termes tellement
grossiers, que l'interprète, craignant un scandale, se voyait forcé
de traduire ces insultes en complimens auxquels les deux diplomates
répondaient par de profonds saints. Cette mystification se reproduisit
pour plusieurs pachas et visirs ottomans : auprès d'yeux , Miloch pre-
nait pour drogman Alexa Simitj , Serbe lettré , qui , en interprétant
LE MONOB GaÉCO-«LAYJB. 849
les rudes paroles de son maître, les polissait de son mieux et quel-
quefois leur donnait un sens tout contraire. Un jour, mécontent
d*Alexa et voulant le lui faire sentir, il alla voir le visir de Belgrad
avec un autre drogman qui se crut naïvement obligé à rendre le sens
littéral. Le visir ne revenait pas de son étonnement; c'était un laur
gage si trivial, si inaccoutumé chez le héros qui auparavant s'expri-
mait toujours avec tant d^élévation. Enfin Miloch lui-même s'aperçut
de Teffet produit par cette traduction trop fidèle de ses paroles :
« Maladroit qui répète ce que je dis! s*écria-t-il en repoussant son
interprète; frères, courez vite me chercher Alexa. » Des anecdotes
pareilles se présentent en foule dans la vie de Miloch; mais ce n'est
pas une chronique scandaleuse que nous voulons écrire ici.
Le kniaze avait deux frères, ses dignes émules, Ephrem et lovane.
Les membres de cette trinité infernale, comme disait le peuple, s'é-
taient fait de la Serbie trois parts pour ne pas se gêner mutuelle-
ment. Miloch exploitait le nord , il était l'unique marchand , le seul
propriétaire des bords du Danube; le domaine d'E^hrem s'étendait
sur la Save , de Belgrad à Chabats , et lovane , homme grossier et
sans intelligence, tenait sous son joug les montagnards du sud. Un
seul trait peindra lovane : amoureux de la nièce d'un pope, il voulut
la faire enlever par ses gardes. Le pope, armé de ses pistolets, par-
vint à chasser les satellites de lovane. L'hospodar, furieux , intenta
aussitôt au prêtre un double procès; il le fit d'abord condamner par
l'évêque diocésain à avoir la barbe coupée (c'est la forme de dégra-
dation ecclésiastique), pour avoir oublié ses devoirs de prêtre en se
servant d'armes temporelles. Le malheureux pope fut convaincu
ensuite d'avoir également oublié ses devoirs de citoyen en repoussant
violemment la force publique. On le pendit et on le roua.
Laid, boiteux, disgracié de la nature et d'une santé frète, Ephrem
ne pouvait comme lovane se plonger dans les orgies.^^Sa vie solitaire
lui avait permis d'apprendre à lire et à écrire , il connaissait même
la langue russe et avait des manières polies; c'était, en un mot,
malgré sa nullité, Y Européen de la famille. Cependant il n'en pour-
suivait pas avec moins d'âpreté l'accroissement de sa fortune. Son
administration était une concussion perpétuelle : une grande partie
des maisons de Chabats et de Belgrad lui appartenait, il en avait forcé
les propriétaires à les lui céder à vil prix; à ceux qui osaient refuser,^
il suscitait des procès et des avanies de tout genre qui amenaient
peu à peu leur ruine. Chacun des trois frères avait un certain nombre
de bourreaux d'élite, dont le plus célèbre était Mitjitj, gardien de ta
850 REirinB DBSi WUX MONDES.
frontière da Stari-Vlah. Tous les knëzes dont on voulait se défaire
et qu*on n* osait décapiter publiquement, étaient envoyés en mission
dans ce district, où ils périssaient dans les défilés sous les coups des
momkes de Mitjitj, déguisés en haïdouks bosniaques. Cest ainsi que
fut assassiné TopulentMIaden, dont Miloch convoitait les richesses.
Ces victimes étaient ensuite inhumées avec de grands honneurs dans
les couvens du Stari-Vlah et du mont Roudnik.
Avec une merveilleuse astuce, Miloch parvenait à faire croire an
bas peuple qu*il agissait dans son intérêt; c^était le bonheur dn
pauvre que ce terroriste fondait en persécutant les grands , les arù-
tocratesy qui rêvaient la féodalité; lui, au contraire, en butte à lenn
calomnies, était le père des opprimés, le démocrate, le niveleur.
Fantasque toutefois comme tous les tyrans , Miloch s'amusait sau-
vent à effrayer le pauvre peuple. Tantôt, après l'avoir invité à une
fête et à un feu d'artifice , il dirigeait les fusées contre lui; tantôt,
comme à Pojarevats, il défendait avec des menaces terribles qne per*
sonne , autour du konak , fît le moindre bruit pendant ses siestes
d*été, et alors, disent les Serbes, on eût entendu une mouche voler
sur la ville. Plus d*une fois il voulut exiger de ses sujets admis en au-
dience, qu*ib se prosternassent devant lui et lui baisassent le pied,
honneur qu'on ne rend qu'au sultan. La loi turque défendant an
raya de passer à cheval devant la demeure d'un pacha, le kniaze s'an-
torisait de cet usage musulman pour faire infliger la bastonnade à toot
chrétien qui ne descendait pas de sa monture en passant devant son
konak, et les fiers montagnards étaient contraints à prendre un long
détour afin d'éviter le palais fatal. Sa lu:!^ure égalait son avarice et sa
férocité : pour se débarrasser plus aisément des maltresses qu'il ré-
pudiait, il avait interdit à tous les jeunes gens de sa garde de rece<-
voir leurs fenunes d'autre main que la sienne; l'oukase de 183ik sor
ce sujet est formel. Son pourvoyeur de débauchOy Abraham, parcon-
rait périodiquement les village^ afin de choisir les plus belles jeunes
filles, qu'il amenait ensuite à la cour, où Miloch voulait bien, coaune
il le disait, se charger de leur éducation; puis, quand il était las de
l'une d'elles, il la faisait dame d'honneur. Heureuses encore les fiif
milles quand Miloch ne prétendait pas se satisfaire sur4e-chani|»»
conune dans un voyage le long de la Morava, où il fit arracher une
fille des bras de sa mère désespérée pour l'entrahier dans sa tentel
L'usage de Xotmitsa (enlèvement de l'amante par son amant), enrfr-
ciné chez les Serbes, ne pouvait se détruire subitement, d'autant
plus qu'il était la ressource du pauvre dont une famille riche dëdai*
LE MONDE (ntéCOHSLAVB. 851
gnait l'alliance. Un paysan qui avait enlevé ainsi sa femme fat cité
deTMit le kniaze qui, après une vive remontrance, le renvoya gracié.
Peu de jours après , il voit la jeune fenmie objet du procès ; cette
femme était beHe. Le tyran débauché révoque aussitôt la grâce ac-
cordée au mari, le fait revenir, mettre à genoux devant lui, et d'un
Goop de hache hit fend le crâne.
On le voyait souvent, après avoir jugé, prendre part lui-même à
l'œuvre des bourreaux. Amené devant le kniaze, à KrtigoUïevats, un
iiHilhoureux, accusé de vol, subissait la question; Miloch, qui le frap-
ptît sans réussir 6 lui arracher l'aveu du délit, perdit patience et le
décapita de ses mains. Un jour, sur la place de Belgrad, il vit un Serbe
qoerdler un marchand turc; furieux de ce qu'un de ses sujets ou-
bliait à ce point les devoirs de l'hospitalité, il s'élança sur lui, le
foula aux pieds , et sous ses bottes ferrées lui écrasa la télé. Malgré
son accueil, d'ordinaire si gracieux pour les étrangers, Miloch ne se
contenait pas toujours ft leur égard, et, avant l'arrivée du consul
d'Autriche, plus d'un Serbe autrichien avait dû repasser en Hongrie
avec la langue ou les bras coupés. Son ministre des aOàires étran-
gères, le loyal Davidovitj lui-même, n'était pas & l'abri des violences
de cet étrange souverain. Un jour que ce minis»tre lui adressait quel-
ques remontrances, Miloch, furieux, faillît le tuer, et, revenu à lui-
même, se contenta, comme par clémence, de le faire jeter dans un
cachot, d'où il ne le tira ensuite que parce qu'il avait un absolu be-
soin de ses services. Il haïssait surtout son ministre de l'intérieur,
George Protîtj, et son ministre de la guerre, Voutchîtj Perichîtj : le
premier à cause de ses richesses , que l'avare tyran disait être mal
ac^fuises, le second à cause de l'amour que lui portait le peuple en-
tier, et de la gloire militaire dont il s'était couvert. Mainte fois il avait
essayé de le ftiire périr, mais le héros ne quittait jamais ses armes,
et , tant qu'ils lui voyaient des pistolets dans sa ceinture , les plus
hardis sicaires n'osaient approcher de Youtchitj. Miloch le raillait
souvent de ce que, devenu ministre, il continuait à marcher vêtu et
armé comme un haîdouk : « Pardonnez-moi, altesse, c'est que je suis
Mlurellement peureux, d répondait en riant le terrible Voutchîtj. Tous
ees faits et bien d'autres se racontent encore dans les réunions pu-
bliques et privées des Serbes. C'est sur les lieux que nous avons re-
cueilli ces étranges récits de témoins dont la sincérité ne nous pa-
raît pas douteuse.
A«x excès de la vie privée succédaient les tristes comédies de la
vie politique. La nahia de Smederevo s'était insurgée en 1825; Mi-
852 EKVUB DES DEUX MONDES.
loch, ayant réprimé la révolte, détermina les kmètes de Koasodol,
Selevane et autres villages de cette nahia, à veoîr, eo supplians,
à sa cour, reconnaître que, depuis cette fatale révoMe contre leur
père chéri, ils étaient maudits de Dieu, et que leurs champs ne pro-
duisaient plus rien. Ils conjurèrent publiquement le kniaxe aimé du
ciel d'obtenir leur pardon de Tétre suprême en les bénissuit de nou-
veau; ce qu'il fit en présence du métropolite à Pachina-Palanka. Le
reste de la nahia ayant imploré la même grâce pour faire cesser les
fléaux que le ciel , obéissant à une colère de prince, versait sur ces
régions, Miloch, nouvel Osiris, descendit lentement la Morava dans
une barque pavoisée d'emblèmes religieux. Toute la population de
Smederevo et des districts environnans l'attendait au village d*Ose-
ronitsa, où le prince aborda le 29 avril 1834. Sa barque, non encore
amarrée au rivage, fut saisie par ceux qui avaient préparé cette
honteuse scène et portée triomphalement sur leurs épaules jusqu'à
l'église, & travers des prairies inondées, où ils enfonçaient jusqu'aux
genoux. Des jeunes filles, dans leurs plus beaux atours, jetaient des
fleurs sur les pas du kniaze, que précédait le métropolite Peter avec
cr<Hx et bannières. Ce même prélat, après la messe, pronopçauB
long sermon sur le droit divin des princes et sur le devoir d'obéir à
leurs inévitables décrets. Puis, Miloch se leva et dit : Je vous pur-
donne à vom tous qui avez offensé et la patrie et moi; déêonnaiSf
aimons^nous comme des frères ! — Et tout le peuple de pleurer de joie
et éCamoury dit la Gazette d'État.
. La fête de la Transfiguration avait eu lieu sans que la Serbie se
transfigurât, conune le kniaze l'avait promis. Toutes les questions de
réformes étaient oubliées, les employés n'étaient plus occupés. qu'i
maintenir à tout prix le statu quo et à prêcher au peuple la patience
et l'horreur des conspirations , que Dieu maudit d'une manière si
évidente, en frappant de stérilité les champs des conspirateurs. Mais
l'extinction successive des différentes branches de,, commerce .sous
le monopole universel du prince marchand rendait toujoura plus dif-
ficile l'acquittement des impôts. Les murmures des victimes se chan-
geaient en rugissemens; Miloch conunençait i craindre. Il défendit
donc par oukase aux citoyens de porter désormais des armes en pu-
blic, et le droit de vendre de la poudre ne fut plus accordé qu'à
quelques négocians dont il était sûr. La colère du peuple aurait
éclaté en dépit de ces faibles précautions, si elle n'avait fiait place
tout d'un coup à l'attendrissement. On venait d'apprendre la maladie
de Milane, fils aîné de Miloch, et le seul de toute la famille princière
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 853
qai eût obtenu par ses aimables qualités la sympathie générale. Ce
jeune homme, reçu avec tant de Joie, quelques mois auparavant, à
son retour de Hongrie, avait rapporté des bals et des fêtes maghyars
une maladie de poitrine qui menaçait ses jours; le docteur Steitj fut
appelé de Zemlin à Pojarevats pour le soigner, et, tant qu*on crai-
gnit pour sa vie , le peuple , dont il était la seule espérance , tint
les mains levées au ciel , et resta pieusement sous le joug. Protégé
par l'amour qu'inspirait son héritier présomptif, Miloch put, comme
par le passé, s'abandonner à tous ses caprices, accabler de coups sa
propre femme, déshonorer les filles de ses plus fidèles serviteurs, et
faire jeter dans les rivières ceux de ses favoris dont il était las.
Toute» ces atrocités n'empêchaient pas le despote serbe de prier
Dieu chaque jour aussi long-temps qu'un prêtre.
L'héritier de la couronne ayant recouvré la santé, le peuple reprit
son attitude menaçante; on l'entendit encore parler de réformes, on
Youkit contraindre le vieux kniaze à donner les lois promises. Tous
les Serbes influens se coalisèrent dans ce but. I.e docteur Steitj, qui
possédait la confiance des knèzes coalisés, les dissuada de recourir à
la violence; ils présentèrent donc au prince une pétition collective, qui
fat rejetée avec dédain. Les knèzes, à qui cette démonstration pa-
triotique pouvait coûter la vie, songèrent alors à prévenir leur ruine,
et, quoiqu*on fût au milieu de l'hiver, ils se répandirent dans les
nahias pour armer leurs familles et leurs cliens. Les citoyens d'Iago-
dina , au nombre de mille , coururerf t les premiers aux armes à la
Toix de leur knèze Mileta Radoîkovitj et du sénateur Avram Petro-
nievitj. En même temps, Miiosar Ressavats marchait avec une nom-
breuse division sur Kragouîevats , où tous les autres chefs , chacun
de son cêté, arrivèrent le même jour, 7 janvier 1835. Le lendemain
à Faurore, quinze mille citoyens armés et vainqueurs faisaient tran-
qufllement leur entrée dans cette petite capitale, abandonnée par
la cour et par Miloch , qui fuyait éperdu vers la Valachie. Un corps
de troupes, expédié contre les rebelles, sous la conduite de lovantché
Spasitj , gouverneur de Smederevo, passa, en dépit de son comman-
dant, sous le'drapeau des patriotes. Voutchitj, qui, en sa qualité de
ministre de la guerre, gardait le palais du prince et les caisses de
rétat pour les préserver du pillage, se rendit le 9 janvier dans le camp
du peuple, qui l'attendait pour le proclamer dictateur. Le capitaine
des gardes du prince, Pierre Toutsakovitj, avec son artillerie et
quinze cents soldats d'élite, voulut alors marcher contre Voutchitj;
mais ses canonniers eux-mêmes refusèrent de faire feu sur le peuple.
8âi RBVUE DES DEUX MaN'DBS.
Les deai partis coaclurent donc un armistice, et la grande akoupcb-
tina fut déclarée ouverte. La presque unanimité des voi& demandait
la déposition de Miloch. George Protitj» dans des discours furibonds,
excitait même rassemblée à expulser la famille entière des Obreno-*
viy ; mais les vieillards, qui savaient combien il en coûte pour fonder
une dynastie, voulaient conserver celle qu*ils avaient si chèrement
achetée.
Ce fut dans ces circoustances , et le 19 janvier, que le ministre
Davidovitj quitta la résidence de Miloch, Pojarevats, pour se rendre
au sein de l'assemblée. Arrivé au camp national, il présenta des let^
très que Miloch assurait être venues de la Russie, et où le tsar expri*
mait son intention de soutenir le Igiiaze par une armée» Mais.ua aote
que lut aussi le ministre garantissait aux Serbes une amnistie entière
et toutes les libertés civiles demandées par les knèzes. Ce» conces-
sions du prince commencèrent à calmer les insurgés, et la craîote des
Russes acheva de les déterminer au rappel de Miloch. Après avoir sti-
pulé des garanties pour sa sûreté, le kniaze rentra^ te 14 janvier,
dans Kragouïevats, non pas triomphalemont, comme rannonoèrent
les journaux d'Allemagne, mais Toreille basse, sans canons et sans
balîionnettes. Voutchitj, président de la diète, TaccueiUit par d'i
reproches, auxquels Miloch répondait en sanglotant : « Frère,, je
bien que le peuple me déteste; tâche^ donc de Tapaiser, et je fer»
tout ce qu'il demandera. » Le peuple, attendri partant de preuves de
repentir, se borna à demander une charte, et déclara, qu^il viendrai!
la chercher le 2 février prochain, puis il se dispersa. La gazette ofil-
cielle rapporte que tant de milUers d'hommes ne commirent pas le
plus petit désordre dans leur marclie et leur retraite, quoiqu'ils fus^
sent tous livrés à eux-mêmes, n'ayant pas d'autres chefs <iue eeiB
qu'ils s'imposaient. «Oui, nous disaient les paysans que noua i»*
terrogions sur cet événement, nous avons campé dans les jaipdtiis»
et n'avons pas pris un oignon, quoique nou& fussions affauiés et
sans vivres, d
U est curieux de voir comment la feuille officielte.raooute cette-
victoire populaire, a Miloch, dit-elle, voulant se renëœ auK<dèsia.
exprimés par le sultan , s'était embarqué sur le Danube pour alier
visiter sa hautesse à Conslantinople. Mais les starécbines, effinajiis
du départ de leur père, avaient assemblé le peupl^et étaient aficeuros
en tumulte à Kragouïevats, le 7 janvier, en criant : « Nous ne laisse*
rons pas partir notre prince bien-aimé, il se doit à 4a patrie l » £tte
kniazç avait daigné assurer qu'il resterait pour présider la grande
LB VONBB 6RÊG0-SLAVB. 855
skoapchtina régénératrice. » C'est ainsi que les coars écrivent leur
iristoire. La relation de la Cras^êfe ffAugsbourg^ quoique également
infidèle, étatt plus habilement conçue. A en croire ce journal, Tin-
surrection serbe aurait èlô rœuvredes grands qui espéraient obtenir
les privilèges 'des boyards valaques, en héritant de tous les droits féo-
daux des spahis^ et qui, frustrés dans leurs prétentions aristocratiques,
serévoltèrent-pour arracher par la force ce qu'on ne leur accordait pas
de {riein gré; mais le peuple prit le parti du prince; après avoir subi
4e paternelles réprimandes, les magnats serbes prêtèrent de nouveau
serment de fidélité au souverain, et tout fut oublié; pas un cheveu
ne tomba de ces têtes coupables. Osez encore UAmer Miloohl
Cependant la grande skoupchtina , ajournée an 2 février, s'éttftt
réunie de nouveau pour exiger du prince un acte qui garantît la vie
et les propriétés de chacun. Du milieu de rassemblée, résniè dans
nne vaste prairie, sous Kragoufevats , le métropolite et les évêques
entonnèrent en slavon le Veniy scmote Spiritusj auquel dix mille voix
répondirent; et le kniaze , qui occupait avec sa cour nn tchardak
(fMivillon élevé ), ouvrit la séance par cette insidieuse harangue :
«c Frères et seigneurs, je vous avais promis de vous réunir à la
âainMieorge en une grande assemblée, ikiaîs le manque de pâturages
ponr vos chevaux me contraignit de réduire les députés à un petit
nombre;, ^puis vînt la sécheresse de Tété et de rantonme qui nous
priva de «foin et d'eau, et restreignit encore le nombre des députés
aux skoupchtinas suivantes. En outre, malgré nés eflTorts, nous ne
pouvions venir à bout de rédiger les propositions de loi , ni mettre
an dair le nombre des sujets, la quotité des dîmes «t antres imp^^ts.
Ponr toutes ces affaires, il faut du temps. L-état serbe ne fait que
Battre» et un état qui conmience<nedoitrien phréctpiter, neipas laisser
écbapper devant le monde une aenle syllabe dont il pourrait avoir à
ae fepei^r. 11 a fallu des siècles à tons les états «pour s'organiser
coraoie ils le sont aujourd'hui. La nation serbe ne peut marcher ni
plus vite ni autrement que les autres; elle doit d*abord 8*approprier
ia civilisation européenne, avant de prendre en Enrépe Uf ifrièce ^iii
loi «est due; d*'OÙ je me conclus nullement que le jour ne «oit venu,
jfràres, ^ù vous devez enfin décréter veAre orgafeiisation.*^. Depuis une
rloDgue année, je travaille moi-^môme assidaement, ide eoncert avec
leigrand tribunal, à .la confedion 4e nos fois. J'ai rêva et 'coririfi^
Aotre oode civil et criminel, -qui aoumettra désoamaîa le SevbeaccMè
aaxdécrets iavariaUes de la loi écrite, et non pins k l^bifraii«<ni
à la eoBSCîence du juge.*. AboKssaat tie 'haràtch, le lahibonk, les
856 REVUE DES DEUX MONDES.
taxes des mariages , des moulins, de Teau-de-vie, de la cuefflette de
glands, les dîmes de koukourouts (mdXs), d'avoine, de miel, devin,
et toutes les corvées , je crois pouvoir réduire Timpôt à la somme
unique de trois thalers par tête pour chaque demi-année. Quant à la
répartition de cet impôt, elle cesse d*étre mon afiiaiire et devient
celle des staréchines de chaque localité. Ni mon gouvernement, ni
qui que ce soit, n'aliéneront plus les forêts et pacages communaux,
dont le peuple doit reprendre Fentière jouissance, puisqu'il en paie
les impositions; et nul village désormais n'interdira ses biens com-
munaux aux frères d'un autre village... Pour assurer la liberté des
personnes et l'inviolabilité des biens, pour régler les droits et devoirs
du prince, les droits et devoirs des employés et ceux de chaque
citoyen , je publie Yousiav (la charte ), qui va vous être lu. Nous jure-
rons tous les uns aux autres, le kniaze aux employés et au peuple,
le peuple aux employés et au kniaze, de maintenir cette charte
aussi sacrée que si c'était le saint Évangile, et de ne laisser personne
en altérer une syllabe sans le consentement de toute la nation ras-
semblée, devant laquelle mes ministres seront responsables de leurs
actes. »
Après ce discours, Davidovitj se leva, le visage rayonnant, et dé-
roula la charte serbe, ouvrage de ses mains et première implantation
française dans les forêts de la Turquie. Cette constitution n'avait
qu'un seul défaut , celui d'essayer une transaction impossible entre
les formes gouvernementales de l'Europe moderne et le vieux génie
de rOrîent. C'est le 3 février 1835 que la charte serbe fut souscrite par
Ephrem Obrenovitj , au nom de l'altesse princiëre , qui ne sait pas
écrire, puis par le soviet, les chefs du clergé et tous les députés de la
skoupchtina. Miloch, les yeux tournés vers l'orient et la main sur la
croix, jura, au nom de la sainte Trinité, d'obéir à la loi nouvelle et
de respecter désormais la liberté des personnes et l'inviolabilité des
biens. Tout le peuple, versant des larmes de joie et levant au ciel les
trois doigts de la main, jura à son exemple fidélité à la éônstitulion.
Alors la diète, les évêques en tête , se rendit à l'église pour assister à
une messe d'action de grâces, durant laquelle l'oustav restai déposé
sur le na&m^ (table des offrandes), au pied de la croit et dêTiconos-
tase; la charte était censée recevoir un sceau divin et sortir, comme
la loi de Moïse , comme toute loi orientale, du fond du sanctuaire.
Dans son sermon sur ce texte : le passé est passé, tout va devenir nou-
veau, le métropolite Peter, habile flatteur des deux partis, célébra la
Serbie changée par l'oustav dû au kniaze élu de Dieu, et montra
LE MONIA GRÉCO-SLAVE. 857
l'église» qu*il confondait avec la patrie, guérie enfin de ses longues
douleurs par une constitution telle que bien des nations civilisées
Tenvieraient.
Ce peuple qui quelques jours auparavant bondissait comme un
lion échappé de Tarène* était redevenu doux comme un agneau. Le
lendemain à Taurore, toute la skoupchtina, précédée de la bannière
nationale» alla porter au kuiaze trois présens symboliques de la part
des trois classes de la société : les agriculteurs et marchands, les
prêtres et sa vans ou hommes de loi » les guerriers et employés de
rétat. La première classe, correspondant à ce qu'on appelait en
France le tiers ou le troisième état » était précédée d'un kmète por-
tant un plat d*or sur un coussin blanc, avec le hleb-sol (pain et sel),
emblème qui chez les Slaves désigne à la fois la soumission et l'hos-
pitalité. Puis venait le sénateur Mileta Radoïkovitj, portant au nom
des iounaks (braves), qui le suivaient, un magnifique sabre enrichi
de brillans, du prix de 10,000 thalers, avec l'exergue : A son kniaze
Miloch P' la Serbie reconnaissante. Enfin le métropolite, entouré des
évéques et de tout le clergé, s'avançait avec une superbe coupe d'or,
symbole de la joie et du salut procurés par la charte; derrière lui se
pressaient dix mille députés, ivres de bonheur. En. présence de ces
manifestations chaleureuses, Miloch, attendri, pleura : il coupa une
tranche du pain qui lui était offert , la plongea dans le sel et la mangea;
puis, prenant des maii)^ du métropolite la coupe pleine d'un vin doré,
il porta la santé de son peuple, et vida cette coupe d'un seul trait, la
renversant en fair pour n'en pas laisser échapper une goutte, comme
s'il eût eu soif de ce breuvage, qui signifiait l'amour du peij4>le.
Ainsi la. nation entière paraissait sortir du tombeau; elle était ap-
pelée à revivre; ses représentans, délivrés, de la terreur, et par con-
séquent rendus à toutes les idées généreuses, ne craignaient plus les
empereurs; ils se sentaient capables de repousser la force par la force,
et déj^ parlaient de protéger les rayas de Turquie. Jamais la natio-
nalité serbe ne s'était montrée si ardente et si fière. Mais i'honune
qui l'avait ainsi réveillée, Davidovifj» devait bientôt porter la peine
de son audace.
Né à Zemlin, Davidoviij avait, de 18ia à 1830, rédigé seul à Vienne
la première de toutes les gazettes en langue serbe. Cette feuille,
remplie de faits curieux sur l'état ancien et présent, littéraire et
politique de la natiou, était autorisée par le gouvernement ^autri-
chien, qui espérait alors obtenir pur ses services le protectorat de la
Serbie, aux dé^ns des Russes, encore Gaibles sur le Danube. A force
858 BBVVE DBS DBUX MONDES.
de lire les jonrnaux de Paris, te publiciste serbe était devenn tout
français par ses sympathies et ses idées. Mal récompensé, après la
guerre d'émancipation des énormes sacriGces d*argent qu*ii avait dû
faire à sa patrie, ponr continuer la publication de cette gazette dont
il envoyait les numéros en Slavonie et jusqu'en Turquie; chargé de
dettes, il dut s'enfuir d'Autriche comme banqueroutier, et, malgré
l'ingratitude du gouvernement serbe, il vint lui offrir ses services.
Pour le malheureux Davidovitj , il ne s'agissait plus de carrière litté-
raire; il se devait h ses trois enfans et à leur mère. Grecque aimable
et spirituelle dont l'affection avait plus d'une fois relevé son courage.
Désormais il lui fallait exercer une profession pour vivre; il se flt
écrivain public à Belgrad. Le peu d'Iiommes instruits qui se trou-
vaient en Serbie ne tardèrent pas à reconnaître la supériorité de
son esprit, et à le consulter en tout; il devint l'oracle de la nafîoii.
Hais cet ardent réformateur n'osait pas toujours se raidir contre le
despote. Davidovîtj était époux et père; il voâlait assurer l'avenir de
ses enfans. Cherchant à tenir le milieu entre Miloch et le peuple
serbe, il travatilait à son émancipation, tout en ménageant le souve-
rain. D'aiHeurS son attitude austère et résignée imposait à Milocb, et
mainte fois d'un de ses calmes regards il parvint à arrétet les empor-
temens du tyran. Pyrch, dans .son voyage, remarque que tous tes
autres ministres habitaient le konak du prhice comme s'ils n'eussent
été que ses premiers domestiques; Davidovi^ seul avait sa demeure
h lui ; seul , par l'ascendant de son caractère , K avait su gagner une
position indépendante. Aussi, t]uand la nation, redevenue momen-
tanéOMit souveraine , voulut une constitution écrite , die ne conGa
h nul autre qu'à ce loyal patriote le soin de la rédiger. Mais les agens
russes de Stambol et de la Yalachîe comprirent bien vite la secrète
pensée de l'homme qui avait écrit la charte serbe; ils exeftèrent Hi-
iodi à le mltltraiter. De la présidence des ministres, Davidovi^* tomba
bientôt au rang de Mmple sénateur. Un jour que, pour assouvir sa
rancuiie personnelle contre son ex-ministre George Prolitj , le tyran
lui falBuR udministrer, sans autre forme de procès, soixanle-dix
coups de bâton, Davidovîtj, à la vue des lambeaux de chair arrachés
des épairies de isod' cMIègue, apostropha le prince, présent à cette
exécfMion, et kri rappela la charte qull avait jurée. Hiloch,'tfHligiié,
le fit nèttre aux fers pour la troisième fois, et lorsqu'au bout de froifi
mois* 41 sortît de son cachot, un oilikase t'exclut du sénAt et te relégua
à Smederevo. Là> retiré dins une cabane qu1l éleva de lies mains»
Davidovit) eut la doidetir de voir Miloch détruis suecéasivement
LE MONDE GRÉCO-SLAVE^ 859
toutes les libertés de la Serbie. Il avait constamment désiré faire un
voyage en Fraifce, pour enrichir son pays des lumières qu*il y aurait
pu recueillir. Cette consolation lui fut refusée. Dès-lors sa vie ne fut
plus qu'une longue lutte contre la mort. Il forma encore le projet de
s*enfuir au Monténégro; mais Targent manquait, môme pour ce court
voyage, à Thomme qui avait eu en main durant tant d^années toutes
les caisses du gouvernement. Lorsqu en 1838, la Russie se déclara
enfin contre Miloch et en faveur du peuple , Davidovitj parut se ra-
nimer : prévoyant qu'il allait en être de la Serbie comme des prin-
cipautés moldo-valaques, il n*avait plus qu*un désir, c'était d'aller à
Stambol et de parler à l'ambassadeur de France, pour lui découvrir
le véritable état des choses. Il était trop tard, les souffrances morales
avaient lentement détruit cette forte organisation. Dans son délire,
Davidovitj prononçait encore d'une voix éteinte les noms de l'amiral
Roussin et de Louis-Philippe qu'il mêlait à ceux de Boutenief et de
Nicolas; il mourut en avril 1838, à l'âge de quarante-huit ans. Ayant
poursuivi avec trop d'ardeur l'accomplissement de réformes préma-
turées pour son pays, il finit par se trouver écrasé souh le poids de
sn tâche, et mourut de douleur, les yeux tournés vers cette France
où tout lui paraissait si beau.
Un jeune homme, Jivanovitj, fils d'un pope de Syrmie, plein de
talent, mais aussi d'ambition, avait supplanté Davidovitj. Devenu
secrétaire intime du kniaze, il écrivit pour Miloch aux cours de
Russie, de Constantinople et de Vienne, afin de leur prouver le
danger moral qui les menaçait si elles laissaient subsister aux fron-
tières de leurs états un volcan révolutionnaire^ une petite France, à
laquelle leurs sujets ne tarderaient pas à porter envie. Les cours se
laissèrent aisément convaincre, et promirent aide à Miloch pour
abolir la charte jurée. En vain le terrible Youtchitj. menaçait-il le
kniase de la colère du peuple s'il ne tenait pas &on serment. A peine
six mois s'étaient écoulés depuis la diète constituante, que déj^ les
envoyés de Miloch parcouraient les villages, pour obliger les h^))itaas
à leur remettre tous les exemplaires imprimés de la constitution. Dje
toutes parts, ces exemplaires étaient apportés au kniaze, ^i les brû-
lait comme une œuvre des Latins ou des athées. On avait beau les
enfouir, la piolice princière les poursuivait avec tant de persëvô^iace,
qu'on crut enfin avoir réduit en cendres jusqu'au dernier exenq^ce.
Dès le comn^encement de l'année 1836, leS; chefs de l'opposition
ne figuraient plus dans le siénat, on les avait remplacés par d^ p«ici-
fiqucs et dévoués courtisans. Jivanovitj, voulant enlever à sou pré-
860 REVUE DES DEUX MONDES.
décesseur môme sa gloire passée , se plaignait amèrement dans la
Gazette de Belgrad de ce que les feuilles allemandes eussent regardé
Davidovitj comme Tame du gouvernemeot serbe. Il poussa ses ou-
trages envers rancien ministre jusqu'à le forcer dans sa retraite à
signer une lettre officidie ou H exprimait au kniaze sa reconnaissance
pour les généreux secours accordés par lui à sa famille , séparait sa
cause de celle des rebelles de 1835, surtout de celle du Z^fei;^/ serbe^
de George Protitj, dont il condamnait les plans destructeurs et
l'audace républicaine. George l^rotitj venait alors de s'enfuir à Zem»
lin : tant qu'il n'avait eu à affronter que les coups de bâton des
valets de MUoch» il avait tenu bon, espérant toujours faire Uiompher
son idée. Mais Miloch, malgré l'amnistie jurée et le baiser de paix
donné à tous les chefs de la dernière insurrection , ne cachait plus
son dessein de les faire tous exterminer; le bruit courait môme qu'il
avait fait distribuer 500,000 piastres dans le divan pour faire ap-
prouver cet attentat par le cabinet turc. Invité bientôt h venir se
justifier à Pojarevats, Protitj craignit d'être fusillé sur la route dans
le défilé de Grotska, le long du Danube, où les momkes apostés par
le prince avaient déjà fait rouler dans la rivière, sous le feu de leurs
carabines, plus d'un knèze suspect à l'hospodar. Se réservant donc
de revoir la Serbie dans des temps plus heureux , il donna à tous les
autres chefs le signal de l'émigration.
La nation était retombée dans le silence de l'esclavage; cette an-
née 1836 est lugubre pour elle. Le nom de la Serbie n'est pas môme
prononcé dans plus de la moitié des numéros du journal officiel.
On ne fait mention du pays gouverné par Miloch que pour décrire
des villes illuminées et des fêtes célébrées sur le passage du kniaze.
Le prince de Metternich lui envoie des décorations de la part de
Ferdinand; c'est l'occasion de nouvelles réjouissances nationales. Puis
six pièces de canon avec leur train, présent de la sublime Porte, ar-
rivent par le Danube à Kladovo, et de là à Kragouîevats, où, accueil-
lies par mille hourras , elles sont placées devant le konak du prince
pour en défendre l'entrée. Tous les anciens abus reparaissaient. Mi-
loch considérait l'état comme une grande ferme et le peuple comme
un troupeau dont il était le berger et le propriéfaiire. Les millions
que lui rapportait ce qu'on pourrait nommer la tonte ^rtinuelle de
ses sujets étaient envoyés à la banque de Vienne, et placés à intérêt
en son nom, comme si c'eût été son propre argent. Il tenait dans ses
mains tout le commerce de transit, et avait le droit presque exdusif
de Texportation des bestiaux. Sans traitement réglé et révocables
LE HONDE GRÉCO-SLAVE. 861
d*an jour è Tautre, les fonctionnaires étaient descendus au rang dç
simples domestiques. Miloch ne voyait dans ses dignitaires que des
jouets de son caprice; il nommait un jeune officier, Tsvetko RaTovitj,
général en chef de l'artillerie, puis le destituait aussitôt en lui faisant
donner vingt-cinq coups de bâton; il transformait le colonel en juge,
le simple soldat en aide-de-camp, le valet en capitaine, et le capi-
taine en valet. II trouvait son plaisir è ces changemens subits de for-
tune. La môme inconstance régnait dans ses amours. Sa favorite
Stanka, qu*il aimait tant en 1835, que, chassé par le peuple, il Teût
emportée dans ses bras , disait-il , jusqu'aux extrémités du monde,
cette rustique beauté n'était plus la reine du konak; après l'avoir
livrée è un marchand de Belgrad, Miloch l'avait remplacée par trois
favorites qui régnaient à la fois sur son cœur. Celle des trois qu'il
préférait était une superbe esclave qu'il venait d'acheter h Stambol,
sous prétexte de la convertir au christianisme, et qui avait reçu avec
le baptême le nom mystique de Danitsa (étoile du matin). Pour
Miloch, c'était plutôt l'étoile du soir, car sa chute approchait.
La tentative du kniazc auprès de la Porte pour en obtenir un
firman qui l'autorisât h châtier les rebelles de 1835, avait complète-
ment échoué. M. de Boutenief, qui, seul de tous les ambassadeurs,
connaissait le véritable état de la Serbie, et ne croyait pas possible de
soutenir plus long-temps Miloch contre la haine de tout le peuple,
força le divan de retirer à l'hospodar ses faveurs et de lui écrire une
note menaçante où on le sommait de régner avec pins de justice.
Miloch se garda bien de publier ce nouveau firman , qui est encore
inédit; mais le bruit du mécontentement de la Porte se répandit
parmi les Serbes , qui élevèrent plus hardiment la voix contre leur
tyran. Toutefois ces plaintes ne passaient pas la frontière. Les mar-
chands serbes allaient è Vienne, à Trieste, à Leipzig, sans dire un
seul mot de Miloch. Us craignaient sans doute l'intervention étran-
gère; sans doute aussi chez ce peuple nouveau, qui brûlait de vivre
de sa vie propre , on sentait le besoin de vider ses quetielles en fa-
mille. La situation de Miloch n'en était pas moins critique. Les deux
essais d'assassinat tentés dans les bois par ses momkes sur le séna-
teur Petronievitj avaient tourné à la honte du prllnce; ses coups
n'abattaient plus que des victimes obscures; les plu^ redout&bles vi-
vaient, réfugiées en Turquie et h Constantinople. Lorsqu'il reconnut
enfin son impuissance, le cœur faillit è Miloch, qui se mita trembler
comme une femme. Non content de faire veiller chaqué^ nuit dansi
son antichambre deux momkes avec carabines chargées , il gardait
TOME I. 55
^02 REVUE DBS DEtrX MONDES.
constamment prësde son lit le fidèle major Anastase. Sonvent, malgré
ces précautions , il ^tait pris de terreurs paniques. On le voyait «e
Jever en^ sursaut, et on Tenteodait crier au secours.
Tel était le prince dont la plupart des Européens qui ont 4ra-
,^ersé la Serbie ont fait un grand homme. L'Allemagne* aurait >dû
être mieux informée que T Angleterre et la France; Cependant l'in-
génieur Richter, dans une brochure intitulée Serbien$ 'ZunUmâej
défendait encore Miloch en 1839, tout en avouant que a c'est im
caractère vindicatif et cruel; que par des motifs de haine privée, rjl
a fait périr des personnages héroïques, dévoués au bien général,
<;hers è toute la nation, et dont il était jaloux; qu'il n'a enfin acqms
. 4|ue très tard la douceur et les vertus de prince qui embettissett
»aujourd*hui son ame. » — « On a souvent peint Miloch comme* wi
tyran, dit un autre Allemand, M. Possart, auteur d*un tableau 'géo-
graphique et statistique de la Serbie en 1835. Un tyran n'obtientoiit
: pas de son peuple des témoignages de confiance et d*amour tels que
peu de souverains au monde peuvent se flatter d'en recevoir! îde
semblables. La preuve de son patriotisme se trouve dans son admi-
4oistration économe, et la bonté avec laquelle il se préoccupe Ai
moindre de ses sujets. Il est, on peut le dire, un des plus illustras
^i des plus grands monarques de notre époque. Heureux lepeaple
wqui possède un tel père I »
Ces rapports oflicieux étaient publiés sous les auspices de PAu-
iriche. Cependant le cabinet de Vienne répondait mal anx€spéraBees
de Miloch, qui avait compté obtenir de son nouvel allié la sanctian
wde ses tyrannies. L'Autriche était trop faible, trop circonvenue ^par
J'influence russe, pour disputer à Nicolas le^ protectorat des princi-
pautés gréco-slaves. De son côté , l'empereur russe , éclairé par ses
^gens, ne regardait plus la cause de Miloch comme ^igne tle son
^ppui, quelque zèle que le tyran affectât encore pour son protectenr
tiu Nord. L'impuissance de l'Autriche une fois reconnue par Miloch,
et la France lui étant particulièrement odieuse, il ne restatt au
kniaze d'autre refuge que l'Angleterre. La légation anglaise ite
^tambol fut donc priée d'envoyer un consul àBelgnrid. Miloch dési-
rait que ce fût un homme énergique, un b<»nme d'épée, qui pût
parler aux mutins le haut langage des canons britanniques. Le co-
lonel Hodges fut chargé de cette mission. Ayant gagné ses épau-
lettes avec les terribles guérilleros d'Espagne, qu'étaient devant
lui les pauvres rayas de la Serbie? Marchant dans les rues avec ses
pandours aux pistolets chargés, l'inviolable consul > représentant
/
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 86$
d'une nation constitiitionneile, essaya de mille manières de prouver
aux Serbes qu ils ne pouvaient être régis que militairement. 11 leur
parlait lui-même en toute circonstance comme à des esclaves. Un
homme qui s* est acquis par ses travaux sur TOrient une réputation
légitime, M. Urquhart, revenant de Turquie vers cette époque, s'ar-
rêta quelques mois à Belgrad. Il se fit fournir par M. Tirol, employé à
la chancellerie de Kragouïevats, les renseignemens les plus détaillés
sur les produits et ressources de la principauté, et envoya ces docu-
mens à lord Ponsonby, sans se douter de Tusage qu'en ferait la di-
plomatie anglaise, préoccupée là comme partout d'un intérêt d'ar-
gent* Armé de ses pièces, Hodges dressa les' bases d'un traité de
commerce qui devait être conclu avec le seul marchand libre de la
Serbie, Miloch. Les métaux, les pelleteries, le charbon de terre, le
bois de construction,, tout allait être livré aux Anglais, qui paieraient
avec des calicots, des indiennes, des draps de Birmingham, déposés
dans des comptoirs sur le Danube et la Save. £n retour, on assurait
à Miloch la puissance la plus absolue sur ses sujets, même le droit
de les ensevelir en foule dans les mines nouvellement ouvertes, sans
antre salaire que leur ration de pain noir. Pour récompenser le zèle
de son agent, le cabinet de Londres érigea le consulat de Serbie en
consalalrgénéral vers la fln de l'année 1837. Ce fut l'occasion d'une
fête pour le gouvernement serbe. Le kniazese rendit avec sa femmes
t^es enfans, son frère Ephrem, le métropolite Peter, l'avocat Had-
chitj, de Neusats, et une foule d'employés, à un grand banquet chez,
le' consul-général. Mille toasts furent portés à l'absolutisme. — Sur-
tout, point de lois , disait Hodges; après le diable , rien n'est aussi
faneste que les législateurs. Le kniaze ne pouvait cacher son orgueil
et sa joie. Au festin succéda un bal magnifique, où, après quel-^
qoes contredanses anglaises, on vit Miloch et les siens exécuter un
saavage kolo.
La Russie, qui, l'année précédente, avait aidé Miloch è détruire la
charte serbe, et garanti au kniaze la complète possession de son pou«-
voir, venait d'adopter une nouvelle politique vis-à-vis des Serbes.,
Voyant leur prince invoquer l'Angleterre, et tout le peuple sur le
point de s'insurger, elle abandonna le kniaze à la vengeance natio-^
nale. Devenu libéral par nécessité, le cabinet de Pétereboarg rejeta
le statut organique qwe Miloch lui avait soumis. Tout, dans cet acte, .
était laissé è l'arbitraire; on y définissaii^ le sénat tm corps exécu^
teur (les volontés dukniate, et le trésor de l'état une caisse où en^
traient tous les impôts pour couvrir les dépenses y dans la mesure ^ le-
55.
864 REVUE DES DEUX MONDES.
temps et le mode fixés par le kniaze. La Russie rejetait soudain tous
les plans qu'elle avait approuvés, un an auparavant, dans une dépêche
secrète dont quelques employés de la chancellerie serbe avaient eu
connaissance. Depuis que Mîloch appelait les Anglais» on ne doutait
plus à Pétersbourg que ce ne fût décidément un monstre indigne de
pardon. Profitant de ces dispositions de la Russie et de la présence
de Nicolas au camp de Yosnesensk, les chefs de Topposition, Stoiane
Simitjy Voutchitj, et avec eux une foule de knèzes appuyés parle
frère mémo du prince, Ephrem, passèrent à Orchova, d'où Ils en-
voyèrent leurs plaintes à Fempereur par Tintermédiaire de Protitj,
réfugié alors à Boukarest. Nicolas n'eut garde de laisser échapper
cette occasion d'augmenter son influence en Turquie; il dépêcha aus-
sitôt le prince Dolgorouki pour aller constater les griefs des Serbes.
Le 13 octobre 1837, l'envoyé de Nicolas entrait à Kragoulevats,
salué par l'artillerie. Le prince russe n'épargna point au kniaze les
reproches sur son ingratitude envers le tsar, et le menaça de tonte
la colère impériale s'il continuait de refuser des lois justes à son
pays. Ce diplomate était un trop haut personnage pour que Miloch
ne fût pas devant lui souple jusqu'à la bassesse. Il lui fit les plus
magnifiques promesses, lui accorda le retour et l'amnistie de t6us les
exilés et émigrés volontaires, publia le 16 octobre un oukase qui
déclarait qu'à l'avenir les propriétés seraient inviolables, sans toute-
fois garantir cette inviolabilité autrement que par sa parole de prince.
Deux jours après, dans un grand banquet, dans une réunion pré-
tendue populaire y Miloch portait la santé de Nicolas, et Dolgorouki
celle de Miloch. En même temps des hommes à gages remplissaient
l'air de leurs cris en l'honneur du kniaze, qui se confondait en |iro-
testations d'amour pour la Russie. Convaincu que désormais Miloch
gouvernerait mieux, c'est-à-dire qu'il sérail plus dévoué au tsar, Dol-
gorouki repartit le 20 octobre pour Roukarest, avec Fiqtention d'en-
gager son maître à laisser au kniaze la puissance suprême. Miloch
l'escorta jusqu'à la frontière, en le comblant d'honneurs et en réité-
rant les assurances de sa complète conversion. Mais à peine s'étaient-
ils donné, selon la coutume slave, le baiser d'adieu, que Miloch, se
retournant vers ses favoris, se mit à rire à gorge déployée de la sinir
plicité du bon Russe.
Miloch avait appelé à Relgrad, en février 1837, deux légistes serbes
de Hongrie, Lazarevitj, bourguemestre de Zemlin , et l'avocat Had-
chitj, de Neusats, gentilhomme riche et très aimé en Syrmie. lais-
sant intact le code criminel, emprunté aux lois autrichiennes, ils
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 865
devaient refondre tout le code civil, rédigé par Davidovitj conformé-
ment à la procédure française, et qui avait été reconnu inapplicable
à Tétat social des Serbes. Miioch, qui, pour tranquilliser Nicolas,
avait dû remettre à Dolgorouki un écrit signé où il s'engageait à
donner è son pays une constitution avant trois mois, pensait qu1l trou-
verait dans les deux légistes des agens dociles, tout prêts à couvrir
ses illégalités de leur nom. Il présenta donc è leur approbation un
statut organique dressé par Jivanovitj. Après avoir lu cet oustav, qui
faisait des sovietniks autant de valets du prince, Lazarevitj , absolu-
tiste par principes, n'y trouva rien à changer; mais son collègue
Hadchitj refusa de le souscrire. La conunission constituante, qui
était formée de sept membres sous la présidence d'Ephrem, se
scinda alors en deux partis, Tun qui voulait les amendemens 'pro-
posés par Hadchitj , Tautre qui flétrissait c^s amendemens comme
démagogiques, et se contentait d'un semblant de constitution. Ra-
ditjevitj , citoyen estimé de tous, vint se jeter entre les deux partis,
et proposa un oustav conciliateur, sur lequel la commission fut ap-
pelée à voter en février 1838. Tout à coup le consul Hodges, s'aper-
cevant que les plans commerciaux de l'Angleterre allaient échouer,
détermina Miioch, dont il était devenu le principal appui, à porter
la question devant son suzerain Mahmoud. Ainsi la Russie fut jouée
par l'Angleterre dans l'espérance qu'elle avait conçue de s'attribuer
k elle seule la ratiûcation du nouvel oustav serbe, sans l'intervention
de la Porte. Miioch déclara la commission dissoute, et les dififérens
projets de constitution furent tous envoyés à Stambol , du consente-
ment même du consul russe Vachtchenko, qnî s'était en6n installé
le 10 février à Belgrad. En transportant le débat devant le cabinet de
Stambol, sur lequel l'or a une action si sûre, Hodges et Miioch espé-
raient arriver plus aisément à leurs fins. Douze mille ducats furent,
dit-on, offerts à Mahmoud pour qu'il voulût bien ratifier le choix des
trois commissaires chargés d'exposer devant lui les désirs des Serbes;
mais le sultan , qui avait une confiance toute particulière dans Petro-
nievitj , ch^ des réfugiés serbes , exigea qu'il fût du nombre des
commissaires, et Miioch fut forcé de le nommer. Seulement, pour
paralyser l'action du commissaire désigné par Mahmoud, il lui adjoi-
gnit Jivanovitj, homme de puissante intrigue et l'amede son gou-
vernement. Le troisième député fut Spasîtj, gouverneur de Sme-
derevo, soldat grossier, qui, sentant sa nullité intellectuelle, riait
lui-même fort librement avec Miioch de sa mission constituante.
Jivanovitj était parti en jurant è son cher maitre et au consul
866 REVUE DES DEUX MONDES.
Hodges qu*il leur rapporterait une charte telle qu*il8 n'auraient pas
à s*en plaindre. Les Serbes tremblaient, sachant combien For est
puissant, et Miloch, avec un rire sardonique, disait aux siens:
« Frères, qu'y a-t-il besoin d'une charte? nous avons déjà celle de
1835, que j'ai jurée. » Vainement la fureur du peuple montait comme
une mer; à chaque nouvelle pétition des knèzes, le prince montrait
son poirier^ grand arbre qui se trouvait devant son konak, sur la
place de Kragouïevats, et aux branches duquel il faisait pendre les
conspirateurs. Cet arbre, qu'on regardait comme le symbole dutyraa^
était devenu le sujet de récits qui font frémir. Bientôt les branches
<le ce poirier, conrnie celles des chênes vénérés par les druides, revê-
tirent aux yeux du peuple un caractère prophétique; dans le dessè-
cheibent progressif de l'arbre de Miloch, on vit comme une apimn
bation céleste donnée aux projets d'émancipation. Enfin, duraai
Tautomne de 1838, un ouragan terrible déracina l'arbre maudit. —
Vive la patrie libre 1 cria le peuple. Depuis long-temps l'insurrectioft
se trouvait prête, mais Youtchitj la retint de sa main puissante. — ^
Attendons encore, dit-il , l'issue des conférences de Stambol, — et
les chefs patriotes, entourés de leurs iounaks armés, se préparèrent
en silence au combat, jurant, si légoïste diplomatie de l'Europe sou-
tenait encore Miloch, de le chasser par la force ou de périr. Tonte*-
fois, ils crurent prudent de recevoir dans leurs rangs le frère di
prince, Ephrem, qui, s'abusant encore sur la haine si méritée dont
il était l'objet, espérait pouvoir succéder au souverain détrôoév
Ephrem, qui avait de nombreux griefs contre Miloch, signa méflie
avec plusieurs autres chefs, le 12 novembre 1838, un acte secret oi
tous s'engageaient à unir leurs efforts pour l'expulsion du tyraik
Depuis qu'il était soutenu par les luthériens d'Angleterre, le koîaze^
aux yeux même du clergé, n'était plus qu'un impie. N'osant sortir
de son konak, il faisait chaque nuit barricader les rues voisines per
les soldats de sa garde. « Je meurs de peur, disait-il aux siens; il faut
qu'un tel état cesse, réconciliez-moi avec le paysy vidons en familie
nos querelles de famiUe, reprenons sincèrement la chigte de- Davi^
dovitj, qui m'avait tant fait cliérir. » Il était trop tard; l'exaspératm
populaire était au comble. Le consul Hodges lui-même tretsMait
d'être chassé; il n'osait plus aller voir puMiquen^eot Miloch : te mè»-
pris que cet Anglais avait montré pour des barbares indignes, selee
lui, d'être libres, lui avait enlevé toute sympathie et tMte infiuenoe.
Il n'avait plus qu'une espérance : Miloch, en se jetant dans les -bMs
du sultan , en se refaisant raya , pouvait regagner le pouvoir et se
LE 1II0M>E GRÉCO-SLAVE. 867
Idégager de Tinfluence du cabinet russe, qui appuyait le parti con-
stitutionnel. Le seul homme que craignît Miloch dans lecomilé serbe
:de Stambol, Petronievitj, était gardé nuit et jour par ses deux collè-
gues. Heureusement ce patriote avait Taffection de Mahmoud, qui
Toulut l'entretenir en secret. Petronievitj parle turc avec une grande
•âégance; le sultan l'écouta long-temps, la vérité perça tout entière,
•et une nouvelle guerre civile fut épargnée à la Serbie. Jivanovitj,
eoBvaincu d'avoir distribué parmi les membres du divan cent mille
iducats de la part de Miloch pour obtenir un oustav favorable, essaya
en vain de plaider la cause de son matlre. Dans cette lutte, où l'avenir
.de la Serbie était en jeu , Petronievitj fut décidément le vainqueur.
C'est sur ces entrefaites qu'à l'exemple du cabinet de Londres, le
igOHvernement français envoya un agent diplomatique en Serbie.
4tf. Duclos, chargé de cette mission, reçut de l'amiral Roussin l'ordre
«de se déclarer pour Miloch, et de n'agir en tout que de concert avec
«le consul anglais. Lié ainsi par ses instructions, il se voyait dépouillé
de toute influence avant même son arrivée en Serbie. Les commis-
saires serbes se préparant à quitter Constantinople, Petronievitj offrit
à»M. ]>uclos d'être son compagnon de voyage, et Ils partirent en-
semble pour Belgrad. La charte nouvelle les y avait précédés, avec
Je drapeau tricolore serbe, rouge, blanc et blerf. A la place du crois-
sant, on avait brodé sur cet étendard national la couronne fermée
et quatre étoiles. Obligé de se rendre à Belgrad pour y régler avec
le consul russe et le visir ottoman le mode de publication de l'oustav,
Jiiioch entra le 11 janvier 1839 dans cette ville toute remplie de ses
ennemis, qui, rangés sur son passage, jouissaient de son humiliation
et du silence réprobateur gardé par la foule. Quelques jours après,
le dimanche de Saint-Théodore, patron des Obrenovitj, un feu d'ar-
tifice eut lieu sur la promenade du KalemeTdan ; des réjouissances
populaires célébraient l'abolition de la tyrannie. Miloch était fêté,
inais à l'instar de ces taureaux antiques, auxquels on dorait les
cornes, et que l'on parait de fleurs pour les mener à l'autel. On était
à la veille d# la skoupchtina que Miloch n'avait réunie que contraint
par la nécessité. Le lendemain 10 février, dès l'aurore, les députés
serbes traversaient en foule les rues de Belgrad. Le visir, à la tête
?des troupes ottomanes, sortit bientôt de la citadelle, apportant aux
représentans de la Serbie la charte des deux tsars, décrétée vers le
milieu de la lune de Chevala 1254 (décembre 1838). Miloch se pros-
terna devant le diplôme impérial, le baisa et le mit sur sa tête; alors
868 REVUE DES DEUX MONDES.
le bey envoyé de Mahmoud prit la charte, dont on fit lecture, d*abord
en turc, puis en serbe :
a A mon visir loussouf-MoukhIiss-Pacha ( puisse-t-il être glorifié!)
et au kniaze de la nation serbe (que sa fin soit heureuse!) — Consi-
dérant les droits et franchises accordés aux habitans de ma province
de Serbie» en récompense de leur fidèle dévouement , et attenda
que, d'après les hati-cherifs antérieurs, ils jouissent d*une régence
séparée, j'ai trouvé nécessaire de leur octroyer encore une constitu-
tion nationale particulière, irrévocable tant que la Serbie observera
ses devoirs d'obéissance à ma très haute Porte, et paiera les rede-
vances convenues. J'envoie donc à la nation serbe le statut organique
suivant :
0 1"" La dignité de kniaze te reste à toi, Milocb, et è ta famille, à
cause de ta fidélité, et par suite du bérat impérial que je t'avais pré-
cédemment accordé. 2*" Tu dirigeras avec loyauté l'administration
intérieure du pays, et quatre mille bourses devront couvrir chaque
année ta dépense particulière. 3*" Je te soumets la nomination aux
divers emplois de la province, le mode d'exécution des lois, l'applica-
tion des peines prononcées par les tribunaux; je t'accorde le droit de
grâce, le commandement en chef des postes militaires, la police du
pays, le soin de fixer et de prélever les taxes particulières et l'impôt
général, dont tu déclareras auparavant la quotité aux représentans
de la nation. 4"" Comme tous ces droits te suffisent pour faire le bon-
heur de ton peuple, j'exige que tu te choisisses, pour gouverner ta
province, trois ministres qui, placés sous toi, dirigeront l'intérieur,
les finances et la justice. 5'' Ta chancellerie privée, sous la surveil-
lance de ton lieutenant ou procureur, n'aura qu*à délivrer les passe-
ports et à veiller sur les relations de la principauté avec les puissances
étrangères. 6'' Le sénat national sera composé de staréchines les plus
considérés du pays, au nombre de dix-sept, y compris le président.
Pour être membre du sénat, il faut être Serbe de naissance ou natu-
ralisé Serbe, avoir atteint l'âge de trente-cinq ans, et posséder des
biens immeubles. Tu gardes le droit de choisir les sénateurs et leur
président, pourvu que ton choix n'appelle que des citoyens généra-
lement estimés par leur capacité, leur probité intègre et des services
rendus au pays. Avant son entrée en fonctions, chacun d'eux, en
présence du métropolite, prêtera serment de ne jamais agir contre
les intérêts de la nation, les devoirs de sa charge, ou contre ma vo-
lonté impériale. L'unique tâche du sénat est de discuter les intérêts
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 869
oationaux et de te prêter assistance. 1"* Les sénateurs auront des
appointemens convenables» que tu Oxeras d'accord avec eux; aucun
règlement ne pourra être adopté, aucune nouvelle imposition pré-
levée sans leur approbation; le cercle de leur activité embrassera
les sujets suivans : décider en matière de justice, d'impôt et de
législation du pays, fixer les rétributions de tous les employés, et
créer de nouveaux emplois, si le besoin s*en fait sentir; évaluer les
dépenses annuelles de Tadministration , et chercher la manière la
plus avantageuse de répartir et de percevoir les contributions; déter-
miner le nombre, la paie, le service des troupes de garnison chargées
de maintenir la paix dans le pays; exiger des trois ministres un
compte annuel détaillé de leur administration; enfin rédiger, adopter
i la majorité des voix, et présenter à ta ratification toute ordonnance
quelconque qui leur semblera utile, à condition qu'elle ne porte
aucune atteinte aux droits de suzeraineté de ma Porte, è qui le pays
appartient. S"" Les sénateurs ne pourront être destitués qu'en cas
d'infraction aux lois du pays, et en vertu d'un jugement ratifié par
ma Porte. Les trois hauts dignitaires du gouvernement et le direc-
teur de la chancellerie princière font de droit partie du sénat. Un
kapou-kihaia de la Serbie, envoyé par ses concitoyens, résidera en
permanence auprès de ma resplendissante Porte, pour gérer les
affaires de sa nation et mettre mes volontés souveraines d'accord
avec les institutions et immunités de son pays... »
Miloch avait écouté, tête baissée, cette constitution décrétée par
deux souverains absolus qui, républicains hors de chez eux, le dé-
pouillaient de son autocratie et faisaient entrer le sénat dans la par-
ticipation de ses droits. «Je ne serais plus Miloch, dit-il tout bas à
ses favoris, si je souffrais un tel outrage; nous verrons! » Les émi-
grés, revenus en foule, serraient la main de Vachtchenko et s'em-
brassaient entre eux. Le peuple ne pouvait oublier cependant que
cette charte lui venait des tsars étrangers, des oppresseurs de l'Orient;
il n'y avait pris aucune part, et il n'osait s'y fier. La présence de
Vachtchenko à cette lecture n'avait-elle pas une menaçante signifi-
cation? Aussi, malgré les efforts du sénat pour convoquer tous les
guerriers ou citoyens de la Serbie, et quoiqu'on eût écrit dans les dix-
sept nahias que tout Serbe élu ou non élu par sa commune pouvait
assister à la skoupchtina, il n'en était venu que deux ou trois mille.
Réunis sur le vaste glacis du Kalémeïdan , les députés accueillirent
la lecture de l'oustav par de sourds murmures. — Est-ce donc pour
870 R&VUE DBS I«IJX MœiDBg.
obtenir une charte turco-russe que nous avons combattu tant d'an-
nées? Est-ce pour cette œuvre de Tétranger qu'en 1835 nous avon»
marché sur Kragouïevats, et que, depuis une année» nousaigoÎK
sons nos sabres? Nous aurions bien su nous venger; qu*étaitril besoin-
d invoquer Mahmoud ou Nicolas, et de faire venir un consul russe?
C'étaient nous seuls qu-il fallait appeler contre le tyran. — En même
temps, leurs regards se tournaient pleins do mépris vers Mîloch, qui-
avait attiré à son pays la honte d'une intervention étrangère; leprince'
lai-môme se sentait humilié, et la rage, plutôt que le repentir, luL
arrachait des larmes.
Laissant le visir et les beys turcs sous leurs tentes aux brillantes
couleurs, le peuple rentra dans Belgrad, s'attroupa spontanément
autour de la cathédrale, et demanda qu'on mît la charte des tsars
en délibération : lui, peuple indépendant, voulait s'assurer si su
conscience lui permettait de la ratifier. Ce fier langage eflBraya les
knèzes, qui accoururent haranguer les paysans, s' efforçant de leur
prouver combien la charte était libérale. Voulant s'en convaincre
par lui-même, le peuple exigea qu'on lui en distribuât des exem^r
plaires; puis, se disséminant en divers groupes, il ^e fit relire toute
la constitution, article par article, approuvant celui-ci, rejetant ce-
lui-là et demandant qu^il fût effacé. « Mais les tsars! criaient Jes.
sénateurs. — Ils n'ont rien à faire ici, » répondaient les généreui.
montagnards. Évidemment les sénateurs n'étaient pas à la hauteur
d'un tel peuple : la plupart des sovietniks, vieillards ou riches pro-
priétaires, lassés d'une lutte de tant d'années, ne demandaient plus
qu'à mourir en paix, heureux de pouvoir léguer à leurs fils les eapë*
rances d'une plus complète émancipation. D'un autre côté, les reprét
sentans du peuple étaient en trop petit nombre^ pour l'emporter;
malgré leurs protestations, on regarda la charte comme approuvée*,
et les amis du sénat firent insérer dans la Gazette d-Augsbourg que;
l'âge dlor commençait en Serbie, que quinze mille Serbes armés
avaient écouté et couvert d'applaudissemens la charte des empe-*
reurs, que la loi avait tout réglé, la quotité de l'impôt, les apr
pointemens de chaque employé depuis le ministre jusqu'au dernier'
secrétaire, enfin qqe l'assemblée nationale reprenait ses droits mé^-
connus, etc. Or rien de tout cela n'était vrai, la skoupohtina de
quinze mille Serbes se composait en réalité de douze K)U3G|uimecente-
liommes du peuple fort mécontens; les appointemens des.fonoUûDT-
naires restaient soumis à l'arbitraire des ministres, et.larcharteJiout:
LE MONDE GMÉCO-SLAVE. 871
Telle ne prononçait pas même le nom d'assemblée nationale. Ainsi
aux duperies officielles des absolutistes succédaient les mystifications
du parti appelé constitutionnel.
Ephrem, pour calmer le peuple, se mêlait à la foule, et criait :
« Amis, jurez de soutenir à jamais, vous et vos enfans, la constitu-
tion libératrice. » Mais le peuple, qui, avec son merveilleux instinct,
voyait dans cet oustav le prélude de son asservissement à l'étranger,
lui répondait : « Nous avons juré d'obéir à une autre charte, et nous
tenons notre serment. Ce n*est pas à nous de jurer, c'est à vous
autres de nous prouver que vous êtes fidèles. » L'idée encore vivace
en Orient de rinfaillibilité du peuple, en ce qui touche ses intérêts
civils, donnait ce jour-là à l'attitude des paysans serbes un caractère
imposant. Les sénateurs et les nouveaux ministres allèrent donc en
secret et sans pompe prêter dans l'église leur nouveau serment;
quant au peuple, il s'en tint h celui qu'il avait prêté en 1835.
La charte des tsars n'avait contenté ni Miloch, qu'elle humiliait
devant l'Europe, ni la nation, qui s'indignait de voir des in&uences
étrangères dominer le sénat. S'apercevant du mécontentement gé-
néral, le consul anglais en concluait que le régime despotique était
le seul qui convînt à la Serbie; le consul russe au contraire en tirait
cette conséquence, que le despote n'avait pas encore été assez abaissé.
Pour les agens autrichiens, ils assuraient que la nationalité serbe
était un vain rêve des slavistes. En réalité, ce qui empêchait la na-
tion de se développer, c'étaient les intrigues de ces trois consuls,
que le peuple aurait voulu embarquer sur le Danube, avec la race
entière des Obrenovitj , pour se choisir une nouvelle dynastie et se
donner des lois conformes à ses besoins; il était surtout blessé de
l'abolition de la skoupchtina. L'avocat Hadchitj , qui avait posé les
bases du nouvel oustav, se plaignait hautement qu'on eût dénaturé
son plan : on n'avait point opposé, comme il l'eût désiré, le pouvoir
d'une chambre des députés à celui du sénat; on n'avait point prévu
le cas où le prince se refuserait à souscrire les lois votées par le
sénat et les députés, cas dans lequel Hadchitj réclamait la convocation
ipso facto de la grande skoupchtina. Cette diète populaire était une
institution profondément nationale; aucun des anciens rois n'avait
osé l'abolir. Sous Tserni-George, elle était le fondement de l'état;
Miloch même, tout en éludant l'action de cette assemblée, en avait
reconnu la légitimité. De quel droit donc les empereurs gardaient-ils
sur cette vénérable institution un dédaigneux silence? Alarmé de
ces murmures, le consul Yachtchenko écrivit aux cours de l'Ermitage
872 REVUE DES DEUX MONDES.
et du Bosphore; on l'autorisa aussitôt à faire déclarer par le sénat
au peuple serbe que Tintention des bons empereurs n'était pas de
gêner en quoi que ce fût la liberté de la Serbie , que dans Toustav
ils n'avaient point parlé de skoupchtina , parce qu'évidemment une
institution aussi antique ne pouvait être abolie. Un oiikase fut même
rédigé pour promettre vaguement au peuple qu'il conserverait ses
assemblées, et qu'elles seraient convoquées quand le sénat le juge-
rait convenable. Cette singulière ordonnance du 18 avril 1839 n*avait
d'autre signature que celle de George Protitj, ministre de l'intérieur.
Malgré la haine du peuple contre Eplirem , le consul russe avait
insisté pour qu'il fut nommé président du sénat, et un oukase de
Miloch du 14 février 1839 avait placé son cher frère au premier rang
de l'état. En effet , bien que dans ce même oukase le prince déclarât
encore les sénateurs soumis à sa suprématie directe, néanmoins, de-
puis la publication du nouvel oustav, cette suprématie était illusoire;
la force executive , aussi bien que législative, était réellement passée
aux mains du sénat. Un homme supérieur à la tête de ce corps pou-
vait devenir tout puissant; mais la nullité morale et le silence absolu
d'Ephrem forcèrent ses collègues à choisir un vice-président qui diri-
geât au moins les séances; leur choix tomba sur StoïaneSimitj. Le pre-
mier acte que décrétèrent les sénateurs inamovibles fut la déclara-
tion des droits que leur assurait le hati-cherif. Cet acte [oustroienié
sovieta], d'une haute importance, constate l'inviolabilité des soviet-
niks, qui, ailranchis de la surveillance du prince, ne peuvent être
accusés et jugés que par ordre du sultan. Ces knèzes, tout patriotes
qu'ils sont, consentaient donc, en 1839, à remettre dans les mains de
la Porte la défense de leurs droits qui, en 1830, avait été conDée &
un chef de leur propre race; mais ils obtenaient aussi du divan des
garanties nouvelles. Le même acte, qui reconnaît au kniaze le droit
de nommer aux places vacantes du sénat, met pour condition &
l'exercice de ce droit, que le peuple confirmera par ses suffrages
le choix du prince, et il ajoute : « C'est pourquoi tout candidat élevé
par le prince au rang de sovietnik doit avoir été auparavant pro-
posé ou approuvé par le soviet. » Ainsi le soviet et le peuple sont
pris ici comme synonymes, ou plutôt l'un est à l'autre ce que la tête
est au corps. « Comme le sénat, est-il dit plus loin, renferme les
hommes les plus méritans de la nation, le kniaze ne peut choisir
que parmi eux ses ministres. En outre il ne peut les forcer à dé-
poser leurs portefeuilles, ni exiger d'eux la publication d'une ordon-
nance quelconque avant qu'elle ait été ratiflée par le sénat. Ce
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 873
corps peut choisir qui bon lui semble pour rédiger les projets de lois
jugées par lui nécessaires, et les met en délibération sans que le
kniaze puisse s'y opposer. » N'accordant au prince que le seul pou-
voir exécutif, le soviet pouvait donc lui interdire» conune contraire
à la charte, toute tentative d'empiétement sur les attributions du
pouvoir législatif, qui lui est entièrement étranger. Voilà ce que les
diplomates russes autorisaient après avoir fait anéantir, comme trop
républicaine, la charte de Davidovitj I
Miloch ne pouvait donc plus faire un acte de souveraineté sans
avoir obtenu d'abord l'assentiment du sénat, son tuteur. Le sénat,
il est vrai, ne pouvait publier aucune ordonnance qui eût force de
oî sans la signature du kniaze. Armé de son veto y Miloch pou-
vait encore suspendre la marche du gouvernement; il pouvait en
appeler des arrêts du sénat aux deux cours protectrices. Le prince
exploita largement son droit de protestation : pendant les premiers
mois du nouveau gouvernement, il ne permit pas la publication d'un
seul acte ofiiciel; de concert avec Jivanovitj, il soumit le corps légis-
latif à une espèce de blocus. Enfin les sénateurs, sous prétexte que
Kragouïevats manquait de logeraens nécessaires pour tous les em-
ployés , quittèrent cette petite capitale créée par Miloch et toute
dévouée à son fondateur. Le kniaze eut l'imprudence de les suivre à
Belgrad avec toute sa cour. L'accueil que lui firent les habitans fut
significatif : pas un citoyen ne se porta au-devant de lui pour le com-
plimenter; une trentaine de cavaliers sauvages, aux longs poignards,
aux carabines chargées, aux vieux manteaux déchirés, environnaient
le prince. Un sombre silence planait sur la foule et n'était interrompu
que par le souffie des chevaux qui gravissaient la colline. C'était
bien l'entrée d'un tyran.
Bientôt un grave incident ramena l'attention publique sur la ques-
tion la plus importante du moment, la lutte du prince et des séna-
teurs. Le nouveau sénat, lors de son installation, avait trouvé le
trésor de l'état presque vide; il rendit Miloch responsable du déficit.
Sommé de rendre ses comptes , le prince répondit qu'avant la pu-
blication de l'oustav il avait été le maître absolu de la Serbie, qu'il
avait représenté le peuple, et qu'à ce titre il ne pouvait être accusé
de concussion. Les sénateurs opposaient à cette justification de Mi-
loch une dénégation formelle; ils prouvaient que son usurpation
n'avait jamais été sanctionnée par les libres suffrages du peuple.
Voyant le sénat persister ainsi dans son projet d'enquête , Miloch
vendit secrètement à ses amis une partie considérable des biens
^7& REVUE DES BEUX MOXBES.
nationaux qu'il s'était appropriés; le sénat fut instruit de la fraude
et déclara ces ventes non valides. 11 ne restait plus à Milooh qu'à ac-
cuser le sénat de rébellion; c'est ce qu'il fit, et, ne voulant pas, disait-
il, rester le prisonnier du soviet, il s'enfuit à Zemlin. Représentant
d'une cour qui avait appuyé la dynastie des Obrenovitj, et tremblant
que le peuple ne la déclarât déchue du trône, Vachtchenko se rendit
alors près du prince fugitif et réussit, en prodiguant les promesses,
à le ramener en Serbie. Revenu à Belgrad, Miloch se hAla d'exploiter
les bonnes dispositons du consul russe. Il obtint de Vachtcheoko ^u'il
appuyât un manifeste adressé à son souverain. Dans cette pièce, Mi-
loch priait le tsar de lui accorder un asile en Russie, et soumettait à
sa décision suprême le différend qui s'était élevé entre lui et le sénat.
Nicolas, flatté de cette marque de confiance, répondit en invitaet
Miloch h venir à Pétersbourg. Aussitôt le kniaze fit entamer des
négociations analogues auprès de la cour d'Autriche, et, dès qu'il
les crut assez avancées, il repassa à Zemlin, annonçant qu*il allait se
plaindre à Vienne. Par cette conduite habile, Miloch compromettait
le consul russe, qui, après avoir décidé le tsar à protéger le kniaze,
avait le plus grand intérêt à empêcher l'Autriche d'intervenir dans
cette affaire. Vachtchenko visitait chaque jour le kniaze au laiaret;
Petronlevitj et les autres sénateurs du parti national, tremblant que
l'Autriche n'intervînt en faveur de Miloch, allaient jusqu'à deux fois
par jour le supplier de revenir. Grâce à l'ignorance où était l'Europe
du véritable état des choses, Miloch avait pris tout d'un coup une
position très forte. En Hongrie, on était près de le regarder comme
un autre Louis XVI, qui veut échapper à ses bourreaux. En Serbie,
beaucoup de patriotes penchaient à croire que le protectorat .autri-
chien ne serait pas aussi écrasant que celui de l'empereur russe, et
tendaient la main aux Serbes de Hongrie, tous favorables à Miloch,
par suite des faux rapports publiés dans les feuilles allemandes. Cest
alors que deux chefs du parti de Miloch, l'habile Jivanovitj et le mé-
decin piémontais Cunibert , voyant leur maître ébranlé par les sup-
plications du sénat, dont ils avaient personnellement à redouter la
colère, s'évadèrent la nuit de Belgrad, et rejoignirent à Zemlin le
prince fugitif, pour rengager à persister dans ses refus. Mais la
princesse Loubitsa arriva presque en même temps de Temesvar avec
ses fils; pour se rendre populaire, elle accabla de reproches son mari
en présence des sénateurs et lui peignit la honte qui le suivrait dans
les cours où il irait porter ses plaintes. Alors Miloch, versant des
larmes, jura de régner désormais en kiiiazc citoyen, soumis à la
LB MONDE GRÉCO-SLAVE. 875^
constitution , ratifia la sentence d'exii perpétuel prononcée par le
haut tribunal contre Cunibert et Jivanovitj; puis, escorté par une
défiutation du sénat, il rentra dans Belgrad.
Évidemment, malgré tout ce qu'a pu dire la presse européenne,
la- Russie n'avait plus qu'un bien faible intérêt à détrôner Miloch, car
elle tenait en ses mains le sénat, qui était devenu le seul pouvoir ef-
fectif de la principauté. Aussi Yachtchenko mettait-il en œuvre toute
son éloquence pour persuader au kniaze dc se tenir en paix. Il lui van-
tait le bonheur d'un prince constitutionnel, qui n'a rien à faire qu'à
savourer les joies du rang suprême, qui a toute puissance pour le bien
et nulle puissance pour le mal, et qui recueille toute la gloire de la
prospérité publique, sans qu'on puisse lui attribuer aucun des maux,
du pays. Ce langage ne faisait qu'indigner le vieux tyran, et le consuL
était mieux écouté quand il rappelait au prince les terribles effets de),
laeolère du peuple, à Mon influence et iacrainte qu'inspire le tsar te
maintiendront malgré la nation, disait-il, tant que tu respecteras
Toustav; mais si tu le foules aux pieds, tu te retrouveras seul en pré-
sence d'un. peuple avide de vengeance.» Ces remontrances furent
cependant vite oubliées : le sénat avait insisté pour que Miloch rendît
compte de sa gestion des deniers publics depuis dix ans; il exigeait
qu'il restituât les biens confisqués et réparât tous les dommages
causés par ses intendans aux particuUers. Il y avait \h de quoi pousser
à bout un avare moins endurci que Miloch; plutôt que de rendre les
miiiions demandés, il accepta la guerre civile. Sachant combien le-
peuple voyait de mauvais œil une charte imposée par les puissances*
étrangères, et dans laquelle il n'avait pu introduire aucune modifi-^
cation» Miloch tout h coup proclama Tabolition de l'oiistav; il en-
- voya son frère lovane dans le mont Koadnik, pour soulever les
paysans de ses domaines, et invita les troupes régulières à venir
briser les chaînes dont les sénateurs l'avaient chargé. Le malheureux
ne se doutait pas que ces vieillards, objets de sa haine, étaient dé-
sormais ses seuls protecteurs, et qu'en brisant ce dernier appui, il se
livrait lui-môme sans défense à toute la colère du peuple^
L'armée, provoquée par les agens de Miloch et sans. attendre que<
les paysans dlovane prissent les^ armes de leur côté, sesouleva.
bientôt aux cris de : ^4 bas la charte y vive le prince absolut! Aprës^
avoir forcé l'arsenal, la garoison de Kragouïevata:8e joignit: va celle
de Tjoupria, et toutes ces troupes marcbèrenb sur Belgrade entrain-
nant garrottés leurs propres oOioiers qui refusaient de violer la charte^
et ceuM des employés qui n'avaient pas eu le temps de s'enfuir dans
876 REVUE DES DEUX MONDES.
les forêts voisines. Â cette nouvelle, les sénateurs, profondément
surpris, forcèrent Miloch à les suivre chez le visir de la citadelle
pour lui annoncer ce qui se passait. Ils voulaient le laisser comme
otage aux mains des Turcs; mais le visir et le consul russe se refusè-
rent également h prendre sur eux une telle responsabilité. Comme
le prince protestait de sa complète innocence, on feignit d'y croire;
seulement on exigea de lui qu'il envoyât aux rebelles deux de ses
aides-de-camp avec une lettre où il leur conseillait d'abandonner
leur folle entreprise. Miloch dut céder à la force; mais pour détruire
l'effet de sa lettre, il fit donner secrètement aux siens l'ordre de
n'écouter aucun avis, et de marcher toujours en avant jusqu'à ce
qu'ils eussent arraché leur maître aux mains des constitutionnels.
Conduits par un sous-olTicicr nommé Taditj, les soldats révoltés pour-
suivirent donc leur marche, musique en tétc, étendards déployés,
excitant sur la route tous les paysans à les suivre contre les impies
qui avaient incarcéré le kniaze et voulaient le tuer.
Réduit aux expédicns extrêmes, le sénat dut investir Voutchitj de
la dictature militaire pour tout le temps que durerait l'insurrection;
déjà, en 1835, ce héros, l'idole du peuple, avait noblement soutenu
le rôle difficile qu'on lui confiait de nouveau. A la tête des volon-
taires qui, au bout de quelques jours, s'élevèrent au nonibre de
quinze mille, le dictateur eut bientôt cerné les troupes du prince,
es réduisit à se rendre prisonnières, dispersa les bandes que l'or
de Miloch avait soulevées, et prit Kragouïevats. Alors réunissant
sur la prairie de cette ville toute l'armée civique, il enjoignît à
chaque capitaine de nahia, à chaque knèze de district de tenir dans
sa tente registre ouvert, pour que tout membre de la nation pût y
inscrire ses griefs et constater les dommages causés par Miloch, soit
à sa personne, soit à ses biens. Il engagea en même temps les chefs
serbes à lui exposer librement leurs vœux. Les guerriers de toutes
les nahias s'accordaient pour demander une grande skoupchtina.
Les sénateurs seuls s'y opposaient. — Le peuple imprévoyant, di-
saient-ils, chasserait la dynastie maudite; alors la Russie, qui l'a ap-
puyée de sa garantie, enverrait chez nous un plénipotentiaire; son
joug s'appesantirait sur la Serbie. Mieux vaut garder, en le conte-
nant, un tyran national. Ces sénateurs avaient raison; mais quel
triste sort pour un peuple avide d'indépendance I Aussi l'enthou-
siasme patriotique qui s était d'abord réveillé avoQ tant d'éclat, fai-
sait-il place à une froide résignation; la plupart cependant persis-
taient encore à demander la skoupchtina. a Que sommes -nous.
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 877
s*écrîaicnt-ils, si nous ue pouvons rien faire sans la permission des
tsars? » Et les iounaks formaient dans la plaine de vastes groupes
autour des plus ardcns tribuns, qui les poussaient à des actes d'in-
dépendance. Les starécbines aux cheveux blanchis contemplaient
avec attendrissement ces nobles scènes, ils s'associaient à ces géné-
reux élans. « Où est le temps qui nous a vus rayas? s*écriaient-ils.
Comme notre peuple a grandi en intelligence et en dignité 1 7> Et
Tardeur des jeunes gens se communiquait même à ces vieillards,
qui refusaient de se retirer avant qu'on eût promis la skoupcbtina.
Youtchitj dut céder, et jura qu'elle aurait lieu, quoi qu'en pussent
dire le sénat et la Russie.
Aussitôt Tarmée des citoyens se dirigea sur Belgrad, où elle vou-
lait tenir debout et en armes une assemblée générale. Elle s'arrêta
à une demi-lieue de la ville, pour recevoir sur le Vratchar le salut
du sénat, et le remercier, au nom de la patrie, du zèle qu'il avait
déployé. Un homme d'une taille colossale et dont le vaste front pâle
décelait un caractère inflexible, présidait ce conseil de vieillards :
c'était Tardent patriote Stoîane Simitj. On eût dit une vivante per-
sonnification de la fermeté, de l'énergie civiques. Tout le temps
que dura la délibération, il consefva la même attitude, la même im-
passibilité. Enfin, les paysans demandèrent que le sénat déclarât la
diète ouverte, et qu'elle fût appelée à juger son prince parjure. Le
soviet, effrayé, allégua que Miloch ne pouvait être jugé que par les
empereurs; mais les citoyens s'emportèrent, et menacèrent, si on dé-
clinait leur compétence, de prendre chacun une pierre pour aller de
leurs mains lapider le tyran. Nikiphore, évêque d'Oujitsa, qui était
venu remercier, au nom de l'église, les sauveurs de l'oustav, ne put
les ramener à des dispositions plus calmes qu'en opposant à leurs
plaintes toute l'autorité de sa parole évangélique. En même temps»
Voutchitj, parcourant ces groupes en tumulte, s'efforçait de leur faire
entendre un langage pacifique, a Frères, calmez-vous, criait-il; il
vous sera fait pleine justice, la charte vous en est garant. Mais songez
que d'esclaves que vous étiez, la loi vous a rendus hommes; qu'il y
a maintenant une nation serbe dont il faut ménager l'avenir. Ne
compromettez pas votre dignité de citoyens : que dirait l'Europe en
apprenant que vous n'avez pu attendre le cours de la justice contre
votre oppresseur, et que vous vous êtes vengés en rayas? >^ Les
kmëtes ne répondirent à ces exhortations qu'en demandant de nou-
veau une instruction judiciaire. Les sénateurs cédèrent sur ce point,
tout en faisant entendre qu'un tel procès exigeait du temps, et
TOME I. 66
8T8^ REVUE DBS i>ElJX MONDES.
Sloïane Simitj pressa vivement 'les citoyens *de retourner chez eus.
jttsqa^à'Ce que la commission d'examen pût présenter son travail/
promettant qu'alors on les«<X)nv6qiierait de nouveau. Mais les insur-
gés se refusèrent à quitter Belgirad avant que le violateur, de l'ousta?
eût évacué le pays, et Youtchiti leur objectant que, sans la permis*
sion des empereurs qui Tavaient établi, on ne pouvait chasser Miloch,
tous les "kmëtes s'élancèrent vens le dictateur en criant : «Sers notre '
cause, frère ancien 1 ne nous demande pas une faiblesse. Nos droits •
sont désormais sacrés, les tsars eux-mêmes les ont solennellement'
reconnus; qu'importe après cela leur blârae^ si le bon droit et le ciel
sont pour nous? Quoi qu'il arrive, il faut que justicesoit faite; jus^-
qu'alors nous resterons à Belgrad. » De tant d'orateurs rustiques
qoî prenaient successivement la parole, rarement l'un interrompait-
l'autffe; tous ces hommes qu'agitaient des passions si vives portaient*
dans 4' expression de leurs griefs et de leurs vœux une logique et une
netteté singulières. Cette naïve éloquence finit par l'emporter. Lea-
sénateurs déclarèrent la skoupchtina ouverte, et ainsi constitué en
diète souveraine, le peuple signifia au sénat qu'il avait à répondre
devant lui de la personne du prince confié à sa surveillance* Une
heure après cette dédaration, deux officiers de garde, envoyés par
le sénat, croisaient leurs épées devant la porte de Miloch prisonnier. .
Le triomphe du parti national était si complet, que Je sénats après*
avoir gratifié d'un ducat chacun des six cents soldats réguliers qui lui
étaient restés fidèles^ les licencia le jour même de leur entrée dans*
Betgradw Cette entrée triomphale de tous les chefs du peuple avec-
Youtchiti à> leur tête eut lieu par la porte de Stambol. Groupés sur
les murailles, les Turcs voyaient avec stupéfaction la fête civique-
dont leurs anciens rayas étaient les héros. Faisant un peu tard une
démonstration patriotique, les dames de la maison régnante s'étaient •
rassemblées au palais d'Ephrem, pour voir du balcon passer le cortège.
Cependant Miloch' captif poussait des cris de rage, assurant qu'il
étaittétranger.à la révolte de ses troupes contre l'oustav. Il deroan^-
dait qu'on fitvenin lovmétropolite et les évêques pour qu'fi pût, la
main.«ur la sainte croix, protester de son innocence. Tant d'hypo-*»
crîsie ne pouvait qu'exciter le dégoût dans les âmes loyales des. gaer^ •
riers.serbes>-et confirmer le peuple dans sa résolution de mettre iiou
à4in règneabhorré. Le consul Yachtchenko espérait encore détourner (
le sénat de céder auivœu de ce petit peuple qui, selon lui, voulaitse^
donner des aii^s de grande nation. Toutce qu'il put obtenir fut quU)D^
limiterait te nombre des membres de la diète, et que Ja masse diiri
LE MOKDE XiRÉCO-cSLAYiS. 879
peuple ne serait point admise à prendra part aux dôiibéralions.
Quand rassemblée sortit de Belgrad pour aller tenir en plein champs
sous des platanes, sa séance décisive» il faj^t fermer les portes de la
ville pour empêcher le reste du peuple de s'élancer à la suite de ses
députés. Youtchitj , à leur tête, redevenu simple citoyen , traversait
les rues obstruées par la foule , comme un dictateur romain après
son abdication. Sa large tunique blanche, son caleçon- turc, sa cein-
ture rouge garnie de pistolets, et surtout sa iiëre attitude, le faisaient
distinguer sans peine au milieu des autres sénateurs. La séance
commença par un discours du métropolite Peter, qui déclarait que
le kniaze, chargé d'accusations auxquelles il ne pouvait pas répon-
dre, avait résolu d'abdiquer et de se retirer pour le reste de ses
jours dans ses biens de la Valachie. L'assemblée nationale accueillit
par un long murmure cette déclaration inattendue. — Quoi! s'écriait-
on, sans restituer les sommes enlevées au pays, Miloch se retirerait
dans les terres qui sont le fruit de ses.brigandagesl II irait jouir de
sa colossale fortune, amassée en vingt années de meurtres et tie
rapines, et, tranquille à l'étranger, il emploierait une partie de ses
richesses à soudoyer chez nous des espions et des traîtres I Non, il
ne doit pas nous échapper avant d'avoir rendu ses comptes. Il faut
qu'il subisse son jugement, ou bien que, s'avouant lui-même par
écrit coupable et digne de l'exil , il restitue l'or qu'il doit à ses con-
cussions. — Quelques voix s'élevèrent faiblement pour demander
qu'on laissât Miloch emporter ses trésors, à condition qu'il délivre-
m
rait à jamais la Serbie de sa présence; mais ces timides propositions
se perdirent au milieu de clameurs furieuses. Effrayés de ce tumulte»
les vieux sénateurs, même ceux que Miloch avait le plus maltraités,
protestèrent contre toute violence faite à la personne du kniaze; ces
vieillards en cheveux blancs voulaient descendre au tembeau en paix
avec tout le monde.
Quelques partisans de Miloch, comme le colonel Raîovitj, profi-
tèrent de ces dispositions du sénat pour inviter le peuple à la dou-
ceur; personne ne daigna leur répondre. « Frères! s'écria enfin
Stoiane Simitj, le kniaze se reconnaît l'auteur de la révolte, il avoue
ses tyrannies, il désire seulement qu'on lui en épargne Taveu public,
et qu'on le laisse se retirer en paix. Il se soumet d'avance à ce que dé-
cideront les tribunaux par rapport aux restitutions; il rendra sur ses
biens privés tout ce qu'il a, par violence, confisqué aux particuliers.
— Restituer tout est impossible, répondirent les orateurs du peuple
un peu cahnés par ces aveux; qu'il rende seulement ce qu'il a extor-
56.
880 REVUE DES DEUX MONDES.
que depuis le jour où il jura» en 1835, la charte serbe. Depuis ce jour,
seulement nous avons des droits, et ce qu'on nous a enlevé nous est
légitimement dû. Quant aux crimes antérieurs de Miloch, nous re-
mettons à Dieu le soin de notre vengeance. » Reconnaissant la mo-
dération de ces demandes, Youtchitj les appuya contre ses collègues;
il fit remarquer aux sénateurs qu'étant seulement les représentans de
la nation, ils ne pouvaient pas, sans le consentement de la nation
môme, délivrer le tyran de ses dettes, qu'il fallait en dresser un
relevé exact et le présenter à la diète, seule compétente en ce qui
concerne les aliénations de biens privés et publics. Le soviet céda
sur tous ces points, et il fut convenu que Miloch rendrait ses comptes
depuis 1835.
Pendant cette longue séance, le frère du prince, Ephrem, président
du sénat, caché derrière les sièges de ses collègues et appuyé au
tronc d'un acacia, avait feint d'abord une dédaigneuse indifférence.
Jouant avec son chapelet turc, il se tournait en souriant vers un Fran-
çais qui se trouvait près de lui, chaque fois que les orateurs popu-
laires conunettaient quelque gaucherie. Mais quand il vit le sénat
entraîné et l'assemblée nationale s'ériger décidément en jury, il com-
mença à trembler de tous ses membres et sembla près de défaillir;
il fallut que ses momkes le transportassent sur son cheval pour le
ramener en ville.
Le consul russe Vachtchenko apprît avec une surprise mêlée
d'effroi les conclusions de la diète; qu'allait dire l'empereur son
maître, quand il connaîtrait les désordres qui se passaient dans un
pays protégé par ses aigles? Il se hâta d'appeler Voutchitj, lui re-
procha les excès barbares qu'il autorisait par sa présence, lui rappela
les égards que les nations civilisées vouent à leurs princes, et le
pressa d'user de son influence pour obtenir une rétractation de la
skoupchtina. Le généralissime était arrivé chez le consul escorté de
toute une cour de brillans capitaines : d'un signe de tête, il pouvait
chasser du pays et Vachtchenko et la dynastie qu'il défendait; mais
alors le temps des haïdouks serait revenu, il aurait fallu s'enfuir
dans les montagnes, dormir au bois, la main sur la carabine, près
d'un cheval toujours sellé. Voutchitj aimait trop sa patrie pour céder
en un tel moment à ses passions; il se montra donc prêt à faire ce
que désirait Vachtchenko. Aussitôt on invita la princesse Loubitsa à
venir chez le consul russe pour s'entendre avec Voutchitj sur les
moyens d'efTectuer l'évasion de son mari. La princesse, feignant
d'être afTaissée sous l'excès de sa douleur, se fit porter chez le consul*,
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 881
et à peine eut-elle aperçu Youtchitj qu'elle accabla d'injures cet an-
cien ennemi de sa famille. Déjà le général cédait comme un enfant
au premier mouvement de sa colère, qpand, voyant la princesse
fondre en larmes , il jura de faire évader Miloch. £n effet , déter-
miné par ses instances , le sénat se rendit , dès le lendemain matin,
près du prince captif pour lui annoncer que, conformément aux dé-
sirs de Youtchitj et du consul russe , on voulait bien le laisser partir
sans exiger de lui aucune restitution. Pendant ce temps, toute la
diète, réunie autour de la cathédrale, après avoir entendu la messe
de Taurore, écoutait un pathétique discours du métropolite, qui
exhortait l'assemblée au pardon et la suppliait de se contenter de
Tabdication du prince en faveur de son fils aîné Milane. Long-temps
les kmètes ne répondirent que par des refus obstinés : furieux de
voir le tyran leur échapper sans avoir rien restitué à tant de malheu-
reux plongés dans la misère, les députés exigeaient qu'au moins la
dynastie fût abolie; mais on leur rappela que le texte du bérat était
formel : les empereurs avaient garanti Tordre de succession. D'ailleurs
rhéritier de Miloch était généralement aimé. Une députation de la
diète avec les évéques, les juges, Tétat-major de Tarmée et les séna-
teurs, se rendit donc au konak pour recevoir des mains du prince
l'acte de sa démission. A la deuxième heure du jour ( dix heures du
matin ), Miloch descendit vers les députés jusqulau bas de l'esca-
lier, et leur remit, sous le titre à'otretchenié (abdication), Tacte que
nous traduisons ici :
« Au sénat, aux différentes autorités, au clergé et à toute la na-
tion serbe, je déclare que , ma santé détruite par les soucis de tant
d'années consacrées au gouvernement de mon pays ne me permet-
tant plus de prolonger mes travaux, j'ai résolu de me décharger vo-
lontairement de ma dignité de kniaze et des devoirs qui y sont atta-
chés. C'est pourquoi j'abdique aujourd'hui solennellement et pour
toujours en faveur de mon fils aîné Milane, mon héritier et succes-
seur au pouvoir, d'après les termes môme du hati-cherif concédé à
la nation et du bérat octroyé à ma personne par le très clément
sultan. Le repos et la tranquillité m'étant devenus indispensables
après de si pénibles années, je quitte la Serbie à jamais, et n^emporte
dans mon^ cœur qu'une seule consolation , celle de laisser ma patrie
libre, calme, unie et prospère à l'ombre d'une puissante protection.
Ne sachant pas signer, j'ai fait souscrire par mon plus jeune fils Mi-
882 BHVGE DBS BfiUX vlfOEfDBS.
khaîl mon nom et prénom , et apposer mon sceau à cet acte, a6n de
prouver qu'il émane de mon libre et plein consentement,
a Donné à Belgrad/1«' juin 1839.
«'MlLOCH OB«ElfOyiTJ,
«£nia7.e des Serbes. »
Un second acte , conteaant la cession da pouvoir au nmslednik
(successeur) Milane, fut également lu à rassemblée. Le prince y don-
nait à son flis toutes ses bénédictions, l'engageait à ne r^ner qu'avec
clémence, à consacrer toute sa vie au bonheur -de ses sujets; par là
seulement, ajoutait Miloch, il pourrait adoucir les souffrances et les
regrets de son vieux père. Ces deux actes furent présentés à la diète,
qui en accueillit la lecture par un morne silence; les députés étaient
sous la pénible impression de la résistance opposée au vceu popu-
laire. Ils demandèrent seulement que Miloch partît sans délai, et son
départ fut fixé au lendemain.
Toute la nuit , le prince fit entendre des lamentations déchirantes.
<rMa chère Serbie, ma douce terre natale, je ne te verrai- donc plus!
Je ne serai plus ton clément, ton fils béni! » (Le mot miloch en serbe
a cette double signification.) N'avait-il pas ses raisons pour regretter
cette patrie qui l'avait vu passer de l'état de valet de ferme, gagnant
trois sous par jour, au rang de prince assez riche pour pouvoir mettre
en sûreté , dans la banque de Vienne , un million six cent miHe
ducats?
A neuf heures du matin , le sénat et les évéques escortèrent Mi-
loch jusqu'à la Save , où l'attendaient une goélette armée et deux
barques remplies de soldats, chargés de le garder jusqu'à son arrivée
en Valachie, pour l'empêcher de fuir en Autriche. Au milieu de la
foule épaisse rassemblée sur les quais, Miloch était aisément recon-
naissable à sa taille gigantesque , à sa tête énorme et à sa grosse
loupe sur la joue gauche. Il marchait d'un pas ferme; mais , sur le
point d'entrer dans la goélette , il s'attendrit de nouveau , pria tous
ceux qu'il avait persécutés de lui pardonner ses violences, et s'avœia
l'instigateur de la dernière révolte contre une charte qu'il croyait
pernicieuse. Puis il jura un étemel amour à sa patrie, et rappela cpie,
malgré ses fautes, il avait néanmoins fait beaucoup pour la régéné-
ration de la Serbie. Enfin , il embrassa les sénateurs, ses ennemis,
leur souhaita une vieillesse plus tranquille que la sienne. « Quit-
tons-nous sans haine, dit-il; séparons-nous comme il convient à
LB.MONDK GAÉGO^SLAV£• 888
des hommes, à de vieux compagnons des guerres de la liberté. Au
nom de la gloire de notre pays» sacrifions nos mutuelles inimitiés;,
qu il n'y ait point de scandales, que le reste de TEarope ignore ce
que fut mon règne! Ne faites rien écrire dans les journaux contre
moi ; que Toubii me couvre désormais comme si j'étais dans la tombe.
Dites que j*ai abdiqué de plein gré, et, puisque je ne peux plus vous
nuire, laissez Dieu seul me juger: je retournerai bientôt à lui*
Frères, adieu pour toujours 1 Que le ciel soit avec vous.! »
Il< y avait de la dignité dans un tel langage. Miloch avait durant
vingt ans représenté un peuple, et lame la plus vulgaire s*élèv»
dans rexercice d*une telle mission. Les* nations, que Dieu a. créées
toutes inviolables et saintes, impriment un caractère auguste au front
qu'elles couvrent du diadème. C'est ce que sentirent les Serbes, et^
quand leur prince monta dans son caïque, ils se précipitèrent pour,
lui baiser la main. Loubitsa, qui n'avait jamais reçu de soni époux
^ue des outrages, poussa des cris perçans en le voyant s'éloigner»
Les employés allemands, toujours dévoués au pouvoir, furent cepen*
dant les seuls qui osèrent exprimer publiquement leurs regrets.
J^un d'eux, Richter, dans une courte brochure publiée sur la Ser-
bie (!}, n'a pas craint de dire : ce Miloch est digne de vénération pour
ses magnifiques qualités. Comme il était plein d'amour! Quelle pré-
venance envers les plus pauvres! Avec quelle reconnaissance il se
découvrait devant le salut du dernier de ses sujets l II ne suc-
comba que dans une série d'intrigues dont son ame ouverte et fraD-*
che ne sut point se défendre..., d Le» voyageurs français n'ont pas
moins contribué que les Allemands à égarer l'opinion de l'Europe
au sujet des Obrenovitj. Mais, quelque éloge qu'JÎs aient pu faire du i
caractère et des intentions de Milochy il ëstuu fait démontré aujour-
d'hui jusqu'à l'évidence : c'est que le prince serbe n'jest pas tombé
devant de lâches intrigues, mais devant la colère d'une nation ap-
pauvrie par ses rapines et révoltée de ses excès. ,
Depuis son abdication, Mîloch a fait pour ressaisir. le pouvoin^
plusieurs tentatives qui ont toutes ^ehoué; ses cabales n!ont abouti
qu^à empoisonner les jour» de se» doux fils, Milane et Mikhaïl , et à*
rendre impossible la franche réconoililition des Serbes avecsapostér-
ritéi Les règnes si courts des deux jeunes princes ont d'ailleurs été;
remplis* de tant d^intrigues étrangères, qu'ils appartiennent moins à
l'histoire de la Serbie qu'à celle de l'Orient même considéré dan&;
(1) SevbUni Zuaànde, ISiO.
884 RBTUE DES DEUX MONDES.
ses rapports avec la diplomatie européenne. Ces règnes forment pour
ainsi dire un drame à part qui n^est rien moins que terminé. En 1842,
le peuple serbe a chassé les derniers restes de la famille Obrenovitj.
Un flls de Tserni -George gouverne aujourd'hui la principauté.
Toutefois, les Obrenovitj ne se tiennent pas pour battus, et peut-être
ont-ils quelque raison de ne pas désespérer encore. En effet si» au
commencement de 1843, le cabinet britannique, reniant la dynastie
déchue, qu'il voit soutenue par la Russie, a pu entraîner notre
diplomatie dans sa politique nouvelle; si notre consul-général,
M. Kodrika, poussé en avant par TÂngleterre comme une sentinelle
perdue , a le premier de tous les consuls reconnu la légitimité du
prince Alexandre Georgevitj , cette vague démonstration, que n'ap-
puiera sans doute aucune mesure ultérieure, sera d*un bien faible
poids dans les conseils de TEurope , et T Autriche et la Russie n'en
demanderont pas avec moins dlnstances l'éloignement volontaire ou
forcé du fils de Vémancipateur. Il faut donc attendre encore avant
déjuger dans son ensemble une crise politique dont le dénouement
intéresse non seulement les Serbes, mais l'Orient tout entier.
III
Trois partis s'agitent dans la principauté serbe : il y a le parti na-
tional, composé d'hospodars à mœurs orientales, qui , appuyé sur la
population des montagnes , conservent un culte pieux pour les an-
tiques souvenirs et la vie de tribu. Il y a le parti allemand, que les
relations commerciales de la Serbie avec l'Autriche ont formé dans
les contrées qui bordent le Danube et la Save. Ce parti combat au
nom de la civilisation européenne la tendance orientale de la na-
tion. Enfin, il y a le parti mixte, composé des employés qui ne croient
qu'à leur solde , soutenu par les cours protectrices, qui ne croient
qu'à elles-mêmes, et la diplomatie européenhe, qui approuve tout
aveuglément. Cette dernière -fraction politique n'a aucune chance de
vitalité dans le pays; elle ne pourrait se maintenir au pouvoir qu'en
se reniant elle-même pour s'appuyer sur l'un ou l'autre des deux
partis vraiment sérieux de la Serbie. La question reste ainsi entre
ceux qui appellent l'organisation allemande, et ceux qui soutiennent
et veulent régulariser les institutions orientales.
Il est clair, pour qui a étudié la race slave, que les institutions ger-
maniques répugnent profondément à son génie: à plus forte raison,
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 885
cette race ne pourrait-elle accepter des institutions autrichiennes.
Ce sont cependant les formes gouvernementales de rAutriche que le
parti allemand voudrait acclimater en Serbie; par cette prétention
même il est jugé.
Reste le parti des hospodars , le seul qui ait vraiment les sympa-
thies de la nation. Ce partie hostile à la monarchie absolue, appelle
cependant de tous ses vœux un gouvernement fort et régulier; seu-
lement, il désire que le pouvoir s*appuie, non sur des protecteurs
étrangers, mais sur les antiques institutions du pays. Ces institutions
ont, comme les mœurs mêmes du peuple, un grand caractère de
noblesse et de simplicité. Chaque village est régi par ses kmètes, ou
anciens, qui, réunis en conseil, choisissent les knèzes, divisés en trois
ordres : l"" les knèzes des bourgades [ceoski-knezovi), qui remplacent
nos maires et nos juges de paix; 2** les knèzes des districts, dont Tau-
torité, plus étendue, est quelquefois héréditaire; 3** les knèzes des
nahias, dont chacun est élu par toutes les communes du département
et siège en leur nom auprès de Vispravnik, lieutenant du prince, afin
de contrôler ses actes. De son côté Vispravnik, à Taide de ses kape-
tani, distribués dans les différentes knéjines de son ressort, contrôle
les actes du peuple ou des pères de famille, et s'attache à concilier les
plans et les intérêts généraux de l'état avec ceux des communes et
des nahias. Chaque localité administre elle-même ses biens; chaque
confrérie ou commune possède le sol de son territoire et peut afier-
mer ou laisser en pacage ses terres, dont les revenus se versent à la
caisse communale pour être employés aux travaux publics ou au sou-
lagement des pauvres. La répartition des impôts devant toujours être
discutée par les kmètes, le riche ne peut échapper aux charges pu-
bliques comme il arrive trop souvent dans les états dont les revenus
sont perçus d'après les données si incomplètes du cadastre. En
Serbie , nul ne peut cacher sa fortune réelle , toujours connue des
voisins; Timpôt n'écrase pas le pauvre à l'avantage du riche, et sou-
vent même les lois de la solidarité orientale obligent le grand pro-
priétaire à payer pour ses voisins ou parens ruinés.
Tel est le système pour lequel le parti national de la Serbie combat
depuis trente ans contre la mauvaise volonté des princes. Les hos-
podars, qui, au temps de Tserni-George, n'avaient pensé qu'à se
liguer entre eux pour former une faction aristocratique, sont entrés
depuis très long-temps dans une voie plus libérale. Éclairés sur les
tendances de leur pays, ces hospodars, que les journaux d'Allemagne,
fidèlement copiés par les journaux de France, appellent si ridicule-
LB MONDE GKBCO-SLAVB. «8&
cette race ne pourrait-elle accepter des institutions autrichiennes.
Ce sont cependant les fonnes gouvernementales de l'Autriche que le
parti allemand voudrait acclimater en Serbie; par cette prétention
même il est jugé.
Reste le parti des hospodars, le seul qui ait vraiment les sympa-
thies de la nation. Ce parti, hostile à la monarchie absolue, appelle
cependant de tous ses vœnx un gouvernement fort et régulier; seu-
lement, il désire que le pouvoir s'appuie, non sur des protecteurs
étrangers, mais sur les antiques institutions du pays. Ces institutions
ont, comme les mœurs mêmes du peuple, un grand caractère de
noblesse et de simplicité. Chaque village est régi par ses kmètcs, ou
anciens, qui, réunis en conseil, choisissent les knèzes, divisés en trois
ordres : 1° les knézes des bourgades [ceoski-knesovi], qui remplacent
nos maires et nos juges de pais; 2" les knèzes des districts, dont l'an-
(orité, plus étendue, est quelquefois héréditaire; 3" les knézes des
nahias, dont chacun est élu par toutes les communes du département
et siège en leur nom auprès de Vispravnik, lieutenant du prince, afin
de contrôler ses actes. De son cûté l'ispravnik, h l'aide de ses kape-
taai, distribués dans les différentes knéjines de son ressort, contrdle
les actes du peuple ou des pères de famille, et s'attache k concilier les
filans et les intérêts généraux de l'état avec ceux des communes et
des nahias. Chaque localité administre elle-même ses biens; chaque
confrérie ou commune possède lu sol de son territoire et peut affer-
xner ou laisser en pacage ses terres, dont les revenus se versent ë la
caisse communale pour être employés aux travaux publics ou au sou-
Jitgeimnt des pauvres. La répartition des impdts dcvont toujours être
discutée par les kmètes, le riche ne peut échapper aux charges pu-
Ï7#îques comme il arrive trop souvent dans les états dont les revenus
cMiC perçus d'après les données si incomplètes du cadastre. Eu
ïx-fjit*, nul ne peut cacher sa fortune réelle, toujours connue des
'ÉMàm: l'impôt néirase pas le pauvre h. l'avantage du riche, et soa-
tyft inéiae les \q[s de la solidarité orientale obligent le grand pro-
É^i ^er pour ses voisins ou parens ruinés.
téme pour lequel le parti national de la Serbie combat
contre la mauvaise volonté des princes. Les hoï-
»nps de Tserni-George, n'avaient pensé qa'k se
pour former une faction aristocratique, sont entrés
-temps dans une voie plus libérale. Ëdairés sur le$
Tpays, ces hospodars, quelesjooroaDi d'AUeMN(Mrw
£s ptr les Jonrnaax de Fmice» ipprilwt ii iWîwfc'
884 RBTUE DES DEUX MONDES.
ses rapports avec la diplomatie européenne. Ces règnes forment pour
ainsi dire un drame à part qui n'est rien moins que terminé. En 1842,
le peuple serbe a chassé les derniers restes de la famille Obrenovitj.
Un fils de Tserni -George gouverne aujourd'hui la principauté.
Toutefois, les Obrenovitj ne se tiennent pas pour battus, et peut-être
ont-ils quelque raison de ne pas désespérer encore. En effet si» au
commencement de 1843, le cabinet britannique, reniant la dynastie
déchue, qu'il voit soutenue par la Russie, a pu entraîner notre
diplomatie dans sa politique nouvelle; si notre consul-général,
M. Kodrika, poussé en avant par TÂngleterre comme une sentinelle
perdue, a le premier de tous les consuls reconnu la légitimité du
prince Alexandre Georgevitj , cette vague démonstration, que n'ap-
puiera sans doute aucune mesure ultérieure, sera d'un bien faible
poids dans les conseils de l'Europe , et l'Autriche et la Russie n'en
demanderont pas avec moins d'instances l'éloignement volontaire ou
forcé du fils de Vémancipateur. Il faut donc attendre encore avant
de juger dans son ensemble une crise politique dont le dénouement
intéresse non seulement les Serbes, mais l'Orient tout entier.
III
Trois partis s'agitent dans la principauté serbe : il y a le parti na-
tional, composé d'hospodars à mœurs orientales, qui, appuyé sur la
population des montagnes, conservent un culte pieux pour les an-
tiques souvenirs et la vie de tribu. Il y a le parti allemand, que les
relations commerciales de la Serbie avec l'Autriche ont formé dans
les contrées qui bordent le Danube et la Save. Ce parti combat au
nom de la civilisation européenne la tendance orientale de la na-
tion. Enfin, il y a le parti mixtes composé des employés qui ne croient
qu'à leur solde , soutenu par les cours protectrices, qui ne croient
qu'à elles-mêmes, et la diplomatie européenne , qui approuve tout
aveuglément. Cette dernière -fraction politique n'a aucune chance de
vitalité dans le pays; elle ne pourrait se maintenir au pouvoir qu'en
se reniant elle-même pour s'appuyer sur l'un ou l'autre des deux
partis vraiment sérieux de la Serbie. La question reste ainsi entre
ceux qui appellent l'organisation allemande, et ceux qui soutiennent
et veulent régulariser les institutions orientales.
Il est clair, pour qui a étudié la race slave, que les institutions ger-
maniques répugnent profondément à son génie; à plus forte raison,
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 885
cette race ne pourrait-elle accepter des institutions autrichiennes.
Ce sont cependant les formes gouvernementales de TAutriche que le
parti allemand voudrait acclimater en Serbie; par cette prétention
même il est jugé.
Reste le parti des hospodars , le seul qui ait vraiment les s}*mpa-
thies de la nation. Ce parti, hostile à la monarchie absolue, appelle
cependant de tous ses vœux un gouvernement fort et régulier; seu-
lement, il désire que le pouvoir s*appuie, non sur des protecteurs
étrangers, mais sur les antiques institutions du pays. Ces institutions
ont, conune les mœurs mômes du peuple, un grand caractère de
noblesse et de simplicité. Chaque village est régi par ses kmètes, ou
anciens, qui, réunis en conseil, choisissent les knèzes, divisés en trois
ordres : l"" les knèzes des bourgades [ceoski'knezovi)^ qui remplacent
nos maires et nos juges de paix; 2** les knèzes des districts, dont Tau-
torité, plus étendue, est quelquefois héréditaire; ^"^ les knèzes des
nahias, dont chacun est élu par toutes les communes du département
et siège en leur nom auprès de Vispravnik, lieutenant du prince, afin
de contrôler ses actes. De son côté Yispravniky à Taide de ses kape-
taniy distribués dans les différentes knéjines de son ressort, contrôle
les actes du peuple ou des pères de famille, et s'attache à concilier les
plans et les intérêts généraux de l'état avec ceux des communes et
des nahias. Chaque localité administre elle-même ses biens; chaque
confrérie ou commune possède le sol de son territoire et peut affer-
mer ou laisser en pacage ses terres, dont les revenus se versent à la
caisse communale pour être employés aux travaux publics ou au sou-
lagement des pauvres. La répartition des impôts devant toujours être
discutée par les kmètes, le riche ne peut échapper aux charges pu-
bliques comme il arrive trop souvent dans les états dont les revenus
sont perçus d'après les données si incomplètes du cadastre. En
Serbie, nul ne peut cacher sa fortune réelle, toujours connue des
voisins; Timpôt n*écrase pas le pauvre à l'avantage du riche, et sou-
vent même les lois de la solidarité orientale obligent le grand pro-
priétaire à payer pour ses voisins ou parens ruinés.
Tel est le système pour lequel le parti national de la Serbie combat
depuis trente ans contre la mauvaise volonté des princes. Les hos-
podars, qui, au temps de Tserni-George, n'avaient pensé qu'à se
liguer entre eux pour former une faction aristocratique, sont entrés
depuis très long-temps dans une voie plus libérale. Éclairés sur les
tendances de leurpays, ces hospodars, que les journaux d'Allemagne,
Qdèlement copiés par les journaux de France, appellent si ridicule-
f8S6 BBYUE MB» tBfEim
.ment les Jm^rds serbes, sont en réflltté les pies sincères amis du
^feaple, les pères des tribus qui les ont choisis comme leurs repré-
•tentans; c*est à ce seul titre qu*ils conservent de IMnflnenee.
Les Obrenovitj voulurent neutraliser au profit de leuf despiî^isme
ces institutions des ancêtres; ils avaient établi une administration
eentrale,ou plutôt une servile bureaucratie, dans un pays ^ùebacfoe
viHage aspire à se gouverner luinnéme, et, lesnationaux nesachafit
•pas Ivre, ils avaient dû confier Tadministration à des étrangers, la
/plupart pleins de mépris pourle culte et les usages du pays. :&a charte
des empereurs, malgré ses restrictions tyranniques, eut au moins
ipour résultat d'abaisser cette naissante aristocratie d*hommes de
plume devant les knèzes, qui senties vrais représentans du pays.
Chacun des dix-sept membres du corps législatif -ne pouvant être
choisi, d'après la nouveUe charte, que dans les rangs de^knèzeset
•par leur concours, ils se retrouvèrent ainsi associés au pouvoir so«-
verain. Le kniaze ou prince ne fut plus que le président de ces chefs
nationaux. Les journaux d'Occident ont donc prétendu à tor^ que
les deux cours auxquelles est due cette charte imposèrent les formes
<!onistitutionneHes à un peuple encore trop ignorant pour les com*
«prendre. Cette constitution est loin sans doute de satisfaire aux 1^^
4imes exigences des Serbes, mais on y chercherait vainement des
analogies avec la charte française; on ne lui trouve de' terme de
comparaison que dans le système administratif des anciens Grecs,
«dont rOrient conserve encore la précieuse tradition. L'^Enrope de-
vrait s'apercevoir enfin que les peuples gréco-slaves' aspirent surtout
A des institutions démocratiques; seulement ils comprennent la
4îberté autrement et plus profondément peut-être que les Occiden-
taux. La seule force des baïonnettes pourrait imposer à des peuples
animés encore de l'esprit de tribu cette centralisation, ce despotisme
de la majorité, qui caractérisent la démocratie française.
Parmi lesînnovations européennes mtroduitespar Wîloch pour sou-
tenir son despotisme, ilfeot signaler l'installattion d'une police prin-
cière dans les communes rurales, qui avaient eu jusqu'alors là sur-
veillance exclusive et la responsabilité des actes de leurs habitans.
Foulant aux pieds ces traditions de solidarité orientale, Miloch éta^
blit, et ses successeurs ont laissé subsister, des bureaux d' enquête
placés dans chaque nahia sous la direction immédiate du natchàlnîk
(gouverneur militaire), et chargés de surveiller la conduite des ci-
toyens. Ces chefs de police et ces gouverneurs ont pour conseillers'des
secrétairesiostroits en Europe dans l'art d'opprimer au nom de4é'Iof.
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 887
Ce sont ces serviles agens q\\\ prétendent civiliser les Serbes, et qui»
étonnés de soulever la défiance des populations, écrivent aux jour-
naux d'Europe pour décrier le pays où ils ont reçu l'hospitalité. A les
en croire, les dix-sept paysans qu'on appelle sénateurs devraient être
envoyés comme écoliers en Allemagne, pour y étudier Tadminis-
tration. Heureusement ces simples vieillards ont sous leurs yeux
rexemple des ridicules effets d'une importation prématurée des lois
occidentales en Serbie : Davidoyitj avait fait rédiger le code serbe en
le modelant sur le code Napoléon. Après douze années de constans
efforts, les traducteurs avaient terminé leur tâche, et le nouveau code
put être enfin communiqué au sénat et à la diète. Ces pieux enfans
de la nature furent indignés des articles relatifs aux cultes, au ma-
riage, à la dot des femmes, à l'organisation des familles; ils s'effrayè-
rent des germes d'aristocratie cachés dans les titres et les attributions
dévolus è la propriété, et ils n'en crurent pas leurs oreilles lorsqu'ils
entendirent mentionner, parmi les obligations imposées aux posses-^
seurs de maisons, celle des servitudes. — Quoi ! s'écrièrent ces naïfs
vieillards, même à Paris, chez la nation la plus libre du monde, en-
core tant de servitude ! — Beaucoup de travail avait été fait en vain;
il demeura prouvé que le code français resterait long-temps encore
incompréhensible aux Serbes. En effet la politique, science purement
expérimentale, doit toujours procéder des élémens simples aux élé-
mens complexes; la France, quand elle s'élança du chaos féodaU
n'arriva pas du premier bond à la centralisation monarchique; elle
dut traverser lentement la période des grands vassaux et des grandes
communes, dont chacune était comme une république à part dans
l'état. Les tribus serbes actuelles aspirent au même genrede liberté
que nos pères du xiii« siècle. Il faut savoir concilier l'établissement
d'un pouvoir unitaire avec leur légitime besoin d'uiie* large exis-
tence municipale. Bien des germes d'une organisation^ factice ont
déjà été implantés dans ce pays; ii faut qu'il sache s'en délivrer, ou
qu'il craigne fmur sa vie propre. Si la Serbie ne peut, à l'exemple dé
la Grèce, secouer l'influence occidentale, la sève de sa nationalité se
retirera dans les montagnes, en Hertsegovine et au Monténégro-;
Déjà ce dernier pays se trouve dans une voie de développement Weii
plus normale, bien plus réellement serbe ^ qoo la principauté daniK
bienne.
Uorganisatioi» militaire de la Serbie* ne présente pas moins d'ano^
raalies que son état civik En se; contentant d'exercer la jeunesse
dans les villages V sans f acrachenda ses foyers ^n t^nps de paix i ce
888 REVUE DES DEUX MONDES.
peuple fournirait aisément soixante mille hommes bien disciplinés;
mais îl s*obstine à créer, au moyen de la conscription , une armée
permanente à Teuropéenne, une garde du prince, au lieu d'une
garde nationale, et le gouvernement n*a pu jusqu'ici obtenir plus de
trois mille hommes de troupes régulières. Les soldats font l'exercice
à la russe, portent l'uniforme vert à paremens rouges, et reçoivent
chacun 5 francs de gratîGcation par mois. Quelque restreinte que
soit cette conscription , et quoique le temps de service n'excède pas
six années, le gouvernement n'ose lever lui-même les recrues; il se
décharge de cette tâche sur les knèzes : chaque knéjine , suivant
les usages orientaux, choisit elle-même ses conscrits, ou leur
achète à volonté des remplaçans. Une autre mesure non moins con-
forme au génie oriental est l'élection des officiers par les soldats,
qui, rassemblés périodiquement, présentent leurs candidats à la
ratification de l' état-major. Parmi les troupes d'élite, il faut signaler
la cavalerie, qui , montée sur ses petits chevaux slaves , manœuvre
admirablement. Quant à l'artillerie, elle ne se compose que d'une
trentaine de pièces mal servies. Les soldats employés comme musi-
ciens reçoivent leur congé au bout de trois ans, et, en quittant le
drapeau, emportent leur instrument, aûn de répandre dans les cam-
pagnes le goût de la musique européenne. Dans le cas d'une levée
en masse des citoyens , chaque knèze marche à la tète des gens de
son district, et les grades civils deviennent des grades militaires.
Cette levée de la masse a lieu spontanément chaque fois que la patrie
est en danger; mais, dans aucun cas, elle ne pourrait être destinée à
soutenir le sultan. Le seul et dernier signe de dépendance qui rat-
tache, depuis 1833, les Serbes à la Porte, est le tribut annuel de
2,300,000 piastres , formant à peu près le quart du budget total de
la principauté.
Le commerce entre ce pays et la Turquie est entièrement libre;
les Serbes n'ont pas un centime à payer pour écouler leurs produits
dans l'empire, tandis qu'au contraire les objets impoités de Turquie
chez eux paient un droit à la frontière , comme les marchandises
européennes. Aussi la douane seule de Belgrad rapporte-t-ëlle plus
d'un demi-million de francs par année; ses tarifs, décrétés par le pre-
mier oukase de Miloch, du 20 décembre 1833, établissent que le
bois envoyé de Serbie à Césaria [Vienne] doit payer 20 paras par
toise, que les produits d'Europe destinés à la Romélie paient par
chaque teskéré (bolette et plombage) 10 paras, et autant pour l'em-
magasinage, droit élevé à deux piastres pour les marchandises qui
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 889
vont directement et sans plus rien payer jusqu'à Constantinople. Ces
dispositions si favorables au développement du commerce indigène,
se complètent par la défense faite à tout étranger d'acquérir en son
nom des biens immeubles dans le pays avant d'avoir reçu Yindigénat.
Des consuls serbes sont déjà accrédités à Boukareàt, à Constanti-
nople, à Vienne et dans d*autres villes allemandes, pour y veiller
aux intérêts commerciaux de leur pays.
Quant aux agens diplomatiques des quatre grandes puissances,
anglaise, russe, française et autrichienne en Serbie, ils se tiennent
tous , excepté le consul moscovite , tellement en dehors du mouve-
ment social des Serbes, que la plupart gèrent de la ville hongroise de
Zemlin leur consulat de Serbie. C'est ainsi qu'on abandonne aux
sourdes intrigues de ses ennemis une population généreuse et intel-
ligente. Heureusement pour la Serbie, l'égoïste indifférence des
grands états ne l'a pas encore ruinée sans retour. Sa position inter-
nationale est forte; l'Autriche, qui fera tout au monde pour empê-
cher la Russie de s'incorporer ce pays, n'oserait de son côté y tou-
cher elle-même par crainte de la Russie. On peut dire que la plus
sûre garantie de Tindépendance des Serbes se trouve dans la jalousie
mutuelle des empires autrichien et russe. La nature a d'ailleurs as-
suré aux Autrichiens, maîtres de la Hongrie, une action puissante
sur tous les pays traversés par le Danube, où leurs bateaux à vapeur
versent sans cesse Fexcédant de leurs fabriques. Aussi long-temps
qu'un tel débouché leur sera garanti, ils ne convoiteront que médio-
crement la Serbie. Il faut, disent les diplomates autrichiens, qu'un
peuple aussi turbulent que les Serbes reste démembré : nous en
avons déjà la moitié sous nos lois; si le reste nous arrivait, tou$
réunis nous donneraient trop à faire; sous un même sceptre, ils
s'émanciperaient, ils deviendraient forts et menaçans. Laissons-les
donc se diviser de plus en plus comme les Polonais; soutenons chez
eux les prétendans; que Mikhaïl ou Alexandre régnent, comme Po^
niatovski régnait à Varsovie, en attendant le dernier partage. Divide
et impera.
S'il y a en Europe une puissance à qui ces partages de peuples
soient odieux, elle peut agir; la Serbie est encore un champ ouvert
à tous; quiconque voudra y conquérir de Tinfluence n'a qu'à s'as-
surer par des services réels l'amitié des chefs les plus populaires.
Si le cabinet français craint d'agir publiquement, pourquoi n'essaie-
rait-il pas au moins de provoquer par la presse les sympathies de
l'Europe pour cinq millions d'hommes qui ne méritent pas sans
890 REVUE DES DEUX MONDES.
doute un moindre intérêt que la petite peuplade des Maronites? Au
cas d'une rupture de la paix en Orient, les Serbes joueraient, après
les Grecs, le rôle le plus important dans le grand drame du Bosphore.
En intéressant l'opinion européenne au sort de ce peuple, notre
cabinet se préparerait une intervention aisée pour le jour où l'An-
gleterre et la Russie voudront enfin se partager ce vieux monde
oriental qu'elles couvent depuis si long-temps. 11 est vrai que, pour
intervenir avec autorité, il faut connaître la cause qu'on veut dé-
fendre, et la France, préoccupée d'autres soins, a trouvé commode
jusqu'à ce jour d'adopter sans discussion, dans tous les débats gréco-
slaves, l'opinion de l'Angleterre ! Par suite de leurs instructions, nos
consuls en Serbie ont dû constamment soutenir le parti antî-natio-
nal, ce qui les a nécessairement placés en état d'hostilité vis-à-vis
des indigènes. Ces diplomates auraient un plus beau rôle à jouer,
ils pourraient reprendre, en la modifiant, l'œuvre de Davidovitj, et
enlever à l'agent du tsar la dictature civile qu'il prétend exercer en
Serbie. Mais pour se faire les organes du peuple serbe vis-à-vis de
rOrient et de l'Europe, pour protester contre les envahissemens
russes dans un pays auquel des traités solennels reconnaissent le
droit de se régir librement, il faudrait que nos agens connussent la
langue des indigènes, qu'ils eussent pénétré par leurs études et une
longue expérience dans ce qu'on pourrait appeler le mystère orga-
nique de ces peuples : à cette condition seulement ils pourraient
s'aventurer dans le dédale politique du monde gréco-slave, sans
craindre d'en heurter les tendances, sûrs au contraire d'obtenir des
populations un concours efficace.
Pour n'avoir point agi ainsi, on a laissé les diplomates russes,
autrichiens et anglais, plonger la Serbie dans un triste chaos. Grâce
à notre ignorance, ces agens ont pu entraîner dans une voie de fai-
blesse et de ruine une nation qui marchait rapidement à sa régéné*
ration. Ainsi nous laissons briser peu à peu en Orient tout ce qui se
relève, tout ce qui pourrait contribuer à sauver l'Europe des enva-
hissemens de la Russie, en opposant une digue à ses interventions
moltqiliées; La Russie ne reculera en effet que devant des intérêts
indigènes fortement organisés, et elle se réjouit de voir TOccident
ne songer qu'à l'exploitation commerciale de ces peuples dont elle
devient peu à peu la seule protectrice politique.
Cyprikn Rosert.
ji-JUAi.
LES ESCLAVES
FRAGMENT D*UNE TRAGÉDIE.*
TOUSSAINT.
Avancez,
Mes enfans, mes amis, frères d'ignominie!
Vous que hait la nature et que Thomme renie;
A qui le lait d'un sein par les chaînes meurtri
N*a fait qu'un cœur de fiel dans un corps amaigri;
Vous, semblables en tout à ce qui fait la bote;
Reptiles, dont je suis et la main et la tète !
Le moment est venu de piquer aux talons
La race d'oppresseurs qui nous écrase... Allons!
Ils s'avancent; ils vont, dans leur dédain superbe,
Poser imprudemment leurs pieds blancs sur notre herbe;
Le jour du jugement se lève entre eux et nous I
Entassez tous les maux qu'ils ont versés sur vous :
(1) M. de Lamariine a bien voultt nous communiquer le fngment qaV)n va lire
d'une tragédie inlitulée les Esclaves, composée il y a quelques années, et que sa
posiiioD politique ne lui a pas permis de donner encore au Théâtre-Français.
C'est le discours de Toussainl-Louverlure aux noirs de Saint-Domingue pour les
encourager à reconquérir leur liberté.
892 REVUE DBS DEUX MONDES.
Les haines, les mépris, les hontes, les injures,
La nudité, la faim, les sueurs, les tortures,
Le fouet et le bambou marqués sur votre peau,
Les alimens souillés, vils rebuts du troupeau;
Vos enfans nus suçant des mamelles séchées.
Aux mères, aux époux, les vierges arrachées.
Comme pour assouvir ses brutaux appétits
Le tigre à la mamelle arrache les petits;
Vos membres, dévorés par d'immondes insectes.
Pourrissant au cachot sur des pailles infectes;
Sans épouse et sans;fils vos vils accouplemens.
Et le sol refusé même à vos ossemens.
Pour que le noir, partout proscrit et solitaire.
Fût sans frère au soleil et sans dieu sur la terre.
Rappelez tous les noms dont ils vous ont flétris.
Titres d'abjection, de dégoût, de mépris;
Comptez-les! dites-les 1 et dans notre mémoire.
De ces affronts des blancs faisons-nous notre gloire l
Cest Taiguillon saignant qui, planté dans la peau,
Fait contre le bouvier regimber le taureau;
Il détourne à la fin son front stupide et morne.
Et frappe le tyran au ventre avec sa corne.
Vous avez vu piler la poussière à canon ,
Avec le sel de pierre et le noir de charbon ;
Sur une pierre creuse on les pétrit ensemble;
On charge, on bourre, et feul le coup part, le sol tremble.
Avec ces vils rebuts de la terre et du feu.
On a pour se tuer le tonnerre de Dieu !
Eh bien I bourrez vos cœurs comme on fait cette poudre,
Vous êtes le charbon , le salpêtre et la foudre.
Moi, je serai le feu, les blancs seront le but.
De la terre et du ciel méprisable rebut ,
Montrez en éclatant, race à la fin vengée,
De quelle explosion le temps vous a chargée !
( Il se penche et écoute un moment à torre. )
LES ESCLAVES. 893
Ils sont là 1 — là , tout près, — vos lâches oppresseurs I
Du pauvre gibier noir exécrables chasseurs,
Vers le piège caché que ma main va leur tendre
Ils montent à pas sourds et pensent nous surprendre.
Mais j'ai Toreille Gne, et bien qu'ils parlent bas.
Depuis le bord des mers j'entends monter leurs pas.
Chut!... Leurs chevaux déjà boivent Teau des cascades,
Ils séparent leur troupe en fortes embuscades.
Ils montent un à un nos âpres escaliers.
Ils les redescendront avant peu par milliers I
Que de temps pour monter ce rocher sur la butte I
Pour le rouler en bas combien? Une minute!
Avez-vous peur des blancs? Vous, peur d'eux! Et pourquoi?
J'en eus moi-même aussi peur; mais écoutez-moi.
Au temps où m'enfuyant chez les marrons de l'Ile,
Il n'était pas pour moi d'assez obscur asile.
Je me réfugiai, pour m'endormir, un soir.
Dans le champ où la mort met le blanc près du noir,
Cimetière éloigné des cases du village,
Où la lune en tremblant glissait dans le feuillage.
Sous les rameaux d'un cèdre au long bras étendu ,
A peine mon hamac était-il suspendu.
Qu'un grand tigre, aiguisant ses dents dont il nous broie,
De fosse en fosse errant vint flairer une proie.
De sa griffe acérée ouvrant le lit des morts.
Deux cadavres humains m'apparurent dehors;
L'un était un esclave et l'autre était un maître;
Mon oreille des deux l'entendit se repaître.
Et quand il eut fini ce lugubre repas.
En se léchant la lèvre il sortit à longs pas.
Plus tremblant que la feuille et plus froid que le marbre,
Quand l'aurore blanchit, je descendis de l'arbre.
Je voulus recouvrir d'un peu du sol pieux
TOME I. ''»7
894 REVFE DES DECX MONDES.
Ces os de notre frère exhumés sous mes yeux.
Vain désir I vains efforts! de l'un, Tautre squelette
Le tigre avait laissé la charpente complète,
Et rongeant les deux corps de la tétc aux orteils,
£n leur ùtant la peau les avait faits pareils.
Surmontant mon horreur, voyons, dis-je en moi-même,
Où' Dieu mit entre eux deux la limite suprême?
Par quel organe à part, par quel faisceau de nerfs
I^ nature les fit semblables et divers?
D'où vient entre leur sort la distance si grande?
Pourquoi l'un obéit, pourquoi l'autre commande?...
A loisir je plongeai dans ce mystère humain.
De la plante des pieds jusqu'aux doigts de la main;
En vain je comparai membrane par membrane :
• • • . • • • •
C'étaient les mêmes jours perçant les nuirs du cnine;
Mêmes os, mêmes sens, tout pareil, tout égal,
Me disais-je; et le tigre en fait même régal.
Et le ver du sépulcre et de la pourriture
Avec même mépris en fait sa nourriture 1
Où donc la différence entre eux deux? — Dans la peur;
Le plus Wche des deux est l'être inférieur!
riches? Sera-ce nous? et craindrez-vous encore
Celui qu'un ver dissèque et qu'un chakal dévore?
Alors tendez les mains et marchez à genoux.
Brutes et vermisseaux sont plus hommes que nous !
Ou si du cœur du blanc Dieu nous a fait les fibres, *
Conquérez aujourd'hui le ciel des hommes libres;
L'arme est dans votre main; égalisez les sorts!
LES NOIRS, avec acclamation.
Liberté pour nos fils et pour nous mille morts I
TOUSSAINT.
Mille morts pour les blancs et pour nous mille vies I...
LES ESCLAVES. 806
Les voici ; je les tiens. Leurs cohortes impies
Sur nos postes cnchés vont surgir tout h coup.
Silence jusque-là, puis d^m seul bond debout!
Qu au signal attendu du premier cri de guerre
Vu peuple sous teurs pieds semble sortir de terre!
Chargez bien vos fusils, enfans, et visez bien :
Chacun tient aujourd'hui son sort au bout du sien.
A vos postes î Allez !
( Ils sVloignenl. Toussainl rappeUe les principaux chefs,
et leur serre la main tour à tour.)
A revoir; demain, frères,
Ou marlvres au ciel , ou libres sur la terre !
(Après un moment de silence.)
Mais il faut vous laisser conduire par un fil ,
Sans demander : Pourquoi? Que veut-il? Que fait-il?
Que chaque ame de noir aboutisse à mon ame;
Toute grande pensée est une scute trame
Dont les milliers de fils, se plaçant à leur rang,
Répondent comme un seul au doigt du tisserand;
Mais si chacun résiste et de son côté tire,
Le dessein est manqué, la toile se déchire.
Ainsi d'un peuple, enfans! Je pense, obéissez!
Pour des milliers de bras, une ame, c'est assez.
LES NOIRS.
Oui, nous t'obéirons! toi le vent, et nous Tonde!
Toussaint sur Haïti , comme Dieu sur le monde !
TOUSSAINT.
Kh bien ! si vous suivez mon inspiration ,
Vous étiez un troupeau , je vous fais nation !
(Ils tombenl à ses pieds.)
A. DB Lamartine.
LETTRES
SUR LA SESSION
QTOITXOBr OB CABïïXVr.
Aa Mrectear de la BeTue des Deax Mondes.
Depuis ma dernière lettre, la question de cabinet a été posée dans les La*
reaux de la chambre avec franchise et netteté, à l'occasion de la loi des fonds
secrets. Cette question, de Taveu de tous, n'avait pas été résolue dans la dis-
cussion de radresse : enveloppée dans Tunanimité du vote sur le droit de
visite, supérieure aux débats de l'affaire de Syrie, étrangère aux autres para-
graphes, elle était restée indécise. Il semblait que le ministère ne pût s'y mé-
prendre et dût provoquer lui-môme un prompt débat sur sa politique et ses
actes; c'était, dit-on, sa première impression. Le lendemain de l'adresse, on
avait annoncé que la loi des fonds secrets serait apportée immédiatement et
la chambre appelée à s'expliquer. La réflexion a changé ces dispositions; la
chambre semblait moins favorable qu'on ne l'avait espéré : on a voulu ga-
gner du temps. Ce n'est qu'après un assez long retard que le ministère a
pris enGn son parti et a demandé le million accordé depuis quelques années
aux dépenses de la police; mais, en faisant^ cette demande, il s'est borné
à insister sur les nécessités du service public, sur le besoin de surveiller les
LETTRES SUR LA SESSION. 807
factions, ranimées par la catastrophe du 12 juillet, et 11 n*a pas dit un mot de
la question de confiance, qu'on avait toujours considérée, depuis 1830, comme
étroitement liée au vote des fonds secrets. Peut-être espérait-il éviter un nou-
veau débat et pensait-11 aussi à se prévaloir du vote de l'adresse comme
d'une adhésion de la chambre. De pareilles illusions égarent souvent les mi-
nistères, et on en a vu de plus forts succombejr au moment où ils s'y atten-
daient le moins. On assure que le cabinet croyait obtenir huit commissaires
sur les neuf que la chambre devait nommer : Torganisation des bureaux avait
paru autoriser cet espoir, et déjà , dans la commission de l'adresse, Toppo-
sition n'afait eu qu'un seul représentant. Le résultat a tron^ cette attente.
La commission s'est trouvée composée de quatre opposans contre cinq parti-
sans du ministère, et le compte fidèle des suffrages divers a constaté en
faveur du cabinet une majorité de dix-huit voix seulement, majorité bien
faible et bien insuffisante, si Ton songe que dans tous les bureaux l'opposi-
tion s'est livrée aux attaques les plus vives et les plus directes, que dans
plusieurs ses candidats avaient été pris dans des nuances trop prononcées
pour ne pas donner ombrage aux députés les plus rapprochés des centres,
qu'en général dans les bureaux les considérations de personne exercent beau-
coup d'empire, et qu'enfin des députés de la gauche en assez grand nombre
manquaient à leur poste.
Ce résultat a jeté l'alarme dans le camp ministériel; on dit que rien n'a
été oublié pour raffermir les convictions ébranlées, pour réveiller les amitiés
qui sommeillent, pour intéresser les dévouemens qui se plaignaient d^étre
négligés. Le télégraphe agite ses longs bras et va chercher dans leurs postes
lointains ou dans leurs paisibles demeures ceux que le devoir des fonctions
publiques ou le charme de la vie privée retenaient loin du parlement. La
presse ministérielle discute, défend, attaque, injurie; des listes de ministres
sont livrées a la naïve crédulité du public. On épié les moindres démarches
des personnages importans; on leur attribue les résolutions les plus opposées;
on les montre tantôt à l'assaut du pouvoir, résolus et animés, tantôt décou*
rages et quittant la partie; on se sert de leurs noms pour favoriser d'obscures
intrigues. Chacun s'apprête pour une discussion prochaine et s'attend à un
de ces événemens qui marquent la vie des gouvememens constitutionnels.
11 semble que le parti le plus sage et le plus simple en ce moment soit de
laisser les affaires suivre leur cours naturel, et, pour ceux qui sont destinés à
croiser le fer dans la lutte, d'aiguiser leurs armes. Cependant la polémique
ministérielle a répandu certains argumens qu'il peut être bon d'examinés en
dehors de la tribune. Dans les conversations du monde, dans les couloirs de
la chambre , s'engagent parfois des discussions qui ne sont pas de nature à
être portées devant la chambre elle-même, et dont il appartient à la presse
de dire quelques mots.
J'ai déjà assisté à de nombreuses luttes parlementaires et à pTus d'une crise
ministérielle; mais un phénomène nouveau et singulier distingue la situation
898 ufiviE DLs biax Mo.%bi^s>
actuelle. Le cabiuet pour lui-même n'a pas, je l'affirme, cent voix dans la
chambre; s*ll n'existait point et qu'il s'agît de le former, il serait impossible.
Presque tous ses adhérens sont prêts à reconnaître sa faiblesse et ses incon-
véniens, ils ne prennent pas même la peine de le défendre; mois après les
plus vives critiques, ils se déclarent résignés à voter pour lui. Le même lau-
gage est dans toutes les bouches, on dirait un mot d'ordre : à quçls hommes,
à quels principes passerait le pouvoir, si le cabinet du 2U octobre le perdait?
Il faut les connaître, dit-on, avant qu'il soit renversé, et savoir quel profit le
pays retirerait d'un changement dans le personnel et dans le système du gou-
vernement; il ne faut pas s'exposer à une politique plus déplorable encore,
selon la formule de M. Leseigneur. D'ailleurs, le cabinet dure depuis plus de
deux ans , c'est presque un miracle de longévité ; il est l)on de le conserver
comme un gage de stabilité. Enfin, une crise ministérielle cause toujours au
pays et aux affaires un dommage que les hommes désintéressés et étrangers
aux querelles de parti doivent éviter. Toutes ces raisons, comme vous le voyez,
monsieur, se concilient parfaitement avec la censure du cabinet; elles sont
présentées avec d'autant plus d'assurance, que ceux qui les invoquent se don-
nent en même temps les honneurs de l'indépendance et peuvent à la fois
flatter l'opposition en faisant bon marché du cabinet, et le cabinet en lui pro-
mettant leur appui. Situation commode dans un temps, comme le nôtre, de
convictions molles, d'indifférence politique et de ménagemens universels, où
beaucoup d'hommes, fort honorables du reste, aiment le repos, craignent la
lutte et ne veulent pas se faire d'ennemis.
Quelle est la valeur des raisons que je viens de reproduire .î* c'est ce que je
me propose d'examiner.
On demande en premier lieu quels hommes remplaceraient les ministres
actuels. Vous comprenez parfaitement, monsieur, que mon projet n'est point
de discuter ici les titres et l'aptitude des personnages politiques que désigne
Popinion. Je laisse à M. Desmousseaux de Givré, qui s'est foit une spécialité
de rînjure , le soin de discuter des noms propres et de remplacer les argu-
mens par des personnalités, et la logique par le sarcasme; mais je nie que
les adversaires du cabinet aient à composor à Tavance un ministère pour le
substituer à celui qu'ils combatent. 11 faudrait entendre les cris de ceux qui
demandent à l'opposition ses candidats, si elle avait Timprudence d'en dresser
la liste! Que d'attaques contre les hommes qui y seraient inscrits! que de
propos amers sur leur ambition et leur outrecuidance! Les plus empressés
à provoquer aujourd'hui la composition prématurée d'un cabinet se montre-
raient demain les plus violens à la condamner et ne trouveraient pas d'ex-
pressions assez vives pour flétrir cette usurpation df s droits de la couronne.
Qui ne voit d'ailleurs que, pendant la durée du cabinet actuel, il est impos-
sible de concerter aucune combinaison? Parmi ceux qui pourraient plus tard
être appelés à jouer un rôle, les uns n'écouleraient qu'une honorable dé-
fiance d'eux-mêmes, les autres refuseraient de s'enpagcr pour une pure cveB-
LEITRES SUR LA SESSION. 899
tualité, d'autres enfin craindraient de contracter des alliances que les évè-
nemens ultérieurs seraient susceptibles de rompre. Il est des combinaisons
que la nécessité pourrait prescrire et rendrait légitimes, et qui seraient mal
comprises, si elles s'opéraient avant d'être commandées par les circonstances
et conseillées par la politique.
Pour moi , toute la question sur ce point se réduit h ceci : les hommes de
talent, de patriotisme et d'expérience manquent-ils? Si le ministère était ren-
versé, les chambres ne renferment-elles point, dans la sphère des opinions
qui pourraient hériter du pouvoir, les élémens d'une administration capable
de diriger les affaires du pays? Qui oserait le nier? Les personnages éminens
qui peuvent entrer au ministère ne sont que trop nombreux; on s'en plaint
quelquefois, on condamne leurs rivalités, ou soupçonne leur ambitii»n : on
doit au moins accorder qu'il y a là pour le pays une véritable richesse. Je
sais, et je le déplore, que de cruelles dissensions séparent des hommes d'état
dont ralliauce, autrefois projetée, ferait disparaître de graves difficultés;
mais, malgré ces divisions, une administration nouvelle est encore aisée à
former. Le ministère actuel a eu, sans le vouloir, le mérite d'amener des
rapprocliemens long-temps désirés et de réunir dans une opposition commune
ceux qu'avaient séparés des circonstances qui ne sont plus. Les souvenirs irri-
tans sont éteints; les incompatibilités entre les personnes ont cessé, et quand
les opinions et les vœux s'accordent, les alliances se font d'elles-mêmes.
Les hommes ne manquent donc point; les causes de désunion disparaî-
traient nécessairement, et l'on n'a pas à craindre une longue interruption
dans les pouvoirs. Cette assurance doit suffire.
Mais au moins, dit-on, si les hommes ne sont pas désignés à l'avance, que
les principes soient proclamés, et que ceux qui se portent les héritiers du
cabinet produisent le programme qu'ils comptent adopter.
A qui s'adresse cette demande? Quels sont les prétendans sur qui l'on en-
tend faire peser l'obligation de dresser ainsi tout un plan de gouvernement?
(leux qui répondraient à un tel appel se montreraient bien présomptueux et
bien téméraires. L'opposition ne gouverne point et n'a pas la responsabilité
du pouvoir; un seul devoir lui est imposé: juger le ministère. Elle prononce
sur la conduite qu'il a tenue, approuve ou condamne sa politique, le maintient
ou le renverse, (/est là son unique programme. Sou blâme ou sa louange
indique ses opinions et engage son avenir : elle s'oblige à suivre ce qu'elle
adopte, à s'écarter de ce qu'elle censure; elle expose ainsi implicitement sa
propre politique, ses doctrines, ses maximes de gouvernement. On ne saurait
exiger d'aucune de ses fractions , même les plus voisines du pouvoir, qu'elles
se prononcent sur toutes les questions actuelles ou à venir; elles n'en pos-
sèdent point les élémens, et ne peuvent les résoudre. Parlera-t-on des affaires
extérieures? Quel est l'état des négociations? Quels sont les engagemens pris,
les concessions faites ou refusées? Un ministère nouveau ne rompt point
avec ce qui l'a précédé; les traditions du passé pèsent sur lui, non qu'il y soit
900 REVUE DES DEUX MONDES.
lié, mais parce qu'il doit les étudier, les approfondir, en rechercher Tesprit,
et ne s'en écarter, s'il le juge nécessaire, qu'avec prudence et ménagement.
S'agit-il de l'intérieur, chaque mesure est soumise à des lois d*opportunité, de
convenance personnelle, qui doivent en hâter ou en retarder l'adoption : un
pouvoir sage consulte sans cesse Fétat de l'opinion, les vœux des chambres,
les besoins de la politique , et y conforme tous ses actes. Bien imprudente
serait l'administration, non-seulement en projet, mais même maîtresse du
pouvoir, qui dresserait la formule générale de ses plans et de ses résolutions.
On comprendrait l'insistance avec laquelle on demande leur pn^ramme à
ceux qu'on désigne comme des prétendans, s'il était question d'introduire
dans le gouvernement une politique nouvelle et inconnue, et de substituer un
autre ordre de principes à celui qui prévaut aujourd'hui. Si la gauche était
près d'obtenir la majorité, le parti qui lui est opposé pourrait l'interpdler et
donner cours h son inquiète curiosité; mais tel n'est point l'état de la ques-
tion. Le pouvoir n'est pas destiné à passer en ce moment du centre h la
gauche; il est seulement revendiqué par les opinions intermédiaires qui ne
poursuivent aucune réforme radicale. Derrière ces débats ne se trouvent point
des questions susceptibles d'inquiéter les amis de l'ordre et <)*exposer le pays
à des expériences périlleuses.
Mais s'il s'agit de si peu , quel sera le proGt d'un changement.' Ne voulez-
vous, s'écrie-t-on, que substituer certains hommes à d'autres? Est-ce purement
une question de portefeuilles et d'ambitions privées, et ces querelles valent-
elles que les hommes impartiaux s'en mêlent.'
N'admirez-vous point la position commode que se font les défenseurs du
ministère ? Ont-ils des adversaires dont les principes ne puissent se concilier
avec les leurs, ils se récrient contre l'esprit révolutionnaire, exagèrent le
péril , enflent leurs poumons pour pousser de bruyantes clameurs , et vous
montrent Catilina aux portes du sénat. Au contraire, l'opposition se produit-
elle modérée et conciliante , ils s'attachent à réduire le désaccord aux plus
minces proportions, et, à la faveur de cette dissimulation , ils prétendent dé-
pouiller de tout intérêt un changement d'administration.
Pour n'être pas radicale et révolutionnaire, l'opposition des partis modérés
contre le cabinet n'en est pas moins réelle et sérieuse, et les efforts même pro-
digués pour l'écarter en attestent l'importance. J'en appelle au besoin à tous
les esprits sincères. La politique qui avait consenti à l'extension du droit de
visite est-elle la même que celle qui veut parvenir à le supprimer? La poli-
tique qui se proclame» modeste et tranquille, » et qui sur tous les points isole
la France, est-elle la même que celle qui veut la dignité sans forfanterie, la
fermeté sans imprudence, qui recherche^ les alliances, et, sans vouloir les
payer par d'injurieuses concessions, accepterait, pour les obtenir, toutes les
conditions honorables et légitimes? La politique qui se craniponne au statu
quo comme au dernier terme du progrès, et qui refuse toute réforme, est-elle
la même que celle qui fait la part du temps, des idées, des mœurs, des
LETIRES SUR LA SESSION. 901
lumières, et, sans risquer aucune innovation téméraire, ne se refuse point
aux améliorations que l'oi>iuion réclame et que Fétat du pays comporte?
Peut-on confondre ensemble ceux qui exercent le pouvoir dans des vues
égoïstes, qui concentrent 11 ufluence et toute l'action politique dans les mains
d'une coterie, et ceux qui considèrent le gouvernement comme le dispensa-
teur équitable et impartial des innombrables ressources dont les lois Font
constitué dépositaire ? Non : ces choses-là ne sont pas identiques; un chapge-
ment d'administration qui substituerait l'un de ces systèmes à l'autre pré-
senterait une grande et heureuse signification, et l'on ne peut consciencieu-
sement le déclarer illusoire et sans portée.
Je crois donc que l'opposition ne peut être obligée de formuler son système,
et h ce sujet je citerai les paroles d'un orateur que le parti conservateur ne
désavouera pas. Lorsqu'en 1841 M. Peel attaquait le cabinet de lord John
Russel, on lui reprochait aussi de ne point faire connaître ses projets. Voici
ce qu'il répondit devant ses électeurs : » Messieurs, on ne cesse pas de me
demander ce que je compte faire, si je suis chargé de la direction des affaires
publiques; c'est une question à laquelle je ne veux répondre que lorsque je
m'y verrai appelé. Tout ce que je veux aujourd'hui , c'est éloigner les hommes
qui occupent ces positions ofliclelles : ils n'ont pas eu la confiance du par-
lement, ils n'ont pas la confiance du peuple. Changez le médecin, le malade
n'a pas confiance en lui. Et puis ces gens viennent me demander : « Qu'avez-
vous à prescrire ?» Je vois autour de moi plusieurs de mes amis exerçant la
profession de médecin; de bon compte, ces docteurs voudraient-ils prescrire
un traitement quand un malade en suit déjà un autre? Donc, ne voulant pas
passer pour un empirique, j'attendrai pour donner mes conseils, pour pres«
crire mes potions, que le malade m'ait fait appeler en consultation. »
Le maintien du ministère dans sa situation actuelle serait, dit-on, un
gage de stabilité. C'est la seconde proposition des adversaires d'un cbauge*
ment.
On veut un cabinet qui parcoure une longue carrière, on désire éviter à
l'avenir cette mobilité qui compromet dans l'opinion du pays et du monde
entier notre forme de gouvernement. J'admets ce vœu et je le forme à mon
tour, mais je demande qu'on s'explique. Quand on souhaite au cabinet une
existence durable, ce n'est pas apparemment pour le simple plaisir de lui eu
faire honneur dans les statistiques ministérielles ou dans la biographie des
honorables membres qui Tauront composé; ce serait chose puérile. Si l'on
cherche la durée, c'est moins, ce me semble, pour elle-même que pour l'auto-
rité, la prépondérance et la vigueur qu'elle communiquerait au pouvoir. Au-
trement les cabinets n'inspirent confiance ni à Tétranger ni à la nation; ils ne
peuvent point négocier au dehors, point commander au dedans. Mais , pour
leur donner ce pouvoir, il ne suffit pas que matériellement , pour ainsi dire,
ils vivent long-temps; il faut encore qu'ils aient puissance et vigueur : c'est
la force plutôt que la durée qui leur est néc^$$àire^ Un cabinet él^ranlé qui
902 KBVUE UKS DEUX MONDES.
vivrait au jour le jour, qui ne se soutiendrait qu*à force de complaisances et
de faiblesses, et contre lequel s'élèveraient incessamment des questions mena-
çantes, ne parviendrait point, quand il traînerait pendant dix ans sachétive
existence, à satisfaire aux conditions de la stabilité; il serait placé dans une
dépendance constante : au-dessus de lui , au-dessous , des exigences chaque
jour renaissantes le priveraient d'initiative et de liberté^, il serait faible tout à
la fois dans la diplomatie, dans le gouvernement intérieur et dans les cham-
bres. Comment les puissances étrangères entameraient-elles avec lui des né-
gociations quand chaque courrier peut leur apporter la nouvelle de son ren-
versement? Comment prépareraient-elles par des arrangemens préliminaires
des traités ou des alliances quand elles le voient si vivement attaqué, sans len-
demain, obligé de céder a tout et à tous? Croyez-vous, par exemple, que
M. Guizot, contraint, par un vote unanime qu'il n'a pu conjurer, de refuser
la rniiGcatioti du traité du droit de visite, ait encore la faculté de parler haut
avec les ambassadeurs des grandes puissances et trouve grand crédit auprès
d*eux ? La diplomatie n'aime point à livrer ses secrets, elle ne veut faire con-
naître ses conditions suprêmes que quand elle peut leur obtenir une consécra-
tion certaine et définitive; elle s'éloigne des négociateurs impuissans qui par-
lent et n'agissent point , qui traitent et sont désavoués, de ceux surtout qui
se font obstacle à eux-mêmes, tant ils inspirent peu de confiance au pays.
A l'intérieur, les agens divers qui représentent le gouvernement et distri-
buent ses ordres sur tous les points du territoire, les préfets, les procureurs-
généraux, ne s'attachent pas à un ministère sans cesse en lutte avec une
minorité puissante et nombreuse à'qiii le pouvoir peut échoir tous les jours.
Ils se ménagent, louvoient, ne se livrent point, s'enferment dans la réticence
ou l'équivoque, cherchent à ne se point compromettre, et, s'ils ne trahissent
pas, du moins ils servent sans goât et sans zèle. Dans les chambres enfin,
combien le rôle d'un ministère sans api)ui solide, fût-il ancien, est pénible
et faux! Il ne commande point et vit dans une perpétuelle servitude; il n'a
plus de souci Vjue pour sa propre existence, et néglige les affaires publiques;
il ne peut faire passer aucune loi telle qu'il l'a présentée. La minorité, excitée
par sa force, irritée devant des ministres que blâment ceux même qui les
appuient, ne leur épargne aucune attaque, ne leur passe aucune faute. La
majorité , embarrassée de son rôle ingrat , cherche à se le faire pardonner
par sa raideur dans toutes les questions qui ne touchent point à la politique.
Le gouvernement et l'administration se trouvent également affaiblis et pa-
ralysés. Ce n'est pas tout encore : on initie le public aux secrets les plus déli-
cats du gouvernement; on met à nu tous les rouages; on discrédite la consti-
tution en détruisant tout prestige. Quand le peuple aperçoit un ministère
dont le maintien est subordonné au télégraphe qui convoque ses agens, à une
malle-poste en retard, à un rhume qui retiendra quelqu'un de ses partisans;
quand, après avoir compté la majorité sortie du scrutin, il peut se dire quels
hasards font formée et pouvaient la détruire, il ne prend plus au sérieux un'
I.ETTUËS SIR LA SESSION. 903
pouvoir livré à de tels accidens, et qui parait soumis aux caprices du sort bieo
plus qu'à des lois, rationnelles et morales. Lliumeur, Tintrigue, Tambition
des places, mettent sans cesse en doute une majorité si étroite que quelques
voix de moins la font disparaître : les hommes les moins capables acquièrent
une importance particulière; le ministère est tenu de compter avec tout le
monde, et, par une fatale conséquence, c'est entre les mains des moinsiennes,
des moins incorruptibles, que tombe le pouvoir, c'est de leur concours , tou-
jours douteux, parfois mis à l'enchère, que dépend le gouvernement tout
entier. Est-ce là , je le demande à ceux qui de très bonne foi se proposent
de soutenir le cabinet dans un intérêt de stabilité, est-ce là une situation
normale, régulière, utile au pays? Convient-il qu'elle dure long- temps?'
Mais on veut éviter une crise ministérielle : toutes ont des conséquences
dommageables pour le pays; elles suspendent les affaires, paralysent les tran-
sactions et répandent Tinquiétude. J*en conviens, quoiqu'on exagère beau-
coup ces inconvéniens. Qu'on me dise néanmoins s'il est plus avantageux
d'ajourner péniblement une crise toujours menaçante que de la traverser
sur<*le-champ. Avec un cabinet battu en brèche, que la majorité tolère sans
l'aimer, supporte sans le défendre, les intérêts de tous genres, que sa chute
peut compromettre, souffrent à la fois de l'incertitude du jour et de celle du
lendemain. La crise est déclarée du moment que le cabinet manque d'espace
et d'air, et ceux qui veulent en retarder le dénouement la prolongent et ne
l'évitent point. Je suppose que le ministère obtienne la majorité sur les fonds
secrets; sera-t-il consolidé par ce vote? Nullement; il n'aura pas été ren-
versé, voilà tout. Mais la session amènera vingt autres embarras, et l'enquête
électorale, et les ministres d'état, et les sucres, et les patentes, et le roulage,
et le budget; tout sera question ministérielle et se ressentira de la situation
du cabinet. 11 ne se retirera point , dit-on ; il est d'humeur douce et facile,
ne s'irrite pas aisément, et se dévouera à la chose publique aux dépens de
son propre repos. Ces projets sont fort beaux, et d'autres cabinets déjà les
avaient formés; seulement ils ne sont pas de facile exécution. Quelque dose
d'humilité que donne l'amour du portefeuille, le jour vient où la mesure est
comblée; il se trouve quelque ame fière qui se révolte, quelque ami sincère
du pouvoir qui ne veut pas l'amoindrir; le malheur aigrit, la solidarité in-
(fuiète, et, malgré de solennelles résolutions, les divisions intérieures achèvent
l'œuvre commencée par les luttes de la tribune. Le sentiment public avertit
chacun de ce danger, et ceux qui croient éviter la crise en l'ajournant ne fout
que la rendre plus prolonde et plus alarmante.
.le ne partage donc point les scrupules des honorables membres qui, tout
eu blâmant le ministère, se proposent de lui donner leurs voix, soit par l'in-
certitude des hommes et des principes qu'une crise ferait triompher, soit par
amour de la stabiHté ou effroi d'une crise ministérielle. Mais je veux examiner
la situation sousVkn autre point de vue. Ce ne serait pas assez d'avoir discuté
des objections qui touchent , pour ainsi dire, à la forme phis qu'au fond, si
90% REVUE DBS DEUX MONDES.
Ton ne se rendait pas exactement compte du but que doit se proposer un
cabinet nouveau et des moyens que lui offrirait la cbambre pour l'atteindre.
Quiconque aspire à consolider le gouvernement fondé en juillet s'afflige
de la vie précaire et contestée de la plupart des cabinets depuis 1830. Ces
embarras ont tenu à Finstabilité de la majorité. Les combinaisons qui ont
prévalu ne réunissaient que le nombre de voix rigoureusement nécessaire
pour garder le pouvoir. Il semble que, repoussant toutes les conditions qui
pouvaient leur donner une plus large assiette, on n'ait jamais voulu faire que
la somme de concessions indispensable à la réunion d'une étroite majorité.
Tous les cabinets à leur origine obtiennent de nombreuses adhésions. La
fatigue, l'espoir, la tolérance des mœurs politiques, leur offrent d'abord des
appuis sufflsans et leur donnent quelques mois d'une vie concédée par grâce.
Mais après ce sursis ordinaire, quand ou pèse leurs forces, on les trouve dé-
pourvus de puissance réelle , et la chambre , coupée en deux , ne les soutient
plus qu'avec déplaisir et presque à contre-cœur.
Les inconvéniens de cet état de choses ont frappé tous les bons esprits, et
les véritables conservateurs, ceux qui méritent ce nom, s'accordent à recon-
naître que le premier besoin de la France en ce moment est de constituer
dans la cbambre une majorité. Je n'appelle point ainsi le partage presque
égal des voix , source de contestations perpétuelles et de luttes sans terme,
mais ce qui mérite réellement le nom de majorité dans un gouvernement
constitutionnel, c'est-à-dire un parti puissant, dévoué au cabinet, vivant da
sa vie, s'animant de ses inspirations, et disposé à le soutenir en toute occa-
sion. Depuis treize ans, ou plutôt depuis bientôt trente ans, pour être vrai,
on poursuit ce but en France. M. de Villèle l'atteignit, chacun sait par quels
moyens; le cabinet du 1 1 octobre le toucha aussi un instant, grâce aux diffi»
cultes de la politique intérieure : les autres administrations l'ont [loursulvi à
leur tour sans y parvenir. C'était l'espoir du 29 octobre. M. Guizot Texprimait
dans la séance du 26 février 1841. « Depuis l'origine de la session, disait-il,
une idée dominante a préoccupé le cabinet : reconstituer dans cette cliambre
une majorité de gouvernement, depuis trop long-temps désunie ou flottante.
Le cabinet est convaincu, et il l'a dit dès les premiers jours, que la réorga*
nisation d'une vraie majorité de gouvernement était en ce moment le plus
pressant intérêt du pays, de la chambre, de la couronne, de l'honneur de nos
institutions.... Y a-t-il quelqu'un dans cette chambre, sur quelque banc que
ce soit, qui pense que la réorganisation d'une majorité de gouvernement,
la constitution des deux grands élémens de discussion dans la chambre, la
majorité et l'opposition, ne soient pas très désirables? Y a-t-il quelqu'un qui
croie que la confusion, la désunion, réparpillemeut des opinions et des partis,
soient une bonne chose pour le gouvernement, pour l'honneur de la chambre,
pour la dignité de nos institutions.^ Personne ne le pense. #
De bonne foi, le but honorable que se proposait le cabinel et que son chef
par le talent exprimait en ces termes, ce but est-il réalisé? A Tépoque où
LETTRES SUR LA SESSION. 905
M. Guizot tenait ce langage, il se félicitait de posséder-la majorité, et il avait
raison; mais quelle était la situation du cabinet? Pour les combats de la tri-
bune, il comptait dans ses rangs M. de Lamartine et M. Dufaure; pour les
scrutins, M. Dufaure et M. Passy lui avaient attiré un certain nombre de
membres du centre gauche; il en trouvait encore, comme je Tai déjà dit, dans
toutes les fractions de la chambre. Son propre parti était uni et marchait der-
rière lui comme un seul homme. Ces combinaisons n*étaient pas très solides,
à dire vrai, et M. Guizot ne contenait cette majorité qu'à force d'adresse, de
ménagement, et en éludant presque toutes les difGcultés; mais enûn elle
existait. Les voix sont-elles encore partagées de la même façon ? Partis ex-
trêmes, gauche, centre gauche, tout est aujourd'hui réuni contre le cabinet;
la division est entrée dans les rangs de ses amis. M. de Lamartine et M. Du-
faure, dans des conditions et à des titres divers, l'attaquent à la tribune; les '
affaires extérieures, qui, au 29 octobre, lui donnaient le plus de voix, sont
celles qui lui en retirent le plus aujourd'hui. Alors il trouvait des appuis
dans les partis opposés; en ce moment il en a perdu , et des plus notables,
dans son propre sein. La chambre est partagée par moitié; plusieurs votes
importans ont déjà ébranlé le cabinet. Est-ce là, je le demande à M. Guizot
lui-même, une vraie majorité de gouvernement.^ Celle que le cabinet espère
ne sefa-t-elle point, en supposant qu'il l'obtienne, « désunie et flottante.'»
Ne tronvera-t-on plus >< la confusion, la désunion, l'éparpillement des partis
et des opinions, » que M. Guizot déclarait une mauvaise chose pour le gouver-
nement, pour l'honneur de In chambre, pour la dignité de nos institutions?
Le cabinet du 29 octobre n'a donc point fondé une majorité constitution*
nelle, et chacun sent qu'il est hors d'état de la composer aujourd'hui. Cest
une œuvre laborieuse et que ne peut pas accomplir la main qui y a échoué
une première fois. Un ministère qui sait se créer une msyorité voit chaque
jour s'accrottre le nombre de ses adhérens; c'est la marche opposée qu'a suivie
le 29 octobre. Comment croire que son armée fasse des recrues quand les
défections Tout presque dispersée? Ce n'est donc plus à lui que peut être
confié le soin de reconstituer la majorité. Mais s'il était renversé, la chambre
actuelle offrirait-elle les élémens de cette majorité , et un cabinet nouveau
pourrait-il les rassembler et toucher enfin à ce terme de tant d'efforts suc-
cessifs ? Je le crois, et je me l)ornerai à indiquer les raisons qui me donnent
cette opinion.
Je n'ai pas besoin de dire que je repousse le système qui consiste à former
une majorité par les conquêtes individuelles : honteuse ressource des pou*
voirs qui , à défaut des principes , sollicitent et aiguisent les appétits cupides*
Ce système n'a pas même le triste mérite du succès. L'intérêt retire bient^
les appuis qu'il a donnés. On sert un jour le ministère pour mériter ses
faveurs, on le quitte le lendemain pour ressaisir une popularité perdue;
l'appât d'une place attire une voix , la jalousie et le dégoût en repoussent
plusieurs. Par une heureuse combinaison , la politique des intérêts privés
n'est pas seulement immorale, elle est encore vaine et inefficace.
90G REVDB DES DEUX MONDES.
Quelques jiorsonnes songent i> n'appiiyrr le pouvoir que sur le cenlrt droit,
le seul parti qui soit , sflon ellps , compact et uui , le plus nombreux de loui,-
puisqu'il balance les nuires, et elles prétendent qu'une administration qui
reposerait sur rette base serait encore la plus solide qui se puisse former.
Je ne saurais adopter cette pensée. Je ne conteste ni la force, ni l'unioQ de
ceux qui sont devenus les soutiens exclusifs du cabinet ; Je crois qu'aucose
administration puissante et durable ne pourrait se former sans eux et les avmr
tous pour adversnires, mais je suis également convaincu qu'à eux seuls ilsnB
peuvent constituer non plus une administration puixsanteet durable. H. Gui-
zot l'avait senti autrefois quand il rechercliait l'appui d'une partie dn tmlra
gauche, et quand il lui avait, si l'on m'a dit vrai, promis en échange cer-
taines mesures de réforme; il le sentait quand, après la coalition, il était
prêt à entrer dans un cabinet qui aurait représenté toutes les opinions mo-
dérées de la chambre.
Les députés qui se sont érigés en conservateurs et s'attribuent exchisiTe-
raenl ce titre possèdent des qualités incontestables : avec le sentiment des
nécessilés du pouvoir, ils ont de la discipline et de la fermeté; leur tort est
de se croire les seuls, les derniers dépositaires des bonnes doctrines de goa-
vernenient. Je proteste, pour mon compte, contre cette prétention. L'espnt
conservateur qui ne veut rien accorder au temps et à l'opinion a perdu plus
de gouvernemeus que ta politique modérée qui sait déférer à propos et dans
une Juste mesure aux vœux et aux besoins publics. C'est l'esprit conoervaieur
qui poussait sous la restauration le cri de « plus de concessions; » c'est la
politique modérée qu'avait inaugurée le ministère Martiguac, dont le brusque
l'enversemeul préluda aux ordonnances de juillet; c'est la politique modérée
que souliaîte le pays et qui a triomplié dans les dernières élections. Elle n'est
point représentée par le centre droit seul , par le parti conservateur actud;
ce parti s'est montré trop ardent parce qu'il était couvaiiicu, trop exclusif
parce qu'il se voyait menacé dans la possession du pouvoir. Il ne comprend
pas assez les concessions que commande une politique impartiale et conci-
tianle; il s'effraie outre mesure de la moindre réforme. Sa raideur peu tral-
table a I)esoin d'être adoucie : elle le serait par une alliance avec les nuimces
modérées de l'opposition. Cette alliance peut seule, à mon avis, établir l'ac-
cord entre l'esprit conservateur et l'esprit de progrès, entre les idées libérale*
et les idées de consolidation. C'est, si je ut; me trompe , le vœu de la France
et le besoin de la chambre nouvelle.
TTne alliance entre toutes les opinions sages et consli lutjfMeUes ne rencon-
trerait point de difficultés réelles. Irf centre droit olilie" * un gouverne^
ment puissant et respecté. La portion <le la v
majorité ne renferme pas quarante di'pulrà '|ui si
saction, et ceux même qui n'y seraient puÎJit j)Orfés
par raison; imbus, plus que les autres, des idées/
draient point sans doute créer des embarras^
moins de se liguer avec les partis extrêm ^
LETTRES SUR LA SESSION. 907
formaient une telle ligue , elle serait misérable et vaine. Le centre gauche
entier adhérerait sans réserve à un ministère formé sous ces auspices. La
gauche, sans accorder peut-être à ce cabinet une adhésion explicite, ne le
poursuivrait point de son ardente hostilité. Le ministère, s'il ne l'avait pas
pour appui , ne s^attacherait pas du moins h Taigrir et à la blesser; il ne
l'exclurait pas systématiquement des affaires, seulement il conserverait avec
elle toute son indépendance; il ne serait jamais condamné à subir sa loi, et,
sans la prendre pour alliée, il pourrait espérer de ne point trouver dans ses
rangs des adversaires violens et irrités.
La chambre va choisir entre cette combinaison qui sortirait nécessaire-
ment d'une crise ministérielle et le maintien du cabinet. Si la question est
bien posée , comment des hommes qui ont vraiment à cœur la force et la di-
gnité de notre gouvernement se préteraient-ils à perpétuer un malaise qui
compromet nos institutions et inquiète les bons citoyens? I^ scrutin s'oit-
vrira dans quelques jours; que chacun y suive son inspiration et se dégage
des liens de parti qui paralysent tant de bons sentimens. Les rangs minis-
tériels contiennent des membres qui souhaitent une autre administration ,
qui veulent étendre la sphère de la majorité et calmer des ressentimens ff\-
cheux. Pourquoi ne céderaient-ils pas à ces impressions et seraient-ils sourds
à la voix de leur libre conscience.^ Ils ne doivent pas se préoccuper des injures
que dirige contre eux une polémique passionnée jusqu^à la maladresse; les
întrigans ne sont pas ceux qui servent leurs convictions et ont le courage de
rompre avec leur parti quand il se trompe. Il en est qui prononcent ces sépa-
rations avec éclat et exposent leurs griefs au grand jour; d*autres ne veulent
point faire retentir leurs dissentimens dans le public, se refu.sent à attaquer
des amis de la veille et se contentent d'apporter à l'heure du jugement leur
muet suffrage : ce ne sont pas les moins honnêtes ni les moins fermes. Per-
mis aux feuilles ministérielles d'attaquer les hommes qui se proposent de
suivre cette ligne; ces hommes sauront se contenter de la satisfaction d'un
devoir accompli et de l'honneur d'une conduite loyale, simple et énergique.
Il importe surtout que chaque vote conserve son caractère et que la source
en soit connue. Dans les partis extrêmes, la politique pessimiste doit, dit-on,
procurer des appuis au ministère : je le regrette, et pour la pensée blâmable
qui dirigera ces suffrages, et pour la force d'emprunt qu'elle prêtera au 29 oc-
tobre; mais si ce projet s'exécute, si des voix légitimistes ou ultra-radicales
se donnent à un cabinet qui semble avoir leur prédilection, je demande
qu'elles s'avouent et ne se cachent point dans un hypocrite désaveu. Il ne faut
pas que, par une dissimulation coupable, ceux qui voteront pour M. Guizot
se réservent de déclarer plus tard qu'ils l'ont combattu; il ne faut point que
le cabinet soit impunément appuyé par des hommes qui, selon la formule de
Tun d'entre eux , sont à la fois pour lui et contre la dynastie, et, ennemis dé-
clarés de nos institutions, ne passeraient sous le drapeau ministériel qae pour
les pervertir; il ne faut pas qu*on puisse attribuer aux opinions constltu-
906 EBVUB DES BBUX IKWDBS.
tionnelles des voix qui leur seraient complètement étrangères. Ne serait-il pas
étrange et intolérable que le cabinet le plus étroitement lié au parti consenra-
teur ne se soutînt que par le concours des suffrages les plus hostiles, et qu*il
trouvât sa force dans les fautes qui le font considérer par nos ennemis poli-
tiques comme le plus propre à soutenir et à faire triompher leur cause?
Depuis quelque temps , il s'est accrédité une opinion que le maintioi du
ministère fortifie malheureusement chaque jour, et qui menace notre avenir.
C'est cette gui attribue toutes les fautes de notre goufemeiBeAty bm 1 des mi-
nistèns {Mmagers, mais à ee qu'on est convenu d'appeler le système. BI. de
I^martine lui a porté Tappui de sa redoutable éloquence. Il est des hommes
que leur dévouement égare au point de leur fermer les yeux sur les périls
d'une pareille doctrine. On entend même des conservateurs répéter sans cesse
qu'ils ne veulent point de changement de ministère, parce qu'il n'en résul-
terait aucune modification réelle dans la marche du gouvememoit. Eux aussi
semblent placer ailleurs la pensée qui régit nos affaires, et cette opinion, bien
que fausse, prévaut dans Tesprit de certains députés inexpérimentés. Je dé-
sire vivement qu'elle soit démentie et convaincue d'imposture, car je n'en con-
nais pas de plus dangereuse; elle tend à déplacer la responsabilité, à prêter
aux fautes du ministère une origine qu'elles n'ont point, et à porter les es-
prits logiques à chercher le remède dans les plus extrêmes mesures. La
chambre doit s'empresser d'ôter tout prétexte à ces funestes imputations : en
refusant au cabinet un vote d'adhésion, elle prouverait qu'à ses yeax lui seul
r^[Kmd de sa politique, et qu'elle compte sur ses successeurs pour rétablir à
fextérieur des relations compromises, à l'intérieur la confiance etTharmoiiie
n désirables entre les grands pouvoirs.
Uh DiPUTB.
r:;>
- • * "•*■
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
i8 féTiier 18i8.
C'est demain c^ie commence la lutte parlementaire qui doit décider dèf
Favenir du cabinet. Aussi cette chronique paratt-elle dans le moment le moins
propre à captiver Tattention du lecteur. De quoi parler en effet? Des prépa-
ratifs du combat? Ils n'ont plus d'intérêt en présence du combat lui-même.
Des combattans dont on vient de proclamer les noms? Maïs parattront-ils
tous dans Tarène ? N'y a-t-il pas parmi eux de modestes écuyers dont la pré-
sence annonce seulement l'arrivée de chevaliers encore inconnus? Enfin, dé
plusieurs des orateurs inscrits, comment en parler? Qu'en dire? Qui leà
connaît?
Nos pronostics seraient également sans intérêt pour le lecteur. L^évènement
est trop prochain. Les péripéties du combat captiveront toute l'attention du
public. Le temps des conjectures est passé : on ne peut aujourd'hui que re-
garder, qu'attendre avec anxiété. Qui se soucie de la voix d'un prophète au
milieu du bruit des fers qui se croisent et des cris de victoire ou d'alarme?
Le combat sera acharné, car il est décisif. Les vaincus ne mourront pas, il
est vrai; nul ne meurt aujourd'hui. Nous combattons comme des armées de
condottieri. On se renverse, on se meurtrit, on se dépouille, on se rançonne;
on ne se tue pas. On a mille fois raison ; cela ne vaut pas la mort d'un
homme. Le public approuve fort la prudence des combattans; il ne prend
pas plus les choses au sérieux qu'eux-mêmes. Assis au cirque, il ne lève pas
un doigt impitoyable; cela était bon pour des femmes romaines; cela paraî-
trait horrible pour des hommes de notre temps. Nous ne sommes pas san-
guinaires; toute notre cruauté s'épuise dans les romans et les drames. Le
TOME I. SUPPLÉMEJNT. 68
910 BBTUB DBS DEUX MORDES.
publie vent que ses hommes politiques vivent, qa*ils puissent se racheter, se
convertir, aller à gauche, aller à droite, s'allier, se séparer, se combattre,
s'allier de nouveau, et lui donner long-temps le spectacle de leur habileté, de
leur souplesse, de leurs tours de force. Le public a raison, car si ces hommes
disparaissaient de la scène politique, par qui seraient-ils remplacés? Où
sont-ils ces débutans de brillantes espérances, ces hommes nouveaux pouvant
faire oublier le talent des anciens et en rendre la perte indififérente au pays?
Encore une fois, le public a raison. Que nos hommes d*état vivent, dussent-
ils ne pas se convertir. Ils vivront; le combat qui va se livrer ne sera mortel
pour personne. Il né sera pas Inoins décisif dans le sens que ce mot peut
avoir de nos jours, c'est-à-dire que les vaincus se trouveront pour un temps
assez long éloignés du pouvoir. Qu'ils le perdent ou qu'ils ne parviennent pas
à le conquérir, la défaite ne sera pas réparée d'un jour. U y aura de doulou-
reuses meurtrissures qui rendront nécessaire un repos assez prolongé.
Ce résultat est prévu. De là , pour les uns, une grande retenue, pour les
autres un redoublement d'efforts et d'activité. De là aussi un spectacle plai-
sant. Un esprit morose, un moraliste austère emploierait peut-être une épi-
thète plus significative et plus vraie. Nous voulons parler des accusaticms in-
cessantes que les deux partis se jettent à la tête depuis long-temps. — Vous
intriguez, disent les uns, et vous séduisez par des promesses. — Vous intri-
guez, répondent les autres, et vous corrompez par des moyens plus positifs
que des promesses. — Certes, nous ne répéterons pas toutes les anecdotes
dont chacun cherche à étayer son affirmation. Paix, messieurs, paix. Probable-
ment personne de vous ne ment. On connaît l'amour de nos hommes politi-
ques pour la vérité. Nous voudrions bien que quelqu'un eilt le droit de répéter
ces mots latins dont Pascal accablait ses adversaires. Mais ce sont là des
armes dangereuses; elles ne sont pas de notre temps. Le public lui-même
trouverait étrange que quelqu'un eût le droit et la prétention de s'en servir.
Il aime mieux croire ce qu'on lui dit, ce qu'on lui dit des uns et des autres,
en rire, s'en amuser. Une qualité seule le frappe et lui plaît aujourd'hui ;
l'adresse, l'habileté. Soyez le plus habile, réussissez, il applaudit. Le public
n'a pas perdu le sens moral. Ce serait une calomnie que de l'affirmer. Mais
c'est là une faculté qu'il laisse chômer pour le moment. Il n'y a pas de père de
famille à qui il n'arrive parfois de préférer les libertés un peu vives des petits
tiiéâtres aux graves enseignemens de la scène française.
Quelques personnes paraissaient craindre un combat sans coups, une guerre
silencieuse, sournoise, qui se passerait tout entière dans les profondeurs de
l'urne, dans les mystères du vote individuel. On rappelait le ministère du 12
mai , mort conune la répubh'que de Venise, mais après une vie toute diffé-
rente, mort sans bruit et sans gloire. Cette crainte était chimérique. Ce n'est
pas ainsi que peut tomber un ministère qui a des amis et des ennemis ^-
lement ardens, acharnés, impétueux. Le 12 mai n'avait qu'un tort, le tort
d'être et d'occuper la place qu'on convoitait. Il suffisait de l'en diasser. On
ne voulait rien de plus. Il n'y avait contre lui ni haine, ni rancune. Les
REVUE. — CHRONIQUE. 911
rancunes , les haines politiques existent à Tendroit du 29 octobre. On ne
veut pas seulement l'éloigner, on veut Tabattre. Sans doute il en est plus
d'un , parmi ses adversaires , qui se contenterait fort de pouvoir Télolgner
sans bruit, sans combat, par un vote silencieux, caché. Ce sont là les hommes
que le ministère a le plus à redouter. Combien sont-ils ? Qu'oseront-ils ? That
is the question. Mais à côté de ces hommes prudens, à paroles d'oracle, à
figure impassible, grands maîtres en diplomatie parlementaire , le ministère
rencontre des adversaires ardens , imprudens même, pour qui la réserve se-
rait un supplice, et le silence est impossible. Ajoutops que M. Guizot n^est
pas homme à se laisser étrangler entre deux portes ; il est capable de faire
parler, défaire crier même des muets.
Nous aurons donc un grand combat, ou, si Ton veut, un tournoi magni-
fique; car probablement une fois la lutte engagée, nous verrons successivement
paraître dans l'arène plus d'un combattant de grand renom. Il est bien diffi-
cile de rester sous la tente au bruit des armes , bien difficile de ne pas décider
la victoire de ses amis s'ils avancent, de n'en pas couvrir la retraite s'ils
succombent.
Quoi qu'il en soit, la question de confiance est nettement posée dans le
rapport de la commission. On est entré franchement dans les conditions de
notre gouvernement. Nous désirons, dans l'intérêt du pays, qu'on n'en sorte
pas. Que la chambre juge le système politique du cabinet, qu'elle se prononce.
Le repousse-t-elle? Qu'une nouvelle administration se forme et nous dise, non
tout ce qu'elle fera ( ce serait vouloir disposer des circonstances et commander
à l'avenir), mais quels sont les points sur lesquels elle s'éloignera des prin-
cipes et des tendances du 29 octobre. La chambre, au contraire, adopte-t-elle
le système actuel ? Qu'il soit alors entendu que c'est le système non-seulement
du ministère, mais de la majorité, c'est dire le système de la chambre, le
système dont on ne pourrait sortir que par la dissolution, au moyen d'une
chambre nouvelle.
C'est ainsi, et ainsi seulement, que le pays pourra enfin être sérieusement
gouverné. La chambre des députés commence sa carrière politique. Si elle
se coupe en deux , si tout se réduit , de part ou d'autre , à cinq ou six voix de
majorité , la chambre s'annule et frappe en même temps d'impuissance tout
cabinet, quel qu'il soit. Elle pourra alors tout faire, hormis le bien du pays.
Le pays comprendra l'impuissance de la chambre, et si les dernières élections
ont amené près de cent députés nouveaux , les élections prochaines pour-
raient bien en amener deux cents. Le débat qui va s'ouvrir décidera donc de
l'avenir politique de l'assemblée. Ce que nous désirons avant tout, c'est une
majorité incontestable; c'est que la chambre brise ou consolide, sans équi-
voque, sans incertitude, son alliance avec le ministère. Qu'il ait pour lui 80
voix au moins de majorité, ou qu'il succombe. Sans cela, la lutte recommen-
cera demain ; la question ministérielle reparaîtra dans tout débat de quelque
gravité. Nul ne désespérant du succès, les partis seront toujours sous les
armes; il n'y aura ni paix ni trêve. Aux dépens de qui? Du pays. Nous au-
M9 REVUB mS JXBVX MOKOBS.
roDS, non plus pendant quelques jouf s, mais pendant des sessions entières,
des combinaisons adroites, nous ne voulons pas répéter le mot à la mode,
des combinaisons dans tous les sens , ministérielles et anti-ministérielles.
Quels sont les hommes réservés, pudiques, qui reculent devant ces moyens
et s'abstiennent? Où sont^ils ces candidats à la robe sans tache? Rara avis.
Après le débat sur les fonds secrets, ou , à mieux dire, sur la question de
confiance, la chambre des députés rencontrera deux autres discussions qui ne
«eront pas, dit-on , ni moins délicates ni moins sérieuses : le rapport de la
commission d'enquête et le projet de loi sur les sucres.
Si le cabinet, tout en ne succombant pas cette semaine, ne remporte qu'une
victoire peu décisive, c'est à l'occasion de Fenquôte que le combat sera de nou-
veau engagé, que la question ministérielle agitera derechef l'assemblée., C'est
ainsi que, comme nous le disions à la fin de décembre, la meilleure partie
de la session se passera en luttes personnelles; la France devra se contenter
de savoir,. non comment, mais par qui elle sera gouvernée.
La question des sucres est des plus importantes et des plus difficilei au
point de vue politique, car la question économique n'en est pas UBe poopr
quiconque connaît ces matières et n'a point d'intérêt à dissimuler la v^té.
Nous avons plus d'une fois abordé cette question ; il est superflu d'y revenir.
La question politique est toute de convenances et de drconstanoes. Il ne
9'agit plus de savoir ce qu'il serait bon en soi de faire; il ne peut y avoir de
doute sérieux à cet égard; il s'agit de savoir ce que permettent au gouver-
nement les circonstances actuelles. Le cabinet a, dit-on, pris son courage ^
deux mains, et déclaré formellement qu'il soutient en tout et pour tout le projet
présenté et repousse tout amendement. C'est bien , et nous ne voulons pas
demander pourquoi tout à coup tant de résolution et de bravoure. Nous savons
seulement que les députés des ports n'entendent pas raillerie à l'endroit des
sucres. La mort de la betterave d'abord, les questions ministérielles après;
c'est là leur credo politique. Or, parmi les députés d'un ministérialisme
fort douteux se trouvent précisément plusieurs de ces députés des ports,
hommes de valeur, d'influence, gardant in petto les souvenirs rancuniers des
victimes de la coalition. En passant à l'ennemi , par leur nombre, mais sur-
tout par leur exemple, ils auraient porté un coup funeste au ministère. Le
ministère n'a sans doute pas^ésité. Restez, il a pu leur dire, suivez-moi, et
vous aurez la loi des sucres. Si vous travaillez à me renverser, vous com-
promettrez les intérêts des colonies, car une crise ministérielle va s'ouvrir;
die ÉBtà longue, difficile, pleine de vicissitudes et de péripéties. La session
peut alors s'écouler sans que le projet soit discuté dans les deux chambres,
et, le fût-il, croyez-vous qu'un ministère nouveau mette un grand zèle à
défendre et faire adopter les projets de ses prédécesseurs? Vous avez besoin
de moi, j'ai besoin.de vous; pourquoi nous séparer? Ce pacte a pu exister
sans être explicite, on a pu s'entendre sans se parler. Intelligenti pauca. Tou-
jours est-il que le cabinet soutient son projet unguibus et rostro, et que les
dépotés des ports veulent, avant tout, que ce projet devienne bi.
REVUE. — CHRONIQUE. IG(13
Le parlement anglais, qui n^a été convoqué qu'en février, en est déjà à la
discussion du budget. Sir Robert Peel a prononcé en plusieurs occasions d'ad-
mirables discours, admirables de tact, de bon sens, de simplicité et de grai(-
deur. Ajoutons que toutes les fois qu'il a été amené par son sujet à parler q^
la France au point de vue de ses rapports avec FAngleterre, son langage a été
plein de justice, de noblesse, de courtoisie, «rai pleine confiance, disait-il
dernièrement encore, dans la raison et le bon sens de la nation française, et
je sais qu'en Angleterre il n'existe qu'un désir, celui de rester dans de bons
termes d'amitié avec la France. » Ces paroles étaient prononcées aux applau-
dissemens universels et bruyans de la chambre des communes. Il est possible
que dans les débats de la chambre des députés il soit question de TAngle-
terre et de ses rapports avec la France. !Nous aimons à croire que nous n'en-
tendrons à ce sujet ni vaines déclamations ni vieux quolibets. La tribune doit
avoir sa grandeur et sa dignité, car la tribune c'est la France, la France
légale, la France ofQcielle, la voix de l'élite du pays.
Genève a été le théâtre d'une émeute sanglante, d'une émeute scandaleuse
et d'autant plus criminelle, que le prétexte en était parfaitement ridicule.
Lorsqu'on entreprend d'arracher son pays au joug étranger ou d'y briser le
despotisme, ou d'en sauver les libertés sérieusement attaquées, les conspira-
tions, les commotions populaires, les insurrections, trouvent leur excuse dans la
grandeur du but et la légitimité du motif. Ceux-là même qui redoutent le plus
ces terribles manifestations de la force irrégulière sentent leurs passions gé-
néreuses s'éuiouvoir, lorsque cette force se met évidemment au service du
droit, du droit méconnu, trahi, foulé aux pieds; s'ils ne justifient pas, ils
pardonnent du moins ces entreprises, fussent-elles trop hardies, imprudentes,
téméraires. Mais à Genève, où la révolution la plus démocratique s'est ac-
complie hier; à Genève , pays de suffrage universel , de nul cens électoral; à
Genève, où le principe électif est poussé jusqu'à ses dernières limites, que
veut l'insurrection ? que peut-elle vouloir ? Le conseil représentatif, l'élu de
la nation , discutait paisiblement un projet de loi , et parce qu'il se trouvait
dans ce projet une disposition qui déplaisait à la minorité, parce que la ma-
jorité ne voulait pas d'un amendement, on crie aux armes ! on élève des bar-
ricades, on organise la guerre civile, et on fait feiî sur ses concitoyens! Il
faudra donc, pour ne pas recevoir des coups de poignard, des coups de bâton,
des coups de fusil, que dorénavant la majorité demande à la minorité si die
daigne lui permettre d'adopter tel ou tel article de loi. A-t-on jamais imaginé
une tyrannie à la fois plus coupable et plus ridicule ? C'est ainsi qu'on res-
pecte la liberté, la volonté du peuple ! Encore une fois, Genève est un pays de
suffrage universel; le canton de Vaud aussi, et certes on a adopté à Lausanne
plus d'un article de loi qui ne satisfsdt point la minorité , la partie la plus
avancée, la plus ardente du pays. A-t-elle pour cela couru aux armes, blessé
et tué ses concitoyens? Elle attend le triomphe de ses idées du temps, des
lumières, d'une nouvelle élection. Ce triomphe se réalisera ou ne se réalisera
pas, peu importe ici; toujours est-il qu'il faut respecter le principe dont on
91& RBVUE DBS DEUX MONDES.
émane. Si, après avoir proclamé la souveraineté du nombre, on ne veut pas s*y
soumettre, il faut, ou reconnaître la supériorité des principes qu'on a com-
battus, ou avoir le courage de soutenir tout haut que la société ne doit être que
> désordre, qu'un assemblage fortuit de bétes féroces.
Aussi apprenons-nous que Fémeute genevoise a fort déplu à tout ce qu'il
y a de plus considérable dans le parti démocratique en Suisse. Ce parti n'a
pas fedt les nombreuses révolutions de 1830 et 1831 pour offrir à l'Europe un
spectacle permanent d'agitations et de désordre. Il tenait à prouver, et il a
prouvé que, si populaire que fût la forme de leur gouvernement, les Suisses
aimaient Tordre public autant que la liberté. Les cantons révolutionnés jouis-
sent depuis long-temps d'une paix profonde, et, chose remarquable, nième
les discordes et les dissentimens fédéraux , même les débats quelquefois très
ardens de la diète, n'ont pu troubler essentiellement la paix publique en
Suisse. Sans cet esprit d'ordre qui est général dans cette population à la fois
si courageuse, si prudente et si grave, la Suisse, avec tous les levains qui
fermentent dans son sein , avec ses divergences de mœurs, d'intérêts , de
langue, d'industrie, de religion, ne serait que le vaste foyer d'un terrible
Incendie. La minorité genevoise déshonore, aux yeux des patriotes suisses,
la cause de la liberté et de la démocratie. Us n'acceptent point la responsabi-
lité de ses faits et gestes; ils ne voient rien là d'helvétique. Du désordre pour
le désordre, ou pour satisfaire des convoitises et des vanités personneljes, il
n'y a rien là en effet qui puisse mériter le respect ou l'indulgence de la
Suisse.
Une amnistie générale a mis fm à cette déplorable équipée. Espérons que
Genève ji'achèvera pas de se perdre dans l'opinion publique par le renou-
vellement de ces scandales. Au surplus, nous sommes convaincus que, si le
désordre venait à recommencer, les confédérés viendraient au secours du
droit et de la constitution. Entre autres, Berne et Vaud tiendraient à prouver
qu'ils ne confondent pas, eux, la liberté avec Fanarchie, et la souveraineté
du peuple avec les violences d'une minorité.
Ajoutons que si le fait qui vient de se passer à Genève était autre chose
qu'un accident, s'il était le symptôme d'une maladie endémique, il soulève-
rait une question grave et digne de toute Fattention des publicistes. C'est la
question de savoir si la démocratie , si la démocratie pleine , absolue , peut
exister régulièrement dans un pays qui n'a pas une forte organisation poli-
tique, des pouvoirs publics solidement constitués. La démocratie est de sa
nature vive, mobile, agitée. Dans les démocraties, il y a peu de grandeur
individuelle, d'influence personnelle; mais en revanclie chacun peut se faire
l'interprète des masses, leur organe, leur chef: s'il sait épier le moment favo-
rable, pressentir une opinion , exalter un sentiment , il n'a pas besoin d'an-
técédens glorieux, de clientelle laborieusement acquise, soigneusement con-
servée. C'est le flot populaire qui élève les hommes et les abaisse. Le héros
d'aujourd'hui peut être oublié demain, mais, pour briller aujourd'hui , il
n'est pas nécessaire d'avoir existé hier. Comme dans toutes les formes de
RBTUB — CHRONIQUE. 915
société, il y a là des inconvéniens et des avantages, de la puissance et de la
faiblesse , du bien et du ma]« Mais ce qui est évident , c'est qu'en règle géné-
rale un gouvernement faible, désarmé, ne peut résister aux orages de la démo-
cratie. Autant vaudrait renfermer une liqueur en fermentation dans un vase
dont les cercles seraient en carton peint. On peut sans doute citer des excep-
tions, précisément en Suisse. Il est des cantons pleinement démocratiques et
dont néanmoins le gouvernement, bien que faiblement organisé, n'est nulle-
ment menacé et ne court aucun danger. Le fait est vrai, seulement il trouve
son explication dans la nature même de la population de ces cantons. Ce sont
des populations essentiellement agricoles, des hommes sédentaires, laborieux,
qui ne sont point agglomérés dans une ville. Il n'y a pas de ville considérable
en Suisse. Il n'y en a pas une qui approche de Genève pour la population,
et cependant Genève ne compte pas trente mille âmes. La Suisse est cou-
verte de petits propriétaires fonciers. Une grande partie de ses ouvriers sont
en même temps des cultivateurs. Qui ne connaît les mœurs graves, les habi-
tudes réfléchies des Suisses, dont la majorité est de race allemande, et ap-
porte dans ses résolutions la lenteur quelquefois excessive des hommes
d'outre-Rhin.' Genève, au contraire, est une ville essentiellement manu-
facturière , pleine d'ouvriers , d'ouvriers intelligens , mais dont il est facile
d'exciter le mécontentement et d'irriter la vanité. Genève, d'ailleurs, se
trouve par ses antécédens et par sa gloire dans une position difficile. Il y a
à Genève un grand développement intellectuel, mais nulle autre carrière que
le commerce. De là un grand nombre d'esprits inquiets, mécontens, ne sa-
chant pas trop ce qu'ils veulent , mais voulant toujours autre chose que ce
qui est. Bref, Genève est moralement une grande ville et en fait un tout
petit état. L'individu s'y développe comme il se développerait à Paris, à Lon-
dres, à Berlin , et ensuite l'état ne peut rien pour lui. Ainsi la Suisse porte
en elle-même les correctifs de la démocratie; Genève se trouve , au contraire,
*
dans les conditions qui aggravent les inconvéniens de la démocratie. Et ce-
pendant le gouvernement est plus faiblement constitué à Genève qu'il ne Test
à Berne , à Lausanne , à Soleure. L'avenir nous apprendra si les Genevois
corrigeront par leur bon sens et leur patriotisme les défauts inhérens à leur
constitution sociale et politique.
Le canton directeur s'est aperçu un peu tard que sa circulaire relative aux
couvens d'Argovie n'était pas destinée à trouver un accueil favorable dans
les cantons les plus considérables de la Suisse. Il bat en retraite comme il
pçut , et il prend surtout soin d'assurer ses confédérés, et notamment tout
bon catholique, que sa circulaire ne lui a pas été inspirée par le nonce du
pape ou par l'ambassadeur d'Autriche. Soit. Mais s'il est malheureux de faite
naître certains soupçons, il est peu digne pour un gouvernement de les
démentir. D'ailleurs, à quoi cela sert-il? Ceux qui seraient convaincus du
fait ne manqueraient pas de dire que tout mauvais cas est niable. Quoi qu'il
en soit, le vorort ne convoquera pas, à ce qu'on dit, de diète extraordinaire.
L'afÊQÔre sera renvoyée à la diète ordinaire de juillet. C'est dire que la tenta-
tive est manquée.
♦ "S
916 REVUE DES VEVX MONDES.
•«- L'histoire de la stratégie chez les anciens a été, depuis trois siècleg.
Follet de travaux savans et estimés. A Theure qu'il est, ce serait même un
sujet à peu près épuisé pour l'érudition, si l'érudition ne ressemblait à ce
serpent symbolique des mythologies qui mordait sa propre queue : n^ayant
plus guère de ressources au dehors , l'érudition^ en effet, a pris le parti de se
senrir de substance à elle-même , et de recommencer toujours. Il n'y a pas de
raiseik pour que cela finisse, et c'est une feçon comme une autre , une £açoii
asses innocente de dépenser le temps. Dans le vaste domaine de la science,
queues petits recoins se trouvent pourtant çà et là qui ont échappé aux in*
vestigations de la critique, ou que la critique n'a fait qu'entrevoir à la légère.
C'est d'un de ces champs restreints et peu connus que s'est emparé M. le
colonel Armandi dans son Histoire militaire des Èléphans (1), livre étendu
et consciencieux où une connaissance approfondie des faits est mise au ser-
vice d'un esprit lumineux et sain. On regrette seulement que M. Armandi
ne se soit pas plus rigoureusement enfermé dans les strictes limites de son
âujet. Cest là le danger de ces programmes étroits , de ces dissertations spé-
ciales : tout y est objet à épisodes, on grapille dans le voisinage, on se trouve
kiduit à dérober de côté et d'autre des textes piquans, des détails étrangaf .
En un mot, trouvant son royaume trop petit, on l'agrandit par la conquête.
Par malheur, si c'est là en pditique la vraie manière de fonder les grands
empires, ce n'est peut-être pas en érudition le moyen le plus sûr de créer des
monumens durables. Les èléphans furent un élément très secondaire de la
stratégie des anciens. Importés d'Orient en Occident, ils jouèrent, il est vrai,
un certain rôle dans l'histoire militaire depuis Alexandre jusqu'à César; mais
cependant il y eut peu de rencontres importantes , il y eut pea de grandes
expéditions où ils décidèrent du résultat. On est donc surpris de voir M. At-
raandi prendre à chaque instant occasion de décrire au long les batailles , et
d'expliquer les conquêtes. Ce penchant, très louable chez un militaire, l'est
moins chez un érudit; le savant colonel a un peu oublié ses nouveaux devoirs
d'écrivain pour ses anciens devoirs d'officier. C'est là l'unique reproche qu'on
puisse , en bonne conscience , adresser à son curieux et intéressant volume.
Le principal y disparaît trop souvent dans l'accessoire. A part cette critique
sur la méthode même, sur la composition du livre, les amis de l'érudition
sérieuse applaudiront aux très estimables recherches de M. Armandi. Ce tra-
vail intéresse non-seulement l'histoire de la stratégie ancienne , mais encore
l'histoire naturelle; bien des anecdotes , bien des ïsà\& singuliers s'y mêlent,
qui soutiennent l'attention du lecteur et piquent sa curiosité. C'est là une
façon vraiment digne d'achever une carrière honorable, et ou ne saurait trop
féliciter M. Armandi de se si bien souvenir dans les lettres de ce qu'il a pra-
tiqué autrefois dans les camps. Ce genre d'érudition appartient de droit aux
soldats , et leur est une noble retraite.
(1) Un vol. fn-8<», chez M. Amyot, rue de la Paix , 6.
V. DE Haas.
HISTORIENS
MODERNES
DE LA FRANCE.
III.
L*abus violent qu'on a fait de certains dons, la volonté ambitieuse
et bruyante qu'ont marquée certains esprits de conquérir, d'afficher
du moins ce qu'ils n'avaient pas naturellement, la perturbation qui
s'en est suivie dans les genres les plus graves, bien des circonstances
contribuent aujourd'hui à donner un prix tout nouveau et comme
un attrait particulier à ces physionomies d'écrivains calmes, mo-
déréeSy ingénieuses, ù ceux qui ont uni l'élévation ou la distinction
de l'idée à la discrétion du tour, qui, en innovant quelque peu à leur
moment, n'ont détruit ni bouleversé les grandeurs et les vérités exis-
tantes, qui se sont mûris à leur tour dans des applications diverses,
TOME I. — 15 MABS 1843. 59
918 REVUE DES DEtJX MO^TDES.
et ont su imprimer h Tensemble de leur vie et de leur œuvre la règle
souveraine de la bienséance et une noble unité.
M. de Barante est de nos jours un des rares écrivains dont la car-
rière, non pas entièrement close, mais tout-à-fait définie, se dessine
le mieux sous cet aspect. Cette mesufe de nouveauté et de retenue,
il Ta tour à tour essayée daos la critique Httéraîre, et développée
plus en grand dans Thistoire; il n*a cessé de Tobserver dans la pra-
tique politique. En nous tenant surtout ici au critique et à rhistorien,
nous avons à toucher plus d'un point délicat et compliqué, assez
lointain déjà pour qu'il y ait plaisir et profit à y revenir. C'est d'ail-
leurs le caractère et la qualité de certains esprits que, tout en attei-
gnant à la réputation méritée, ils ne tombent pas dans les grands
chemins et sous les jugemens courans de la foule; ils échappent ainsi
au lieu-^êmmun de la kMiange; ils demeurent des sujets ohoîMS.On
n*a ipTiuie manière encore d'en pader avee <iue4que à-propos, c'est
de les bien connaître.
M. Prosper Brugière de Barante est né à Riom en juin 1782, d'une
famille ancienne et considérée, qui, sur la fin du xvii* siècle, ne fut
•pas sans payer son premier tribut aux lettres. Claude-Ignace Bru-
gière (ou Breugière) de Barante, bisaïeul de notre contemporain»
était venu jeune à Paris, y avait connu Valincourt, l'ami de Boileau»
et aussi Le Sage et Fuzelier, cette arrière-garde légère du grand
siècle, ce qui ne l'empêcha pas de retourner vivre chez lui en excel-
Jént avocat. Il avait traduit quelque chose d'Apulée, et Goujet, en
sa Bibliothèque française (1), mentionne très honorablement des ob-
servations de lui sur les prétendus fragmens de Pétrone trouvés à
Belgrade. Le jeune amateur de ces deux profanes anciens n'en de-
vint pas moins un grand janséniste, et le conseil du parti en Auvergne
durant les persécutions du cardinal Fleury. Ces contrastes sont de
bon augure par la façon dont ils se tempèrent. Nous distinguons
tout d'abord «ae «ouche solide et sérieuse, mats qui permet k la va-
riété de s'y greSer et presque d'y fleurir.
Le fils de Claude-Ignace aUait également à Paris dans sa jeunesse»
y était recommandé à son compatriote Dancbet, et faisait môme
quelque préface à je ne sais quelle tragédie de cet illustre d'un jour*
Mais c'est au père de M. de Barante qu'il faut surtout demander
compte de son influence directe et suivie sur l'éducation de soa fils.
• Élevé à JuiUy, au collège de l'Oratoire, puis venu à Pms pour ses
li) Tome Yl, Mie 90».
HISTORIENS MODERNES DE LA FRANCE. 919
études de droil et répaDdu alors dans des sociétés diverses, particu-
lièrement dans le inonde parlementaire, M. de Baranté père garda
toujours ses premières impressions contre le coup d*état Maupeou.
Son ame, qui se formait à ce moment, y contracta pour jamais ce
quelque chose de libéral, mais de sage, qui ne cessa pas d*étre sa
mesure au milieu des orages quMI eut à traverser. Homme distingué
d'ailleurs plutôt que précisément laborieux, de société plutôt que de
cabinet, sachant et donnant beaucoup par la conversation, il appar-
tenait à cette classe d* esprits éclairés que produisit avec honneur la
fin du xvnr siècle. Même lorsqu'il fut retourné et fixé à Riom comme
lieutenant-criminel du bailliage, il continua d'entretenir avec Pari»
des rapports fréqucbs que son mariage multiplia encore (1). Ainsi
nulle trace de rouille municipale dans cette vie d'Auvergne, mais-
FéteiHlue et l'aisance des relations, en même temps qu'une atmos-
phère morale et préservée. Comme nous l'avons déjà observé pour
M^ de; Meulan et pour d'autres esprits influens sortis du même mi-
lieu» nous rencontrons ici jun nouvel exemple d'un intéressant ber-
ceau placé dans cette haute classe moyenne, au sein de cette haute,
société administrative qui vivait avec l'aristocratie sans en être, et
qui devait, dans la génération prochaine, la remplacer.
Sans entrer dans les détails d'enfance que nous savons écrits et
retracés avec émotion par la plume la mieux informée et la plus
fidèle» il convient seulement pour notre objet de remarquer que
l'éducation première de M. Prosper de Barante fut plutôt domestique
que scholaire. La révolution vint très vite interrompre les cours qu*il
suivait au coHége d'Effiat 11 vit son père arrêté, il Tallait visiter en
bonnet tricolore dans la prison de Thiers, il salua sa délivrance ines-
pérée avec bonheur : la leçon des choses prit le pas dans son esprit
sur la lettre des livres; et quand son père, profitant d'un premier
instant de calme, le conduisit k Paris vers la fin de 95 pour y achever
des études conmencées surtout par la conversation et dans la familler^
le jeune homme avait déjà beaucoup appris.
Le Paris politique alors en pleine bigarrure offrait un curieux spec-
tacle; 9 en ressentit d'abord Fintérêt. La pension où il fut placé le
laissait jouir d'une certaine Kberté; Féducation, ou ce qui s'affichait
alors sous ee nom , èlail un eonftis mélange ou les restes înformes^
des «BcieBiies coonaissMices s'amalgamaient & des fragmens de pré-
(1) Il éfMsa MB* de TiUepion, dont le père était dans les finances da due
d^OrkhHift.
59.
920 REVUE DBS DEUX MONDES.
repteSy débris incqhérens de tous les naufrages; on faisait la liaison
tant bien que mal, moyennant une veine de phraséologie philoso-
phique et philantropique h Tordre du jour. Dans ce vague de direc-
tion, le jeune Prosper de Barante s'appliquait à la géométrie, en vue
de rÉcole polytechnique. Un premier échec ne le découragea point;
il insista, et, à un second examen, fut admis. Le goût des mathéma-
tiques pourtant survécut peu en lui ù ce double effort; celui des
sciences physiques occupa plus long-temps son esprit. Il voyait le
monde dans Tintervalle de ses études, et côtoyait parfois quelques
petits tourbillons renaissans de coteries littéraires , sans s*y trouver
attiré. Il attendait en toutes choses et s'essayait.
Cependant le 18 brumaire s'était accompli; le gouvernement con-
sulaire inaugurait le siècle. M. de Barante père venait d'être nommé
préfet à Carcassonne. C'était un fonctionnaire comme il en fallait à
cette renaissance, et comme le chef les recherchait volontiers : homme
de justice et d'ordre, nouveau à la fois et ancien, n'ayant pas trempé
dans le régime intermédiaire. Ce changement de position dans la
famille inclina sans doute le fils vers la carrière politique. Il touchait
à sa vingtième année; un voyage qu'il fit à cette époque en Auvergne»
et durant lequel il perdit sa mère , apporta une impression décisive
dans sa vie morale, et détermina l'homme en lui. Les Pensées de
Pascal, qu'il lut beaucoup h cette heure de crise et sous l'interpré-
tation de cette grande douleur, lui furent (comme j'espère que pour
qui les lira de môme elles n'ont pas cessé de l'être) salutaires et for-
tifiantes. Dès ce jour, le jeune homme se trouva l'un de ceux qui ne
devaient pas continuer purement et simplement le xviii* siècle; il
appartenait déjà d'esprit et de cœur au groupe qui allait avec me-
sure, mais non sans éclat, s'en séparer.
J'ai hâte d'arriver aux écrits où nous avons droit de nous étendre.
De Carcassonne, M. de Barante père fut envoyé préfet à Genève;
c'était passer d'une ville de province à une cité européenne et à un
grand centre. Son fils, dès-lors attaché au ministère de l'intérieur,
l'y alla visiter. Coppet et sa gloire, et le fruit d'or ù demi défendu,
brillaient à deux pas sur la colline. M. Prosper de Barante apportait
là des prédispositions toutes particulières, une jeunesse pure et sé-
rieuse, une éducation diverse, un peu inégal^, rectifiée par une
réfletion précoce, surtout rien de scholaire, rien de cet enthousiasme
purement littéraire qui sent sa rhétorique et qui la prolonge au-delà
du moment. De bonne heure il avait pu voir la vie sous ses différens
aspects; il savait déjà le monde, et dans les lettres, dès qu'il y appli-
HISTORIENS MODERNES DE LA FRANCE. 921
querait son regard , il devait chercher de retendue et un libre ho-
rizon. Tout cela préparait certainement sa maturité ingénieuse. Il y
a ainsi un moment dans chaque vie distinguée où tout s'accumule
et conspire, et ne demande qu'à éclore. Quand le flambeau en lui-
même est si prêt à luire, le foyer, quel qu*il soit, ne manque jamais.
Aujourd'hui que tout noble centre a disparu , et que la pensée, si
elle veut être pure, cherche vainement un lieu désintéressé où se
groupent avec charme et concert les activités diverses, ces souvenirs
des foyers et comme des patries autrefois brillantes sont bien faits
pour rappeler un moment le regard en arrière et le reposer. Après
les désastres de tant d'années orageuses, on le conçoit, c'était mieux
qu'un arc-en-ciel et qu'une promesse que cette réunion d'élite ,
cette émulation combinée des plus vives et des plus rares intelli-
gences. La science originale et perçante d'un Schlegel, la digression
inépuisable et spirituellement rapide d'un Benjamin Constant, fai-
saient déjà un beau fonds , sans compter ces hôtes de chaque jour
qui y passaient, et qui, sous la baguette magique de la Muse du
lieu, y revêtaient toute leur fraîcheur, y rendaient toutes leurs étin-
celles.
M. de Barante, une fois entré dans le cercle, dut y recevoir beau-
coup; mais il y porta , il y garda à coup sûr un caractère propre.
Jeune, au sein de cette société enthousiaste, il ne se départit point
de la réserve ni du goût. Cette règle morale, qu'on ne craindrait pas
de dire qu'il observa jusque dans le sentiment, nous la retrouvons
nettement traduite dans son expression d'écrivain. Il eut ce que
M"'' de Staël a qualifié heureusement une réserve animée^ de la dis-
crétion dans le trait, une justesse prompte, quelque chose de ce que
M""" de Mculan, de son côté, marquait également. Tout auprès de
cette exaltation un peu factice de Benjamin Constant, il sut se faire
des points fixes. A l'excès paradoxal de Schlegel il opposa l'impartialité.
Impartialitéy ce fut de bonne heure sa devise, son inspiration origi-
nale en critique, comme par la suite en histoire.
Tel nous le montre son Discours ou Tableau de la Littérature fran-
çaise au diX'huitième siècle j ouvrage conçu durant ces années et
qui parut pour la première fois en 1809. Ce petit volume, qui pré-
sentait moins des développemens que des résultats, a trop bien
réussi, il a trop contribué à répandre et à faire accepter de tous
aujourd'hui les conclusions quil exprimait, pour qu'on n'ait pas
besoin de se reporter au moment où il parut, si l'on veut en appré-
cier l'originalité. Chose singulière 1 la critique littéraire à la fiti du
%2 REVUE I«S IHIUX MONDES.
xvm* siècle, de cette époqae éminemment philosophique, était de-
yenue chez la plupart des disciples purement méticuleuse et litié-'
raie: elle ne s'attachait plus guère qu'aux mots. L'école d*où sortait
M. de Barante la ramena aux id^es, et rétablit le point de vue élevé
que la littérature doit tenir dans une société polie, mais sérieuse.
Quand je dis que la critique issue en droite ligne de la philosophie
du xvin* siècle se prenait surtout aux mots, je sais bien que parmi
ces mots on faisait sonner très haut ceux de philosophie et de raison;
liais, sous ce couvert imposant et creux, on était trop souvent por
riste et servile. Une autre école opposée à cette philosophie produi-
sait alors d'éloquens écrivains, des critiques instruits et piquans sans
doute; mais c'était une réaction qui , en parant à un excès, pous*
sait à un autre. Dans le courant même des idées du moment et de
celles de l'avenir, quelques esprits eurent l'honneur, les premiers,
de noter avec précision ce qu'on appelle en mer le changement des
eaux, de signaler ce qui devait se poursuivre et ce qui devait se me-
difler, de marquer en un mot la transition sans rupture entre les
idées du xvnv siècle et les pensées de l'âge commençant. Dans
cette direction exacte que je tâche de déGnir, et ù ne les prendre
que comme critiques, il faut nommer M""* de Staél, Benjamin Con-
stant, M"' de Meulan et M. de Barante. Ce dernier, plus jeune»
moins engagé, fut aussi celui qui résuma le plus nettement, a L'aur-
teur du Discours dont il s'agit, écrivait M"'*' de Staël, est peut-être
le premier qui ait pris vivement la couleur d'un nouveau siècle. »
Cette couleur consistait déjà à réfléchir celle du passé et à la bien
saisir plutôt qu'à en accuser une à soi. Pourtant^ si , pour mieux
\oir, l'auteur ici se mettait yolontiers en idée à la place de ceux qii'3
' jugeait, il n'abdiquait pas la sienne. Il tendait à substituer aux juge^
/ mens passionnés et contradictoires une critique relative, propor»
I tionuéev explicative, historique enQn, mais qui n'était pas dénuée
de principes; loin de là, une sorte d'austérité y mesurait à chaque
moment l'indulgence. Ainsi il jugeait le XYir siècle et le xvin*»
rendant au prmiier sa part, sans immoler le second. Le nôtre, en
avançant, » de plus en plus marché dans cette voie d'intelligence et
d'ippartialité, mais en s'embarrassant de moins en moins des pria»-
cipes. Il est presque arrivé déjà à la nmtié de son terme, et il semUe
iforioûr justifier cette parole que M^ de Staël profiërait siv lui dès
Forigine : « lue xvm* siècle énonçait les principes 4*UDe manière
« (iis|i absolue; peutrétre le ux* coiiimeotera-t4t les faits avec igtop
« de soamiaaiDii* L'un coofaife, à um: naliira de chosn^ l-aHtre ae
niSTOBAKS MODERNES DE Ik PEAXCE. 92$
« croira qu'à des circonstances. L*un voulait commandier Tavenir,
a Tautre se borne à connaître les hommes. » Pronostic si plein de
sa^cité et de sens I Combien n*en rencontre-t-on pas de tels au sein
de cette parole généreuse , de cett^ nature enthousiaste et douée
des hautes clartés I
Le caractère de ce premier écrit de M. de Barante a donc été
d'introduire une vue moderne dans la critique. Il n'y avait rien là
d'appris ni de répété des livres; les idées étaient neuves; la coi\ver-
satîon et la discussion les avaient mûries. On peut dire que, pour
bien des esprits distingués, c'était tm compte-rendu de leurs impres-
sions et de leurs jugemens sous une forme nette qu'ils durent vite
adopter et reproduire. Littérairement, on trouverait des objections»
on voudrait du moins des amendement à quelques sentences dans
lesquelles le critique, en abrégeant, a trop tranché. Il est bien dur,
par exemple, de venir dire en parlant de Diderot : le talent dont il n
donné quelques indices... Je ne saurais non plus accorder que Ifl^
plaisanterie de Bayle soit presque toujours lourde et vulgaire. Que
cette plaisanterie et l'habit qu'elle porte ne soient plus de mode, à la
bonne heure 1 Que ce soit un habit de savant et qui même n'ait jamais
été à aucun moment taillé dans le dernier goût , c'est très vrai en-
core. Mais sous cette coupe un peu longue et ces mandhes qui dé-
passent, prenez garde, l'ongle s'est montré, non pas du tottt un ongle
de pédant, il a la finesse. — Ce ne sont là, au reste, que de simples
points; l'ensemble des conclusions, même en ce qu'eHes parurent
avoir d'abord de rigoureux, demeure approuvé.
Vers le temps de la publication de cet ouvrage , la situation poli-
tique de M. de Barante commençait à se dessiner avec distinction.
Simple auditeur au Conseil d'état vers 1605, s'il se sentait peu favo-
rable d'affection au gouvernement impérial, il ne s'en montra que
plus strict dam l'accomplissement de ses devoirs. Sa liaison avec
Coppet, ses visites durant le séjour ou, comme on disait, l'exil d'Au-
xerre, tout oet attrait prononcé pour une noble disgrâce, ne laissaient
pas d'introduire des chances périlleuses dans sa carrière , dans celle
même de son père vénéré (1). Il dut y avoir là des luttes morales»
touchantes, qu'on ne peut s'empêcher de soupçonner, qu'il ne nous
appartient pas de sonder dans toutes leurs délicatesses. Le gou-
vernement d'alors étaK très ombrageux sûr les moindres affaires
(t) M. de Barante père fot révoqué de sa préfeôttffê de Genève à bi fin de 1819.
924 RBVUE DES DBCX MONDES.
d* écrivain. Un article dnPt'blicisie dans lequel, à propos de la Mori
d Henri IV de Legouvé, M. de Barante, sous le voile de Vanonyme,
soutenait les avantages de la vérité historique au théâtre , le mit en
contradiction avec Geoffroy. Le Publicistey toujours sous les mêmes
initiales (A. M., je crois), soutint sa thèse. Geoffroy lança une ré-
plique violente, au moins eu égard au diapason du temps. Cela fit
bruit» et le jeune auditeur fut envoyé en Espagne pour y porter des
dépêches. Plus tard, après léna, M. de Barante eut une mission en
Allemagne; il séjourna à Breslau. Ce spectacle des pays conquis et
de Fodieuse administration qui pesait sur eux, frappa vivement son
ame équitable et compatissante; il n'en put contenir Timpression en
écrivant à son père. Que la lettre ait été interceptée ou non, il fut
rappelé peu après et nommé sous-préfet à Bressuire. Cette nouvelle
destination, qui lui procurait solitude et loisir au fond du Bas-Poitou,
lui convenait; c'est à ce moment qu'il recueillit ses idées sur la litté-
rature du XYia*" siècle et en rédigea le tableau. Il traduisait aussi
dès-lors la plupart des pièces dramatiques de Schiller, dans la com-
pagnie de M. de Chamisso. Bientôt un mariage selon ses vœux allait
fixer son bonheur et enchainer sa destinée avec grâce à l'un des
noms les plus aimables du siècle illustre qu'il venait de juger. Vers
le même temps il faisait de près connaissance avec les Vendéens,
avec l'héroïque famille de La Rochejaquelein. En écoutant ces sou-
venirs encore fervens, et dont chaque coin de haie gardait l'écho,
l'idée lui venait d'en faire part un jour au public, de mettre du
moins sa plume au service d'une pieuse et honorable confidence.
Il la méritait à bien des titres. Son administration, en ces temps et
en ces lieux difficiles, lui valut tous les suffrages, toutes les affections.
Préfet de la Vendée en 1809, puis à Nantes à dater de 1813, il eut à
contenir bien des mécontentemens , à amortir bien des rigueurs , à
concilier les devoirs du fonctionnaire et ceux de l'homme. Ce serait
trahir ici ces choses généreuses que d'y insister. Contentons-nous
d'en atteindre 1q bienfait, en quelque sorte, dans les Mémoires de
M"''' de La Rochejaquelein , produit littéraire heureux de cet esprit
de conciliation et de sympathie, fruit charmant né, pour ainsi dire,
de cette greffe des deux France.
Ces Mémoires, qui parurent à la première restauration et qui en
promulguaient assurément les titres les plus glorieux, n'avi^ient
d'ailleurs (est-il besoin de le dire?) aucune prétention littéraire b
proprement parler. Expression fidèle de la pensée de leur auteur, ils
HISTORIENS MODERNES DE LA FRANCE. 925
étaient seulement redevables à M. de Barante de ces soins de révision
et de correction, dont le pins vrai succès consiste à ne laisser aucune
trace d'eux-mêmes. La description du Bocage, dans le troisième cha-
pitre, était toute de lui; la préface en prévenait le lecteur, sans quoi
on n*eût point songé à isoler le morceau, tant le tout se fondait avec
goût et courait avec une grâce sévère. Pas un trait n'altérait la sim-
plicité touchante, qui seule convenait au témoignage des grandes ^
choses et des hautes infortunes dans la bouche de la noble veuve de
Lescure. Le concert des deux auteurs, en un mot, avait été si par-
fait, que rien n'avertissait qu'il y en eût un. On lut avec émotion»
on connut pour la première fois dans son entière sincérité cet épi-
sode unique, cette première Vendée restée la plus grande et la seule
vraiment naïve; on salua, on suivit avec enthousiasme et aveclarmesL
ces jeunes et soudaines figures d'une Iliade toute voisine et re-
trouvée à deux pas dans les buissons et derrière les haies de notre
France; ces défis, ces stratagèmes primitifs, ces victoires antiques
par des moyens simples; puis ces malheurs, ce lamentable passage
de la Loire, ce désastre du Mans, cette destruction errante d'une
armée et de tout un peuple. La vieille France, après cette lecture»
pouvait tendre la main à l'autre, sans se croire trop en reste de
gloire et de martyre: Moscou et le Mans, la Bérésina et la Loire I
Qu'importe l'espace et le lointain? ne voyez que l'héroïsme. La
Vendée enfin avait trouvé pour sa digne époque un historien. Il
existe un manuscrit des Mémoires dans lequel on lit, m'assure-t-on»
des détails intéressans que l'imprimé ne reproduit pas toujours. Il
en est sur les premières années de M"* de Lescure avant son ma-
riage, sur Versailles au 5 octobre et sur Paris au 10 août. Il en est
d'autres qui ajouteraient dans quelques points aux informations par-
ticulières sur les dissidences des chefs entre eux. On conçoit que des
considérations personnelles, des ménagemens dus à des souvenirs si
saignans, aient imposé quelques réticences; mais les années, en
avançant, permettent beaucoup (1).
(1) Le prince de Talraont, on le voit par les Mémoires imprimés, était celui de
tous les chefs qui , par ses antécédens et son caractère, se trouvait le moins en accord
avec ces mœurs simples, frugales, chrétiennes, et avec cette espèce d^égalité fédé-
rale des gentilshommes vendéens. Arrivé d*hier de Versailles, tout plein des habi-
tudes du bel air, il mettait au service de la cause, les jours de combat, la plus bril-
lante valeur, après quoi il ne se souciait guère de rien de sage; et, pour ne citer
qu'un trait qui le peint, un jour, après ce fatal passage de la Loire, quMI avait sur-
986 REVUE W» PJBU9 HONBm^
}jà restauration, au moins au début, semblait remplir a» des vœux
de M. de Baraote; ses liaisons sociales, on Ta vm, ses goûts? modéréa,
se« lumières, et, pour les nommer par leur nom , ses vertus civiles,
^ disposaient à l'ordre constiintioinoel sagement entendu, c'est-à-dire
4,ce qu ou augurait du régime nouveau. Di^ssyionnaire de sa pré-
fi^^ture durant les cent jours, il devint, à la seconde renti^ , secré-
tawergénéral de l'intérieur, puis directeur-général des contributions
indirectes, et il ne quitta cette position qu*à la retraite de ses amis
duptrinaires,. quand ils Grent leur scission avec le second ministère
de M. de Ricbelieu. 11 crut môflae , à cette époque , devoir payer sa
dette aux controverses du jour par une brochure intitulée : Des Corn-
m^Hesi et de t Aristocratie y qu^il a réimprimée depurâ en la dégageant
de ce qu'elle avait de trop accidentel et de polémique. Depuis ce
moment, et durant le» neuf dernières années de la restauration, il
m contenta de servir sa iiuance*d*opinionparses discerna et ses votes
àla Chai9ibre des pairs, en même temps qu'il honorait ses loisirs par
la composition de sa grande histoire.
Vfiistoire des Ducs de Bourgogne j publiée de 1824 à 18â7, obtint
un succès prodigieux qui s'est depuis soutenu , et elle portait avec
eVle un système qui a été controversé dès l'origine. Nous voudrions
Stti^tout ici tâcher d'en bien expliquer et d'en raconter en quelque
sortQ la pensée, en nous servant presque de la méthode de l'auteur^
ç'est-àrdire sans trop pi^étendre juger d'abord, et il se trouvera peut-
ét«e que tout naturellement ensuite le jugement ressortira.
l.e xv!!!*" siècle avait usé et abusé de l'histoire philosophique, de
celle où l'historieu intervenait à chaque instant et s'imposait à son
si^et. Voltaire en, avait donné l'exemple avec séduction; Robevtson
y ^vait por^ une mesure spécieuse , et Kaynal un excès rebutant.
Gibbon et Hume, avaient su combiner avec des opinions très mar-
qji^s, et prenne dr^s partis pris, de hautes qualités de science et de
daiçvoyapoe auxquelles on a trop cessé de rendre justice. Pourtant,
de cette habitude générale de continuellement juger le passé au point
tQMl Q09S6il|é pour se i^pp^oebeiv de sea vassauit, ayaqt trouvé au cbàteau de Laval
une ai^ieotte baoplèrerde fajnUle, une l>aaaière.de8 La.Tréinottille, bleu et or, \\
iB9a|pna»<to,la faû^ pprM^r devant lui. Biais M. de La B^bejaquelein, à la premi^gre
Tue de.oa^diiapeau, leisubm eo s'écriant: o Prince, nous ne suivons-qu^lesr Fleur»
ée lysl'D — EA o^esloe mtae prince de TaJoiont qui , plus tard lujirmftaie^ eut oe
iBOtrSubUine ppur toule rôpMue.auK juges qui rinlernogeaient : «Fqites votre mé-
tier, j^air^Mi gK>p>d0yoiii. n
HISTORIflBfS «fOmnRNES BE LA FRANCE. 9ST'
de vue du présent était né en quelques esprits élevés le désir Inea
naturel d'une méthode contraire , où l'on irait d'abord à l'objet pour
l'étudier en lui-même et en tirer tout ce qu'il contient.
Un historien très estimable et très méritant, H. de Sismondi, plus
soucieux des sources et plus porté aux recherches originales qu'on
ne l'avait été avant lui , gardait avec cela les formes de l'école phi-
losophique; il imposait ou du moins il accolait son opinion du jour
ati fait d'autrefois. Placé au point de transition des deux manières,
elles se heurtaient plutôt encore qu'elles ne s'unissaient en lui.
M. de Barante, dès son premier coup d'œil, s'était montré choqué
des abus de la méthode dite philosophique en histoire; il fut conduit
au désir d'en purger absolument le noble genre , et de lui rendre ,
s'il se pouvait, son antique sincérité. Le grand exemple présent de
Walter Scott venait apporter des preuves vivantes à l'appui de cette
manière , en dehors , il est vrai , du cercle régulier de l'histoire, mais
si près qu'il semblait qu'il n'y eût qu'un pas à faire pour y rentrer.
En France, vers 1820, des esprits éminens s'occupaient avec
ardeur, chacun dans sa voie, de cette réforme considérable. Celui
qui la professa le premier et avec le plus d'autorité, le maître des
théories en cette matière, M. Guizot continuait pourtant lui-même
l'histoire philosophique, tout en la transformant; il analysait les faits»
les élevait à l'idée, les réduisait en élémens, les groupait enfin et les
distribuait selon les vues de l'esprit; mais comme cet esprit était très
étendu , très perçant , très impartial dans l'ordre des idées , il évitait
cette direction exclusive qu'on reprochait aux écrivains du xvnr siè-
cle. Cependant la pratique historique laissait de ce côté à désirer;
malgré l'élévation de l'enseignement, malgré ce talent de narrateur
dont il devait faire preuve à son tour dans son Histoire de la Révo-
lution d' Angleterre y M. Guizot n'aimait pas avant tout à raconter;
on l'a dit mieux que nous ne le pourrions redire (1) , l'exposition
qui abrège en généralisant avait pour lui plus d'attraits; bien des
faits sous sa plume étaient resserrés en de sa vans résumés qui eussent
pu aussi se dérouler autrement et prendre couleur. En un mot, le
talent supérieur, qu'on a vu éclater depuis sur un autre théâtre»
faisait dès-lors ses réserves en quelque sorte : l'orateur pariemen-
taire se marquait dans l'histori^en.
Un rapprochement, un contraste m'a dès long-temps frappé, et il
vient ici assez à propos , puisqu'il s'agit de récit. Voyez lé premier,
(1}G{o60,3jainl896.
928 RBVUB DES DEUX MONDES.
le plus jeune de nos vieux chroniqueurs. Joinville est simple, naïf,
candide; sa parole lui échappe, colorée de fraîcheur, et sent encore
son enfance; il s*étonne de tout avec une bonne foi parfaite; les
choses du monde sont nées pour lui seulement du jour où il les voit.
Par combien de degrés TafTaire historique a marché, et qu1l y a loin
de là au rapporteur philosophe qui considère et qui décompose, qui
embrasse du même obîI aguerri les superficies diverses, qui commn-»
nique à chaque observation, même naissante, quelque chose d'an-
térieur et d'enchaîné I ce qu il sait d'hier ou du matin, il semble le
savoir de toujours.
Un autre esprit, maître plutôt en fait d'art, un écrivain, un peintre
original et vigoureux, allait aborder l'histoire de front par une prise
directe, immédiate; il allait y porter une manière scrupuleuse et vé-
ridique, et, si l'on peut dire, une fidélité passionnée. S'attachant à
des époques lointaines, peu connues, réputées assez ingrates, tra-
duisant de sèches chroniques avec génie, il devait serrer tout cela de
si près et percer si avant , qu'il en tirerait couleur, vie et lumière.
Il semblerait créer en trouvant. C'est assez indiquer le rôle de M.Au-
gustin Thierry.
M. de Barante, qui concevait son ouvrage vers le même temps,
eut une idée plus simple et dont l'exécution dépendait surtout du
choix de l'époque. Aussi ne faut-il pas accorder, je le crois, à sa très
ingénieuse préface une portée plus grande que celle à laquelle il a
prétendu : (i Dès long-temps , dit-il , la période qu'embrassent les
a quatre règnes de cette dynastie (les Ducs de Bourgogne de la maison
a de Valois) m'a semblé du plus grand intérêt. J'ai cru trouver ainsi
a un moyen de circonscrire et de détacher de nos longues annales
a une des époques les plus fécondes en évënemens et en résultats.
a En la rapportant aux progrès successifs et à la chute de la vaste et
tf éclatante domination des princes de Bourgogne, le cercle du récit
«c se trouve renfermé dans des limites précises. Le sujet prend une
« sorte d'unité qu'il n'aurait pas , si je l'avais traité à titre d'histoire
« générale. » Ainsi dans ce choix des quatre ducs de Bourgogne,
M. de Barante voyait surtout une manière ingénieuse de découper
et de prendre de biais un large pan de Thistoire de France. Or, cette
époque des xiv et xv siècles était précisément la plus riche en
chroniques de toutes sortes, et déjà assez française pour qu'en chan-
geant très peu aux textes on pût jouir de la saveur et de la naïveté:
naïveté relative, et d'autant mieux faite pour nous, qu'elle com-
mençait à soupçonner le prix des belles paroles. Parmi les chro-
HISTORIBUS M0DBB19BS DE LA FRANCE. 929
niqueurs de cet âge, il en était uq surtout, le premier en date et
en talent y que M. de Barante ne prétendait pas découvrir à coup
sûr, mais qui , bien moins en circulation alors que depuis > a eu ,
grâce à lui d'abord , sa reprise de vogue en ces années et tout on
regain d'arrière-saiâon. Je veui parler de THérddote du moyen-
âge, de celui que présageait Joinville, de Froissart , dont Gray, écri-
vant à Warton en 1760, disait : « Froissart est un' de mes livres fa-
«( voris. Il me semble étrange que des gens qui achèteraient au poids
« de Tor une douzaine de portraits originaux de cette époque pour
« orner une galerie, ne jettent jamais les yèui sur tant de tableaui
« mouvans de la vie, des actions, des mœurs et des pensées de leurs
« ancêtres, peints sur place, avec de simples mais fortes couleurs. »
En France, Sainte-Palaye déjà Tavait rappelé à Tattention des éni-
dits; M. de Barante le mit en valeur pour tous (1). Il lui dut lui-même
ses principales ressources au début et comme la mise en train de son
œuvre. Froissart au point de départ, Comines au point d'arrivée, les
deux termes du voyage étaient rassurans, et le chemin entre les deux
n'était pas dépeuplé de pèlerins et de conteurs, Monstrelet, le Reli-
gieux de Saint-Denis et bien d'autres.
Il sembla donc à M. de Barante que, par une construction artis-
tement faite de ces scènes originales et en se dérobant soi-même
historien, il était possible de produire dans l'esprit du lecteur, h l'oc-
casion des aventures retracées de ces âges et avec l'intérêt d'amu-
sement qui s'y mêlerait, une connaissance effective et insensible-^
ment raisonnée , un jugement gradué et fidèle. II pensa que rien
qu'avec des récits contemporains bien choisis, habilement présentés
et enchâssés, on pouvait non-seulement rendre aux faits toute leur
vie et leur jeu animé, mais aussi en exprimer la signification relative.
£n venant plaider dans sa préface contre l'histoire officielle et ora-
toire , il n'a jamais demandé, il n'a pu demander que l'histoire vrai-
ment philosophique fut supprimée; il n'a pas dit, à le bien entendre,
il n'a pas cru que l'histoire morale, celle des Tacite, des Salluste et
des grands historiens d'Italie, dût cesser d'avoir ses applications
diverses, surtout à des époques moins extérieures et plus politiques,
aux époques d'intrigue et de cabinet : mais, ce jour-là, il demandait
(1) M. Dacier avait commeDcé une édiUQD des Chroniquet de Froissart, m^
qui fut interrompue |Mir la révolution. La nouvelle édition complète, publiée t»ar
les soins de M. Buchon, parut en 1824. M. de Barante avait donné Tarticle Frois-
sart dans la Biographie univernlU (1916); sa prédilection, s'y déclare.
{t30 RBVUE MIS MCn IfONBO.
pour le genre qui était le sien, pour cette méthode appliquée une fois
à une époque particulière qui y prêtait, il demandait pbee au soleil
et admission légitime, et, eu bomme d'esprit, il a trouvé à ce propos
toutes sortes de raisons et de motifs qu'il a déduits; et il en a sa
trouver un si grand nombre \k même ou Ton s'était dit qu'il y avait
objection, qu'on a pu croire que les conclusions chez loi dépassaient
le but. 11 ne voulait, en effet, qu'autoriser auprès du public l'imprèva
de son essai, et l'essai, dans ces limites précises, a complètement
réussi.
On n^attend pas que nous nous engagions dans une analyse, que
nous allions resserrer ce que Fauteur, au contraire, a voulu étendre,
que nous décolorions ce qu'il a laissé dans sa Qeur de récit. M. de
Barante a eu l'honneur, en ce grand mouvement historique qui fait
encore le lot le plus clair de notre nK)derne conquête , d'introduire
une variété à lui, un vaste échantillon qu'il ne faudrait sans doute
pas transposer à d'autres exemples» mais dont il a su rendre Fexcep-
tion d'autant plus heureuse en soi et plus piquante. Il a osé lutter avec
le roman historique alors dans toute sa fraîcheur et sa gloire, il Fa osé
presque sur le même terrain, avec des armes plutôt inégales puisque
la fiction lui était interdite , et il n'a pas été vaincu. Son Louis XI,
pour la réalité et la vie, a soutenu la concurrence avec Quentin
Durward. Si l'on voulait citer des morceaux, on aurait la bataille
d*Azincourt, le meurtre de Jean-Sans-Peur, l'épisode de la Pucette, la
rentrée de Charles YII à Paris opposée à celle du roi anglais Henri Vf,
et tant d'autres pages d'émotion ou de couleur; mais ce serait faire
tort et presque contre-sens à la méthode de Tauteur que de se pren-
dre ainsi à des morceaux là où il a voulu surtout le développement
varié et continu. Un critique historique distingué et modeste (1),
qui a pu , dans le Globe, entretenir le public jusqu'à six fois, et tou-
jours avec intérêt, des livraisons successives des Ducs de Btmrgofne,
s'est appliqué à faire ressortir ce qui résultait des divers tableaux
en conséquences politiques et en déductions morales sur le caractère
des honunes et des temps; il s'est plu à ajouter au fur et à mesure
cette pointe de conclusion que le narrateur précisément se retran*-
chait. A voir combien il y a peu à mettre pour tirer cette conclusion
et la faire sentir, on se demande avec le critique pourquoi cette dis-
crétion extrême. Est-ce exagération d'un système absolu dont un
homme d'esprit a peine lui-même à se défendre ? N'est-ce pas plutôt
(1) M. Trognon.
HISTORIENS MODBRNES DE LA FHANCB. 93f
Bécessité et coDvenance d'une méthode une fois adoptée? Il foUait
conserver à tout le livre sa conleor, son unité , se priver de quel-
ques avantages pour en recueillir d'autres. En un mot, s'il m'est
permis de reprendre une image déjà employée , une fois entré en
lice avec le roman historique, et le tournoi ouvert aux yeux det^
juges, il fallait tenir la gageure et ne pas recourir aux armes dé-
fendues.
Et n'est-ce pas un peu ainsi que le bon sire de La Laing faisait,
aux prises avec le chevalier anglais, en ce galant tournoi de Bruges?
C'était l'âge des joutes magnifiques; l'historien s'en est posé une à
lui-même, avec les règles du combat.
Il n'en restera pas moins vrai en principe que, puisqu'après tout
l'historien fait toujours quelqne peu l'histoire, soit qu'il articule k
Toccasion ses pensées, soit qu'il se borne à extraire, à disposer les
faits de manière à produire indirectement l'effet qu*U désire, il n'y a
pas lieu, dans le champ ordinaire de ce noble genre, à tant de scru-
pule artificiel , à tant d'effacement de soi , à tant de confiance surtout
en la réflexion du lecteur. Il est des momens rares, il est vrai, mais
indiqués, où l'historien intervient à bon droit dans le fait et le prend
en main; et, quand le lecteur sent qu'il a affaire à une pensée ferme
et sûre, il aime cela.
Au reste, à mesure que M. de Barante avançait dans son histoire
et qu'il Tembrassait tout entière, il se trouvait insensiblement poussé
à en tirer plus qu'il n'avait prévu d'abord. Dans les derniers volumes,
on l'a remarqué, les tableaux se resserrent; il est conduit à laisser
moins aisément courir sa plume à la suite des vieux chroniqueurs.
C'est surtout dans la lutte de Louis XI et de Charles-le-Téméraire
que cet art se marque le mieux , et en même temps son opinion se
fait jour. Que le Charles XH d'alors se précipite fatalement par ses
fautes, que Louis XI s'éteigne à petit feu dans ses hypocrites intri-
gues, l'historien saura faire entendre le jugement des peuples sur
leur tombe. Un sentiment moral, sympathique, humain, s'exhale
partout de ces pagesy qui n'afTectenl point de rester froides en se.
montrant plus colorées. hvipuissMit que je suis à apporter mon tribut
en telle matière et à payer un hommage tout-à-fait compétent à
l'auteur, soit par une approbation approfondie, soit même sur quel-
ques points par une contradiction motivée, je veux du moins signa-
ler, à propos de cette héroïque destinée de Charles-le-TéméraiFe,
quelques renseignemens peu connus, quelques vues neuves qm
j'emprunterai aux recherches d'un savant étranger, nofi'pokit étrati-
932 REVUE DES DEUX MONDES.
ger par la langue. Les grands désastres de Charles appartiennent en
propre à Thistoire de la Suisse, dont ils sont comme le plus giorieàx
butin, et par cet aspect ils ont rencontré naturellement pour narra-
teur et pour peintre l'admirable Jean de Muller, le plus antique des
historiques tnodernes. Or, à la suite de la traduction récente due à
Ja plume de M. Monnard (1), on trouve dans les tomes VU et VIII,
. à titre d'appendice, d'excellentes dissertations de M. de Gingins, qui
.prennent ces évënemens fameux par un revers assez inattendu, mais
désormais impossible ù méconnaître, sauf la mesure. M. de Gingins,
^à peine cité en France, est un de ces érudits qui, sans se soucier de
l'effet vulgaire, poursuivent un résultat en lui-même, h peu près
comme M. Letronne quand il avise un point de géographie, ou comme
M. Magendie quand il interroge à fond un rameau de nerf. De plus,
. dans le cas présent, un mobile particulier l'animait : né au sein de la
.Suisse romande, pour laquelle ses aïeux combattaient en chevaliers,
il s'est senti sollicité à en rechercher le rôle dans ces guerres et à s'y
intéresser en patriote non moins qu'en curieux. Toute la Suisse, en
effet , ne se rangeait pas alors dans un seul camp, et avec le Bour-
guignon la portion dite française fut vaincue. Le pays de Vaud no-
tamment, qui relevait de la Savoie, mais dont le baron et seigneur,
le comte de Romont, était d'ailleurs attaché au duc de Bourgogne,
eut à subir de la part des Allemands une irruption inique, non mo-
tivée, et marquée des plus cruelles horreurs. Selon M. de Gingins,
cette querelle compliquée des Suisses contre le duc Charles ne saurait
■ se justifier au point de vue national, ni dans ses préliminaires, ni dans
ses différentes phases. Ennemis héréditaires de la maison d'Autriche,
amis incertains et très récens de la couronne de France, les Confé-
dérés avaient, au contraire, toujours trouvé dans la maison de Bour-
gogne une alliée sûre et fidèle. Intérêts de commerce et d'échange,
intérêts politiques, tout les liait; la Franche-Comté de Bourgogne
était devenue presque la seconde patrie des Suisses. Comment donc
expliquer le briisque revirement qui les mit aux prises? Les intrigues
de l'archiduc Sigismond pour récupérer la Haute-Alsace, qu'il avait
cédée au duc Charles dans un moment de détresse, l'or et surtout
(1) Cette histoire, exactement traduite, savamment annotée, et à la<|ueUe
[. Vulliemin et Monnard donnent des suites développées qui s*étendront jusqu*i
nos jours, mériterait un examen tout particulier, qui rappelerait utilement Taiten-
lioB sur ces hauts mérites et ces originales beautés, si austères k Jia fois et si cor-
diales, de Jfean de Mulier.
HISTORIENS MODERNES. DE LA FRANCE. 933
les paroles de Louis XI, qui le mirentà même de la racheter à Tim-
proviste, amenèrent la première phase dans laquelle les Suisses, en-
traînés par Berne, et agresseurs hors de chez eux, épousèrent une
querelle qui n'était pas la leur, se jetèrent à main armée entre la
Franche-Comté et TAlsace, franchirent le Jura neuchâtelois, et de*
vinrent patemment les auxiliaires actifs d'un vieil ennemi contre
un prince qui ne leur avait jamais été que loyal. La seconde phase
de cette guerre, la mémorable campagne de 1476, à jamais illustrée
par les noms de Granson et de Morat, cette lutte corps à corps dans
laquelle il semblerait que les Suisses traqués ne faisaient que se dé-
fendre, est plus propre sans doute à donner de Fillusion; mais même
dans ce second temps, si on veut bien le démêler avec M. de Gin-
.gins, on est fort tenté de reconnaître que le duc Charles (Charles-le-
Hardiy comme il l'appelle toujours, et non le Téméraire) ne fran-
chissait point le Jura en conquérant; il venait rétablir le comte de
Romont et les autres seigneurs vaudois dans la ^possession de leur
patrimoine, dont les Suisses les avaient iniquement dépouillés pour
leur attachement à sa personne; il venait délivrer le comté de Neu-
châtel de l'occupation oppressive des Bernois. Toute la gloire du
succès et l'éblouissement d'une journée immortelle ne sauraient at-
ténuer à l'œil impartial ces faits antérieurs et les témoignages qui les
éclairent. Enfin la campagne qui se termina à la bataille de Nancy,
et qui forme la troisième période de la guerre de Bourgogne, cette
expédition dans laquelle le duc de Lorraine recruta dans les cantons,
moyennant solde fixe, les hommes d'armes de bonne volonté, ne fut
à aucun titre une guerre nationale, pas plus que toutes celles du
même genre où les troupes suisses capitulées ont figuré depuis. L'en-
semble d'une telle querelle, entièrement politique et même merce-
naire, où les Confédérés servirent surtout l'ambition de Berne, ne
saurait donc s'assimiler que par une confusion lointaine à ce premier
ége d'or helvétique, à cette défense Spartiate et pure des petits can-
tons pauvres et indépendans. Mais, en revanche, l'éclat du triomphe
émancipa hauftment la Suisse, la mit hors de page, elle aussi, et au
rang des états; et comme l'a très bien dit un autre historien de ces
contrées : (( La bataille de Morat a changé l'Europe; elle a dégagé la
<( France, relevé l'Autriche, et ouvert à ces deux puissances le chemin
<( de l'Italie, que la maison de Bourgogne était tout au moins en me-
<i sure de leur barrer. Aussi voyez les Suisses pendant les trente an-
ci nées qui s'écoulèrent entre Morat et Marignan ! Rien alors ne se
TOME I. 60
lAtP lEVUK DB& WSXTK MOMN».
€ bit saw eux , et les plus grands coup» ee sont sonrent eux qui les
« dOMUftI (1). i>
Q«oî q^H en sott des Toes nDoveHes que ce coin de la question ,
tardivemeiit démasqué, ne peut manquer d*i4itreduire dans Fhistoire
iaissante de la iMison die Bourgo§nae, Teffet des beaux récits de
lean deMoUer et de M. de Barante sébsiste; l^iropression populaire
d'alors, y refit en traits magnifiques et solennels que le plus ou le
MOMW de connaissance diplonNitique ne saurait détruire. Cette des-
tinée fatflde qui pesa sur te malheureux Charles, à mesura qu'on l'ap-
profondka davantage, ne peut même que gagner en pathétique
MMBbre.
Après te succès éclatant de son histoire, M. de Sarante dut con-
cevoir quelques autres projets que son talent vif et facile lui eât
permis sans doute de mener à fin. La révolution de juillet est venue
tes ioterrompre, en le jetant encore une fois dans la vie poKtique
active. Nous noterons pourtant une charmante petite nouvelle de la
fMwlie é!Ourika et dm Lépreux, inlitulée Sœur Marguerite; échappée
à te plume de notre ambassadeur à Turin, en 183<^, elle a témoigné
de celte délicaèe variété de goàt qu'on lui connaissait, et de cette
jciiaesse conservée de cœur. C'est Thistoire, sous forme de souvenir,
d'une jettne personne, fille d'un médecin d'aliénés,, laquelle se prend
h vouloir gmèrirl'un d'ewx, l'un des moins atteints, et ne réussit qu'à
lui inspirer un sentiment que peut-être elle partage. Il se croit guéri,
il la demande à son père qui la refuse. Le père est tué par le jeune
^mme dans un accès de fureur. Elle-même finit par se faire sœur
de charité dans l'établissement où te pauvre insensé achève de
mourir (^).
Employé bientêl dans une plus lointaine ambassade et passé de
Turî» à Péter^urg,. si brillant et si flatteur que filt le succès per-
s^Miel qu'il y obtint,. M. de Barante n'a pas été sans éprouver durant
quelques années cette tristesse de voir finir les saisons loin de son
pays» loin des relations contemporaines qui furent chères et qu'on
M remptece phi»^ Du moins il a dû à cet éloignèrent de ne pas
assister de près «usi déchiremens de ces mêmes amitiés , de n'y
(1) HittoirB de la Bévolutian helvétique dans le Canton d% Vaud, par M. J. OU-
vîer(ts«).
{%) Smur Marguerite sâ trouve au tome III des Mélangée historiquee et lifté-
fatrw de riMtettr (1S35).
HISTORIENS MODERNES DE LA FRANCE. 935
prendre aucune part , de les pouvoir garder toutes en lui avec une
inviolable Tidélité. Réimprimant en 1829 son ancienne brochure des
Communes et de F Aristocratie y il s'était félicité d*en retrancher ce
qui tenait aux controverses antérieures des partis : « Il y a un grand
« contentement, disait-il, à supprimer les vivacités d'une vieille po-
a lémique, à se censurer soi-même; à se trouver en harmonie avec
(( des hommes honoraUes dMt «Rtrefok on était plus ou moins
« divisé; k se sentir ph» toléré et plus tolérant; h reconnaître qu'au-
« tour de soi tout est plus calme dans les opinions et les souvenirs. »
Ce passage dut plus d'une fois lui revenir en mémoire, ce me semble,
avec le regret de penser qu'il ne se rapportait pas également à d'an-
tres, et qu'à mesure que les choses étaient réellement plus calmes,
les esprits des amis entre eux devenaient précisément plus aigris»
Quant à lui , dans ses retours et ses séjours en France ^ il maintient
ce rôle honorable el affeduein: qui fait Dubler le pgHtiqw et qui
sied à l'ami des lettres. Toutes les fois qn^il a dû prendre la parole
dans des solennités publiques ( et il l'a fait récemment en plusieurs
occasions], on a retrouvé avec plaisir son esprit ingénieux et grave;
ridée morale, la disposition religieuse, qu'il a témoignée de tout
temps, semble même prévaloir en lui avec les années, et rien n'altère
cette sorte d'autorité légitime qu'on accord^ volontiers , en l'écou-
tant , à l'écrivain éclairé , à l'homme de goût et à l'homme de bien*
Sainte-Bbuye.
60.
CHILLAMBARAM
BT
LES SEPT PAGODES.
Le code des lois civiles et religieuses des Hindous , dont on peut
avec assez de certitude faire remonter la rédaction au-delà du
yiii** siècle avant l'ère chrétienne, définit ainsi la terre sainte du
brahmanisme : a L'espace compris entre les monts Himalayas et les
monts Vindhyas, entre la mer orientale et la mer occidentale. » Hors
des limites de cette contrée, patrie des hommes honorables (Âryabharta),
on ne trouvait plus que des barbares, des honunes impurs, avec les-
quels toute alliance était interdite, des profanes dont la présence eût
souUlé le palais des rois et le temple des dieux. Ainsi, la nation hin-
doue tout entière voulait tenir, au milieu de celles qui lui étaient
connues, le même rang qu'occupait dans son sein la caste sacerdo-
tale, entourée de privilèges, chargée de conserver la tradition des
textes immuables et sacrés. Ce sentiment d'orgueil a été commun
aux peuples les plus célèbres de l'antiquité; les Juifs, les Ëgyptien^^
les Grecs, les Romains eux-mêmes, traitaient leurs voisins avec mé-
CHILLAMBARAM BT LES AbPT PAGODES. 937
pris. Contemporains de ces nations mortes depuis si long-temps» les
Chinois ont eu le tort impardonnable de conserver jusqu*à nos jours
cette vanité héréditaire qui venait moins alors d'une ignorance hau*
taine que de la conscience d'une supériorité relative. En effet, com-
bien des peuples soumis à des prescriptions civiles, appuyés sur des
dogmes religieux, vivant en société, l'emportaient sur des peuplades
errantes, sans monumens ni traditions, sans art ni poésiel Les con-
trées civilisées ou déjà sorties de l'état sauvage restaient séparées
entre elles par des intervalles trop considérables pour qu'elles pus-
sent se connaître et se respecter; elles s'abritaient donc contre le
voisinage ou les envahissemens de la barbarie, celles-ci par des fron-
tières naturelles , mais fictives, celles-là par des lignes de forts ou de
longues murailles.
A l'époque où nous nous reportons, c'est-à-dire vers les derniers
siècles avant notre ère, la presqu'île indienne n'avait ni villes ni
temples; elle sommeillait encore couverte de forêts impénétrables,
« séjour choisi de toutes les espèces de bétes fauves , retraites de
nombreuses troupes d'oiseaux, assombries par d'énormes arbres
chargés de lianes, recherchées par une foule d'animaux féroces,
abondamment pourvues d'eau, embellies de mille sortes de fleurs,
jonchées de mille touffes de lotus, et toutes brillanteà de nymphéas
bleues, » comme le disent les poètes. Celte vaste contrée, les Hin^-
dous la connaissaient sous le nom de forêt Daôdaca, expression qui
dénote que d'une part elle n'était habitée par aucun peuple agricul-
teur et policé, et que de l'autre on ne l'abordait pas sans effroi.
Tout le long de la chaîne des Gaths, qui , se détachant de celle
des monts Yindhyas, traverse la péninsule du nord au sud et s'inter-
rompt à peiiïe au golfe de Manaar pour surgir jusqu'au pic d'Adam, la
tradition plaçait des êtres fabuleux et méchans, les Rakchassas, man-
geurs d'hommes, jadis maîtres de Ceylan. A chaque demi-dieu, &
chaque divinité même, les Hindous attribuent, comme le plus grand
service rendu à l'humanité, la destruction d'un certain nombre de
ces êtres hideux et malfaisans dont Bouddha, selon la croyance de
SCS sectateurs, purgea définitivement^l'ile de Lanka. Toutefois, en
réduisant à des proportions plus raisonnables ces démons que l'allé-
gorie ou la peur revêtait de formes étranges et souvent gigantesques,
fie peut-on pas voir en eux des sauvages cruels, plus redoutés que
connus de leurs voisins, des cannibales particulièrement odieux aux
peuples de l'Inde, qui s'abstiennent de.tuer même les animaux nui-
sibles?
938 -RBYITB DES DEUX VONDES.
Après les Ràkdiassiis, en suivaut l'ordre des temps, on trouve la
presqu'île habitée par deux races, les Veëars et les Couroumbars.
Bien qu'ils aient eu leurs rois, les Vedars ont laissé peu de traces,
mais Ms se sont conservés jusqu'à nos jours. Disséminés dans les fo-
rêts, dans les monts TVilgfaerris, réunis ailleurs en tribus, commandés
par leurs chefs ou poligarsy assez mal vus des Hindous, dont ils n^ont
^entièremeiit dAo^t ni les croyances ni les usages , ils passent leur
vie à chasser, ce qui n'est pas d'un brahmanisme très orthodoxe, et
habitent des huttes malpropres dont un homme de bonne caste ne
peut franchir le seuil sans être souillé. Les Couroum1>ars, qui sans
doute opprimaient leurs voisins, s'établirent de préférence dans les
plaines; ils eurent des forteresses dont il existe encore quelques ves-
tiges, des villages entourés de remparts et de fossés qui s'élevaient
dès les premiers sièdes de notre ère à l'embouchure du Colerooo»
«u sud du Camatic. IPeu k peu , traqués par les Hindous , devant
lesquels ils se retiraient comme les Indiens de l'Amérique devant les
colons venus d'Europe , ils furent détruits par un roi de la dynastie
des Cholas (1), qui régnait vers le v siècle.
D'où venaient ces deux familles? la tradition ne le dit pas. Peut-
être ces anciens peuples étaient-ils les habitans dépossédés du pays
où s'établirent les Hindous descendus de la Bactriane. Ils avaient
sans doute supplanté d'autres sauvages répandus dans la forêt Daê-
daca, et s'y étaient fixés depuis plusieurs siècles, jusqu'à ce qu*uQe
nouvelle migration de peuples venus du nord les refoulât encore et
finît par les absori)er paiement. Toujours est-il qu'ils se trouvent
mêlés aux premiers événemens que retrace l'histoire si obscure de
cette partie de l'Asie.
Les Hindous avaient donc émigré , puisqu'on les voit apparaître
successivement sur tous les points de la presqu'île. Un surcroît de
population et l'esprit de conquête purent porterie peuple et les rois
à fonder, hors des limites du territoire sacré, des colonies et de nou-
veaux états. L'épopée de Rama, qui, démérité et exilé par son père,
se fraie une route jusqu'à Ceyian, repose sans doute sur uû fait qui
se rattache à ces premiers établisjsemens des Indiens dans la forêt
»
Daôdaca. Hais ce qui put, sinon attirer les brahmanes vers ces dtés
naissantes, du moins les chasser de leur patrie, ce furent les persé-
cutions que leur firent éprouver le^ bouddhistes. Dans les légendes,
on dit bien que tel petit prince , roi des rois et maître du monde,
1%) Gholomandalam, pays des Cholas, d*où Ghoromandel.
CHILLAmàBAtf ir UAr SBTT BikGODES. 989
dota une femilie brahmanique de pluôeurs villagea, y fonda ¥ingt
tenples, mais les raisons qui ameaëfent les* prôtres dans la fortt
Baôdaca ne sont jamais données.
Peu à peu le» bouddhistes envahirent une grande partie de la coaip-
itée convertie par leurs adversaire;!; mais , arrivés au faîte de leur
puissance vers les premiers siècles de l'ère chrétienne , ils furent à
leur tour si vivement attaqués , qu*ife disparurent de toute la surftice
de rinde, et dansi la péninsule leur souvenir même s*efflaiça; ai^oor-
diiui il fiaut, pour les trouver, franchie le golfe de Manaar ou le»
monts Himalayas. Toutefois derrière eux ik laissaient les djainas,
qui protestaient aussi contre le culte brahmemiqne. Anathématisée
par les prélpes de Cîva , cette noaveHe réforme était? cependant si
vîvace, que les sectes djaïuites, multipliées brinfinl, existent encore
deins toute la partie méridionale de t'Hindostan. Selour leurs tracft*
tioa», la forêt Daôdaca fut civiUsée et conquise par Salivahaaia^ héroa
qui donne son nom à une ère sacrée commençante Uan-Tftde k nôtre.
Les djaînas paraissent avoir été florissans surtout du viir au
\iX* siècle; plusieurs fois, quand la faveur royaie-les encourageait à
ees actes de violence, ils s'approprièrent les pagode» bâties par leurs
adversaires; sans doute aussi ils en élevèreali eux-mêmes, mais les^
plus remarquables monumens de la presqu'île portent trop exclusif-
vement le caractère brahmanique (1), pour qu'on ne les regarde pas
comme consacrés au plus ancien culte de l'Inde. Gonstitiiaiit, au
moyeu de légendes fabuleuses» une nouvelle tenie sainte, établissant
de nouveaux Ueux de pèlerinage à la jonction des fleuves, au bord
des étangs, sur des rochers où de piem aaaohorètesi avaient Tbabi^
lude de faire leurs ablutions et de choisir leurs retraites, les brah-
manes prirent racine sur ce sol vierge défriché^ par e«x. Et si Ton
songe que cette caste privilégiée conserve sans mésaliiaoce le sang
plus pur et plus vif d'une race venue des climats tempérés , qu'elle
avait par conséquent plus de chances (te résister aux épidémies, et
qu'enfin la guerre et la flBuuiae, ces deux fléaux de Tiode ancienne»
ne If attaquaient guère, oi^ compoeuA-a faeitement l'accroissement
rapide qu'elle sut prendre. Be lentes grottes ou caves d'EUora, de
Mahabalipouram , d'Elephante, d» Salsette; tes pagodea de* Tricha
(i| Oa doit ea exoi$R(^E 1^ ooii^iix teoiple soiU^Roaia. de C^rlie, diws le Qajs
maliratte. Quant aux grottes d*Ellora , il $e peut qu'elles renferment quelques sta-
tues de dieux djalnites; cependant Tenscmble du travail doit être attribué aux
brahmanes.
940 BEVUE DES DEUX MONDES.
nopoli , de Madura , de Djaggernaih , de Chillambaram , monumens
qui portent presque la même date respective : d*abord lés grottes ,
qui , malgré la magnificence du travail , annoncent un culte primitif
et encore clandestin; puis les pagodes, qui, s'élevant au grand jour,
attestent un double développement de Fart et un triomphe défi-
nitif.
Entre ces ruines plus ou moins vivantes et les murs blancs de la
petite ville de Pondichéry, centre de nos excursions dans le nouveau
monde du brahmanisme, il y a l'espace de plusieurs siècles. Aussi
avons-nous dit quelques mots du passé pour ne pas faire éprouver
au lecteur cette sensation de brusque surprise et de fatigue qui saisit
le voyageur lui-même quand, au sortir d'une ville presque euro-
péenne, il rencontre un monument dont l'aspect inattendu le re-
plonge dans des temps oubliés , pleins de ténèbres épaisses, au mi-
lieu desquelles brillent çà et là , comme des points lumineux, les
débris d'une société puissante, d'une civilisation avancée.
La pagode de Chillambaram, annuellement visitée par tant de
pèlerins, est située à seize lieues au sud de Pondichéry; en sortant
de cette ville, on suit pendant près d'une heure une magnifique
allée de tulipiers jaunes, derrière lesquels on aperçoit tantôt des
lignes serrées de cocotiers, tantAt des fourrés de bananiers dont les
immenses feuilles recouvrent des grappes de fruits jaunissans. Cette
route bien tracée rappelle les beaux temps de la domination fran-
çaise, on sent qu'elle menait à une capitale. A la fois voie et prome-
nade, embellie d'ombrages qui ont survécu à la colonie déchue, elle
n'est cependant animée ni par le galop des cavaliers ni par le roule-
ment des voitures, comme les chemins qui conduisent aux grandes
cités de l'Inde anglaise; ce qu'on y rencontre, ce sont, au matin,
les jardiniers courant vers le bazar, un panier sur la tête; le soir, les
lourds chariots traînés par deux petits bœufs blancs et criant sur
l'essieu, qui reprennent après la halte de midi la route de Tandjore.
Parti de bonne heure, aux dernières clartés de la lune et bien
avant les premiers rayons du soleil , je suivais, par une nuit tiède et
sans brise, la double rangée d'arbres, songeant à cette ville déman-
telée qui laisse échapper le voyageur par ses rues ouvertes sans lui
faire entendre le qui vive d'une sentinelle. Quelques chacals hur-
laient dans les taillis qu'on appelle encore, par habitude, le Jardin du
Roi; les chiens parias répondaient à ces cris sauvages par des aboie-
mens prolongés. Peu b peu les vers luisans se glissèrent sous les
feuilles, et au-dessus de moi les étoiles pâlirent; un soufDe léger et
CHILLAMBABAM ET LES SEPT PAGODES. 941
mystérieux, imprégné des odeurs de la plaine, travers9ratmos)[>hère;
mais ce passage de la nait an jour, marqué dans tous les pays chauds
par une fraîcheur délicieuse, est de bien courte durée sous les lati-
tudes équinoxiales. A peine les corneilles ont-elles annoncé par leurs
cris tumultueux cette aurore presqu*insaisissable, à peine les petits
hérons, sortant tout d'un coup de la tête du palmier sur lequel ils se
perchent, ont-ils pris leur vol vers les ruisseaux et les étangs, que
l'horizon, de blanc qu*il était, est devenu pourpre; le soleil ne monte
pas, il jaillit, selon Texpression hardie des poètes indiens, et darde
ses feux déjà brûlans. Les oiseaux, qui dans un concert joyeux ont
salué le retour de la lumière, se taisent, et courent à Tombre cher-
cher leur pâture; bientôt, sur le ciel doré, on n'aperçoit plus que
l'aile arrondie de la buse ou celle plus arquée d'un grand aigle des-
cendu des montagnes vers la mer. Au ramage si gai du matin suc-
cède, un silence absolu : la route devient déserte; il semble que le
soleil a suspendu la vie dans toute la nature, et si Ton entend quel-
que bruit dans les broussailles, dans la plaine, c'est celui d'un fruit
mûr qui éclate et laisse tomber sa graine, le craquement des feuilles
fendues par la chaleur.
J'avais traversé une jolie aidée (petit hameau) dont les habitans,
convertis au catholicisme, ont de charmans jardins bien arrosés, des
cabanes assez propres groupées autour de l'égUse. Ces églises de
l'Inde, presque cachées sous les arbres et entourées d'un mur blanc,
ont plutôt l'air d'un hospice, tant on y voit de mendians, de lépreux,
de malades affligés d'éléphantiasis. Assis à la porte de j'enclos, ces
malheureux, que les brahmanes, dans leur impitoyable hypocrisie,
regardent comme des pécheurs expiant les crimes d'une vie précé-
dente, attendent la parole de charité et d'espérance que leur adresse
au passage le missionnaire, seul homme au monde qui compatisse à
leurs douleurs. Le soir, quand la petite cloche, bien grêle auprès de
la conque sonore des pagodes, tinte l'angelus, ces pauvres gens,
chargés de tout le poids des misères humaines, s'agenouillent au mi-
lieu de l'enclos, comme sous un parvis, et récitent à haute voix une
longue prière que dirige quelque vieil aveuglé à barbe blanche. Pour
ceux-là, le dogme de la métempsychose a peu d'attraits; ils sont trop
rudement éprouvé^ à leur passage sur la terre pour ne pas redouter
les hasards d'une seconde naissance.
Çà et là , sur les routes, on rencontre des bazars, c'est-à-dire une
certaine quantité de marchands, paysans et autres, accroupis sous
des srbreset famaatie bonkka; Hb wmiûmtmx wyagetirf iet^, 1»^
pinreot, les tonanes., les cocos et surtout le c«/cm, liqueor «extrailo
du palmier et aoniinée àSorabay todêy, avec laquelle les parias 8*eiii»
vrent soit poor rendre phis légitime le mépris qu'Us kispireiit ans
castes supérieures» soit^eur ae oemolerde iétot d^^bfectioii 4aaB
lequel ils vivent. Ces tMizars sont donc à la fois tes lieux de halte >ét
les tavernes d'un pays où les hôtels sont inconnus; ils repréae»*
teot les relais d'une ohauderie à Tautre. La chauderie [tehàori) est
le caravansavtï de l'inde; elle consiste d'ordinaire en tine «cour
carrée» garnie de galeries intérieures et extérieures» avec une cî*
terne au milieu pour les ablations; les brahmanes y ont des plaoaa
réservées. Quand j'arrivai à celle d'Âvakouppam» près de la petiM
rivière de ce nom, c'était l'heure du repos et de la sieste; le vent 4a
4erre élevait sur les chemins des touri^illons de poussière qu'il pr»*
menait en spirales à travers isine campagne desséchée. Cette brisa
étouffante fait monter le thermomètre à d8 degrés Réaumur, et fend
les pierres comme dans nos climats du nord un froid trop intense; elle
anooiice la fin d'une sécheresse de sept mois et l'arrivée des pluîca.
Il y avait à iombre des galeries un bon nombre de voyageint
lûndous endoiMûs, et qui anôlaient leur ronflement au bourdon-
nement de mille insectes attirés par le voisinage des eauk «t It
feuillage serré d'un bouquet «le "vieux manguiers. Des enfana noim
«t nus lançaient des pierres dans ces arbres pour en faire tomber les
frwts encore veris, à la grande frayeur des rats pdmistes. derrière
cette plantation s'étendait une ligue de palmiers flabeltiformea» puis
enfin la rivière aux flots acgentés et si peu profonde» malgré sa bir»
geur» qu'une cigogne la traversait à gué. Sut l'autre bord, la vue.
était bornée par une plaine sablonneuse couverte de ces mêmes pat*
miers auxquels convient un sol tnaigre et aride. Épars dans cette
lande» comme les colonnes d'un temple ruiné debout sur la snrGetoe
mobile du désert» ces arbres laissaient entre eux de loogneset iaiges
•dlées dans lesquelles «rraient des troupeaux» cherchant en imk
r^mibre et la fratcbeur, et fuyant surtout la piqûre des monstiqueSé
Au milieu de cette immobilité» de ce repos général » je vis accourir
an homme qui ilrottatt dans le sable d'un pas régulier et rapide, ila
poitrine tendue» les coudes «en arrière; biantét il passa près de Jt
chauderie» et le bruit de son bâton chargé d'anneaux sonores fltkrvar
la tête à te»4es donneurs; c'était le tcqml, la postée pied, l'hcMOMiie
«qui porte sur son dos la malle aux lettres» et parcourt en plein imldi»
CHILLAMBARAII ET LES SEPT PÀfiODBS.
seloQ son heure > le relai cpii lui est assigné. On prétend que le \
quetis de la ferraille suspendue à son bâton a pour but d'éloigner K
serpens sur lesqiiels le courrier est exposé à niarcher; j'y verrai
plutôt quelque chose de pareil aux grelots et aux clochettes des^
mules d'Espagne, un bruit joyeux qui distrait le coureur solitaire,,
fait lever la tête aux femmes assises sur le seuil de leucs cabanes» et
annonce à tout le village le passage du tapai.
Une fois sur le territoire anglais, que L'on retrouve à une petit»
distance de la riviëre, on ne tarde pas à atteindre Ëooddeloure>
grosse bourgade, résidence d'un collecteur. Pendant trente- trois-
années, de 1750 à 17S3, la pagode de Trivada, située hors de 1»
ville, fut tour à tour prise, reprise, occupée, assiégée par les FraD«-
fais et les Anglais. Mêlée aux querelles des deux nations rivales^
troublée dans son repos, dans son recueillement contemplatif, par des-
guerres incessantes, persécutée dans ses croyanees par le fanatisme
des nababs musulmans, la population hindoue devait rester au fond
fort indifférente aux.chances d'une lutte oit il s'agissait seulement
pour elle de changer de mettre; peut-être même ressentait-elle une
antipathie secrète pour les alliés d'Eayder-Ali et de Tippoo, quf
décapitaient avec leurs candjiars les statues des pagodes. En 1678, le»
Français, expulsés de Sen-Tbomé^ par les Hollandais, étaient venus
s'établir dans la bourgade de Poudou-Chereri (Pondichéry), conduit»
par un aventurier du nom de Martin» un de ces hommes énergique»
toujours prêts à se sacrifier pour une patrie qui jamais peut-être
ne gardera leur souvenir. Le radja de Gengee céda aux colons «r
petit territoire, dont plus tard, malgré les instances dt» Hollandais^
alors tout puissans dans l'Inde, il refusa de les chasser. Peu d'au»*
nées après, la bourgade, devenue ville forte ^ donaait asile au radja
d'Arcot, battu par les Mahrattes, et, par suite des nécessités de la
guerre, les Français de Pondichéry vinrent un jour s'mparer euxr-
mêmes de Gengee, forteresse perchée sur un roc inaccessible, et
qu'il était important de ne pas laisser aux Anglais- Le»ra4ies durent
donc se repentir de L'hospitalité accordée gratuitement ou vendue
aux Européens; forcés d'embrasser un parti, de céder leuis palais,,
leurs citadelles, jusqu'à leurs temples, ils expièrent la faute iavidoi^
taire qu'ils avaient commise en puéparant, sans le savoir^ la roioede
leur pays« Doit-on s'étonner, que la Chine ,. instruite de ces évène^
mens qui s'accomplissaient dans soaTeisinage,,ae.sait entêtée jusqu'à
la fin à profiter d'une si terrible leçon ! ^
Au milieu da siècle dernier,, la gcfulatioa de Gouddebraca était
dm srbres et ftmant le imukka; ilB rendent mx wymetirsieiiR, te
piAent, les bananes^ les cidcos et surtout le cahm^ llqveor «extraite
du palmier et aoniinée àSorabay todêy^ avec laquelle les parias 8*eiii»
vrent soit poor rendre phis légitime le mépris qu'Us inspirent ans
castes supérieures» soitfefur ae oemolerde Tétot d*abjection dans
lequel ils vivent. Ces tMizars sont donc à la fois les lieux de halte et
les tavernes d'un pays où ies hôtels sont inconnus; ils repréaea-
tent les relais d'une ohauderie à l'autre. La chauderte [tishàari) est
le caravanseraï de Tinde; elle consiste d'ordinaire en une K^oiir
earrée, garnie de galeries intérieures et extérieures» avec une ct*
ierne au milieu pour les ablations; les brahmanes y ont des places
réservées. Quand j'arrivai à celle d'Âvakouppam, près de la petite
rivière de ce nom, c'était l'heure du repos et de la sieste; le Tentée
terre élevait sur les chemins des tourbillons de poussière qu'il pro»
menait en spirales à travers une campagne desséchée. Cette brisa
étouffante faitnonter le th^momètre à 38 degrés Réaumur, et fend
les pierres comme dans nos climats du nord un froid trop îiitense; elle
annooce la fin d'une sécheresse de sept mois et l'arrivée des phika.
Il y avait à lombre des galeries un bon nombre de voyageint
lûndous endonmis, et qui anôlaîent leur ronflement au beurdon-
nement de mille inseotes attirés par le voisinage des eaux et It
feuillage serré d'un bouquet «le "vieux manguiers. Des enfana noilBS
«t nus lançaient des pierres dans ces arbres pour en faire tomber les
fruits encore verts, à la grande frayeur des rats palmistes, arrière
oette plantation s'étendait une ligne de palmiers flabeltiformea, puis
enfin la rivière aux flots acgentés et si peu profonde, malgré sa lar*
geur, qu'une cigogne la traversait à gué. Sut l'autre bord, la vue
était bornée par une plaine sablonneuse couverte de ces mêmes pat*
miers auxquelis convient un sol maigre et aride. Épars dans cette
lande, comme les colonnes d'un temple ruiné debout sor la sorfioM»
mobile du désert, ces arbres laissaient entre eux de loogueset iai^es
4diées dans lescfueUes erraient des troupeaux, cherchant en vaÉl
r^mibre et la fratcbeur, et fuyant surtout la piqûre des moustiqnea*
Au milieu de cette immobilité, de ce repos général , je vis acoowir
on homme qui itrottatt dans le sable d'un pas régulier et rapide, tla
poitrine tendue, les coudes >en arrière; biantét U passa pr^ de^la
chauderie, et le bruit de son bâton chargé d'anneaux sonores fttkrver
la tête à totti les donneurs; c'était le tapal^ la peste à pied, l'homme
«qui porte sur son doe la malle aux lettres, et parcourt en plein tmidi»
CHILLAMBARAII ET LES SEPT PAGODES. 9h3
selon son heure » le relai qui lui est assifçné. On prétend que le dî-
quetis de la ferraille suspendue à son bâton a pour but d'éloigner les
serpens sur lesqiiels le courrier est exposé & marcher; j'y verraiS'
plutôt quelque chose de pareil aux grelots et aux clochettes des^
mules d'Espagne, un bruit joyeux qui distrait le coureur solitaire,,
fait lever la tête aux femmes assises sur le seuil de leurs cabanes» et
annonce à tout le village le passage du tapai.
Une fois sur le territoire anglais, que Ton retrouve à une petite-
distance de la rivière, on ne tarde pas à atteindre Gooddeloure,.
grosse bourgade, résidence d'un collecteur. Pendant trente- trois-
années, de 1750 à 17S3, la pagode de Trivada, située hors de 1»
ville, fut tour à tour prise, reprise, occupée, assiégée par les Fraih-
çais et les Anglais. Mêlée aux querelles des deux nations rivales,,
troublée dans son repos, dans son recueillement contemplatif, par des-
guerres incessantes, persécutée dans ses croyances par le fanatisme
des nababs musulmans, la population hindoue devait rester au fond
fort indifférente aux. chances d'une lutte ou il s'agissait seulement
pour elle de changer de maître; peut-être même ressentait-elle une
antipathie secrète pour les alliés d'Eayder-Ali et de Tippoo, qui
décapitaient avec leurs candjiars les statues des pagodes. En 1678, le»
Français, expulsés de Sen-Tbomé par les Hollandais, étaient venus
s'établir dans la bourgade de Poudou-Chereri (Pondichéry), conduits^
par un aventurier du nom de Martin, un de ces hommes énergique»
toujours prêts à se sacrifier pour une patrie qui jamais peut-être
ne gardera leur souvenir. Le radja de Gengee céda aux colons lar
petit territoire, dont plus tard, malgré les instances des Hollandais^
alors tout puissans dans l'Inde, il refusa de les chasser. Peu d'au»*
nées après, la bourgade, devenue ville forte » donaait asile au fadja
d'Arcot, battu par les Mahrattes, et, par suite des nécessités de la
guerre, les Français de Pondichéry vinrent un jour s'mparer eux**
mêmes de Gengee, forteresse perchée sur un roc inaccessible, et
qu'il était important de ne pas laisser aux Anglais». LeSrradjas durent
donc se repentir de L'hospitalité accordée gratuitement ou vendue
aux Européens; forcés d'embrasser un parti, de céder leuis pahûs».
leurs citadelles, jusqu'à leurs temples, ils expièrent la faute iavidoi^
taire qu'ils avaient commise en pséparant, sans le savoir^ la ruine de
leur pays. Doit-on s'étonner que la Chine ,. instruite de ces évèner-
mens qui s'accomplissaient dans soaveisinagc^aeseit entêtée jusqu'à
la fin à profiter d'une si terrible leçon ! ^
Au milieu da siècle dernier^, la pofulatioa de Couddelottre était
des arbres et ftmant ie imukka; ib rendent a«x voyageurs le vis, 4e
pimeiit, les bananes, les cocos et surtout le mUm^ liquein* «xtnrite
du palmier et nommée à^rabay todêy, avec laquelle les parias 8*eni»
vrent soit ponr rendre plus légitime le mépris qu'ils inspirent at»
oastes supérieures » soit pour ae oensoler de létot d*abjection dans
lequel ils vivent. Ces bazars sont donc & la fois les lieux de halte ^
les tavernes d'un pays où les hôtels sont inconnus; ils repréae»*^
tent les relais d'une chauderie à l'autre. La chauderie [tehâori) ert
le caravanseraï de l'Inde; elle consiste d'ordinaire en une icour
carrée, garnie de galeries intérieures et extérieures, avec DnecH
terne au milieu pour les ablations; les brahmanes y ont des plaoei
réservées. Quand j'arrivai à celle d'Âvakouppam, près de la petîlS
rivière de ce nom, c'était l'heure du repos et de la sieste; le rentiés
terre élevait sur les chemins des tourbillons de poussière qu'il pr»>
menait en spirales à travers une campagne desséchée. Cette briit'
étouffante fait monter le th^momètre à d8 degrés Réaumur, et fend
les pierres comme dans nos climats du nord un froid trop intense; eito;
aDoooce la fin d'une sécheresse de sept mois et l'arrivée des phin«
Il y avait à Tombre des galeries un bon nombre de voyagent
hindous endomis^ et qui mêlaient leur ronflement au bourdon-
nement de mille inseotes attirés par le voisinage des eaui «t It
feuillage serré d'un bouquet de vieux manguiers. Des enfane nai*
«t nus lançaient des pierres dans ces arbres pour en faire tomberte
fruits encore veris, à la grande frayeur des rats palmistes. Aerriin
cette plantation s'étendait une ligne de palmiers flabelUformea* pris
enfin la rivière aux flots acgentés et si peu profonde, malgré sa
geur, qu'une cigogne la traversait à gué. Suf l'autre bord» la
était bornée par une plaine sablonneuse couverte de ces mêmes falr*
miers auxquels convient un sol maigre et aride. Épars dana eette
lande, comme les colonnes d'un temple ruiné debout sur la anriMia
mobile du désert, ces arbres laissaient entre eux de loognesetlames
siiées dans lesquelles erraient des troupeaux , cherchant :en "«aii
l'ombre et la fratcbeur, et fuyant surtout la piqûre des monstiq«ei»
Au milieu de cette immobilité, de ce repos général , je vis acofrarir
on homme quiitrottatt dans le sable d'un pas régulier et tapiittia
poitrine tendue, les coudes en arrière; bientét il passa prte daila
chauderie, et le bruit de son bâton cliargé d'anneaux sonores fltkw
la tôte à tous les donneurs; c'était le tapal^ la postée pied, Tbomae
«qui porte sur son dos la malle aux lettres, et parcourt en piflinimidi»
CHTLLAHBARAM ET LES SEPT PAGODES.
voué à Yichnou , comme rindiquaient la couleur janne de sa tun
de son turban et de son écharpe flottante, le chapelet pendu à
bras, la triple ligne tracée sur son front (1). Un serviteur, un disci)
le suivait à pied, portant les bagages et l'éventail. Le djogui troti
sur un petit cheval birman, et nous montrait la route. Déjà, au-desstl
d'un bouquet d'arbre^ gigantesques apparaissaient les sommets des
pyramides bâties sur les portes de la pagode. Une large chaussée
établie dans une plaine basse traverse en plus d'un endroit des marais
à sec depuis plusieurs mois. Le soleil descendait; une poussière
dorée voilait les dernières lignes de l'horizon; le crépuscule jetait
une teinte violette sur cette campagne attristée. Dans le lointain
résonnait un son plaintif et vibrant tour à tour, pareil à l'appel et au
soupir d'une poitrine humaine. C'était le paudja ( l'adoration) du soir
qu'annonçait la conque des brahmanes.
Le hangalow (maison de poste destinée aux Européens] se com-
posait, selon la coutume, de deux chambres; l'une était occupée par
des ingénieurs anglais, l'autre me servit de campement. Il nous pa-
raîtrait naturel que des voyageurs réunis par le hasard dans un pays
lointain échangeassent quelques paroles amicales; mais l'étiquette
britannique ne procède pas ainsi; ce serait s'exposer à se com-
promettre avec une personne d'une classe inférieure; aussi chacun
reste dans son coin, s'ennuie, se gourme : on dirait deux ennemis
qui s'observent. Cependant la chaleur trop accablante obligea les
gentlemen aussi bien que moi à dormir à la belle étoile sous les vé-
randas.
Je m'éveillai, sinon frais, du moins dispos, près d'un grand étang
bordé de trois côtés par des arbres magnifiques , sous lesquels était
rangée toute une population de pèlerins, de marchands, de voya-
geurs, campés dans leurs chariots ou sous des nattes. Puis, après
avoir laissé aux prêtres le temps de faire les ablutions du matin, de
tracer sur leur front, sur leur poitrine et sur leurs bras les trois lignes
de Civa, de manger leur riz et de chausser leurs babouches, je m'a-
cheminai à travers des rues larges, bien tracées, ombragées d'aca-
cias. Là sont les maisons des brahmanes, habitations assez simples,
soutenues par des piliers souvent ornés de figures et décorés d'une
véranda avec un banc, où l'heureux desservant vient se coucher,
rêver aux privilèges de sa naissance, et se reposer de son désœuvré-
(1) Trois lignes verticales tracées sur le froot désignent les sectatears de Civa;
trois lignes horizontales, les religieux voués à Yichnou.
94^ REVUE DBS DEUX MONDES.
évalaée à soixante mille âmes; il est difficile, à vue d*œil , de fixer un
chiffre exact, tant les habitations sont disséminées. Cette villa (dans
le sens espagnol du mot) comprend plus d*une demi-lieue de maisons,
de champs, d*enclos, de jardins où mûrissent les énormes pample-
mousses (citrus decumana)y qui abondent dans les bazars, ainsi que
le fruit monstrueux du jackier (artocarpus integrifolia). Au-delà de
cette riante htierta^ on retrouve un chemin poudreux, çà et là des
touffes de pandanus groupés sur des monticules de sable, des bos-
quets épais de cashew [anacardium], couverts de petites pommes et
de fleurs roses, des bois de palmiers sauvages, sous lesquels le chacal
s'abrite en plein jour. Parfois aussi, au milieu d*un espace aride, surgit
un vieil acacia épineux à moitié calciné par la chaleur et chargé de
guenilles : c'est une espèce d'arbre fétiche devant lequel tout voya-
geur déchire un morceau de son vêtement pour le suspendre aux
rameaux, comme s'il s'agissait de compenser ainsi le feuillage absent.
De loin «n loin paraît un village, dont l'abord est marqué par un de
ces figuiers banians y image de la fécondité, recourbant vers le sol
leurs branches , qui pendent en racines échevelées , s'implantent de
nouveau, et forment une tonnelle colossale; sous ces voûtes natu-
relles se tient tantôt un marché, tantôt une école; c'est comme un
grand nid qui rassemble au soir les vieillards et les enfans. Autour
des maisons, grâce à la fraîcheur des citernes, s'élève le cocotier,
qui nourrit l'homme de son amande, l'abreuve de son lait, l'enivre de
son vin , et lui fournit sa feuille pour couvrir des cabanes, la bourre
de son fruit pour faire des nattes , des cordes , des tissus , sa noix
pour puiser l'eau et confectionner l'appareil dans lequel on fume
le houkka. On voit aussi le bambou dont le pécheur fait des mâts et
des rames, le jardinier des conduits pour l'irrigation, le vannier des
paniers; les tiges frêles et tendres de ce gigantesque roseau se glis-
sent à travers les branches horizontales du ouatier, dont la fleur
jaune brise en s'ouvrant une gousse charnue, s'épanouit en candé-
labres comme celle de l'agave, et se change en un duvet soyeux que
lé vent secoue dans les airs. Là, jamais la. végétation ne s'arrête; les
plantes herbacées, les arbres à moelle, pompent aisément l'eau que
puise la racine aux étangs et aux canaux ; ce sont de frais bosquets
où le parfum des fleurs, le' bourdonnement du colibri, le chuchot-
tement des petits oiseaux, vous invitent à dormir; mais, prenez
garde, sous ces herbes veloutées rampent souvent de hideux ser-
pens.
Cependant j'approchais deChillambaram. Je rencontrai un religieux
CHILLAHBARAM ET LES SEPT PAGODES. 945
voué à Yichnou, coinme F indiquaient la couleur jaune de sa tunique,
de son turban et de son écharpe flottante, le chapelet pendu à son
bras, la triple ligne tracée sur son front (1). Un serviteur, un disciple,
le suivait à pied , portant les bagages et Téventail. Le djogui trottait
sur un petit cheval birman, et nous montrait la route. Déjà, au-dessus
d*un bouquet d'arbres gigantesques apparaissaient les sommets des
pyramides bâties sur les portes de la pagode. Une large chaussée
établie dans une plaine basse traverse en plus d*un endroit des marais
à sec depuis plusieurs mois. Le soleil descendait; une poussière
dorée voilait les dernières lignes de rhorizon; le crépuscule jetait
une teinte violette sur cette campagne attristée. Dans le lointain
résonnait un son plaintif et vibrant tour à tour, pareil à l'appel et au
soupir d'une poitrine humaine. C'était le poudja ( Tadoration) du soir
qu'annonçait la conque des brahmanes.
Le hangalow (maison de poste destinée aux Européens) se com-
posait, selon la coutume, de deux chambres; l'une était occupée par
des ingénieurs anglais, l'autre me servit de campement. Il nous pa-
raîtrait naturel que des voyageurs réunis par le hasard dans un pays
lointain échangeassent quelques paroles amicales; mais l'étiquette
britannique ne procède pas ainsi; ce serait s'exposer à se com-
promettre avec une personne d'une classe inférieure; aussi chacun
reste dans son coin , s'ennuie , se gourme : on dirait deux ennemis
qui s'observent. Cependant la chaleur trop accablante obligea les
gentlemen aussi bien que moi à dormir à la belle étoile sous les vé-
randas.
Je m'éveillai, sinon frais, du moins dispos, près d'un grand étang
bordé de trois côtés par des arbres magnifiques , sous lesquels était
rangée toute une population de pèlerins , de marchands , de voya-
geurs, campés dans leurs chariots ou sous des nattes. Puis, après
avoir laissé aux prêtres le temps de faire les ablutions du matin, de
tracer sur leur front, sur leur poitrine et sur leurs bras les trois lignes
de Civa, de manger leur riz et de chausser leurs babouches, je m'a-
cheminai à travers des rues larges, bien tracées, ombragées d'aca-
cias. Là sont les maisons des brahmanes, habitations assez simples,
soutenues par des piliers souvent ornés de figures et décorés d'une
véranda avec un banc, où l'heureux desservant vient se coucher,
rêver aux privilèges de sa naissance, et se reposer de son désœuvré-
(1) Trois lignes verticales tracées sur le front désignent les sectateurs de Civa;
trois lignes horizontales, les religieux voués à Yichnou.
ne BBVIIB DW DBUX MONDBS.
meot; à moios Qu'après tant de siècles il ne cherche h se remettre
des fatigues que causa à ses ancêtres Vachèvement d*iui temple ai
merveiUettx,
L'enceinte extérieure consiste en un pantU^ogramme de deux cent
Tingt toises sur cent soixante; les murs ont trente pieds de hauteur
et sept d*épaisseur; quatre belles portes, tournées vers les quatre
points cardinaux et ouvrant sur quatre routes, conduisent dans Vin»
térieur de la pagode; chacune de ces portes est surmontée d*une
pyramide haute de cent cinquante pieds, h sept étages, entièrement
couverte de figure^ et couronnée par une face hideuse qu*abrite une
coquille en éventail. A travers ces figures de poses et de mouveraens
ai variés, ch-cule tout un monde de petits lézards; dans les fissures
de la pierre, dans les interstice» fouillés par le ciseau, poussent des
herbes, des arbustes, semés là par les oiseaux et le vent de la
mousson. La partie supérieure de la pyramide, faite de brique, re-
pose sur un massif dans lequel est taillée une ouverture haute de
trente-deux pieds et laige de trente-sept, porte gigantesque qui lais-
aerait passer les éléphans deux h deux. Les knootans et le Mnteau sont
d'une seule pierre; une lourde chaîne, en pierre aus», suspendue
à une grande élévation, et désormais brisée, était engagée de chaque
côté de ces roontans, de telle façon qu'elle avait dû être prise dans
la même masse et ne faisait qu'un avec ces blocs de granit A chaque
gradin marquant les étages est appliquée tane bande de cuivre qui,
jadis frottée et polie aux jours des solennités, reflétait les rayons du
soleil, et ceignait ainsi chaque pyramide de sept auréoles.
Moins grandioses que les portiques cyclopéens de la Haute-Egypte '
couverts non d'images, mais de mystérieux symboles; plus sévères
et plus harmonieuses de forme que les tours chinoises, ou la minutie
des détails détruit l'eflEet des proportions, les portes de Chillam-
barana sembleraient presque grecques par la base, gothiques par le
sommet; car le caraotère particulier de la philosophie et de Tart chez
les Hindoua, c'est toujours l'imagiiiation vagabonde et désordonnée
jaillissant en gerbes sur la source du dogme, la pyramide ëchafiMi-
dant ses rangées de figures terribles et grimaçantes sur le socte de
granit; aussi chacun de ces édifices est une épopée complète , ou
mieux un drame de Shakspeare» ou le rire même a sa tristesse et sa
* mélanooUe.
A la seconde enceii\(e est adossée une galerie à deux étages, dis-
posée en cellules dans lesquelles on place les fruits et les fleurs, le
beurre fondu et l'huile» emflojés dans les sacrificea* JUa cotoones
V
CHlLLAlOAaAM BT LES SBPT FAOODES.
de €6 dofire sont scriplées aqsa avec soin; Tartiste hindoa met,
tout l'orneœent autour du pilastre, parce que spus ses yeux la là,
se suspend toujours au tronc de Tarbre. Péfiétroiis plus av«iit; no
trouverons de vastes cfaapeUes, des sanctuaires, nu ^ng, une pil
doe, une variété d'édifices qiû tro«Ue le regard, et «ne grandeur
de lignes qui bientôt repose l'esprit un peu déconcerté. Dans la troi-
sième enceinte, fermée de murs sur lesquels court une inscription
en caractères 70/in^MiJ, aont contenues troto ekabeis ou cbapelk».
La première est consacrée à Içwara, le maître, le Dieu universel
et infini, cause et substance des êtres créés; Civm, selon Tacception
mythologique et populaire, et plus paiticnlièreoteat ici , Giva qui se
plait dans les neiges du mant Kaïlaça, comme l'indique son surnom
Sitamhara (Chillambaram), vètn de blanc. Au fond de la seconde,
on voit Vichnou dans son attitude pensive et conservatrice, assis sur
le serpent Çécha aux miHe léies. Les détails de sculptnre abondent
dans ces deux petites pagodes; Tune, détachée du 9€4, repose sur
deux roues de pierre comme «nchar imaense; Taatre, soutenue
par des piUers de la plus ^^aciaise forme, semble te ^stibule d'un
palais féerique créé par encbantoRient, car on ne peut supposer que
tout c^ ait été bâti par les ksrêumam (tailleurs de pierre), qa*on
rencontre sur les roules presque nus et portant de gréssiars outils
dans un sac de cnr.
Enûii , voici la troisième chapelie : deux statues à quatre bras en
porphyre brun, presque bleu, et de taifle colossale, défendent Tentrèu
du sanctuaire. Là tout est symbolique; cinq piKers de sandal sans
in^iges représentent les cinq élémens t Ysir^ la terre, le feu , l*eau et
Tatmosphère, akas; quatre piliers Inatoriés, les quatre Vedas; dii4iuit
antres, les dix-hutt Fouranas, et dix autres, les dix Çasflras; H n*y a pas
jusqu'au nombre des chevrons qui n'ait un rappoit ^Hégorique avec
des nombres consacrés* Au-dessus de Tédifice brillent neuf boules 4e
cuivre, quiaont les neuf incarnations de Vidinou, ou les neuf nn^er^
turesdu corps. Le tenipie même estséparé du sanctnaînepar un esfsot
large de quelques pieds et pareil 6 un fwsé; c'est là que s'anrétent les
profanes. l«s brahmaDes seuls, préposés à rentretien des ebosea
saintes, s'asseoient famtUèreroent près de l'idole firottée d'huile, riche*
ment habillée, édau^ par des lampes sans nomibre, parée de fleurs;
au fond de ce taerariumy règne un demi-jour mystérieux. Cette idole
renommée fut, selon la légende, trouvée dans un coffre par m rai
de la dynastie des Gholas, à qui Giva hiimême^ sous la forme d'un
précq>teur spirituel, indiqua ce précieux trésor caché en tenv; cette
meaU à moios Qu'après tant de siècles il ne cherche h se reosettre
des fatigues que causa à ses ancêtres rachèvement d'ui temple ai
merveiUettx.
L'enceinte eitérieure consiste en un paniU^ogrannEie de deux cent
?ingt toises sur cent soixante; les murs ont trente pieds de hauteur
et sept d'épaisseur; quatre belles portes, tournées vers les quatre
points cardinaux et ouvrant sur quatre routes, conduisent dans Tin»
térieur de la pagode; chacune de ces portes est surmontée d*une
pyramide haute de cent cinquante pieds, h s^t étages, entièrement
couverte de figure^ et couronnée par une face hideuse qu'abrite une
coqoiUe en éventai). A travers ces figures de poses et de naouveraens
ai variés, circule tout un monde de petits lézards; dans les fissures
de la pierre, dans les interstice» fouillés par le ciseau, poussent des
herbes, des arbustes, semés là par les oiseaux et le vent de la
mousson. La partie supérieure de la pyramide, faite de brique, re-
pose sur un massif dans lequel est taillée une ouverture haute de
trente-deux pieds et laige de trente-sept, porte gigantesque qui lais-
serait passer les éléphans deux h deux. Les ïnootans et le hnteau sont
d'une seule pierre; une lourde chaîne, en pierre aus», su^>endue
à une grande élévation, et désormais brisée, était engagée de chaque
côté de ces montans, de telle façon qu'elle avait dû être prise dans
la même masse et ne faisait qu'un avec ces blocs de granit A chaque
gradin marquant les étages est appliquée tane bande de cuivre qui,
jadis frottée et polie aux jours des solennités, reflétait les rayons du
soleil , et ceignait ainsi chaque pyramide de sept auréoles.
Moins grandioses que les portiques cyclopéens de la Haute-Egypte '
couverts non d'images, mais de mystérieux symboles; plus sévtees
et plus harmonieuses de forme que les tours chinoises, ou la minutie
des détails détruit VeflEet des proportions, les portes de Chillam-
barana semUeraient presque grecques par la base, gothiques par le
sommet; car le caractère particulier de la philosophie et de l'art chez
les Hindous, c'est tcMÛours l'inaftgiiiation vagabonde et désordonnée
jaillissant en gerbes sur la source du dogme, la pyramide échafau-
dant ses rangées de figures terribles et grimaçantes sur le sodé de
granit; aussi chacun de ces édifiées est une épopée complète» ou
mieux un drame de Shakspeare» ou le rire même a sa tristesse et sa
' mélanooUe.
A la seconde enceii\(e est adossée une galerie à deux étages, dis-
posée en cellules dans lesquelles on place les fruits et les fleurs, le
beurre fondu et l'huile» emflojés dans les sacrificea* Laa colomies
CHlLLABfBiUUM BT LES SBPT FAOODES. M7
de ce dofire sont scttlptées aqssi avec soin; Tartisie hindoa met par*
tout rorneaient autour du fîlastre, parce que spus ses yeux la liane
se suspend toujours au tronc de I*arbre. Péfiétroiis plus avant; nous
trouverons de vastes cfaapeUes, des sanctuaires, nu ëtougy une pis-
doe, une variété d'édifices qiû tnMiUe le regard, et «ne grandeur
de lignes qui bientôt repose l'esprit un peu déconcerté. Dans la troi-
sième enceinte, fermée de murs sur lesquels court une inscription
en caractères taiinfosj sont contenues troto chaheu ou chapelles.
La première est consacrée à Içwara, le maître, le Dien universel
et inflni, cause et substance des êtres créés; Civa, selon Tacception
mythologique et populaire, et plus paiticnlièrenmit ici , Civa qui se
plait dans les neiges du mont Kaïlaça, comme l'indique son surnom
Sitamhara (Chillambaram), vètn de blanc. Au fond de la seconde,
on voit Vichnou dans son attitude pensive et conservatrice, assis sur
le serpent Çécha aux miHe tètes. Les détails de sculpture abondent
dans ces deux petites pagodes; Tune, d^achôe du 9€4, repose sur
deux roues de pierre conune nn char ÎHNfnense; l'autre, soutenue
par des piUeri» de la plus graciaise forme, semble te vestibule d*nn
palais féerique créé par encbantoRient, car on ne peut supposer que
tout c^ ait été bâti par les kwr^umant (tailleurs de pierre), qu'on
rencontre sur les roules presque nus et portant de grossiers outils
dans un sac de cnr.
Enûii , voici la troisième chapeiie : deux statues à quatre bras en
porphyre brun, presque bleu, et de taUle coiossaie, défendent rentrée
du sanctuaire. Là tout est symbolique; cinq piKers de sandal sans
in^iges représentent les cinq élémens t Vair, la terre, le feu , l*ean et
Tatmosphère, akoM; quatre piliers Ustoriés, les quatre Vedas; dh^iuit
antres, les dix-hutt Fouranas, et dix autres, les dix Çasflras; il n*y a pas
jusqu'au nombre des chevrons qui n'ait un rapport allégorique avec
des nombres consacrés. Au-dessus de Tédifice brillent neuf boules 4e
cuivre, qui aont les neuf ineaivatiotts deVidinou, ou les neuf nnver«
turesdu corps. Le tenipte même estséparé du sanctneîrepar nn e^Mice
large de quelques pieds et pareil 6 on fwsé; c'est là que s'airètenl les
profanes. l«s hrahmanes seuls, prépesés k l'entretien des cbasea
saintes, s'asseoient familièrenient près de l'idole frottée dlinile, riche*
ment habiHée, édan^ par des lampes sans MMAbre, parée de fleurs;
au fond de ce êoaiwrium^ règne un derai-jourwystérieui. Cette idole
renommée fut, selon la légende, trouvée dans un coffre par m rai
de la dynastie des Gholas, à qui Qva hiinrtme» sons la ferme d'un
précq>teur spirituel, indiqua ce précieax taësor caché en tenv; cette
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k 948 RBVUB DBS DEUX MOIIDBS.
tradition , fort obscure , n'en présente pas moins an lecteur attentif*
quelque allusion à un fait historique, que voici en substance. Vers
: [ la fin du premier siècle de notre ère , les djatnas tput-puissans firent
cesser les sacrifices brahmaniques, détruisirent les temples; afin de
venger son culte proscrit, Ci va envoya une pluie de feu, ou, pour
substituer Thistoire à la légende , les civaïstes se soulevècent et brâ-
lèrent les djaînas dans leurs demeures. De cette colère de Civa na-
quirent trois rois qui se baignèrent ensemble au lieu où trois ri-
j ; vières se joignent , près de Condjevaram , firent serment de rétablir
le civaîsme dans tout son éclat, et» en récompense de leur dévoue-
ment, le dieu lui-même, sous la forme d*un brahmane, fit connaître
à l'un d'eux l'endroit où, lors des persécutions, les habitans avaient
caché leurs richesses et les saintes images. C'est donc à tort que les
desservans de Chillambaram font remonter à l'an 400 du Calyouga
(de l'âge de fer ou âge actuel), correspondant à l'an 607 avant Jésus-
Christ, l'érection d'un monument qui ne put, d'après leur propre
Pourana, être construit avant le second siècle de notre ère. N'est-ce
pas déjà une respectable antiquité? D'ailleurs, de très anciens ou-
vrages disent qu'un million d'aumônes à Benarès ne vaut pas plus
qu'une seule faite à Sitambara. Et Civa, dans les mêmes textes, dit
aussi : a Je suis un des trois mille prêtres établis à Sitambara. d Avec
de pareils souvenirs , une pagode ne peut manquer d'être célèbre
dans tout le pays, d'attirer un concours rassurant de pèlerins, n'eilt-
die que seize siècles d'existence.
Derrière cette enceinte est l'étang sacré, auquel on descend par
de belles marches régnant sur les quatre faces du parallélogramme,
entouré de galeries où les baigneurs font sécher leurs écbarpes et
, leurs turbans, lavés chaque jour. Quant au pagne des hommes, et à
la pièce de toile bariolée dont s'enveloppent les femmes, ce sont les
indispensables vêtemens que jamais un Hindou ne quitte; on les
frotte dans l'eau en prenant le bain. Aussi , dans cette piscine où se
plongent à la fois tant de personnes de tout âge et des deux sexes, il
a ne se passe rien qui puisse choquer la décence; d'ailleurs, le bain est
un acte religieux. L'autre piscine, fermée au public, est couverte
d'une coupole à peu près nioresque, d'une architecture charmante
et d'apparence plus moderne; les trois boules dorées qui surmontent
cet édifice lui donnent l'aspect plutôt d'une mosquée que d'une
pagode.
Une galerie de cent colonnes, aujourd'hui en assez mauvais état,
était le principal reposoir où l'on plaçait l'idole avant de la conduire
\l
CHILLAMBABAM ET LES SEPT PAGODES. 9id
dans on aatre temple plus gigantesque, long de trois cent seize pieds,
large de deux cent dix, et soutenu par mille piliers chacun d*une
seule pierre. On y arrive par un péristyle élevé sur quelques marches,
orné de chaque côté, à l'extérieur et b sa base^ de peintures repré-
sentant des cortèges, des danses animées où l'on retrouve les mou*-
vemens etks costumes des bayadères de nos jours. Entre ce péristyle
et deux escaliers latéraux sont sculptés les éiéphans que réclame
tout monument indien. Le plafond a ses fresques aussi; mais il est à
remarquer que, dans ces contrées où l'on semblait édifier pour des
siècles étemels, Tarcbitecture et ,1a sculpture acquirent un dévelop-
pement que la peinture n'atteignit jamais; conune si cette branche
de l'art, sœur cadette des autres, si choyée des temps modernes, eât
paru produire des choses trop peu durables pour un peu[rie qui écri-
vait dans la pierre son histoire et ses dogmes.
Reposons-nous donc sous ces milles colonnes, disposées avec tant
d'art et.de symétrie que, de quelque côté qu'on promène son regard,
elles offrent toujours de régulières allées. Un soleil perpendicuhtire
ne jeltc autour des temples aucune ombre, mais sous ce vestibule
spacieux quelle fraîcheur I Tout au fond , voici un banc haut de deux
pieds et demi, sur lequel on serait tenté de s'asseoir, si ce n'était
l'autel où l'on dépose les offrandes, la coudie divine où deux fois
Civa en personne a daigné s'étendre. Le chef actuel des brahmanes,
Soundaridikchiiarapanditara ( le très savant et excellent sacrificateur
Soundari], Ta vu de ses yeux, et nous tenons le fait de son auguste
bouche. Derrière cet autel règne un fossé profond , jardin sans cesse
arrosé, qui produit les bananes, les cocos et les fleurs odorantes dont
on fait hommage aux idoles. Quelques pèlerins couchés sur les dalles
dorment paisiblement, et voient sans doute en rêve le dieu qu'ils
sont venus adorer de l'extrémité septentrionale de la presqu'île; près
d'eux sont le bâton formé de trois branches tordues ensemble ( tri-
danda)f le vase de cuivre bien poli pour les ablutions. Çà et là de pe-
tites vaches blanches trottent et font retentir la corne de leurs pieds
sur la pierre unie;7)artout rôdent les rats palmistes; le^^huppes que
la chaleur poursuit se cachent sous les corniches, le bec ouvert, Taile
tendue. Les baigneurs qui sortent de la piscine vieiHient s'allonger,
faire Yashthavga (prosternation des huit parties du corps) devant
la statue colossale du taureau sacré, qui, au dire des dévots, se lèvt^
chaque soir, sort de dessous son dais de granit, et se promène dans
l'enceinte de la pagode; à moins toutefois que cette mystérieuse pro-
menade ne soit accomplie par cet autre taureau vivant, gras et dodu,
TOME 1. 61
CHILLAMBÂRAM ET LES SEPT PAGODES. 051
terrés là quelque part sous les décombres , et poursuivi par une
soixautaine de brahmanes > le chef en tôte> qui m'exposaient leur
misère et demandaient Taumône, je regagnai mon gîte; le jour tom-
bait. Devant les portes, j'entendais le chant monotone de quelque
vaïcya (laboureur), couché sur le banc de la galerie, et je distinguai»
à peine dans Tombre du crépuscule sa blanche écharpe bordée de
rougie. Des pagodes ruinées, des chapelles, des reposoirs> qu'on visi-
terait ailleurs avec soin , se rencontrent çà et là; mais, écrasés par la
magnîGcence du grand temple, ils ressemblent à des miniatures»
Autour de Tétang principal, voisin de la porte, brillaient les feux des
pèlerins et des marchands occupés à faire cuire le riz du soir; chaque
campement, chaque chariot avait son groupe, digne d'être étudié; de
bellea jeunes filles descendaient au tank (étang) pour y remplir leurs^^
cruches arrondies; elles s'y. ébattaient avec des éclats de rire joyeux,,
et leur silhouette se profilait sur la surface limpide des eaux que
leurs mouvemens faisaient miroiter aux premiers^ rayons de la lune;
puis elles marchaient gravemisnt, une main sur la hanche nue, l'autre
àp^neposée sur l'amphore qui s'incline aux ondulations du cou;
chacune cheminait silencieusement vers sa cabane; et sousJes grands-
arbres., sous robscqrité d!un feuillage épais, elles passaient comme
des ombres, trahira peine pai: le bruit des anneaux qui ornent leurs^
piedik Dans les airs hurla le hibou; dans les taillis, sous les ruines,
aboya le chacal; alors fk s'avança la nuit protectricô de toutes les-
créatures : décoré des constellations,. des plaoètes, des étoiles brillant
toutes ensemble,, le ciel, pareil à.un tissa léger, s'éclaira et P6splendi(
complètement. Alors errèrent. à. leur gré les ôtiies qui marchent duor
les ténèbres, cewi qui marchent au grand jour reotrèvent; sous le
jftug du sommeil; alors aussi retentit le bruit tercibie des animaux
qui se meuv^t dans, robscuciié ,. les bètes fauves se réjouirent; la
nuit, source de frayeurs, régna de toutes patts... » 0 magnifique
yioâsjed'ufielaiigiiephisancieDDe enooreque la>vij^îlle pagode, es-tu
donfi moittQ & junflîs^ et- let bBahmaae dé<2hu Qe* sail-it 4Ïttc plus faire
emtendffe d'autaes<aQee9Si(|i»e ceux de lat couqhe gémissaiite^quj^jette
m 4ewMit wmKMTft! entreles qnatre pycaonides géwtes?
IL
A|mf4» wokt viSiM^ seM» pagode eélSfere, il nie restiùt^ fr v
grottes les" phis« penoiiHaées de. la e^Me de CoronMméel , odios
61.
!>52 RBVt^E DBS DEUX MOlfDBS.
I^ voyageur qui, sortant de Pondichéry par la route du nord, se
liirige vers Mahabalipouram, est frappé de la tristesse des campagnes.
Il y a entre la côte de Malabar et cdle de Coromandel, dans cer-
taines parties, la môme différence qu'entre le Chili et les provinces
de la Plata; la même cause aussi produit cette différence. Les Gaths
^ont, comme les Andes, bien plus rapprochées du rivage occidental
que du rivage oriental; dans tous les pays, les montagnes font les
ruisseaux, mais dans ces deux contrés d* Amérique et d*Asie, les
ruisseaux font les récoltes. Cochin, Alepee, Quilon, ont de belles et
fraîches forêts comme Valdivia et la Concepcion; tout Tespace com-
pris entre le Godaveri et le Coleroon souflre de la sécheresse comme
les plaines qui s'étendent entre la Plata et Rio-Negro.Surla droite, une
ligne de palmiers indique le bord de la mer, qu'on entend quelque-
fois déferler au pied des dunes de sable; tantôt on traverse des cam-
|)agnes arides, pauvres, des villages habités par des gens de caste
inférieure, vivant sous des cabanes faites de feuilles d'arbres, et ré-
iliiils à boire, vers la fin de la saison sèche, une eau bourbeuse; tantôt
on rencontre des vallées trop basses, marécageuses, où s'élèvent par
bouquets irréguliers de gros arbres, dans lesquels nichent les milans
et les vautours malpropres [vultur pondicerensis) au bec jaune , aux
plumes courtes et hérissées comme celles des oiseaux enfermés dans
les cages; des plages salines, que le vent a gercées et fendues comme
la gelée; des lacs formés par l'Océan , mornes flaques d'eau qui re-
poussent bien loin d'elles toute végétation. Après avoir franchi le
plus considérable de ces bras de mer, on monte vers un village en-
touré de jardins; la place fort spacieuse est tout entière ombragée
par un figuier gigantesque, mais cette bourgade qu'on se représente
si riante n'est autre chose qu'un bagne de la présidence de Madras;
triste halte, car on ne repose pas bien en face de ceux qui sont
condamnés à de rudes travaux.
Désormais, jusqu'à la petite rivière d'Ënnevore, jusqu'à cette riche
huertay déployée comme un parterre autour de Madras, les routes
€t les villages vont s*animant. I^s chauderies que je rencontrai
étaient remplies; au soir, des voyageurs par centaines y murmnraieirt
leurs prières en lavant leurs barbes et leurs mains; les uns causaient
jusqu'au matin par petits groupes, au grand préjudice des voisins qui
témoignaient par des bâillemens prolongés le regret d'un sommeil
interrompu; d'autres, plus affairés, reprenaient leur course après un
léger repas; c'étaient souvent des cipayes allant rejoindre l'escadre
destinée à l'expédition de Chine. Vêtus de l'habit rouge, mais jambes
ClllLLAMBARAM ET LES SEPT PAGODES. 953
nues, portant au bout d*un bâton le shako et la culotte d^ordonnanee*
ils cheminaient bravement la nuit, sans redouter les voleurs, qui
inspirent aux Hindous une crainte excessive. 1.es vols doivent être
assez fréquens dans les chauderies, puisque, d'heure en heure, un
ichaokidar (homme de police) fait sa ronde avec une cresselle pour
avertir les dormeurs que le chien veille au repos de la bergerie. Deux
espèces de mendians abondent surtout' dans ces caravanseraîs; les
lada-sanyassis (pénitens nus], aux cheveux en désordre, au regard
abruti , qui sont arrivés, par de honteux libertinages, à amortir leurs
passions; et les faquirs, religieux musulmans, qui, à la différence des
sanyassis, adressent plus particulièrement leurs demandes d*aumônes
aux Européens; ils vont ceux-ci d'une pagode à un étang consacré,
ceux-là d'une mosquée au tombeau d'un santon, voyagent en toute
saison , et vivent de la poignée de riz que leur accorde la charité
publique. Ces êtres passent leur vie dans la plus complète indépen-
dance; comme les oiseaux, ils trouvent la pâture au bord du chemin;
comme eux aussi, ils supportent la faim et la soif, mais ils inspirent
moins de pitié que de dégoût; car les prescriptions les plus vulgaires
de la morale semblent inconnues au musulman contemplatif, et la
métaphysique ténébreuse du gymnosophiste hindou ne produit en
lui que le cynisme te plus révoltant.
Peu à peu nous approchons de Mahabalipouram; déjà se montrent
des rocs pareils à ceux qui recèlent les sculptures célèbres; sur une
de ces collines formée de grosses pierres détachées les unes des au-
tres tinte une clochette, et de toutes parts arrivent, par les sentiers
poudreux, du fond de la plaine, du milieu des buissons, des jeunes
gens de bonne caste portant le cordon d'investiture en sautoir, et sur
la poitrine le lingam enfermé dans une petite botte d'argent. Der-
rière eux, à part et se tenant par la main, marchent des jeunes filles,
le front frotté de poudre de sandal, ornées de leurs plus beaux bra-
celets. Sur leurs cheveux noués avec soin brille aux derniers rayons
du soleil la plaque d'or; à leurs oreilles, à leur nez pendent de longues
boucles; elles ont sur le front des couronnes de polyanthusj et toutes
se taisent, s'arrêtent et baissent les yeux en apercevant un Européen.
Mais bientôt cette population empressée que la cloche semble faire
sortir de dessous terre serpente au milieu des rochers, se groupe u
la suite d'une procession, circule en files interminables dans les an-
fractuosités de la colline, où elle disparaît aux yçux; puis les têtes se
laissent voir encore sur la cime de cette petite montagne d'où par-
tent des chants, des bruits de tambours et de trompettes, et derrière
9&k RBVUB DBS DEUX MO^iDES.
laquelle se cache quelque pagode invisible dont toute la contrée
célèbre la fête.
La nuit tomba sur cette scène pastorale assez seiBblid>le à celles que
décrit Tchatour-Bhoudj Misr dans son Premsâgw (océan d*amour (1)-
Xt songeant à la réforme du brahmanisme, dont cet ouvrage est
rhistoire, et qui, par ses tendances à un culte plus adouci, offre de si
singuliers rapports avec le paganisme grec, je me mis à cheminer
Ir pied, à la lueur des étoiles, jusqu'à un village où je trouvai Thos*-
pitalité dans un mandaba (reposoir) soutenu par de lourds piliers. J'f
reposai , adossé aux plus obscènes sculptures , en compagnie d*una
vieille femme idiote et d'une petite vache fort turbulente , q^i gai-
lopait sans cesse et s'en allait fréquemment boire à rétaDg« L'animal
était le dieu du parvis , la folle pouvait être quelque ame eu peine
possédée d'un esprit surnaturel; les chauves-souris énormes planaieot
d'un vol fantastique sur les eaux blanches du réservoir entouré de
grands arbres; quelques oiseaux aquatiques debout sur une patte^
pareils à des sentinelles, se tenaient çà et là au bord du bassin; par-
fois ils prenaient leur vol l'un après l'autre, troublés dans leur repoa^
par le passage d'un chien errant que l'obscurité cachait à mes yeux^
puis retombaient un peu plus loin dans la même posture, dans la
même immobilité. C'était une nuit magnifique, qui invitait ylu& à-
marcher qu'à dormir; aussi,, je repris bientôt ma route, impatient
d'arriver enfin à Mababalipouram.
L'ensemble des monumens compris sous cette dénominatioa se
compose d'un groupe de sept rochers taillés en pagodes^ de deu&
temples élevés au bord de la mer, et d'une grande quantité de
reposoirs, de chapelles creusés dans le rocher principal^ aîim qjoe
de figures sculptées sur la pierre , à ciel ouvert. Décrire tout celé*
serait répéter eu partie ce qu'ont dit Langlès dans ses Momunem^étf^
rHindosta»y et après lui le docteur Babington dans le deuxième vo^
lume des Transactions de la Société Asiatique de Londres. Cependant^
sans copier ses devanciers,, chaque voyageur a peutrêtce le droit de
parler à^son tour et à sa manière de ces ruines gigantesques,, scmye-
nirs d'un autre âge, de proposer au lecteur cette énigme hiatonqfiie
dont le mot n'est pas trouvé encore»
Le marin qui dépend de la brise, c'est-à-dire du présent, ae ¥eit
dans ces édifices,! nommés par X^vles J^^PajMev Autre chose quJ
CUILLAHBARÀM ET LES SEPT PAf.ODES. 655
^nt He remarque utile à la rmvigation; le brahmane , intéressé à
cacher dans i^ nuit des temps l*origine d'un mystérieux travail dont
la date reste ignorée, veut que toutes les grottes de la presqu'île
aieitt été creusées par les Pandous, demi-dieux du Ma*habharata; il
existe parmi les Hindous cinq à six autres explications toutes aussi
inacceptables que celle-ci. Les pagodes ont leurs légendes conser-
vées par les prélres, rédigées sous forme de puranas, des titres de
propriété, ties grants of landy gravés sur des plaques de cuivre, por-
tant d^onation du terrain, le tout accompagné de dates ou au moins
du nom des donataires, princes et radjas connus dans Thistoire. Cest
à l'aide de ces documens et des inscriptions qui parfois couvrent les
édifices de haut en bas, qu'on a pu lever jusqu'à un certain point le
voile qui cache les siècles intermédiaires du brahmanisme. Les caves
n'ont que des inscriptions en caractères fort anciens, très courtes,
moins légendaires que sentencieuses; et.point de puranas locaux, ni
de titres de dotation, car rien ne prouve q.u'e1les impliquassent pos-
session du terrain, puisqu'elles se cachaient sous le rocher (1). Ces
monumens sont donc plus anciens que les autres, c'est là un fait in-
contestable. Cependant, comme la presqu'île ne fut guère explorée
Di surtout habitée par les Hindous avant notre ère, on est forcé d'ad-
mettre que ces travaux peuvent tout au phis compter deux mille ans
d'existence; Ils appartiennent à la période romane de la péninsule et
au moyen-âge du brahmanisme.
Arrivé au\i1lBge, je m'étais installé sur la véranda d'une chauderie
faisant face à la grande plate; je vis s'élever aussitôt une rumeur, un
^iboroto parmi les brahmanes, et leur chef vint me dire qu'il m'était
impossible de camper au lieu réservé à ses collègues, surtout un
jour de grande fête. Alors je priai \e pandit de m'assigner un loge-
ment, et il me désigna celui que f eusse choisi si je l'avais osé, un
temple souterrain situé précisément entre le grand roc chargé de
sculptures et la chapelle de Krichna. Cette chapelle, peut-être la
plus ancienne de toutes, est remarquable par la naïveté des figures^
Krichna debout,- le bras tendu, soutient le plafond de sa main puis-
sante; autour de lui sont rangées les filles des bergers; des pâtres
jouent de la flûte, d'autres traient les vaches : c'est une idylle ^ran-
(1) Ainsi, rinscriplion en ancien tamul, citée par Babington, et qui parie de
donation , s'applique à une pagode, et non à une cave , car généralement les tem-
ples de ce dernier genre ne servent plus à la célébration des sacrifices, bien que
les 6gures dont ils hont remplis soient Urées du paolbéoa bindou, à de rares e»»
cepUons prés.*
CHILLAMBARAM ET LES SEPT PAGODES. 957
d*eau; deux éléphans prennent les vases dans leurs trompes et les
vident^successivement sur les épaules de Dourga. Qui sait si jadis
quelque radja ne s*amusa pas à dresser des éléphans à ce singulier
service?
On peut encore se figurer les brahmanes tournant avec le soleil
autour de la montagne transformée en pagode et coupée d*escaliers.
Pendant la chaleur de midi, les grottes inférieures offraient un abri
plein de fraîcheur et de mystère; puis, à mesure que Tombre s'allon-
geait, ils montaient de reposoir en reposoir, adorant la divinité sous
ses manifestations diverses, jusqu'à ce que, arrivés à la cime, sous
le petit temple aujourd'hui ruiné, ils se plongeassent dans le cin-
quième élément, dans Téther, qui est Brahme, le dieu impersonnel.
De là, ils entendaient mugir la mer derrière les dunes, ils voyaient
ëtinceler sur la plage TOcéan, trésor et réceptacle des eauxy digne de
respect et d'adoration à cause des milliers d'êtres qu'il renferme; de
là, ils contemplaient aussi les astres, dans lesquels ils voulaient lire
toutes les phases de la vie humaine, comme ils y avaient déchiffré
heure par heure toutes celles des nuits, des saisons et des années (1)»
On devine que le grand rocher chargé de sculptures fait face à
Torient; les premiers rayons du soleil frappent et animent cette scène
solennelle. S'ils n'en tirent pas, comme de la statue de Memnon, uir
son harmonieux, du moins ils l'illuminent d'une si splendide lumière
qu'on prendrait ce roc immobile pour le voile radieux et diaphane
derrière lequel se cache un sanctuaire invisible.
Serait-il déraisonnable de penser que les brahmanes, sortis de leur
pays par suite d'un exil volontaire ou forcé, et se trouvant jetés au
milieu d'une population hostile ou au moins rebelle à leurs doctrines,
se réfugièrent d'abord dans des grottes naturelles qu'ils agrandirent,
dans lesquelles ils sculptèrent toute leur théogonie, leurs principales
légendes, les plus saisissantes pages de leur histoire, enseignant
ainsi sans en avoir l'air, parlant aux yeux des hôtes qui les avaient
accueillis, jusqu'à ce que, prenant sur la masse convertie à leurs
dogmes l'empire auquel ils aspiraient, ils quittassent ces cavernes
pour édifier ouvertement les temples magnifiques, symbole de leur
puissance incontestée, de leur triomphe décisif?
(1) Les brahmanes cultivent encore Tastrologie, qui est une de leurs cinq branches
d*enseignement; dans les maisons riches, ils sont appelés à la naissance d*un enfant
pour tirer son horoscope, qu'ils présentent aui parens sur une large feuille de pa-
pier contenant les calculs, les explications et les signes magiques employés as^
moyen-àgc par les nécromanciens.
858 RBVUfi DBS DEUX ]tt)dID£&..
A un demi-mille au nord du rocher, s* élèvent les cinq, pagodaft
monolythes; ce sont de monstrueuses pierres,, des masses de granit
dont trois représeoteot des chars (rathas) dans lesquels en. pnmiëaft
des idoles aux jours de fête; tout auprès, on voit un éléphant et ua
lion, qui ne paraissent pas entièrement ternunés» colossales ébau-
ches d'un ciseau de géant. Ces monumens, diffërens entre eux da
grandeur et d'exécution, présentent, celui-<;i un carré parFait à troift
étag^s rentians, couronnés d'un dôme, celui-là ua panallélogffamiiie
aux aogles arrondis. EnGn, le plus singulier a I& fbrmt: d'uu tchaityfk
bouddhique, ou d*4uie chapelle chrétienne; le toit pointu, presqa*ea
ogive , encadre dans la Gaçade principale, entre les déçou^uj^ d£^
deux lignes de pendentifs, un. clocheton gracieux am^ufié sur une
rangée de petits portiques qui sont le. motif dominant» partout re?*
produit sur les édifices de Mahabalipouram.. Ces rathas^ d'une accbi-*
tecture assez sévère, peu ornés, sans autres figures que les quelque»
statues de divinités placées aux angles sous des espèces de. nicbes^
ressemblent & des tombeaux; les statues elles-mêmes ont des moa-^
vemens calmes;. leurs poses sont nobles et. sérieuses; elles n'ont rjesi
d^extr^vagant, excepté les quatre bras, dont deux doivent mani-
fester la divinité par les attributs» et les deux autr-es déterminer Ibi
pensée par le geste.. L'une d'elles, où l'on reconnaît KrÂcbnaià cause,
du taureau, qui l'accompagne , porte sur la tête un turban posé en.
arrière et surmonté du croissant. On conçoit que le temps n'a altéré
en rien ces monumens, rochers pleins, taillés seulement à la sucfiicek
Dans la plaine de sable qui les entoure ,. on ne voit aucune cabane,
mais le vent y a semé de beaux palmiers dont les grandes feuilles,
forment un pacasol toujours étendu sur la tête du voyageur que la.
curiosité attire vers ce groupe de temples inachevés»
Maintenant^ dirigeons-nous sur (e bord de la. mer, et après avoir
dépassé des rocs jadLs vénérés, sur les contours desqjuels la supers-^
tition antique avait cru voir tracées des figures de bœuf» de cheval»
de fantastiques divinités, nous arriverons aux deux pagodes envahies
par les flots à marée haute. Là^ le silence est d'autant plus solennel
qu'on a devant soi l'immensité des vagues. Les^deux pagodes, assises
sur une large base, construites de grandes pierres, se terminent par
des aiguilles élancées comme celles des minarets; de curieux bas-
reliefs sont sculptée de chaque côté des couloir^:qM4 cègp wt< atti res-
de-chaussiôâ;. mais 1& oke^ dans- des^ eoi^M^^^ dft^ v^nt» ^ BOMteisé lûn
muraille du fond ^ scné^ é» raine» les abords du- tempie^ Sur ces:
d^is épiMrs on retrouve des* fhagnrrens plus ou moins entiers; te phis
j
CHILLAHm/TRitM ET IBS SEPT PAGODES. 959
complet représente un ascète instruisant ses discii^les :' l'un d'eux,
à moitié convaincu, se mord les doigts dans I*attitude de la plus pro-
fonde attention. En avant de l'entrée, à quelques pas dans la mer,
on aperçoit un pilier ou stambha, qui ferait croire, par sa position,
que les eaux tendent peu à peu à s'avancer sur le rivage; conjecture
que corroborerait aussi l'état de délabrement des deux édifices minés
sourdement par la vague. Les brahmanes parlent d'un déluge qui
aurait jadis détruit une grande ville bâtie entre le rocher de Maha-
balipouram et cette plage menacée. On ne trouve aucun vestige de
cette prétendue cité. Ces prêtres, premiers nés de la création,
aiment à reculer toute chose dans les nuages d'un passé merveU- "
leux, à mettre derrière ce qui existe un autre monde, avec lequel
Ils puissent partager les honneurs d'une antiquité presque divine.
Or, si tous les temples dont nous venons de parler ont cessé de
servir au culte, il en existe un fort passable au milieu du village, et
c'est là que se préparait la fête annoncée. La plus belle partie de
l'édifice est un reposoir supporté par quatre colonnes sveltes et dé-
gagées, hautes de vingt-six pieds et faites d'une seule pierre. Au
moment où je quittai le bord de la mer, la lune se leva pleine et
rouge, comme un bouclier sortant de sa fournaise, derrière les deux
pagodes solitaires; de petits downis (bateaux de la côte), en atten-
dant la brise de terre, vinrent jeter l'ancre le plus près possible de
cette plage sacrée. Les brahmanes remontaient les marches du ma-
gnifique étang creusé dans le milieu deVagraharam; leurs femmes
et leurs filles, après avoir frotté de fiente de vache le sol des maisons,
traçaient devant les portes, avec de la craie, le disque et la conque
deVichnou. Des flambeaux brillaient dans la pagode; ceux qui avaient
dormi tout le jour commençaient les cérémonies nocturnes, et moi,
fatigué de mes courses, je retournai dans ma grotte, ôhaude comme
une étuve, pour essayer de prendre un peu de repos.
Trois beaux piliers, soutenus par des lions, formaient le péristyle
de mon petit palais. Je m'y endormis bientôt, en rêvant à ceux qui
l'avaient creusé, il y a deux niille ans^ à une époque où l'Europe
entière était aussi païenne que la presqu'île de l'Inde, où les druides
auraient sans doute immolé sur un dolmen l'étranger que le hasard
eût amené au milieu de leurs fêtes. Vers minuit, je fus réveillé par
l'éclat strident d'une trompette; je courus m'accouder, avec quelques
gens de basse caste, sur la muraille extérieure de la pagode. Les fleurs
du poudja (sacrifice), jetées en cet endroit depuis bien des années,
formaient un monceau qui atteignait la hauteur du mur d*ienceinte.
"9G0 RBVUE DES DEUX MONDES.
La lune avait monté et dominait rintérieiir de la cour» Fillaminant
comme un globe de cristal; une musique infernale retentissait autour
de ridole, devant laquelle brillaient autant de lampes qu'il étincelait
d'étoiles autour de Tastre aux blancs rayons. Au son des tambours,
fies cymbales, des trompes, s'agitait avec une joie bruyante la troupe
des dévots, qui se promenaient autour de la statue, lui versaient du
lait sur la tête , et se prosternaient à diverses reprises pleins d'un
saint enthousiasme; car «c celui qui ce jour-là entend le son des
instrumens qui retentissent en Thonneur de Vicbnou, sans en être
charmé, est comparable à un chien devant qui on joue du vinou (de
la flûte}; celui qui, sans désapprouver une pareille solennité, n'y
prend aucune part et s'occupe d'autre chose, sera puni de son indif-
férence en renaissant, dans une autre vie, sous la forme d'un coq. »
Je me sentais à l'abri d'une pareille menace, car j'ouvrais de
grands yeux, comme cela arrive à qui s'éveille la nuit en (ace d'une
éblouissante clarté, et je prenais à la fête la part active du curieui.
Bientôt un éclatant /otimA de tous les instrumens à la fois ébranla
les murailles; tout le cortège des brahmanes, des musiciens, des baya-
déres, partit précédé de torches qui vomissaient un tourbillon d'étin-
celles; de peuple, il n'y en avait pas, car ce village de Mahaba-
lipouram n'est qu'un monastère, une communauté de desservans.
J^ procession déGla devant moi; huit porteurs soutenaient sur leurs
épaules une idole assise sous un palanquin aux franges enfumées,
couverte dornemens plus ou moins précieux, rayonnante au aiilicu
<Ies lumières. Les porteurs trottaient; les brahmanes, bien frottés
(l'huile de coco, le dos nu et brillant, semblaient courir aussi con-
sciencieusement que s'ils eussent été entraînés avec une force irré-
sistible par cette idole qui les dominait; les danseuses accompagnaient
la divinité, à laquelle elles se vouent dans la personne des prêtres,
chantant des hymnes fort libres, que l'on devinait à la vivacité un
peu déréglée de leurs mouvemens. Tout cela passa si vile, cette
marche d'un reposoir & l'autre fut si précipitée, que les torches,
subitement disparues, laissèrent dans les plus épaisses ténèbres cette
partie de la colline non encore éclairée par la lune. Et si j'avais eu>
je ne dis pas la foi d'un Hindou, mais seulement l'imagination d'un
poète, j'aurais pu voir dans les grottes successivement illuminées
s'agiter les fantastiques images, les statues de pierre s'éveiller et ré-
pondre au regard que lançait l'idole de sa prunelle d'argent, le rocher,
avec tout son monde de gazelles, de lions, d'éléphans et de héros,
IVémir au passage du cortège.
i
CHILLAMBARAM ST LES SEPT PAGODES. 961
Après avoir stationné dans les quatre chapelles bâties aux quatre
coins du village, la statue vénérée rentra dans son sanctuaire; les
flambeaux s'éteignirent dans un nuage d'une blanche fumée roulant
encore quelques éclairs bleuâtres; les trompettes jetèrent une der-
nière note déchirante à laquelle répondirent les échos de la colline^
conune si les divinités de granit > du fond de leurs grottes , eussent
salué leur compagne par un cri d'adieu.
Ainsi il dure encore, ce vieux culte, frère du paganisme grec et de
la sombre philosophie égyptienne; il a vu le temple de Delphes perdre
ses oracles, les cent portes de Thèbes crouler une à une, les sphinx
s'ensevelir sous les sables du désert, le feu sacré des Mages près de
s'éteindre, et chassé de son parvis, lui demandant un asile. Rongé au
cœur durant des siècles par la réforme bouddhique,, qui attaquait
corps à corps les privilèges de la caste sacerdotale, miné par les vingt
sectes des djaïnas, frappé au front par le glaive de l'islam, combattu
sur tous les points par les euseignemens féconds du christianisme, le
géant brahmanique est encore debout. Pareille au flguier saint qui
d'arbre devient forêt, cette religion vivace a couvert de ses rameaux
changés en racines l'Inde entière, du Gange k l'Indus, de Ceylan i\
ruhnalaya. Isolée de tout pouvoir séculier, indifiérenle à la chute
des empires, au lieu d'un pontife souverain, elle compte cent mille
prêtres tout puissans dans le monde des dieux et dans le monde d^s
hommes. Cependant, à mesure que les communications trop multi-
pliées avec l'Europe répandront parmi le peuple hindou le doute ste~
rile ou une autre croyance qui étouffera le brahmanisme, cette grande
machine fonctionnera de plus en plus à vide, les Gdèles manqueront
au prêtre; resté seul dans ses temples déserts, en face de ses dieux
difformes et menaçans, le brahmane compulsera en vain les livres qui
lui accordent un passé idéal et un avenir sans fin. S'il s'avoue vaincu,
il déchirera ces pages et jettera au front de ses idoles de la poussière
au lieu de parfums; peut-être aussi , trop fler pour rentrer au mi-
lieu des castes méprisées , pour condescendre à redevenir homme,
ira-t-il au fond de ces grottes cacher sa honte et sa douleur, comme
les vieux lions qui se retirent pour mourir dans les cavernes où ils
sont nés. Et quand l'empire chinois, déjà entamé, livrant ses ports
et ses fleuves aux vaisseaux de TOccident, sera forcé d'abdiquer son
antique souveraineté, quand le Fils du Ciel, pontife suprême, cessera
d'offrir les sacrifices à la Terre, que restera-t-il du vieux monde?
Les sept pagodes et l'amas de monumens que nous avons essayé
de décrire sont parfaitement isolés de la contrée environnante par
nt=>BBBBa=^ss^sss^saass=9S9KHr
DE LA POÉSIE
ms
M. DE LAMENNAIS.
AMSCMAaPAHB» C« BjimVA&BA
c Le ¥Fai poète saril tout, a dil Novali6> c'esttun^ umvers en petit, ir
Mais alors si le poète sait tout, c'est donc le poète qfri sera le vrar
philosophe? Au lieu de Tinterrompre, laissons I^vali9 compléter sa*
pensée : « La poésie est le héros de la philosophie.. La philosophie
élève la poé»e au principe des^choses; elle nou» apprend à connaître
la yelfiup de la poésie.. La philosophie est la théorie de Ih poésie; eUe
nous- montre ce qu*est la poésie; eHe nous mon^e que Ih poésie est^
IfUAÎÉè'ei.KuBivfirsalitô de^ehoaes* »^ A» foMl« de ee»^ parelei»; i4*y af^
la vérité.
L'esprit de Thomme aspire naturellement à créer. L*homroe aii*
milieu de la nature non seul ;ment iVHsofuie pear M défeadve contre
DE LA POÉSIE DE M. DIS LAMENNAIS. 965
Néanmoins, dans Thistoire des grandes littératures, on rencontre
le témoignage de cette alliance : il n'en saurait être autrement.
Puisque dans le développement primitif et fondamental de Tesprit
humain la poésie et la philosophie se trouvaient confondues, il était
inévitable que les monumens écrits portassent à tontes les époques
l'empreinte plus ou moins profonde de cette union. Ce n'est pas seu-
lement dans les temps reculés où la pensée humaine s'agite avec
une confusion puissante, qu'on reconnaît cette alliance que nous
signalons : on la retrouve encore quand la division du travail Intel*
lectuel a profondément séparé les genres. Alors, dans leur manière
de rendre leurs pensées, les philosophes rappellent les poètes de leur
nation, et de son côté la poésie a non pas dans ses couleurs, mais
dans sa structure, quelque chose qu'elle doit à la métaphysique qui
s'est développée à côté d'elle. Comment comprendre le génie de
Platon sans Sophocle et Aristophane? Dans Yico, on sent parfois res-
pirer Alighieri, et Descartes et Corneille ont entre eux des traits de
ressemblance. En Allemagne, Schilfer et Fichte sont frères; qui niera
les analogies de la poésie de Goethe avec la métaphysique de Schel-
ling et de Hegel?
Voilà des rapports légitimes et purs entre les poètes et les philo-
sophes, parce qu'ils résultent de la nature des choses. Mais les re-
connaîtrons-nous, ces rapports féconds et vrais, dans ces œuvres où
les formes et les couleurs d'une poésie prétentieuse servent d'enlu-
minure à de fausses abstractions? Qu'un philosophe à la recherche
de la vérité s'échauffe, et qu'en parlant de Dieu, de la nature et de
l'homme, il rencontre sans les avoir cherchées les inspirations d'une
poésie grande et simple; de son côté, que le poète, par un rare pri-
vilège, arrive de plein saut à la profondeur philosophique, et que
nous lui devions non-seulement de splendides images, mais de puis-
santes pensées, à coup sûr cet empiétement réciproque est pour le
lecteur une source de nobles jouissances. A la suite du philosophe,
on ne cherchait que le vrai; on se trouve tout à coup en face du
beau : nous ne demandions au poète que des tableaux attrayans, et
il y mêle sur le fond des choses des révélations imprévues. Nous
sommes là dans les hautes régions de l'art et du génie. Mais il nous
en faut descendre pour étudier le procédé de quelques écrivains de
nos jours qui ont l'ambition défaire de l'art , de se montrer poètes
dans rintérét de ce qu1ls appellent leurs idées. Voici comment les
choses se passent : on a dans l'esprit quelques principes erronés,
dans le cœur certaines passions violentes dont on voudrait répandre
TOUfi K 63
Qfifi B&VUS DBS UEUX MéXtOOS..
autour de soi la contagion ;aiorsoacberche. avec labeur des foroies
flytj[qp<>llfi,s oa.atti:ibue la puissapca dei iwDdre poi^ulalres les sentir*
nen&doQt ou est tourmenté* Dans cve. pénible effort ^.Tartiste se mat
au service^ sous le jpug da dëmago^pae. Ces j^réoccupations £ana-*
tUyies eofantei^ des œuvres, ambitieuses et. médioercS:, sans bar-^
monie^. sans unités sons poésie : on y voit, l-écrivaia*. le romancier,
tout sacrifier à la prédication de meosongpùres, et subversives pen-
sées« L'action qu'ils déroulent, les personnages qju'ils mattent en
scène,, les mœurs qu'ils leur attribuent «.tout. est. subordonnée kt
thèse dont ils poursuivent la démons tratioasecvjle. Le fond outrage
la raison, et les défectuosités de la forme offensent douloureusemeiA
le goût^ L'art a des lois qu'on n'enfreint pas impunément, et lea
téméraires qui les ont méconnues se trouvent n'avoir abouti qu*à«se
mettre eu^L-méraes en dehors des conditions du vrai et du beau.
Ces réflexions qu'à plusieurs reprises certaines- coa;ipo6itions cayn^
temporaines, surtout dans ces dernières années^ sont venue»éveilk£
dans notre espj»t,.pourqu€^ Eaulril qjie.nousy, soy^oos ramenés pas
le poème en prose q^e publie aujourd'hui M. da Lamennais? Noiui
éprouvons quelque embarras, nous ne le cacherons pas^ à pai^en da
cette production étrange : il est pénible d'avoir à signaler ks abmra-
tiens du talent Cependant, devant cette publicatioa nowelle^ la
critique philosophique et littéraire ne saurait rester muette. Après
l'exposition didactiqjiie de ce qu'il nomme sa philosophie, M., de La^*
menoais nous livre une œuvre d'imagjUiatioo;. il a. voula se foise
poète, il a voulu, donnes auK idées qui.lulsont chècescuneaxpresaioa
assez retentissanibe pour être entendue de tous. U faut bien apprè-*
cier ce qui s'annonce avec une. pareille ambition^ Seulement^ soua
notre plume» la critique slattaol^ra à se montrer aussi calme et auaaî
mesurée que le. livre dont nous devons l'examen à nos lecteurs est
violent et désordonné.. M. de Lamennais a.dcs cidomnies^et des is^
jures pour toutes- les institutions de sou: pays, pour la plupart des
hommes éminens de son époque : néanmoins notre critiq^ie n'a paa
le dessein. d'exercer contre lui de sanglantes, représailles; nous qq
voulons qiie le iu^r, et.souvent même nous ne pourrons nous eain
pécher de le plaindre* En effet, comment se défendre d'une amëre^
douleur en voyant une haute intelligence se rabaisser eUe?méne pyui
les haines furieuses et les.foUes chimères; douLelle. est daKeoaa.l»
proie?
Quand, il y a neuf ans,, M. de Lamennais publia le&Paxolet^d^utk
Croyant,, il était encore dirétien. C'était de lame d!un piètre, pn^
DE LAvyoAsns m.m.'wm immkinais. tm
fessant eneopet une foi vive dam» Ja dtvine'rèvSMioii 4q <]hrist qiie
partait un €ri<d*aiMiihème coalre lestpuisaanoisidé^a'^erre.fr.'lle La-
mennais iRvoquait')e>non do Père, du-^Ftis et ilif "Saint-Esprit : il ré-
pétait avec saiat Jean ^^œ le Verbea^éèait Vait ebaîr, qall était venu
dans le mande etqnele mondeinel'^aitf pas «onno^'^t ses dernières
paroles montraient è iaffin des 'temps la nature langnis^ante et ma-
lade tout-fa-fi»it transfigurée, Aparcequ*mie>^atte du sang de Vagneau
tombait sur elle. Ce mélange de mystioisme dirétien et d*extréme
démocratie produisit une impression profonde : il attira Tattention
de la foule, celle des. hommes politiques et des'philosophes. Il sem-
blait qu'avec ce prétrei*autorité de la religion passait e^le-méme du
côté des principes et des passions révolutionnaires : devant un fait
pareil toutes les autres considérations disparaissaient. On ne s'arrêta
guère à examiner le mérite intrinsèque et la' valeur littéraire des Pa-
roles d'un Croyant, La signification de TcBUvre était tOttt entière
dans le caractère de son auteur etdans le parti qu'il éprenait. D'ail-
leurs, pour le succès de ce chant biblique, le temps était favorable :
il y avait alors dans l'atmosphère je ne sais quoi de brûlant et de
fiévreux. La société qu'avait remuée à fond la commotion de 1830
semblait encore tourmentée par l'attente d'autres monvemens. Ainsi
on voit parfois dans la nature les derniers et* sourds murmures d'un
orage expirant se mêler aux bruits avant-coureurs de tempêtes nou-
velles.
Les Paroles d'un Croyant furent l'apogée du christianisme de
M. de Lamennais. Chose étrangel C'est à partir de la ^blication de
ce petit livre où l'exaltation révolutionnaire se mettait *sous la con-
sécration de PÉvangile, que successivement tous les sentimens chré-
tiens de M. de Lamennais s'évanouirent; il s'en détacha eomme d'un
vêtement importun et passé de mode, hè Livre' du Peuple^ en i938f
nous montra bien encore M. de Lamennais ^saluant dans le Christ le
législateur suprême et dernier de l'humanité; mais il donnait à sa loi
une interprétation qui n'était celle ni du catholicisme, ni du protes-
tantisme; il demandait à la religion chrétienne le bonheur matériel et
terrestre,al y voyait surtout un moyen d'arriver à la souveraineté et
à la félicité du peuple. L'auteur de \ Essai sur V Indifférence s^égarait
alors dans une sorte de néo-christianisme bien fait pour jeter ses
lecteurs en * d'étranges perplexités. Il voulut enfin, ^vVEsquisse
d'une Philosophie y entrer dans une voie toute nouvelle. Ce fut un
assez piquant spectacle pour les philosophes de voir l'honmie qui
avait prodigué tant d'injures ft la raison et à Descartes, demander la
62.
968 AKVra DBS DBUX MOUDBS.
coDstruetion d'an syrtème au travail de la pensée individadlel II est
vrai que, dans cette transfonDation, on retrouve eneore les traces du
vieil homnie; une portion considérable du premier votume» qai pré-
sente une explication philosophique de la Trinité» a été visiblement,
conçue et en partie écrite quand l'auteur appartenait encore à la foi
catholique; on s'en aperçoit même à travers les variantes néo-plato-
niciennes à Taide desquelles M. de Lamennais a remanié sa théorie.
Mais en avançant Tauteor finit par se prononcer tout*à--fliit : il nie
le péché originel, il nie les miracles» il nie la divinité do christia-
nisme. L Esquisse d'nne Philosophie, nulle comme édification d'idées
positives, est remarquable comme œuvre de destruction; quand
on en a terminé la lecture» on est presque effrayé par le nombre
des négations que l'écrivain a accumulées dans son livre; c'est un
amas de ruines* Quelque temps après, M. de Lamennais, dans ses
Discussions Critiques, prît soin pour ainsi dire de donner lui-même
le commentaire de sa métaphysique aux moins clairvoyans. Ce re-
cueil de quelques pensées détachées contient sur le christianisme
les paroles les plus outrageantes et les plus amëres : M. de Lamennais
en accuse les sombres et sinistres doctrines d'être pleines d'absolues
contradictions; et il leur reproche de faire du monde présent comme
le vestibule de l'enfer. Suivant lui, le christianisme n'est plus pour le
clergé autre chose qu'une forme et qu'un intérêt, et il voit les catho-'
liques, en se rencontrant dans les sentiers déserts du vieux monde,
n'ayant rien à se dire que ce mot des trappistes: Frères, il faut
mourir. Ainsi s'est accompli, dans M. de Lamennais, le détachement
le plus entier d'avec l'antique foi dont il fut le ministre; enfin tout a
disparu, et dans cette ame il n'y a plus qu'un vide immense.
Cependant aujourd'hui M. de Lamennais veut chanter : que nous
dira-t-il? Je le vois qui s'éloigne avec une sorte de précipitation con-
yulsive des autels du Christ; en apercevant la croix, il a détourné la
tête; il cherche aujourd'hui d'autres dieux. Il promène ses regards
sur les symboles et les images de toutes les religions qui ont passé
sur le monde; il y cherche une expression, une forme poétique dont
il puisse s'accommoder : tout lui conviendra, hormis ce qui pourrait
rappeler l'idéal chrétien. Son choix s'est arrêté sur le magisme. Oi|
nignore pas que dans l'antique religion des Perses, dont Zoroastre
fut plutôt le réformateur que le fondateur, il y avait un empire de la
lumière dans lequel régnait Ormuzd, et un empire des ténèbres dont
Ahriman était le souverain. Le Zendavesta nous montre autour du
trône d*Ormuzd sept amschaspands ou princes de la lumière, auxquels
DB LA POÉSIB DE M. DB LAMBNNAIS. 969
obéissent de bons génies» lesjseds. Le terrible trône d'Ahriman esl
aussi environné de sept princes des ténèbres, detos ou daroands, qui
ont pour satellites et pour serviteurs une foule de mauvais génies.
Voilà le fond assez peu nouveau que M. de Lamennais s'est imaginé
d exploiter. U suppose qu*è certaines époques Ormuzd et AhrÛBan
envoient des amschaspands et des darvands parcourir les mondes
dont se compose Tunivers. Ce sont des espèces de mi$si dominiei,
de hauts commissaires chargés de constater si les petits anges et les
petits diables répandus sur toute la surface du globe font bien leur
devoir. Or nos voyageurs écrivent à ceux de leurs amis arnschaspands
et darvands qui sont restés au logis, auprès d'Ormuzd et d'Ahriman.
C'est cette correspondance dont M. de Lamennais a pu se proeurer
quelque chose. Un vieux mage, mort depuis quelque temps à peine,
en a laissé quelques feuilles que publie aujourd'hui M. de Lamennais;
ce sont de ces services qu'on se rend entre confrères^ Par un liasard
heureux, les Cragmens de correspondance qu'on nous livre ont trait
à ce qui se passe sur notre planète. Nos amschaspands et nos dar-
vands ne s'occupent ni du soleil, ni de la lune, ni de Saturne, ni de
Jupiter, mais de nous autres humains, et surtout de nous autres Fran-
çais. Us assistent de fort près au spectacle de nos institutions et de nos
mœurs, ils connaissent nos hommes politiques, ils fréquenteni la
chambre des députés et la chambre des pairs. Ormuzd et Abrimao
arrivent ainsi à apprendre dans le dernier détail ce qui se passe dans
la France de 1830 et à la cour du roi l»uis-Philippe.
Comment ne pas admirer une pareille conception? Admirons aussi
les avantages qu'y trouve l'auteur. Il a à sa disposition le génie da
bien et le génie du mal , l'empire des ténèbres et le royaume de la
lumière. Tous ceux qui ne partagent pas les idées et les passions de
M. de Lamennais doivent trembler, car ils sont, sans rémission et
sans pitié, adjugés à Ahriman. Vous avez des opinions modérées,
vous respectez la constitution de votre pays, vous serves l'état dans
l'administration ou dans la magistrature, vous siégez dans les chan*
bres, vous êtes industriel, propriétaire, électeur: je vous plains, car,
à votre insu, vous appartenez à l'empire des ténèbres, vous êtes
l'homme-lige des pervers envoyés d' Ahriman, des darvands; Bs Iuk
bitent en vous, et, par une transformation épouvantable, vous de-
venez darvands vousHnémes, archi-darvands. Mais si la société a des
enfans révoltés, corrompus, vioiens, pour qui les institutions et les
lois soient un joug odieux, et qui, poussés par de sombres fureurs,
se précipitent dans tous les extrêmes de la licence et du crime» ohl
ifllMtade fOmmâi et de «es mmKlhaspmlk, qoi les iuspiicul et
le» dirigent; enSn déjà for h terreib deneoneet jusqu'à on certni
poM «Mehaspends eia-nèiiies. yeilfc des catégories dont 3 %iit
Men recomiattre h largeur et la shnpIicHé. D'un seul eeop, iior cette
grande ré|»fftition , M. de Lanwennais a fSrit jnstke de toot le monde;
il a mis -h sn droite les bons, impereepliUe minorité; il a rangé à sn
f(Boelie les médians, fna|orité immense, et il les enroie Ini-méme
anif ant leommèrites, a?ec rantorité d'on rrai mage, dans le rôyanme
des ténèbres oo dans l'empire de la hnnière.
En faotnl davantage ponr reconnaître dans quel déplorable dés-
or4re est tombé f eqnrit de M. de Lamennais? Délaissé par ses
créances anciennes, dans la dooloarense impoissance d*en troorer
ponr hii et ponr les antres de nonrelles, sans direction , sans himière,
M. de Lamennais a cherché an hasard an cadre ou il pût jeter pèle-
mêle tontes les pensées discordantes dont il est agité, n a mis la main
snr la mythologie persane, il s'est emparé de cet antique dualisme
d^Ormozd et d'Ahriman , il a cru qu'il pourrait commodément placer
sons cette fieille rubrique toot ce qu'il aurait à dh'e sur les sujets les
pins opposés. Bans son poème» les questions les plus disparates se
heurtent les unes contre les autres. Il n'est pas rare de voir l'au-
teor oublier la (brme qu'il a choisie pour disserter en son propre
nom. Ainsi le génie BcvAmon écrivant au génie Sehahriver, qui est
un des amschaspands environnant le trône d'Ormuzd , lui parie de la
législation romaine sur le divorce. Cette confusion anarchiqne de
tous les tons et de tous les sujets produit sur l'esprit du lecteur l'im-
pression la plus désagréable, et il lui faut un singulier courage pour
avancer dans ce chaos fastidieux.
Il est impossible de prendre au sérieux les amschaspands et les
darvands de M. de Lamennais, quand on se rappelle que tout ré-
cemment il a nié l'existence du mal , dont il fait aujourd'hui la base
de son poème, a A proprement parler, a écrit lif. de Lamennais dans
YEsquiêse d'une Philosophie, le mal n'existe point, o L'auteur s'élève
dans ce livre contre le dualisme du bien et du màl,*il s'y attache à
détruire de fond en comble la théorie chrétienne du péché originel,
à démontrer qu'il n'y a point eu de déchéance, et que la déchéance
n'est autre chose que la création elle-même. Si telles sont mainte-
nant les opinions philosophiques de M. de Lamennais, comment
peut-il venir nous chanter aujourd'hui le règne du mal sur la terre?
— Mais, dira-t-on, ne prêtez pas tant d'attention à la forme; elle
DE LA POÉSUS ])S M. W UUWfNAIS. SS-li
n est qu*uD moyen de donner un libre, cours aux passions de l*éeri^
vain. — Misérable excuse : la poésie ne jaillit pas du mensonge; elki
sort avec tous. ses charmes des profonde.uis 4u. vraL-L'art, s'il venfc
exercer de tautorité sur les- âmes» doit avoir ses coavktions» gardac
sa dignité» ne pas descendre à.iUustrec sciemment Torreur. Pbilo^
soplie, M. de Lamennais raille les cbrétiens q,ul pensent que la mal
existe; poète» il veut nous épous^anter avec limage du mal» de S8i
ravages et de son empijse : il ne croit doB£ pas- parier àdest bonsneaS
îl faut dans Tartiste plus de respect ^ur soirm^me et pour les aiitrosw
M., de Lamennais veut célébrej? la puissance du mal^et il a mjfitA
loin de lui la religix)n qui inspira Miltoa!. Au poète chr^étien qui croifc
à la corruption naturelle de rhonmM et à la nédemption du genre;
humain par le sang sacré du Sauveur, à celui-là seul appartient la
droit de nous faire peur, avec saint Paul», de la servitude du maLet
du péché.
Contradictions fondamentales ». contradictions de. détail abondent
dans le livre de M. de Lamennais. Jamais les idées d*un éccivain ne
furent troublées par plus d*anarcbie.. Le commerce, est flétri sous^la.
nom de traflc par M. de Lanobennais; il place ceux.qyùa*y liwent soua
la direction particulière d'un des génies du mal. Cependant rautaw
reconnaît que Tardeur de produire» c'est-à-dire Tindostrie». doit
servir à réaliser la liberté future du monde : or» comment» san» to
commerce» l'industrie aurait-elle cette puisaance? Dans uii autna,
ordre d'idées» nous surprenons M.de Lamennais faisant de la.poll*
litique conservatrice en l'honneuc des fenunas. IL nous montre^
l'homme se laissant entraîner par l'orgueil de l'esprit et de k science,,
cherchant dans sa vaine et débile raisoa à ébranler les bases da«
l'ordre et de l'intelligence même» tandis que la femme» éclairée
d'une lumière plus intime et plus immédiate» les défend, contre. lui
et conserve dans l'humanité les croyances» les vérités nécessaires»,
les lois de la vie intellectuelle et morale. Nous ne reprocherons pasi
assurément à M. de Lamennais de répéter ici ce qui a été dit si sour
vent de la salutaire puissance de la femme chrétienne sur la famille
et la société; mais quelques lignes plus loin» il nous dit que c'est la
femme qui enfantera l'avenir qu'attend l'humanité» ce qpi est une.
contradiction ou une prodigieuse naïveté. Il est clair que Tavenir».
quel qu'il soit» ne peut sortir que des entrailles de la.fenune. Nous>
ne sommes pas fftchés au reste de voir. M. d£ Lamennais louer les
femmes de toutes les façons» soit comme élément conservateur» soit
i^omme élément révolutionnaire. Il leur devait une réparation « car
97S RBVCB DBS DEUX MONDES.
en 1841 (1) il les avait fort maltraitées. Il disait alors n*avoir jamais
rencontré de femmes qui fût en état de suivre un raisonnejaent
pendant un dfimi-quait d'heure; ce qui parut fort étrange» et Ton
se demanda avec quelles femmes causait ordinairement M, de La-
mennais. 11 disait encore que la femme la plus supérieure atteint
rarement à la hauteur d*un homme de médiocre capacité; ce qui
était un grossier blasphème dans la bouche d'un contemporain de
H"* de Staël, et d*un écrivain appartenant à la littérature qui a pro-
duit le plus grand nombre de femmes ingénieuses et éloquentes.
Aujourd'hui M. de Lamennais cherche à réparer ses torts avec plus
de zële, il est vrai, que de logique. N'importe, il y a là un bon sen-
timent, et c'est chez Tauteur chose malheureusement trop rare pour
ne pas lui en tenir compte.
Dans tous les temps on a vu des écrivains et des penseurs faire la
critique de la société dans laquelle ils vivaient. Cette critique est un
droit pour tout esprit qui s'en croit le talent, et elle peut être utile
ft ceux qui en deviennent l'objet; agréable, piquante, énergique,
passionnée, suivant l'humeur et les forces des écrivains qui la ma-
nient, cette critique peut amener la société à des retours, à de salu-
taires réflexions sur elle-même. Mais pour y parvenir, elle doit être
au moins au niveau des lumières de ceux qu'elle entreprend de ré-
former. Il faut que ceux qu'elle réprimande et qu'elle châtie soient
obligés de lui reconnaître une raison supérieure, un bon sens solide.
Or, de bonne foi, quelle impression M. de Lamennais peut-il se flatter
de produire sur les hommes éclairés de son pays et de l'Europe par
sa critique de l'état social? Je me représente en Allemagne, au fond
de son cabinet, un honnête homme qui, sur la réputation de M. de
Lamennais, aura lu avec empressement son dernier livre : il est cu-
rieux de connaître les idées de ce grand réformateur, lesjugemens
qu'il porte sur les bases de l'ordre politique de nos temps modernes.
NoU*e consciencieux lecteur procède avec méthode; il cherche com-
ment M. de Lamennais apprécie la vie positive de la société, et il
tombe sur ces mots : « Les relations de l'administrateur avec l'ad-
ministre s'expriment en un mot, un seul : payez. » Quelque peu sur-
pris, il poursuit son examen : voyons , que dit le célèbre écrivain de
la diplomatie? a Les fonctions du diplomate se réduisent à une seule,
tromper. Ses discours, son silence, sa figure, son geste, ses caresses,
ses colères, tout en lui ment.... 0 Notre honnête honune est ébabi
(f ) Diicuiiions critiqués et Pensiei diverses.
DE LA POÉSIE DE M. DE LAMENNAIS. 973
d'un lieu-commun aussi plat. Toutefois il ne se décourage pas, il
poursuit. Cette fois, il s'attaque à une grosse question , au gouver-
nement représentatif sur lequel ont médité les plus grands espritSp
Qu'en dit M. de Lamennais? Sur ce point, sa pensée n'est pas am-
biguë : la théorie des trois pouvoirs est upe indigne jonglerie, et
l'équilibre de ces pouvoirs est à la fois une mystification et une bê-
tise Ahl Monsieur l'abbé, permettez : Aristote, qui était ud
grand homme, et, comme dit Sganarelle, beaucoup plus grand que
vous et moi, ne pensait pas ainsi; et c'était précisément le spectacle
des démocraties grecques, de leurs excès, qui lui avait fait devancer
par d'admirables pressentimens l'expérience des temps modernes et
les appréciations de Montesquieu.
Nous arrêterons-nous à réfuter gravement M. de Lamennais,
quand il nous représente la science financière comme un brigandage
organisé, l'administration de la justice comme la violation systéma-
tique de tout droit humain; et cela dans un pays dont l'Europe
admire les finances, et dont la magistrature a su conquérir par sa
haute probité l'estime universelle? L'esprit d'imprudence et d'erreur
s'est emparé de Técrivain , et lui souffle les plus étranges billeve*
sées. La fureur qui anime M. de Lamennais contre nos institutions
sociales a dépravé sa raison ; quand on se met à sinsurger contre
le bon sens, il a une terrible façon de se venger, il abandonne en-
tièrement ceux qui l'outragent. Quelle pitié d'entendre M. de La*
mennais s'agitant comme un insensé s'écrier : « Qu'est^CQ aujour-
d'hui que les religions? Mensonge. Qu'est-H;e que la justice, les lois,
la politique? Mensonge. Tous mentent, prêtres, rois, grands, petits, n
A l'en croire, pour que le monde soit régénéré, il ne faut pas qu'une
institution, qu'une idée reste debout; il faut que tous les systèmes
s'éteignent, et s'éteignent ensemble; c'est seulement de cette ma-
nière que les peuples se trouveront préparés h recevoir une doctrine
conunune. Que devient donc alors la vérité de cette belle parole de
Leibnitz, que le présent est gros de l'avenir? On croyait jusqu'ici que
les choses humaines s'amélioraient par le travail d'une transforma-
tion successive. Erreur, tout doit périr. M. de Lamennais veut mettre
de ses mains l'humanité au tombeau : seulement alors il se chaiige
de la ressusciter. Étrange sauveur 1 Tout nier, tout détruire , telle
est l'unique tendance de l'écrivain, et cette manie est chez lui telle-
ment tyrannique, qu'elle ne lui permet pas méine d'épargner, nous
ne dirons pas d'anciens systèmes, mais les tentatives qui se sontpro*
Wn VSVnB BBS BEirt VONtoBS.
Baltes de nos jours poar en édifier Se nouveaux. Contre ces tentatives,
n n'a pas moins de colère que contre la religion qu'il a quittée.
V. de tamemiais , qui ne se plaît quHiu milieu des déconibres et
des débris, ne peut -supporter diez les autres Fambition de fonder
quelque diose. fl e^ singulier que cliez un homme qui se donne
poui* réformateur les systèmes et les utopies de quelques novateurs
8c bonne foi rencontrent une si dédaigneuse antipathie. On'a donc,
depuis douze ans, découvert Kf. de Lamennais pour mépriser si fort
lestravaux de ses contemporains? Du haut de quelle vérité positive
leur lance-t^il ainsi Tanathème? Tout lui faisait une loi de plus de
modestie, de plus de charité.
La charité I Mais M. de Lamennais devait en manquer hien plus
encore, et ce mot nous rappelle que nous arrivons à la partie la plus
pénible de no^re tâche. Quand la critique est obligée de signaler les
pensées vulgaires ou fausses d*un homme qui a eu du génie, c*est
iléjft besogne tftéheuse : mais combien il est plus triste d avoir à con-
damner Chez un écrivain célèbre les sentimens d'une ame qui s* est
<!Ile-raÔme volontairement dégradée! Nous avions bien entendu
parler de quelques portraits tracés par M. de Lamennais dans sa soli-
tude; on en dhait les couleurs Tort vives et la touche audacieuse.
l*anteur s'Cftait proposé de caractériser ses ennemis politiques, c'est-
i-^ire les principaux défenseurs d*un gouvernement auquel il a
Voué une haine profonde; on pouvait donc s*attendre à d'énergiques
peintures. Mais en vérité les juges les plus sévères de M. de Lamen-
nais n'auraient jamais songé à lui attribuer les excès dont il n'a pas
Crarint de se rendre coupable. H a sali ^es pages de ce que peut vomir
^outrages la haine la plus furieuse, et, nous ne craindrons pas de
te dire, ta plus inepte. Oui, par un juste châtiment, au moment où
rëcrivaintravatRaît à déverser rir\jure et Vignominie sur la vieillesse,
9ur les longs cft glorieux services rendus b l'état, sur les hommes les
iplus iRustres de la tribune et de Tarméc, dans cette occiV)atioa
odieuse fl perdaft son talent.
1^ vengeance h^est pas une muse; c'est une furie. Quand un ècri-
Tainifa^us ffautres inspirations, il descend dans un abîme fa|i-
Igeux.'M. de Lamennais a cru sans doute qu^îl se portait l'émule de
Tacite, et que ses portraits iraient rejoindre dans la postérité /^eux
de Oomelius. n nous semble que le gendre d*Agricola ne nous a
pas laissé de hideuses caricatures; Tacite ne nous a pas représenté
de chimériques et grotesques criminels, mais des hommes. Toyez-Ie
DE LA POBSIB DS M. DB LAMENNAIS. 975^
caractérisant un ministre fameux;, il s^agit de Séjan : lui refusera4-il
toute qualité? Il sen gardera biep, dans riotérét de la vérité et de
Tart. Il nous^ le montrera infatigable et audacieus^ habile à se dé-
guiser, noircissant les autres, flatteur et superbe : il. nous parlera de
sa modération extérieure cachant un désir effréné du pouvoir; nous
verrons Séjan affectant parfois le faste et les largesses, mais plus-
souvent la vigilance et Tactivité; qualités, ajoute admirablement
Tacite, aussi fatales que des vices quand elle» servent d^iastrcument
et de masque à Tambition de régner. Corpus iUi laborum toleransr
animus aadax; sui obtegensj in cUios oriminator : juœtà aduUUio et
superbia; palam composUus pudoTy intus sumsna apiscendi libido^,
ejusguA. causa modo largitio et luxus, scepitis induslria ao vigilantiay,
haud minus noxiœ quoties parando regno finguntur. Voilà un honune.
vivant, réel, possible. £n contemplant ce portrait,, oa sentqjue la^
main de celui qui Ta tracé ne tremblait pas de lagltation maladive
d'une haine aveugle : o*est lœuvre d*un j^ge impartial et d'un arv^
tiste complet.
Par le caprice le plus imprévu, l'auteur des Asnschaspasub et
Darvands redevient prophète chcétian dans la dernière partie de soQr
poème, et reprend le ton des Paroles^ d*un Croyant. Nous n'aurons^
pas la simplicité de reprocher à M. de Lamennais de manqper aux,
convenances morales en accouplant les croyances cbrétiennes^ à la
mythologie persane,, mais, sous le rappoi t de l'ar^,. cetie confusioa
est du plus mauvais^eOet. On est au n^ien des aniachasijaBds et des»
darvands, quand, tout à coup^ on voit M. de Lameanaia^ reparaître ea
prophète , en saint homme ,. auquel Jiehovah/ donne une mission :.
a Seigneur,, vous le savez, je suis vieux et je n'ai plus de vnix^.Laissei.
votre serviteur reposer un peu avant qu*il s'en aiUei Emaow quel*-»
ques iostans, et il ne sera |riu&. » Mais le Seigneur ioaiste, et il veufc
absolument que son serviteur pi»iie dest derniers momons qjyi'iLdeit.
passer sur cette terre recouveiie d'une^ vofêur ds cgimu pottF an-^
noncer une parole de colëpe et de vengeance ans. boauMS* d'inir»
quité, aux tyrans, aux oppresseurs, aux bonunet d'égobour ^
de haine : quant aux Ûls de l'avenii:,, cette fenoîdilile. yasole imlk
être pouc eux un si^lL de coiisolalîoB< et d'eaptoanciu Gonamil
IL de Lamennais artUpu tombeK ainaicdaM unaf^fMîtmi iflWi
blie des Paroles cTun Croyant, après avoir rompu si ouvertement
non-seulement avec la hiérarchie catholique» mais avec tout chris-
tianisme? Triste contrefaçon de la magnifique poésie d'hooMBei^
976 RBV€B DBS DEUX MONDBS.
vraiment inspirée I La forme de la prophétie est une des plus beiies
expressions qu*ait pu revêtir le génie humain; ç*a été dans les temps
antiques une sorte de dialogue entre l'homme et Dieu , dialogue
fécond en accéns sublimes, quand celui qui le racontait aux autres
était vraiment rempli de Tesprit divin. Quel est ce poète qui ne peut
résister h Jehovah, et qui s'écrie dans un doulonreui enthousiasme :
«Malheur! nation pécheresse, peuple chargé d'iniquités, race de
pervers 1 Ils ont abandonné Jehovah, méprisé le saint dlsraél; ar-
rière! n Qui parle ainsi? C'est Isafe, le premier des quatre grands
prophètes, Isafe à la fois poète, tribun et pamphlétaire, croyant
ardemment à sa mission divine et puisant dans cette foi un courage
qui» suivant la tradition, n'a pas défailli sous les cruautés du dernier
supplice. IsaTe a la majesté d*Homëre, et Grotius lai troovait plus
de véhémence qu'à Démosthènes. Le prophète ne craint pas d'adres-
ser h Israël les plus sanglans reproches : a Ce sont vos crimes qui
sont une séparation entre vous et votre Dieu, vos péchés vous cachent
sa face, et c'est pour cela qu'il ne vous exauce plus. Vos mains sont
floutllées de sang, et vos doigts de crimes; vos lèvres profèrent le
mensonge, votre langue fait entendre l'iniquité.... Ils couvent des
œufs de basilic, et tissent des toiles d'araignée : celui qui mange de
leurs œufs mourra, et qui les brise écrase une vipère (1). » Isaîe
épouvante le peuple avec l'image de la vengeance du Très-Haut :
« Le nom de Jehovah vient de loin, sa colère brûle, son feu est vio-
lent, ses lèvres sont pleines de fureur, et sa langue un feu dévo-
rant. Il met un mors trompeur sur la mâchoire des peuples. » Quel-
quefois aussi le prophète fait luire aux yeux d'Israël les doux rayons
d'un heureux avenir : a Les malheureux se réjouiront en Jehovah ,
et les peuples triompheront par le saint d'Israël. L'insolent est à
bout, c'en est fait du farceur, et ceux qui exploitent la justice seront
exterminés. C'est pourquoi Jehovah dit à la maison de Jacob, lui qui
a racheté Abraham : Maintenant Jacob ne rougira plus de honte, et
son visage ne pâlira plus. » En lisant Isaîe, on dirait qu'à travers les
siècles la voix de cet homme vibre encore, tant, au milieu de ses
contemporains, il a parlé avec conviction et puissance! Il prend tous
les torts avec le même succès et un charme égal , parce qu'il partage
vraiment toutes les passions et toutes les espérances du peuple sur
(I) Nous citons la traduction de la Bible nouvellement faite sur Thébreu par
M. CMieB.
DE LA P0É9IB DB M. DE LAMENNAIS. 977
lequel il verse ses trésors d'éloquence et de poésie. Dans Isale, on
ne voit pas un rôle appris, un masque emprunté; il n'y a rien chez
lui du comédien, et, pour parler sa langue, Au farceur. Tout dans
riiomme sous la parole duquel se courbait Ézéchias est grave, et
c est par la vérité morale qu'il s'élève aux plus grands effets de l'art.
Mais parodier les prophètes quand on a déserté la voie lumineuse
et sacrée qui conduit de MoTse à Jésus-Christ, quand on s'est mis
en dehors de tonte tradition, quand on dénonce au monde avec une
joie folle l'agonie et la mort prochaine du christianisme, c'est accuser
soi-même la futilité mensongère de ses conceptions et de ses chants,
c'est se placer au nombre de ces esprits mauvais dont parle l'Écri-
ture, de ces fauv prophètes qu*a dépravés l'orgueil et qui parlent au
nom de dieux étrangers.
Y a-t-ii eu imprudence ou perfidie de la part de certains amis de
M. de Lamennais quand, h propos des Amschaspands et Darvands,
ils ont évoqué le souvenir des Lettres Persanes? Ce rapprochement
est à lui seul une critique cruelle. Montesquieu a écrit ses Lettres
Persanes avec un esprit tout-à-fait maître de lui-même. Il raille
agréablement ses contemporains, mais il n'a jamais songé à les ca-
lomnier, à les insulter. On sent qu'il aime cette société dont il fait
une malicieuse peinture. Usbek écrit à Ibben : a Les hommes n'ont
pas, en Perse, la gaieté qu'ont les Français : on ne leur voit point
cette liberté d'esprit et cet air content que je trouve ici dans tous les
états et dans toutes les conditions. » Les Persans de Montesquieu se
plaisent au milieu des Français, tout en signalant leurs travers, a On
dit, écrit l'un d*eux, que l'Iiomune est un animal sociable. Sur ce
pied-là, il me paraît qu'un Français est plus homme qu'un autre:
c'est l'homme par excellence, c^r il semble être fait uniquement pour
la société. A Paris régnent la liberté et l'égalité... » Jusque dans ses
jugemens les plus rigoureux, Montesquieu sait garder une mesure
pleine de discrétion et de goût. Il écrivait en 1721, au plus fort de la
réaction contre Louis XIV; il est sévère à son égard; il le montre
plaisamment ayant un ministre qui n'a que dix-huit ans et une maî-
tresse qui en a quatre-vingts. Néanmoins, tout en le censurant, il ne
dégrade pas le monarque illustre qui vient de disparaître; il sait se
mettre à part de la foule brutale qui jeta des pierres contre le cer-
cueil du grand roi. Il y a aussi des portraits dans les Lettres Persanes,
mais ils ne sont pas l'œuvre d'un libelliste effréné; sans maudire per-
sonne, Montesquieu réussit, par ses piquantes esquisses, à se mettre
978 BBVUE DBS. DE0X HOHVBS.
à< Côté de La Bruyère, ëd&d , tout en restant satirique, il fait sentir
iugônteiiseineot ce. que soo siècle et son pay» renfiermeni de grand
et de bon. C/està cette^ impartidité de jugement, à cette sérénité
d*esprît, que nous devons une composition pleine de charmeetde
oonvenance. Les Lettres Persanes, fonneni un ensemble harmonique
où/ d<agréables contrastes sont habilement ménegès, où les traits
principaux des deui civilisations de TOrient et de l-Oecident sont mis
ea opposition d*ane manière naturelle et Tadle, où les rapproche*
mens ioqirév us et nouveaux se succèdent, sans que le lecteur soit
contraint d'accepter de burlesques iovraiseoriilances» Montesquieu
ftût parler des hommes et non pas^des ffénies; il préludait ainsii à la
peintune du genre humain. Aérant de s'engager sans vetour dans les
sévères et infinies régions de Thistoire, il siacrôtait sur le seuil à
mêler ensemble la fantaisie et la réalité. On eût dit que, suivant le
pnàcepte de Platon, ce a**est qu'après avoir sacrifié aui grâces qu'il
voulailr se mieUre è la» poursuite de la vérité. Nature grande et géné^
rause, dont Je génie littéraire a dà en partie ses: fooeestetsoy éelat à
deu« ^aUtéS: morales, lAjusticeetla bonté.
Que M. de Lamennais est loin aujourd'hui de ces soiHrces du
beaal Lahaûie Ta tellement aveuglé,.qu'it ne s'est pas aperçu eomt-
bieuf ce. qu'il nous donne pour de la poésie, est imtigne* de oe nomi
Ia sièole auquel; il s«adiesse peut, avokua esprit perverti, ne^seu^
tona pps^ ce peint, ea ce moment,, mais enfin pour de Fesprit^ le
aièole ea a, et son. goût est quelque peu^ difficile et superbe. Pour
notre, siècle. Goethe, et Byron entachante : des conceptions Tortes^ des
idées^profondas lui ont été offeeëes avec profusion;- nous «Mms-été
att* ùmA de toutnsil^ émotioBs-etde toutes» les* penséesi nous^avons
hi^seience du bioneA du mai; rieuine nous* étonne, je dirais' pnesque
iMt noua toucha: nous sommes peur ainsi dkearrivéÂ> dans- lit sphève
dHîtact ebdeskiettoesi,. à cette soita^d'iosensitHlitè dtmt lès sMctians
bisaieniiuoe]: vertu dtas» L'ordre moraL.£t:c'est à oetlirépeqsedéda»-
gpeuse et blasée, que M* de Lamennais viml oflUr nalvenMiit son
piiésili poème» seftgtaieshdia hiearttdin mat qmtstisiiccèdai^
loi liacteuft wim mue monotone» déaaspécanta^ eb ii/eiprinienè.eeQMfflÉ,
surtaMttta^iepfésentaBS é'iAhriman!^ aaeek^ plwsi niéicrto>emphaati> H
y*, % entre atttras'tiiAceiiliini AalB«fn*dMtittiiseéléEat0Baeiest;b^
houfcwne dmmQMteL iatouiadv qmieslile génie die la oemiptio»di
Qtttia^ esà teltatteattdittciteiifcMitîiliiw! em maliàceé» perycrsiM^
^piMlf ae>dèfle dwaniffUBr diwngsicpiii InaifaiHint aie»rlefc«i triomphe
DE LA PO£SfE Difi Itf. HB ^AlKtSNAtS. 9?9
du Tnal; n ne les trouve pas dssiez énergiques, assez zélés; enfin H va
plus loin, il y a des motnehs où /il ne crairft pas de Favouer, il soup^
çonnerait Ahriman lui-même. On pressent qu*un jour AstouTad serait
capable de demander la tête d* Ahriman.
Sans doute il y a quelques beautés de détail dans le livre de M. de
Lamennais : nous avons remarqué une peinture éclatante des mer-
veilles de la création, et un tableau charmant du bonheur du pauvre.
Il faut dire aussi que Tindustrie de Vécrivain sait orner les lieux-
communs les plus connus et les déclamations les plus usées. H y a
maintenant chez M. de Lamennais beaucoup plus de métier que
d*in«piration. Mais tous ces artifices du style sont impuissans à mas-
quer la stérïfité du fond; ils ne sauraient non plus faire illusion sur
Tétat moral de Técrivain. M. de Lamennais s'e^t étrangement mépris
quand il a cru qu'il pourrait à volonté se métamorphoser en poète :
chez lui trop de passions violentes s*opposaient l cette transforma-
tion lumineuse. Il ne s'élèvera jamais h la puissance de Fart, celui
qui n*a pas dans Tesprit des croyances positives, dans Tame de nobles
ardeurs. Or M. de Lamennais ne croît phis h rien, «t qtfaîme-t-il,
lui qui jette son fiel sur toute chose et sur tout homme? Ahl TBf. de
Lamennais doit ^re bien malheureux; c*est du moins la conviction
que vous donne la le(ïture de son déplortlble livre, mais aussi pour-
quoi écrire, et surtout pourquoi vouloir chanter, quand on est aussi
malade? Si M. de Lamennais eût consuttè ses forces et intérêt de
sa renommée, fi n'eût pas porté une main à la fois téméraire et trem-
blante sur la lyre du poète, dont il n*a su titer que des sons faux et
barbares. N'a-t-ll pas mieux à faire"? n'a-t-il pas ïi tâcher enfin de
B^ntendre avec lui-même? Il a tout nié , tout 'nrmuflit : dans cette
voie fatale il ne peut aller plus loin. Que, par un suprême éffoft, fi
se remette à la poursuite de quelques vérités positives : n'aura-t-fl
parcouru ta carrière de la philosophie et de la pensée dans laquelle
nous Tarons appcfté fl y a plus de dix am, que pour tourner toujours
dans le cerde dodloureut d*un sceptidsifiehcariiMef?
La chute profonde quotit faite dans le^monfle TIttërfttreles Amê^
chaspands et Darvands, doit servir d'enseignement BUX jéfUnes icti^
vains, aux jeunes poètes. Il n*y a que trop d'esprits enÂtis à p^flÉer
qu*il suffit d*tm cvprice dlfiiai^natiofi , tTuvi ëcluiitffevMttt '&c fête,
d'une certaine fbugue de tempéramerit p<mr A*életer t fies élIMsiKA^
tiques. CTest mécomiaitre tout ensemble la tnâtore iSe "ta poésie eties
conditions de notre siéde. Pour parler d'abord tle notre époque, toift
980 REVDK DES DEUX MONDES.
y est plus difficile que dans d*autres temps. Le poète est nécessaire-
ment assailli par d'innombrables réminiscences; il a devant loi Fanti-
quité avec sa perfection primesautiëre et désespérante; puis viennent
lès génies heureux auxquels il a été donné de rivaliser avec les mo-
dèles antiques en les imitant. Enfin, les littératures étrangères, tant
celles du Nord que celles du Uidi ; Fltalie, qui s*enorgueillit de son
Dante, 1* Angleterre, si fière de Shakspeare, sont là pour montrer an
poète en travail toutes les beautés dont il voudrait avoir la fleur et la
gloire. Qu1l se propose d*animer la toile, le marbre ou la pierre,
qu'il tente de ressusciter Tantique ou se voue k Tart moderne , Tar-
tiste retrouve la supériorité et la tyrannie de modèles et de types
connus. Voilà déjà bien des raisons pour ne pas s*engager à Taven-
ture dans des entreprises qui menacent si fort de rester stériles : il y
en a d'autres.
La poésie, c'est la substance des choses revêtue de la forme la plus
plus belle. Pour arriver à créer, il faut donc savoir profondément.
Or, il y a pour Vhomme deux grandes sources de connaissances , la
foi et la philosophie. Par la foi, Tesprit admet volontairement tout un
ensemble d'idées, de dogmes et de sentimens; il s'identifie avec tout
un monde moral, il en reçoit une nourriture vivifiante, une énergie
toujours féconde. Ainsi nous voyons les poètes chrétiens, les chantres
de V Enfer et du Paradis^ et ceux qui ont mis sur la scène Athalie et
PolyeuclCj concentrer et répandre toute la splendeur de la religion
dont ils sont les interprètes et les croyans. La religion qui fait des-
cendre Dieu sur la terre, et qui est comme une évocation de l'absolu,
inspire et rend heureux les artistes qui la servent, pourvu que leur
adoration soit sincère et profonde. Dans le domaine de Fart, conune
dans la pratique de la vie, il ne suffit pas de s'appeler chrétien, il faut
l'être; c'est-à-dire qu'on n'est ni chrétien ni poète quand on se com-
plaît d'une manière prétentieuse dans une sorte de sentimentalisme
vague et puéril qu'on cherche à teindre de quelques couleurs em-
pruntées à un faux catholicisme. L'art chrétien n'accorde ses palmes
qu'à des études profondes, à une foi vraie, à l'élévation sérieuse du
génie et de l'ame.
L'autre source de poésie est la réflexion, la philosophie. Ici c'est
dans le développement infini de la pensée qui pénètre au fond de
toute chose et qui plane sur les hauteurs paraissant les plus inacces-
sibles que le poète puise sa force. La carrière est immense, et elle
demande une rare vigueur; les théories fausses , les idées à demi
DE LA POÉSIE DE M. Ml LAMENNAIS. 981
écloses, les pensées mal comprises amènent de tristes naufrages. Que
celui qui veut porter à ses lèvres la coupe du bien et du mal se de-
mande s*il aura le courage de la vider. La poésie, telle qu*elle est
sortie, surtout depuis soixante ans, des entrailles de la philosophie
moderne , est une muse sévère et forte dont on n'obtient pas aisé-
ment un encouragement et un sourire. Elle dédaigne les stériles
honmiages de ces présomptueux qui ne soupçonnent pas que dans
ce siècle le véritable enthousiasme ne peut résulter que d'une ré-
flexion profonde. Qu'est-ce que la beauté, sinon une révélation glo-
rieuse de la vérité? Il faut donc conquérir cette vérité par d'héroï-
ques et longs efforts , car la nature la cache, on dirait qu'elle en est
envieuse; du moins elle nous la fait toujours acheter. La vérité,
c'est la statue d'Isis , dont il faut enlever le voile , c'est l'or au fond
de la mine. Que le poète , chrétien ou philosophe , ne s'avise de
chanter qu'après s'être mis d'accord avec lui-même. L'unité seule
produit l'harmonie.
Lerminibr.
TOME l. 63
inv««MBVff^«F!savQHnr
LA BELGIQUE
SA NA.TIONALITÉ , SA SITUATION ACTUELLE.
On 8*est accoutamé en France à considérer le nouvel état belge
comme un tronçon détaché d'un empire qui devra se reformer tôt
ou tard, et cette prévention se lie à trop de souvenirs, de regrets et
4'espérances nationales, pour que le premier mouvement ne soit pas
4e rejeter la pensée qu'une patrie étrangère puisse naître, encore
moins soit née déj6, sur le sol même dont les traités de Vienne
avaient prétendu faire la place d'armes de la sainte-alliance. Mais
nous nous adressons aux esprits élevés, à ceux qui vont droit à la
Térité, et, fût-elle importune, n'hésitent pas à la regarder en face,
^ous leur demanderons si, 6 une époque aussi changeante que la
nôtre, la juste ambition d'un grand pays comme la France peut se
repaître éternellement des mêmes objets et tourner sans péril dans
un cercle d'idées immobiles. Le temps inexorable marche, et mo-
diRe sans cesse les rapports de la famille européenne. Les petits
états se font une destinée à part , pendant que les nations souve-
raines attendent patiemment que des clartés nouvelles s'élèvent sur
Jeur horizon. Chaque heure de ce siècle qui s'écoule pour la France
LA BELGIQUE. 983
dans la paix et dans l'expectative déplace insensiblement le problème
de son avenir; chaque année qui s'ajoute 6 son passé d*hier démas-
que, en se retirant, un nouveau lendemain. Cest la connaissance
exacte des perpétuelles altérations de sa donnée politique qui doit
l'intéresser avant tout. Son théâtre est si vaste d'ailleurs, qu'elle ne
saurait prendre alarme pour un peuple de plus qui sera éclos sou»
son aile. Témoin, depuis douze ans, de faits dont l'importance secon-
daire lui échappe dans le bruit que font autour d'elle les évènemens
de chaque jour, nous les dirons tels que nous les avons 'observés;
notre seul mérite, nous le revendiquons d'avance, sera une impartia-
lité rigoureuse, et nous tirerons de cet examen, en tant qu'il inté-
resse l'avenir commun des deux pays, une conclusion que ce début
ne fait qu'en partie pressentir.
Il est des nations dont il serait puéril de prouver l'existence : elles
sont, pour rappeler.ici le mot d*un grand capitaine, elles sont comme
le soleil; malheur h qui ne les voit point! Mais d'autres, par un jeu
cruel des circonstances, ont toujours été placées dans des conditions
si étranges et si fausses, qu'on les nie même encore après que le
congrès des empires a été forcé de les reconnaître. Tel est le petit
peuple belge, composé jusqu'à ce jour en apparence d'élémens in-^
déciset hétérogènes, mais sons sa physionomie un peu terne, ati
fond , singulièrement lui-même. Cest parce qu'il offre seul aujour-
d'hui l'exemple d'une pareille anomalie, que nous voulons démontrer
qu'on a tort de lui contester sa place dans la société politique, et
combattre une incrédulité qui lui a été si nuisible jusqu'6 l'heure
présente. Nous rassemblerons toutes les preuves ëparses de sa per-
sonnalité nationale; nous rappellerons d'abord sa naissance, contem^
poraine des plus fameuses origines, son passage, pour ainsi dire^
souterrain à travers Thistoire, ses révoltes constantes, brusques érup-
tions de nationalité qui attestent Texistence du feu intérieur, soa
culte passionné de l'art oà s'est réfugié son génie, et les causes
fatales, pour la plupart indépendantes de lui-même, qui ont favo-
risé SB servitude, et, sans un accident heureux, l'auraient prolongée
pour jamais. Sans la connaissance et l'examen réfléchi de son passé,
on comprendrait mal ce que ion caractère aujourd'hui a de vraiment
individuel; il est donc nécessaire avant tout de jeter nn rapide coup
d'œil sur cette vie latente de six siècles qui a précédé l'instant où il
s'est dégagé de ses propres ténèbres : vie un peu mêlée à celle de
ses maîtres et de ses voisins, parce qu'il le fut trop souvent lui-même
à leurs passions et à leurs Intérêts, mais qui s'en détache par certains
63.
984 RBVCE DES DEUX MONDES.
f'nènemens matériels ou moraux qui n*appartienncnt qu'à lui, qu'on
lie saurait attribuer à nul autre.
Le peuple belge, celui que nous voyons aujourd'hui régulièrement
constitué, est descendu, comme toutes les autres nationalités euro-
péennes, de la société religieuse du moyen-âge; seulement il en est
sorti, non point tout d*une pièce et compacte, mais par fragmens et
|)ar lambeaux. C/est ce qui fait qu'il semble né d*hicr. Ici les chances,
les vices même de l'établissement féodal, ont laissé tomber une se-
mence impérissable dans les entrailles de la civilisation, et en ont
en même temps étouffé le développement. Gouvernés par des vas-
saux de la couronne de France, les comtés de Flandre, de Hainaut
et de Namur, ainsi que le duché de Brabant, si proches du foyer dé
puissance dont rayonnait celle de leurs seigneurs, auraient dû, dans
le cours naturel des progrès et des envahissemens de l'unité monar-
chique, y faire retour long-temps avant toutes les autres provinces
du royaume. S'il en est, au contraire, qui semblaient ne devoir
jamais se reprendre au grand corps dont elles avaient été démem-
brées, c'étaient bien plutôt celles dont la position excentrique, re-
culée encore par la barrière de la Loire, protégeait l'isolement. Ce-
pendant il est arrivé que les rois de France ont flni par arracher
même la Guienne à des feudataires aussi redoutables que Tétaient
les rois d'Angleterre , et quoique, depuis Philippe-Auguste jusqu'à
Louis XIV, aucun n'ait perdu de vue la nécessité de reconquérir
les provinces belges, ils n'ont réussi, en déflnitive, qu'à en recou-
vrer la limite extrême. Tout a tourné contre eux : leur politique tra-
ditionnelle, leurs desseins les mieux préparés, et le hasard même,
qui amenait des dés si imprévus dans le jeu de la loterie féodale.
Ainsi, l'affranchissement des communes a plus gagné de villes aux
monarques français que leur bon droit et leur épée. C'est pourtant
ce grand acte imité par le seigneur de la Flandre qui a commencé à
éloigner d'eux la possibilité de la lui reprendre un jour. Par des
causes qu'il serait superflu d'énumérer ici , les communes de cette
petite contrée s'élevèrent bientôt à un si haut degré de force et de
richesse, que, rien qu'en agitant la bannière de leurs métiers, depuis
Ypres jusqu'au port de Damme, elles faisaient sortir du sol des
armées d'artisans, et voyaient se hérisser les remparts des outils du
travail aiguisés en instrumens de guerre. Là, le contrepoids que les
rois avaient voulu établir pour balancer la puissance de leurs grands
vassaux rompit de lui-même un pénible équilibre. La bourgeoisie,
devenue puissance à son tour, n'était fidèle à son maître que quand
LA BELGIQUE. 985
il combattait son seigneur suzerain; elle se tournait contre lui dès
qu'il agissait en vassal. Il y eut des jours funestes où la Flandre tint
toute la monarchie en ùcliec, où Ton vit la fleur de la chevalerie
française moissonnée en rase campagne sous sa faux plébéienne.
Ainsi» la sanglante bataille des Éperons d*or fut TAlhama du roi
Philippe-le-Bel.
C'est là le moment précis où le peuple belge commence à se sé-
parer de Tunité française : il faut remonter aussi haut, si Ton veut
rassembler les origines éparses de sa nationalité présente. C'est dans
le creuset des passions populaires du xiii'' et du xiV siècle que se
jette et s'élabore l'élément flamand, le plus considérable et le plus
ancien de tous. On voit poindre alors et grandir une de ces animo-
sités farouches qui individualisent les peuples, car tous ont com-
mencé parla haine de l'étranger. Du jour où les communes de Flandre
ont combattu l'armée royale et l'ont vaincue, le Flamand se distingue
du Français, son voisin, par une antipathie prononcée, plus encore
que par son langage. C'est la haine de l'Écossais pour l'Anglais, si
vivace à la même époque, haine que le temps affaiblira et qui finira
par disparaître, comme elle est effacée à présent sur les deux bords
de la Tweed , si la fusion s'opère à temps entre les deux peuples ,
mais qui se transformera , du côté du plus faible, en une habitude de
défiance ombrageuse, s'ils continuent ft vivre séparés. Pendant la
première période de la puissance communale dans le nord, qui em-
brasse tout le temps de la splendeur de la commune de Gand et se
termine à la bataille de Roosebeeck (1381), où le second Artevelde
périt, le comte de Flandre demeure attaché à la France, parce qu'il
ne peut rien sans son secours; ses partisans en minorité sont flétris
du nom de Liliards, et trouvent plus d'une fois leurs vêpres sici-
liennes. II y a enfin une sorte de nationalité flamande prolongée
jusque vers l'Allemagne, qui fait front 6 la nationalité française.
En même temps, deux faits d'un parallélisme bien remarquable
vont se répéter de siècle en siècle : d'un côté, les efforts infructueux
de la monarchie française pour rentrer en possession des provinces
septentrionales qui ont relevé d'elle, et de l'autre, dans ces mômes
provinces, des symptômes réitérés d'existence individuelle, n'abou-
tissant jamais jusqu*6 constituer l'individu.
Pourquoi ces deux tentatives contraires , dont l'Issue semble n'a-
voir pu être semblable, échouèrent-elles également? Nous Talions
expliquer. Il se présenta deux fois, à cent ans d'intervalle, une heure
décisive et solennelle où les rois de France auraient pu, grâce aux
966 REVUE DBS DEUX MONDES.
lois féodales, s'emparer de la plus grande partie de la Belgique et la
réunir à leur empire. Cette heure qui passe et qui ne revient plus» eux
la virent deux fois» et deux fois ils la saisirent mal. Elle sonna d'abord
en 1379, vers l'époque de la chute de la commune gantoise. I^e comte
de Flandre, Louis de Maie, tout dévoué à la France, n'avait qu'une
fille; unie à un prince français, elle rapportait à la couronne le riche
domaine que le temps en avait distrait. Charles Y, il est vrai, ne laissa
point échapper une occasion si belle, mais il fit la faute de donner
la main de Marguerite à son frère Philippe-le-Hardi, déjà maître, par
suite d'une première faute, du duché de Bourgogne à titre d'apanage
héréditaire, et l'état bourguignon s'éleva, en face de la France, plus
considérable un moment que la vieille monarchie même. Un con-
cours d'évènemens identiques se reproduisit à l'extinction de la
ligne masculine de cette maison ducale dans la personne de Charles-
le-Téméraire. Une jeune fille hérite alors de tout cet amas de puis-
sance qu'avait laissé s'accumuler l'imprudence d'un roi réputé sage.
Louis XI , dont on admire tant le génie politique , tombe dans la
même erreur et favorise, par sa manie des intrigues ténébreuses,
Tavénement d'une puissance plus colossale encore. Au lieu de préci-
piter, par une invasion rapide, le mariage de Marie avec le dauphin,
il attend de la corruption , pratiquée sous main , ce que la conquête
seule lui aurait donné. Pendant qu'il complote sourdement, le feu
mal éteint des rébellions communales se rallume; les partisans de la
France, Hugonet et Imbercourt, sont décapités sur la place publique
de Gand, et le peuple victorieux donne à Maximilien d'Autriche la
main de sa duchesse éplorée : événement capital d'où sortit le mons-
trueux empire de Charles-Quint, comme un siècle auparavant un
autre mariage avait suscité l'essor de la puissance bourguignonne;
occasion deux fois perdue qui ne devait plus se retrouver, car l'ins-
titution féodale marchait rapidement à sa décadence, et les droits de
là couronne allaient se prescrire sans retour. Depuis ce moment, la
France, toujours attentive aux nécessités de sa position géographique,
ne put convoiter la possession de la Belgique sans troubler le nouvel
équilibre peu à peu substitué en Europe à l'anarchie politique des
temps que nous venons de parcourir.
Comment, de leur côté, les communes flamandes laissèrentr-eUes
passer l'occasion de s'élever au rang de peuple, et usèrent-elles dans
des actes déréglés de pouvoir une force qui, mieux ménagée, les eût
conduites peut-être à la conquête paisible de leur indépendanee?
C'est qu'elles étaient des communes, et rien de plus; souveraines à ee
tk BBL6IQUB. 987
litre, tontes les feîs qae la feiblesse de lenrs maîtres relâchait lesliens
de leur ^éissance , mats incapables, sons Tempire du principe qui
les avait fondées, d*y substituer les nœads plas durables tfui forment
les nations. La liberté au moyen-Age diffère essentiellement de la
liberté moderne : elle était une exception au sein delà servitude so-
ciale hiérarchiqnemet t>rg9nisée , nnt franchise pour tout eiprimer
d*Bn mot, tandis que ceHe-ci est un droit universel dont les besoins
senis de la société autorisent à fimiter Tusage. Aussi, comme il lui
manquait la facidté de généralisation qui distingue la nôtre, elle ne
dépassa point les bornes étroites de la cHé , et eut tous les vices de
Tégofsme, Torguefl, Tambition, Famonr exclusif de soi-même etl'iri-
dîfférence pour autrui. Les communes étaient despotiques et jalouses
comme tous les privilégiés; satisfaites de leurs chartes, soucieuses seu-
lement d*en assurer le respect, elles ne songeaient pas phis à combat-
tre en dehors d*elles le principe de la servitude que les affranchis, dans
rantiquké, n*avaient eu la pensée généreuse de détruire Vesdavage.
La patrie, pour chacune d'elles, commençait au pied de leur beffitrf
et finissait à leurs murailles, et chacune d'elles voyait dans sa voisine
une rivale que l'instinct de l'envie désignait ft sa haine. Si un danget
commun les forçait parfois k se coaliser, le retour de la sécurité ve-
nait les replonger bientôt dans l'isolement de leurs antipathies fu-
rieuses. Bruges était Capulet à Gand , et Gand lui était Montaigu;
cette même cité de Bruges s'efforçait, dès qu'elle croyait l'occasion
favorable , de ramener sous së juridiction les campagnes environ-
nantes qu'une sorte de charte rdrale en avait détachées sous le nom
de Franc. Telles furent, sous un autre aspect, les tendances funestes
des républiques italiennes, filles maHieoreuses de la démocratie du
moyen-dgc, qui s'entredécbirèrent leseîn avant l'aurore de la liberté
moderne. S'il faut s'étonner de quelque chose, c'est que Bruges,
Ypres, Courtray, villes indépendantes de fait, ne l'aient point été un
moment de droit comme d'autres cités moins riches au-delà des
monts; c'est que Gand surtout , qui , sous la conduite de ses deux
grands ruwaertSy Jacques et Philippe d'Artevelde, levait des armées,
organisait des confédérations municipales, signait des traités de
commerce et d'alliance avec les rois d'Angleterre, n'ait point ambi-
tionné l'honneur de former un état distinct à l'exemple de Pise et de
Florence. Mais qu'une nation flamande ne soit pas sortie de ces
jours lointains de grandeur et de prospérité, cela ne doit point nous
surprendre. Y a-t-il de nos jours une patrie italienne, à moins que
vous ne donniez ce nom à l'objet déplorable de Famour sans espoir
M8 AETUB »BS DWOX HOXDBS.
et des regreto amen de ? iogt peuples, ennemis qnand Ss
poissans, récoodliés depuis qa*Us ont perdu la force d'être
Gomme eoi, la Flandre laissa passer une occasion prêdeose, et
venae l'héritage d'un César maître des deux bémisplières,
eux aussi, elle ne la retrouva plus.
Cependant un second élément national conconraît à former le
ractère de ce peuple dont le nom n'apparaîtra qu'au xix* siède. Ces!
dans les provinces waUannes ou françaises que nous le
Là p au moyeu-âge, fl n'y avait pas de langue qui étsMit déjfc
barrière naturelle entre des provinces dépendantes d'une même
ronne, et justiGAt jusqu'à un certain point leur séparation politii|ae.
On parlait, dans les comtés de Hainaut et de Namur, ainsi que
Tévéché de Liège, l'idiome dominant en-deçà de la Loire. Le
actuel n'est autre chose que la langue d'ofi ou d'oui qui est loadiée
i l'état de patob en demeurant au fond du peuple. Nous ne dooiOBS
point que cette dégénérescence ne soit due aux circonstances qm
rejetèrent une fraction de la famille française en dehors de h France
politique. Pendant que la langue parlée par celle-ci suivait les progrès
d'un état destiné à occuper un rang si élevé dans la ciTOisation , le
vieil idiome s'immobilisait dans les extrémités mortes, pour ainsi
dire, où ne circulait plus la sève du tronc principal. Ce serait mie
étude intéressante à faire que de rechercher, au moyen de la phao-
logie, l'instant précis où les modiGcations de la langue d*oni s'arrê-
tent dans le nord, où elle y devient stationnaire ou plutôt croupis-
sante sous la forme du wallon. Je suis convaincu que cet instant coïn-
ciderait avec l'époque où l'action du foyer, jusque-là commun, cesse
de s'y faire sentir, par suite des circonstances qui détachèrent défi-
nitivement ces provinces du reste de la monarchie.
La partie française de la Belgique n'a guère d'histoire propre au
moyen-âge. Le Hainaut, le comté de Namur, le Luxembourg même,
suivent la destinée de la Flandre, lorsque des alliances de lamiDe les
réunissent sous le sceptre d'un même seigneur. L'évèclié de Liège,
qui dépend de l'empire, a seul des annales intéressantes, et la vie
municipale de la commune liégeoise offre des traits de resseipUance
avec celle des grandes cités flamandes. Les Liégeois sont presque
toujours en guerre ouverte avec leur évêque, qu'ils assiègent dans
son palais épiscopal, qu'ils déposent parfois, et que parfois ils massa-
crent. Eux aussi lèvent des armées redoutables; eux aussi, avec leurs
piques et leurs maillets, ne craignent pas d'affronter sur les champs
de bataille les lances de la gendarmerie bardée de fer. On cite d'eux
LA BELGIQUE. 989
des actions d*UD héroïsme sauvage» comme on en trouve dans toutes
les luttes de la liberté, d'intrépides dévouemens qui n*eussent pas
déparé les journées de Sempach et de Morat, mais qui n*ont point
retenti dans Thistoire, parce qu'il ne sufQt pas de Tenthousiasme du
patriotisme pour illustrer un peuple : il faut que le sang de ses holo-
caustes ait rejailli sur Tautel de la civilisation et Tait sanctifié, et
jamais la postérité ne tient compte des sacrifices qui furent inutiles à
la cause du genre humain. Comme on le voit, Télément français,
quoique partie constitutive de la nationalité belge, a moins de vie,
de puissance et d'originalité que l'élément flamand. Mais, entre deux
fragmens de peuple ayant passé déjà par les mêmes phases de Tin-
dépendance communale, la fusion sera facile, et elle s'opérera peu à
peu sous le régime des ducs de Bourgogne , lorsque , soudés l'un à
Tautre par une force supérieure, ils se seront accoutumés h vivre
d'une vie commune, à partager les mêmes sentimens, les mêmes
passions et la même fortune.
C'est ainsi que U Belgique actuelle pénètre par ses racines jusqu'au
fond du moyen-âge, racines si vivaces, que, labourées avec le sol qui
les avait reçues et toujours foulées sous les pas des conquérans , il
en devait jaillir sans cesse des rejetons nouveaux. Maintenant il faut
redescendre tout d'un coup jusqu'au xvi* siècle pour retrouver une
seconde expansion de cette sève qui mérite de fixer nos regards. Les
communes ne sont plus : le feu des discordes populaires s'est retiré
de tous ces foyers épars pour aller se concentrer sur un plus vaste
théâtre; mais le génie de la liberté municipale a laissé trop de fer-
mens d'agitation au sein des provinces belges pour qu'elles soient
les dernières à se précipiter dans l'arène nouvelle des passions hu-
maines. La réforme vient remuer le monde : des troubles éclatent aus-
sitôt dans les Pays-Bas. C'est à ces troubles que la Hollande doit son
origine et sa rapide splendeur : lé rôle du peuple belge, qui retomba
sous le joug de l'Espagne, s'en est trouvé obscurci. Cependant la lutte,
de son côté, ne fut ni moins acharnée ni moins glorieuse. Peut-^tre la
Providence ne voulut-elle pas qu'une nation continentale autant que
maritime s'élevât aux portes de la France , car si Philippe II et ses
succeseurs n'avaient point réussi à faire rentrer dans le devoir la partie
méridionale des provinces révoltées, il n'y aurait eu qu'une républi-
que depuis les bords du Zuiderzée jusqu'aux portes d' Arras; la réforme
aurait accompli pour jamais ce que la diplomatie a tenté vainement
de fonder en 1815. Les Hollandais alors différaient peu des Flamands,
dont ils n'avaient d'ailleurs ni les richesses ni la célébrité; une même
090 REVUB BBft RBKIL MONDES.
foi les eût rapidement confondus, le dissentiflieBi rdigieax le» ntpmë
sans retour. IL y avait sans doute dans la nature des Belges, pas-
sionnés pour lart au même degré au moins que les Français, cet
instinct des croyances e&pansives et rayoûBantes- qui est incooqMH
tible avec les dogmes arides du protestantisme. Qttind ib eurent
épuisé dans une insurrection stérile le reste d^inquiéiude qui leur
venait des anciennes querelles communales, ils acceptèrent de nou-
veau la domination lointaine de leurs maîtres, ei e^ër enl dans une
longue période d*anéantissement social et de léthargie pditique^pour
ne plus se réveiller qu'au bcuit précufseur des tempêtes maderneft.
Mais de leur insurrection du mw siècle sortit pour eux un dernier élé-
ment de patriotisme qu'une longue inunobilité devait préserver lon^
temps de toute atteinte; nous voulons parler de cet attachement pre»>
que fanatique au catholicisme qui forjBe aujourd'hai encore un des
côtés les plus saillans de leur caractère nationaL
Ce n'est pas qu'ils aient passé sans transition de leur eiistence
si turbulente du x\v siècle à l'inertie végétative des deux âges soi-
vans. L'Espagne, effrayée peut-être de leur impatience naturelle,
et désespérant de les contenir de si loin, s'ils tentaient de se soulever
encore , voulut les constituer en on état séparé qui aurait été gau-
verué par une dynastie nouvelle issue de la maison d'Aatriciie. Cette
combinaison prudente eût peutrétre changé le cours de leur destinée
nationale y si les archiducs Albert et Isabelle, en faveur de qui die
a>ait été faite, avaient laissé une postérité. Le règne trop eonrt de
CCS princes est cependant resté dans la mémoire du pays, et ce qui
le lui rend cher encore, c'est qu'il fut illustré par Rubens, le Michel-
Ange flamand, et par sa splendide école.
Nous touchons à l'iiistoire moderne , et, sur le chemin où nous
avons suivi pas à pas la trace si souvent effacée de la nationalité belge»
c'est encore .une levée de boucliers qui nous arrête au bord de l'aUine
de 89. Chose étrange et qui mérite bien de fixer l'attention des lec-
teurs français, pendant que l'esprit régénérateur du xvin* siède
souffle sur les peuples et sur les rois> la Belgique seule, comme cette
princesse des contes de fées qui dormit cent ans, se réveille dana
ses vêtemens gothiq^s et se lève pour agiter une dernière ibis de-
vant son souverain la vieille bannière communale; car .G*est sous ce
jour qju'on doit envisager l'insurrection briabançonne, qui a pesaê
inaperçue au milieu des convulsions d'une société espiraote« Cette
révolution ( puisqu'elle pwla un aussi grand nom ) est tout» féo-
dale et recule vers le moyen-âge : eUe n'emprunte au.xviii* siède
LA BBLCIQVE. 991
que sa date. La Belgique, pétrifiée» pour ainsi dire, par l'habitude
d*un despotisme d'ailleurs paternel, n'avait pas fait un pas en avant
depuis l'époque d'Albert et d'Isabelle. Elle en ètnt encore à ses
vieilles franchises de villes et de provinces, pendant que le cri d'éga-
lité faisait tressaillir les échos des deux mondes. C'est d'elle qu'on
pouvait dire qu'elle n'avait ni rien appris ni rien oublié. Et eda VA
si loin, qu'au rebours des autres révolutions contemporaines, les
rôles naturels sont intervertis dans celle-ci. C'est du trône que des-
cendent les réformes, et c'est le peuple qui les repousse. Joseph II
était un de ces disciples couronnés de Voltaire, qui, faisant dans leur
esprit un compromis bizarre des devoirs du philosophe avec les droits
du monarque, entendaient pousser le progrès à coups de bon plaisir.
Son peuple des Pays-Bas , isolé du reste de l'empire , lui parut mer-
veilleusement propre aux expérimentations de sa royale fantaisie. Par
malheur, les Belges ne virent en lui que leur comte et leur duc d'auf*
trefois qui déchirait de respectables privilèges. Les Brabançons,
entre autres, avaientconservé leur antique charte sous le nom de
joyeuse entrée , charte que Joseph II avait jurée ft son avènement,
et que, dans son ardeur pour les nouveautés, il n'hésita pas à violer :
de là cette insurrection organisée dans les couvens , légalisée dans
les assemblées provinciales, et soutenue par une armée de la foi. li
y avait sans doute au milieu de tout cela un parti des idées modernes;
mais il était très faible encore, et Yonck, qui les représentait à côté
de Yandemoot, le tribun gothique , voulut en vain imprimer au
mouvement une direction plus conforme au génie] de son temps.
Lorsque le sort des batailles eut donné ensuite la Belgique à la répu-
blique française, celle-ci trouva la révotte étouffée; mais, confondant
habilement avec sa propre cause celle d'un peuple opprimé an cob*
traire pour son attachement à l'ordre social qu'elle venait de détruire,
elle ne voulut voir dans la révolution brabançonne que le fait exté-
rieur de la résistance aux volontés d'un despote, et la convention, sur
la requête de quelques clubs où s'agitait la lie du peuple conquis et
de l'armée conquérante , seiiéta de décréter la réunion des Pays-Bas
autrichiens au territoire français , malgré les protestations impois-
santes des véritables patriotes, dont elle feignait de remplir le vœu
le plus ardent.
Résumons-nous ici. I>ès le xnr siècle, le peuple belge apparaît
dans ses républiques municipales; dès le mY*", les deux élémens, fla-
mand et wallon, dont il est composé, se joignent et se combinent.
Dans la période suivante, il prend part aux sanglantes querelles de
992 REVUE DES DEUX MONDES.
la réforme , et ne s*en retire que plus dévoué à la croyance catho-
lique, et lorsque les révolutions nouvelles éclatent, il lui est resté de
toutes ses épreuves un caractère national si bien à lui , que seul on
le voit remonter péniblement son passé, tandis que le reste du monde
se précipite en désordre, à la voix de la France, sur la pente de
Tavenir.
La domination française altéra jusqu*à un certain point Torigi-
nalité de ce peuple si long-temps stationnaire. En Tenchaînant à
son destin, la république le contraignit d'entrer dans le courant
du siècle. Par la suppression des couvens, elle détruisit Tinfluence
temporelle de la religion ; par la vente de leurs biens, devenus na-
tionaux, elle démocratisa la propriété. L'empire consomma cette
œuvre de rénovation , et le code civil , qu il aura la gloire d'avoir
rendu partout également populaire, a constitué sans retour la société
belge sur le modèle de la société française. Ce sont là dlmmenses
réformes; de même qu'en France, elles n'ont point eu leur restaura-
tion. La réaction de 18U ne fut que politique; la conquête de 179^
avait été sociale. C'est pourquoi, dans le grand classement des na-
tions modernes, la Belgique occupe désormais sa place du cOté où
campent les forces de la révolution, et, sous peine de suicide natio-
nal, il ne lui est pas permis d'être transfuge. La Belgique est fran-
çaise par ses lois, par l'institution nouvelle de la propriété, par la
suppression de ses anciennes castes, et surtout par cette vie intime
d'un quart de siècle, par ces souvenirs brillans de périls et de gloire
partagés avec la France impériale, que, dans son juste orgueil, elle
ne répudiera jamais. Quelques années enGn lui ont suffi, dans le der-
nier siècle, pour franchir la distance énorme qui la séparait du peuple
progressif par excellence. Mais on aurait tort d'en conclure qu'une
nation qui avait tant gardé de son passé ait pu se transformer radica-
lement dans une crise aussi courte qu'elle fut terrible. Quoique initiée
à une existence nouvelle, elle est toujours au fond la fille posthume
du moyen-âge. Elle lui doit toujours ce qu'elle a de force et de vita-
lité propre, et tant de traits qui la distinguent de la famille fran-
çaise. Sa résistance de quinze ans au mariage que lui avait imposé la
sainte-alliance l'a bien prouvé, et la pensée de cette résistance ne lui
est pas venue après coup, comme on le croit généralement. Elle a
précédé l'union même. En effet les notables, consultés en 1814 pour
l'acceptation de la loi fondamentale, la repoussèrent à la majorité des
votes : le souverain du nouveau royaume, imitant l'exemple de la
convention, passa outre; mais le fait a subsisté. Plus tard, quand la
LA BELGIQUE. 993
Belgique s'insurgeait contre ce roi , le plus libéral après tout qui fût
alors en Europe, quand elle le combattait avec les armes de la reli-
gion , au moment où la religion se rendait odieuse à la France nou-
velle, ce n'était point, il faut en convenir, à rinfluencé des idées fran-
çaises qu'elle obéissait. Quoique le temps l'eût bien changée, elle
retrouva dans Guillaume P** un second Joseph II, et les anciens partis
de Vonck et de Vandernoot se reformèrent sous d'autres noms. Seul,
le libéralisme ne serait jamais parvenu à creuser un abîme entre la
Belgique et la Hollande; il avait même commencé par se caser dans
la nouvelle patrie que les traités lui avaient faite. Les seuls dissolvans
vraiment actifs de la combinaison néerlandaise de 1815, ce furent
l'incompatibilité des croyances religieuses et la recrudescence des
anciennes rancunes populaires. Ainsi le clergé ne voulut pas rece-
voir, dans un collège fondé par un roi protestant, l'éducation libé-
rale qu'il se donne aujourd'hui dans ses séminaires et dans son uni-
versité; les Flamands refusèrent de parler la langue hollandaise, qui
diffère si peu de la leur; tous furent insensibles h la prospérité nou-
velle qu'ils devaient au partage du commerce des Indes; bien peu
balancèrent à en faire le sacrifice, quand le contre-coup des évène-
mens de juillet eut précipité le dénouement de leur propre drame,
et le drapeau qu'ils déployèrent alors, ce furent ces mêmes couleurs
brabançonnes que les métiers et les couvens avaient promenées en 89,
dans des processions moins fameuses, mais plus étranges encore que
celles de la ligue.
Tel était, lorsque sa propre révolution éclata , le peuple qui, après
s'être vu pendant tant de siècles le jouet et la proie de la politique,
parvenait enfin pour la première fois à proclamer son indépendance.
Nous ne rappellerons pas les circonstances particulières auxquelles
il doit d'avoir pu la faire accepter par les puissances dont le concours
règle le sort du monde; nous voulons seulement insister sur un fait
assez considérable dès aujourd'hui pour qu'on se donne la peine de le
méditer. Depuis douze ans, la Belgique s'appartient et vit d'une vie qui
lui est propre : en douze ans, un peuple qui serait né tout entier dans
une heure d'enfantement et de trouble ne serait rien encore; mais
si, conune nous venons de le montrer, il compte son passé par siè-
cles, s'il est arrivé jusqu'à notre époque avec une individualité que
ni les vicissitudes de son servage constant, ni Faction irrésistible des
âges, n'ont pu entièrement effacer, il a eu le temps déjà de recon-
quérir son histoire et de fixer les conditions de son avenir. Aussi le
travail de la nationalité belge, dans cette durée si bornée encore de
^% REVUE W& DKCX MONDES.
«on établissement nouveau , a été rapide et continu^ Cette Bc^gMluc^
<]u*on prenait d*abord pour un accident, a senti le besoin de dés^
abuser l'Europe; elle a compris rimportance qu'il y a pour les petits
peuples à s*emparer de leur terrain» et chaque heure de sa liberté «
été pour elle une heure féconde et précieuse. Tout a concouru k stir
rouler son énergie. Outre Télan ordinaire qui pousse les aociétôs au
sortir des révolutions, Tissue inespérée de sa lutte de quinze ans «
exalté son courage. Quand elle s'est vue tout à coup nation dans l'uni
vers moderne, et nation reconnue par ces volontés hautaines qui,
quinze ans auparavant, avaient tracé partout d'inflexibles frouUëres»
aussitôt, avec la confiance que donne la faveur inattendue de la for-
tune, elle s'est prise à croire à la possibilité de toujours vivre ainsi,
et, sans se dissimuler la grandeur des périls qui La menaceront plus
tard , elle a marché droit devant elle, soutenue par un secret pres^
sentiment que le destin la doit favoriser encore. C'est grâce à cette
heureuse sécurité qu'elle a pu accomplir, dans ses voies particulières,
des progrès dont nous allons faire apprécier retendue, en racontaat
son existence intérieure, comment, à l'ombre du régime qudkir
même a fondé, elle vient de manifester enGn son génie, et quels ob-
stacles plus nombreux et plus puissans chaque jour eUe se hâte d'op^
poser à son absorption future par le seul de ses voisins qui n'en ait
pas abandonné l'espoir.
Observons d'abord les institutions qu'elle s'est données. En les
expliquant, nous rencontrerons des dissemblances profondes qui
distinguent son ménage politique de celui de la France, et qui tien-
nent précisément à la différence de leur nature, de leurs penchans
et de leur origine.
n y a, dans la vie de certains peuples, des tendances si impé-
tueuses et si persistantes, qu'elles traverseront sans dévier des crises
où les institutions les plus fermes iront s'abîmer sans retour. C'est
ainsi que les historiens ont montré comment a grandi sans relâche,
dans les luttes de la réforme, sous la monarchie absolue et depuis
l'avènement de la démocratie, cette unité fameuse qui fait la force
de la France nouvelle et qui donne tant d'autorité à son apostolat
social , unité qui , dans son régime intérieur, s'est formulée par la
centralisation, et, dans sa charte , a laissé tant de pouvoir encore au
principe le plus compromis par les révolutions, au principe de la
royauté. En Belgique, la tendance a toujours été contraire; la vie na-
tionale, comme on vient de le voir, s'est jadis éparpillée dans les
villes et dans les provinces : eh bien! c'est vers la décentralisation
LA BnsiQim. ^9B
qu'elle incline encore. Aussi » pour qni ne connaîtrait pas son his*
toire et ses mœurs pid^liques, sa conslîtotion serait inintelligible et
paraîtrait <l*nne application impossible. £a efiet, cette loi fbndanien*
taie, considérée ateolument, est infiniment plus libérale qoe la charte
française; aui yeux d'un observateur superficiel , il semblerait que le
pouvoir monarchique ne devrait pas subsister un seul jour chez un
peuple qui en a environné Texercice de tant de restrictions et de
tant de défiances. Mais regardez de plus près; le congrès constituant
de 1831 n'a pas voulu établir le gouvernement démocratique pur; il n*et
pas été hostile à la royauté : c'est le régime provincial et municipal
cher à un pays célèbre par la splendeur de ses communes, qu'il a élè
jaloux de maintenir. Aussi les législatures suivantes se sottteUes hâ-
tées de développer, dans des lois organiques, un principe qui n'avait
été que posé dans la constitution. £t tel est l'attachement des Belgea
à cette liberté, la seide que ni l'Espagne ni l'Autriche n'osèrent
point anéantir, que tout récenmient ils ont considéré la facuKé
donnée au gouvernement de nommer le bourgmestre ( le maire} en
dehors du conseil communal, comme une grave concession faite
au pouvoir royal! Pour mieux faire comprendre encore l'empire
de ces habitudes séculaires, que la Belgique a conservées de sa vie
municipale du moyen-ége, nous dirons qu'elles seules ont le pou-
voir de déplacer, en certaines occasions, la majorité législative, si
peu variable d'ailleurs. La Belgique ne compte que neuf provinces'
équivalant, pour l'étendue, aux départemens français. Sur ee nonn
bre, il en est deux (le Limbourg et le Luxembourg) qui, morcelées
par le traité des 24 articles, sont loin d'avoir l'importance des sept
autres. Parmi ces dernières, les deux Flandres (orienteie et occi-'
dentale] composent presque une petite nation à part, dont la dépu^
tation, extrêmement nombreuse en raison d'une population très
condensée, forme un véritable parti dans les questions d'intérêt
purement matériel. Son opposition a presque la valeur d'un veto
absolu. Pour le prouver, nous n'en citerons qu'un exemple. Le projet
de cbemn» de fer présenté dans la session de 1933 k 18B4 n'avait
d'abord pour but que de reKer le port d'Anvers à la tille de Cologne.
L'utilité en était incontestable; cependant, sans FembrannebemenC
accordé à Ostende, il n'aurait point passé. Le Hainant, riche de set
fers et de ses houilles, est une province avec laquelle il fiiat compter «
Celles de Liège et d'Anvers ont aussi des intérêts tout locaux que
le gottvemenwnl 4oitr savoir ménager, s'il ne veut pas compfomettm
le sort def lois les phis nécessaires au biefl^'êb^ du pdfs tout enti^*.
996 REVUE JU» DEUX MONDES.
Quant à l'ancienne division des Wallons et des Flamands, eHe ne se
fait point jour dans la politique et s'eflhoe insensiblement dans le
peuple. Mais ce n*est pas tout : les ^prandes yilles de la Belgique ont
une importance presque égale et sont par elles-mêmes des pouvoirs
qu'on ne heurte pas impunément de front. Gand, dont Guillaitfiie I**^
avait fait le Manchester de la Néerlande, a été orangiste jusque dans
ces derniers temps; il a fallu toute la prudence et toute Fadresse du
nouveau régime pour l'amener à se rallier. Anvers saigne encore des
blessures que lui a faites la révolution, et ses plaintes, souvent injustes,
toujours amëreSy sont patiemment écoutées par le reste du pays, qui
voudrait lui rendre son ancienne splendeur commerciale. liége vit
dans un milieu à part , et se considère comme le centre de la fa-
mille wallonne. Bruxelles, théâtre de la révolution , siège actuel de
la royauté et du gouvernement, se voit souvent contester son titre et
&es prérogatives de capitale par ses trois ombrageuses rivales, qui la
traitent de ville de cour et la jalousent, conune aillelirs on envie les
courtisans. Aussi le gouvernement se garde bien de brusquer la cen-
tralisation; il partage avec une impartialité peut-être timide ses grâces
entre les quatre grandes villes, et s'excuse du mieux qu'il peut, chaque
fois que la force des choses le pousse à favoriser plus particulière-
ment la résidence des coips politiques et du souverain.
Ainsi voilà un premier point de dissemblance entre la France et
la Belgique. Ici , la centralisation absolue; les villes et les départe-
mens (qui ne représentent plus les anciennes provinces) sacrifiés, se
sacrifiant eux-mêmes à l'unité nationale; là , au contraire, des pro-
vinces attirant tout & elles , des cités fières et prépondérantes, une
tendance constante à la dispersion des intérêts , que le pouvoir res-
pecte tout en l'empêchant de nuire à l'intérêt commun.
Revenons à la constitution : elle a consacré les principes les plus
avancés des théories modernes, le suffrage presque universel (tant
est bas le chiffre du cens électoral), l'éligibilité exempte de tout cens
pour l'une des deux chambres, la condition d'âge pour ainsi dire
illusoire, et la rétribution (sous forme d'indemnité) des fonctions de
représentant qui en permet l'accès aux ambitieux dépourvus de for-
tune. Comment Ta-t-elle pu faire sans danger pour l'avenir? C'est que,
depuis le dernier siècle, il y a en Belgique deux partis bien nettement
tranchés, celui des idées religieuses qui représente la conservation ,
en ce sens qu'elle la fait dépendre de la moralité du peuple et de sa
soumission à l'église, et le parti des idées modernes ou du progrès;
la bannière de Yandernoot et le drapeau deVonck, comme nous
LA BELGIQUE. 997
Tavons déjà dit , avec des couleurs nouvelles. Or, dans un pays ou
les partis sont vigoureusement fixés , la charte la plus libérale ne
laisse rien au hasard des aventures. Ainsi la Belgique partage avec
TAngleterre l'avantage précieux d*avoir ses tories et ses wbigs, des
honuncs d*état dans les deux Qamps, et deux administrations com-
plètes toujours préparées à se succéder Tune h Tautre; la. force
dlnertie du sentiment religieux remplace pour elle les garanties de
stabilité que, de Tautre côté de la Manche, on a cherchées dans le
maintien d'une aristocratie de caste.
Ce jeu régulier des institution^ politiques n*a pas d*analogie en
France, où l'opposition constitutionnelle se prolonge, faute de limites,
jusqu'à la faction républicaine, et ne refuse même pas le secours de
la faction carliste; où la conservation, agglomérée autour de la dy-
nastie en masses indisciplinées et confuses, s*en détache trop sou-
vent par fractions de partis et va grossir les rangs de ses adversaires
de la veille. C'est qu'en France, avant tout, il y a deux principes en
présence, la démocratie et la monarchie, entraînés par leur lutte à
sortir chaque jour de la sphère des idées, pour recruter dans la na-
tion leurs armées flottantes et engager un éternel combat qui remet
sans cesse les choses en question. Si cette lutte est nécessaire, si
chacune de ses péripéties et de ses catastrophes intéresse vivement
l'avenir de la société tout entière, elle livre un grand pays à toutes
les incertitudes du lendemain , et ne lui a pas permis jusqu*& ce
jour de déterminer d'une manière fixe et durable les conditions de
sa politique intérieure.
Sous le régime que le peuple belge s'est donné, les partis au con-
traire ont leur mission tracée depuis long-temps. Ils étaient antérieurs
à l'indépendance du pays; tant qu'il a fallu résister pour la con-
quérir, ils sont restés unis; après la victoire, ils ont fait la constitu-
tion de commun accord , et une fois entrés dans une vie normale,
ils se sont séparés pour travailler, chacun avec ses propres armes
prises dans cet arsenal commun , à faire dominer leur principe. Le
parti catholique est le plus puissant, d'abord en ce que, par ses idées
appartenant au passé, il pénètre plus avant dans l'antique nationa-
lité du pays, ensuite parce que, comme tout parti soumis à une au-
torité qui ne se discute pas, il est plus solidement organisé. C*est le
clergé qui le dirige , et le clergé obéit aveuglément à ses évéques.
Le clergé belge ne relève que de lui-même; mattre absolu chez lui ,
il ne dépend pas même du pouvoir par le subside qu'il en reçoit, et
TOME I. 64
M8 RBVVE BS» BB6X MONDES.
qui lui est payé plutôt à titre de Uate civile. Grâce à cette posîtk»
qu il s*est assurée en prenant part à la discussion dn pacte eoMtitii*
tiooneU il a formé, au moyea de Tépiscopat, un véritable étatisas
Tétat, qui dispose admirablement de toutes ses ressources et ne
laisse rien aux écarts des individualités. Dans les fl;randes drcon-
stances^ telles que les élections générales, qui, tous les deux ans, re*
nouveUent une partie de la législature, les rôles sont arrêtés d'avance,
les candidats désignés et les manœuvres électorales exécutées avec
cet ensemble d*action qui caractérise Tobéissance hiérarchique. II
a son budget volontaire que d'abondantes souscriptions aMmentent,
et qui pourvoit à ses dépenses politiques. Toutes les sectes chré-
tiennes ont fait dépendre la perpétuité de leur influence sociale
de rinstruction, en d'autres termes, de la moralisation de la jeur-
nesse. Si, dans le catholicisme, une communauté fameuse a pu sur-
vivre aux (X)ups nombreux qui l'ont frappée, c'est que depuis son
origine elle a poursuivi avec une ardeur infatigable la pensée de se»
fondateurs, qui a été de s'emparer, par l'éducation, Ats générationar
nouvelles avant qu'elles entrent dans le siècle. Le parti religieux
en Belgique s'est donné la même tâche; quinxe ans, il a lutté centre
le régime néerlandais pour l'honneur du principe de la liberté d'en-
seignement; aussitôt après sa victoire, il l'a inscrit dana la loi du
pays, comme la plus précieuse de ses conquêtes, et, pressé d'en re-
cueillir les fruits, il a fondé par tout le royaume, en peu d'années,
des écoles primaires et moyennes, avec lesquelles les établissemena
similaires que soutient l'état ont peine à rivaliser. L'érection d'une
université libre dans^ la ville de Louvain a couronné son système.
Arrivé & ce point suprême de sa longue entreprise, il s'est écarté
pour la première fois de ses habitudes de réserve et de prudence^
en faisant proposer aux chambres le rétablissement de la main-morte;
il voulait assurer le bénéfice de cette exception à son université,
dont l'existence, quoique déjà florissante, sera toujours précaire tant
qu'elle n'aura pas une source fixe de revenus. Mais, quand il a vo
l'alarme causée par ce retour trop manifeste vers le passé , il s'est
ravisé sagement et a fiait connaître qu'il renonçait à solliciter un pri-
vilège, du nooment que le public suspectait ses intentions. Le parti
catholique» comme on le voit, est puissant, actif, fortement uni et
fortement constitué. li compte peu de noms; les évêques^ hommen
très remarquables pour la plupart, en sont les chefs réels, quoiqu'ils
ne se tiennent pas dans la lumière; l'archevécbé de MaUnea en est le
LA BnCIQUE. 999
centre. M. de Theux » qui a été fort long-temps ministre» est destiné
à recomposer le cabinet , quand Topinion dont il est te représentant
ostensible reviendra au pouvoir. Le parti catholique enfin s*appuie
sur le peuple des campagnes» sur les propriétaires du sol , au nombre
desquels se trouve prescpie toute Tancienne noblesse» et sur la plu*
part des villes de second ordre. Le secret de sa force consiste en
ceci , que , sans cesser de préserver rimmuabHité du dogme de toute
atteinte, il a toujours eu l'habileté de se jeter dans le mouvement
temporel, afin de lui imprimer sa propre direction.
Mais cette force même a son c6té vulnérable; il ne lui est pas tou-
jours facile de concilier une combinaison aussi étrange que Test
Falliance des idées religieuses du moyenne avec lea théories poli-
tiques des temps modernes. C*est ce qui compense jusqu'à un cer-
tain point le désavantage de la positioB du parti libéral» plus pas*
sionné» plus vif» quand il attaque, mais à qui manque Fesprit de
suite et la discipline si facile à obterar dans les rangs du catholi-
cisme. Ce parti copie de loin le système d*organisation de son adver-
saire. Lui aussi a ses agens d'élection» ses éeolea» son université;
mais celle*ci est languissante» et ses ressources matérielles» fondées
sur des souscriptions purement patriotiques» ne sont point nourries
par la foi qui sait se dépouiller pour la gloire des objets de son culte.
Cependant, avec l'appui qu'il trouve dans les grandes viUes» et porté
comme il l'est par le courant du siècle» auquel il lui sufllt de s'aban-
donner, il parvient à tenir la balance entre lui et son adversaire, et
oppose des bornes salutaires à une domination qui pourrait devenir
oppressive» si elle ne trouvait plus d'obstacles. Sans le parti libéral,
précisément en raison de son défaut de cohésion^ les indivîdas ont
plus de valeur. MM. Lebeau et Rogier, qui, tous les deux» ont été
ministres, en sont les hommes d'état; M. Devaux, qui ne veut pas
des fatigues du pouvoir, a la réputation de diriger du fond de son
cabinet, comme rédacteur principal de la Revtie ntUionalef et de son
banc il la chambre des représentans» la conduite de ses deux amis
politiques. M. Verhaegen » également députe, est plutét le tribim du
parti; il est à ta tête de la franennaçonnerie belge, qui, de confrérie
fort innocente qu'elle avait toujours été » s'est transforiaée peu à peu
en dub centrai de l'opinion libérale.
Avons-nous besoin de faire renaarquer que derrière ceadeux partis
qui se combattent sans se vaincre jamais, s'agite un des grands pro-
blèmes qui divisent la sociéte moderne» qu'il fout y voir 1 ifeonserva-
6k.
iOOO RBVUB HBS JNBXnL MONDES.
tioii religieiise et morale aux prisesi avec le progrès ou Tiostabilité
des idées et des choses» le passé cherchant à se renouer à ravenir,
et que c*est la Belgique qui discute cette puissante question aux
portes de la France, et fait sur elle-même» avec ses mœurs et son
caractère prqpre, une épreuve sociale dont les suites intéressent tous
les peuples catholiques et constitutionneb?
Entre ces deux partis» au-dessus d'eux, la mission de la royauté»
que Ton pourrait croire sacrifiée » n'est pas la moins belle. Sans la
royauté (nous faisons abstraction ici de toute cause extérieure)» la
Belgique» comme état» n'existerait peut-^étre pas huit jours. La
royauté y est là comme un centre de cohésion qui retient et groupe
les forces nationales du pays » toujours prêtes encore à rentrer dans
leurs anciens foyers ; car ce qui est nouveau , nous croyons l'avoir
prouvé suffisanunent» ce n'est pas la nation» c'est l'unité belge. Si la
royauté n'existait pas, il viendrait tOt ou tard un moment où les deux
grands partis que nous avons nommés seraient conduits fatalement
à la nécessité de se vaincre et de se ruiner sans retour. La présence
d'une autorité qui leur est supérieure les empêche seule de recourir
k cette extrémité. La royauté est si bien le pouvoir modérateur appelé
fâr sa position à les contenir dans de justes bornes» que tout récem-
ment» en 18&1» il n'y aurait pas eu d'issue à la crise parlementaire
qui renversa le ministère libéral, si par la formation d'un nouveau
cabinet» qu'on pourrait nommer le cabinet de la couronne» et qui
subsiste encore sous la direction de M. Nothomb» ce pouvoir n'avait
évité de donner la victoire à l'un en consommant la chute de l'autre.
Mais pour qu'il ait cette influence» il faut qu'il soit respecté. Or» la
royauté l'est doublement» parce qu'elle est un besoin» et tout pouvoir
nécessaire est fort; ensuite, parce qu'émanée tout entière de la révo-
lution de septembre , elle est un constant sujet d'orgueil pour ce
pays. Le congrès a discuté la forme républicaine et la forme monar-
chique» et il s'est librement prononcé pour celle-ci» de sorte qu'il n'a
laissé aucun prétexte de division» de regret» à une faction démago-
gique. La royauté belge, devenue la manifestation vivante de l'indé-
pendance nationale, substituée à l'union révolutionnaire des libéraux
et des catholiques, dont on pouvait dès 1831 prévoir la dissolution
prochaine, c'est donc, en d'autres termes» l'unité nationale, et tout
le pays se rallierait sans doute autour d'elle» si des dangers du dehors
venaient menacer le maintien de l'œuvre accomplie en 1830 par un
effort commun. Il faut aussi faire entrer en ligne de compte les
LA BELGIQUE. 1001
grandes relatious personnelles da roi, que des liens de tenille unis-
sent aux souverains des deux premières monarchies de rOccident,
son intelligence profonde de la situation du pays et du caractère du
peuple sur lequel il a été appelé à régner» et Tusage prudent qu*il
fait de son influence entre les deux partis, dont il sert long-temps
le conciliateur et Tarbitre. Enfin, pour prouver par un seul fait l'es-
lime qui entoure le trône, nous rappellerons que dans ce pays si es-
sentiellement religieux, après le choix d*un roi protestant, ce qu'il y
a de plus remarquable sans contredit, c'est que jamais, à la tribune
ni dans la presse, ni même dans le public, il n'a été fait une seule
allusion à l'exercice de son culte particulier.
Le rôle du gouvernement n'est que le développement de celui de
la royauté. Tous ses efforts doivent tendre et ont tendu en etkt jus-
qu'à ce jour à favoriser la formation de l'unité nationale, à faire du
royaume belge un état. Or, les différens ministères qui se sont suc-
cédé depuis le commencement du régime actuel, à quelque opinion
qu'ils aient appartenu, ont eu ce but devant les yeux, et tous ayant
repris l'œuvre commune au point où leurs prédécesseurs l'avaient
laissée, le progrès en ce sens n'a pas souffert d'interruption. La pensée
constante du gouvernement belge a été d'abord d'en finir avec les
difficultés diplomatiques auxquelles l'intrusion d'un peuple nouveau
dans le système européen avait donné inévitablement naissance.
Quoique impuissante vis-à-vis de la conférence qui a réglé les condi-
tions de son existence légale, la Belgique n'en est pas moins par-
venue, pai^son obstination, à restreindre l'étendue des sacrifices au
prix desquels on voulait la lui faire acheter, et ses envoyés ont sur-
tout fait preuve d'une habileté incontestable, quand ils n'ont plus eu
à compter qu'avec la Hollande. Le traité conclu entre les deux pays
au commencement de cette année vient de fermer enfin la période
diplomatique : la séparation des deux peuples est radicale; on a écarté
soigneusement toutes les causes possibles de collision qui auraient
pu résulter de l'usage d'un fleuve international et du paiement d'une
dette commune; cette convention enfin est si avantageuse à la Bel-
gique, qu'on a pu croire un moment que les chambres hollandaises
refuseraient de la ratifier.
Toutefois le gouvernement n'avait pas attendu la solution de ces
difficultés, qui n'ont pas duré moins de douze ans, pour diriger le
pays dans sa nouvelle carrière. La création du réseau des chemins de
ier est celui de tous ses actes qui a eu le plus de retentissement, qui
a le mieux posé le nouveau royaume en Europe : nous nous y arré-
leos REVUE vm Hint mondes.
terons d'abord. Gomme h pensée en remonte à 1833, il est renn
prouver aux peuples d'ancienne race que les hommes soseités par
une révolution mal comprise avaient dès cette époque le sentiment
des besoins d*nn état où tout était à refaire , où tout restait è éta-
blir. I>ans rinsurrection universelle de septembre, le cri de la patrie
avait étouffé la voit des intérêts matériels. A ne Penpvisager qu'au
point de vue des convenances économiques, la formation d'un
royaume néerlandais, composé de la Belgique agricole et Indus-
trielle d*une part, et de la Hollande maritime et coloniite de Tantre,
promettait d'être singulièrement avantageuse aux deux peuples, et
le congrès de Vienne avait plus mal parqué d'autres populations.
Pendant quinie ans, la Belgique fut un immense atelier monté
pour la fabrication des moyens d'échange entre les Indes hollan-
daises et leur métropole, et le port d* Anvers était devenu, aux dé-
pens de Rotterdam et d'Amsterdam, l'issue naturelle par où les
produits d*un florissant travail se dirigeaient vers ces possessions
lointaines. Le divorce, consommé de fait en 1830, eut un double
résultat immédiat, de relever le commerce du nord et de fermer
son unique débouché h Tindustrie du midi. A peine la Belgique se
fut-elle constituée, qu'eHe ressentit le malaise de ce brusque déph-
centcnt. Son gouvernement, au sein même des embarras sans nom-
bre qui entravaient sa marche et le forçaient de pourvoir d'abord
k rimprévu de la journée, se mit dès-lors en quête d*une direction
nouvelle dans laquelle il put jeter tant d*activité, et pensa surtout à
creuser un autre lit au commerce d'Anvers, dont le cours avait été
si brusquement intennompu. Le projet prhnitif d'un chemin de fer
rhénan n'avait pas d'autre but. M. Rogier, ministre de rintérieur
alors, fut le promoteur de cette belle idée, qui consistait à faire
d'Anvers Tentrep^ de rAllemagne, en concurrence avec Rotterdam
et Hambourg. Le Rhin descend vers la mer du Nord par les embou-
chures de la Meuse; on le ferait dériver dans l'Escaut au iwyyai de
rune de ces voies récenunent inventées, dont les voyageurs qui
revenaient d'Angleterre racontaient les pro^Sges. Le projet avaft de
la grandeur, assurément; mais plus d'un problème, d'une solutiau
difficile, en obscurcissait la perspective. Premièrement, TARemagne
était hoalile encore ft la Belgique, la Prusae surtout, qui avait ft re-
douter pour ses provinces catholiques du Rhin le contact plus étraft
d*un peuple è la fois religieux et révolalioBnaîre; puis, le gouveme-
ment central n'avait point la force qu'on lui voit aujounTliui, et Fou
saviA ropîmon très peu disposée ft confier kJétiXjSes travavx qui.
JLà BBi4^1QW. IMa
en Angleterre y avaient été entrepris par les capitalistes; enfin, le
trésor était pauvre » et Favenir financier du pays chargé d'une dette
que la diplomatie menaçait de grossir encare. Tous ces obstacles ne
rebutèrent point le ministère ; il eut le courage de les aborder de
front; le succès couronna soa audace. U fit décréter le principe de
I exécution d un projet national par la nation» ne craignit pas de de-
mander à Temprunt son concours- pour une dépense productive»,
rasera T Allemagne » et s*en remit au temps du soin de détruire dea
préventions plus rebdies. La discuasîoo parleno^niaire étendit coo-
sidéraUement le projet primitif, ainsi que nous Tavons dit déjà. Des
amendemens qu'il fallut admettre dotèrent cliaque vilie importante^
chaque province jalouse, d'un prolongement de Tartère principale,
et la trame du chemin de fer s'ourdit séance par séance. Hfarâtenant,
le réseau R\è par la loi du l**' omo^ 183^ est presque entièrement
achevé; il ne présente de lacune qu'entre Liège et Aix-la-Chapelle,,
où les difficultés du sol au point culminant de la ligne retardent
encore la jonction du Rhin et de l'Escaut. Déjà ce vaste travail a pro-
duit de beaux résultats au dehors aussi bien qu'au dedans du pays*.
Avoir exécuté les premiers sur le continent des voies coûteuses de
conununication réservées jusqu'alors à la riche Angleterre, et n'avoir
point désespéré, dans cette longue entreprise, de la fortune d'un
état ébranlé encore par le contre-coup de son orageuse origine,, voilà
ce qui inspire un grand orgueil aux Belges. Peuple nouveau, ils s'ad*
mirent complaisanmient dans une œuvre nouvelle. Sous ce rapport»,
ils ont de» traits de ressemblance avec les Angio- Américains, si
remarcLuables par leur bruyante satisfaction d'eux-mêmes. Mais chex
le peuple belge, cet excès d'amour-propre est bien excusable. Plua
on le dit faible à cùté de ses formidables voisins^ plus il sent que cette
démonstration toute pacifique de ses ressources et de sa confiance
en lui-même l'a placé haut dans l'estime de l'étranger; il sait qu'il ne
pouvait, dans un siècle industriel avant tout, faire plus à propos acte
de vie et de nationalité. II a vu FAUemagne revenir à lui, la France
applaudir aux résultats positifs de sa persévérance, et il est fier de
leurs suffrages. Tout à l'heure noua diron» si la pensée primitive
du gouArernement belge paraR destinée à se réaliser, si: Anvers de-
viendra en effet le second port de l'Allemagiic dans la mer du Nord..
Nous voulons^ dès à préseut signaler l'avantage inunédiat que la
Belgiccue a recueilli de la cenatruclion de ses^ chemins de fer. C'est
ches eUe surtout que ces roules m. rapides ont réeUement supprimé
l'espace. Conmie dans les parties le» ptua peapàéea du pays les villes
HWIMW' Jtt liii%iim 9t: rMÉiitttit. X «c iniirai pe: ic:
IMr ^bii|Kt¥ -«MT #t I »B»>Bii' j<irall%if* veàm et ii
j|bit iMiMm vm ^fif!^ m: pfvi^Êsm fmp et nasÉat pniiE'
«M^MibitfMiiwit jHifti$*3t^ t«ii«: k jatte. iiaiUeiofu le jasue di
JLJjMT iiH;'>^ ^tH JUtlfUtr ]iirlilfllt «t CunÇftr ]i«r JBt àfsadflBfK â»
AiHiMi Imfm ^fm i^Mur «mu fiiivf vu i«l «i^Mt «kr fume 4r
ià^ ta 4ém: m^mmm émm lii ftflm 4e Maàttm à b «ile4e Ta
4>i^#^4|M^M^; m^:ifm' mwmw ^ifmiwâ ut pMPjîi nn
Um*t n U mUm^ 4i$ nlmm fktmmi fue; la ittstàcraiK poaipsHe fia
éHM iu4Ht(éi ^ rmAmtsi k goét de It grande
LA BELGIQUE. 1005
se rouvrirent; parmi les élèves qui s'y formaient , Tinstinct rebuté
d'un seul, en s'égarant à I*aventure, pouvait retrouver les anciennes
traces et déterminer une heureuse réaction. (Test ce qui arriva : une
toile exposée au salon de Bruxelles en 1829 par un jeune homme in-
connu, H. Gustaf WapperSy produisit une sensation extraordinaire.
Sans avoir consulté personne , n'écoutant que sa passion pour le der-
nier maître qui eût glorifié le génie national, et fuyant la poétique
aride qui subjuguait encore les disciples de Texilé , il était retourné
à Rubens, avait retrempé son pinceau dans les véritables sources du
coloris, et, par le Bourgmestre de Leyde, fruit de cette silencieuse
inspiration, il venait de prendre date. Ainsi fut renouée la continuité
de Tart flamand, interrompue depuis plus d'un siècle, et cet instant
fut si décisif, la témérité de M. Wappers fut si bien une révélation,
qu*en moins de trois ans des peintres d'un mérite aujourd'hui consi-
dérable avaient paru en foule et constitué la nouvelle école belge,
l'une des plus fécondes qu'il y ait à présent en Europe. Nous citerons
parmi les noms qu'elle compte, outre M. Wappers, dans le genre
historique, MM. Gallait et de Keyzer, dans le genre proprement dit
MM. Leys, de Block, dans la peinture des bestiaux M. Verboeck-
hoven, etc.
Ce qu'il y a de vraiment remarquable, pour rentrer plus particu-
lièrement dans notre sujet, c'est que cette coïncidence du réveil de
l'art et de la nationalité belge répète un fait qui s'était reproduit déjà
dans des temps bien antérieurs. La peinture moderne, née avec l'ar-
chitecture chrétienne, en a suivi de près toutes les transformations.
Or, les deux peuples qui jouissaient d'une certaine indépendance et
d'une liberté relative au milieu de la servitude du moyen-âge , les
Italiens et les Flamands, sont précisément ceux qui, les premiers et
les derniers dans la période catholique , ont cultivé avec le plus de
succès ces deux branches de l'art. Au xvr siècle, époque de la splen-
deur des communes belges, en même temps que les architectes ache-
vaient de bâtir les cathédrales, les beffrois et les bôtels-de-ville, une
école de peinture déjà nombreuse préludait & l'âge d'or dont Pbilippe-
le-Bon fut le Périclès et qu'illustrèrent Jean Van-Eyck, l'inventeur
de la peinture à l'huile (plus connu en France sous le nom de Jean de
Bruges) , Hubert Van-Eyck, son frère, et le suave Hemling, lequel
est aux deux premiers ce que le Pérugin est & Giotto et & Cimabue.
Leur école embrasse toute la phase gothique de l'art et se prolonge
en Allemagne par Albert Durer, qui en dérive évidemment, jusque
dans les premières années du xvi« siècle. Sous le règne de Charles-
MOS REVUE Mi fMfM IfONDES.
Qvîiit, Uen moins favonliie que d^iii 6e la inaison de Boxirgogne i
Yenpftnmou ie la tiationfllKé flamande, me écote Ae transttkyn s*éfè?e
oà Vimitation de Raphaël domine, et qm rot an trarers des trooMes
de la réforme, pendant lesquels l'ait siÂit nne sorte d*édîpse, depiris
Bernard Van-Orley, Tan des mcffleors élèves flamands de Sanrio,
jiisqu*h Otto Véntas , le maître de Rabens. Puis ces troubles s*apai-
sent, FEspagne promet «ne sorte d'indépendance h la Relgiqne paci-
fiée; aassiUH le grand Pierre-Paul paraît, et arec hri Van-Dyck, Jor-
daens, Crayer, Téniers et toute la pléTade brillante deses contemporains
dont il serait superflu de redire les iK)ms. Mais dès que s*est évanouie
la lueur de liberté dont l'administration trop courte des archiducs
avait flatté l'espoir du peuple belge, toutes ces consteflattons s*éteî-
gnent h la fois. Ainsi l'art s'élève et s'abaisse avec les chances heu-
reuses ou contraires d'une nationalité incertaine, et lorsque le traité
d'Utrecbt semble avoir comprimé l'une sans retour, Tautre meurt
kmt-à-fatt pour ne renaître qu'un grand siècle plus tard, arec elle,
et la veille de sa révolution; et dernière particularité, qui caractérise
bien le patient amour des Belges pour leurs traditions, c'est précisé-
ment à Anvers, dans la vifle ou brilla Rubens, sous le regard pour
ainsi dire de cette grande ombre, que l'école s'est reformée. Elle a
fait de cette pittoresque dté la Mecque de ta peinture flamande; c'est
là que les disciples vont terminer leurs études , c'est de là qu*tls re-
tournent répandre dans leurs provinces le culte d'un art redevenu
une seconde rdlgion pour le pays tout entier. N'ouMions pas de
constater que la sculpture ou plut(^t la statuaire a vu apparaftre vers
la même époque des artistes dignes de recueilKr rhéritage de Dn-
quesnoy. Parmi eux, MM. Guillaume Geefs, Joseph son frère, el^
monis , brillent au premier rang.
Si nous voulions rassembler en un seul faisceau toutes les preuves
du mouvement extraordinaire qui s'est manifesté dans toutes les ré-
gions de l'art belge, nous citerions avec plus de détails l'intelligente
restauration des monumens du passé, les effigies des grands hommes
dressées dans leurs villes natales; nous parierions du révefl d'un
autre art national qui revendique le beau nom de Grétry : car, pour
n'insister sur ce point qu'en passant, n'est-il pas au moins très re-
marquable qu'un pays d'une aussi médiocre étendue ait produH à
lui seul , en dix années , plus d'instrumentistes célèbres que tetit le
reste de l'Europe? Les noms si connus de Batta , Vieuxtemps, Hau-
man^ Servais, datent tous , en eflfet , de la même époque.
La littérature n'a pas suivi , elle ne pouvait suivre cet élan rapide.
LA BBLGIQUB. 1007
La raison en est facile à comprendre, et pour qui voudra réfléchir
aux circonstances particulières où le peuple belge s*est trouvé jeté
depuis sa naissance, son inGrtnité constante, sa nullité même, sous
ce rapport, ne prouvera point contre sa nationalité. Dans un pays où
deux idiomes sont en présence et se confondent parfois , où leurs
patois remontent trop souvent jusqu'à la couche moyenne de la so-
ciété, il n'y a pas de littérature possible. Cest instrument, dans ce
cas, et non le génie propre qui manque. La Belgique en est là. Ce-
pendant la langue française y gagne du terrain et refoule peu à
peu le flamand dans le peuple, malgré la résistance singulière
d'une petite coterie qui voudrait Télever jusqu'au rang d'idiome lit-
téraire, résistance qui, soit dit en passant, s'appuie toujours sur le
respect du pays pour des habitudes séculaires. Nous ne pouvons
dire encore si, du jour où les hommes de quelque portée dans la
partie flamande auront renoncé de bonne grâce à une langue sans
avenir et qui partage inutilement leurs facultés de style, la Belgique
aura une littérature; elle l'espère du moins. Jusqu'à présent, elle
n'a que des écrivains en petit nombre et d'une modeste valeur dont
la contrefaçon arrête encore l'essor. £n attendant meilleur avenir»
c'est vers les recherches historiques que s'est portée toute l'activité
des esprits. Dans chaque ville où il y a des dépôts de manuscrits et
de chartes, des compilateurs patiens rendent successivement les
vieilles annales à. la lumière. Ce qui s'oppose à ce qu'il paraisse en-
core un historien > c'est que ce peuple, qui se possède depuis si peu
de temps, a le faible des parvenus, et tâche de persuader aux autres,
comme il se persuade à lui-même, qu'il a une histoire à lui seul et
qu'elle ne s'est interrompue jamais. Quand il sera revenu de ce
travers, du reste bien concevable, les matériaux seront prêts pour les
monumens historiques qui manquent à son véritable passé, et s'il
parvient à se créer une forte littérature avec une langue qui n'est
pas exclusivement la sienne, c'est par ces travaux solides qu'il com-
mencera. Il est vraiment regrettable que le tourbilkm politique ait
détourné de sa vocation première la génération qui s'élevait en 1829.
Des esprits tels que M. Vandeweyer, ambassadeur à Londres , tout
entier alors aux études philosophiques, et M. Notbomb, aoleiir d'usé
Histoire de la Révolution belge, aujourd'hui chef du cabinet^ auraient
depuis k>ng-teflH)6 devancé notre prophétie.
Nous venons de réunir à peu près tous les témoignages de vie,
tons les syoïpttmes ile natienaUtè qw nous «vioos découverts de-
puis kuie-temps cbes le petite belge ; son existeiM» d'autrefois, aes
1008 REVUE DBS IMBCX MONDES.
travaux actuels, les différences sensibles qui le sépareDt dans la vie
politique, morale, intellectuelle, de la famille française, tout ce qui
lui fait enfin un caractère et un génie à part. Il nous reste k dire
notre sentiment sur l'ayenir de cette nationalité. C'est ici que nous
redoublerons de franchise. Il importe à la France de connaître la
vérité, nous l'avons dit dès le début; il faut qu'elle sache ce qu'il y
a de solide et de réel au fond de ce fait nouveau, la Belgique indé-
pendante, afin de l'ajuster à ses propres plans d'avenir.
Le problème embrasse deux questions principales. Dans l'hypo-
thèse de la durée du système européen où la diplonciatie lui a fixé
enfin une place, la Belgique peut-elle exister par elle-même t Durant
aussi long-temps que ce système , n'est-elle point destinée à dispa-
raître dans la fumée du premier coup de canon qui sera tiré sur le
continent? Nous séparerons ces deux questions pour plus de clarté,
et nous allons traiter la première.
Il y a une opinion en France (et elle ne s'arrête pas aux limites
de tel ou tel parti ) qui n'a pu se décider encore à prendre la Bel-
gique au sérieux, et croit toujours qu'il suffira en tout temps pour
la faire rentrer dans l'unité française, que les circonstances permet-
tent enfin le remaniement de l'Europe. Cette opinion est considé-
rable à nos yeux , puisqu'elle est l'expression d'un sentiment na-
tional. Nous désirons, sans l'espérer, que nos paroles lui aient prouvé
qu'elle se nourrit d'une illusion dangereuse même pour la France,
en ce qu'elle l'enraie dans les anciennes ornières de sa politique con-
quérante.
Mais il est une autre opinion plus grave que nous tenons surtout
i éclairer : c'est celle qui, sans nier absolument qu'un peuple pou-
vait s'élever au-delà de la frontière du nord à la faveur des évène-
mens diplomatiques survenus après 1830, pense que géographique-
ment la Belgique n'est pas née viable , qu'elle ne saurait dénouer
toute seule les difficultés de sa situation industrielle et commer-
ciale, qu'entraînée irrésistiblement par la pente des intérêts maté-
riels, elle devra tôt ou tard , au sein même de la paix , se jeter dans
les bras de celui de ses voisins qui peut le mieux le satisfaire. C'est
à cette dernière opinion que nous soumettons les considérations
qu'on va lire.
La position du nouvel état belge en face des intérêts matériels, la
voici en peu de mots. Des industries créées parle blocus continental,
démesurément accrues par l'action directe du roi Guillaume P% se
sont trouvées tout à coup hermétiquement enfermées , lorsqu'une
LA BELGIQUE. 1009
barrière inrranchissable est venne s'élever entre elles et 4ettr dé-
bouché unique, la Hollande. Comme un flot qui ne cesse de monter»
ces industries battent les murs de leur prison » et ne parviennent
encore à déverser leur trop-plein que par d'insuffisantes échappées.
Ce qu'il leur faut, c'est une voie large et régulière d'écoulement; ce
qu'elles demandent, c'est qu'on retourne l'ouverture du fer à cheval
que formait la ligne des douanes sous le régime précédent , du c6té
du peuple qui voudra bien abaisser sa digue. Deux directions s'offrent
à elles, la France et l'Allemagne , et si toutes les deux leur man-
quent, un pis-aller, la mer avec ses marchés lointains. Voilà la situa-
tion industrielle de la Belgique nettement définie, je pense. Son
gouvernement l'a comprise, comme nous l'avons fait voir, dès le
lendemain de la révolution. Sans doute, en notre siècle, l'industrie
a la voix haute; tous les foyers qu'elle a établis dans chacune des pro-
vinces méridionales de l'ancien royaume retentissent de ses plaintes :
ce sont les bassins houillers de Mons , de Charleroi et de la Meuse,
les verreries de la Sambre, les usines i fer de Liège, de Namur et du
Luxembourg, les grands ateliers de machines à Seraing, à Bruxelles
et h Gand, les manufactures de coton de cette dernière ville, la fabri-
que des toiles dont Courtray est le centre , la draperie de Verviers
enfin. La Belgique entière écoute tour à tour leurs doléances, même
lorsqu'elles exagèrent le mal; mais il est une voix plus puissante qui
domine et qui dominera toujours ces clameurs , c'est la voix de son
indépendance, si jalouse et si vigilante qu'efie aperçoit une arrière-
pensée dans toutes les avances que ses voisins semblent lui faire.
Ceux qqî espèrent que la nationalité belge viendra échouer contre
l'éoucil de la question industrielle, ne connaissent pas la mesure *
des sacrifices que ce peuple, avec le tour particulier de son caractère
et sa persistance de volonté, est capable de s'imposer par amour pour
son propre ouvrage.
Que l'on réfléchisse bien à ceci. Un peuple, s'il est réellement un
peuple , n'abdique aucun de ses droits , ne se met pas à la merci
d'une nation plus puissante, ne se suicide point, en un mot,
pour quelques millions de quintaux de fer ou de houille qu'il ne
trouve pas à placer. Quelque malaise qu'il en éprouve , il consent à
souffrir pourvu qu'il soit : c*est assez j il est plus que content. Nous
qui connaissons la Belgique, qui avons assisté à sa régénération, qui
la voyons agir, qui l'étudions sérieusement tous les jours, nous savons
qu'elle a une soif impérieuse d'être qui fera toujours taire ses autres
besoins. N'oublions pas que des incompatibilités d'un ordre purement
1010 REVUE DBS DBCX MONDES.
•
moral ont été assez puissantes en 1880 » pour h décider à rabMdon
complet de tous les avantages matériels qu^elle retirait de «on onion
avec la Hollande; combien, après <k)uze ans passée dans PindépeiH
dance, est-elle plus loin encore de vouloir pepreodre use chaîne
dorée ! Mais ce petit peuple ne tient pas seulement à aa liberté poor
la satisfaction stérile de n -appartenir ii personne; c^estqu*elle loi est
indispensable pour le maintien de ses nuBurs, pour la préservation
de ses croyances, pour le développement régulier de son génie. Nom
croyons l'avoir démontré suffisamment, aucun peuple n*esl plus oc-
cupé que lui dans la sphère des idées pratiques; il s'est préparé du
travail pour plus d'un siècle, et non-seulement il est dévoré du désir
de vivre, mais il est intéressant pour le reste de la civilisatioii qo*fl
vive. Dominé par ses besoins moraui, fût-4i réduit à Tune de ces
extrémités où les nations plus vieilles et phis fatiguées capRnleirt
avec leur nécessité de repos et de bien-être , il n'aliénera jamais de
son propre mouvement aucun des droits précieux qu'il est fier d'avoir
conquis. Comme après tout un pays ne meurt pas de pIMhore, et
qu'à la rigueur il peut toujours éteindre une partie de ses fourneaux^
fermer quelques ateliers et pourvoir, avec les grandes ressourees qal
lui restent, aux souffrances de la classe ouvrière pendant le déplace^
ment du travail, il ne balancerait point à prendre ce parti héroïque,
si on lui mettait le marché à la main , imitant ainsi l'exemple d'nn
équipage en péril qui jette une riche cargaison à la mer pour sau^
ver le navire. Mais il n'est pas probable que les choses eo Tiennenl
là : un malaise qui a duré douze ans sans amoindrir les fortunes,
sans arrêter la marche ascendante de la richesse publique, n'abontil
point d'ordinaire à une pareille crise.
La Belgique ne périra donc point par la question industrielle; mais
il n'en importe pas moins à sa prospérité future qu'elle la résolve le
plus tét possible. La période de la diplomatie politique est finie pour
elle; elle voudrait fermer avec le même bonheur celle de la diplo-
matie conunerciale. Malheureusement, le soin de son indépendûoe
ne lui permet pas de marcher librement dans cette vote. Celui de
ses voisins vers lequel tous ses intérêts matériels l'attireot esl ccdoi
qu'elle redoute le jdus. Son instinct lui dit que le grand peuple dont
elle arrête la frontière au nord, n*a pas renmeé à reeonstmiret
némeiiar des moyens nouveaux, le colossai édifice d^uii €fli|nre ter*
miné au Rhin, qu'elle est pour lui mk objet constant 4» coavoiUKy
et q^'uD double péril la menace de mo cùHé, la guerre et EiÈsorplion
pacifique. La guerre^ quoique les signes du temps paraissent en
LA BKLGIQfTB. 1911
•
reculer de plos en plus réi^entnalité , efle sent bien qn'tin accident
inattendu» ce grain de sable qui parfois change la Tace du monde»
peut d'un moment k l'autre la faire édater et ramener pour éHe les
chances d'asservissement. L'absorption poMrque, tout h Theure on
lui en a jeté imprudemment la menace , et c'est par la Tusion , par la
solidarité des intérêts industriels des deuK pays, qu'on prétend
Topérer. Cest cette double crainte qui la préoccupe dans tous les
actes de sa politique commerciale. Et nous disons même, car nous
ne vouions rien dissimuler, qu'en Belg;ique le senthnent national se
complîqoe, par cette cause, d'une constante déflance des vues am-
bitieuses de ta France et d'une jalousie maladive de sa supériorité
aecabiaote sous tant de rai^mts. Le langage habituel des publicistes
parisiens, des paroles trop significatives lancées du haut de la tribune
française par des orateurs et même des hommes d'état dont on sait
rinflueoce, n'ont pas peu contribué h justifier ses onArages. Il faut
qu'on veuille bien les concevoir et les etcuser en France. Si la nation
belge a une vitalité réelle , il est naturel qu'eRe s'indigne du dédain
qu'on lui montre, et qu'elle redoute la conquête on l'absorption dont
on promène sous sef yeux le fantôme. La peur raisonne parfois, quoi
qu'on en dise; la susceptibilité nationale des Belges ne s'eflbrouche
si vite que parce qu'ils notent leur destinée indirectement fixée à
celle de la France, que parce qu'ils recevront toujours les premiers
le conire-coup de toutes «es agitations. 11 en résulte que tous leurs
hommes politiques, tous ceux dont la vie s'est encadrée dans le nouvel
ordre de choses ^ue la révolution de septembre a créé , cherchant
des poiqts d'appui k l'indépendance de leur pays, du côté où f avenir
paraît m<$ins menacé, sont par position et par patriotisme anti-fran-
çais ( sans que nous voulions attacher k cette désignation aucune
nuance de haine ) ; et quel que soit le parti dont ils suivent le dra-
peau, tons s'accordent merveilleusement sur ce point. Les catholiques
et les libéraux entretiennent le même sentiment de réserve et dln-
quiétude vîs-fi-vis de la France ; les premiers craignent son scepti-
cisme philosophique; les seconds veulent bien partager ses idées,
mais non pas sa fortune; tous croient à tort ou à raison que l'avenir
de la Belgique est sur son chemin , et qu'effe n'asfrire qu*& y mettre
un terme. Sur ce terrahi-lè, MM. Rogier, Lebeau, Devaux, Vertiae-
gen , Nothomb et de Theux se donnent la main sans distinction de
couleur politique, et tes voix dont ils disposent dans les chambres se
réunissent avec eux peur approuver tout ce qui peut tendre h dégager
lOIi mBVIIB MB MHJX MNIMB.
plus nettonent les intérêts persomieis de ptys des wlérMs géoénvK
de la France.
y oilh ce qui eipiiqoe la direotioB suivie par le goBvememeol beige
dans tontes ses négociations commerciales afec f étrogcr. Des trois
portes assiégées par rindnstrie el dont noos avons parlé fins hnal, la
pins large, k pins nécessaire» celle de la Fkance, est fai domlére à
laquelle il soit allé frapper, n s*est réconciUé francheneot avec la
Hollande» parbe qu'il sait bien que si au fond du cœur le roi actoel
n*a peutrétre pas abandonné l'espoir de reformer l'ancies royaume
des Pays-Bas, son peuple se prononcerait contre loule velléité de
restauration , au point de recommencer, s'il le bllait» rasdenne
querelle de la république et du stathoudérat II caresse rAHemagne,
et surtout la Prusse, qui forme dés à présent la tête do grand corps
germanique, parce qu'elle a une cause commune à défendre sur le
Rhin. La construction d'un chemin de fer rhénan a été en partie le
produit de cette pensée constante. Plutôt que d'offrir Anvers au
commerce français en compensation d'avantages* trop chèrement
payés, il le livre gratuitement à l'Allemagne. Il attire les Êtata-Unis
vers l'Escaut par l'établissement coûteux d'une ligne transatlantique
de bateaux à vapeur, il encourage la fondation d'une colonie dans
les solitudes de l'Amérique centrale; il conclut des traités de com-
merce avec l'Espagne, avec la Turquie, avec les républiques et les em-
pires du Nouveau-Monde, et semble enfin n'avoir de plus ardente
envie que de hâter le jour où le pays pourrait se passer des relations
commerciales de la France. Si le patriotisme du gouvernement belge
se trompe, son erreur est trop respectable, elle prouve trop de quels
soins jaloux il entoure l'intégrité nationale pour qu'on soit fondé i
y trouver un sujet de récriminations et de blAme. Mais jugeons de
sang-froid la portée de tous les actes que nous venons d'énumérer.
La Hollande, quoique sincèrement réconciliée avec la fidgique,
n'accordera aux produits de ce pays aucune préférence sur ceux de
l'Angleterre. Les traités de commerce avec un autre continent ne
garantissent pas de la formidable concurrence anglaise. La colonie
dans le GuaUmala est encore à naître. Les États-Unis ne feront d'An-
vers un entrepôt pour leurs cotons que s'ils trouvent à en alimenter
l'Allemagne par cette voie, possibilité qui dépend de l'avenir du
chemin de fer rhénan. Cest donc là le seul point qui mérite de Gxer
l'attention du public français. Quoique cette belle voie de commu-
nication ne puisse manquer assurément d'être utile aux deux peuples
LA BELGIQUE. 1013
qu*elle rapproche, elle ne nous paraît pas devoir établir entce eux Tin-
timité de relations commerciales qu*on s*en promettait naguère. Les
fleuves d'une navigabilité facile conserveront toujours sur les- voies
ferrées Tavantage du bon marché; car la vitesse importe plus aux
voyageurs qu'aux ÔMirchandises. U n'est pas probable que la Hollande
voie le commerce du Rhin lui échapper par la saignée qu'on a voolu
pratiquer, de Cologne h Anvers, à cette artère fluviale de l'Allemagne^.
La route de fer, sur laquelle le transport des marchandises serar
toujours beaucoup plus dispendieux, n'en attirerait à c'Ie le monopole
que si Anvers devenait l'un des ports du ZoU^Verein. Or, la Prusse
a déclaré que cette union douanière est exclusivement allemande et
n'admettra aucun peuple étranger dans son sein. U nous semble qu'en
repoussant aussi nettement les avances de la Belgique, l'Allemagne
vient de paralyser en partie les futurs bienfaits d'une jonction entre
le Rhin et l'Escaut. Pour que l'un des deux fleuves se détourne réel-
lement dans l'autre, il faut que la ligne des douanes du Zoll-Verein
ne Vienne pas élever un barrage au milieu de ce nouveau canal. Au-
trement Hambourg conservera ses droits de port allemand , et Rot^
terdam ses privilèges de position acquis par un long usage.
Cependant les hommes d'état belges persistent à reculer vers l'Al-
lemagne, dans le dessein d'échapper à l'ascendant de la France.
Cette manifestation nous semble trop affectée pour que , fidèle a
notre promesse d'être impartial, nous ne la réduisions pas à sa
juste valeur. Sous le rapport de la fraternité internationale, la Bel-
gique a encore moins à espérer de ce côté-là ; ceux qui font des
avances à la Prusse le savent bien eux-mêmes. Si ce n'est parfois
sur le terrain de la religion, il n'y a ni points de contact, ni sym-
pathies réelles entre les Belges et les Allemands des provinces prus-
siennes : vie politique, forme de gouvernement, langage, tout entre
eux diffère. Un cordon de populations wallonnes isole la Flandre
de la race tentonique, avec laquelle elle seule a quelque analogie^
lui fait une frontière morale et garantit le pays tout entier d'une
fusion qu'un très petit nombre d'hommes ont pu rêver sérieusement»
mais qui ne s'opérera jamais. H n'y a pas une idée enfin qui passe
du mouvement germanique dans le mouvement belge; ce fait intel-
lectuel dit tout.
En revanche, tous ses intérêts comme toutes ses sympathies réelles
portent le peuple belge vers la large base sur laquelle il s'appuie, du
rôté de la France; c'est de là que lui viennent l'air et les grandes
TOME I. 65
1014 REVUE M» M€X
idées; c*est par le que débouchent ses principales industries du Tond
de rîmpasae on les évèneniens de 1880 les ont accolées. II faudra
donc que son gotivemement, après le long détour qu'il a fait pour
fttir cette nécessité , y revienne ramené par les véritables besoirii$
du pays. Conclue de peuple à peuple , l'union commerciale avec la
France serait une alliance de raison et d'inclination à la fois. La Bel-
gique en accueillait la perspective avec transport pnrce que c*est elle
en effet qui y gagnerait le plus; mais depuis la menace d*absorptlon
imprudemment jetée par la presse parisienne, elle n'a pas vu sans
déplaisir les droits acquis dicter d'inacceptables conditions au gou-
vernement français. Cest que, l'absorption politique se formulant è
ses yeui en tentative d'absorption nationale, elle recule devant une
lutte disproportionnée; elle a peur de signer un traité de Méthuen,
qui la ferait descendre peut- être jusqu'il l'état d'abjection et de dé-
pendance où l'Angleterre, pour prix d'un privilège accordé è des
huiles, à des vins, avait su plonger le Portugal. Le gouvernement
belge exploitera cette défiance , et tant que les causes qui y ont
donné lieu n'auront pas été écartées, il pourra faire ajourner l'espoir
de l'union commerciale.
Pour que cette union puisse s'accomplir entre la Belgique et la
France, il nous semble donc indispensable auparavant que les rap-
ports politiques des deux pays soient nettement définis et que le plus
nouveau voie prévaloir chez l'autre l'opinion favorable è sa durée;
cette assurance est d'autant plus nécessaire au petit peuple belge
que, malgré lui, malgré ses hommes d'état, le problème de son avenir
revient toujours se concentrer dans cet étroit espace. Il aura beau
faire, sa fortune est inévitablement liée è celle de la France, il ne
peut secouer linftuence de suprématie que les grandes nations exer-
cent sur leurs voisins plus faibles et se soustraire aux conséquences
de son origine» qui l'a placé à toujours dans la sphère d'action,
ou, pour nous servir d'un terme plus éneigique, dans le tourbillon
de la puissance française en Europe; il est prédestiné è être son
auxiliaire passif» à la prolonger sur l'Escaut, comme un ministre le
disait hier è la tribune, mais il voudrait que ce tût librement et
dans la mesure de sesforces et de son intérêt prepre; 9 voudrait
passer,, la nationalité sauve , les jours mauvais qui peuvent revenir
encore.
C'est à la France de juger si elle peut aetorder les avantages de
l'union conmaerciale à un peuple libre, ou ri elle veut hrire dé Tàfoan-
LA BELGIQUE. 1015
don futur de la nationalité la condition absolue de cette Taveur. On
nous demandera quel profit trouverait sa politique dans le cas où
elle adopterait le premier parti. Nous pensons qu'elle recueillerait
plus tard ampleihent la récompense de sa générosité; il nous semble
qu'un peuple frère, allié intime de la France et servant d'avant-
^arde à la révolution, vaudrait mieux cent fois aux heures du péril
commun que neuf départemens où il faudrait commencer par tarir
toute force et toute sève patriotiques avant d'y transfuser le sang
d'une autre nationalité. La Belgique, confiante dans la parole de la
France, satisfaite de vivre de sa vie intérieure, s'apaiserait tout d'un
coup; ses diMlances et ses craintes, qui partent d'une susceptibilité
exagéréepeut-étre,s'effaceraientà l'instant méme;runîon désintérêts
matériels serait accueillie par elle avec un enthousiasme sans mé-
lange, et il s'établirait dès ce jour entre la nation souveraine par la
puissance et par les idées , et le petit peuple volontairement placé
sous son noble protectorat, des relations de voisinage, une solidarité
d'avenir, une affinité sociale bien plus profitables pour tous deux
qu'une absorption déguisée, ou consacrée un moment par la force
qui consacre tout.
Quant ù la seconde question que présente l'avenir de l'état belge,
à savoir les chances qu'il a de survivre à une guerre européenne»
celle-là dépend entièrement de la France. Si une conflagration uni-
verselle éclatait, tout porte à croire que les autres puissances qui ont
contribué à fonder ce royaume le conserveraient, parce qu'il est la
dernière des combinaisons possibles en dehors d'une réunion re-
doutée, et qu'elles espéreraient toujours de le retourner contre leur
grand adversaire. Mais son intérêt immédiat, à défaut de tout autre
motif, interdirait à la Belgique de tremper dans une ingratitude dont
elle serait la première victime. Sa ligne de conduite au mHieu d'une
semblable crise lui est tracée par sa faiblesse. Respectée, elle ne
fournirait aucun prétexte d'invasion à ses ambitieux voisins. Spec-
tatrice d'un combat auquel la prudence lui défendrait de se mêler,
elle ne prendrait parti sans doute que si le principe même des révo-
lutions d'où elle est sortie était mis en péril. Attaquée chez elle, elle
opposerait à ses agresseurs un rempart d'opinion que la civilisation
protège , que la France la première , i raison des nobles principes
dont elle est l'apôtre, est tenue de reconnaître, le rempart de sa na-
tionalité. Plus il s'écoulera de temps avant que la paix européenne
ne soit troublée , plus cette nationalité se développera et prendra de
65.
1016 BEVCB DBS WSCX BfONMBS.
consistance autour de Tunité dont nous avons essayé de décrire les
progrès; et le jour viendra bientôt où la suppression de la Belgique
ne serait en définitive que la compression de ce qui, tôt ou tard,
éclate et déborde, je veux dire d*un véritable peuple.
11 se peut encore que la Belgique disparaisse dans une de ces con-
vulsions nniverselles que notre époque a vues, et doDt la PnovideDce
l'a préservée il y a douze ans. Mais de quelque part que Vînt le coup
qui la renverserait, quelle que fût la puissance qui en accroîtrait son
territoire, et dût celle-ci chercher h la tromper sur son abaissement
par la promesse fondée d'une pro^érité nouvelle, cette petite nation
a déjà trop savouré le fruit de Findépendance pour se consoler plus
tard de l'avoir perdue sans retour. Désormais plus qu'à aucune pé-
riode de son histoire , elle serait une cause d'inquiétude et d'affai-
blissement pour le peuple qui l'aurait asservie. Ses maîtres auraient
beau lui crier qu'elle était misérable et incertaine du lendemain ;
comme cette femme à qui l'on rappelait sa jeunesse pauvre et ob-
scure , elle répondrait que c'était là son temps de splendeur et de
félicité, et sans motif, sans provocation, sans espoir, elle ferait comme
a fait la Pologne, comme font tous les peuples fiers qui ont respiré
un seul jour l'air pur de la liberté, elle s'insurgerait pour la joie fu-
neste d'une heure de vengeance. Enfin, pour tout résumer en deux
mots, la Belgique nous semble ne pouvoir plus être désormais qu'une
nation libre ou une Irlande.
Eugène Bomn.
■4JU il i ! — ■ - . l>.iL-»
:*»f
SITUATION FINANCIÈRE
DE LA FRANCE.
I. — PBOJET DB LOI POUR LA FIXATION DES RECETTES
ET DBS DÉPENSES DB l'EXERCICB 18 ii.
II. ^ COMPARAISON DES BUDGETS gAnÊRAUX DB RECETTES
ET DE DÉPENSES DE 1813 ET DB 1830.
III. —COMPTE GÉ?IÉRAL DE L*ADMIN1STRATI0N
DES FINANCES POUR L* ANNÉE 18il.
IV. •- RAPPORT AU ROI SUR L*ADMINISTRATiON
DES FINANCES, 1830.
V. — COMPTE-RENDU AU NOM DU CONSEIL-GÉNÉRAL
DE LA BANQUE DE FRANCE (M janvier 1843).
A la Gn de Tannée 18V0, et après les évënemens qui avaient changé
ou plutôt dévoilé la situation de la France vis-à-vis de l'Europe, le
ministère qui s'était formé au milieu de la tempête et qui s'était
donné la mission de l'apaiser, déposa devant les chambres le bilan de
notre situation financière, bilan de perspective, et dont, par un ar-
tifice peu digne du pouvoir en toute circonstance, il avait à dessein
chargé le tableau.
Le projet de loi sur les crédits supplémentaires et extraordinaires^
présenté le 7 décembre 1840, évaluait le découvert probable du trésor»
1M8 BETTB 9B HECX XOSMS.
poor les aooées 18i0, 18V1 et 18i2, à 839 miffioBS. Ub amms plos
tard, le 18 janvier 18'»i, le iiiini»tre des finances proposait iTonvrir,
par b k>i des tra%aai eitraordinaires, on crédit de 53^ miilkins^ qui
se confondait, jiiM|o'â concurrence de itô mîlUoiis, avec les estima-
tions précédentes, et qui devait porter par conséquent le déooarert du
trésor à 1230 millions environ. Four rendre ces calcab piansiiies, le
ministère a%ait fait figurer, au budget de la guerre, oo effectif de
(93,000 hommes, bien que Tannée n'en eût compté, â aocase époque,
plus de ^26,000 dans ses rangs. Par un etki de la même lactique,
les budgets de 18^1 et 1812 comprenaient «o fonds de X mflîons,
destiné à pourvoir aui intérêts et à Tamortissement d'an emprant
qui n*était pas encore contracté.
Pendant que Ton entassait ainsi les chiffres sur les cliifires, afin
d*élever à une hauteur chimérique la montagne du déficit, «m Bons
signifiait en même temps qu il n'y avait aucun soulagement â attendre
de l'accroissement éventuel du revenu. La majorité de la chambre
partageait sur ce point le désenchantement réel ou sinmlé du minis-
tère; car M . Thiers, ayant démontré un jour que les recettes du trésor
s^augmentaient régulièrement en moyenne de 20 mOUoos par année,
fut interrompu par des murmures d'incrédulité. Et pourtant le le-
?enu de 18y) oflfrait déjà une plus-value de 36 millions.
Ce qui prouve que les alarmes du gouvernement n'avaient alors
rien de bien sérieux et n'étaient guère que des tableaux de fantaisie,
c'est qu'au moment où il taisait ressortir lexagération menaçante des
dépenses que lui avaient, disait-il, léguées ses prédécesseurs, il avait
le courage d'entreprendre de nouvelles dépenses, des travaux extra-
ordinaires qu'il était encore en son pouvoir d'ajourner. Ajoutons
qu'en créant ou en acceptant toutes ces charges, le ministère ne sem-
blait pas se préoccuper beaucoup des moyens d'y subvenir. Évidem-
ment, si la situation lui avait paru désespérée, il n'aurait pas reculé
devant un changement quelconque dans l'assiette ou dans le taux de
l'impôt, il n'aurait pas dtt d'un ton calme, et qui contrMtait avec la
sombre couleur de ses prophéties : c Nous ne vous proposons point
d'établir des taxes nouvelles ni d'élever le tarif de celles qui se per*
foivent (1); » surtout il aurait présenté, pour Caire face k ce prétendu
découvert de 1230 millions, des ressfMurees moins inoerlaines qn'nn
emprunt de 450 mUiions et q ue les réserves de l'amoitisaamait; enfin
Il n'aurait pas donné à entendre que la France devait s*ii
(t) iutfietéB Itff , pi0e If.
flTCATlON FINANCTÉRE DE LA FHANCE. 1019
qu'en 18W tout nouveau traval! d'utîlîtù publique, sachant bien qu'un
système de finances est toujours mauvais quand il lie les mains pour
l'avenir h une grande nation.
Il y a plaisir à voir comment le déficit, péniblement échafaudé
dans la loi des crédits supplémentaires en décembre 1840, s'est réduit
d'année en année, entre les mains du ministère actuel, sans qu'il ait
eu besoin de se signaler par une recherche bien passionnée ni bien
efficace de l'économie dans le maniement des deniers publics.
Quelques jours s'étaient h peine écoulés depuis la lecture de son
premier exposé que M. Humann , présentant le budget de 1842, en
donnait une seconde édition dans laquelle il retranchait d'un trait
de plume plus de 200 millions; le découvert probable des trois années
1840, 1841 et 1842, s'y trouvait ramené au chiffre de 505 millions
qui, joints aux 534 millions de travaux extraordinaires, présentaient
un chiffre total de 1 milliard 39 millions.
Ce milliard est celui sur lequel souffla la parole de M. Thiers, dans
la discussion des crédits supplémentaires (1). Il prouva sans peine
que les commissions nommées par la chambre, tout en accordant
an gouvernement les crédits sérieusement demandés, trouvaient
100 minions à retrancher de ses évaluations. Voilà donc le déficit
réduit h 939 millions, en avril 1841. A la fin de l'année, il ne s'élevait
phis par aperçu qu'à 896 millions, ainsi que M. Humann le déclarait
lui-même en présentant le budget de 1843 (2). Le même ministre
annonçait, dans le même document, qu'au moyen de quelques atté-
nuations, par l'accroissement naturel des recettes et en foisant em-
ploi des réserves de l'amortissement, le découvert se trouverait
réduit encore de 95 millions au l^' janvier 1843, et ne représente-
rait plus qu'une somme ronde de 800 millions.
Pendant que s'opérait cette diminution successive de 440 millions
dans les hypothèses financières du cabinet, le ministère en était
venu èi se rassurer lui-même, et il ne demandait plus qu'à faire passer
l'opinion publique d'une terreur sans mesure à une imprudente sé-
curité. Les crédits supplémentaires avaient repris leur cours; il y
avait entre les ministres comme une émulation de projets et de dé-
penses. Le ministre des travaux publics, laissant tous ses collègues
bien loin derrière lui, avait présenté dun seul coup et fuit adopter
an chambres une loi sur les chemins de fer, qui , avec toutes ses
dépendances, n'ajoutait pas moins de? à 800 millions, un second mil-
(I) Séance du 12 avril I8ia.
(a) Budget de 1S43, page 8.
1090 mBvuB iMss raux hoxpbs.
liard si Ton veut, aux charges de l'état. Notez bien qa'en intentant
une dépense aussi excessive, le j^inistëre s*était bien gardé de créer
des ressources dont l'étendue répondit à ces nouveaux besoins»
Sur l'emproBl de ioO millions autorisé par les chambres et byÎM)-
théqué aux traraux volés en 1841» 130 millions seulement^ ont été
réalisés, et le reste est encore èi trouver. Les réserves de Famortis-
sèment sont engagées pour plusieurs années. La dette flottante ,
déjà chargée des découverts antérieurs à ISt^O, doK suppléer à
rinsuffisance des moyens ordinaires. Voilà cependant rinstmment
;j, à Taide duquel on s'est flatté de battre monnaie pour l'exécution
des chemins de fer! C'est la dette flottante, une dette exigible,
une dette à échéance fixe, qui va supporter le budget tout entier de
l'extraordinaire. On s'expose ainsi à suspendre les paiemens dn trésor,
à la première crise. Après avoir exagéré en plus, on exagère en moins.
En deux ans, on a passé du système de la peur au système des illu-
sions. Ils sont l'un et l'autre également en dehors de la vérité; toute-
fois le second a plus de dangers que le premier, et il est plus près
de l'abîme où la fortune publique peut s'engloutir.
Mais laissons là le programme ministériel, avec ses variantes et
ses exagérations. Nous ne sommes plus, comme en 1840 et en 1841,
r . ^ur le terrain des probabilités. Une expérience de deux années a mis
toutes les théories à l'épreuve; nous touchons à l'ère des faits accom-
plis. Le moment est donc favorable pour reconstruire sur des données
désormais positives, sans faiblesse comme sans présomption, le bilan
de notre situation flnancière, et pour embrasser dans un exposé
fidèle les charges ainsi que les ressources de l'état.
M. le ministre des finances vient de présenter aux chambres le
budget de 1844. Les propositions de M. Laplagne font ressortir les
dépenses pour cet exercice, Tordinaire et l'extraordinaire compris, à
1404 millions, et les recettes, en ajoutant au revenu 80 millions pris
sur l'emprunt, à 1327 millions. L'excédant prévu des dépenses sur
les recettes est donc de 77 millions; nous n'exagérons pas en suppo-
sant que les supplémens de crédit, qui soldent le contingent de l'im-
prévu, porteront le déficit tant ordinaire qu'extraordinaire de l'exer-
cice à 100 millions de francs.
Avant d'entrer plus avant dans l'examen de cette situation, il con-
vient de se rendre compte des charges que les exercices antérieurs
peuvent avoir léguées au trésor, et des ressources qui restent dispo-
nibles pour y pourvoir. Cette revue, quelque peu rétrospective, nous
sera facile, grâce à la méthode et à la darté que l'administration des
ri
SITUATION FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 1021
finances a introduites dans les docnmens qu*elle livre aux investiga-
tions du public.
BILAN.
Notre situation ânanciëre se compose de trois élémens : les dè^
penses et les recettes ordinaires , les travaux extraordinaires et les
moyens de crédit destinés à y faire face, eoGu la dette flottante qui
comprend tous les engagemens à terme du trésor.
Grâce au merveilleux accroissement du revenu public» accroisse-
ment qui , dans la seule année 1842, a dépassé de 68 millions les éva-
luations du budget, le découvert des trois années 1840, 1841 et 1842
se trouve réduit à 315 millions (1), et à 248 si l'on en défalque une
sonmie égale aux réserves de l'amortissement. Pour l'année 1843 ,
M. le ministre des finances annonce un découvert spécial de 52 mil-
lions qui reporterait le déficit à 300 millions; mais, en y appliquant
les réserves qui seront probablement disponibles à la fin de 1843,
pour une somme de 09,500,000 fr., on le ramène au chiffre de 230
millions.
230 millions, voilà l'excédant probable des dépenses sur les re-
cettes au 31 décembre 1843; tels sont les résultats accumulés des
quatre exercices, le bilan d'une situation qui n'est ni la guerre ni la
paix, et qui mène peut-être plus sûrement à la guerre qu'à la palk.
Pour combler ce déficit , il ne faudra rien moins que l'emploi des
réserves de l'amortissement pendant les années 1844, 1845 et 1846;
et l'époque de notre libération se trouvera nécessairement reculée,
si le budget ordinaire de 1844 présente, comme il est déjà permis de
le prévoir, un nouveau déficit de 50 à 60 millions.
Passons maintenant au budget de l'extraordinaire, à celui dont les
moyens de crédit, dans le plan du ministère, doivent faire tous les
frais. La loi du 25 juin 1841 a ouvert, en les partageant par allocations
annuelles, des crédits qui s'élèvent à 496,821,400 francs, et qui ont
pour objets l'achèvement des routes, des canaux et des ports, la con-
struction ou la réparation des places fortes, l'extension de nos grands
ports militaires, ainsi que les approvisionnemens de nos arsenaux.
Deux lois, en date du 11 juin 1842, ont mis en outre à la charge du
trésor l'établissement d'un grand réseau de chemins de fer dont la
(1) Savoir: déflcit de ISiO ia8,094,&39 fr.
— ISil 24,500,570
— 18» 158,103,072
Voir la page 10 du budget de ISif.
315,700,081 fr.
10^ RBVCE DBft DBOX MONDES.
connuâsion de la chambre des députés» en y comprenant un prêt
de 22 millions aux rompagnies de Rouen et du Havre, évaluait la
dépense il ^97 millions, et qui coûtera certainement 2 à 300 millions
de plus , en supposant même que Tétat n*ait pas à fournir ni & poser
la voie de fer, mais en vue dai|uel les chambres n*ont voté jusqu'à
présent que 148 millions principalement applicables à des tronçons.
£b réunissant les conséquences des votes de 1841 et de 1842, on
trouve que le trésor aaraît à pourvoir, par les seules ressources du
crédit, à une dépense en partie consommée, en partie prochame, de
045 millions ( nous admettons pour le nooment, comme on voit, que
le concours de l'état à Texéeution des grandes lignes de chemin de
fer n*ira pas au-delà des 148 millions déjà votés). Pour faire face à
cette difficulté de 645 millions, le gouvernement a été autorisé à em-
prunter, par une émission de rentes, 450 millions. Un emprunt aussi
énorme fût-il aujourd'hui réalisé ou réalisable, le système du minis-
tère laisserait encore, au compte de la dette flottante, une surcharge
de 195 millions. Mais on sait que le précédent ministre des finances
n*a émis, en octobre 1841, qu'une fraction de Temprunt, et qu'il en
reste encore 300 millions à placer; en sorte que, provisoirement du
moins , la dette flottante est appelée à supporter la plus forte part
des dépenses que doivent entraîner les travaux extraordinaires et la
construction des chemins de fer.
Il y a plus; on peut raisonnablement prévoir telles circonstances
dans lesquelles l'émission des deux dernières séries de l'emprunt de-
viendrait très difficile, et où la surcharge résultant pour la dette
flottante des lois du 25 juin 1841 et du 11 juin 1842 ne resterait pas
par conséquent au-dessous de 405 millions. C'est là, dans notre
pensée, le danger le plus sérieux de la situation, et celui qu*il im-
porte d'envisager de très près.
CRÉDIT,
L'emprunt de 1841 est le premier que l'on ait contracté en France,
en 3 pour 100, à un taux relativement aussi élevé. La nouveauté de
l'opération, le moment qui fut choisi pour la tenter, le fraction-
nement de l'emprunt en plusieurs séries, tout, jusqu'aux taux de
l'adjudication , devait provoquer la controverse. Le ministre dos
finances lui-même, M. llumann, voulut y prendre part, et voici dans
quels termes U essayait de justifier, en présentant le budget de 1813,
la combinaison à laquelle iî s*était arrêté.
SITUATION FINANCIÈftE DB LA FRANCE. 1023
c( L*importan€e de l'einprant devait être déterminée par les besoins
et les convenances du trésor; or, le trésor était dans Tabondance,
mais l'abondance lui venait de rémission de ses oMigatîons A terme,
des sommes déposées par les caisses d'épargne, les communes et les
établissemens publics, et qui s'élevaient ensemble à plus de 350 mil-
lions. La prévoyance nous Taisait un devoir de ne pas laisser dépasser
à la dette flottante de sages limites. D'un autre côté, il nous était
démontré qu'avec une ressource supplétive de 150 millions et l'em-
ploi intelligent des moyens de trésorerie, ou pouvait Taire Tace, pen^
dantdeui années au moins, à toutes les dépens^ss prévues. Il n'y
avait pas lieu de pousser les précautions plus loin.
(( Le choix de l'eflet public sur lequel il convenait le mieux d'em*
prunter, a été de notre part l'objet d'un examen approfondi. Une
adjudication de rentes 5 pour 100 aunlessus du pair pouvait aflTaiblir
le droit de l'état de rembourser sa dette au pair; ce droit, je l'ai
constamment soutenu, et mes convictions me Taisaient un devoir de
le conserver intact. La rente i i/â avait aussi dépassé le pair, et la
considération que nous venons d'exposer lui était également appli-
cable. Nous avons médité avec quelque préTérence l'idée de mettre
en adjudication des rentes 4 pour 100; mais l'emprunt est un contrat
parfaitement libre : l'un des contractans ne peut pas imposer à l'autre
la loi de ses convenances; nous avons dû pressentir celle des capita-
listes, et je n'ai pas tardé à me convaincre que la rente 4 pour 100
n'était pas la valeur sur laquelle il fât possible d'asseoir un emprunt
dans les circonstances actuelles. Trop près du pair, elle n'oflTrait pas
dans une mesure suflisante cette mieux-value éventuelle que recher^
chent les préteurs. Il était à prévoir que, pour accroître cette éven-
tualité, on ne vous offrirait qu'un prix fort inférieur à la valeur
intrinsèque de l'effet dont il s'agit. Une création de rentes 3 1/3
pour 100 ne se présentait pas avec des garanties de succès. L'impos-
sibilité de juger à l'avance si ces rentes seraient bien ou mal accueil-
lies sur le marché, la difficulté d'apprécier la valeur vénale d'un
nouveau fonds émis dans d'étroites limites, et qui n'avait pas eu
cours en France , laissaient trop d'incertitude dans les esprits; les
préteurs n'auraient pas manqué de se mettre ft couvert des risques
par des offres insuffisantes. Restait la rente 3 pour 100.
<c L'adjudication a été faite au prix nominal de 78 fir. 53 cent. 1/3
pour 3 francs de rentes, et au prix réel de 76 fr. 75 cent, en tenant
compte, à l'intérêt de 4 pour 100, des facilités de paiement qui ont
été accordées. En d'autres termes, l'état s'est constitué débiteur, pour
1026 REVUE DES DEUX MONDES.
rinlérôt, au Heu de primer toutes les valeurs dans le pays, sont le
plus souvent k meilleur marché que les valeurs commerciales et que
les propriétés foncières. Quar»d la tjpnque de France prête sur papier
de commerce à h pour 100, et quand la rente de la terre n'est guère
que de 2 à 3 pour 100, le 5 pour 100, même au prix déraisonnable de
122 fr., représente \ et 1/8 pour 100.
Nous ne doutons pas que, si le 5 pour 100, le k 1/2 pour 100 et le
4 pour 100 étaient convertis, le 3 pour 100 français, que Ton a déjà
coté à 86 fr. en 1810, s*élevât promptement à 90. Mais dans Tétat de
malaise où est encore aujourd'hui le crédit public , le gouvernement
doit se féliciter d*avoir^ emprunté 150 millions, en octobre 1841, an
taux nominal de 78 fr. 52 c. 1/2. Ce qui le prouve, c'est que, malgré
les efforts combinés des maisons puissantes auxquelles Temprunt fut
alors adjugé, et malgré l'emploi d*un amortissement qui équivaut
presque à 3 pour 100 du capital nominal, le nouveau fonds est de-
meuré long-temps stationnaire , et ne s'élève guère, après dix-huit
mois, à plus de 3 fr. 50 c. au-dessus du taux d'émission.
Ce fut peut-être une faute d'annoncer l'emprunt aussi long-temps
à l'avance, si le trésor, comme l'avoue M. Humann, voyait l'argent
affluer dans ses caisses; ce fut une faute plus grande, d'en fractionner
l'émission. En 18U , le trésor aurait emprunté 300 millions aussi
bien que 150, et au même taux. Aujourd'hui que l'expérience est
faite , et que les banquiers ont eu le temps de reconnaître que le
3 pour 100 n'a pas, dans l'état des choses, l'élasticité qu'ils suppo-
saient h ce fonds, on peut craindre qu'ils ne se montrent moins
faciles et moins empressés. Une pareille disposition des esprits ne
devait pas échapper h M. le ministre actuel des finances; aussi re-
nonce-t-il à négocier pour long-temps , c'est l'expression officielle,
le surplus de l'emprunt de 450 millions.
Ce qui fait la difficulté d'un emprunt en 3 pour 100 en France, c'est
que cet effet n'a pas ou n'a que très peu de preneurs parmi les ren-
tiers. Tant que ceux-ci trouvent à acheter du 5 ou du 4, ils ne recher-
chent pas même s'il existe un fonds dans lequel l'augmentation pos-
sible du capital compense* le taux moindre de l'intérêt. De là vient
que le 3 pour 100 ne se classe pas, et qu'il n'est guère qu'une valeur
de spéculation. Voilà pourquoi aussi il monte et baisse plus rapide-
ment que le 5 pour 100. Lorsque les banquiers , qui en sont déten-
teurs, en ont plein leurs portefeuilles, toute émission supplémentaire
doit déprécier cette marchandise et encombrer le marché.
Faut-il conclure, des réflexioDS qui précèdent, que M. le ministre
SITUATION FWAHCIÈRB DE LA FKANCE. 1027
des finances agit prudemment en rejetant sur la dette flottante, ne
filt~ce que pour un temps, les dépenses auxquelles devait subvenir
le surplus de l'emprunt? Telle n*est pas notre pensée. Si une émission
de rentes 3 pour 100 rencontre en ce moment de trop grandes diffi-
cultés, il doit être possible, en dépit de la constitution vicieuse de
notre crédit, d'obtenir le concours des capitalistes, au moyen de
quelque autre combinaison. Ce serait un phénomène par trop étrange
que celui d'un état comme la France renonçant à faire appel au
crédit, pendant que le duché de Bade et la Bavière, des états nou-
veaux venus sur la scène politique, que les traités ont faits et quMls
peuvent défaire, trouvent des préteurs ù un taux inespéré.
La dette flottante est un moyen de service pour le trésor; il ne feut
pas en faire une machine à emprunts. La dette flottante est destinée
soit à couvrir Tarriéré des caisses, soit à représenter les avances des
agcns comptables au gouvernement sur les produits de Timpôt qulls
ont h recouvrer. On la détourne de sa destination naturelle, quand
on s'en sert pour appeler les capitaux que Ton veut retenir ensuite
dans la dette fondée.
£n Angleterre, où les emprunts ne se font pas de la même ma-
nière qu*en France et sur le reste du continent, lorsque la dette
flottante atteint des prop^tions trop considérables, le gouvernement
annonce qu'il en consolidera une partie ù de certaines conditions;
et telle est l'afQuence des capitaux, telle est la difficulté des place-
mens, que Topération manque rarement son effet. Rappelons cepen-
dant que la dernière tentative de ce genre a dû être reprise à deux
fois, et que M. Spring-Rice y avait échoué avant que M. F. Baring
réussit.
Mais, dans un pays comme le nôtre où les preneurs des bons da
trésor ne sont pas les capitalistes qui achètent des rentes, et où les
emprunts, au lieu de se faire par souscription, sont adjugés à des
banquiers qui en entreprennent le placement, un ministre ne peut
pas à volonté verser le trop plein de la dette flottante dans la dette
fondée; et ce sera toujours une opération imprudente que d*enflcr
outre meiiure, en vue d'un emprunt ultérieur, les dimensions d*une
dette à terme, dont les créanciers du trésor, dans un moment de
crise, refusent souvent de renouveler le contrat.
La dette flottante eo Angleterre s'est élevée en 1805 à un capital
de 1,450 millions de francs. Elle oscille habituellement entre 6 et
800 millions. Cette somme colossale n*est pas hors de proportion
avec le capital de la dette fondée, ni m<:me avec la masse des capi-
1026 RBVUE DBS BBUX MONDES.
taaiL disponibles sar le marché; 9i Ton tietit compte de la âttfèrence
des habitudes, de linégalitê de richesse, et de la modération rela-
tive de notre dette fondée , on trouvera que , lorsque F Avigleterre
emprunte 700 millions sur les bons émis par rËchîquier, c^èsst assez
pour la France de porter sa dette flottante h 350 ou ft MO millions.
Il 8*en faut de beaucoup que Tadministration renferme aujour-
d'hui dans ces limites les obligations à terme du trésor. Notre dette
flottante, qui était au l'"^ janvier 1841 de 365,890,367 fr., s»*élevait
déjà à 449,920,829 fr. le l*"' janvier 1842. M. Lacave-Laplagne de-
mande, pour 1844, Tautorisation de la porter à 476 millions; et, en
supposant que la dette flottante continue à faire le service des dé-
couverts, il y aura nécessité de l'étendre en 1845 jusqu'à 550 ou
560 millions.
Voilà ce qui nous paraît un danger réel dans la situation. Un gou-
vernement perd la liberté de se mouvoir au dedans comme au de-
hors, quand il a tendu à ce point tous les ressorts du crédit. Cest un
débiteur qui se voit incessamment sous le coup d*une contrainte par
corps. Dans quelle entreprise en effet oserait-il s'aventurer, sachant
que ses créanciers peuvent , d'un moment à l'autre , loi demander
le remboursement de sommes qui s'élèvent à 400 ou 500 millions,
pendant que sa réserve en espèces n'excède pas habituellement 80
à 100 millions?
Le péril s'aggrave d'ailleurs en ce que la dette flottante, qui était
dans l'origine une dette à terme, perd insensiblement ce caractère
pour se transformer en une dette à vue. Au lieu de se composer uni-
quement des avances des receveurs-généraux et des capitaux prêtés
sur des bons du trésor à échéance de trois, six, neuf mois et même
d'un an, elle est assise déjà pour moitié sur des comptes courans et
sur des dépôts dont la somme peut varier du jour au lendemain, au
gré ou selon les besoins des déposans.
Au l'^'^ janvier 1830 (1), la detteflottante s'élevait-à 270 millions. Elle
représentait les fonds déposés par les communes pour 65,874,000 fr.;
les dépôts de diverses administrations spéciales et établtssemens
publics, pour 28,325,000 francs; les avances des comptables, pour
32,437,000 francs, et enGn les engagemens à terme du trésor, pour
143,551,000 fr. Ainsi, en 1830, les avances des comptables et les
prêts à terme, la partie solide de la dette flottante, y figuraient ponr
176 millions sur 270, soit 65 pour 100, tandis que les eomptes coa-
{1} Voir le rapport de M. de Chabrol sur radmiaistration des Boanees.
SITUATION FINANCIÈRE DE LA FBANCE. 1029
rans des communes et autres établissemens, la partie mobile de cette
dette, y comptaient pour 94 millions, soit 35 pour 100. En 1842,
nous allons trouver cette proportion renversée. Prenons le compte
des finances pour Tannée 1841. Au l'^ janvier 1842, la dette flottante
s* élevait à près de 450 millions, dont voici la décomposition :
•
Bons du trésor remis à divers 123,680,710
— à la caisse d'amortissement 32,181,480
Traites et mandats 28,693,120
Avances des comptables 54,162,476
Total. . w 238,716,786
Comptes couraos et dépôts des communes. . 126,416,258
Caisse des dépôts et consignations 25,783,713
Fonds non employés des caisses d'épargne. . 31,188,000
Caisse des invalides, etc., près de 29,000,000
Etc. , etc
Total. . . 211,203,841
Il résulte de ce relevé que les bons du trésor remis à divers por-
teurs, qui représentaient» en 1830, 52 pour 100 de la dette flottante,
ify figurent plus que dans la proportion de 22 pour 100, tandis que
les effets à payer, qui composaient, en 1830, les 65 centièmes de la
dette flottante, n*en sont plus que les 52 centièmes en 1842, et les
49 centièmes si Ton retranche des deux termes les bons remis à la
caisse d'amortissement. Les comptes courans au contraire se sont
élevés de 94 millions à 211 millions, et au lieu de 35 pour 100, ils
représentent 47 pour 100.
Ce revirement dans les sources auxquelles puise la dette flottante
a des conséquences que Ton appréciera plus sainement, si Ton en-
visage les relations du trésor avec les autres caisses publiques et
notamment avec la Banque de France , ainsi qu'avec la caisse des
dépôts et consignations.
La caisse des dépOts et consignations ne fut d'abord qu'une tutelle
exercée par le gouvernement , un moyen de conserver les capitaux
retirés de la circulation par un litige , ou arrêtés temporairement
par Tautorité dans les mains des débiteurs. Ces fonds ne s'élevaient
guère, dans Vorigine, qu'à 100 et quelques millions de francs; et,
comme les nouveaux dépôts venaient régulièrement combler le vide
opéré par le retrait de ceux dont le terme était expiré, les capitaux
que la caisse des consignations plaçait sur le trésor n'exposaient pas
Tétat à de brusques demandes de remboursement. Mais depuis que
TOME 1. 66
1030 m£VCB DBS WBJCX MOîmiBS.
cet éiabUssemeDt est chargé du service des caisses d'épargne» et
qu il dispose à ce litre é*un capital incessaounent remboursable de
300 miUions , ses relations avec le trésor oot cessé de présenter à
I un et à lantre le même degré de sécurité.
Au 30 novembre 1842 » la caisse des dépôts et consignations avait
reçu plus de 400 millions , dont 286 provenaient des versemens faits
dans les caisses d'épargne. Sur cette somme , 250 millions étaient
placés en rentes ou en actions des canaux; 68 étaient représentés
par des prêts à terme faits au trésor, aui départemena ou à des
établissemcns publics; 100 millions étaient déposés au trésor, en
compte courant. A la (in de janvier 1843, les fonds dés caisses
d'épargne s'élevaient à 306 millions, dont 200 millions placés en
rentes, et 106 millions remis au trésor, en compte courant. Or, cet
emploi, que la caisse des dépéts fait des capitaux de Tépargoe, elle
le fait à ses risques et périls. Aux termes du contrat, les déposans
peuvent retirer leurs Tonds dans les huit jours, et la caisse des dépôts
est tenue de les restituer. L'opération consiste donc en ceci que des
capitaux incessamment exigibles sont colloques dans des piacemens
à terme ou à perpétuité; ce rapprochement suffit pour en indiquer le
périt Dans un moment de panique, il peut arriver que les déposans
se présentent en foule pour redemander leurs fonds, et que la caisae
alors se trouve dans ralternative de vendre des rentes à un taux sou-
vent inférieur au prix d'achat, ou de retirer du trésor les capitaux
déposés en compte courant, peut-être même de recourir h la fois à
ce double expédient, et de provoquer ainsi de graves embarras. Or,
il ne faut pas l'oublier, la caisse des consignations engage la respon-
sabilité du trésor; elle n'est que le trésor sous une autre forme, et
ses embarras doivent en définitive retomber sur Fétat. Cest princi-
palement pour obvier à ce danger que le trésor laisse dormir dans
les caves de la Banque une réserve qui, depuis cinq ans, n'a jamais
été au-dessous de 87 millions, et qui ^' est élevée jusqu'à 193nûUioos.
Ces fonds ne produisent pas d'intérêt, et il arrive ainsi que le trésor
paie aux déposans des caisses d épargne un intérêt de 4 pour 100
pour des capitaux dont il ne fait aucun emploi.
L'influence qu'un tel état de choses exerce sur le régime de la
Banque de France n'est pas moins fâcheuse : elle tend à modifier
profondément, sinon à dénaturer la constitution de ce grajid étabUs-
sement. Les banques de circulation et de dépôt sont instituées pour
prêter aux gouvernemens, et non pour leur emprunter. Le gouverne-
ment ne doit pas commanditer les banques, car il deviendrait ainsi
SITUATION FINANCIÈRE DB LA IRANCE. 1031
responsable de leurs opérations, et finirait par trouver qu*ayaDt la
responsabilité de ces actes, il peut bien se charger de les diriger; la
Banque ne tarderait pas à se cor^fondre ainsi avec Tétat.
En Angleterre, la Banque de Londres est le principal preneur des
bons de TÉchiquier; non-seulement elle en reçoit, en garantie des
avances qu elle fait au gouvernement anglais sur le recouvrement
des revenus publics, mais elle prend encore une grande partie de
ceux qui sont émis pour le service de la dette flottante, et qui sont
d'ailleurs très recherchés des banquiers, comme étant le fonds le
moins exposé à recevoir le contre-coup des évënemeos et à subir
une forte dépréciation.
I^ Banque de France a rempli les mômes fonctions. depuis qu'elle
est régulièrement constituée; mais les avances qu'elle faisait au
trésor n étaient pas représentées, avant 1815, par des bons négo-
ciables & volonté. Depuis cette époque, elle a régulièrement prêté à
l'état une partie du capital de la dette flottante jusqu'en 183C, où le
trésor cessa d'être débiteur de la Banque pour devenir son créancier.
Le compte courant du trésor présentait en sa faveur un solde de
36 millions à la fin de 1836, de 112 millions à la fin de 1837, de
166 millions à la fin de 1838, de 169 miUions à la fin de 1839, de
116 millions à la fin de 18iS^0, et de 104 millions à la fin de 1841; en
1842 le minimum avait été de 97 millions, et le maximum de 145.
Ainsi, avant 1836, la Banque prétait au trésor, à l'aide des dépôts
que les capitalistes faisaient dans ses caisses; depuis bientôt dix ans,
la Banque prête aux capitalistes, à l'aide des dépôts du trésor. Cet éta-
blissement voit sa clientelle de prêteurs se réduire d'année en année;
les fonds déposés à la Banque en compte courant par les particuliers,
qui s'étaient élevés à 111 millions eu 1823, k 117 en 1825 et à 106
en 1831, n'ont pas cessé de décroître depuis 1837, comme on le verra
par le tableau qui suit :
COMPTES GOURANS.
HlIfIHUM.
MAXIMUM.
1897.
— i
51
millioiM.
—
90 millions.
1838.
—
43
—
—
81
^^^ *
1839.
—
41
—
—
69
—
1840.
44
—
—
90
—
1841.
—
32
—
—
63
—
1842.
—
32
_
—
50
.—
Comme le trésor, en se faisant créancier de la Banque, éloigne les
autres prêteurs, l'argent versé par le trésor dans les caisses de la
Banque en repousse les capitaux qui alHuaient de tous les côtés vers
66.
1092 BBTVB BBS BBUX MOIIWBB.
ce paissant réservoir. Les encaisses de la Banque n'augmentent pas
avec les versemeos da trésor, et par contre ils ne dioiioaenl pas à
mesure qoe le trésor opère le retrait des fonds déposés. « Aa 31 dé-
cembre » dit le eompte-4*eiMki de 1840, rencaisse se trouve dépasser
de près de 20 millions celui du 6 janvier 1840, bien qu'à la première
de ces époques le trésor fût créditeur de 170 millions, et qu'à la
seconde sa créance se trouvât réduite à 114 millions, t Un autre fait
non moins significatif est celui-ci : « Au 31 décembre 1839 , la ré-
serve en espèces s*élevait à 213 millions, dans lesquels les dépôts du
trésor Qguraient pour 169 millions, tandis qu'en décembre 1831 et
1832, époque où le trésor était débiteur de la banque, la réserve
dépassait 205 millions dans la première année, et dans la seconde
281 millions. »
Il nous paraît donc constant que la Banque trouverait d'autres
prêteurs ou commanditaires, à défaut du trésor. Elle gagnerait à ce
changement d'établir un courant d'affaires plus régulier entre elle et
le public, et elle redeviendrait ainsi ce qu elle n'aurait jamais dii
cesser d'être, un intermédiaire entre les capitalistes, le commerce
et l'état. Quant au trésor, s'il doit emprunter à quelqu'un, il vaut
mieux que ce soiti la Banque, qui est le préteur le plus conunode
et celui qui peut attendre le plus long-temps. En prenant ii 4 pour
100 les fonds des caisses d'épargne, dont le remboursement est exi-
gible à toute heure, pour les déposer sans intérêt à la Banque, qui
u*en a aucun besoin, et qui prêterait bien plutôt à l'état sans l'obliger
à tenir en caisse une réserve improductive, le gouvernement se livre
à l'opération la plus détestable comme la plus insensée.
La prudence veut que l'on supprime ou que l'on diminue le
compte courant des caisses d'épargne avec le trésor. Ces sommes
seraient avantageusement remplacées dans la dette flottante par des
bons à terme que l'on négocierait h la Banque ou aux particuliers.
Quant aux fonds de Tépargne, pourquoi ne pas s'en servir pour dé-
velopper les grands travaux d'ordre public? Ce que l'état doit aux
déposans, qui sont des membres de la classe ouvrière et par consé-
quent des mineurs, c'est sa garantie, ce n'est pas rinlérêt des fonds
déposés. Que les chambres autorisent la caisse des consignations à
prêter aui compagnies de chemins de fer à raison de 4 1/2 pour 100,
et que l'état se rende garant du paiement des intérêts, ainsi que de
l'amortissement; cette combinaison aura le mérite d'accroître le re^
\enu de l'épargne sans diminuer la sécurité des placemens. Dans
un pays où les capitaux sont divisés et où ils ne peuvent rien que par
SITUATIOH FlMANClàRB BB LA FRAïiCE. 1033
l'association » exécuter les chemins de Ter avec les épargnes prélevées
par les classes laborieuses sur le salaire de chaque jour, ce serait
presque réaliser le beau idéal d'une situation dont la France n'a
connu jusqu'ici que les inconvéniens et les ennuis.
BUDGET.
Nous venons d*exposer Tétat de nos finances tel qu'il paraît devoir
(Hre i la fin de 184-3. Il en résulte que le découvert du trésor sur les
dépenses ordinaires sera de 230 millions. Quant aux dépenses extra-
ordinaires, celles que l'on se propose de couvrir par les ressources
de la dette flottante et par l'emprunt, elles s'élèvent à 645 millions.
Voyons maintenant ce que le budget de 1844 doit ajouter à ce dé-
couvert ou en retrancher.
tt Les crédits qui vous sont demandés pour le service ordinaire du
budget, dit M. le ministre des finances (1), s'élèventà 1,281,013,710 fr.
Les évaluations de recettes montent seulement à 1,247,228,366 fr.,
d'où résulte, sur le service ordinaire, un découvert de 33,785,344 Tr.
« En réunissant aux recettes et aux dépenses les 80 millions à
prendre sur Temprunt, et aux dépenses les 43,500,000 fr. des che-
mins de fer, on arrive à un total général de 1,406,513,710 fr. pour
les dépenses, de 1,327,228,366 fr. pour les recettes, d'où 77,285,344 f.
à demander à la dette flottante. »
Nous avons séparé, dans nos appréciations, le domaine de l'extra-
ordinaire des charges annuelles du budget. Nous persisterons dans
cette méthode, en nous bornant à faire remarquer que, si les cham^
l)res sont appelées à voter dans la présente session les fonds néces-
saires à l'exécution d'une ou deux grandes lignes de chemins de fer,
les besoins de l'extraordinaire pourront s'augmenter d'au moins
1 00 millions et s'élever ainsi à 750 millions, nouvelle charge pour la
dette flottante dans le système du gouvernement.
Quant au budget ordinaire de 1844, qui présente dès son ouver-
ture un déficit de près de 34 millions , on peut raisonnablement ad-
mettre , ainsi que nous l'avions déjà fait pressentir, que les crédits
supplémentaires, dont les ministres ne sont pas avares, le porteront
avant la fin de Tannée à 60 millions. L'évaluation des revenus pour
1844 a été basée sur les recettes de 1842. Or, il est assez probable
(1) Voir le budget de iUï, page 26,
1024^ RBVUB DBS DBUX MONDBS.
les 150 millions qull reçoit, d*Qn capital nominal de 195,440,000 h.
portant intérêt à 8 pour 100. S! tout c6 capital nominal devait être
racheté au pair, dans mie périodic de quarante années, il en coûte-
rait à Tétat quarante annuités chacune de 8,422,000 Tr., et en somme
totale 386,920,000 fr. Supposons maintenant un emprunt fMt en
rentes 5 pour 100 au pair, pour être amorti dans le mémift temps de
quarante* années au pair; rétat* aurait à payer quarante annuités,
chacune de 8,706,000 fr., et en sohome totale 348,920,000 fr. Foà il
suit que Temprunt fait en rentes 3 pour 100, comparé à un emprunt
en rentes 5 pour 100 au pair, présente une économie totale de
11,400,000 fr., dans* rhypothëse même où Tétat rachèterait au pair
tout le capital nominal dont il s*est constitué débiteur. '
« L'opération, envisagée sous d'autres points de vue, n*est pas
moins satisfaisante. La France, après cinquante années de révolu-
tion, de succès et de revers, a emprunté à l'intérêt de 3 fr. M cent.,
quand naguère l'Autriche négociait à moins du pair ses obllgatîoBs
métalliques, portant 5 pour 100 d'intérêt; quand un emprunt à
4 pour 100 proposé par la Russie était offert à 87; quand la Hollande,
encore riche des capitaux amoncelés, ne place ses rentes 2 i/2
pour 100 qu'à 51 et 52. »
Nous avons reproduit, avec quelque étendue, l'opinion de M. Hu-
mann, à cause de sa valeur critique, et parce qu'elle met à nu
l'infirmité des bases sur lesquelles repose en France le crédit public.
Certes, à ne considérer que la situation relative de l'Angleterre et de
la France, le 3 pour iOO anglais ne vaut pas 97 fr., ou le 3 pour 100
français vaut plus de 82 fr.; car, si la valeur d'un effet public se mesure
à la sécurité qu'offre le placement, il n'y a pas au monde une dette
plus sûrement hypothéquée que la nôtre, ni qui ait devant elle plus
d'espace et plus d'avenir. Le revenu de la France égale , à peu dé
chose près , celui de la Grande-Bretagne (1) , mais il s'en faut que les
charges permanentes, celles qui ne comportent pas de réduction,
que la dette, en un mot, pèse du même poids sur les deux pays. L'in-
térêt à payer aux créanciers de l'état en Angleterre eicède annuel-
lement 740 millions de francs, l'amortissement non compris, soit 57
pour 100 du revenu. La dette flottante et la dette fondée, si I on en
distrait l'amortissement et les rentes rachetées , ne s'élèvent guère
en France qu'à 200 millions de francs, soit à 15 pour 100 du revenu.
Ajoutons qu'une grande partie des recettes du trésor provenant chez
(1) Le revenu brot de TAngloterre est en moyenne d^cnvlron 1,310 millions de
France, et celui de la France excédera probablement, en t8i3, 1,S60 mlUions.
SITUATION FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 1025
nous de Timpôt direct, le revenu Q*est pas susceptible, en temps de
crise, de la même diminution que de Vautre côté du détroit, où les
causes qui paralysent la consommation restreignent aussi la matière
imposable et tarissent de ^ette manière les ressources de TÉchiquier.
Ainsi, comme valeur de placement > le 3 pour 100 français est
naturellement supérieur au 3 pour 100 anglais; et celui-ci étant coté
i 96, celui-là devrait atteindre le pair. D*où viçnt cependant que les
fonds anglais gardent sur les nôtres un avantage qui n*a jamais été
moindre que 10 pour 100, et qui est en ce moment de 18 pour 100?
Au reste, ce n*est pas seulement le crédit de l'Angleterre qui de-
vance aujourd'hui celui de la France; de petits états du continent,
qui n'ont ni une existence politique solide, ni des finances i l'abri
d'une commotion, voient leurs fonds publics accueillis sur les mar-
chés avec une grande faveur. Le 4 pour 100 prussien est coté à 103,
et les bons du trésor [schuléU-scheine] y portant un intérêt de 3 1/2
pour 100, à 104 5/8. Le 3 1/2 pour 100 de Francfort est coté à
104 5/8, c'est-à-dire plus cher que le 3 1/2 pour 100 anglais, qui est
à 102; celui de Bavière est à 101 , et celui de Bade à 96 1/2.
Quelles sont les causes qui dérangent la progression naturelle de
notre crédit, et qui le rejettent, dans l'échelle des valeurs, au-des-
sous non-seulement de l'Angleterre, mais même de la Prusse, de la
Bavière, du duché de Bade et de la ville de Francfort? M. Huroann
les a fait pressentir ; il n'est pas hors de propos d'insister.
L'Angleterre et quelques autres états de l'Europe ont réduit l'in-
térêt de leur dette , toutes les fois que le taux des fonds publics a
dépassé le pair (1); par là, le crédit public a été mis en rapport avec
les progrès du crédit privé. La France est peutr-être le seul pays de
l'Europe où l'on ait procédé au rebours de ces données du bon sens,
et où le gouvernement ait entrepris de résister à ce mouvement de
la richesse qui produit partout la baisse de l'intérêt. On s'obstine à
garder, malgré le cri public qui en provoque la conversion, trois
foads qui ont dépassé le pair, le 5 pour 100, le 4 1/2 pour 100 et le
4 pour 100. Et comme ces fonds, par la seule force des choses, restent
en même temps sous le coup d'un remboursement, ils se trouvent
comprimés, perdent toute élasticité, et n'ont plus que des cours
fictifs qui ne répondent pas au prix réel de l'argent. Le 5 pour 100
pèse sur le 4 pour 100, qui pèse à son tour sur le 3. Et, ce qui est
plus grave, les fonds publics, au lieu de servir d'étalon au taux de.
(1) Bn ce moinout môme, il est quesUon de convertir le 3 pour 100 anglais, qaf
est à 101.
1036 RBYUB BBS DEUX MOHDES.
Ainsi, le progrès da reveou ii'est opéré sous la restauration dans la
proportion de 13 millions p^jjr an, et à raison de 18 milUons par an
depnis la révolution de juillet.
Les progrès du revenu public représentent-ils bien exactement
ceux de la richesse dans le pays? Le gouvernement aurait-il pu les
développer davantage par des tarife sagement poodérésT (Test une
question que nous^ aurons à examiner plus loin. Il suffit de constater
id, pour montrer à quel point la prévoyance ou la fermeté du pou-
voir a été mise en défaut par les évënemens, que la progression des
dépenses a été plus que double de celle du revenu. Cest ce que
M. le ministre des finances prouve luinnéme jusqu'à Tévidence par
le tableau suivant :
BUDGET DES DÉPENSES.
MINISTÈRES BUDGET BUDGET DIFFÉRENCES
et de de au bvbsbt ]>b IBIS.
SERVICES. lSi3. 1S30. n PLQl. MM MÙÊM».
Fr. Fr. Fr. Fr.
Dette consolidée et amor-
Ussement Mi,t74^1 i45,6ft3,065 18^1,406 »
Emprunts spéciaui pour ca-
naux et trtTaox dif ers. . 10,445,300 7,83i,955 i,611,0i5 v
Intérêts de capitaux rem-
boursables à divers titres. i3,3M>,000 15,000,000 8,i50,000 »
Dette viagère «2,558,000 «5,988,950 » 8,880,350
Dotations 15,970,000 36,800,000 » 80,830,000
Ministère de la justice. . . 20,393,875 19,589,020 884,855 »
des cultes 37,485,541 36,823,200 862,344 »
— » des afTaires étran-
gères 8,453,291 8,116,000 337,291 »
— — de rinstruction
publique. . . . 16,493,233 3,576,700 12,916,533 »
de rintérieur. . . 97,996,107 54,814,917 43,181,190 »
de Tagriculture et
du commerce. . 18,055,507 9,256,283 3,799,224 »
» — des trav. publics.
(service ordin.). 53,410,900 33,770,745 19,640,155 »
(serv.extraord). 69,320,000 » 69,320,600 b
— — de la guerre (ser-
vice ordinaire). . 294,840,792 187,138,250 107,702,512 »
(serv.extraord.). 35,740,000 » 35,740,000 »
de la marine (ser-
vice ordinaire}.. 102,465,876 65,109,900 37,355,076 »
(serv.extraord.). 4,440,000 » 4,440,000 »
des finances. . • . 17,126,380 20,468,955 » 3,342,575
Frais de régie et de percep-
tion 142,380,741 121,370,842 21,009,899 m
Rembonrsemens et restitu-
tions, ctc 63,261,300 41,949,397 21,311,903 »
Totaux. . . 1,353,261,377 972,839,879 407,974,423 21,552,925
Différence en plus an budget de 1843. . . 388,421,488
La difTérence de 380 millions, qui ressort de la comparaison des
SITUATION FINANOiRB DE LA FRAHCE. 1037
deux budgets, provient d'une augmentation de dépenses de 496 mil-
lions atténuée par une diminution de 116 millions.
Cette réduction se décompose ainsi qu*il suit : annulation des rentes
rachetées, 36 millions; diminutioii de la dette viagère, 13 millions;
réduction de la liste civile et de la subvention accordée à la Légion-
d^Honneur, 21 millions; réduction de dépenses résultant de Taché-
vcment ou de la suppression de plusieurs services, et notamment de
la garde royale, 24 millions; économies réalisées sur les dépenses de
personnel et de matériel, 18 millions. Ainsi, par le fait de la révolu-
tion de juillet, une économie de 116 millions a été obtenue dans les
dépenses, et les besoins du budget, tel que la restauration Tavait
fixé pour l'année 1830, se sont trouvés réduits de 972 à 856 millions.
Le gouveruement a donc créé, depuis 1830, pour 496 millions de
dépenses nouvelles, et même pour 542 millions, si Ton ajoute aux
prévisions du budget de 1841 les 46 millions de crédits supplémen-
taires que prévoit M. le ministre des finances dans Texposé qui pré-
rède le budget de 1844. En admettant ces calculs, les dépenses se
seraient accrues, depuis 1830, d'environ 42 millions par année.
Une partie de cet accroissement est purement temporaire , nous
voulons parler des dépenses qui ont pour objet l'achèvement de nos
voies de communication et le matériel de nos arsenaux; d'autres
allocations résultent de la nécessité de tenir dans un état plus impo-
sant la force défensive et offensive qui fait la sécurité du pays. Le
reste représente les fautes et les fantaisies de l'administration.
La restauration avait désarmé la France et avait pour ainsi dire laissé
son territoire en friche; l'armée se trouvait réduite à 224,000 hommes
ot à 46,000 chevaux; nos armemens maritimes étaient représentés
par 128 bâtimens de guerre et de transport, parmi lesquels on comp-
tait un seul vaisseau de ligne et que montaient à peine 13,000 ma-
telots; les places fortes et le matériel des arsenaux étaient dans le
plus déplorable abandon. Même négligence pour les travaux qui inté-
ressent la viabilité du sol : les routes se dégradaient d'année en
année, les rivières et les ports restaient à l'état de nature, le budget
des ponts-et-chaussées s'élevait à un peu moins de 34 millions; il est
aujourd'hui de 53 millions. En 1821 et 1822, la restauration, tardive-
ment émue de notre infériorité sur ce point, entreprit six cents lieues
de canaux dont le plan fut conçu sans beaucoup de discernement et
l'exécution conduite avec bien peu de vigueur. Aujourd'hui, l'on
ne saurait évaluer à moins d'un milliard les sommes qui ont été
1088 RVVUB DES DBmc
ettraordinairement consacrées, par Tétat ou par les départemens de
puis 1830, à développer les voies de communication.
En supposant que l'augmentation réelle des dépenses de 18&3,
comparées à celles de 1830, ne soit que de 496 minions, il convient
d'en indiquer les élémens tels que les présente le résumé que le
ministre des finances vient de publier. Nous les classerons sous deux
chefs :
Travaux publics, ordinaires
et extraordinaires
Travaux militaires
Dépenses départementales. .
Occupation de TAlgéric. . . .
Accroissement de l'effectif de
la guerre et de la marine. .
Aecroissement de la dette. .
Augmentations de solde et
traitemens
Création et entretien de divers
services (instruction publ.).
Accroissement de frais de
perception
«Services rattachés au budget.
DÉPENSES
DiPEIfSBS IMPRODCCnVES,
PBODUCTITES.
OU DE L* ARRIÉRÉ.
Fr.
Fr. Fr.
87,798,455
—
1*
42,394,000
—
»
59,195,594
—
M
47,768,22S
—
9
69,703,772
— »
«
•
—
76,709,458 \
-- 34,910,480 > 187,031,1^
9,542,533 — 36,951,260
— 24,253,965
— 18,850,274
Totaux. . . 316,401,579 •*
424606,340
180,336^433
En retranchant des dépenses improductives raccroissement des
frais de perception et les services rattachés pour ordre au budget,
qui sont compensés par un accroissement égal dans les recettes, on
reconnaît que, sur k&3 millions, les dépenses productives, celles qui
ajoutent à la puissance ou à la richesse de la France, excèdent à peine
316 millions (1). Ces dépenses elles-mêmes, toutes nécessaires ^u^elles
(1) Voici dans quels termes M. le ministre des finances Juge» évidemment sons
l'influence d*un optimisme un peu partial, les changemens apportés depuis 1830
dans réconomie de nos budgets :
« Pour les reeeCtos :
« Un accroissement dû , pour les deui tiers, m ëévdtppenent de rasMOB te»
toutes les classes et au «urerott de coBSoanation de toute naisre qui en est ii cob-
séquence, la presque totalité du surplus demandé aux contribuables par les votes
des conseils électifs, auxquels ils ont eux-mêmes confié leurs intérêts, et, d*on antre
SITUATION FINANaÈRB DE LA FRANCE. 1039
sont y ne pouvaît-on pas les entreprendre successivement, au lieu de
s'y livrer simultanément? Sont-elles, en tout cas, le dernier mot des
améliorations qu'exige la bonne gestion des intérêts publics? Le
chifTre des dépenses actuelles est-il une limite extrême que Ton ne
franchira pas à Tavenir? voilà ce que nous discuterons avec plus de
fruit, en prenant pour base le budget de 184.4. qui augmente encore
les charges prévues par celui de 184.3.
Nous avons déjà fait remarquer que le budget ordinaire de 18&4
s*ouvrait en déficit, et cela sans pourvoir suiTisamment aux services
les plus essentiels. C'est le cas de rappeler les paroles que M. Humann
prononçait en présentant le budget de 1843. « Une grande nation
comme la nôtre, disait ce ministre, .peut supporter sans alarmes des
charges accidentelles; c'est surtout en vue de ces nécessités, que te
cours des évènemens ramène à des intervalles plus ou moins longs ^
qu'elle s'applique à maintenir son crédit, à l'aide duquel elle peut y
pourvoir. Mais, quand les ressources du pays cessent d'être au niveau
de ses charges permanentes, il y aurait péril pour la chose publique à
ne pas se hâter d'y porter remède. Pour y parvenir, il n'est que deux
moyens : réduire les dépenses ou augmenter les revenus. La réduc-
tion des dépenses a toujours été parmi nous une tâche peu produc-
tive et qui manquait parfois son but; les travaux annuels de vos com-
missions l'attestent. Ce n'est donc qu'en augmentant les produits de
l'impôt que nous pouvons espérer d'aligner nos budgets. » M. Hu-
mann a trop tôt désespéré de la possibilité d'opérer des économies
dans les dépenses de notre gouvernement. Qu'importent les lumières
oôié, le trésor abandonnant des ressources importantes, la loterie et les jeax, pour
déférer à des rédamliofis faites av nom de la porale publique, une forte part de
l*in)pôi des boissons pour soulager uoe de nos principales productiona agricoles.
« Pour les dépenses :
« De fortes réduciions opérées sur la liste civile, l'ancienne maison militaire, le
personnel des ministères, des administrations publiques, les traitemens des fono-
lionnaiies bant pboés;
« Des améliorations coaaidérablea dans les situations inlérieures de la magistra-
ture, du clergé et de Tannée;
« La dotation de rinstrucUon publique presque triplée par le développement de
rinstructien populaire;
« Nos forces de terre et de Mer accmes e« iMNDBes et e* MâléiMt les ehaf^es de
TAIgùrie eoeupsAi une pèaoe %iii élail viée es IMt;
« L'appUcatioa à des UBMau& prodiictili des impOto wéUmUaàimê^mk sapportés par
les départemens et par les communes;
« Et entin 130 miltions de plus consacrés, en une seule année, à la création ou ao
perfectionnement de nos moyens de défense et de communlcatk» *
1040 1EV€E DES DEUX RWDBS^
de telle ou lelie admiDîsiratioB « les dispomlioM de telle on telle
chambre? Ce sont là des difficultés qui n*ont rien de.radical , et dont
Texpérience <I(>it tôt ou tard triompher. Pour rétablir Téquiiîbre
dans notre aystèrae financier» otn peut tout ensemble dfaDinoer les
dépenses et augmenter les recettes. Nous allons aborder eette dé-
monstration.
DÉPENSES.
Toutes les fois que les chambres ont voulu opérer des économies,
elles Font fait non par des réformes qui auraient simplifié les rouages
ou corrigé les abus administratifs, mais par des retranchemens qui
portaient sans préparation sur les personnes ou sur les choses. On a
rogné les appointemens de quelques employés, on a supprimé d*un
trait de plume cinquante, soixante, et quelquefois cent mille hommes
dans les rangs de Tarmée active, on a désarmé des vaisseaux et con-
gédié des matelots, on s*est abstenu de renouveler le matériel de nos
arsenaux , on s*est cru plus riche du moment où Ton a cessé de pour-
voir aux éventualités de Tavenir, et cependant Ton n'est pas parvenu
à rencontrer cette chimère que M. Humann avait rêvée le premier,
Téquilibre des budgets.
Qu'en est-il résulté? Les nécessités, que Ton avait qoumées, se sont
présentées inopinément et sous la forme la plus menaçante. Le traité
du 15 juillet 18M) ne nous a pas trouvés prêts à faire respecter nos
droits. En moins de six mois, il a fallu improviser une marine, une
armée, un matériel de guerre, des fortifications. Pour avoir reculé,
pendant cinq ans, devant une dépense annuelle de 50 à 00 millions,
nous en avons eu 3 ou 40<à à dépenser d*un seul coup. Nous avons
largement soldé l'arriéré, sans compter TaSiaiblissement auquel cette
politique mesquine et sans prévoyance nous a pour long-temps con-
damnés.
En général , les économies qui méritent ce nom ne peuvent pas
venir des chambres. Toute réforme efficace suppose nn système, et
l'administration est seule en mesure d'apporter dans ces cbangemens
une vue d'ensemble, de substituer un ordre à un autre, de ne pas
détruire en amendant. Les assemblées délibérantes ne doivent pas
prendre, en pareil cas, d'antre initiative que celle du contrôle et du
conseil ; leur liberté d'action ne s'exerce vérital>lement que sur les
détails; le reste étant une afifoire de responsabilité, il convient de le
renvoyer au gouvernement.
SITUATION FIIIA!«CISRB DE LA FIANCE. 1041
£t par exemple, tous les bons esprits s*acoerdeiit à penser que notre
administration paperassière est mal organisée pour agir. On recon*
naît que tout y devient formule et formalité, que les écritures y
tiennent une place énorme, que Timpulsion ne s*y renouvelle pas, et
que le contrôle réel n*y existe point. Il n*cst pas moins avéré que le
nombre des employés s*y trouve hors de proportion avec la masse des
affaires, et qu*il serait préférable d*avoir moins d*instrumensque Ton
choisirait et que Ton paierait mieux. ËnQn, le gouvernement n*est
plus qu*une machine, lui qui devrait surtout être un moteur. Un mi-
nistre passe trois ou quatre heures par jour à donner des signatures,
autant ou même davantage à recevoir des solliciteurs. Combien lui
reste-t-il de temps et de forces pour les affaires de la nation?
Voilà donc une réforme urgente, si Ton ne veut pas que le gou-
vernement périsse étouffé sous des montagnes de papier. Qui mettra
cependant la main à Tœuvre? Sera-ce la chambre? Évidemment
non. Tout ce qu*elle peut faire, c'est de refuser les allocations qu'on
lui demande périodiquement pour donner plus daccrolssement ou
plus d'importance aux bureaux, et qui cette année encore s'élèvent,
pour les divers départemens ministériels, à 4 ou 5 millions. Mais il
n'y a qu'un ministre, et un ministre fort, pour porter la cognée dans
cet arbre pourri.
Notre administration est comme notre agriculture. Nous employons
un trop grand nombre d'hommes pour les résultats que nous obte-
nons. La centralisation, qui est la force, la vie même de ce pays,
s'affaiblit par l'extension qu'on lui attribue et se perd dans les dé-
tails. On veut que les chefs du gouvernement, ministres, directem^,
chefs de divisions , voient tout par eux-mêmes, et l'on fait passer
sous leurs yeux une telle quantité d'objeto, qu'ils ne les peuvent pas
discerner. En donnant plus de latitude aux agens ainsi qu'aux con-
seils locaux, ai\x maires, aux préfets, aux ingénieurs en chef, aux
conseils généraux, aux conseils municipaux, on diminuerait de beau-
coup cette besogne de la correspondance qui ralentit et complique les
affaires; il deviendrait possible de licencier la moitié de cette armée
d'employés qui seraient plus utilement appliqués à la création ou à
l'échange des produits. Mais, encore une fois, il faut un grand mi-
nistre pour entamer et pour mener à fin une telle entrqMÎse; et cette
gloire ne parait pas avoir tenté les puissances du jour.
En dehors de la réforme administrative, il est encore d'autres
moyens de diminuer les charges du pays. Le premier, et ce n'est
10i2 REVCB DES DEUX MONDES.
pas le moins important, consiste à déclarer acquises toutes les eilînc-
tions de dépenses, et à n'autoriser aucune entreprise nouvelle, tant
que le gouvernement n*aura pas terminé celles qui sont en cours
d'exécution. Dans cet ordre d'Idées, il faudrait sévèrement blâmer
le cabinet qui , avant d'avoir commencé la colonisation de l'Algérie
et d'en avoir achevé la conquête, va s'emparer des îles Marquises,
et surcharge ainsi le budget d'une allocation annuelle de 2 mil-
lions.
Il serait bien temps aussi de mettre un frein à cette accumulation
d'entreprises à laquelle se livre aujourd'hui le ministère des travaux
publics. A chaque session , ce département ministériel accouche de
quelque nouveau projet. Avant d'avoir terminé ses routes, il veut
ouvrir des canaux; il fait des canaux avant d'avoir rendu navigables
les rivières auxquelles cette navigation artificielle doit se lier; et,
pendant que tant de travaux absorbent ses crédits et occupent ses
ingénieurs, il a de plus la prétention d'exécuter les chemins de fer.
Dans les chemins de fer encore, il ne se contente pas de deux ou
trois grandes lignes, il lui faut un réseau de huit à neuf cents lieues.
Rien ne peut se faire dans le pays qu'il n*y mette la main, et jamais
monopole ne fut plus universel.
Qu*arrive-t-il ? Les 122 millions, que lui allouait le budget de 1813,
ne suffisent déjà plus. Il veut que tout marche de front, et partout
Texécution se ralentit. Le trésor, fatigué des appels incessans qui lui
viennent de ce côté, referme ses coffres; de là , les doléances sui-
vantes qu'on lit, dans le budget , au chapitre des travaux publics, a H
est douloureux pour l'administration d*entendre accuser à chaque
instant la lenteur de ses opérations, lorsque cette lenteur tient pres-
que uniquement à l'insuffisance des crédits annueb dont elle peut
disposer. Elle s*est vue, en 1842, dans la pénible obligation de fermer
une partie des chantiers du canal de la Marne au Rhin, et de licen-
cier une foule d'ouvriers précisément à l'époque de Tannée où elle
aurait employé leurs bras avec le plus de succès : et cependant le
crédit total affecté à l'ouverture du canal était loin d'hêtre épuisé;
mais le crédit spécial de Tannée était consommé. Il serait bien à
désirer, pour des entreprises de ce genre dans lesquelles la célérité
est & la fois une cause d'économie et de succès, il serait bien à dé-
sirer, disons-nous, que tant qu^elIe n*a pas excédé les limites de Tal-
location totale que les chambres ont votée, radministration pât tou-
jours proportionner ses ressources h l'activité que les travaux sont
SITUATION FINANCIÈRE DE LA FRANCE. lOiS
suscepiibies de recevoir. Ces traraut seraient ainsi mieux faits, en
moins de temps , à moins de lirais , et le pays viendrait plus t^t en
possession des avantages qu'Us doivent créefr. »
Cela serait désirable, en effet. Mais à qui revient la responsabilité
des lenteurs que subit Texécution de ces vastes ouvrages, sinon à
vous qui , voulant tout faire à la fois , avez proposé aux chambres de
répartir les dépenses sur un plus grand nombre d'années? Il est utile,
il est beau de sillonner le territoire de canaux et de chemins de fer;
nous ne doutons pas que la France fût plus riche et plus puissante,
si elle possédait les mêmes conditions de viabilité que TAngleterre;
et, pour atteindre ce résultat, les sacrifices ne doivent pas nous
coûter. Cependant la prudence conseille de n*entamer que les tra-
vaux que Ton peut terminer promptement. Le possible est par tout
pays la mesure de Futile; et, avant de grossir les charges de Fextraor-
dinaire, il faudrait consulter les ressources du trésor.
Les chemins de Ter sont éventuellement la chaire qui doit peser
le plus lourdement sur nos finances. C'est aussi cdie qu*une admi-
nistration prévoyante et modérée pourrait le plus aisément diminuer.
Qu'importe que les compagnies qui les exploiteront les prennent à
bail pour cinquante ans, ou qu'elles obtiennent une concession de
quatre-vingt-dix-neuf ans? La fortune publique est intéressée au
succès des chemins de fer, çt non pas à ce que l'état devienne pro-
priétaire quelques années plus tèt d'une voie de transport dont il
sera toujours obligé d'affermer l'exploitation. S'il y a éonc an moyen
d'appelar les capitaux particuliers et l'industrie privée à prendre la
place de l'état dans l'exécution, on devra considérer ce résultat
comme un double bienfait, en ce qu'il épargnera au trésor des dé-
penses qui finiraient par l'accabler, et en ce qu'il secondera ie déve-
loppement de l'esprit d'association si nécessaire i la grandeur et à
la prospérité de la France.
Ce moyen est connu, et l'expérience en a déjà noontré la valeur. Il
consiste à prêter ou i donner aux compagnies exécutantes le crédit
de Tétat au lieu de l'argent du trésor. C'est la garantie d'un minimum
d'intérêt, système qui a déterminé l'achèvement du chemin de fer
entre Paris et Orléans , et i l'aide duquel , on noua nous trompons
fort , cette compagnie a proposé^ sans qo'on daignât réoouter, de
pousser jusqu'à Monlereau l'embranchement de Cort)efl.
Nous croyons fermeroent qu'en accordant la garantie d*an mini-
mum d'intérêt de 4 pour 100 aux capitaux qui s'engageraient dans
les chemins de fer, et en autorisant la caisse d'épargne à prêter, an
lOii RBVUB DIS DMX MONDES.
taux de i 1/2 pour cent, le suppiément de capital qui serait néces*
saîre, on trouverait sans beaucoup de difficulté des compagnies dis-
posées & entreprendre les lignes de Paris à Cbâlons-sur-Saône et de
Paris à Bordeaux. Ce serait exonérer le trésor d'une charge éven-
tuelle de 200 à «250 millfons» et créer en outre, pour la richesse dis-
ponible» ce qui manque le plus en France» un placement certain.
L'exécution des chemins de fer peut fournir de plus les moyens
de maintenir ou plutôt de rétablir nos forces militaires sur un pied
respectable, et de les mettre en rapport avec notre situation. Aux
termes du budget de la guerre, que M. le marédial Soult propose
pour iSkk , Tannée se trouverait réduite à 344,000 hommes et à
84,000 chevaux; elle se composerait de 284,000 honunes pour les
divisions de l'intérieur, et de 60,000 pour TAIgérie; elle coûterait
306 millions. Le ministre ne dissimule pas que cet efieetif est insuf-
fisant, même pour une époque de paix; car il évalue à 306,000 hom-
mes les forces indispensables à Tintérieur, et à 60,000 les forces né-
cessaires à l'occupation d'Alger. Cette évaluation s'éloigne peu de
(*elle que M. le maréchal Soult présentait, pour la période pacifique,
dans le budget de 1842 qui fixait à 370,000 hommes été 76,000 che-
vaux le minimum de l'armée. La dépense, même e^lanant compte
des supplémens de crédit qu'exige la guerre d'Afrique, ne devait
pas s'élever à plus de 320 millions.
Le chiffre de 370 à 380,000 hommes est celui que nous voudrions
voir prendre pour base dans la fixation de l'effectif. Une armée de
380,000 Ifommes, s'appuyant à l'intérieur sur une forte réserve et
dans l'Algérie sur un vaste et vigoureux système de colonisation,
rendrait à la France , pour peu que son gouvernement fût prudent
et résolu, l'ascendant qu'elle a perdu depuis ces dernières années.
Mais il ne faut pas que l'armée reste oisive ni improductive. Ce n'est
pas pour étaler, dans les garnisons de l'intérieur, des parades sté-
riles que la France confie chaque année à l'état 80,000 hommes, la
cinquième partie et les hommes les plus robustes de chaque généra-
tion. L'armée doit être une grande école de civilisation et de travail,
aussi bien qu'un moyen de défense. Les écoles, les camps d'exer-
cice, les travaux publics, voilà l'éducation qu'il faut donner à cette
jeunesse militante. L'oisiveté des garnisons n'est pas moins funeste
à la santé qu'à l'intelligence et à la moralité des soldats.
M. le ministre d^ la guerre porte, au budget de 1844, une somme
de 840,000 francs, supplément de crédit qui permettra de réunir
33,000 hommes en camp de manœuvres et d'opérations pendant
SITUATION PnCANOÉRB DE LA FRANCE. 1013
cinq mois de l*anné€. La chambre, nous le croyons, élèverait vo-
lontiers le crédit à 2 millions, dans Tespoir de faire participer
80,000 hommes à ces exercices et à Tinstruction qu'en retirent leS'
divers corps de Tarmée. Chaque saison aurait ainsi ses travaux : pen-
dant rhîver, nos soldats se livreraient au maniegicnt des armes et
suivraient les écoles régimentaires; les grandes manœuvres les occu-
peraient pendant Tété, et perpétueraient dans les régimens les tra-
ditions d*Austerlitz et de Wagram.
Les régimens ou les bataillons, que Ton ne réunirait pas dans les
camps d*exercice, pourraient élre employés utilement aux travaux
publics. Ce serait là un moyen de diminuer la dépense de leur en-
tretien, en l'imputant sur les fonds que doivent absorber les travaux
extraordinaires, et de remédier è la hausse désordonnée que produira
infailliblement, sans cela, dans le prix de la main-d'œuvre, l'accu-
mulation de tant d'entreprises menées de front. Que l'on déclare par
exemple une ou deux lignes de chemins de fer lignes stratégiques,
et que Ton charge le génie militaire de Texécution; il y occupera les
soldats avec la même facilité qu'on trouve à les appliquer aux forti-
fications de Paris, et les dépenses de l'état diminueront ainsi, malgré
l'accroissement de l'effectif, de 20 à 25 millions par année.
Pour ce qui est de lu marine, il y a peu de chose à dire, tirace à
l'insistance de la chambre, le gouvernement maintient un état d'ar-
mement qui rassure et qui suiTit. On n'a plus à lui demander que
d'imiter la prévoyance de l'Angleterre (1), et de travailler à l'accrois-
sement progressif de notre matériel. Ce sera plus tard Tœuvre d'une
législation plus favorable ù la liberté commerciale de nous donner
(1) « Je puis donner à la chambre (des lords) Tassurance que, dans trois mois, il
y aura trenlc vaisseaux do ligne environ prêts à mettre en mer : dix-buit sont dans
la Medway, dix à PorLsmouth et dix à Devonport. Neuf b&timens sont en cbantier,
et Ton a donné Tordre d'en construire buit de plus. Il y a, en outre, douze autres
b&timens de toutes classes qui doivent être bientôt équi|)és..Les bateaux à vapeur
en construction sont au nombre de six; cinq doivent ôtre lancés cette année, deux
ont dû subir quelques modifications; il y eu aura sept en tout. I/ordre a été donné
d'en construire huit de plus dans divers chantiers. Cinq vaisseaux sont en construc-
tion; Tannée prochaine, on en commencera trois autres à Chathani. Ce sont les
dirticultés flnancières du pays qui ont empêché seules le gouvernement d*aller plus
loin. Il y aura bientôt à Londres des établisscmens pour tout ce qui concerne la
navigation k la Tapeur, analogues à ceux de Norwicb, Portsmouth et Plymoutb.
L'Angleterre compte cette année quatre-vingt-seize bateaux à vapeur. Le gouver-
netnent est décidé à faire tous ses efforts pour soutenir la puissance navale de
r Angleterre, dans le cas d*une guerre subite, » (Paroles du comte d*IIaddingloD,
séance du Si février 18i3.)
TOME I. 67
fl
lOM HftVU£ U£S DBU3L MONDES.
tme réserve énergique pour le cas de guerre, en augmentant te
nombre de nos matelots. Que la leçon de 18U) ne soit pas perdue
pour nous. £n travaillant» pendant les années de paix qui nous res-
tent encore, à développer la richesse nationale, n'oublions pas que
la France doit se i\['éparer à toutes les éventualités, et que la situa-
>tion de TEurope lui commande de rester Tarme au bras.
Le gouvernement et les chambres pourraient mettre encore à profit
l'intervalle paciQque pour reprendre le projet trop vite et trop long-
temps interrompu de rembourser notre dette en 5 pour 100 et en
k' 1/2 pour 100. Cette mesure, que Tétat du crédit rend désonnais
inévitable, aurait pour effet de réaliser, sur la masse de nos dépenses,
une économie qui ne serait pas à dédaigner. Mais le principal avan-
tage de l'opération consisterait à mettre le taux nominal du crédit
public dans un rapport plus exact avec son taux réel , et à changer
ainsi en France Tétalon de la valeur. On rendrait à Tétat la Eacidté
4'emprunter, qui se trouve aujourd'hui paralysée dans ses mains; la
conversion des rentes, combinée avec la réforme de notre système
hypothécaire, déterminerait, dans toutes les transactions, la baisse
du loyer des capitaux.
M. d'Audiffret (1) a démontré sans peine que le remboursement,
ou plutôt la conversion du 5 pour 100 ne pouvait pas rencontrer
4*obstacles sérieux en France. Sur 134. millions de rentes 5 pour 100,
non rachetées, 95 millions seulement sont la propriété individuelle
(1) Voici la classificalion que M. d'Audiffret établil des rentes 5 poor tOO, d'après
4es docuniens ofQciels, dans son Système financier de la France:
« Les rentes 5 pour lOO s'élèvent à 147,110,461 fr.
il Sur cette somme, les rentes rachetées s'élèvent à ia,5iO,9TS
It reste à convertir t34,569,4S3 Rr.
Getle somme comprend des rentes appartenant à des services
-publics dont Tétat recueille les produits et auxquels il fournit
des subventions, savoir 17,006,000 fir.
Montant de la dette, produisant une réduction profitable au — — — ^
trésor U6,663,483 fr.
Sur cette somme, les établisscmens publics, tant à Paris que
dans les départemens, possèdent 21,335,000
Reste donc, pour les rentes appartenant aux particuliers, tant — — — ^—
•étrangers que régiiicoles, une somme de 99,aM^00t f^.»
Le budget de 1843 présente un autre calcul; il divise les renies 5 pour 100 en
renies immobilisées et en renies mobilisées, les premières s'élevant à 45,419,635 fr.
«t les secondes à 101,621,853 fr.
SITUATION FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 1047
d*étrangers ou de Français; les 39 millions restant se distribuent
entre les communes ou les établissemens publics, et tombent néces-
sairemeiit sous le coup de la conversion. Cest donc sur une masse
de 95 millions de rentes, moins de 2 milliards en capital, que porte
la difficulté de la conversion. Or, TAngleterre en 1822 a fait une opé-
ration bien autrement gigantesque, puisque la conversion embras-
sait un capital de 3,740,695,000 fr. de rentes 5 pour 100 que Ton a
réduites à 4 pour 100 d*intérôt. En 1826 , nouvelle réduction ; un
capital de rentes 4 pour 100 s'élevant & 1,752,635,000 fr. est converti
en rentes 3 1/2. En 1830 un capital de 3,775,543,000 fr. est encore
réduit en 3 1/2 pour 100.
Dans ces trois opérations, qui embrassaient un capital primitif
d'environ 10 milliards, les rentes, que leurs propriétaires refusèrent
de convertir, représentaient iine somme de 289 millions de fr. en
capital, soit à peu près 3 pour 100.
On remarquera que dans toutes ces réductions le gouvernement
anglais a procédé d*une manière brutale, n'offrant jamais la moindre
compensation aux rentiers dont il réduisait le revenu, ce qui devait
infailKblement diminuer Tattrait de l'opération. Le gouvernement
français, au contraire, devra, dans l'intérêt de cette mesure cx)mme
«tans celai des porteurs du 5 pour 100, restreindre volontairement
le bénéfice que la concession est appelée à réaliser; et de là, les com-
binaisons dans lesquelles, en offrant aux rentiers du 4 pour 100 à ta
ptece du 5 pour 100, on y ajoutait soit dix , soit huit annuités de
1 pour 100.
f^ question d'opportunité est la seule que l'on puisse désormais
agiter au sujet de la conversion, et nous la croyons tranchée par le
fait même de la direction politique que suit le tninistère actuel. Les
iiommes qui ont pris pour devise « la paix partout, la paix toujours, »
auraient bien mauvaise grâce à différer la reconstitution du crédit
«n France, en prétextant l'état de l'Europe ou celui du pays.
Le revenu public de ta France est évalué pour Tannée 1844 b
1,247,228,366 fr., et, dans cette somme, le produit des iropéCs indi-
rects figure pour 755,230,000 francs. Les recettes du mois de dé-
cembre 1841 et des onze premiers mois de 1842 ont servi de base
aux appréciflftions du gouvernement. En admettant que ta progrès—
67.
lOtô REVUE UES DEUX MONDES.
sion , qui n*a cessé de se manifester dans le revenu depuis 1832,
suive la môme marche, on peut espérer que le revenu de 1844 excé-
dera d^au moins M millions celui de 1842, et que les recettes s'élè-
veront peut-être à 1,300 millions.
C*est Ih un revenu considérable et solidement établi. La France
supporte sans difjiculté le poids de cette contribution qui se divise
en plusieurs sortes d'impôts, et que les contribuables augmentent
volontairement en accroissant leurs consommations. Depuis 1814
jusqu'à 1827, les contributious directes avaient été dégrevées de
92 millions; depuis 1830, le produit de ces taxes s est relevé de 70 mil-
lions, dont 12 millions proviennent de Taccroissement naturel de la
matière imposable, et dont 45 millions ont été votés par les conseils
départementaux principalement pour améliorer les voies de commu-
nication. L'impôt foncier en 1844 ne s'élève donc pas au même chiffre
que sous la restauration; et pourtant nous n'exagérons rien, en ad-
mettant que le revenu des propriétés tant rurales qu'urbaines s*est
depuis cette époque accru de moitié. Ainsi, une contribution moindre
prélevée sur un revenu amélioré, voilà l'état de l'impôt dil;^ct• Pro-
visoirement du moins, il n'y a pas de raison de toucher à c^te flo-
rissante situation.
Mais on conviendra que l'impôt indirect, l'impôt de consommation
pourrait et devrait rendre davantage au moyen de tarifs mieux ap-
propriés aux besoins des consommateurs. Si l'Angleterre, dont le
système contributif repose à peu près exclusivement sur l'impôt in-
direct, avec une population de 24 millions d'habitans, verse entre les
mains du fisc une somme de 1,300 millions, pourquoi la France, qui
a plus de 34 millions d'habitans, ne rendrait-elle pas au trésor, en
suivant la même proportion, 18 à 1,900 millions?
Pour nous réduire à ce qui est immédiatement possible, nous ne
doutons pas qu'en modifiant les tarifs ou le mode de perception de
certaines taxes indirectes, on ne parvînt en France à élever prompte-
ment le revenu de l'état à 1,500 millions. £n Angleterre, les douanes
[accise], qui comprennent aussi les droits établis sur le tabac et sur
le sucre, rapportent plus de 500 millions. Le produit de ces trois ar-
ticles n'est porté dans les évaluations du budget de 1844 que pour
* 258 millions, environ moitié du produit anglais; encore les droits de
douane proprement dits y sont-ils compris pour moins de 105 mil-
lions.
L'inégalité tout-à-fait monstrueuse de ces résultats s'explique
auand on réfléchit que notre tarif de douanes a été combiné en vue,
SITl'ATlON FINANCIERE DE LA FRANCE. 1049
non de la perception, mais de la protection. Il semble en vérité que
le législateur ait voulu frustrer le trésor des revenus que Tlntroduc-
tion des marchandises étrangères devait lui procurer. Presque tous
les articles d'importation qui ont de la valeur ont été prohibés ou
frappés de droits prohibitifs; il suffit de citer les fils, les tissus, les
fers et les bestiaux. Si Ton admettait tous ces articles à des droits
de 25 ou 30 pour 100, qui doute que la recette de la douane s* élevât
bientôt de 104 à 200 millions?
Les droits établis sur les sucres rendront, suivant les calculs de
M. Laplagne, 52 millions; en Angleterre, le même impôt produit plus
de 130 millions. Il serait possible d'en retirer en France 75 à 80 mil-
lions si Ton décrétait, en rendant cette assimilation progressive,
l'égalité des droits entre le sucre indigène et le sucre colonial, et si
Ton abaissait en même temps la surtaxe qui frappe le sucre étranger.
La France consomme annuellement 120 h 130 millions de kilog. de
sucre, dont les colonies fournissent 80 millions. En supposant une
consommation de 140 millions au droit de 50 francs par 100 kilog., le
produit serait pour le trésor de 70 minions de francs; mais comme il
ne paraît pas que le sucre indigène puisse fournir 60 millions de
kilogrammes, il faut admettre que le sucre étranger entrera dans la
consommation pour 30 ou 40 millions de kilogrammes, en payant au
trésor un droit de 60 à 65 francs par 100 kilog. Cette combinaison
rapprocherait le produit annuel de la taxe, du chiffre de 75 millions
que nous avons posé.
Le monopole du tabac est compté, dans les revenus de 1844, pour
102 millions de francs. Cet impôt produirait sans peine 18 millions
de plus si la régie améliorait la qualité de ses tabacs à fumer.
Le produit des trois ou quatre impôts difiTérens que supportent les
boissons est évalué & 97 millions. En simplifiant cette taxe et en la
répartissant plus également entre toutes les classes de citoyens, on
devrait en retirer aisément 125 à 130 millions.
La taxe des lettres figuré dans le budget de 1844 pour 43 millions.
L'élévation des tarifs s'oppose ici au produit. En Angleterre, le
nombre des lettres a triplé depuis l'établissement de la taxe uniforme
de 1 penny (2 sous). Il est raisonnable de penser que, si le port des
lettres était réduit en France à 2 sous pour les lettres qui circulent
dans la même ville, à 3 sous pour les lettrés qui ne franchissent pas
les limites du même département, et à 5 sous pour les lettres en-
voyées d'un département h un autre, on obtiendrait bientôt, au
moyen de cette réforme, un revenu très supérieur. Il y a lieu de
1050 BEVUE DES DEUX MONDES.
croire aussi que la réduction à 2 pour 100 du droit sur les articles
d*argent, qui est aujoUrd'Iiui de 5 pour 100, et qui rend à peine
1 million , élèverait bientôt de 5 ou 6 millions le produit des postes,
qui est évalué pour 1844 à 49 millions, et qui ne devrait pas, en
somme, rester au-dessous de 70 millions.
EnQn , la mise en exploitation des grandes lignes de chemins de
fer augmentera nécessairement le revenu que donne au trésor le
droit du dixième établi sur le prix des places, et le portera en peu de
temps de 9 millions à 20. Toutes ces augmentations, que la force
des choses amènera, si la bonne volonté du pouvoir ne la devance
pas, se résument dans le tableau suivant :
j 1844. Ultèrienreineiit.
I Produit des douanes. ... 104 1/2 millions. — 200 millions.
i — sucres 52 — — 75 —
i — boissons. ... 97 — — 125 —
— tabacs 102 — — 120 —
— postes 49 — — 70 —
— du dixième. ... 91/2 — — 20 —
Totaux. . . 414 millions. — 610 millicms.
On voit par ce qui précède qu*un gouvernement prévoyant et ferme
serait maître d'élever le revenu de la France à une prospérité que
les ministres les plus prodigues ne pourraient pas dissiper plus tard,
quand ils le voudraient. Une mine d*or est sous les pas du fisc; il n*a
qu*un coup de pioche à donner pour la découvrir à tous les regards.
Qu'il s'arfranchisse seulement de la tutelle des propriétaires de bois,
des maîtres de forges et autres titulaires de la féodalité industrielle;
et les douanes « ouvertes dans une sage mesure à Timportation des
produits étrangers, verront doubler leur revenu. Alors s'effacera en
peu d'années le déGcit de nos finances, et nous pourrons envisager
avec plus de liberté Tavenir qui s'ouvre devant nous.
CONCLUSION.
Mais l'accroissement possible et probable du revenu, quelques
proportions qu'il affecte désormais, ne doit pas nous fanre perdre de
vue Ja réduction nécessaire des dépenses. Nous avons des finances
fortement engagées; et des finances engagées ne sont, danstapon
casai dans aucun pays, des finances prospères. Une niition puissant
SlTUATIOir FIIfANCIBRB NT LA FRANCE. 1051
surtout lorsque l'avenir est incertain , doit garder toute \a liberté de
ses mouvemens. De même qu'une armée n'est forte qu'avec une
réserve d'hommes pour appui , ainsi un gouvernement n'a sa poli-
tique assurée que si des dettes ù (jsrme ne pèsent pas sur le trésor»
s'il n'a pas sur les bras des entreprises de longue durée, et s'il garde
une réserve en écus.
Nous avons une comptabilité dont on vante l'entente, et qui aligne
les chiffres dans Tordre le plus régulier. De quoi cela sert-il» si le
désordre est dans les intelligences qui gouvernent, et si l'on ne sait
se rendre compte ni de ce que l'on fait, ni de ce que l'on veut?
Nous entassons les entreprises sur les entreprises, et les dépenses
sur les dépenses. Avec l'Algérie à coloniser, nous allons chercher
encore de l'espace et des postes à occuper dans la mer Pacifique. Un
demi-milliard est à peine voté pour les routes» les canaux et les
places fortes, que le gouvernement engage les chambres dans un
réseau de chemins de fer qui peut leur coûter un milliard tout en-
tier. Nous marchons de déficit en déficit, en tenant admirablement
nos livres. Le corps social est chez nous sain et vigoureux ,.mais il dis-
sipe ses forces, et s'énerve par une dépense excessive de chaque
jour. Nous agissons comme si la Providence ne devait jamais nous
éprouver; et quand vient le jour de l'épreuve, nous nous trouvons
hors d'état de porter dignement un nom qai impose de si grands
devoirs. Nous sonunes perpétuellement placés entre la nécessité de
foire ua effort gigantesque ou de nous résigner à une lâcheté.
Le succès de la politique la mieux entendue dépend, plus qu'oa
ne croit, de l'ordre dans les finances. Les guerres de l'empire ont
prouvé que la richesse» avec le temps» devait triompher de la force.
L'Angleterre a vaincu Napoléoo , grâce i son industrie et k son com-
Bierce universel , qui loi demntent le moyen d'acheter toutes les
armées du continent. Aujourd'hui que le duel politique a changé
d'acteurs et s'agite entre la Russie et l'Angleterre, quelle cause arrête
la puissance d'expansion de l'empire russe dans cette lutte, si ce
n'est le défaut d'argent? Et que sert d'avoir six cent mille hommes
sous les armes, quand on n'a pas 500 millions de revenus?
(^ France pourrait avoir les plus belles finances^ de l'Europe^ si
l'abondance de ses ressources était égalée par l'habiteté de son ad-
ministration. Non-seulement notre revenu l'emporte sur celui de
chacune des grandes puissances continentales, mais il égale, ou pea
s'en faut, celui de la Russie, de la Prusse et de l'Autriche réunies»
La partie disponible de ce revenu , en dehors des charges de la dette
!
jr«
1 1
I
1)5-2 RBVUE DES DEUX MONDES.
tant perpétuelle que viagère, est d'ailleurs très supérieure aux res-
sources annuelles dont TAnglcterre peut disposer. Sur un revenu de
1,300 millions, la dette fondée, la dette flottante, la liste civile et les
pensions en absorbent près de 800 millions dans la Grande-Bretagne;
il ne reste donc que 500 millions environ à consacrer aui dépenses
de perception et d'administration , à la marine et & Farroée. En
France, au contraire, la dette publique, les dotations et les pensions,
ne réclament pas au-delà de 380 millions par année. II reste donc
près de 900 millions dont on peut disposer pour les services adminis-
tratifs ninsi que pour entretenir les forces de terre et de mer. Le
développement possible de notre puissance est donc à celui de la
puissance anglaise comme 9 est à 5, et il ne tiendrait qu'à notre
gouvernement d'occuper dans les conseils de l'Europe la place qui
nous appartient.
Ajoutons que le revenu de la France est celui qui présente la plus
ferme assiette, ayant une partie flxe, les contributions directes (1),
que Ton peut augmenter en cas de guerre, et une partie mobile, les
contributions indirectes, dont le produit s'accroît chaque année en
temps de paix (2). Les puissances continentales tirent principalement
leur revenu de l'impôt foncier, et voilà pourquoi la paix ne les enri-
chit pas; l'Angleterre fait reposer le sien presque uniquement sur les
taxes de consommation , dont le produit diminue à la moindre com-
motion qui se fait sentir, soit dans le monde politique, soit dans le
monde commercial, et voilà pourquoi la guerre lui est principalement
redoutable. Le système financier de la France est le seul qui offre
une élasticité égale pour la guerre comme pour la paix.
A l'avantage d'asseoir notre revenu sur la double base de l'impôt
direct et de l'impôt indirect, nous joignons celui de n'avoir pas
épuisé, comme l'Angleterre, tous les moyens d'exciter la consomma-
tion. De l'autre côté du détroit, dans les jours de prospérité, le peuple
consomme à peu près tout ce qu'il peut consommer, et le tribut qu'il
paie au fisc sous cette forme peut décroître, mais ne peut plus s'aug-
menter. Chez nous la consommation est bornée aux villes, qui sont
loin d'ailleurs de renfermer, comme en Angleterre, les deux tiers de
la population. Les campagnes ne paient guère d'autre taxe de ce
genre que la taxe du sel. Quand nos paysans feront entrer dans
(1) Le produit des coiitribulions direcles esi \\OTié au budget de 18ii pour
100 millions.
(2) Le produit des contributions indirectes est porté au môme budget pour
755 millions.
SITCATION FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 1053
leurs habitudes i* usage du sucre, du café, du vin et du tabac, le pro-
duit des contributions indirectes prendra une rapide et immense
extension. Dès aujourd'hui, Ton reconnaîtra qu'au rebours de Fimpôt
anglais il doit croître et ne peut guère plus décroître.
Pour compléter ce rapprochement, il faut dire que, malgré un
revenu décroissant, le gouvernement anglais a su faire face aux
difTicultés de sa position et augmenter son influence en Europe;
tandis que le gouvernement français, avec un revenu croissant, avec
un système admirable d'impôt, secondé conmie il Tétait par toutes
les forces du pays, s* est laissé humilier et amoindrir, et nous a fait
perdre en influence, depuis dix ans, autant que les traités de Vienne
nous avaient enlevé en territoire après une double invasion.
En 1828, le revenu de l'Angleterre était encore de 58 millions de
livres sterl.; en 1841, il était tombé à 52 millions. Dans l'intervalle,
le gouvernement avait diminué ou supprimé les taxes jusqu'à con-
currence de 7 millions de livres sterl., et les avait augmentées jus-*
qu'à concurrence de 2 millions. Mais les dépenses avaient subi des
réductions équivalentes, qui avaient précédé la diminution du re-
venu.
En 1828, le revenu ordinaire de la France ne s'élevait pas à
900 millions; il dépasse aujourd'hui 1,250 millions. C'est ce bienfait
de la Providence que nous avons gaspillé I
Ainsi voilà deux empires, dont l'un se maintient et grandit par la
seule vigueur de son gouvernement, pendant que la prospérité inté-
rieure, que les ressources nationales diminuent; dont l'autre s'abaisse-
et descend par l'incurable faiblesse de ceux qui le mènent, en dépit
des forces merveilleuses que la nation a déployées. Toute la situa-
tion est dans ce contraste. Il prouve qu'un peuple a beau s'évertuer
à vouloir età produire^ s'il n'a pas un gouvernement qui mette ces
trésors de courage et de richesse en valeur.
LiON Fauchbr.
i
j:
I
THÉÂTRE -FRAJVCAIS
m VMum,
PAB H. VICTOR HUGO.
Jamais grand peuple n*abdiqua volontiers une grande gloire :
quand, depuis deux siècles, une nation possède, comme la nôtre,
un théâtre supérieur à celui de Rome, presque Tégal de celui d'A-
thènes, et qu*elle sent cette source de poétiques jouissances près de
tarir et de lui échapper, elle ne se résigne pas à cette perte. Tout ce
ce qu'il y a chez elle d'esprits d'élite s'émeut et s'inquiète; on cherche
la cause du mal, on propose des expédiens, on se met en quête de
remèdes. C'est qu'il ne suffit pas, en effet, pour qu'un art existe, de
pouvoir montrer aux curieux, de temps à autres, une série de chefs-
d'œuvre séculaires; il faut qu'à côté d'eux, sinon au-dessus, vien-
nent incessamment s'ajouter de nouveaux et vivans chefs-d'œuvre.
Il en est comme d'une noble race, qui n'est pas réputée durer parce
qu'on voit luire aux murs d'une galerie les images et les blasons de
ses aïeux. Il faut encore un héritier et des rejetons à la vieille souche.
Aussi, dans les dernières années de la restauration , l'épuisement et
LES sniGRA^-BS. 1057
irame; les Burgraves sont une ballade allemande, une tradiliun, ou
platdt un mélange de traditions ayant cours au\ bords du Rhin, une
a dont Hoffmann ourail pu faire un conte fantastique. M. Victor
Hugo, en a composé une tragiïdie ou, comme i! l'appelle assez in-
îxactement, une trilogie. Pourquoi nonî N'est^il pas bien permis à
" [. Victor Hugo de faire ce qu'Eschyle a fait dans Prométhée, Shak-
îare dans le Roi Lear et te Songe d'une nuit d'ifté, Schiller dans In
mcée de /Uessine et dans Jeanne d'Arc?
I Le drame idéal , merveilleux , fantastique , est aussi légitime, et it
bdans l'histoire de l'art de tout aussi beaux précédens que la tra-
Idie basée sur le jeu régulier des passions humaines. Si l'une dcs-
md de Sophocle, l'autre remonte h Eschyle; toutes deux s'adressent
\ des facultés qui ont un droit égal à être satisfaites. Seulement
Sficliyle, gbalispearc, Schiller, les maîtres du genre, avaient otTairc
h des auditeurs mieu\ disposés que les iiùlrcs. Chose étronge! quand
kous nous trouvons assis en face d'un thédtrc, nous devenons sur-le-
lamp de la plus singulière exigence; nous voulons, & tout prix, re-
rouver derrière lu rampe la peinture de la ^ie réelle. O poète! vous
Irez eu beau travailler, pendant quinze ans, à faire notre éducation
toètîque, vos plus transparentes fantaisies n'en risquent pos moins
Ide rester incomprises; vos plus poétiques lîctions risquent d'être
Itraitées d'absurdes, d'impossibles, et par les plus modérées d'invrai-
l'Semblables. Invraisemblables! comprenez- vous l'énormité? Enfuns,
kaous lisons Gulliver avec délices; plus tard, nous nous délassons h la
Cture des liedoutabtes tours du château d'Otrante; mais au théâtre,
i^'est bien différent! U. nom voulons de la raison, de la vérité.
ibivn les (irotii dont ou nous parle ji tout propos, sans les con-
BiSnivut UDtt plus large et plus juste idée de l'art dramatique !
DW i|iic quand )e vieil Eschyle clouait le Titan, martyr de
I bcUénique, sur la cime de je ne sais quel C^aucasc
PtTtiV'.ïii, In r.t'>'>ce assise dans le thcâtre de Dacclius fil .'i
^d - iigraphiques, ou se prit à le chicaner sur
.1 fable? Ij) beauté idéale de la conception
;iIisolvaîent le poète; et, certes, la gran-
I .iit> le premier acte des liurgraven ourait
1 Ut peuple d'Athènes.
'/riivM se composent de deux parties dis-
. . quoique réunies dans un même cadre.
' nde individuelle, un fabliau mêlé de
Hiûn, il y a un coup d'œil général et
I
I
1056 REVUE DES DEUX MONDES.
grossies ou rapetissèes, suivant les besoins de l'optique théâtrale :
cette armée désappointée, disons-nous, protesta Yiyement contre Tin-
trusion sur notre première scène d'un art, à son a?ls, extravagant
et effréné. Une autre brigade de la même troupe, plus frappée de la
grandeur du but et de la nouveauté des moyens, applaudit, tout en
faisant quelques réserves, à cette forme de drame insolite et fan-
tasque, mais puissant et gracieux, qui, par ses effets comme par
son principe, constitue un genre è part, un genre qui a ses incon-
véniens, sans doute, mais qui les rachète avec usure par des beautés
de premier ordre.
Qu'est-ce donc que ce nouveau drame que M. Victor Hugo créait
avec tant d'éclat et de verve dans Hemaniy qu*il a continué en le
modiGant, je ne dirai pas en le perfectionnant, dans toutes les pièces
qui ont suivi, et auquel il revient dans son dernier ouvrage, les
Burgravesy avec une puissance d'exécution égale et, en quelques
parties, supérieure à celle de son début? Ce genre de drame, qui a
eu des analogues en Grèce, en Angleterre, en Allemagne, n'en a
point sur notre scène, au moins dans le mode sérieux ; il s'adresse à
une faculté dont nous ne sommes pas entièrement dépourvus, dieu
I merci I mais qui est loin chez nous d'être dominante, l'imagination.
A tort ou à raison , M. Hugo a regardé comme épuisé le drame hé-
roïque et sévère de Corneille, la tragédie mythologique et tendre de
Racine, la tragédie passionnée et philosophique de Voltaire. Ces trois
poètes s'adressaient à l'esprit, & l'ame, & la raison; M. Victor Hugo
crut pouvoir s'adresser en outre et surtout à la fantaisie. Aux com-
^ binaisons purement humaines , passionnées , raisonnables , il ajouta
des combinaisons surnaturelles et fantastiques; on avait dramatisé la
fable et l'histoire, il crut pouvoir dramatiser la légende. Nos grands
poètes tragiques avaient évoqué des hommes; ils s'étaient assnjétis
aux conditions de vraisemblance qui résultent du jeu des passions
humaines, et ils en avaient tiré des chefs-d'œuvre de toute sorte.
M. Hugo nous présente un spectacle toul différent : ce n'est ni la
réalité humaine ni la littéralité historique qu'il a en vue. Ses per-
sonnages sont des fantômes, des ombres évoquées par sa baguette
magique; ce sont, même quand ils s'appellent Charles-Quint ou Fré*
déric de Souabe, les fils de son imagination, les représentans de sa
pensée, qu'il introduit, qu'il transforme, qu'il fait évanouir quand
et comme il lui plaît; son drame est un rêve, mais un rêve, si on
l'ose dire, taillé dans le granit ou ciselé sur l'acier. Hemani nous
avait montré une romance espagnole élevée aux dimensions dii
LES BURGRAVBS. 1057
drame; les Burgraves sont une ballade allemande» une tradition , ou
plutôt un mélange de traditions ayant cours aux bords du Rhin, une
saga dont Hoffmann aurait pu faire un conte fantastique. M. Victor
Hugo» en a composé une tragédie ou, comme il l'appelle assez in-
exactement, une trilogie. Pourquoi non? N*est-il pas bien permis à
M. Victor Hugo de faire ce qu*£schyle a fait dans Prométhée, Shak-
speare dans le Roi Lear et le Songe d'une nuit d'été, Schiller dans la
Fiancée de Messine et dans Jeanne d'Arc?
Le drame idéal, merveilleux, fantastique, est aussi légitime, et il
a dans l'histoire de Fart de tout aussi beaux précédens que la tra-
gédie basée sur le jeu régulier des passions humaines. Si l'une des-
cend de Sophocle, l'autre remonte b Eschyle; toutes deux s'adressent
à des facultés qui ont un droit égal à être satisfaites. Seulement
Eschyle, Sbakspearc, Schiller, les maîtres du genre, avaient affaire
à des auditeurs mieux disposés que les nôtres. Chose étrange I quand
nous nous trouvons assis en face d'un théâtre, nous devenons sur-le-
champ de la plus singulière exigence; nous voulons, à tout prix, re-
trouver derrière la rampe la peinture de la vie réelle. 0 poète! vous
avez eu beau travailler, pendant quinze ans, à faire notre éducation
poétique, vos plus transparentes fantaisies n'en risquent pas moins
de rester incomprises; vos plus poétiques fictions risquent d'être
traitées d*absurdes, dimpossibles, et par les plus modérées d'invrai-
semblables. Invraisemblables! comprenez-vous l'énormité? Enfans^
nous lisons Gulliver avec délices; plus tard, nous nous délassons à la
lecture des Redoutables tours du château d'Otrante; mais au théâtre,
c'est bien différent! Là, nous voulons de la raison, de la vérité.
Combien les Grecs dont on nous parle & tout propos, sans les con-
naître, avaient une plus large et plus juste idée de l'art dramatique !
Croyez-vous que quand le vieil Eschyle clouait le Titan, martyr de
la civilisation hellénique, sur la cime de je ne sais quel Caucase
baigné par l'Océan, la Grèce assise dans le théâtre de Bacchus fit à
l'auteur des objections géographiques, ou se prit b le chicaner sur
les invraisemblances de sa fable? La beauté idéale de la conception
et la perfection des vers absolvaient le poète; et, certes, la gran-
deur du tableau qui termine le premier acte des Burgraves aurait
fait battre des mains à tout le peuple d'Athènes.
Conune Hernaniy les Burgraves se composent de deux parties dis-
tinctes, trop distinctes même, quoique réunies dans un même cadre.
Il y a, d'une part, une légende individuelle, un fabliau mêlé de
crime et d'amour; puis, de l'autre > il y a un coup d'œil général et
I
il
II
1058 REVUE I>fi$ D&I2X BUJMVDES.
comme à vue d^oiseau jeté sur une gjraadft époque Usiorique. Lus-
. sons un moment le fabliau et envisageons Tbistoire.
Quel a été le but du poète? Il a voulu nous montrer Vantique et
robuste féodalité allemande^ depuis les temps historiques jusqa'h
son déclin; d'abord grande et simple comme les héros d^Homère,
ensuite loyale encore et valeureuse conune un honune d*arroes, puis
efféminée, abâtardie, félone, déclinant ainsi de génératioa en géfté-
ration, et s*cffaçant enfm d'elle-mi^me devant une idée pins graade
«t plus forte, ridée de la patrie commune et de Tunité allemande.
Le poète, pour personnifier ces deux grandes forces» celle de Tiadi-
vidu et celle de la société, dont la longue lutte a agité tout le moyeor
âge, a su trouver les symboles les plus poétiques et les plus frappans.
Comme type de la force féodale ^ il a choisi une famille parmi les
burgravcs, seigneurs des bords du Rhin , toujours en guerre contre
la diète, qui, du lac de Constance aux Sept-Montagnes» ont cr^aelë
la cime de toutes les collines. H nous introduit dans le château, déjà
délabré au xiii*' siècle, aujourd'hui caché dans les bruyères, des sei-
gneurs de Happenheff. Et pour que nous connaissions bien toute
cette nichée de vautours, il nous montre d'abord Taïeul, le cente-
naire Job, burgrave du Taunus,.qui, dans sa longue siœarre Manche»
semble un roi de pierre au portail d'une cathédrale; puis sow fils
Magnus, vigoureux vieillard de soixante et dix ans, colosse de fer,
armure vivante; et au-dessous ses petits-fils, vêtus de soie, trou^
folle et cruelle qui se rit de Dieu dans l'orgie. D'uo côté, oo ea-
tend des chansons dissolues et le choc dies verres; de Tautre , o»
voit une porte close et silencieuse. C'est dans cette partie abandonnée
du vieux château que jes deux vieillards, Magnus et Job, le père et
l'aïeul, vivent à peu près relégués par leurs fils;
Car ils ont fait leur temps; ils ont Tesprit troublé :
Voilà plus de deux mois que le vieux n'a parlé.
Les jeunes burgraves et leurs joyeux convives viennent en ce lieu
finir l'orgie, se vantant de leurs brigandages et de leurs parjures. A
ce bruit et à ces propos malséans, la porte des vieux parens s'entr-
ouvre. Magnus et l'aïeul apparaissent sur le seuil, graves et soucieux.
Magnus, qui a entendu le comte Gérard se vanter en riant d'avoir
faussé sa foi , lui jette à la face cette belle leçon d'honneur antique :
Jadis il en était
Des sermens qu'on faisait dans la vieille Allemagne
LES BURGRAVES. 1059
Comme de nos habits de guerre et de campagne;
Ils étaient en acier
Le brave mort dormait dans sa tombe humble et pure,
Couché dans son serment comme dans son armure;
Et le temps qui des morts ronge le vêtement
Parfois rongeait Farmure et jamais le serment.
Et comme les propos indéccns recommencent :
Jeunes gens ! vous faites bien du bruit :
Laissez les vieux rêver dans Tombre et dans la nuit.
La lueur des festins blesse leurs yeux sévères :
Les vieux choquaient Tépée; enfans, choquez les verres;
Mais loin de nous.
Cependant, voici qu*iin pauvre bonome demande asile an manoir^
Hatto, rhéritîer des burgraves, ordonne qu'on le chasse. A ce mot^
Magnas, qui était retombé dans sa rêverie, se réveille en sursaut et
édate.
En quel temps vivons-nous , Dieu puissant ?
Et qu'est-ce donc que ceux qui vivent à présent ?
On chasse à coups de pierre un vieillard qui supplie! —
De mon temps — nous avions aussi notre folie ,
Nos festins , nos chansons , — on était jeune enfln , —
Maisqu-un vieillard vaincu par Tâge et par la faim ,
Au milieu d'un banquet, au milieu d'upe orgie.
Vînt à passer tremblant, la main de froid rougie.
Soudain on remplissait, cessant tout propos vain,
Un casque de monnaie, un verre de bon vin ;
C'était pour le passant, que Dieu peut-être envoi^».
Après nous reprenions nos chants, car plein de joie.
Un peu de vin au cœur, un peu d*or dans la main ,
Le vieillard souriant poursuivait son cheiniii.
Sur ce que nous faisions , jugez ci que vous faites !
Alors Job, le centenarre, qui n'a pas encore fait un mouvement m
prononcé une seule parole, se redresse, fait un pas et touche ri' ë-^
paule de Magnus :
Jeune homme, taisez-vous. — De mon temps, dans nos fêtes.
Quand nous buvions, chantant p!us haut que vjus encor,
Autour d'un bœuf entier posé sur un plat d'or.
S'il arrivait qu'un vieux passât d *vpnt la po te^
1080 REVUE DES DEUX MONDES.
Pauvre , en haillons , pieds nus , suppliant , — une escorte
L*allait chercher : sitôt qu'il entrait, les clairons
Éclataient, on vopit se lever les barons;
Les jeunes, sans parler, sans chanter, sans sourire,
SUnclinaient, fussent-ils princes du saint-empire ,
Et les vieillards tendaient la main à Tînconnu ,
Et lui disaient : Seigneur, soyez le bien-venu. «
(A un page.)
Va quérir l'étranger....
LE PAGE,
.... Il monte , monseigneur.
JOB, aux burgravos.
Debout! ( A ses petits-fils. ) Autour de moi.
Ici. (Aux clairons.) Sonnez, clairons, ainsi que pour un roil
Et le mendiant, revêtu d'un sareau de bure, est introduit dans la
grand' salle, avec le cérémonial usité pour un monarque. — Cest là
assurément la plus belle et la plus grande peinture de la vie Féodale
qui ait jamais été tracée. Cest, nous le répétons, an tableau digne
de la muse antique.
Il reste, à présent, au poète à donner une voix et un corps h
Vautre moitié de sa pensée. Qui prendra-t-il pour représentant de la
grande idée de Tunité allemande? Qui choisira-HI dans Thistoirc
comme symbole de Taulorité sociale? Ici encore M. Hugo a eu la
main heureuse. Il a fait choix de celui des chefs de Tempire dont le
talon de fer a écrasé le plus de ces nids d'hommes de proie, de
Temperereur Frédéric de Souabe... Je me trompe, il sufOra au poète
(et I effet de son œuvre en sera décuplé), il lui suffira de réveiller
pour un moment Y ombre de Frédéric de Souabe. En effet, nous
sommes en 1216, il y a plus de vingt ans déjà que Frédéric Barbe-
rousse a perdu la vie en Orient, dans les eaux du Cydnus; mais qu'im-
porte? Les peuples ne permettent pas de mourir à qui a eu la vo-
lonté et le pouvoir de les servir. L'Allemagne n*a jamais tenu pour
mort Frédéric Barberousse; il dort, le grand monarque, voilà tout.
Personne ne doute au bord du Rhin qu'il n'habite avec sa cour en
Thuringe , sur le mont Kyffbœuser, près de Nordhausen ; demandez
plutôt à Henri Heine, qui vous en donnera des nouvelles toutes
fraîches. Ou bien encore, suivant d'autres, le vieux guerrier est assis
ûu fond d'uue grotte, balançant son chef blanchi, ei quelquefois
LES BURGRA^-ES. 1061
étendant la main, comme dans un songe, pour reprendre son glaire
et son bouclier. De nos jours même, Barberousse est encore, dit-on, le
messie qu'attend F Allemagne, le messie qui, lorsqu'il reviendra dans le
monde, fera reverdir Tarbre desséché, et rendra la gloire et la liberté
aux Teutons. Ne soyez donc fias surpris d'apprendre que le mendiant
quon vient d'introduire, au bruit des fanfares, dans le manoir de
Happcnheff , n'est autre que Frédéric Barberousse. Il se nonune : on
hésite à le croire : mais la marque d'un fer rouge qu'autrefois, dans
un assaut, le comte Job lui a imprimée sur la main droite, ne permet
pas le doute. Tout tremble & la vue formidable de l'apparition impé«
riale.
Vous me reconnaissez , bandits; je viens vous dire
Que j'ai pris en pitié les douleurs de Fempire;
Que je viens vous rayer du nombre des vivans.
Et jeter votre cendre infûme a tous les vents.
Vos soldats m'entendront; ils sont à moi; j'y compte : '
Ils étaient à la gloire avant d*étre à la honte.
N'est-ce pas, vétérans ?
Tandis que ces bandits vous fêtent en riant,
On entend les chevaux hennir en Orient.
Les hordes du Levant sont aux portes de Vienne.
( Aux comtes et aux barons.)
Aux frontières, messieurs! Allez; qu'il vous souvienne
De Heori-le-Barbu, d'Ernest-le^Iuirassé !
Nous gardons le créneau :^vous, gardez le fossé.
Allez!
Les jeuneç burgraves baissent la tête; le vieux Magnus seul»
Ihomme de fer, se redresse; il s'écrie de sa plus forte voix de com-
mandement :
Triplez les sentinelles !
Les archers au donjon ! les frondeurs aux deux ailes !
Haut le pont! bas la herse!
Et d'un ton moins haut, mais aussi ferme :
Soldats , courez au bois; taillez granit et marbres;
Prenez les plus grands blocs, prenez les plus grands arbres,
Et sur le mont qui jette au monde la terreur,
Faites un grand gibet, digne d'un empereur.
TOME I. as
1062 REVUE DES DEUX MONDES.
Barberousse est seul; il n*a pour défense que son coarage, son
nom et son droit Alors Job, qui est resté jusque-là impassible et
muet, promène un regard pensff de ses petits-fils sur Tempereur;
puis, s*approchant de Frédéric :
¥0QS*êtC8
Mon ennemi
Je vous hais; mais je veux ime AUemagne au monde.
Mon pays ^lie 'et «penche -en nme ornlve pnfonée;
Sauve^e ! Moi, je tombe à i^oux ,^an «ee iieu^,
Devant mon empereur que ramène mon Dieu.
Puis, s*attachant an «ol une chaîne d'escfaive, îl se remet lui et les
siens aux mains du chef de Vemph^.
Telle est la partie légendaire plutôt qu^i^orique du nouveau
drame. Tout cela est à la fois d*une grande beauté et d'une grande
nouveauté. Mais ces tableaux d'une majesté vraiment épique ne sut-
i fisent pas à former un drame. M. Hugo a dû y attacher une seconde
a légende, qui a le tort très grave (et c*est même le grand défaut de la
I pièce] de contrarier ^ d*affaiUîr, en plusieurs points, l'impression
I de la première.
I Ce grand vieillard homérique, ce vieux «coDteJdb, qui demeure
i des mois entiers sans parler et qui |iarle ensuite «conune Nestor, ce
noble symbole de la féodalité vaincue et résignée, ^ bien! pour le
besoin du drame, Tauteur fera de lui un odieux criminel, un assassin,
un fratricide. Il y a soixante et dix ans, ils d'un père inconnu et por-
li tant le nom de Fosco, il a, dans une salle basse jdn donjon de Hap-
penheff, commis un affreux assassinat. Amoureux d'une jeune Corse
i; qui lui préférait son frère Donato, il a poignardé son rival, a jeté
î son corps dans le fleuve, et a vendu Ginévra comme esclave. Or,
t Fosco était fils naturel et Donato fils légitime de Frédéric , duc de
Souabe. Donato, recueilli par des pécheurs et guéri de ses blessures,
est devenu Théritier de Frédéric, puis empereur sous le nom de
Frédéric Barberousse, sans que Fosco, devenu de son côté burgrave
du Taunus, ait jamais reconnu son frère dans l'empereur, qu'il a
toute sa vie combattu.
Chaque nuit le comte Job, comme le héros d'un conte d'Hoffmann
(le Majorât, si je ne me trompe), se traîne dans la ^le du meurtre et
tâche d'effacer la tache de sang qui reparait toujours. Le mélanco-
lique vieillard, en proie aux remords et le cœur navTé des basses in-
clinations de sa race, reporte toute sa tendresse,
L» BlHfiRAVSS. 1063
Car Tanie aiine toujours parce qu'elle est divine ,
sur une jeune orphelfhe, Regtna, comtesse dtrRhin, sa nièce, fiancée
sans amour au jeune burgrave Hatto, et sur un jeune archer de sa
garde, Otbcrt, dont les vingt ans lui rappellent un fils de sa vieillesse
qu'une femme étrangère a enlevé. Souvent réunis aux côtés du vieil-
lard, Otbert et Regina se sont connus, puis aimés. Les scènes où cet
amour s'exprime sont les plus charmantes et lés plus gracieuses de
Touvrage. Le timbre de ces deux jeunes voix amoureuses rappelle et
peut-être égale en douceur les soupirs des deux amans de Rimini.
BEGINA.
Que suis-je? une orpheline, et vous,, un orphelin;
Le ciel , nous unissant par nos douleurs communes.
Eût pu faire un bonheur de nos deux infortunes;
Mais...
OTBBBT i ses- genoux.
Mais je f aimerai, mais je t'adorerai,
Mais je te servirai; si tu meurs, je mourrai;
Mais je tuerai Hatto, s'il ose te déplaire;
Maiit je remplaeerai, moi, ton père et ta mère»^
Oui, tous les deux, j'en prends l'engagement sans peur :
Ton père, j'ai mon bras; ta mère, j'ai mon cœur.
EEGINA.
O doux ami,, merci!...
Et ce pa6sage :
Je ne vous aime pas! — Regina, dis au prêtre
Qu'il n'aime pas son Dieu; dis au Toscan sans maître,
Qu'il n'aime point sa ville; au marin sur la mer
Qu'il n'aime point l'aurore après les nuits d'hiver.
Va trouver sur son banc le forçat ftis de vivre.
Dis-lui qu'il n'aime pas la main qui le délivre.
Mais ne me dis jamais que je ne t'aime pas.
Car vous éves pour moi , dans l'ombre où vont mes pas.
Dans rentrave où mon pied se sent pris en arrière ,
Plus que la délivraoee et plus que kr lumière.
Je suis à vous sans terne , à vous éperdoment...
Et vous le savez bien... Ohl les femme» vraimeiii
68.
■•1
•l
Jl
1064 RBTUB DBS DBUX MONDES.
Sont cruelles toujours et rien ne leur platt, comme
De jouer avec l'ame et la douleur d'un homme...
Mais pardon; yous souffrez. .. , je vous parle de moi ,
Mon Dieu, quand je devrais, à genoux devant toi,
Ne point contrarier ta fièvre et ton délire ,
Et te baiser les mains , et te laisser tout dire.
a Ta fièvre... » Il est vrai, Regina meart à seize ans d'an mal
inconna et sans remède. Assise dans un fauteuil, auprès d'une croisée
ouverte, elle dit un adieu mélancolique aux prés, aux bois, au soleil,
aux hirondelles qui partent et qu'elle ne reverra pas. Mourir si jeune
et aimée! Elle demande à son amant, comme elle ferait à Dieu, de
la sauver. Otbert essaiera. Il y a dans le burg une vieille esclave
nommée Guanhumara; cette femme l'a élevé, lui saus parens, et l'a
introduit conune archer dans le château. Elle possède des phUtres
infaillibles pour tuer ou guérir. Otbert l'implore; elle promet au jeune
honune la vie de sa maîtresse, mais à une condition : il servira sa
vengeance; il tuera, la nuit prochaine , l'homme qu'elle désignera,
sans discuter, sans hésiter, sans regarder.
Quelle est cette femme? Quelle injure a4-elle soufierte? Qui veut-
elle punir? Guanhumara est cette même femme corse, cette Ginévra
qu'il y a soixante ans, Fosco et Donato se sont disputée, et que
Fosco a vendue les fers aux pieds. Après bien des courses lointaines,
la vieille Corse est revenue dans le burg du comte Job; c'est elle, il y
a vingt ans, qui lui enleva Otbert, son dernier né : aujourd'hui eUe
veut faire périr le père par la main du fils. Rien n'égale l'implacable
haine de cette ame ulcérée par tant d'années de souffrances. Savez-
vous ce qui rend si belle cette terrible figure, que le poète semble
avoir empruntée des Euménides? C'est qu'elle est l'énergique per-
sonnification de la plus mortelle ennemie de la société féodale :
Guanhumara n'est pas seulement une esclave irritée; cette femme
hideuse et maudissante, c'est l'Esclavage :
De durs anneaux de fer dans ma chair sont scellés.
Vingt maîtres différens , moi , malade et glacée ,
Moi, femme, à coups de fouet, devant eux m'ont chassée!
Maintenant, c'est fini , je n*ai plus rien d'humain,
( Mettant la main sur son coeur. )
j[ Et je ne sens rien là quand j'y pose la main.
\ Je suis une statue et j'habite une tombe;
J'arrive, pâle et froide, en ce château perdu,
11
+■
LES BCRGRAYES. 1066
Et je m'ëtoone encor qu'on n*ait pas entendu ,
Au bruit de Touragan courbant les branches d'arbre,
Sur le pavé &tal venir mes pieds de marbre.
Il est impossible de lire de tels vers sans se rappeler les chœurs
d'Eschyle. Citons encore un morceau de facture escbyléenne. Cest
le passage où Guanhumara voue Fosco, son vieil ennemi, au poi-
gnard d*Otbert; on croit entendre conune un écho du fameux Ser-
ment des sept chefs :
.... O vastes deux! ô profondeurs sacrées!
Morne sérénité des voûtes azurées!
O nuit dont la tristesse a tant de majesté!
Toi qu'en mon long exil je n'ai jamais quitté,
Vieil anneau de ma chaîne, ô compagnon fidèle!
Je vous prends à témoin ! et vous, murs, citadelle,
Chênes qui versez l'ombre aux pas du voyageur.
Vous m'entendez! Je voue à ce couteau vengeur
Fosco, baron des bois, des rochers et des plaines,
Sombre comme toi, nuit, vieux comme vous, grands chênes!
Cependant le jeune Otbert ignorait que ce Fosco qu*il doit tuer fût
son maître et son bienfaiteur, encore moins pensait-il que ce fût
son père. Les scènes dans le caveau perdu , où le parricide est près
de s'accomplir, sont d*un effet pénible; cela ressemble trop au 24 Fé-
vrier de Werner. Au moment où le fer du jeune homme se lève sur le
vieillard, Barberousse parait, arrête la main d'Otbert, et montre à Job
étonné Donato son frère vivant et qu'il peut cesser de pleurer. —
Après ce dernier effort, la grande figure de Barberousse, demi-vi-
vante, demi-morte, contente de ce qu'elle a fait pour sa famille et
pour Tempire, rentre dans sa nuit et se recouche dans son mysté-
rieux tombeau.
Après les citations et les remarques qui précèdent, il nous reste
peu de chose à dire survies beautés;, et les défauts de cet ouvrage.
Deux mots seulement.
Cette œuvre, grande par la pensée, sévère par Texécution, atta-
chante mais trop compliquée par la fable, nous]paraît ce que M. Hugo
a tenté jusqu'ici sur la scène de plus grave et de plus élevé. Il y a
incontestablement progrès dans l'inspiration , progrès dans l'expres-
sion. Si, en employant le mot impropre de trilogie pour désigner
simplement une pièce en trois actes, le poète n'a voulu par là qu'in-
diquer la volonté nouvelle chez lui de se rapprocher du drame an-
^
i.i
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if
i
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I
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10tt> REVUE Va& V8B% MONDES.
tiqae, il a eu toute raison. Daos aucune autre de ses œavres drama-
tiques, M. Hugo n'avait encojre dirigé ses- admirables facultés de
manière à éveiller, comme dans celles ^ les scmvenics de la scène
grecque.
Le reproche le plus grave que me paraît mériter le nouveau drame
porte sur une partie de Fart très importante à la scène, mais au fbmf
pourtant secondaire, sur Pagencement de b fable. Il y a dfeins c^e
des Bwrgrtxves obscurité" et complication. Dans une œuvre de la na-
ture de celle-ci, où il existe une cause dobscurité inévitable par
suite de remploi du merveilleui, il est nécessaire d'apporter la plus
grande clarté dans l'exposition des faits qui sont de Tordre naturel.
Dans les BurgraveSy les récits du premier acte n'établissent pas assez
nettement la position des personnages; l'identité surtout du jeune
Fosco et du vieux JM) passe à peu près inaperçue, et l'incertitude qui
en résulte fait planer sur plusieurs parties de la pièce comme une
sorte de nuage qui aflbîbKt Tintérét.
J'ai entendu plusieurs personnes, et j'avoue que je suis du nombre,
regretter vivement que l'auteur n'ait pas trouvé le moyen de ramener
dans la seconde moitié de l'ouvrage les teintes gracieuses et passion-
nées dont il a su tirer un si heureux parti dans la première moitié.
Quand la fantaisie se fait la maîtresse et dispose souverainement du
drame, ne devrait-elle pas en effet s'efforcer de nous donner de pré-
férence des sensations agréables? Il y a^ait d'ailleurs des irisons*
d'un autre ordre pour ne nous pas laisser trop oublier Regina. L'in^
térét qui s'est porté d'abord si vivement sur elle passe ensuite (el
c'est un inconvénient grave) exclusivement sur le vieux Job. Peor-
dant toute la durée du dernier acte^ les craintes sont pour le vieillard
seul, et l'on ne songe plus guère au péril que court la jeune fiUe. £n
somme, les Burgraves sont une composition sévère et élevée, mais
où l'on aimerait à trouver plus abondamment ce qui a fait tout paiv-
donner à Hemaniy c'est-à-dire plus de ces détails gracieux qui sont
particulièrement nécessaires^ suivant moi ,^ aux pièces où la fantaisie
domine. CTest en effet aux ouvrages de ce genre que semble surtout
devoir s'appliquer le conseil de l'épltre aux Pisons :
Non satis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto.
i] Charles Magnin.
POÈMES PHILOSOPHIQUES
N« III.
LA 1FLÎ3T
I.
Un jour je vis s'asseoir au pied de ce grand arbre
Un Pauvre qui posa sur ce vieux banc de marbre
Son sac et son chapeau, s'empressa d'achever
Un morceau de pdn noir, puis se mit à rêver.
II paraissait chercher dans les longues allées
Quelqu'un pour écouter ses chansons désolées;
Il suivait à regret la trace des passans
Rares et qui pressés s'en allaient en tout sens.
Avec eu\ s'enfuyait l'aumône disparue,
Prix douteux d'un lit dur en quelque étroite rue
Et d'un amer souper dans un logb malsain.
1068 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant il tirait lentement de son sein ,
Comme se préparait au martyre un apôtre.
Les trois parts d*une Flûte et liait Tuoe à Tautre,
Essayait Tembouchure à son menton tremblant »
Faisait mouvoir la clé, Tépurait en soufflant.
Sur ses genoux ployés frottait le bois d'ébène.
Puis jouait. — Mais son front en vain gonflait sa veine,
Personne autour de lui pour entendre et juger
L'humble acteur d*un public ingrat et passager*
J'approchais une main du vieux chapeau d'artiste
Sans attendre un regard de son œil doux et triste
Ifl En ce temps de révolte et d'orgueil si rempli ;
Mais, quoique pauvre, il fut modeste et très poli.
»
i
'f
I;
î
IL
Il me fit un tableau de sa pénible vie.
Poussé par ce démon qui toujours nous convie.
Ayant tout essayé, rien ne lui réussit,
t! Et le chaos entier roulait dans son récit.
. ^ Ce n'était qu'élan brusque et qu'ambitions folles,
I h Qu'entreprise avortée et grandeur en paroles.
ij D'abord, à son départ, orgueil démesuré,
|j Gigantesque écriteau sur un front assuré,
|i Promené dans Paris d'une façon hautaine :
Bonaparte et Byron, poète et capitaine.
Législateur aussi , chef de religion
î ( De tous les écoliers c'est la contagion ),
Père d'un panthéisme orné de plusieurs choses.
De quelques âges d'or et des métempsycosi^s
LA FLUTB. 1069
De Bouddha , qu'en son cœur il croyait inventer;
Il rappliquait à tout, espérant importer
Sa révolution dans sa philosophie;
Mais des contrebandiers notre âge se déGe;
Bientôt par nos fleurets le défaut est trouvé;
D'un seul argument fin son ballon fut crevé.
Pour hisser sa nacelle il en gonfla bien d'autres
Que le vent dispersa. Fatigué des apôtres.
Il dépouilla leur froc. (Lui-même le premier
Souriait tristement de cet air cavalier
Dont sa marche, au début, avait été fardée
Et, pour d'obscurs combats, si pesamment bardée.
Car, plus grave à présent, d'une double lueur
Semblait se réchauffer et s'éclairer son cœur;
Le bon Sens qui se voit , la Candeur qui l'avoue.
Coloraient en parlant les pâleurs de sa joue.)
Laissant donc les couvens, panthéistes ou non ,
Sur la poupe d'un drame il inscrivit son nom
Et vogua sur ces mers aux trompeuses étoiles;
Mais, faute de savoir, il sombra sous ses voiles
Avant d'avoir montré son pavillon aux airs.
Alors rien devant lui que flots noirs et déserts;
L'océan du travail si chargé de tempêtes
Où chaque vague emporte et brise mille têtes.
Là, flottant quelques jours sans force et sans fanal.
Son esprit surnagea dans les plis d'un journal.
Radeau désespéré que trop souvent déploie
L'équipage affamé qui se perd et se noie.
Il s'y noya de même, et de même, ayant faim ,
Fit ce que fait tout homme invalide et sans pain.
« Je gémis, disait-il, d'avoir une pauvre ame
s
!
/
BEVUE DB» BBinL MONDES.
Faible aaHuà^qvLt serait Panie de quelque femme;
Qui ne peut accomplir ce qu'elle a commencé^
Et s*abat au départ sur tout chemin tracé.
L'idée à rhoriion est k pekie entrevue.
Que sa lumière écrase et fait ployer ma rse.
Je vois grossir Tobstocle en invincible «unis.
Je tombe ainsi.que Paul en marchant vers Damas.
— Pourquoi, me dit la voix qu'il faut aimer et craindre.
Pourquoi me poursuis-tu, toi qui ne peux-m'étreindra?
— Et le rayon me trouble et la voix m'étourdit.
Et je demeure aveugle et je me sens maudit. »
m.
<K — Non , criai-je en prenant ses deux mains dans les miennes.
Ni dans les grandes lois des croyances anciennes,.
Ni dans nos dogmes froids, forgés à l'atelier,
Entre le banc du maître et ceux, de l'écolier.
Ces faux Athéniens dépourvus d'atticisme.
Qui nous soufQent aux yeux: des bulles de sophisme »
N'ont découvert un mot par qui fût condamné
L'homme aveuglé d'esj^it plus que l'aveugle-né.
t) C'est assez de souffinr sans se jiiger coupable
1 Pour avoir entrepris et pour être incapaUe.
I J'aime, autant que le fort, le faible cooragens.
f Qui lance un bras débile en des flot» orageniL,
/j De la glace d'un lac plonge dans la (oumaise
Et d'un volcan profond >*a tourmenter la braise.
Ce Sysiphe éternel est beau, seul, tout meurtri»
LA FLUTE. Wn
Brûlé , précipité , sans jeter un seul cri ,
£t n*avouant jamais qu'il saigne et qu'il succombe
A toujours ramasser son rocher qui retombe.
Si, plus haut parvenus , de glorieux esprits
Vous dédaignent jamais, méprisez leur mépris;
Car ce sommet de tout, dominant toute gloire.
Ils n'y sont pas, ainsi que Tœil pourrait le croire.
On n'est jamais en haut Les forts , devant leurs pas^
Trouvent un nouveau mont inaperçu d'en bas.
Tel que l'on croit complet et maître en toute chose.
Ne dit pas les savoirs qu'à tort on lui suppose,
£t qu'il est tel grand but qu'en vain il entreprit.
— Tout honune a vu le mur qui borne son esprit.
Du corps et non de l'ame aocusons l'indigence,
Des organes mauvais servent rintelligeAoe
£t touchent, en tordant et tourmentant leur mbuA,
m
Ce qu'ils peuvent atteindre et non ce qu'elle vent.
En traducteurs grossiers de quelque auteur céleste
Ils parlent... Elle chante et désire le reste.
Et, pour vous faire ici quelque comparaison.
Regardez votre Flûte, écoutez-en le son.
Est-ce bien celui-là que voulait faire entendre
La lèvre? Était-il pas ou moins rude ou moins tendre?
Eh bien I c'est au bois lourd que sont tous les défauts^
Votre souffle était juste et votre chant est faux.
Pour moi , qui ne sais rien et vais du doute au rêve.
Je crois qu'après la mort, quand l'union s'achève,
L'ame retrouve alors la vue et la clarté.
Et que, jugeant son œuvre avec sérénité,
Comprenant sans obstacle et s'expliquant sans peine.
Comme ses sœurs, du ciel elle est puissante et reine.
Se mesure au vrai poids, connaît visiblement
Que son souffle était faux par le faux instrument.
?!
1072 REVUE DES DEUX MONDES.
N'était ni glorieux, ni vil n*étant pas libre;
Que le corps seulement empêchait Téquilibre,
Et, calme, elle reprend, dans Tidéal bonheur,
La sainte égalité des esprits du Seigneur. »
IV.
Le Pauvre alors rougit d'une joie imprévue,
•.i Et contempla sa Flûte avec une autre vue;
Puis, me connaissant mieux, sans craindre ipon aspect,
n la baisa deux fois en signe de respect.
Et joua, pour quitter ses airs ancien^ et tristes,
Ce Salve Regina que chantent les Trappistes.
Son regard attendri paraissait inspiré,
La note était plus juste et le souffle assuré.
Ct« Alfred de Vigny.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
ii mars 18i3.
Le ministère est sorti vainqueur de la grande bataille que Topposition lui
a livrée au Palais-Bourbon. Grâce à la puissance de M. Guizot et aux fautes
de ses ennemis, la victoire a dépassé les espérances du cabinet. Il lui reste
maintenant d'en profiter, d*en assurer les résultats. Les plus habiles capi-
taines ont souvent manqué à la fortune au sein du triomphe. <« Ce que nous
désirons avant tout (disions-nous dans la dernière chronique), c'est une ma-
jorité incontestable; c'est que la chambre brise ou consolide, sans équivoque,
sans incertitude, son alliance avec le ministère. Qu'il ait pour lui trente voix
au moins de majorité, ou qu'il succombe. » Nos désirs étaient conformes aux
intérêts du pays, qui a besoin avant tout d'administrateurs paisibles et con-
lians, d'un ministère ayant devant lui quelques mois au moins de trêve, et
pouvant ainsi songer à autre chose qu'à lui-même.
La chambre a donné au ministère cette majorité, une majorité suffisante,
lors même qu'on déduirait du vote qu'il a obtenu quelques voix de l'extrême
gauche, les suffrages de quelques pessimistes. Il n'est pas moins vrai qu'une
opposition qui compte 200 suffrages dans une assemblée de 459 personnes
est chose formidable. Quelque solide que paraisse le terrain du ministère,
il n'est pas moins entouré d'un courant toujours menaçant, qui ne cesse
de faire effort pour le ronger et l'emporter. Le déplacement de quelques
personnes pourrait compromettre l'existence du cabinet. Dans cette situa-
tion , il ne suffit pas de se bien défendre. Il faut avancer, il faut tâcher
d'élargir ses bases. Le succès doit être achevé par une conduite pleine de
modération et de prudence. Rallier au lieu de repousser : là est le secret et
In force de l'avenir. Ce qui serait ridicule à des vaincus convient à ceux qui
1074 REVUE DES DEUX MONDES.
ont réussi au-delà de leur attente. Les chefs politiques, même les plus illns-
tres et les plus habiles, ont toujours à lutter, quel que soit leur parti, avec
les idées étroites et les sentimens vulgaires d'une foule de subalternes. Et,
chose ridicule, mais vraie pourtant, vraie pour tous, dans toutes les opinions,
les subalternes remportent souvent sur leur chef, et alors, conuneon l'a
dit, la queue mène la tête. Les fautes les plus graves sont commises par des
hommes supérieurs, des fautes dont on aurait le droit d^ s'étonner, si oo ne
savait pas combien est grande la puissance de 1-esprit de«eeterie et de rim-
portuuité. Tous les partis comptent dans leurs rangs de ces hommes qui ne
voient rien au-delà des évènemens présens , qui ne songent point (comment
y songeraient-ils?) à la conduite des affaires, mais seulement aux satisfactions
de l'esprit de parti, de ces hommes inquiets, bruyans, insistans, mouches
du coche, qui ne laissent pas une minute de repos au conducteur, et finissent
par lui faire abandonner la large et bonne voie.
On a beaucoup dit que la discussion des fonds secrets a porté un coup
mortel aux partis intermédiaires , qu'elle aurait pour résultat de diviser la
chambre en deux grandes fractions, le parti du gouvernement et Topposition,
qu*on ne verrait plus désormais de bataillon volant, à drapeau incertain,
présentant tantôt une nuance, tantôt l'autre, passant aujourd'hui à la gaudie,
demain à la droite, se décomposant au besoin pour^e reformer l'instant d'après,
et se décomposer de nouveau , prenant toutes les questions par le pelit bout,
plus propre en toutes choses à nuire qu'à aider, plus désireux 4'empédiir
que de faire. Si ce résultat se yérifîe, nous aussi nous sommes toot di^osés
à nous en féliciter et à en féliciter le pays; mais, à vrai dnre, noos crofUKfeH
aux miracles en|politique, et ce résultat, peur quicon§«e conaaSt les InliitHte
d'esprit et les antéoédens des hommes de notre temps , serait un ^gnnd ni-
rade. Le partage exact de la chambre en deux grandes fractîoBS suppose mfi
soumission d'esprit, une résignation, une organisation, dont les dénecraties
n'ont jamais offert d'exemple. Dès que deux opinions se sont fortement dsi-
sinées, l'esprit Individuel en fait naître une troisième qui se glisie^iiM
les deux, et prétend leur démontrer qu'elles ^ont Fune et l'autre erronnées,
excessives du moins.
Supposons toutefois que le miracle s'aœomplissey'qm'iln^astfftusIaoB
la 'OhMRbre 'ce tiers^arti qui a été trop souvent, nous ea convenons^ «a
•enâMHrras «t un péril. Qu'est-ce à diise ? Que iious «irons en pvéseaee i^naedie
l'amtfesdesx masses temogènes et eompactas, sa ws diversités, «ns rai ■■>—?
de «soit un rêve ique de le penser. Tout <ee qu^on feut espérar, «'eet^vete
«piniws Jfui «st entre elles tme aftollé rééUe, «AstanticMe, ^rananenUi
leurs dépleralileB drasions sans renoncer à leurs noanoes, et nWfreot pta
le speetadedefrèNs^^isedéohivem pour des ^ueftiensseoondaîraB'etàes
qoemlles d'amouT'fVQpre.
U n>* a dans la chamiiie que trois «partis substantièlleaMOt 4)£fiÊf«BS,1a
gauche^ le parti Icgitimtste^t to -conser vtftew^. llousfaiiow4e partis,
ae purlons pas d'Individus. Dms dba^pve patti, I y ^4deB ipwnuBiii ^
REVrE — CHRONIQUE. 10T5
sont, pour ainsi dire, Texpression la plus adoucie, la plus décolorée, et qui
pourraient à volonté se dire les derniers d*un parti ou les plus avancés du
parti voisin.
Ces trois partis pris chacun dans son ensemble, nul ne peut les confondre;
la gauche a trouvé insuffisant, mauvais , tout ce qui a été fait par le gouver-
nement fondé en juillet; les légitimistes, on sait ce qu'ils révent; les conser-
vateurs ont été les hommes du gouvernement de juillet; ce qu'il a fait, ils
Tont fait; ce qu'il a voulu, ils l'ont voulu; c'est par eux qu'il s'est consolidé,
qu'il a résisté à ses ennemis, fondé ses institutions, gouverné la France.
Mais qu'on le remarque, aucun de ces trois partis n'est parfaitement ho-
mogène. Par une sorte de symétrie qui n*est pas un hasard , chaque parti se
trouve divisé en deux nuances priocipales. La gauche se compose de la
gauche proprement dite et de Textréme gauche. 11 y eut un temps où ces
deux nuances avaient chacune un représentant direct et avoué, hommes de
valeur Tun et l'autre, M. Odilon Barrot et M. Gamier-Pagès. ISous ne savons
si l'extrême gauche a pu remplacer l'habile orateur qu'elle a perdu, celui qui
savait, sans les éluder, ne pas se briser contre les difficultés les plus ardues
de la tribune, froisser la majorité sans la révolter, et se faire écouter de ceux
que certes il ne pouvait convaincre.
Le parti légitimiste compte dans ses rangs des hommes ardens et des hommes
politiques, ('es hommes contens et fiers de îeur rôle de jacobites, et des hommes
qui en sont fatigués, qui, après tout, ne peuvent pas, avec la conscience de
leurs moyens, se réjouir d'une vie qui s'écoule dans une impuissance presque
obscure et dans la poursuite d'une chimère.
Quant au parti conservateur, hélas ! qui ne connaît les deux nuances qui le
distinguent? Ce quil y a de déplorable , c'est que de ces nuances on veut en
feire une cause de division , et que les uns et les autres sont également fiers
d^ leurs erreurs , orgueilleux de leurs propres fautes. Cest une armée qui en
se divisant prête le flanc à l'ennemi , et qui se vante de sa stratégie ! Cest
pitié d'entendre certains hommes du centre droit parler de leurs confrères du
centre gauche, et réciproquement. Mais qui êtes-vous? D'où venez- vous, les
uns et les autres.? Qui a fondé la monarchie de juillet? Qui a tenu tête à
llmeute ? Qui a proposé , conseillé, voté les lois de répression ? Qui a refusé
rintervention armée en faveur de l'ItaGe , de la Pologne ? Qui a défendu les
fortifications de Paris, la loi de régence ? Encore une fois, vous tous, hommes
du centre droit, hommes du centre gauche, vous niâtes qu'un seul et même
parti , le parti conservateur, le parti du gouvernement, le parti die la liberté,
de l'ordre et de la paix. On ne renie pas ainsi toute sa vie politique pour une
pique, pour des querelles d*amour-propre, pour des malentendus. Lorsque
les ministériels renforcés, les boutefeuxdu parti, s'écrient que lés hommes du
centre gauche sont des révolutionnaires, ils savent bien qu'ils exagèrent, qu'ils
ne disent pas la vérité, que ce n'est là que de la mauvaise rhétorique pour
éblouir et entraîner les esprits faibles , ces politiques de village qui peuvent
ruminer un mois durant une grosse phrase, un mol vide de sens. Et lorsque
1076 REVUE DBS DEUX MONDES.
les hommes du centre gauche se disent hommes de l'opposition, ils exagèrent
leur propre pensée. Ils devraient dire : Nous 'sommes brouillés avec nos amis,
nous voudrions bien leur faire un peu de peine, leur inspirer quelque crainte;
nous allons momentanément grossir cette bande, voter avec eux, jusqu'au
jour cependant où se présentera une question grave, vitale pour les intérêts de
notre véritable parti. Ce jour-là, ou nous parlerons pour lui, ou nous garde-
rons le silence. Voilà le vrai, voilà ce qui a été, voilà ce qui est, voilà ce qui
doit être; car,* encore une fois, un parti ne s'abdique pas lui-même; il ne re-
nonce pas du jour au lendemain à ses principes, à ses antécédens, à sa gloire.
Ces brusques évolutions , on peut les concevoir d'un individu , de quelques
I individus. La famiUe humaine compte de grandes variétés dans son sein.
I Mais les partis sont des êtres collectifs. Ils peuvent commettre des £iutes; ils
n'ont pas d'élans subits et difficiles à expliquer.
Le parti conservateur est un, comme la gauche, comme le parti légiti-
miste. La gauche a deux nuances, le parti légitimiste a deux nuances, sans
que ces nuances altèrent leur unité. Il en est de même du parti conservateur.
Les conservateurs veulent tous la liberté, l'orilre et la paix, avec la monar-
chie et les institutions de juillet. Rien de plus, rien de moins. M. Tbiers ne
veut pas plus la république, le suffrage universel , la guerre de principes, de
propagande, de conquête, que M. Guizot. M. Guizot ne veut pas plus que
i M. Thiers une autre dynastie, le despotisme, Tasservissement de la presse,
riiumiliation de la France. Est-ce à dire que les deux nuances du parti con-
i servateur n'existent pas? Elles existent, tout le monde le sait; M. Thiers et
I M. Guizot, dans la haute impartialité de leur esprit, en donneraient, nous
[ en sommes certains, une définition parfaitement exacte. Nous, nous ne pou-
I vous que comparer les hommes des deux nuances à deux orateurs s'adres-
î sant sur le même sujet à une même assemblée avec l'espoir de la convaincre
tout entière. Regardez-les; ils ne se placeront ni l'un ni l'autre exactement
i en face de leur auditoire. Sans s'en douter, chacun s'adressera plutôt a un
! côté de l'assemblée qu'à l'autre, son regard se fixera plutôt sur les uns que
j sur les autres; on dirait qu'il tient à convaincre ceux-ci plus encore que ceux-
' là. C'est là le vrai. Dans toute pensée complexe, et il n'est pas de pensées
plus complexes que les choses du gouvernement, il n'est personne qui n'ac-
corde un peu plus d'attention à un élément de sa pensée qu'à un autre.
Ces élémens , fussent-ils, abstraitement considérés , parfaitement égaux en
Importance politique, l'homme ne peut pas ne pas altérer quelque peu cette
égalité au gré de ses goûts, de ses tendances, de ses opinions particulières.
Nos études, nos habitudes d*esprit, nos antécédens, notre vie, tout influe
sur nos appréciations des hommes et des choses. Celui qui se croirait com-
plètement dégagé de ces liens ferait preuve d'une vanité par trop ridicule.
C'est ainsi, pour dire les noms propres, que M. Guizot, tout en voulant la
liberté et Thonneur du pays , se préoccupe avant tout de l'ordre et de la
paix. C'est ainsi que M. Thiers, tout en voulant Tordre et la paix, est fort
susceptible à l'endroit des libertés publiques et de la dignité nationale. De
REVUE — CHRONIQUE. 1 077
ces deux tendances, de ces deux dispositions d'esprit, laquelle préférer?.
Nous voulons d'autant moins réveiller les causes d'irritation, que nous au-
rions l'air de songer à notre propre apologie. Notre appui n'a pas manqué
à l'administration de M. Thiers, et nous ne sommes nullement disposés à
nous en repentir. Cette question de préférence est loin d'être la question
importante , essentielle; car il est peut-être vrai de dire que l'une et l'autre
tendance, isolément prise et entièrement livrée à elle-même, a ses inconvé-
nîens et ses dangers. Qu'on se rappelle les jours , hélas ! Lien loin de nous
désormais, où ces deux tendances vivaient ensemble et se tempéraient l'une
l'autre; qu'on compare cette époque que Thistoire appellera glorieuse, et que
les contemporains , presque toujours ingrats et oublieux , ont trop perdue
de vue, qu'on la compare, dis-je, aux temps postérieurs, et qu'on juge.
Quoi qu'il en soit, les deux nuances existent , elles existeront toujours dans
le parti conservateur comme dans les deux autres partis. La question pour
nous n'est pas là. La question est de savoir si la nuance qu'on appelle centre
gauche marchera avec le gouvernement ou avec l'opposition. Si elle fait cause
commune avec Topposition, il n'y a ni sûreté pour l'administration ni dignité
' pour les partis. C'est une fausse situation que tout le monde a. intérêt à faire
cesser. Le parti gouvernemental ne peut se mutiler impunément. C'est là
une vérité évidente pour tout homme sérieux et désintéressé. Cette mutilation
serait un péril permanent pour le ministère actuel , un péril aussi pour le mi-
nistère qui lui succéderait. En vérité, nous avons assez joué avec la chose pu-
blique, assez satisfait de petites passions, de petites rancunes et de petits
intérêts. Il serait temps d'en finir et de songer à la France. Nous le disons
également aux hommes du centre droit et aux hommes du centre gauche, à
ceux qui voudraient le monopole des principes conservateurs, comme à ceux
qui, irrités, arborent un drapeau qui en réalité n'a jamais été leur drapeau
et ne le sera jamais.
Les bureaux de la chambre des députés ont autorisé la lecture de deux
propositions importantes faites par deux hommes des plus honorables et des
plus distingués par leurs lumières et leur désintéressement politique, M. de
Sade et M. Duvergier de Hauranne.
M. de Sade propose d'interdire aux députés, pendant la durée de leur mis-
sion et un an après , l'acceptation de toute nouvelle fonction publique ainsi
que tout avancement ou promotion. Il en excepte seulement les avancemens
dans la carrière militaire par droit d'ancienneté et certaines fonctions politi-
ques. N'est-ce pas dire aux électeurs : vous êtes les complices de vos députés,
vous secondez leur ambition ou leur cupidité dans l'espoir qu'à leur tour ils
feront vos affaires aux dépens du pays, en vous sacrifiant l'intérêt général? car
aujourd'hui tout député nommé ou promu à des fonctions publiques est sujet à
réélection, ou, à mieux dire, il cesse d'être député. S'il siège de nouveau dans la
chambre, c'est que les électeurs l'ont voulu, qu'ils n'ont pas vu un motif
d'exclusion dans la marque de distinction ou de faveur que le gouvernement'
lui a accordée. 11 faut y réfléchir; la proposition de M. de Sade se rattache à
TOMB I. 69
. 4
r
)
1078 REVUE DES DEUX MONDES.
une théorie que le parti libéral a toujours combattue, la théorie qui exige
des conditioDS d*éligibilité, et qui ne s'en rapporte pas pour la capacité intel-
lectuelle et morale du candidat au libre jugement de Télecteur. Nous con-
cevons que certains faits aient pu irriter un grand nombre d'esprits et blesser
profondément tous ceux qui ont à cœur la dignité de la chambre et les inté-
rêts moraux du pays. Loin de nous la pensée d'atténuer la gravité de ces
faits. Nous concevons encore que l'éligibilité des hommes de trente ans, des
hommes qui peuvent avoir leur carrière à choisir et leur fortune à faire,
alarme de plus en plus ceux qui redoutent l'abus des faveurs ministérielles
et des pactes politiques , bien qu'à vrai dire l'expérience n'ait point prouvé
jusqu'ici que la jeunesse soit plus cupide et plus hardie que Tâge mûr. Mais
après tout, la proposition de M. de Sade, convertie en loi, prériendrait-elle
d'une manière efQcace le mal qu'on redoute? Il est permis d'en douter. Elle
priverait de leur légitime avancement des hommes capables et consciencieux;
elle éloignerait de la chambre quelques hommes habiles ne pouvant pas faire
à l'honneur de la députation le sacriGce de leur carrière, et à ce point de
vue le projet n'est pas démocratique, il favorise les riches; quant aux hommes,
s'il y en a, qui seraient disposa à d'ignobles transactions, des lois de la
sorte ne sont pour eux que des toiles d'araignée. 11 y a des siècles qu'ils ont
appris à les toutes éluder. Le génie des législateurs anciens et modernes y
a échoué. C'est en ces matières surtout qu'un texte de loi n'a jamais suppl^
aux mœurs. Défendez les récompenses publiques, vous aurez les récom-
penses secrètes; enlevez les moyens directs, vous aurez les moyens indirects.
Au lieu du député, on nommera son père, son fils, son frère, son oncle, son
cousin, son ami, son protégé, que sais-je? On aura fait la même chose, mais
on croira pouvoir marcher la tête haute, et on ne sera pas soumis à la ré-
élection! Au nom de Dieu, si mal il y a, n'y ajoutons pas l'hypocrisie.
La proposition de M. Duvergier de Hauranne, dictée également par une-
pensée morale et politique, nous paraît à la fois plus importante et plus efQ-
cace. La question est loin d'être nouvelle. Il serait même fort difficile à un
{ publiciste de rien dire de nouveau à ce sujet. Quant à nous, toute considéra-
tion générale à part, le vote public nous paraîtrait aujourd'hui, pour nous,
un remède topique. Rendre impossible un coup fourré et imposer à chacun
le courage de son opinion , c'est faire beaucoup pour la moralité politique.
Cest ainsi que se forment les habitudes de franchise et de dignité. C'est pitié
d'entendre implorer à mains jointes le vote secret en faveur des hommes
timides. C'est précisément pour ne pas avoir d'hommes timides que le vote
doit être public. Le courage n'est pas le génie poétique; il peut s'acquérir.
Les militaires les plus hardis affirment qu'il n'y a pas d'homme qui ne se
trouble quelque peu la première fois qu'il va au feu. Bientôt les conscrits sont
aussi braves que les vétérans. En toutes choses, la nécessité est une puis-
sante maîtresse pour nous. Que de vieux enfans dans ce monde ! Traitez-les
comme des enfans proprement dits; ne leur permettez pas de mal faire; ne
leur laissez pas le choix entre la timidité et le courage; vous en ferez des
r
REVUE. — CHRONIQUE. i079
lionimes. Dans notre opinion, le mode proposé par M. Duvergier de Hauranne
tournerait en définitive à l'avantage du parti gouvernemental. Malgré cela ,
nous espérons peu de le voir adopter d'emblée. Sachons du moins gré à la
chambre d'avoir permis la lecture de la proposition à la presque unanimité.
Le ministère doit maintenant , si l'existence lui est chère , s'occuper tiès
sérieusement des affaires du pays. Qu'il ne laisse pas dire qn'il n'est puissant
qu'en paroles, et que, si M. Guizot avait une extinction de voix, on se deman-
derait : Où est donc le cabinet? Soyons justes : si d'importantes discussions
n'occupent pas encore la chambre, on ne peut guère l'imputer au ministère.
Des projets graves et nombreux ont été présentés. Les commissions travail-
lent, mais sans enfanter. On dit que la commission de la loi des sucres dés-
espère d'elle-même. L*a£freuse catastrophe de la Guadeloupe est encore
venue troubler profondément les esprits. Quel horrible malheur! Et Dieu
veuille que nous ayons tout appris et que de nouvelles secousses n'aient pas
ajouté à d'épouvantables calamités des calamités nouvelles! tl ne peut y
avoir qu'un sentiment et qu'une pensée dans ce moment : secourir d'une
manière prompte et efficace nos compatriotes des Antilles. Le ministère a
£aiit une demande. Elle est insuffisante. C'est à la chambre de seconder la
juste sollicitude du gouvernement en lui proposant à son tour d'augmenter
le chiffre de la subvention.
M. le ministre de l'instruction publique n'a pas encore présenté le projet
de loi sur l'instruction secondaire. Il a fait mieux; il a présenté au roi et pu-
blié ensuite un rapport qui est un document complet, capital, où se trouvent
recueillis, classés, rapidement expliqués, tous les faits, tous les renseigne-
mens qui représentent » dans son ensemble, dans ses améliorations succes-
sives, dans son esprit et dans ses résultats, la grande institution scientifique
et sociale qu'avait fondée l'empire, que la restauration a maintenue, malgré
des intervalles de défaveur et de défiance , et qui , sous le régime actuel , a
reçu du vote réitéré des chambres et de la confiance publique une extension
et une activité nouvelle. »
Il fallait préparer les esprits à l'examen législatif que l'instruction secon-
daire doit encore provoquer. Et quelle préparation plus sincère et plus efficace
qu'une exposition complète et détaillée de tous ces faits et de tous ces résultats
dont on parle tant aujourd'hui, et qui sont encore peu connus.^
L'instruction secondaire n'attirera jamais assez l'attention du public; elle
est le fondement de la haute civilisation du pays. C'est par elle qu'on marche
au premier rang parmi les nations policées. Si l'instruction élémentaire est
destinée à former une nation intelligente et morale, c'est l'instruction secon-
daire qui forme les grandes et nobles nations, les peuples qui ne meurent
jamais. Quelles que soient les vicissitudes de la politique, ils vivent dans l'his-
toire par l'éclat de leur nom et les créations de leur génie. C'est au sein de
Finstruction secondaire que se prépare cette aristocratie mobile et toujours
ouverte qui est à la fois le ciment, la force et l'ornement des pays d'égalité.
Laissons parler M. Yillemain :
>
1080 RBYUB DBS DEUX MONDES.
« Presque toujours cette instruction attire à elle les enfans que distinguent
d'heureuses dispositions; elle est souvent aussi la seule fortune qu'un homme
qui a servi long-temps Tétat, qu'un officier parvenu lentement aux grades les
plus honorables laisse aux héritiers de son nom. Elle est, dans notre société
si favorable à l'égalité des droits, la base même de cette égalité, par la con-
currence qu'elle prépare et renouvelle sans cesse, entre le mérite pouvant
s'élever à tout, et la fortune obligée de se recommander elle-même par le tra-
vail et le savoir. Par cela même aussi , Tinstruction secondaire ne peut, dans
sa plus grande diffusion, recevoir jamais qu'une application limitée aux inté-
rêts publics, au recrutement de tous les services de l'état, de tous les travaux
de la science, et de tant d!entreprises importantes , où se montrent toujours
avec avantage les hommes qui réunissent des connaissances spéculatives et
variées à l'activité de l'esprit pratique.
« L'instruction secondaire ne sera donc jamais réalisée que dans un cercle
restreint, quoique mobile et croissant; mais ce qui importe, c'est que cette
instruction se maintienne et s'étende dans une juste proportion selon les be-
soins du pays, c'est enfin que les moyens et les résultats en soient exacte-
ment connus et' puissent être, à toutes les époques, facilement appréciés par
le gouvernement et par le public. »
Qui ne croirait , à entendre certaines déclamations, que la société va périr
chez nous par excès d'instruction ! que nous n'aurons bientôt plus que des
docteurs, des licenciés, des bacheliers, et que nous chercherons en vain un
cordonnier et un tailleur! Lisez donc le rapport. Il y avait plus déjeunes
gens voués aux études classiques avant 1789 qu'aujourd'hui. M. Yillemaio
en déduit les raisons. « Cette différence s'explique facilement par les chan-
gemens mêmes de la société, la place moins grande faite à la vie de loisir et
d'étude, la tendance beaucoup plus générale vers les professions industrielles
et commerçantes.
« Ajoutons à ces causes diverses tous les moyens de gratuité qui existaient
avant 1789 pour l'instruction classique, de telle sorte que cette insti'uction,
alors plus recherchée par le goût et l'habitude des classes riches, était en
même temps plus accessible aux classes moyennes ou pauvres. Alors on
s'étonnera que la différence entre les résultats des deux époques ne soit pas
plus considérable au préjudice de la nôtre, et, en reconnaissant que l'instruc-
tion secondaire est bien loin de former trop d'élèves aujourd'hui, qu'elle ne
fait que suffire aux besoins d'une société régulière et forte, on avouera que,
pour atteindre ce but dans des conditions moins favorables qu'autrefois, il a
fallu l'action salutaire de l'Université.
« En effet, autrefois, tout dans les traditions et les mœurs secondait l'in-
struction classique; tout était préparé pour elle et la favorisait, le nombre des
bourses et des secours de toute nature, la fréquentation gratuite d'une foule
d'établissemens, l'extrême modicité des frais dans tous les autres. Ainsi, dans
les 562 collèges qui existaient vers le milieu du dernier siècle, il y avait
525 bourses affectées aux jeunes aspirans à l'état ecclésiastique, 2,724 bourses
REVUB. — CHRONIQUE. 1081
sans destination spéciale, et un grand nombre de fondations particulières qui
procuraient, par voie de remises ou même de récompenses pécuniaires accor-
dées en prix, le bienfait de l'éducation en tout ou en partie gratuite à
7,199 enfans. L'enseignement était en outre donné sans rétribution aucune
dans beaucoup de collèges, et spécialement dans tous les collèges de Paris
depuis 1719. Le nombre des élèves externes qui fréquentaient, à ce titre, les
anciens collèges, à Paris et dans diverses provinces, est évalué à 30,000. En
résumé, le nombre total des élèves qui recevaient Féducation ou Tinstruction,
soit entièrement, soit partiellement gratuite, excédait 40,000. Cet état de
choses n'était pas un don du gouvernement, mais l'ouvrage des libéralités de
plusieurs siècles , et pour ainsi dire l'expression même des progrès de cette
civilisation qui , depuis le moyen-âge , avait porté si loin la gloire de la
France dans les lettres et dans les sciences. C'était grâce à de telles fonda-
tions que l'instruction s'était répandue, s'était sécularisée.
«Les mêmes facilités, moins nécessaires aujourd'hui, n'existent plus. L'ef-
fort de la générosité publique et privée s'est tourné vers un autre objet. C'est
l'instruction élémentaire qu'on a suscitée , encouragée , dotée , dans des pro-
portions qui honorent votre règne. Que cette noble tâche soit incessamment
poursuivie! Qu'elle avance chaque année vers un terme qu'on entrevoit dès
aujourd'hui ! Qu'elle prépare et qu'elle assure, par l'amélioration morale, un
accroissement de bien-être et d'utile activité ! Mais la France , en voulant pro-
curer à tous les connaissances élémentaires, ne peut oublier que les arts de
Tesprit dans leur complet développement sont le premier titre de sa gloire,
que la puissance, sous toutes les formes, est aujourd'hui liée à la pratique de
ces arts , et que , dans l'état actuel du monde , une grande nation a besoin
d'être une nation savante. »
A ces considérations on pourrait peut-être ajouter que sous l'ancien régime
la carrière militaire pour le grade d'officier était fermée à la roture, à la
grande majorité des Français. L'église, le barreau, les lettres, étaient les
seules voies dans lesquelles on pouvait espérer d'atteindre cette classe inter-
médiaire, qui, sans être la noblesse, avait, elle aussi, ses privilèges de droit
et de fait. Aujourd'hui, non-seulement les professions industrielles et com-
merçantes, mais Tarmée, ouvrent de larges et nobles carrières même aux
" hommes qui sont restés étrangers à l'instruction classique. Un simple soldat
enlevé à la charrue, s'il est intelligent, peut arriver aux grades militaires.
Quoi qu'il en soit, on peut juger par ces courts extraits combien sont
graves , importantes et curieuses , les questions que soulève le rapport de
M. Villemain. C'est un travail consciencieux, lumineux, qui mérite d'être
étudié et connu dans toutes ses parties. Le temps nous manque pour y in-
sister aujourd'hui. Nous y reviendrons; nous pourrons alors, sur un ou deux
points, indiquer quelles sont les améliorations qui nous paraissent néces-
saires au beau système d'enseignement que M. Villemain dirige avec un zèle
égal à ses vastes lumières.
***
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1082 REVUE DES DEUX MONDES.
On connaît trop les circonstances qui ont amené le vote des fonds secrets
pour qu'il y ait utilité de les exposer encore. Il est cependant un point qu'il
importe d'établir, moins dans un intérêt de parti que dans celui de la vérité
historique. C'est que si l'opposition a été vaincue, elle avait dans les mains
les moyens de s'assurer la victoire. Il est nécessaire que ceci soit hors de
doute pour que le cabinet lui-même comprenne sa position véritable, et ap-
précie le caractère d'une majorité toute négative, qu'une autre direction
donnée à ce débat aurait réduite à une minorité évidente.
La chambre a peu de sympathie pour le ministère : le plus grand nombre
de ses membres avait contracté au sein des collèges électoraux des engage-
mens qui pèsent encore sur eux , même depuis le vote auquel ils ont concouru.
Une majorité de 280 voix au moins aurait soutenu et soutiendrait encore tout
cabinet qui, assis sur les deux centres, prendrait pour tâche de reconstituer
un grand parti de gouvernement dans les conditions où ce parti existait avant
la scission qui a séparé le centre gauche de la majorité actuelle. Personne
n'a oublié comment cette scission s'est produite en 1836, et, en dehors des
questions diplomatiques, l'on serait fort en peine d'assigner à ces deux frac-
tions de la chambre un symbole politique différent , pour signaler entre elles
une dissidence de quelque portée. A la chute du ministère du 22 février, le
centre gauche, rejeté dans l'opposition , et fidèle à la fortune politique de son
illustre chef, a sans doute contracté avec la gauche certaines affinités qui
lui imposent aujourd'hui une grande réserve et quelques engagemens sur
des questions secondaires. On ne parcourt pas impunément en commun une
carrière de six années, traversée par un grand nombre de vicissitudes, et
durant laquelle la gauche a donné à ses alliés accidentels d'honorables et
fréquens témoignages de désintéressement et de déférence. Il serait d'un
détestable exemple de voir des hommes politiques oublier tout à coup, sous
l'empire de nouvelles circonstances, des relations dont le souvenir doit rester
d'autant plus précieux à leurs amitiés personnelles qu'il engage moins leurs
convictions intimes. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'aucune question tou-
chant à l'ordre constitutionnel et à la politique intérieure du pays ne sépare
le centre gauche du centre droit, bien qu'ils aient long-temps voté l'un contre
l'autre : une concession prudente et utile peut-être à la dignité de la chambre
comme aux services publics, une mesure relative aux fonctionnaires revêtus
du mandat législatif, est h peu près le seul point sur lequel le centre gauche
ne puisse pas transiger dans une alliance avec la majorité.
La chambre a la conscience de cette situation ; elle comprend à merveille
qu'il n'y a de gouvernement fort et stable qu'au prix de cette alliance-là, et''
que l'œuvre de tous les hommes honnêtes et désintéressés doit consister à
ménager le rapprochement de deux fractions qui se complètent l'une par
l'autre, et dont les tendances diverses, sans être opposées, sont nécessaires
pour attirer autour du pouvoir toutes les sympathies du pays.
S'il est une pensée qui puisse conquérir la majorité dans la chambre, c'est
assurément celle-là ; s'il est une tentative dont on puisse garantir à l'avance
REVUB. — CHRONIQUE. i083
le succès, c'est celle qui sera faite pour la réaliser. Jusqu'à ce que les circon-
stances aient mis le parlement en mesure de Taccomplir, on peut prédire,
sans crainte d'être démenti par les évènemens , que le gouvernement restera
impuissant et tiraillé, plus dominé par les exigences de ses amis que par
celles de ses adversaires eux-mêmes, et que la majorité, sans foi dans Tavenir
autant qu'incapable de s'assimiler des élémens nouveaux , s'affaiblira chaque
jour dans la chambre et dans l'opinion. Réunir les deux centres dans un sym-
bole commun par un ministère de transaction , telle est donc la question
capitale, et elle restera posée pendant tout le cours de la législature actuelle.
A Fouverture de la session , cette question était admirablement comprise.
Il n'était pas une conversation de couloir entre les membres intelligens de la
majorité qui n'attestât de leur part une disposition très vive à entrer dans cette
voie de conciliation et de prudence. Un esprit moins exclusif au dedans, une
politique plus nationale et plus ferme au dehors, c'était là, si l'on peut le
dire , le lieu-commun de toutes les conversations. Vingt-huit ou trente mem-
bres de la majorité s'étaient formellement engagés à se détacher du cabinet
dans le vote des fonds secrets, et à frayer ainsi la route à une combinaison
nouvelle. La force des choses plaçait nécessairement celle-ci sous le patronage
de l'homme d'état éminent dont le premier acte politique au dedans avait été
l'amnistie, et qui, en 1830, avait notifié à l'Europe à quelles conditions la
France entendait accepter la paix. La position prise par M. de Salvandy vis-
à-vis du cabinet, dès la session dernière, dans la discussion du droit de visite,
position que des circonstances nouvelles avaient dessinée d'une manière plus
nette encore , autorisait pleinement à croire que son concours ne manquerait
point au chef du cabinet du 15 avril; sur le banc ministériel même, il était
tel membre, parmi les plus estimables et les plus considérés, que sa convic-
tion sur Tune des principales questions du moment rattachait pour ainsi dire
d'avance à la combinaison nouvelle, et qui n'acceptait que par point d'hon-
neur une solidarité à laquelle il avait été très récemment associé. Comment ne
pas espérer également que l'Iionorable et éloquent rapporteur de l'adresse
voudrait substituer une politique plus française à celle qu'il venait de flétrir
par des paroles si dures et si amères.' comment croire que des épigrammes suf-
firaient à tant de patriotisme et à une si chaleureuse indignation ? Ce n'étaient
pas MM. de Carné , de Chasseloup et de Lagrange , les seuls qui aient donné
publiquement à leur parti l'exemple d'une trop rare persévérance , qui ap-
puyaient seuls dans les centres le projet d'un cabinet de transaction sous la
présidence de M. le comte Mole, et dans lequel le principe conservateur aurait
été représenté par MM. Dupin et de Salvandy. Si ces honorables membres
étaient les plus fermes dans leurs convictions , ils n'étaient certes ni les plus
chaleureux dans leurs paroles, ni les plus actifs dans leurs démarches, ni les
plus passionnés dans leurs agressions. L'édifice de la majorité , atteint dans
ses fondemens, tombait pour ainsi dire pierre par pierre; la défection, pour
employer un mot qui cessait alors et qui bientôt encore cessera d'être une
injure , la défection avait envahi les rangs des fonctionnairea de l'ordre judî-
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I .
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108<^ REVUB VBA DEUX MONDES.
claire et administratif, et jusqu'à la rédaclàon du Journal des Débats. Ceux-
là même qui hésitaient à s'engager faisaient agréer leurs refus dans des termes
fti peu flatteurs pour le cabinet, et laissaient planer un vague si bien calculé sur
leur résolution intime et définitive , que toutes les suppositions étaient per-
mises, et que l'opposition avait pleinement le droit, quelques jours avant le
combat , de s'étonner de la confiance qu'affectait le cabinet.
Cependant ces dispositions du parti conservateur étaient, il est juste de le
reconnaître, subordonnées à un fait capital : la possibilité d'une transaction
avec le centre gauche et la certitude d'une prompte solution de la crise mi-
nistérielle. Or, <»tte crise ne pouvait finir que de deux manières , ou par
Faccession de MM. Passy et Dufaure au nouveau cabinet, ou par celle des
amis de M. Thiers. Si la première combinaison n'était pas la plus forte, c'était
celle qu'il était le plus facile de faire agréer à la majorité. Mais on sait avec
quelle probité puritaine M. Passy s'est déclaré impossible, et avec quel
abandon M. Dufaure est venu compromettre le fruit de trois années d'attente.
En donnant pour programme au futur cabinet la réforme électorale, c'est-à-
dire la pensée la plus stérile dans ses résultats pratiques, la plus dangereuse
dans les vagues espérances qu'elle soulève, cet honorable membre ne pouvait
. manquer de déterminer dans les centres une réaction vive et instantanée.
C'est lui qui a sauvé le cabinet d'une défaite à peu près inévitable, et lui seul,
comment le méconnaître? était en mesure de lui rendre un tel service. M. Du-
faure, dont les convictions sincères sont respectées de toute la chambre, a
repris désormais sa place derrière M. Barrot; il s'est volontairement désin-
téreisé dans toutes les combinaisons prochaines. Le mouvement électoral
pourra l'appeler un jour aux affaires, mais la chambre actuelle ne paraît pas,
dans les éventualités qui signaleront sa durée, devoir lui en ouvrir l'accès. Ce
noviciat contribuera à développer 1' esprit politique de M. Dufaure.
La manière dont l'ancien tiers-parti avait traité la question intérieure ren-
dait la tribune presque inabordable pour les amis de M. Thiers. La démora-
lisation d'ailleurs avait envahi les rangs de la majorité, et ils n'éprouvaient
pas un bien vif désir de prendre leur part dans une défaite en dehors de
laquelle il ne leur était pas interdit de rester placés. De plus, la situation per-
sonnelle de M. Thiers était bien connue. Ne voulant pas, ne pouvant pas
accepter en ce moment le pouvoir pour lui-même, il se trouvait dans Tobli-
gation, en prenant la parole, d'ajouter une démission à celle qu'avaient déjà
donnée MM. Passy et Dufaure; enfin il aurait rompu, pour une cause qui ne
lui était pas personnelle, un silence que M. de Salvandy s'obstinait à garder
sous le coup des provocations les plus directes et devant les agressions de
M. Mauguin attaquant corps à corps le ministère du 15 avril. C'eût été delà
générosité; M. Thiers s'est borné à être habile, et son silence a réussi autant
qu'un bon discours.
Au sein d'une pareille déroute, la fraction dissidente du parti conserva-
teur a pu à bon droit se considérer comme dégagée, et il y a certainement
dans ce fait une victpire açcideiiteUe pour le cabinet plutôt qu'une conquête
!
REVUE. — CHRONIQUE. JOSS
véritable de la majorité. Les paroles de M. de Carné n'en conservent oas
mojns toute leur vérité : « il faut que le gouvernement élargiïeTbai 'e
29 oie' r''^^'^'*?^ ^"' ^^"^^ ^'^^^^'* <ï« Pl"s en plus leïabinet du
Si celuiKîi a joui pendant quelques jours de Penivrement de'son balancé
s 11 a savouré rmnocente satisfaction d'enrôler dans les rana-r' " '^ ^!
ministérielle tous les hommes qui ont mis des bouteff ^"^««<^«'"^"*
de M. Lacrosse par crainte des complication^ ^ .Kidemam, nous croyons
que ces illusions commencent fort à - '^^P^^' ^^ ^'^ '''' °^ ^® "'^'^ ^^^ ^^"^
inquiétude en présence de la p- ' ""^ considération, déjà certaine, de la pro-
position de M. de Sadp " «'^^'^"^^ et la physionomie des bureaux dans leur
séance d^bier np-r^^^^^i^t P^s de douter qu'il ne sorte quelque chose de la
propositî^ soumise à la chambre. C'est une revanche que la majorité entend
prMidre du vote des fonds secrets : puisse-t-elle ne pas le faire aux dépens de
la dignité de l'administration et de nos institutions elles-mêmes!
Que sera-ce lorsque, avec cette majorité accidentelle et despotique qui
s'impose au cabinet avec toute la tyrannie de ses exigences individuelles ou
locales, il faudra aborder la loi des sucres, et défendre le budget, sur lequel
l'opposition se propose, dit-on, d'organiser une campagne complète, en s'ap-
puyant sur l'argument pérendptoire d'un déficit en pleine paix pour rejeter
toutes les augmentations réclamées.^ Viennent des révélations de Londres
sur le traité de commerce dont les l^ases paraissent convenues, des complica-
tions en Espagne sur l'affaire de M. de Lesseps, des interpellations sur les
négociations politiques et commerciales, et l'on verra si la majorité relative
de vingt-deux voix, que MM. Passy et Dufaure ont donnée au cabinet lé
jour même où ils s'en sont séparés, suffira pour lui permettre de vivre et de
gouverner. Nous désirons nous tromper, mais l'avenir nous apparaît plein
de contradictions, d'incertitudes et de faiblesses.
— La librairie; comme toutes les choses de ce monde, a d'inexplicables
mystères; il en est des livres comme des hommes, et les plus heureux ne sont
pas toujours les plus méritans. La preuve en est qu'on réimprime M. Cape-
figue. V Histoire de la Réforme et de la Ligue vient de paraître, et c'est la
troisième édition, dans un format nouveau , qui la met a la portée des plus,
humbles fortunes. Nous signalons cette réimpression parce qu'elle révèle un
mode inconnu de perfectionnement inventé par l'auteur pour les éditions
nouvelles des livres d'érudition. On avait reproché à M. Capefigue d'avoir
souvent, dans ses notes, cité avec inexactitude; au lieu de répondre à ce re-
proche par une correction sévère, M. Capefigue a trouvé plus simple de faire
disparaître les notes. Il avait procédé jusqu'ici comme les bénédictins; il prend
I
1086 REVIJK DES DEUX MONDES.
aujourd'hui des allures plus dégagées; il imite Voltaire et Mont^uieu et
n^Csse à ses récits que Tautorité de sa parole. Le lecteur y per «. peu J
^ chose, et M. Capefigue y gagnera beaucoup, car la <^"^f ^' ^^/^^^^^
ment harcelé à l'occasion des nombreux manuscrilç qu'il a découverts d^
T^^les pompes de son style et sa chronologie, qui ne ^^^^^^^l^"^^^
\^I^\\L\^^ér\jitT lés dates. Soyons juste cependant ; M. Capefigue
a profité; U are<»l.^^ estompé l'enluminure, et s'il a eu le tort
d enlever les notes au liefi ^. ^ "^ ^^^^ ^,^^^ probablement, tout imbu
qu'il était de l'étude de la Saînt-bi.., ' ^ ^^^ ^^ devoir appliquer à
son livre la théorie des rigueurs salutaires. ^
— Un roman de M"»* Charles Reybaud, PObUzt, u«^ oublié dans cette
Revue, vient d'être réuni en volumes sous le titre du Moine wu ^j^^Hs (i).
Il est superflu de rappeler à nos lecteurs les qualités qui distinguenv une
œuvre qu'à coup sûr ils n'ont pas oubliée. Ce sont celles qu'on a plus d'une
I fois pu reconnaître et applaudir dans les romans de l'aimable écrivain ,
le vif instinct du drame et du récit uni à une sensibilité délicate et à une
observation de la vie réelle que l'attention la plus sévère ne trouve jamais
en défaut. Le Moine de Chàalis prendra rang parmi les plus heureuses pro-
ductions de cette plume élégante et facile à laquelle on doit déjà tant de
charmans récits.
— M. Théophile Gautier vient de publier, sous le titre de Tra las Montes (2),
l'œuvre où il a recueilli les souvenirs de son voyage en Espagne. Les pages
consacrées dans cette Revue même à Grenade, à Cordoue, à Séville, par l'au-
teur de Tra los Montes, nous dispensent de nous étendre suc ce livre, où
l'on retrouve la verve et l'originalité du spirituel écrivain. C'est en artiste et
en poète que M. Gautier a vu l'Espagne; la description des lieux tient une
grande place dans Tra los Montes, mais qui voudrait s'en plaindre après
avoir lu les peintures à la fois exactes et brillantes que trace le voyageur des
splendides paysages et des monumens si magnifiques et si variés de la Pénin-
sule.^ La physionomie et le caractère des habitans n'ont pas trouvé en M. Gau-
tier un observateur moins fidèle. U a su faire revivre dans toute leur vérité
les figures étranges, les types rudes et fiers qui ont inspiré Velasquez et
Ribera. Une place est acquise désormais au nouvel ouvrage de M. Gautier
parmi les plus piquans et les plus fidèles tableaux de l'Espagne moderne.
I
il
1= I '
(1) Chez Dûment, Palais-Royal.
(3) S vol. in-S», chez Mageu, quai des Augustins.
V. DE Mars.
TABLE
DES MATIÈRES DU PREMIER VOLUME.
(NOUYELLB SBBIB.)
Cbisb actubllb de la philosophib allbmandb. — École de Hegel , nou-
veau système de Schelling, par M. A. Lèbre. 5
El bahco de tapoh , par M. Théophile Gautier i3
Db l'administration de l* agriculture en FRANCE, par M. DE Gaspabin. 7B
lA BUS81E EN 18iS. — II. — Moscou , par M. X. Marmier 95
Des lois anglaises sur le travail des enfans dans les manufac-
tures et dans les mines, par M. P. Gbimblot ISi
PoisiES, par M. Alfbed DE Musset 148
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. . . - 15B
De la bbnaissancb dans l*europe mébidionale , par M. Edgab Quinet. 161
Le dboit de visite ayant et apbBs la bétolution de juillet, par
M. Pelet de la LozBbe 173
Expédition du capitaine habbis {Narrative of an Expédition into
Southern Africa), par M. Th. Patie i06
POfcTES ET BOMANCIERS MODEBNES DE LA FBANCB. — XLYIII. » Henri BoylO
(M. deStendbal), parM. AuG. BussiÈBE S50
PofcMES PHILOSOPHIQUES. — I. — La Sauvago , par M. Alfbed de Yignt. . 300
Les OBiGiNES de la presse , par M. PhilarBte Guasles 308
HEYUE LITTERAIRE , par M. G. DE MOLÈNES 339
Chronique DE LA quinzaine. — Histoire politique 35 i
ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE. — Los Radicaux , lo Clergé, les Éclec-
tiques, par M. Jules Simon 365
Les colonies pénales de l* Angleterre, par M. Léon Faucheb. . . . 396
Discours prononcés dans les Chambres Législatives, de M. le baron Pas-
quier, parM. Lerminier *ii
Les américains en europe et les eubopéens en Amérique, par M. Phi-
larBte Chasles 446
Revue LITTÉRAIRE DE L'ALLEMAGNE, par M. DE Lagenevais 477
PofcMES puiLosopHiQUfcs. — H. ^ La Mort du Loup, par M. Alfred de
YIGNY *W
1087 TABLE DES HATIÉRES.
L*£sPA6ifE. — La Presse et les Élections espagnoles, par M. Léonce de
Latebgne 501
Reyoe musicale. 517
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 527
Théâtre-Français. ^ Phèdre et M"« Hachel , par M. G. de Molènes. . 533
Vaillance , par M. Jules Sandeav. .- 5(1
La RUSSIE EN 18iS. — IIL — Le Couvent de Troltza, le Clergé russe, par
M. X. Marmibr r 619
La littérature illustrée, par M. F. de Lagenbtais 645
Journal d'un prisonnier dans l* Afghanistan (Journal of an A/fgha-
nUtan prisonner, by lieut. Vincent Eyrc), par M. John Lbmoinne. . 67â
Lettres sur la session. — L ^ Discussion de l'Adresse , par Un Dépoté. 70i
Chronique de la quinzaine. — Histoire poUtiqua 722
La FLORIDE. ^ Voyages anciens et modernes, par M. N. de Quatrefages. 733
La société et le socialisme. — La Statistique, la Philosophie, le Roman,
par M. L. Retbaud 774
Le monde gréco-slaye. — V. ^ Les Serbes. ^ Histoire du prince Milocb ,
par M. Ctpbien Robert 811
Les esclates. ^ Fragment d'une Tragédie, par M. A. de Lamartine. 891
Lettres sur la session. — IL — La Question dé Cabinet, par Un Député. 896
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 909
Historiens modernes de la france. — IH. — H. de Barante, par
M. Sainte-Beuve, "... 917
Ghillambabam ET LES SEPT pagodes, par M. Th. Patie 936
De LA POÉSIE DE M. DE LAMENNAIS. — Amschaspands et Darvands, par
M. Lerminier 963
La BELGIQUE. — Sa Nationalité, sa Situation actuelle, par H. Eugène Robin. 983
Situation FINANCIERE DE LA FRANCE, par M. LÉON Faucher. . . . 1017
Théâtre-Français. — Les Burgraves, de M. Victor Hugo, par M. Ch.
Magnin 1054
Poèmes philosophiques. — IlL — La Flûte, par M. Alfred de Vignt. . 1067
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 1073
FIN DE LA TABLE.
ERRATA. ^
Dans Tarticle sur la Crise actuelle de la PhUotophi» allemande, page 18, ligne 7,
au lieu de : 1808, lisez : 1828. — Page 42, ligne 5 » au lieu de : Walke, lisez :
Valke.
Dans la Sauvage, n» I des Poèhes philosophiques de M. Alfred de Vigny, p. 306,
ligue 5, au lieu de : sans sa marche cyclique , lisez : dans sa marche cyclique.
Dans les Esclaves, de M. de Lamartine , page 895, ligne 12, an lieu de : martyres
au ciel, lisez : martyrs dans le ciel.
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