Skip to main content

Full text of "Revue des deux mondes"

See other formats


Google 


This  is  a  digital  copy  of  a  book  thaï  was  prcscrvod  for  générations  on  library  shelves  before  it  was  carefully  scanned  by  Google  as  part  of  a  project 

to  make  the  world's  bocks  discoverablc  online. 

It  has  survived  long  enough  for  the  copyright  to  expire  and  the  book  to  enter  the  public  domain.  A  public  domain  book  is  one  that  was  never  subject 

to  copyright  or  whose  légal  copyright  term  has  expired.  Whether  a  book  is  in  the  public  domain  may  vary  country  to  country.  Public  domain  books 

are  our  gateways  to  the  past,  representing  a  wealth  of  history,  culture  and  knowledge  that's  often  difficult  to  discover. 

Marks,  notations  and  other  maiginalia  présent  in  the  original  volume  will  appear  in  this  file  -  a  reminder  of  this  book's  long  journcy  from  the 

publisher  to  a  library  and  finally  to  you. 

Usage  guidelines 

Google  is  proud  to  partner  with  libraries  to  digitize  public  domain  materials  and  make  them  widely  accessible.  Public  domain  books  belong  to  the 
public  and  we  are  merely  their  custodians.  Nevertheless,  this  work  is  expensive,  so  in  order  to  keep  providing  this  resource,  we  hâve  taken  steps  to 
prcvcnt  abuse  by  commercial  parties,  including  placing  lechnical  restrictions  on  automated  querying. 
We  also  ask  that  you: 

+  Make  non-commercial  use  of  the  files  We  designed  Google  Book  Search  for  use  by  individuals,  and  we  request  that  you  use  thèse  files  for 
Personal,  non-commercial  purposes. 

+  Refrain  fivm  automated  querying  Do  nol  send  automated  queries  of  any  sort  to  Google's  System:  If  you  are  conducting  research  on  machine 
translation,  optical  character  récognition  or  other  areas  where  access  to  a  laige  amount  of  text  is  helpful,  please  contact  us.  We  encourage  the 
use  of  public  domain  materials  for  thèse  purposes  and  may  be  able  to  help. 

+  Maintain  attributionTht  GoogX'S  "watermark"  you  see  on  each  file  is essential  for  informingpcoplcabout  this  project  and  helping  them  find 
additional  materials  through  Google  Book  Search.  Please  do  not  remove  it. 

+  Keep  it  légal  Whatever  your  use,  remember  that  you  are  lesponsible  for  ensuring  that  what  you  are  doing  is  légal.  Do  not  assume  that  just 
because  we  believe  a  book  is  in  the  public  domain  for  users  in  the  United  States,  that  the  work  is  also  in  the  public  domain  for  users  in  other 
countiies.  Whether  a  book  is  still  in  copyright  varies  from  country  to  country,  and  we  can'l  offer  guidance  on  whether  any  spécifie  use  of 
any  spécifie  book  is  allowed.  Please  do  not  assume  that  a  book's  appearance  in  Google  Book  Search  means  it  can  be  used  in  any  manner 
anywhere  in  the  world.  Copyright  infringement  liabili^  can  be  quite  severe. 

About  Google  Book  Search 

Google's  mission  is  to  organize  the  world's  information  and  to  make  it  universally  accessible  and  useful.   Google  Book  Search  helps  rcaders 
discover  the  world's  books  while  helping  authors  and  publishers  reach  new  audiences.  You  can  search  through  the  full  icxi  of  ihis  book  on  the  web 

at|http: //books.  google  .com/l 


Google 


A  propos  de  ce  livre 

Ceci  est  une  copie  numérique  d'un  ouvrage  conservé  depuis  des  générations  dans  les  rayonnages  d'une  bibliothèque  avant  d'être  numérisé  avec 

précaution  par  Google  dans  le  cadre  d'un  projet  visant  à  permettre  aux  internautes  de  découvrir  l'ensemble  du  patrimoine  littéraire  mondial  en 

ligne. 

Ce  livre  étant  relativement  ancien,  il  n'est  plus  protégé  par  la  loi  sur  les  droits  d'auteur  et  appartient  à  présent  au  domaine  public.  L'expression 

"appartenir  au  domaine  public"  signifie  que  le  livre  en  question  n'a  jamais  été  soumis  aux  droits  d'auteur  ou  que  ses  droits  légaux  sont  arrivés  à 

expiration.  Les  conditions  requises  pour  qu'un  livre  tombe  dans  le  domaine  public  peuvent  varier  d'un  pays  à  l'autre.  Les  livres  libres  de  droit  sont 

autant  de  liens  avec  le  passé.  Ils  sont  les  témoins  de  la  richesse  de  notre  histoire,  de  notre  patrimoine  culturel  et  de  la  connaissance  humaine  et  sont 

trop  souvent  difficilement  accessibles  au  public. 

Les  notes  de  bas  de  page  et  autres  annotations  en  maige  du  texte  présentes  dans  le  volume  original  sont  reprises  dans  ce  fichier,  comme  un  souvenir 

du  long  chemin  parcouru  par  l'ouvrage  depuis  la  maison  d'édition  en  passant  par  la  bibliothèque  pour  finalement  se  retrouver  entre  vos  mains. 

Consignes  d'utilisation 

Google  est  fier  de  travailler  en  partenariat  avec  des  bibliothèques  à  la  numérisation  des  ouvrages  apparienani  au  domaine  public  et  de  les  rendre 
ainsi  accessibles  à  tous.  Ces  livres  sont  en  effet  la  propriété  de  tous  et  de  toutes  et  nous  sommes  tout  simplement  les  gardiens  de  ce  patrimoine. 
Il  s'agit  toutefois  d'un  projet  coûteux.  Par  conséquent  et  en  vue  de  poursuivre  la  diffusion  de  ces  ressources  inépuisables,  nous  avons  pris  les 
dispositions  nécessaires  afin  de  prévenir  les  éventuels  abus  auxquels  pourraient  se  livrer  des  sites  marchands  tiers,  notamment  en  instaurant  des 
contraintes  techniques  relatives  aux  requêtes  automatisées. 
Nous  vous  demandons  également  de: 

+  Ne  pas  utiliser  les  fichiers  à  des  fins  commerciales  Nous  avons  conçu  le  programme  Google  Recherche  de  Livres  à  l'usage  des  particuliers. 
Nous  vous  demandons  donc  d'utiliser  uniquement  ces  fichiers  à  des  fins  personnelles.  Ils  ne  sauraient  en  effet  être  employés  dans  un 
quelconque  but  commercial. 

+  Ne  pas  procéder  à  des  requêtes  automatisées  N'envoyez  aucune  requête  automatisée  quelle  qu'elle  soit  au  système  Google.  Si  vous  effectuez 
des  recherches  concernant  les  logiciels  de  traduction,  la  reconnaissance  optique  de  caractères  ou  tout  autre  domaine  nécessitant  de  disposer 
d'importantes  quantités  de  texte,  n'hésitez  pas  à  nous  contacter  Nous  encourageons  pour  la  réalisation  de  ce  type  de  travaux  l'utilisation  des 
ouvrages  et  documents  appartenant  au  domaine  public  et  serions  heureux  de  vous  être  utile. 

+  Ne  pas  supprimer  l'attribution  Le  filigrane  Google  contenu  dans  chaque  fichier  est  indispensable  pour  informer  les  internautes  de  notre  projet 
et  leur  permettre  d'accéder  à  davantage  de  documents  par  l'intermédiaire  du  Programme  Google  Recherche  de  Livres.  Ne  le  supprimez  en 
aucun  cas. 

+  Rester  dans  la  légalité  Quelle  que  soit  l'utilisation  que  vous  comptez  faire  des  fichiers,  n'oubliez  pas  qu'il  est  de  votre  responsabilité  de 
veiller  à  respecter  la  loi.  Si  un  ouvrage  appartient  au  domaine  public  américain,  n'en  déduisez  pas  pour  autant  qu'il  en  va  de  même  dans 
les  autres  pays.  La  durée  légale  des  droits  d'auteur  d'un  livre  varie  d'un  pays  à  l'autre.  Nous  ne  sommes  donc  pas  en  mesure  de  répertorier 
les  ouvrages  dont  l'utilisation  est  autorisée  et  ceux  dont  elle  ne  l'est  pas.  Ne  croyez  pas  que  le  simple  fait  d'afficher  un  livre  sur  Google 
Recherche  de  Livres  signifie  que  celui-ci  peut  être  utilisé  de  quelque  façon  que  ce  soit  dans  le  monde  entier.  La  condamnation  à  laquelle  vous 
vous  exposeriez  en  cas  de  violation  des  droits  d'auteur  peut  être  sévère. 

A  propos  du  service  Google  Recherche  de  Livres 

En  favorisant  la  recherche  et  l'accès  à  un  nombre  croissant  de  livres  disponibles  dans  de  nombreuses  langues,  dont  le  français,  Google  souhaite 
contribuer  à  promouvoir  la  diversité  culturelle  grâce  à  Google  Recherche  de  Livres.  En  effet,  le  Programme  Google  Recherche  de  Livres  permet 
aux  internautes  de  découvrir  le  patrimoine  littéraire  mondial,  tout  en  aidant  les  auteurs  et  les  éditeurs  à  élargir  leur  public.  Vous  pouvez  effectuer 
des  recherches  en  ligne  dans  le  texte  intégral  de  cet  ouvrage  à  l'adressefhttp:  //book  s  .google .  coïrïl 


IMPRIMERIE  DE  H.  FOURNIER  ET  C». 
EUE  SAI!IT-BE50IT,  7. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


TOME   PREMIER 


»»44 


TREIZIÈME  ANNÉE.  —  NOUVELLE  SERIE 


»*«c< 


PARIS 


AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

BUE  DES  BEAUX -ARTS,  10 

1843 


CRISE  ACTUELLE 


DE 


LA  PHILOSOPHIE 


ALLEMANDE. 


I. 

ÉCOLE  DE  HEGEL. 

M.  SchelUng  quitta  Munich,  il  y  a  dix-huit  mois,  et  vînt  à  Berlin, 
sur  l'appel  du  roi  de  Prusse,  professer  sa  nouvelle  philosophie.  Ce 
fut  un  événement  pour  TAllemagne.  Il  s'agisgait  cependant  d'un 
enseignement  trop  élevé,  semble-t-îl,  pour  être  d'un  intérêt  général, 
et  trop  désintéressé  pour  émouvoir  les  passions  publiques.  Mais  Fil- 
lustre  penseur  allait  se  trouver  en  face  des  hégéliens ,  et  soutenir 
contre  eux  la  cause  de  la  science  chrétienne.  Ce  pouvait  être  un  in- 
cident décisif  dans  la  querelle  philosophique  et  religieuse  qui  divfse 
l'Allemagne  :  c'est  pour  cela  que  l'attente  était  si  vivement  éveillée. 
Chacun  prédisait  l'issue  aU  gré  de  sa  passion.  Aujourd'hui,  5f .  Schel- 
ling  a  presque  terminé  le  cycle  de  ses  cours  :  un  jugement  impartial 
est  devenu  possible. 


6  BEVUE  DES  DEUX  MONIMBS. 

L'Allemagne  est  entrée  dans  une  phase  nouvelle  de  son  histoire. 
Son  siècle  classique  a  pris  fin,  et  il  semble  à  plusieurs  ëgards'^qu^elle 
commence  son  xviii"  siècle.  Uanalogie  serait  toutefois  loin  d*étre 
entièrement  juste.  La  poésie,  il  est  vrai,  s'en  va.  De  cette  troupe  bril- 
lante de  poètes  qui  faisaient  cortège  à  son  prince  Goethe,  il  ne  reste 
plus  que  quelques  chanteurs 'dispersés  comme  les  derniers  oiseaux 
attardés  dans  les  bois  d'automne.  Une  critique  destructive,  chez 
quelques-uns  la  haine  fougueuse  du  christianisme,  rappellent  pres- 
que le  parti  de  l'Encyclopédie.  Que  de  différences  pourtant!  Les 
questions  sont  tout  autrement  posées.  Ce  n'est  point  d'ailleurs  une 
réaction  contre  le  beau  siècle  de  l'Allemagne  :  il  a  commencé  tout 
ce  qui  s'achève  maintenant.  Le  temps  de  Goethe  n'était  point  celui 
flesrBd^si^t  latiles  Fénelon  :  l'fiMIemqg^ç,  au  siëde  dernieri  par  ^s 
phiipS4^hf6  et  se9«étudit^,'diseréjiUai|d4ià  se  foi  et^lacérai^  Bible, 
feuille  après  feuille.  Voltaire  attaquait  TPascal;  Hegel  n'a  fait  que 
continuer  Kant.  Sauf  l'esprit  positif  qui  succède  à  la  poésie,  rien  de 
nouveau,  à  vrai  dire,  qu'une  illusion  de  moins.  Hier,  on  ne  soup- 
çonnait pas  le  chemin  qu'orf  avait  déjà  bit  loin  du  christianisme  : 
aujourd'hui  l'aveuglement  cesse.  La  somnambule  qui  s'égarait  vers 
les  abîmes  s'est  réveillée.  Dès-lors  aussi  elle  cherche  à  les  fuir;  elle 
veut  résister  à  l'entraînement  qui  l'y  pousse.  L'Allemagne  proteste 
contre  son  doute  sans  le  pouvoir  bannir;  elle  a  le  cœur  plein  de  foi, 
et  dans  l'intelligence  un  insatiable  scepticisme.  Son  peuple  de  pen- 
seurs et  de  savans  s'est  mis  à  une  œuvre  colossale  de  critique.  Un 
débat  solennel  est  ouvert  sur  toutes  les  anciennes  croyances. 

Je  l'avouerai,  j'ai  hésité  à  parler  ici  de  ces  hautes  discussions;  je 
crains  de  mécontenter  également  les  adçptes  de  la  science  et  le  pu- 
blic,  de  paraître  frivole  à  quelques-uns,  obscur  au  grand  nombre.  Je 
m'efforcerai  d'être  clair. 

La  premij^re  philosophie  de  M.  Schelling  répondait  à  un  besoin 
vivement  senti,  qui  assura  son  succès.  Fichte  avait  un  moment  as- 
servi l'Alleraiîgne  à  Son  génie;  mais  son  système  était  trop  exclusif 
et  trop , paradoxal  pour  se  maintenir.  Nos  instincts  sont  plos  indes- 
tructibles que  les  subtilités  d'un  penseur,  et  Fichte  leur  faisait  rude 
violence.  Il  a  donné  à  l'idéalisme  une  grandeur  héroïque,  june  aus- 
tère.majesté,  et  l'a  rendu  sublime  de  fierté  et  de  hardiesse.  Dédai- 
gneux des  sens,  il  ruinait  par  sa  dialectique  cette  brillante  illusion  que 
l'on. appelle  la  nature,  et  ne  laissait  plus  dans  l'junivers  dévasté  gu' un 
amlacieux^penseur,  roi  solitaire  de  ces  empires  du  vide  et  souverain 
possesseur^  maître  superbe  de  lui-même.  Mais  daiis  la  sphère  de. la 


CRISE  Di^  lA  PHICOMPIIIS  AUJOIANDE.  t 

pensée^ réqnilibi^  Afeslpa» uw  besoin  in^g«Hiipéi4ettx.^pge  dmsi 
esUe  de*  t»  nature.  11.  Sc^lUng  justt&a  drnowreaii  n6l#e^c»0yano«iM 
monde  extérieur,  et,,  par^  une.de  ces  ironies  firéquenHe^r  daaB<  yiltesu 
toire  de  Fesprit  htmaiw,  il  n'eut  Uesoiii  poui^  réfiiteit  FIcbte  qiieule 
hé  donner  pSeioaHeiit  nUsenr  et  (Vôlever  sesprincipe» &  une TStlew 
Astàe^  Le:  moi  resto  seul  sutelaiice  dans  Pidéalismer  noMs  eé  moi 
sobsttanee  a'est  pa9>.  commet  Fichte  le  voulait,^  le  moi  $ubj(feétil^^  (»l^ 
tel  moi  détràniné  :  û  èdil  contenir  toutiBS  choses;  il  île  penl  être  q/Êé 
le  moi  ateote  qri  renferme  toute»  tes  eiisleRcies  possibles,  ^'idéem 
lîsme,  à  ses  dernières  limites^  se  dépasse  lui-même  et  introdMtM 
panthéisme.  La'  nature*  et  l-esprit  cessent  d*ét4^e  opposée  comme 
étrangers  Vun*  à  Tantre.Its  deviennent  les  deux  modes  dumoi  infini 
qui  anime  l'univer»  et  se  noanifeste  en  lui,  dans^la»  nature  comme 
objet,  é^n»  Feaprit  comme  sujets  dans  les  den«  toujours  identiipir; 
toujours  le  même.  L'être  absolu  apparaît  dans  la  nature  destitoé*  de 
conscience,  et  n^en  desneure  pas  moins  la  miaon  étemelle.  Totui^ 
depuis  les  nombres  de  la  mëcaniqike  céleste  et  la»  géométrie  d<ea 
cristaui,  jusqu'à  l'organisation  des  plantes  et  dé  l'animati,  ponte*  tes 
traces  de  Tinti^igence  et  n^est  qu'une  plastique  des^  idées  divines^ 
Mais  la  raison  n'est  vraiment  raison  que  lorsqu'elle  a  conscienc>e  dé 
soi.  Il  y  a  donc  dans  son  ossonee  une  nécessité  qui  la  fonce  à  sortir 
de  l'obsouroissemeiit  où  elle  setronye  dans  la<  nature.  Elle  s'élète 
ainsi  de  nègne*  en^  règne,  elle  se  spiritualise  de  plua  en  plusjumftfà 
ce  qu'elle  respleodiase  de< toute  sa  clarté  dans' Phomme et anlTeft 
prendre  en  loi  conscience  de  sot. 

Cette  philosophie  satisfaisait  les  besoins  les^phis  opposés^,  le  bon 
sens  qui  nous  fait  croire  au  monde  extérieu?,  la^  raison*  qui  sere^ 
trouyait  partout  dans  l'univers,  ^  sympathie^  qui  noufi^  attire  vett 
la  nature  et  nous  fait  aimer  en  elleikne  soeur  associée  à  nos»  détins. 
Toutes  les  sciences  prirent  un  nouvel  essor.  Elles  ne  demeuraient 
phis  isolées;  comme  les  pierres  éparses  d'un  édifice  dontfdn  a  perdu 
le  plan.  Lear  noblesse  était  relevée,  car  toutes  avaient  pour  fin  l'avH 
guste  science  de  Dieu^  C'était  sa  vie  dont  on-  surprenait^  le  seéret 
dans  lanature;  c'étafil  son^  histoif  e^  qne  y  on  retrouvatt  dans  les  fastes 
de  l'huroamté.  Tx>ut  se  coordonnait  dans  une  magnifique  harmoi^e^ 

Ce  fatuft  enthousiasme  général  et  bientôt*  une  véritable  ivresse.  Un 
système  ansri  poétique  solfeitait  Fimaginationr  L'analogie  ftt(?  {rfud 
consultée  que  la  raison;:  un  mysticisme  aventurent  et  déréglé  se 
substitua  à  la  science;  on  tomba  dans  un  étmnge  chaos.  MvSehelUng 
régnait  sur  la  pensée  de  son  payer;  n»ais  sennoyaume  se  trouvait  dans 


9  mEVUE  DESBBUX  MONDES. 

Tanarchie.  U  n*y  avait  plus  aucune  police  de  Fiotelligence.  Le  dés-, 
ordre  devint  tel,  qu'on  sentit  enfin  le  besoin  de  retourner  à  une 
môtfalode  sévère.  Ce  fut  là  ce  qu'entreprit  Hegel. 

Disciple  de  M.  Schelling,  Hegel  n'eut  point  d'abord  la  pensée  de 
créer  un  système,  et  ne  voulut  que  donner  à  celui  de  son  maître 
une  forme  plus  rigoureuse.  Il  essaya  de  nouveau ,  après  Kant  et 
Aristote,  l'analyse  de  la  raison.  Sa  logique  est  son  titre  de  gloire. 
£|le  est  admirable  d'originalité  et  de  profondeur.  Jamais  encore  on 
n'avait  montré  à  ce  point  la  délicatesse  d'analyse,  la  subtilité  de  dis- 
cernement, la  vigueur  dialectique.  C'est  un  puissant  et  robuste  es- 
prit que  celui  qui  a  pu,  sans  vertige,  gravir  le  premier,  d'abstrac- 
tions en  abstractions,  ces  cimes  étroites  de  la  pensée  d'où  le  regard 
ne  plonge  que  dans  de  vides  étendues.  Il  a  fallu  une  force  austère 
et  'Soutenue  pour  vivre  dans  ce  dépouillement  de  toutes  les  idées 
qui  déiivent  des  sens;  il  effraie  presque  comme  le  ferait  une  im- 
pitoyable macération,  et  c'est  vraiment  pour  l'intelligence  une  retraite 
au  désert  que  de  suivre  Hegel  dans  sa  logique  :  si  bien  elle  doit 
pour  cela  renoncer  à  tout  ce  qui  a  forme  et  contour,  à  tout  ce  qui 
lui  vient  du  monde  extérieur,  à  tout  ce  qui  n'est  pas  l'abstrait  et 
l'universel. 

J'entre  ici  au  plus  ardu  de  mon  sujet.  Kant  énuméra  les  idées  né- 
cessaires, mais  il  les  obtint  d'après  une  division  toute  faite  qu'il  em-- 
pruiita  à  une  autre  science  que  la  métaphysique.  La  logique  formelle 
distingue  les  diverses  espèces  de  jugemens.  Juger,  c'est  penser  un 
objet.  Aux  diverses  espèces  de  jugemens  correspondent  donc  les  di- 
verses catégories  de  la  pensée,  les  diverses  idées  nécessaires.  Kant 
les  avait  ainsi  dénombrées;  mais  il  n  iayait  reconnu  d'autre  relation 
entre  eUes  que  leur  coexistence  dans  un  même  siget  pensant  :  cette 
coexistence  paraissait  toute  fortuite;  il  n'en  pouvait  donner  aucune 
raison. 

H^el  comprit  que  l'on  ne  doit  pas  suivre  ce  procédé  empirique 
dans  la  science  du  nécessaire  :  il  voulut  déduire  rigoureusement  nos 
concepts  selon  les  exigences  delà  pensée.  Mais  par  où  commencer? 
Évidemment  parle  terme  plus  abstrait,  par  celui  que  tous  les  autreis 
supposent,  que  l'on  ne  peut  pas  ne  pas  admettre,  et  sans  lequel  toute 
pensée  serait  impossible;  Or,  l'abstraction  suprême,  l'idée  la  plus 
générale,  le  coacept  inévitable,  est  celui  de  l'être.  Le  doute  peut  se 
porter  sur  toutes  les  existences  déterminées;  il  ne  peut  nier  l'être  en 
soi,  ce  serait  se  nier  soi-même.  Mais  ce  concept  primitif,  qfui  demeure 
après  toutes  leîs  négations  possibles,  est  l'être  absolument  iiidéter- 


CRISE  DB  I.A  PHILOSOPHIE  ALLEMANDE.  9 

mîné.  Or,  il  n'existe  rien  d'absolument  indéterminé;  donc  Tétre  pur 
est  néant.  Le  premier  concept  que  nous  obtenons  se  transforme  en 
son  contraire  lorsque  nous  l'isolons  de  tout  autre;  il  oblige  à  passer 
aussitôt  au  terme  opposé.  L'être  pur  ne  se  peut  concevoir  seul  et 
sans  le  néant  :  le  néant  ne  se  peut  concevoir  que  par  Tétre,  et  pour- 
tant ces  deux  termes  inséparables  qui  s'appellent  l'un  l'autre  se  con- 
tredisent. L'esprit  ne  peut  donc  s'aarréter  à  cette  opposition.  Il  ne 
pourrait  ainsi  les  penser  ensemble,  et  il  le  doit  cependant;  il  est  con- 
traint de  chercher  un  terme  supérieur  qui  les  concilie.  Or,  leur  syn- 
thèse est  l'idée  du  devenir.  Ce  qui  devient  à  la  fois  est  et  n'est  pas. 
Ce  qui  devient  n'est  pas  encore ,  autrement  il  n'aurait  pas  à  devenir; 
et  cependant  il  est,  puisqu'il  devient.  Le  devenir  participe  à  la  fois 
du  néant  et  de  l'être.  Cette  synthèse  cache  à  son  tour  en  soi  une 
antithèse  qui  force  l'esprit  à  s'élever  plus  haut,  jusqu'à  ce  que, 
stimulée  par  ces  oppositions  sans  cesse  renaissantes,  la  pensée  pro- 
gresse successivement  depuis  le  concept  le  plus  pauvre,  par  tous  les 
concepts  intermédiaires,  jusqu'au  plus  riche,  jusqu'à  celui  qui  les 
contient  et  les  concilie  tous  en  soi^  jusqu'à  l'absolu  en  qui  seul  elle 
trouve  son  repos. 

Je  ne  suivrai  pas  Hegel  plus  loin;  j'ai  seulement  voulu  faire  en- 
trevoir le  procédé  de  sa  logique.  Hegel  part  d'une  certitude  inébran- 
lable. Cette  concession ,  que  le  scepticisme  le  plus  vaste  est  pourtant 
obligé  de  faire,  lui  suffit  pour  regagner  par  une  déduction  rigoureuse 
les  autres  idées  nécessaires,  pour  toutes  les  reconquérir.  Il  n'a  point 
obtenu  et  distribué  arbitrairement  nos  concepts;  il  ne  les  a  point 
isolés.  Il  les  a  fait  naître  les  uns  des  autres  par  une  nécessité  dialec- 
tique. Il  a  fait  leur  genèse.  On  voit  ainsi  que  les  concepts  ne  sont 
point  simplement  juxtaposés  dans  la  raison;  ils  forment  les  anneaux 
entrelacés  d'une  même  chaîne;  ils  se  supposent  mutuellement,  ils  sont 
solidaires,  ils  se  pénètrent;  de  chacun  on  peut  descendre  ou  s'élever 
à  tous.  La  pensée  ne  t)rouve  son  repos  que  dans  le  terme  suprême. 
Les  autres  ne  lui  permettent  pas  de  persister  en  eux,  ils  la  contrai- 
gnent à  les  dépasser,  ils  souffrent  d'un  antagonisme  qui  l'entraîne 
irrésistiblement  plus  loin.  Tous,  sauf  le  dernier  qui,  exigé  par  tous, 
se  retrouve  ainsi  également  en  tous,  sont  coexistans  et  successifis^, 
nécessaires  et  transitoires  à  la  fois.  La  raison  n'est  point  un  agrégat 
d'idées,  elle  est  un  n^erveilleux  organisme  :  il  y  a  en  elle  comme  une 
circulation  incessante  de  la  pensée.  Kant  avait  fait  l'anatomie  dé  la 
raison,  Hegel,  a  écrit  sa  physiologie;  Kant  avait  donné  la  liste  des 
concepts,  Élégel  en  a  donné  le  système. 


fiO  REVUE  mtSS  jdWK  «ONDBS^ 

«Personne  ne  jnéconnattna  le  génie  qum  a  faHu  pour  isurprendr^ 
ainsd  dans  les  profondeuns  ks  plus  seorètes  de  la  pensée  3on  jeu  et 
son  mofu^eiiéot,  pour  dérober^  le  mystère  de  ses  origiMs.  iDans  oe 
systëne,  diose  irare,  il  y  a  uoe  dôc«averte.  Cette  logique  ^'iiwjposfira 
à  resprît  Jbufliain  et  fera  le  tour  damondie.  Hegel  a  fli9  pii^ee,  «non  pas 
paenii  4;es  brillaw  génies^  ces  poètes 4e  4*ÂQtelligence  que4*<onii0ra0ie 
Platon ,  Malebranehe  ou  Ldbnîtz,  mais  dans  une  assemblée  moins 
BQHobpense  et  plus  austère,  parmi  Iles  légîslat^irs  de  la  pensée, 
parmi  ceux  qui  ont  retpouvé  qudcfnes  Iragmens  «de  son  code,  auprès 
d'Àristote,  defiacon  ei  de  Kant. 

Hegel  <i'a  ^cefpendant  pas  achevé  Tœttvre  :  3  s'est  trompé  plus 
d'une  fois;  il  n'a  pas  toujoairs  Jûcn  ordotiné  :et  bien  déduît  nos  con- 
cis. La  moînire  erreur  a  ici  4e  graves  conséquences^  {Mjûsqu'll 
s*agit  des  i^es  uni?erselles  de  la  raison.  C'est  un  lirait  de  plume  dans 
le  conseil  d'un  prince  :  il  décide  du  sort  <âes  états. 

la  logique  de  H^gel  <ya  ré^^olnÉionner  la  pensée;  elle  est  4éjjh  de- 
venue une  arme  redoutable  de  combat  et  de  4estruiction.  l^  prin- 
cipes de  «ontra£ctioci  et  d'identité  simt  ies  deux  principes  ide  l'an- 
cienne logique.  On  ne  peut  contester  leur  vérité,  mais  ils  oe  sont 
d'usage  cpae  dans  le  Semaine  de  .l'esfiérience  ^  du  monde  sen- 
sible. Le  principe  de  contradiotioB  .smppoae  des  termes  contradic- 
toires entre  lesquds  on  est  fonoé  de  choisir;  il  Haut  ^oei^er  l'un, 
rejeter  r autre.  Mais  deux  tenues  qui  a'essclaent  sont  nécessairement 
tous  deux  finis,  car  aucun  ne  compcein^  tout  ^en  tsoi.  Le  pciucipe  de 
^)dntraâiction  ^ne  dépasse  donc  pas  leiSiii.  Or,  le  fini  ne  se  auffit  pas 
à  tui-^néme;  il^ne  peut  6e  concevoir,  et  par  oonsô^uent  «'expliquer 
que  par  l'infini.  C«st  cette  science  suprême  ique  donne  }a  jnétaphy- 
«ique.  Le  principe  d&contraéietîfon ,  ne  s'appliqujant pas  b  l'infini,  ne 
peut'ici  avoir  d'uaage.  Gala  est  si  vnai  ,*  qu'il  dfiwtur<e  les  concepts 
quautf41s'dppliqtie  Aeux.  Il  le& «suppose  ooi«t^»^c^ir£Ç/c*jest4-<iire 
absolument  éneompatthlesji  let  cependant  les  c^nc^ts  ne  sont  que  des 
termes  contraires.  Loin  de  ^'e^^ejjuret  ^s  s'exigent  mutuellement.  Il 
«st;tettemant  impossible  d-isoler  un  confcept/que,  tors^u'on  l'essaie. 
Ane  transforme  îanssibOt  en  ce  coutnaire  dont  onv^mlait  le  réparer. 
ÏBikiVm&ùi  dui&li,>l'infifli  ne  renferme  plus  alors  le  fini  en  soi,  le 
finiéuneure  hors^i^lui  :  l'infini  n'^at  donc  pas  |out»  il  devient  limité, 
il  devient  fini.  Isolez:*  te  fiiu  de  l'inSnî»  i|e  fini  peut  alors  se  conce- 
voir par  iiétméme,i  iliaeiaittt  donc;.«iais  ce  qui  ^  js^t  ^  incon- 
ditiaoïièl,  absolu  :  votià  tefiiti  qui  devient  l'infini. 

Le  principe  d'identité  ne  trouve  pas  davantage  une  application  en 


CRISE  m*  tJt  PHltOSOPmE  ALtEteANDE.  ft 

métepbyslque.  Il  tfy  est  pitas  vrai,  car,  dans  Tonlh;  de  la  raison, 
e^st,  comme  nous  Tâtons  vu,  le  contraire  qui  dérive  dU' contraire» 
et  non  plus  le  même  dh  même.  Le  contraire  est'  un  terme  moyenr 
entre  Hdentlté  et  la  contradiction;  il  échappe  aux  deux  axiomes  de 
ràndenne  logique,  et  ne  reliève  pas  de  sa  juridiction*. 

Le  résultat  dé'  tout  ceci  est  important.  Les  philosophies  qui  sui- 
vent l'ancienne  logique,  et  c'est  le  cas  encore  aujourd'hui,  en  France; 
de  nos  écoles  les  plus  accréditées,  transportent  à  la  science  de  Hn^^ 
fini  les  principes  qui  ne  conviennent  qu'à  la  science  du  fini.  Cette 
erreur  radicale leurest  commune  à  toutes  :  elles  procèdent  par  l'a- 
nalyse delà  raison  et  par  le  syllogisme;  mais  l'analyse  décompose  les 
objets  et  isole  les  termes  qu'elle  distingue,  le  syllogisme  déduit  le 
même  du  même.  Il  faut  suivre  en  métaphysique  la  route  opposée  : 
on  doit  procéder  par  lia  dialectique,  qui,  à  Tînverse  de  l'analyse, 
enchaîne  les  concepts  et  les  distingue  sans  les  désunir,  et,  à  l'inverse 
du  syllogisme,  déduit  le  contraire  du  contraire.  HégéVabat  ainsi *d\in 
coup  de  faux  tous  les  systèmes  dus  à  une  autre  méthode.  Il  a  dé- 
oouvertla  logique  de  llnfinî;  l'ancienne  logique  n'est  que  celle  du  fini. 

ffégel  fut,  du  reste,  exclusif  comome  tous  les  réformateurs.  La 
nouvelle  logique  devînt  tout  pour  luf.  Il  n'y  vit  plus  seulement  lès 
formes  étemelles  de  la  pensée  de  l'être  :  il  y  vit  l'être  lui-même,  il 
là  prit  pour  Dieu.  H  introduit  à  son  système  par  sa  Phénoménologie, 
et  elle  montre  le  chemin  qui  l'a  conduit  à  cette  capitale  erreur.  Dans 
ce  bel  ouvrage,  il  se  place  au  point  de  vue  immédiat  où  nous  sommes 
des  choses;  il  examine  successivement  la  perception  sensible,  l'enten- 
dement,  tous  les  moyens  de  connaissance  qui,  en  quelque  manière» 
sont  subjectifs.  En  tous,  il  découvre  et  signale  une  contradiction.  Ils 
ne  donnent  donc  que  le  fini,  c'est--à-dire  ce  qui  est  imparfait,  pas- 
sager, apparent. .  La  logique ,  qui  seule  s'élève  au-dessus  de  toutes 
les  contradictions ,  donne  seule  aussi  l'infini ,  c'est-à-dîre  l'être ,  la 
vérité.  Dieu.  Dieu,  en  tant  qu'infini,  ne  peut,  d'après  Hegel,  être 
personnel*:  ces  deux  idées  s'excluent;  car  chaque  personnalité  se 
distingue  de  toutes  les  autres,  et  parla  devient  déterminée,  limitée, 
finie.  Mais  voici  une  double  difficulté;  D'une  part,  l'indéterminé 
n'existe  pas;  de  l'autre.  Dieu  est  la  raison  absolue,  et  la^raison  n'est 
vraiment  raison  que  si  elle  a  conscience  d'elle-même.  Or,  cette  con- 
science suppose  la  personnalité.  Comment  résoudre  ces  contradic- 
tions? On  ne  le  peut  que  si  Dieu  se  réalise,  non  point  dans  une  formé 
infinie;  ce  qui  est  un  jion-sens,  mais  dans  l'infinie  variété  des  formes 
finies;  non  potet  dans'une  personnalité  unique ,  mais  dans  une  per- 


12  BEVEE  DES  DEUX  MONDES. 

pétuelle  succession  de  personnes  sans  nombre;  que  s*il  se  réalise,  en 
un  mot,  dans  la  nature  et  rbumanité,  et  ne  se  réalise  qu*en  elles.  U 
ne  faut  donc  le  chercher  que  là;  il  ne  se  trouve  nulle  part  ailleurs. 

Le  développement  du  monde  n  est  pour  Hegel  que  le  déveloj^- 
ment  même  de  la  raison  absolue.  Il  avait  dans  sa  logique  déterminé 
ce  développement.  Les  phases  que  Vidée  absolue  parcourt,  depuis 
le  concept  le  plus  pauvre  jusqu'au  plus  riche,  devenaient  ainsi  les 
phases  du  monde,  et  s'exprimaient  dans  les  époques  de  la  nature  et 
dans  celles  de  Thistoire.  La  raison  absolue  a  dans  la  nature  perdu 
la  conscience  d'elle-même;  elle  y  est  aveugle,  et  comme  aliénée  et 
irraisonnable.  Durant  une  suite  iucalculable  de  tristes  siècles,  il  n'y 
eut  que  des  solitudes  effrayées  de  leur  déserte  immensité  et  le  com- 
bat titanique  des  forces  élémentaires.  Nulle  part  encore  un  specta- 
teur intelligent  de  ces  anciens  évènemens  de  Funivers.  La  raison 
absolue  devait  se  relever  de  cette  chute,  redevenir  maîtresse  d'elle- 
i|iémè,  prendre  une  forme  nouvelle  et  supérieure,  où  elle  arriverait 
à  la  conscience  de  soi.  Cette  forme  est  l'hunuinité. 

Ce  n'est  point  dans  l'homme,  c'est  dans  l'humanité,  ce  n'est  point 
dans  l'individu,  c'est  dans  Tespèce  que  la  raison  divine  se  manifeste 
conmie  absolue.  Les  individus  nécessairement  h'mités  ne  peuvent 
réaliser  Dieu;  ils  n'existent  cependant  que  pour  cela;  ils  doivent  donc 
tous  passer.  Après  avoir  un  moment  duré,  ils  disparaissent  à  jamais; 
la  mort  est  pour  eux  l'anéantissement.  L'humanité  seule  survit  à 
toutes  ces  destructions. 

La  raison  absolue  se  manifeste  en  elle  sous  la  triple  forme  de  l'art, 
de  la  religion,  de  la  philosophie.  Ce  sont  là  les  trois  grandes  époques 
de  l'histoire  de  Dieu.  L'absolu  se  manifeste  dans  l'art  par  la  beauté, 
sous  une  forme  visible.  Mais  la  raison  absolue  est  esprit  :  cette  mani- 
festation sensible  ne  lui  sufBt  pas.  Dans  la  religion^  Dieu  apparaît 
comme  esprit;  mais  ce  n'est  pas  la  raison  absolue  qui  se  connaît  elle- 
même  :  c'est  un  homme,  une  pensée  subjective  qui  la  contemple  et 
se  distingue  d'elle;  ce  n'est  pas  encore  Dieu  qui  se  connaît  comme 
Dieu.  Il  reste  un  progrès  à  faire  :  il  s'achève  dans  la  philosophie.  £o 
effet,  dans  l'esprit  du  philosophe  qui  s'élève  au-dessus  de  tout  ce  qui 
(i(it  subjectif  jusqu'à  la  raison  absolue,  et  la  pense  au  moyen  d'elle- 
même,  celte  raison,  en  d'autres  termes  Dieu,  prend  conscience  de 
Moi  ;  il  ftc  contemple  enfin  (ace  à  face.  La  philosophie  n'accomplît  pai 
uii  moindre  mystère;  elle  est,  dans  le  système  de  Hegel,  la  réalisa- 
lion  MiprCtm:  de  Dieu,  son  véritable  avènement  dans  l'univers.  Dtb- 
Um  rimmanité  n'a  qu'à  s'émanciper  de  la  religion,  qu'à  s'ordonner 


CRISE  DE  LA  PHILOSOPHIE  ALLEMANDE.  13 

d'après  la  philosophie,  qu'à  lui  soumettre  tous  les  esprits,  afin  qu*en 
eux  Dieu  resplendisse  de  plus  en  plus  des  clartés  de  l'intelligence»  se 
transfigure  de  lumière  en  lumière,  et  dissipe  toujours  davantage  les 
(^curités  primitives  qui  le  voilent  encore.    ' 

Je  regrette  de  parler  aussi  rapidement  de  cette  vaste  conception. 
On  ne  résume  pas  une  encyclopédie.  Je  voudrais  du  moins  esquisser 
à  grands  traits  les  vues  de  Hegel  sur  l'art,  les  religions,  le  droit, 
l'histoire  de  la  philosophie.  Il  serait  intéressant  de  comparer  le  pre- 
mier système  de  M.  Schelling  à  celui  de  Hégel,  et  de  voir  combien 
ces  deux  grands  esprits  ont  imposé  le  contraste  de  leur  génie  à  des 
philosophies  pareilles.  Cette  différence  se  dessine  bien  dans  leurs 
vues  de  la  nature.  M.  Schelling  a  été  frappé  de  sa  beauté,  Hégel  de 
ce  qu'elle  a  d'irraisonnable.  M.  Schelling  a  remarqué  surtout  l'har- 
monie de  la  nature  et  de  l'esprit,  Hégel  a  plutôt  signalé  leur  oppo^ 
sition.  Le  panthéisme  a  chez  l'un  les  pompes  d'une  majestueuse 
poésie;  chez  l'autre,  la  froide  précision  et  la  sévérité  logique;  mais 
je  ne  puis  poursuivre  ce  parallèle. 

Ce  Dieu  impersonnel,  qui  ne  se  réalise  que  dans  l'univers,  obsède 
aujourd'hui  la  pensée  en  Allemagne.  C'est  contre  lui  qu'elle  se  débat 
et  cherche  à  se  défendre.  Envîsageons-le  de  plus  près,  afin  dé  le 
mieux  connaître  et  de  mieux  comprendre  ce  qui  anime  à  le  repousser. 

Le  panthéisme  refuse  à  Dieu  la  personnalité  pour  sauver  en  lui 
l'infini.  Qu'y  gagne-t-il?  Dieu  ne  peut  alors  se  réaliser  que  dans  le 
fini;  mais  le  fini  ne  suffit  pas  à  le  réaUser.  L'infini  a  beau  multiplier 
le  fini  et  le  produire  toujours  plus  parfait,  le  fini  n'en  demeure  pas 
moins  incapable  de  le  contenir;  l'univers  ne  sera  jamais  adéquat  à 
l'idée  de  Dieu  :  la  contradiction  est  insoluble.  Le  panthéisme  croit 
la  surmonter  en  disant  que  Dieu  se  manifeste  dans  l'infinie  variété 
des  choses  finies.  Mais  cette  variété  est-elle  vraiment  infinie?  Reculez 
sans  mesuré  les  bornes  de  l'espace  et  du  temps ,  peuplez  ces  éten- 
dues de  myriades  de  mondes,  ces  siècles  de  multitudes  humaines; 
ne  vous  lassez  jamais  d'agrandir  vos  conceptions  :  vous  ne  ferez 
qu'un  essai  impuissant  de  dépasser  le  fini ,  vous  n'aurez  que  sa  né- 
gation et  non  pas  son  contraire,  ce  qui  le  présuppose  et  non  pas  ce 
qui  le  précède,  l'indéfini  en  un  mot  et  non  pas  l'infini.  Ce  Dieu  n'est 
donc  jamais  réalisé  en  tant  qu'infini.  Le  panthéisme  immole  inuti- 
lement la  personnalité  de  Dieu.  La  raison  qu'il  donne  contre  elle  se 
retourne  contre  lui.  Il  ne  résout  pas  la  difficulté,  il  en  crée  mille 
autres,  qui  toutes  naissent  de  cette  contradiction  suprême  que  je 
viens  de  signaler. 


Pi^u  n  existe  que  dans  le  monde,  Qa'estr^^e  h  dire2  Aii^i  le»  dés- 
ordresi  et  le^  fléaux  de  la  uat^cet  ^nsi  les  qjieri^as^  les  haines,  l^s 
iQ4)hears  qui  remplisseiri;  L-biMoîre,  tout  cela,  ce  aont  les  discordes 
intestines,  les  tragiques  aventures  de  Bien*  Nps  régirais,  nos  craintes, 
no^  Qspéra^ces  dégues ,  notre,  train  de  guep'e  f^n^  et  dCagitatiqns 
sans  tiiëve,  et  la  suprême  tri^ess^  de  la  mort  pour  consoler  ta^t 
d'ennuis ,  ce  n*e^  pas  notre  destinée  seulement  :  Dieu,  a*  composé 
sa  vie  de  toutes  les  nôtres  et  réunit  dans  la  sienne  toutes  leurs 
afflictions.  Ce  secret  soupir  ou  cette  haute  lament^jon  qui  monte 
sans  cesse  de  la  terre,  cette  plainte»  c'est  la  voij^  de  Bieu,  ie  temps» 
qui  ne  donne  que  pour  ravir»  qui  mêle  à  toutes  nos  joies  une  nie«" 
nace,  à  toutes  nos  fêtes  une  alii(rm^>  cette  inquiète  eit  tcisiie.  durée 
des  êtres  qui  passent  et  souffrent,,  est  ^ssi  celle.  dQ  DieH,  et:  chaque 
minute  lui  mesure ,  comme  à  Thomme ,  quelque  nouvelle  douleur. 
Le  christianisme  annonce  également»  il  est  vroi^  qql  Dieu  martyr 
chargé  de  nos  souffrances,  courbé  sous  nos  fardeaaa;  mai^  ses  mi- 
sères viennent  de  notre  libre  chute  et  non  pas  de  lui  :  il  ne  les  a 
connues  que  par  compassion,  et  réussit  à  les  terminer.  Sans  le  pan- 
théisme, elles  ont  Dieu  pour  auteur  :  s*U  en  souffre  >  c'est  par  sa 
faute;  s'il  cherche  à  s'en  relever,  c'est  pour  l.u^mé<ue^  Il  était  le 
roaitre  de  l'existence  et  n'a  pas  mieux  su  l'instituer.  Ce  qui  est  cha-- 
rite  sur  la  croix,  ici  devient  impuissance  ou  impéritie.  Rt  tout  cela 
en  vain  :  emprisonné  dans  le  fini»  Dieu  a  beau  faire,  il  ne^ réalisera 
jamais  le  rêve  d'infini  qui  le  tourmente ,  et  ce  rêve  désenchaatera 
tous  les  bonheurs.  Altéré  d'une  soif  brûlante  de  lui-mêncie,  il  ne 
pourra  jamais  Tétancher;  il  s'est  condamné  k  l'éternel  supplice  d'uu 
désir  toujours  inexaucé,  d'un  espoir  toujourj^  détrompé.  Le,  pajir 
théisme  promet  à  la  terre  les  félicités  divines,  et  il  ne.  fait  qu'éter-^ 
niser  en  Dieu  nos  infortunes  et  l^s  rendre  ainsi,  sons  ressources  eu 
celui-là  qui  seul  les  pouvait  terminer.  U  croit  ennoblir  l'univers;  il  n^ 
réussit  qu'à  dégrader  Dieu. 

Il  semble  nous  enivrer  de  Dieu,  nous,  le  prodiguer  en  toutes 
rhuses.  Encore  ici  il  nous  abuse.  Je  me  mets  à  chercher  son  Dieu; 
je  ne  dois  le  demander  qu'aux  choses  finies,  et  toujours  la  même 
contradiction.  En  elles,  ce  n'est  pas  le  Dicuvrai,  l'infini,  ce  ne  sont 
que  faux  semblans  de  lui  que  je  trouve.  EJllies  me  le  dissimHlentaus^ 
bien  qu'ellqs  me  le  manifestant;  ellçs  me  le  cachent  autant  qjulelles 
mêle  révèlent;  elles  ne  spnt  pas  sa  face,  ipais  son  masque.  Je  ne 
puis  chercher  Dieu  que  dans  ce  qui  n'est  pas  lui  ;  il  ne  se  donne  à 
jnoi  que  dans  ce  qui  me  le  refuse.  Comment  donc  le  trouver?  Tout. 


CRISE  MT  LA  PRUtMOmiB  AL11SMANDE.  15 

mêle  promet  et  tout  me  trompe.  Dans  ces  formes  fugitives  et  chan- 
geantes qui  s'offrent  à  moi,  je  ne  rencontre  que  ses  décevantes 
images,  lui  jamais,  lui  miHe  part;  je  ne  me  promène  que  parmi  (te 
vaines  apparences  de  Dieu.  Ge  monde  est  vide  de  lui  et  n'est  plein 
que  de  ses  fantômes.  J'e  serai  éternellement  séparé  de  celui  que  je 
ne  peux  m*empéf  her  de  toujours  poursmvre. 

Et  que  parlé-je  de  Dieu?  Dieu  n'est  pas  dans  ce  système,  il  ne  fait 
que  devenir.  Or^  te  devenir  suppose  nécessairement  la  permanence. 
Sous  ce  qui  varie  et  passe,  quelque  chose  doit  être  d'immuable  et  d'^ 
ternel.  Qu*y  a-t-il  ici  de  permanent?  Le  fliii  change  sans  cesse;  Vinfini 
dans  le  fini  se  métamorphose  continuellement;  ce  qui  seul  subsiste  sans 
changer,  c'est  donc  l'infini  en  tant  qu'infini.  Mais,  dans  ce  système, 
ce  n'est  rien  de  réel,  ce  n'est  qu'une  vaîiae  abstraction,  qu'un  néant. 
<rcst  là  le  triste  secret  qu'enfin  je  découvre.  C'est  là  le  deuM  que 
l'univers  s'efforce  de  déguiser  sous  toutes  ses  brillantes  parures.  C'est 
du  néant  que  tout  sort;  c^est  en  lui  que  tout  s'abkne;  son  affreuise 
nuit  enveloj^pe  tout.  Il  est  te  commencement  et  la  fin,  et  son  morne 
silence  me  répond  à. la  place  de  Dieu.  Ce  système >  avec  son  vête- 
ment sacerdotal  et  la  pompe  religieuse  de  sa  parole,  n'est  ami,  6  le 
bien  prendre,  comme  on  l'a  dit,  qu'un  athéisme  emphatique. 

Je  n'insiste  pas  sur  les  conséquences  morales  :  on  les  prévoit,  on 
les  a  souvent  signalées.  Dieu,  s'9  était  quelque  chose,  ne  serait  plus 
qa'un  inexorable  destin ,  cruel  surtout  à  lui-même.  Avec  ce  fatalisme, 
plus  de  liberté,  ni  bien  ni  mal;  avec  l'apothéose  de  rhumanité,  tontes 
les  passions  sanctionnées  comme  des  forces  divines. 

n  faut  q^il  y  ait  aujourd'hui  un  attrait  puissant  vers  le  panthéisme» 
car  il  est  le  grand  événement  de  la  pensée  contemporaine.  On  est 
assez  peu  surpris  de  le  trouver  chez  nos  voisins.  Leur  génie  imper- 
sonnel et  abstrait,  une  sorte  de  tendresse  pour  la  nature,  l'instinct 
de  l'infini  facilement  égaré  vers  ce  monde,  tout,  dans  leur  pensée 
et  dans  leur  imagination ,  les  y  prédispose.  Les  forêts  de  la  Souabe 
et  du  Harz  ont  vu,  comme  celles  de  l'Inde,  plus  d'un  enUiousiaste 
rêveur  se  perdre  dans  leur  secrète  nuit  pour  y  chercher  Dieu.  Ce- 
pendant jamais  le  panfiiéisme  n'était  en  Allemagne,  avant  ce  jour, 
général  et  avoué.  Hais^  chose  étonnante,  il  a  fait  aussi  invasion  en 
France  :  c'est  là  pourtant  où  il  devait  trouver  le  moins  faveur,  il 
répugne  trop  h  la  prérïsion  du  génie  national  et  à  uotre  vif  instfndt 
d'individualité.  Malgré  cela ,  nos  meilleurs  esprits  se  sont  laissé  sur- 
prendre. H  a  eiâVri^  de  brillantes  imaginations  et  séduit  de  généreuses 
intcffigcnces.  On  le  retrouve  dans *(av(]fésfe,  le  romfn.'Phistoire,  la 


16  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

philosophie  :  les  écoles  socialistes ,  celles  qui  de  tontes  ont  le  plus 
excité  Teffervescence  de  la  pensée,  relèvent  de  lui.  Il  s'est  insinué 
partout.  On  peut  suivre  ses  traces  jusque  dans  les  œuvres  et  les  sys- 
tèmes qui  ne  lui  appartiennent  pas.  Sa  fascination  a  entraîné  nos  plus 
beaux  génies  à  des  erreurs  bien  peu  faites  pour  eux.  Le  poète  de  la 
patrie,  Béranger,  oublie,  dit-on,  la  France  pour  je  ne  sais  quels  rêves 
humanitaires,  et  la  plus  chaste  de  nos  muses  profana  un  jour  sa 
voix  suave  à  chanter  les  orgies  orientales.  Que  dirai-je  encore?  Ober- 
joann ,  René ,  Lélia ,  dont  Tinquiet  tourment  fut  si  bien  le  nôtre , 
xi'étaient-ils  pas,  dans  les  s(ditudes  où  s'enfuyaient  leurs  âmes  bles- 
îsées,  les  premières  victimes,  les  tristes  précurseurs  d'un  dieu  impuis- 
sant et  funeste?  Si  de  ces  hauteurs  nous  descendons  à  la  foule,  que 
irouvons-nous?  Chez  les  jeunes  imaginations,  l'enthousiasme,  le 
'Culte  de  la  nature;  chez  tous,  un  fatalisme  qui  inspire  une  vaste  in- 
différence, et  dans  ce  scepticisme  pourtant  laisse  subsister  une  con- 
viction, celle  de  la  raison  et  de  l'unité  de  toutes  choses;  le  ciel  désert, 
et  les  espérances  toujours  plus  pompeuses  d'une  terre  enfin  prospère; 
puis,  sur  lés  ruines  de  tout  ce  qui  est  individuel,  caractère,  devoir, 
dévouement;  sur  les  ruines  de  la  famille,  sur  les  ruines  de  la  patrie, 
l'autel  élevé  au  nouveau  dieu,  à  l'humanité;  n'est-ce  pas  là  toujours 
la  même  influence? 

Lorsqu'une  erreur  captive  l'élite  des  esprits  et  se  répand  dans  la 
multitude,  elle  cache  à  coup  sûr  quelque  grande  vérité  dont  le  temps 
est  venu.  Nous  ne  pouvons  plus  désormais  croire  à  un  Dieu  séparé  du 
monde  et  borné  par  lui ,  ni  voir  dans  l'histoire  une  aventure  pure- 
ment humaine,  livrée  aux  caprices  des  volontés  individuelles,  sans 
loi  ni  raison.  Nous  ne  pouvons  plus,  en  un  mot,  admettre  le  Dieu  fini 
et  le  monde  athée  du  déisme.  Cela  s'explique  en  Allemagne  par  le 
développement  de  la  pensée,  ailleurs  par  les  évènemens  politiques. 
Ce  qui  se  passe  depuis  un  demi-siècle  agit  puissamment  sur  les  es- 
prits. Les  barrières  des  castes  sont  tombées,  celles  des  peuples  s'abais- 
sent. Des  espérances  qui  naguère  auraient  paru  des  utopies  nous 
animent  et  nous  aident  à  traverser  ces  jours  mauvais.  L'humanité  ne 
3t  voit  plus  à  jamais  déchirée  en  lambeaux,  infirme,  divisée  contre 
elle-même.  £lle  fait  un  rêve  généreux  de  paix  et  d'union.  Il  lui  est 
apparu  dans  l'avenir  une  image  glorieuse  de  justice  et  de  charité , 
laoréole  allumée  aa  front.  C'était  elle.  Alors  elle  a  eu  comme  une 
illumination  soudaine;  elle  s'est  reconnue  divine.  Son  {>Qssé  s'est 
aussi  transfiguré  :  elle  a  retrouvé  dans  l'antique  Orient  d'augustes  et 
sncprdpt^fçs  origines;  oUe  a  compris  que  J)ip\x  vjt  et  veiit  se  mm- 


CRISE  DB  L4.PPIJU)50PHIB  AJLLEMANDE.  17 

tester  en  elle.  En  môme  temps,  comme  si  tout  concourait  à  la  même 
fm ,  le  progrès  des  sciences  nous  montrait  partoiit  dans  la  nature  ta 
vie  et  la  raison ,  c'est  dire  Dieu  encore.  Nous  ne  pouvons  donc  plus 
nous  contenter  du  déisme;  il  est  irrévocablement  dépassé.  Nous 
avons  le  sentiment  profond  de  Timmanence  de  Dieu.  Or,  Ttdée  d'un 
Dieu  personnel  a  toujours,  jusqu'ici,  été  mêlée  de  déisme.  Il  était 
donc  naturel  de  n'en  plus  vouloir  dans  le  premier  effet  de  la  réaction, 
et  de  se  jeter  dans  l'e^i^cës  contraire.  Nous  ne  pouvons  y  demeurer; 
nous  cherchons  un  Dieu  personnel  et  distinct, du  monde  conune 
celui  du  déisme,  et  à  la  fois  universel  et  immanent  comme  celui 
du  panthéisme.  Cette  transformation  des  idées  de  Dieu,  du  monde 
et  de  leur  rapport  remue  toutes  les  questions  :  eUe  est  la  crise  qui 
agite  et  trouble  aujourd'hui  l'esprit  européen. 

Je  reviens  à  Hegel.  Son  système  régna  bientôt  en  Allemagne.  Il 
était  d'autant  plus  difficile  de  ne  pas  l'accueillir  qu'il  était  l'inévitable 
conclusion  de  ceux  qui  l'avaient  précédé.  Les  systèmes  de  Kant,  de 
Fichte,  de  M.  Schelling,  se  déduisent  les  uns  des  autres  et  ne  for- 
ment, en  un  sens,  qu'un  système  unique.  Fichte  ne  fait  que  porter 
à  leurs  extrêmes  conséquences  les  principes  de  Kant,  et  M.  Schelling 
ceux  de  Fichte.  Toutes  ces  pbilosophies  se  succèdent  comme  les 
momens  divers  d'une  même  méditation  qui  se  termine  au  pan- 
théisme de  Hegel.  C'était  comme  un  bloc  de  marbre  que  tous  ces 
maîtres  de  la  pensée  avaient  sculpté  :  le  dernier  coup  dé  ciseau  ve- 
nait d'être  donné,  la  statue  était  achevée,  elle  était  parfaite;  seu- 
lement elle  avait  pour  piédestal  le  tombeau  de  toutes  nos  croyances. 
Ce  fut  une  grande  tristesse  quand  on  s'en  aperçut,  mais  on  fut  loin 
de  le  voir  tout  de  suite.. On  alla  même  jusqu'à  saluer,  dans  la  nou- 
velle philosophie,  le  messager  de  paix  qui  conciliait  la  foi  et  la  raison. 
Cela  peut  surprendre;  mais  on  est,  en  Allemagne,  aussi  lent  à  pré- 
voiries conséquences  d'un  sy&tëntie  que  subtil  s'il  s'agit  de  remonter 
aux  principes  des  choses*  On  y  a  un  désintéressement  de  la  pensée 
aisément  crédule,  avec  cela  un  tel  ^désir  de  science ,  un  si  profond 
instinct  religieux,  un  si  vif  besoin  de  les  unir,  qu'on  est  toujours 
prêt  à  se  flatter  d'y  avoir  réussL.  La  mysticité  qu'affecte  le  langage  de 
Hegel  aidait  encore  à  l'illusion.  L'idée  en  soi  ou  la  logique  était  le 
Père,  le  monde! le  Verbe,  leur  union  le  Saint-Esprit;  la  chute,  le 
relèvement,  l'incamatioB^  rien  ne  manquait,  poitir  qui  se  laisse 
prendre  aux  mots.  On  croyait  voir^un  terrae'au  long  divorce  de  la 
théologie  et  de  la  philosophie,  Kant,  le  père  dn  rationalisnle ,  avait 

TOME  T.  i 


18  IffiVUK  BBS  imim  If^NDES. 

été  au  Christ  son  auréole;  le  dieu  n'était  plus  demeuré  qu'un  mora- 
liste*  Fichte  avait  atmonoé  un  jour  à  léna  que  dans  quelques  années 
le  cbristiaDisme  s'existerait  pîus.  ScheHing  n'avait  pu  se  disculper 
de  spiDOfikme.  Ou  accueillit 4one  avec  boniheur  une  philosophie  plus 
séYèrenent  rationnelle  que  les  précédentes,  et  dont  les  formules 
étaient  d'une  scrupuleuse  orthodoxie. 

Hegel  fut  à  son  apogée  en  1808,  au  moment  où  il  se  vit  soutenu 
jHir  un  concours  assez  nombreux  pour  pubKer  les  Annales  de  Berlin; 
on  assure  même  que  le  gouvernement  soutenait  ce  journal.  Ce  fut 
aussi,  il  est  vrai,  le  moment  où  la  déOance  s'éveilla.  On  se  posait  avec 
inquiétude  plus  d'une  grave  question  :  on  se  demandait  surtout  si  la 
distinction  du  xionde  et  de  Dieu  était  assez  vivement  accentuée. 
Mais  des  théologiens  respectables,  des  hommes  de  talent  et  de  piété, 
se  déclaraieDt  pour  Hegel.  Il  était  lui-même  sobre ,  circonspect ,  et 
ne  montrait  rien  de  révolutionnaire.  Il  ne  songeaR  pas  à  détruire  : 
il  paraissait  plus  jaloux  d'ex^quer  le  passé  que  de  troubler  le  pré- 
sent ou  de  préparer  l'avenir  :  cette  réserve  le  fit  même  reculer  de- 
vant la  conclusion  de  ses  principes.  Il  semble  quelquefois  hésiter, 
et  l'on  peut  trouver  dans  ses  ouvrages  des  propositions  qui  ramènent 
au  théisme;  mais  ce  sont  là  évidemment  des  inconséquences.  Hegel, 
en  un  mot,  était  assez  diSërent  de  son  i^stème.  Il  montra  aussi  la 
même  retenue  en  politique.  Tout  ce  qui  est  réel  est  rationnel,  tout 
ce  qui  est  rationnel  se  réalise ,  avait-il  dU.  On  peut  s'armer  de  oe 
principe  pour  maintenir  ce  qui  est  et  pour  consacrer  tous  les  progrès, 
pour  demeurer  stationnaire  et  pour  provoquer  des  révolutions,"pour 
légitimer  lequiétisme  politique,  comme  aussi  l'impatiente  ardeur  des 
changemens.  Il  justifie  tout  acte  lorsqu'il  est  accompli;  mais  inter- 
prété d'après  l'ensemble  du  système ,  il  appelle  à  un  progrès  inces- 
sant, Hégei  fit  de  son  principe  un  usage  très  timide.  On  commença, 
dans  son  écdb^  par  ne  traiter  guère  bien  ie  libéralisme,  on  Fy 
trouvait  banal.  Hégd  n'alla  pourtant  pas  jusqu'i  défendre  le  réginoe 
absolu  de  la  Prusse.  Dans  la  firemiàre  ^tiôo  de  la  Philosophie  du 
Droit  fil  propose  ppur  idéal  lamonarchie  tempérée  et  représentative; 
iinais  il  fj^ie  d'uft  ton  chagrin  et  équivoque  des  institutions  qui  lui 
somt  9éoea$«inement)  liées,  fians  publia,  après  da  mort  de  Jiégel,  une 
nouvelle  éditiion  dejla  PhilosopMe  du  Droit ,  et  U  dit  ^aos  la  préface 
que  c/^  Q|iv»rfi^e  semMe  être  fait  d(U  brpAze  de  la  liberté,  il  y  a  en 
effet  4ms  cej^te  ^?<^n^  édilî^n  un  progrès  «sensible  vers  les  idées 
libérales»  E6t-oe  Ut  ^w  i^m  ofice  de  Gans  ou  un  changement  de  son 


CRISE  nmiMJk  WIOOMPBR  A».1JUiANDE.  IV^ 

nuHttre  vers  la  fia  de^sa  vttf  Vi«)bm  aM-Sqiu^eMs,  te  8|iiritttel  ef^ 
vigoaroaxiadYennirecto  ^Mgny^  sutfbrlWeii  oMOflièr^^M  pMeipes 
Ubéiw»  aveiele  sfsièiie'de  HëïpeL 

Hég^  ftit»  «B  t8M,  eirteté  pai^  le  dwlèra  <iit  aèyîMfit'ABeritff. 
Sa  nort  ne  fit  qae^ooner  «le  lHKa»mii^elke'  à  son  ëe^lé.  IHgd  tel»- 
rorisait  un  penr  a»  di6ci|ilea;  ilnrreeoàÉaissaiifaa  pcnir  %iem  fiiM 
GMu  foi  se  céolaiBaieiili  d»9a»  Ben;  fi  ne  méttèigesit' guère  ceat*  foi 
R avaieiU {ne aai» sa  piMée  b so^grâ.  U» sarsasme  le»  4t$i?ré4RaK 
bieBâéft^  Oa  raconte  &  ce  sujet  pta»  d'une  anecdote'  plàisatite.  Heu- 
niog  s'était  renda  à  Hegel  à  discrétWn ,  il>^  iMNnait  4  copier  Mife 
sa  maaîère.  Cest  d»ltti  que  lematlre  dll>uâf  foop  :  R  n'y  a  qu'Hit  de 
mes  disdfles  qu  mfaili  coniprisv  et  enoore  itt^a«-tMf' mai  compris.^ 
Hégd  y  prenait  peine,  &  yrai  dil*e  r  ff'  est'  difieilé'  éé>  ât^mer'  à  sa 
pensée  une  expressmii  pk»:  iviéraiev  Iie>st}4<e  de  Hegel'  eSV  abstrait 
sans  être  net;  sa  phrase* péQîirfe,  enobefétrée^  sembteseniouvoir 
leurdementi  dans  le  vide;  jamais  sibyHe  nf  a  mUiênw  protégée  ses"  areanes. 
Les  diasiples  de.  Hegel  fîirenl;  après  sa  moit  pCas  libres  dans  leurs 
mouvemens.  Dans  son  système,  il  n'y  a  qu'un  principe,  et  ce  principe' 
fit  tous  ses  sfffWJL;  1»  réserve:  du  maître  ne'l€»>  soutenait  plo^  Dans 
l'école,  il  y  avait  deux  tendàsces,  elles  se* proosMérent  toujours 
davantage.  Au  côté  droit ,  Marbeineke»  fiablei^  flDscb^l,  Rosen- 
kranz  et  quelquesaulDesciul  aiefforcent  de  concillèt  le  théi^ffué*  mee' 
la  doctrine  de  tU^l^  an  centre,  Midlelet^à  lagambe;  Ites^taiS' héri- 
tiers, je  ne  dis  pas  de  l'îesprtt  de  Hegel,  mais  des»  pMfcsophie,  jeune 
et  nombreuse  phalange,  ardenteà  batftreenbrècheteiebristiani^e, 
  renveiaec  les  «ieiUas  instituti(ins>  fr  provoquer  une  vaste  révoltafion. 

Ce  parti)  a  d'inooateslaMes  mérites.  Ses  éferivaiftë  estpesenir  avec  ' 
clarté  Ife  système  jusqu'alors  si  peu  accessible- de  Bëgel.  Ils  apportent 
dans  les 4>écuIations  abstraites  une  lucidité' dont  il^  ont  dlHmé  les 
premi^s  Texemple  en:AHemagne.  Us  savent  pendre*  la  pbHosopbie 
populaice*  ei  pratique;  ils  l'ont  fait  descendl*e  dé  l-éoote'  dans*  lft<  (riace 
publique,  et  Font  intéressée  à  tous* les  évënemens  du  jour.  Il^'ont 
enfin  renoncé  à  cette  duplicité' trop^oommune  en  Allemagne  et  conn 
plaisante  &  cadtes,  sousle  langage  de^ta  foi,  des^pensé^es  destructives 
du  christianisme.  C'était  tromper  les  simples  >  ^t  souvent  s'abuser 
soi-même.  Ils:ont  rejeté  ces  aitiflcesw 

Cette  sincérité  distingue  l'ouvrage  de  Strauss^ sur  la  vie  de' Jésus. 
On  sait  la  profonde» impoession  qu-il  produisit  sUr  MUemagne;  II' fut' 
interdit  en  Bavière;  on  parlait  en  Prusse  d'en  fhire  autant.  Pour  la 
première  fois,  TAUQuiagne  voulait  détourner  les^ lèvres  du  fruit  de  la 

2. 


39  ftJBYUE  9R»  BfiCX  MONDES. 

science.  Quelle  amertume  hii  avaitrelle  donc  trouvée?  Strauss  ne 
disait  {)purtant  rien  de  nouveau,  il  ne  faisait  que  réunir  les  opinions 
éparseSy  conclure  aveclogique ,  et  cette  conclusion  qui  s'imposait 
fatalement  aux  esprits,  qui  résumait  la  vraie  pensée  de  T Allemagne, 
était  |l*apo$t9Sie.  Qn  aurait  été  triste  à  moins.  On  vit  alors  ce  que 
cftdiaient  les  formules  de  HégeL  Strauss  ne  permettait  plus  de  se 
méprendre.  UdévoitoU  avec  une  cruelle  franchise  le  sens  des  paroles 
(j^'on  répéjtait  sans  les  bien  entendre.  On  connaît  son  résultat.  Jésus 
n*est  qu'un  symbole  de  Thumanité;  c'est  d'elle  qu'il  faut  entendre 
ce  que  le  mythe  éyangélique  disait  de  lui.  £lle  est  la  raison  divine 
incarnée  dans  une.  forme  fioiie;  elle  est  fille  d'une  mère  visible  et 
d'un  p^re  invisible,  de  la  nature  et  de  l'esprit;  elle  a  la  puissance 
des  miracle3,  car  elle  se  soumet  toujours  mieux  la  nature,  et  lui  com* 
noande  avec  autorité.  Cest  elle  qui  soullre  et  qui  ressuscite  de  toutes 
les  morts.  Elle  est  sainte^  car  son  développement  est  nécessaire,  irré- 
prochable donc,  et  le  mal  n'est  qu'une  infirmité  de  l'individu ,  il 
n'existe  plus  dans  l'espèce.  Cela  était  net  et  ne  laissait  plus  d'équi- 
voque. 

Strauss  acheva  son  œuvre  de  destruction  dans  sa  Théologie  chré- 
tienne. Il  y  attaque  l'un  après  l'autre  tous  les  dogmes  de  l'église , 
comme  il  avait  auparavant  attaqué  tous  les  faits  de  l'Évangile.  U 
ébranle  sous  les  coups  de  sa  dialectique  les  croyances  qui  sont  la 
fo;*ce  et  la  consolation  de  l'homme,  et  cela  sans  la  moindre  émotion 
de  haine  ou  de  pitié,  sans  joie  et  sans  douleur.  Pourquoi  s'en  étonner? 
Ne  vous  y  trompez  pas,  ce  n'est  pas  lui  qui  parle  :  encore  ici  il  n'ap- 
porte pas  un  seul  argument  nouveau.  Il  se  fait  l'historien  du  doute  de 
l'humanité.  Cette  critique  n'est  pas  la  sienne,  elle  est  celle  des  siècles. 
Il  se  borne  à  résumer  leur  discussion  :  son  livre,  écrit  avec  une  pré- 
cision géométrique  et  une  froide  clarté,  n'en  est  que  le  protocole. 
Strauss  cependant,  malgré  son  désir,  n'a  pas  réussi  à  être  entièrement 
impartial.  On  ne  peut  méconnaître  l'influence  que  sa  conviction  phi- 
losophique a  exercée  sur  cette  histoire.  Il  a  le  tort  de  prendre  le 
système  de  Hegel  pour  le  suffrage  définitif  de  1  esprit  humain.  On 
devine  ce  qui  lui  reste  de  tous  les  débris  de  nos  croyances.  Dieu 
n'existe  que  dans  la  nature  et  l'humanité  :  l'autre  monde  est  donc 
une  superstition  :  plus  de  ciel,  plus  d'immortalité.  Strauss  s'abuse  :  il 
peut  connaître  les  lois  de  la  logique,  il  ignore  le  reste  de  l'homme. 
Cette  triste  et  vulgaire  sagesse  ne  nous  suffit  pas,  elle  ne  demeurera 
pas  long-temps  la  nôtre. 

Strauss  devait  être  dépas$é.  Dans  ce  93  de  la  logique  «  il  n'est  que 


CRISE  DE  LA  PHUjOSOPHIE  AIXBMAl^E.  91 

de  la  Gironde;  nous  allons  voir  les  noi^veaux  jacobins.  Il  garde  encore 
du  moins  ce  nom  de  Dieu  qui  rassiu*e  partout  où  on  le  trouve  c 
Tathéisme  fut  franchement  proclamé.  C'est- dans  les  Annales  de 
Halle  que  les  jeunes  hégéliens  développèrent  les  extrêmes  consé- 
quences de  leur  philosophie.  Les  Annales  de  Halle  commencèrent  à 
paraître  en  1838.  Elles  n'avaient  pas  d'abord  de  tendance  très  dé- 
terminée :  rédigées  avec  un  grand  talent,  elles  devinrent  bientAt  une 
des  revues  les  plus  importantes  de  TAllemagne.  Les  ajBEsiires  de  Co^ 
logne  leur  donnèrent  une  couleur  plus  décidée.  Gôrres  avait,  daus 
son  Athanase,  soutenu  avec  fanatisme  les  droits  de  Rome.  Léo, 
professeur  d'histoire  à.  HaUe,  défendit  avec  non  moins  de  violence 
le  principe  protestant.  Ruge,  directeur  des  Annales  et  de  la  gauche 
hégélienne,  Gt  une  critique  de  sa  brochure;  Léo  riposta  par  un  libelle 
contre  les  jeunes  hégéliens.  Ceux-ci  se  prononcèrent  dans  les  An^ 
nales  sans  plus  de  réserva; j  et  y  attaquèrent  ouvertement  le  christia- 
nisme: ce  fut  un  devoir  pour  qui  ne  partageait  pas  ces  vues  extrêmes 
de  rompre  avec  eux.  Ijq&  Annales  passèrent  dès-lors  sous  l'influence 
exclusive  de  la  gauche,  et  dévièrent  de  plus  en  plus  vers  une  polé- 
mique aveuglément  passionnée* 

Il  ne  fut  plus  besoin ,  pour  y  écrire,  d'avoir  fait  ses  preuves  dans 
les  lettres  ou  les  sciences  :  il  ne  fallait  que  s'approprier  quelques  for- 
mules de  Hegel,  jurer  foi  au  drapeau,  et  s'inspirer  de  toutes  les  pas* 
sîons  du  parti.  Le  gouvernement  prussien  s'était  d'abord  montré 
favorable  à  Fécple  de  Hegel;  le  ministre  d'Altenstein  lui  avait  donné 
l'hégémonie  dans  les  universités  de  la  Prusse.  Mais  ces  dispositions 
avaient  changé  depuis  l'avènement  du  roi  actuel  :  la  Prusse  ne  fut 
plus  dès-lors,  pour  les  Annales,  le  pays  des  lumières  et  de  l'intelli- 
gence; elles  ne  cachèrent  pas  plus  leur  pensée  sur  la  monarchie  que 
sur  le  christianisme,  et  prirent  pour  mot  d'ordre  liberté  absolue  dans  ' 
tous  les  sens.  Il  survint  ainsi  des  dilBcultés  qui  forcèrent  le  rédac- 
teur à  quitter  Halle  pour  Dresde,  et  la  revue  devint  une  feuille  quo- 
tidienne sous  le  titre  d'Annales  allemandes.  La  nouvelle  feuille  ne 
garde  plus  aucune  retenue.  Les  Annales  ne  sont  guère  aujourd'hui 
qu'un  pamphlet  périodique;  leur  ton  est  dédaigneux  et  arrogant,  leur 
critique  haineuse  et  virulente;  c'est  de  la  colère  plus  que  de  la  science. 
Il  suffit  de  la  chair  et  du  sang  pour  penser  ainsi,  il  ne  faut  pas  de  la 
philosophie,  disait  à  ce  propos  Marheineke.  Leur  parole  est  juvénile, 
emportée ,  hautaine  et  mordante ,  je  voudrais  dire  spirituelle;  mais 
les  écrivains  des  Annales  prennent  l'insulte  pour  de  la  malice,^  et  le 
pugilat  pour  la  lutte  :  de  la  friyoHtë.Us  ont  la  suffisance  sans  la  grâce; 


ils  ont  pris  <fe  nous  rëtoordem ,  et  Font  ensuite  bottée  h  Fécayëre 
pour  Iqî  faire  passer  lé  Ktlin .  Leurs  amis,  nos  fimnanitaires ,  ont  pris 
de  rADeinagne  à  lenr  tour  le  broniBard  et  la  pesante  emphase.  Cest, 
des  deux  côtés,  générensement  débarrasser  ses  voisins  de  ce  qalb 
ont  de  pire.  Bnino  Baner  et  Fenerbach  sont  les  deax  coryphées  des 
AfiHaks^:  fb  font  onvertement  profession  (fàthéisme. 

Bnmo  Baner  s*est  d*aboni  rapproché'  d*Hengstenberg,  an  des 
théologiens  les  pins  distingués  de  rAIlèmagne,  et  de  tons  le  pins 
strictement  orthodoxe.  Il  désirait  une  place.  Le  ministre  d'AItenstein 
lui  fit  entendre  qu'il  n'en  obtiendrait  point,  tant  qu'il  se  montrerait 
piétiste.  Brun»  Baner  ne  se  fit  pas  prier  :  il  écrivit  sans  hésiter  contre 
H engsleiiberg  :  dès-lors  chaque  jour  Fa  vu  phB  violent  contre  le  chris- 
tianisme. Il  y  a  dans  cet  homme  je  ne  sais  quoi  de  sombre  et  d^nn- 
piacabie  qmt  repousse  comme  une  fureur  déicide.  Il  obtint  la  phce 
qu'il  avait  paj^ée  si  dier:  il  vfent  de  la  perdre  en  voidant  trop  bien  fii 
mériter.  Il  avait  anHisfbis  réfuté  Strauss  :  dans  un  nouvel  ouvni^ 
il  Ta  délassé  et  Taccuse  d*èquivoque  et  de  mysticisme;  il  ravale  i 
plaisR*  théologie  et  théologiens.  A  quoi  servent-ils,  en  effet,  depuis 
quH  n'y  a  plus  de  Dieu?  Bruno  Bauer  occupait  pourtant  une  dâire 
de  thé<4ogie,  et  s'en  servait  pour  professer  son  attiéisme.  Le  minisire 
des  caftes  consuHti  les  bcultés  protestantes  de  la  Prusse  :  cette  afSnre 
fit  grand  brait;  Bruno  Bauer  finit  par  perdre  son  procès  et  fioft 
destftné. 

FeoeriMicii  ne  pensa  pas  non  plus  toujours  comme  9  le  fait  aigonr- 
dlnri.  D  inrlioa  d'abord  an  mysticisme  et  se  destinait  h  la  théologie. 
Lloffaieacc  de  Hegd  cIttBgea  ses  projels,  et  le  fit  se  vouer  aux  études 
fMofophiqnes.  B  eut  à  se  pfansdre  des  piétistes  dTrtangm;  leurs 
tort»  reiaspérèrent  et  décidèrent  sa  haine  pour  le  christianisme.  Ce 
fint  un  eoneni  juré  :  sa  vive  iffiagination  et  son  caractère  fougueux 
De  fyfmaésseÉt  pas  de  mesme;  son  talent  sert  bien  sa  colère.  Son 
Irvre  §or  le  driiîunisDie  est  celui  qui  a  le  plus  atlii^  F  attention  après 
ceux  de  Bbrmm.  Cest  font  autre  diose  cependant  :  ne  cherdiez  pas 
iii  la  bmàefor  et  Timpaitiafité;  ce  n'est  plus  de  la  science,  c'eSI 
reaafiorteaient  est  le  sopUsme  de  la  passion.  11  y  a  dans  ce  fiire  de 
f 7iDf|«ei»  Uaipbèroes  qui  font  pem*,  et  des  pages  in^nrées  d'une 
fMi^nrte  ironie  f-tmin  Ken.  Strauss  se  seat,  pora*  aAtaquer  le  chris^ 
tumme,  de  îlaMmrt  cA  de  la  raison.  Feuerbadi  dioisît  une  arme 
]ilui  lèf^bpt;  m  discKsmi  a  m  ixâèr&t  totit  pratique  :  il  fait  de  la 
jmdbàkn^.  On  A  fqw  le  dnisfiansme  répond  aux  besoins  de 
raK  :F«BBrtindi  Mie  lie  pas,  sw  liieTuit  dans  rËvangfle^pt'unc 


CRISE  ng  JA  JPHPLÛSOPPIE  À^fJfSHAimE.  tS 

mythologie  imaginée  par  le  cœar  humain.  Cest  toajom*s  le  cm-ieux 
procédé  de  la  critique  moderne.  Le  christianisme  n'est  pas  entiè- 
rement faux  :  il  est  une  figure  de  la  vérité.  Seulement,  nouvelle 
étrange,  la  vérité  qtfll  caclie  est  Fathéisme,  et  la  charité  sert  de  sym- 
bole à  l'égoîsme^.  La  reUgion  i^st  qu'un  3^ag^  éveillé ,  qd'um  illu- 
sion d'optique ,  dont  (m  pieut  mwtenaat  calculer  les  lai^«  L'huma- 
nité, dans  Strauss^  est  encore  rittcarnatiofi  de  Dieu:  ici,  pim  n'est 
que  le  spectre  solaire  de  Thmcpanit^,  Ujn'aiuM^ne  réalité.  F«4ierbach, 
avec  ceux  qui  donnent  du  chrisUiuU&me  4in^  ioteoprétatton  mytUque, 
n'omet  qu'up^  chose^  pour  xendre  .son  ^explication  plausible,  c'est 
l'expiation.  H  est  vrai  que  c'est  Ja  pensée  ^préme  du  du'istianisnïe- 
Du  reste,  ses  déduji^tions  ne  4nfitQqi&€;Dt  pas  d'une  perfide  adresse. 
Feoerbach  flotte  aos  grossiers  pencfians  :  c'est  là  sa  ÇaiUe^^  ^  sa 
force.  Mais  attendons  la  liiu  L'^iinour  de  jsoi  remplacera  l'amour  de 
Dieu;  chacun  vivra  en  ce  moade  comipe  le  cœur  lui  4ira.  ^e  vous 
inquiétez  pas  des  autres  :  le  meilleur  jsoud  à  prendre  d'eux  est  de  ue 
songer  qu'il  vous;  tous  oos  défauts,  tous  nos  travers,  toutes  nos  pas- 
sions^ se  font  éguilibr^  et  composent  une  humanité  parfaite.  C'est  i 
peu  près  la  belle  4éçauve£te  de  Fourier.  Je  n'ai  pas  tout  dit  :  Mépbi&- 
tophélës,  sous  le  J}onnet  de  docteur  allemand,  a  des  accès  de  candeur 
<;^.gât£ot  ses  affaires.  Savez-voi;vs  fie  que  Feuçrbacb  <ait  des  sacre- 
meos  de  l'église?  |1  y  voit  encore  des  symboles  d'éternelles  vérités  : 
tarés  sërieuseBfeent  il  les  retient  dans  ;son  athéisme.  Au  lieu  du  bap- 
tême, c'est  fort  siw^,  des.  biBûns  d'eau,  froide  :  l'eau  renouvelle  tout 
l'être,  j)urifie  l'esp^  et  le  coips,  .le  frisson  qu'€)Ue  domie  fait  magi- 
quement tomber  nos  fatigues  et  nos  soucis;  enfin  c'est  toute  une 
litanie, mystique  de  l'eau  daire.  L'eucharistie,  vous  le  devinez,  c'est 
la  table.  Manger,  boire  et  se  laver,  voilà  I^s  rites  de  la  nouvelle  hu- 
manité :  le. restent  superstjUon.  Fenjçrbadi  avoue  naïvement,  dans 
oe  merveilleux  ^bs^itiie,  que  tout  f^ semblera  bien  vulgaire;  mais  11 
nous  avertit  que^  s'il  yaiK^  dévol^n  à  garder,  c*est  oeHe  du  trivial.  Il 
jdntiiceshautes.yAiesdes^epjtiUesi^ses  démagogiques,  et  tonne  contre 
les  tyiaos.  En  v^fib^f  çes,pfii;ivretés  Jie^ont  pins  de  la  philosophie. 
fe  viens  de  l;râcer  le  /^ve]lj99j[^ent  de  l'école  hégélienne.  Le 
Hialtre  cootint  par^r^erve<^âava^  ^Feffr.  Strauss  nia  le  Christ, 
le  cjel  et  l'jûnniQirtalîté.^JL^  4^na^  fUl^mandfis  eflacèrent  ce  nom  dis 
Dieu  q^i  ne  ^emf)l^>  9pir^  JtQut  cela^  .^c^u'we  iinportune  inut^ité. 
Chaque  pas,  sur  ce  triste  chepûn,  jmf»  fi'^fàt  r^incontrer  quelque 
Bonvelle  mine;  à  la  fin  il  nous  estre^.le  Aéfuit.  Cette  mtique  n'est 
plQ$  la  mienne  :  c'i^  i*Jl^tistoîre  f^irû^f^ii^is^spîpij^e  la  £^, 


2&  KCTTE  BES  VEVX  MOSOtS. 

n. 

50rTCJkC  STSTtXC  SE  M.  SCBELLIKC. 

l'fM?  réaction  était  inéntable;  elle  ne  fut  gnère  d*abord  qn'nne  &- 
pîitfr  d'école  et  de  haute  philosophie.  Mais  Strauss  attaqua  le  chrfe- 
tianl<»ne  :  c'était  un  suprême  péril;  chacun  s'émut,  tinrent  ensoite 
les  déclamations  politiques  des  Annales  allemandes^  qui  donnèrent 
fnii  hégéliens  de  noureaux  adversaires. 

L'oppfisitioD  philosophique  compte  une  foule  de  penseurs  coàSséî^ 

I  ontre  Hegel,  et  qui,  du  reste,  sont  assez  peu  d'accord  entre  cttx.  La 
phipart,  formés  h  son  école,  retiennent  sa  logique,  sauf  corrections, 
et  combattent  son  panthéisme.  Le  fils  du  grand  Fichte  se  distingue 
{>flrmi  eut.  Il  dirige  une  revue  philosophique  où  Ton  remarque,  au 
inilieu  d'aKicles  un  peu  diffus,  des  critiques  heureuses,  et  toujours 
de  la  sag<îssc  et  des  intentions  élevées.  Fischer  et  Weisse  sont  de  fa 
même  école.  Cette  école  ne  fera  pas  des  progrès  décisifs  :  elle  montre 
])efi  dliivention  et  un  esprit  plus  judicieux  que  profond;  en  lui  doit 
moins  des  idécîs  nouvelles  qu'un  arrangement  nouveau  d'idées  an- 
ciennes. Kll(î  volt  avec  raison  dans  la  liberté  le  principe  qui  sauve  du 
|)aiithélsm(%  et  elle  conserve  cependant  plusieurs  des  vues  fatalistes  de 
llégel.  RIU»  n'a  pas  encore  dissipé  le  charme  qu'il  semble  avoir  jeté 
hur  la  pensée  de  son  pays  :  elle  n'a  retrouvé  que  la  moitié  des  paroles 
(|ui  (loiviMit  le  rompre.  —  Troxier,  Krausc,  Chalybée,  bien  d'autres 
enrore,  se  sont  également  tournés  contre  lïégel.  — A  part  et  seîd, 
ll(Ml»nrl  bataille  un  peu  contre  tons.  On  n'a  pas  d'abord  voulu  tenb 
coHipte  (le  lui.  L'Allemagne,  cette  terre  de  la  critique,  est  aussi  celie 
nû  l'on  Jun^  le  plus  sur  la  parole  du  maître.  L'héritage  trop  bien 
(M  i  epté  (fe  tant  de  grands  génies  avait  fini  par  appauvrir  la  pensée 
(le  H(ui  oiijîlnalllé,  ll(^rlmrt  vint  (Vonder  ce  superstitieux  respect  de 
lu  trailitlon  philoMophl(|ue.  Il  a  voulu  ne  rien  devoir  qu'à  lui-même: 

II  ni*  IliMil  complo  (h^H  autres  que  pour  les  attaquer;  il  a  osé  toct 
i(MMMnnien(M»i',  cH  il  a  pn^^que  réussi  6  tout  achever  à  force  de  pcr- 
m^^éraïue,  de  MiK«(il(N  et  dlnvention.  On  peut  prévoir  le  résultat  : 
(|U(^l(tiioM  bliarverli^s ,  beaucoup  d'idéc^s  nouvelles,  et,  en  dépit  de 
lui  MiOiMo.  I(^  cmliel  évident  de  son  époque,  fl  a  le  mérite  d'aroir 
In^hh^  niir  rhulivl(lunll((> ,  efnicée  du  monde  par  aiie  logique  qui  ne 
(  oMi|Mond  (|U(^  rab^trall  et  runlvers(;l. 

M'ilt)  lo  phiiii  (Il  iKiunI  aHHurément  et  le  phis  remarquable  des  ad- 
«  MMin^M  do  llt^ifoli  i'^\\\\  que  lïégel  ortimait  entre  tons,  est 


urr» . 


CRISE  Dfi^  LA  ^HHX)«SOPmP  ALI^HANDE.  25 

On  ne  le  connaît  p^  enqore  en  France.  M.  Cousia  s*est  une  fois 
for(  agréablement  woqné  de  luh  M.  Cousin  avait  raisQU;  Baader 
est  pourtant,  de  tous  les  philosophes  adilemands/le  plus  spirituel  et, 
s'il  avait  connu  Tattaque,  il  n*aurait  peut-être  pas  manqué  de  rendre 
guerre  pour  guerre.  Baader  a  eu  le  tort  de  se  permettre  des  singula* 
rites  mystiques  qu'aurait  dû  s'interdire  cet  excellent  et  vigoureux 
esprit.  Son  exposition  est  concise,  souvent  hrisée  par  des  digressions, 
et  presque  toujours  fragmentaire  :  il  ne  sait  pas  résister  au  plaisir 
d'une  escarmouche,  il  n'avait  guère  non  plus  de  respect  pour  cette 
superstition  de  la  forme  savante  et  de  l'appareil  systématique  qu'on 
a  si  fort  en  Allemagne  :  il  se  jetadans  l'excès  opposé.  Il  n'a  jamais  rè- 
digé  un  corps  de  philosophie>  mais  on  reconnaît  partout  dans  ses 
écrits  détachés  une  intime  unité  de  pensée,  une  harmonie  qui  coor- 
donne tous  les  détails.  Son  style  est  quelquefois  otxscur  à  force  de 
brièveté  et  d'allusions,  il  est  précis  cependant  et  étincelle  d'originalité. 
L'étude  de  Baader  récompense  libéralement  des  peines  qu'elle  donne. 
Que  de  pénétration,  que  de  vues  ingénieuses,  que  d'idées  fécondes^ 
quelle  dialectique  acérée  I  J'ai  parlé  de  son  niysticisme;  mais,  toutes 
les  fois  qu'il  ne  s'égare  pas  dans,  de  fâcheuses  préoc<^upations ,  il 
montre  le  haut  bon  sens  des  grandes  intelligences,  et  sa  pensée  a 
une  direction  éminemment  pratique.  Baader  a  professé  à  Munich  les 
dernières  années  de  sa  vie.  Dans  presque  toutes  les  universités  d'Al? 
lemagne,  il  se  livrait  un  duel  entre  les  hégéliens  et  leurs  adversaires^ 
lutte  générale  et  partout  variée;.  Berlin  et  Munich  étaient  les  deux 
sièges  des  forces  rivales:  Berlin,  la  métropole  du  hégelianisme ,  la 
ville  savante,  d'où  il  se  répandait  dans  toute  l'Allemagne;  Munich, 
où  Baader,  Gôrres,  Schubert,  M.  Scheliing,  défendaient  la  cause  de 
la  philosophie  clu-étienue,  tous  bien  différens,  du: reste,  de  talent^ 
de  caractère  et  de  théorie.  GOrros  a,  comme  Baader,  utie  tendance 
mystique;  mais  une  imagination  entraînée  ai  hyperbole,  uue  nature 
passionnée,  un  esprit  irascible  et  superbe,  lui  enlèvent  trop  souvent 
la  juste  mesure  et  le  désintéressement  de  la  pensée.  Schubert  a  tra- 
duit notre  théosophe  Saintr-Maftin  ot  écrit  d'une  plume  élégante  une 
psychologie  qui  révèle  une  ame  bienveillante  et  pieuse;  mais  Schubert 
n'est  armé  que  pour  une  joute  à  fer  émoulu,  et  une  querelle  aussi 
sérieuse  doit  reffrayer.Ennn,  parmi  ces  adversaires  de  Hegel, 
M.  Scheliing  occupait  une  position  souveraine  par  la  gloire  de  sou 
passé  et  le  mystère  dont  il  entourait  encore  son  Système.  Il  joue  en 
ce  moment  le  premier  rôle  daqs  cette  lutte  philosophique  dont  j'es- 
saie de  donner  une  idée.  C'eist  de  lui  que  je  parlerai  aujourd'hui.  . 


95  MVOfe  WÊê-  M0X  MCfKbt§0 

L'appel  de  M.  Schelling  b  Beriin  eikcittt  une  flYe  tfttente.  M.  Se  bel- 
lingr  l'était,  de  longues  années,  tenu  pour  iriusl  dire  cadié  à  TAlIe^ 
magoe  :  il  ae  reAisait  à  publier  son  nouveau  ^tèitfe,  et  se  l>omait  à 
te  professer  devant  un  auditoire  assez  peu  savant  à  l-ettrémité  de 
rAllemagne.  Il  venait  maintenant  au  plus  èfêis  de  la  mêlée,  if  dail 
se  trouver  en  fece  des  plus  illustres  vétérans  de  Hégeh  Quarante  an- 
nées auparavant,  il  avait  tenu  le  sceptre  de  la  pensée.  Yenait-il  le 
reprendre?  C'était  lui  cpA  avait  évoqué  le  pantbéfeme,  rénasirait-il 
à  le  conjurer?  Quelque9>uns  s'en  flattaient  :  les  hégeHens,  de  leur 
côté,  se  promettaient  de  bien  soutenir  le  choe.  H.  ScfaeKng  vint  au 
milieu  de  ces  passions  contraires.  Son  discours  d'ouverture  fut  avi- 
dement lu  dans  toute  l'Allemagne;  on  aurait  dit  un  discours  de  la 
couronne.  La  ressemMbnce  n'était  que  trop  parfaite.  M.  SchelKng 
parlait  majestueusement  de  hii-mémé',  faisait  de  beBes  promesses^> 
et  éludait  les  questions  embarrassunles'. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  qu'un'  des  grands  penseurs  de  FAIlé- 
magne  varie  dans  ses  idées.  Kant,  dans  sa  Critiqua  du  jugement ,  te 
plus  original  et  le  plus  profond  de  ses  travaux,  a  bien  dépassé  la  Cri- 
tique de  ta  raison  pure.  Fichte  n'a  pu  se  maintenir  long-temps  dans 
fidéalisne  rigoureux.  M.  Schelling  a  déjï  précédemment  modifié 
jusqu'à  trois  fols  son  système.  Mais  c'était  lèt,  k  vrai  dire,  un  prt>grës 
plutôt  qu'un  changement  :  ifei  n'avaient  tou9  faîf  qu'aller  plus  loin  sur 
la  même  route.  M.  Schelfing,  cette  Ms,  «  changé  de  principe  :  il  veut 
introdufre  dans  la  spécidation  un  élément  nouveau ,  et  réunît  toutes 
tes  philosophies  précédentes,  la  sienne  comme  les  autres,  dans  une 
même  condamnation. 

Ce»  philosophies  ont  un  caractère  comnmn  :  la  raison^y  est  le  prin- 
cipe unique  de  la  connaissance;,  elles  sont  exclusivement  logiques., 
H  est  entendu,  depuis  Descartes>  que  kr  raison  est  pour  le  philosophe 
le  seul  moyen  d'arriver  ft  la  vérité.  Or,  la  raison  ne  connaît  que  l'uni- 
versel. Les  idées  générales  qu'elle  donne  conviennent  k  tous  les  êtres 
sans  exception  possible ,  mais  n'en  désignent  aucun  en  particulier; 
autrement  elles  nt>  s'e^Uqueraient  ptos  aux  autres^  eRes  cesseraient 
d'être  générales.  L'indWrthvest  donc  nul  et  non  avenu  pour  la  raison, 
elle  r  ignore,  elle  ne  l'aperçoit  pas,  il  n'existe  pas  pour  elle  :  à  cet  égard, 
elle  est  aveugle  :  il  fout  pour  le  connaitare  un  autre  organede  la  pensée. 
Qu'en  ré8ulte-t-il?  C'est  que  la  raison ,  quand  eUe  rencontre  Findi- 
vidu,  ne  voit  en=  lui  que  ce  qu'il  a  d'universel,  et  non  point  ce  qu'Q 
n  d'individuel.  Donc  Dieu,  en  tant  que  personnel,  c'est-à-dire  en 
tout  que  distinct,  et  non  plus  simplement  comme  l'être  général,  ne 


CRISE  DE  LA  PHILOSOPHIE  ALLEMANDE.  S7 

peut  être  atteint  par  la  raison.  Elle  ne  connatt  de  lui  que  ce  qu'il  a 
d'impersonnel.  La  raison  ne  donne  non  plus  que  leiuécessaire.  L*acte 
libre  lui  échappe,  car  on  ne  peut  le  détemùner  àpriori^  on  ne  le 
connaît  que  par  Févènement  Mais  ce  qui  est  Aécessau-e  est  éternel 
aussi,  ikmc  avec  la  raison  seule,  si  Ton  sait  éti^e  conséquent,  onui^ 
trouve  qu*un  Dieu  impersonnel  un  monde  nécessaire  et  éternel ,  le 
panthéisme  en  un,mot,  la  personnalité  et  la  liberté  janoais. 

L'histoire  de  la  philosophie  moderne  le  prouvée.  Jnunédiatament 
après  Descartes  vint  Spiaosa,  quiXut,  il  est  vrai,  peu  compris,  décrié, 
et  causa  peut-être  plus  d'étonnement  encore  .que  de  scandale.  Ce 
solitaire  génie  avait  devancé  son  époque  de  deux  siècles.  Jl  est  notre 
contemporain,  et  n*a  trouvé  qù-aujo^rd*bui  des  esprits  qui  peuvent 
converser  avec  lui  et  comprendre  la  profondeur  et  la  science  de  son 
doute.  Ce  fut  donc  une  alarme  passagère.  On  crut  avoir  réfuté  Spi-* 
nosa,  et  la  pensée  se  xemit  tranquillement  en  oroute,  sans  inqjpétude 
d'un  second  danger,  un  ne  , pré  voit , pas  d'abord  Iqs,  conséquences 
d'un  principe;  elles  n'en  sont  pas  moi^  ine]M)rables^  £Ues  >ûennept 
d'un  pas  quelquefois  lent,,  toujours  sûr,  comme  une  justice  .tardive 
peut-étFe,  mais  infaillible.  L'esprit  humain  est  ainsi  ^rivé  depuis 
Descartes,  de  système  en  système,  au  panthéisme  de  Hegel.  Avec 
la  raison  seule,»  impossible  de  ne  pas  arriver  Jà,  inoyptossible  d'aller 
plus  loin.  C'est  la  .forme  la  plus  achevée  ^Ja  plus  sayanlie  de  la  phi- 
bsophie  logique*  La  raison  y  est  tout.:  Dieu  a'est  qu'elle.  lie  concret, 
le  déterminé,  l'individuel  n'est  donc  que  phéqçim^ne  t^a^sitoireJ 
éphémère  apparence  qui  «se  montre  pour  s'évanouvT  :âussit6t  san^ 
retour,  car  l'universel  seul  est,  seul  subsiste.  Cett^  >de^truction  ip- 
cessante  est  la  fête  que  se. donne  ce  Dieu  logique,  in^passible  en- 
nemi du  monde»  jpuis  il  exige  .une  plus  haute  victime  :  il  réclame  en 
sacrifice  son  rival,  le  Dieupersonn^  qui  tombe  de  son  ciel  et  s'abinoief 
et  Tabsolu  trOne  seul  alors  surJes  ruines.de  toutes  choses. 

Jacobi  avait  d^à  signalé,  avant  M.  SchelUog,  cette  inévitable  fipi 
de  la  ^ëculation  moderne.  Jl.a^vait  aussi  monUë  éloquemment  que 
nos  plus  nobles  instincts  protestent  contxe  Je  panthéisme.:  il  avait  foî 
en  eux»  et  cependant  il  pe  pouvait  se  résoudre  à  ^abdiquer  la  raison. 
Fasciné  par  elle  et  la  maudisssint,  n'osantni  croire  ui  douter:,  il  souf^ 
frit  jusqu'à  la  fin  de  cette  cruelle  discorde,  et  ne  goûta  de  la  science 
que  la  lie  la  plus  amère. 

Il  serait  triste  dep^iater  a^c  lui  dans  .cette^pontradiction.  Il 
laudrait,  pour  jeu  venir  là^. que  la  pbiiosqphie  dût  être  exGlus4v^ment 
logique,  ^ue  la  wsonfûtj>Qur  eUeJia.seute  s^imirce  de.cKwwûssance. 


28  REVUE  DIS  DEUX  MONDES. 

En<k)ît-îl  être  aiûsiî  M.  Schelling  ne  le  pense  pas,  et  nous  arrivons 
ici  à  ridée  essentielle  de  sa  philosophie. 

Il  est  deux  manières  dé  considérer  Tùnivers  :  ou  bien  Von  déduit 
toutes  choses  du  principe  suprême  par  une  nécessité  logique,  on 
descend  de  Dieu  au  monde,  comme  d'un  principe  à  sa  conséquence, 
en  sorte  que,  Dieu  étant,  le  monde  doit  être  aussi,  que  Tun  ne  se 
conçoit  pas  sans  l'autre,  que  Dieu  ne  peut  pas  né' pas  produire  lé 
monde;  ou  bien  Dieu  Ta  créé  par  un  acte  de  sa  volonté,  par  une 
libre  décision.  Le  monde  est  nécessaire,  ou  il  est  accidentel.  Ces  deux 
conceptions  ne  peuvent  subsister  ensemble  dans  le  même  esprit: 
elles  sont  inconciliables  et  les  seules  possibles:  l'une  est  vraie,  l'autre 
est  fausse.  Or  la  raison  seule,  la  méthode  logique,  ne  donne  qu'un 
monde  nécessaire.  L'acte  libre  ne  se  détermine  pas  à  prioriy  nous 
l'avons  déjà  dit,  il  ne  se  connaît  qn*  à  posteriori  y  par  l'expérience.  I^ 
nfiéthode  expérimentale  ou  historique  devra  donc  trouver  sa  place 
dans  la  philosophie,  si  la  liberté  trouve  la  sienne  dans  le  monde.  La 
raison  n'est  donc  pbint  un  arbitre  désintéressé  des  deux  systèmes 
comme  l'observe  M.  Schelliiig.  Nécessairement  elle  «e  décide  pour 
l'un  et  condamne  l'autre  :  eHe  n'est  pas  juge,  elle  est  partie  :  elle 
n'examine  pas  les  causes,  elle  en  plaide  une.  Il  en  est  de  même  de 
l'autre  méthode  :  son  emploi  suppose  un  monde  accidentel ,  autre- 
ment elle  serait  hors  de  propos.  Il  se  présente  donc  au  début  de  la 
philosophie  une  alternative  de  méthodes  qui  est  àne  alternative  de 
systèmes.  On  voudrait  en  vain  s'affranchir  de  toute  idée  préconçue  : 
an  a  un  choix  k  faire,  que  fôn  ne  peut  éviter.  Cet  acte  est  décisif  :  la 
philosophie,  loin  de  pouvoir  nous  éclairer  stir  ce  choix, lie  peut  com- 
mencer que  lorsqu'il  est  fait;  elle  part  d'une  hypothèse.  En  admettant 
la  raison  comme  seule  source  de  connaissance,  on  s'abusait  donc 
singtilièrement  sur  ce  que  l'on  faisait.  On  croyait  se  pJacer  dans  uiie 
position  désintéressée,  et  l'on  avait  déjà  pris  parti  entre  les  systèmes 
rivaux.  On  croyait  éviter  l'hypothèse;  on  ne  soupçonnait  point  aiVoir 
fait  un  chohc.  L'illusion  était  facile,  car  c'e^  assurément  une  néces^ 
site  de  penser  les  idées  nécessaires,  mais  ce  n'en  est  plus  uiie  de  tie 
penser  qu'elles.  Ceci  est  entièrement  grsÀuit,  et  c'est  à  ce  point  qu'à 
notre  insu  se  glissait  une  conception  arbitraire  de  la  science  et  de  la 
méthode.  .    \      i    • 

M.  Schelling  cherche  quelle  est  la  plus  naturelle  des  deux  hj^)©-»- 
thèses.  S'il  y  a  une  philosophie,  elle  est  l'œuvre  de  la  libre  pensée, 
de  l'intelligence  aflFranchie  dé  toute  autorité  extérieure.  Ce  n'est  tf î 
d'une  tradition,  ni  d'un  livre  sacré,  c'est  de  l'iésprît  humain  qu'elle 


CRISE  I»  l  PHIE080PHE  ALUOIIANBE.  tt 

relève:  elle  ne  se  conçoit  qu*à  cette  condition.  Mais  cela  nous  laisse 
ignorer  si  elle  est  Tœuvre  de  la  raison  seule,  car  la  raison  n'est  pas 
toute  la  pensée.  L'idée  prâimiuaire  de  la  philosophie  ne  nous  ap- 
prend donc  rien  sur  le  choix  à  faire.  Que  nous  conseille  le  désir 
instinctif  de  Tesprit?  Nous  incline-t-il  vers  la  méthode  logique?  You- 
lons*nous  primitivement  concevoir  toutes  choses  comme  nécessaires? 
Évidemment  non.  Nous  sentons  ^  en  contemplant  les  choses  de  ce 
monde,  qu'elles  pourraient  ne  pas  être,  qu'elles  pourraient  être  au- 
trement, qu'elles  sont  accidentelles.  La  pensée  d'un  morde  où  la 
liberté  a  sa  place  donne  d'ailleurs  à  l'intelligence  la  joie  et  l'essor. 
Rien,  au  contraire,  n'appauvrit  l'esprit,  ne4e  désenchante,  ne  l'en- 
gourdit c<mmie  le  fatalisme.  L'humanité  témoigne  en  notre  faveur  : 
tontes  les  révélations  religieuses  prétendent  donner  une  histoire.  Le 
Dieu  de  la  conscience  universelle  est  un  Dieu, personnel  et  libre. 
Nous  avons  donc  pour  préférer  la  méthode  bistoitique  le  vœu  naturel 
de  lintelligence  et  le  consentement  de  l'humanité;  nous  avons  tous 
les  instincts  qui  protestent  en  l'homme  contre  le  panthéisme;  nous 
avons  les  souveraines  certitudes  de  la  morale  qui  décident  toujours^ 
en  définitive,  du  sort  des  philosophies  et  qui  supposent  la  liberté  de 
t'honome  et  la  personnalité  de  Dieu.  Ces  motifs  réunis  nous  décident. 
La  méthode  logique  n'avait  pour  elle  qu'une  illusoire  nécessité.  Il 
faut  donc  ne  pas  laisser  la  raison  usurper  toute  notre  pensée.  Telle 
est  la  conclusion  de  M.  SdieHing. 

Esirce  à  dire  que  Ton  doive  bannir  la  raison  de  la  philosophie  et 
ne  plus  consulter  que  l'expérience?  Autant  vaudrait  dire  qu'il  n'y  a 
plus  de  philosophie.  Qudk  valeur  et  quelle  place  garde  donc  la  mé- 
thode logique?  Nous  ne  connaissons  rien  véritablement  avant  de 
connaître  Dieu.  Toute  science,  jusque-là ,  est  fragmentaire,  provî-- 
soire,  incertaine.  Un  objet  n'est  connu  que  lorsqu'on  a  déterminé 
sa  plac«  dans  l'ensemUe,  son  rapport  avec  la  cause  suprême.  On  ne 
le  peut,  si  l'on  n'a  pas  l'idée  de  Dieu.  Il  faut  d'abord  l'obtenir  pour 
faire  ensuite  à  sa  lumière  l'histoire  du  monde.  Mais  l'idée  de  Dieu 
ne  s'obtient  pas  immédiatement  :  elle  est  de  toutes  la  moins  simple, 
la  plus  riche ,  la  plus  complexe.  Gomment  y  arriver?  Dieu  ne  se  ré- 
vèle que  par  son  œuvre.  C'est  la  création  qui  nous  le  fera  connaître. 
n  nous  faut  donc  partir  du  monde  pour  arriver  à  la  cause  suprême. 
On  ne  descend  pas  nécessairement  de  Dieu  au  monde,  mais  on  re- 
monte nécessairement  du  monde  k  Dieu,  de  l'effet  à  la  cause.  C'est 
donc  par  un  chemin  nécessaire,  par  la  méthode  logique,  que  nous 
arrivons  à  l'idée  de  Dieu.  La. méthode  logique  est  celle  des  prélimi*»- 


49  SSVUE  9B9  »BUX  HQQIfDBS. 

'Oahres  da  laiciedee;  la  pkAosopbie  nnoderne,  em  la  snhrant  'd'abord> 
jo'a  donc  poiiit  emëti  rav^ntiire;  elle  4>bèis8ait  à  un  instinct  qui  ne 
Ja  troiiipaîl;  pas;  eUe  ooimneBçaii  fpsr  le  Trai  ooBinieBcement;  e^ 
procédait  <;oatme  il  but  pour  ariniver  à  l'idée  de  Dieu.  C'était  la  pré*- 
iace  de  1&  adence;  elle  «  cru  posséder  toute  la  philosophie;  c'est  là 
aoA  erreur.  La  iBétbode  lo^fue,  légiiine  è  sa  ;plaoe9  devient  faussé 
w  à^ymiOtiai  exclusive,  il  Maitdu  reste  l'abus  ^qu'on  en  a  fait  pour 
en  icoociattre  la  juste  portée,  pour  savoir  ce  qu'elle  donne  et  ce 
qu'elle  refuse ,  pour  la  bien  employer  désormais.  £Ue  a  livré  tous  ses 
aveux;  on  a  d'elle  une  œmplète  expérience. 

L'Iiîstoire  de  la  pensée  européenne  se  divise,  d'après  ce  point  de 
vue>  en  deux  époques. De  Descaries à  Hegel,  la  phttosoikhie  remonte 
i  Dieu  pour  atteiadre  son  idée.  U  lui  reste  maintenante  redescendre 
^  fAexL  au  monde,  à  faire  l'histoire  de  l'univers  :  c'est  la  vraie  cft 
définitive  science ,  ptosqifê  seule  elle  fait  connaître  les  choses  dans 
leur  ordre  véritable  et  reproduit  mie  image  fidèle  de  la  réalité;  Tautpe 
science  ne  fait  que  la  préparer.  La  philosophie  moderne,  jusqu'à  ce 
jour,  n'est  donc  que  l'introduction  du  vaste  système  que  l'esprit  hu- 
main se  compose  dans  le  cours  de  ses  méditations  séculaires.  L'ait-^ 
GÎenne  phiiosoplûe  de  M.  Sçhelling  sert  pareillement  d'avenue  à  mu 
nouveau  système  :  il  ne  la  renie  pas,  il  la  complète  et  la  corrige  «insî. 

M.  Schelling  développe  ces  idées  dans  so»  cours  d'introduction;  3 
y  formule  nettement  l'expérience  que  Irais  siècles  nous  ont  donnée 
de  la  logique;  îl  montre  qu'il  faut  se  résoudre  au  panthéisme  ou 
associer  à  la  raison  un  autre  principe  de  connaissance,  l'eipérienoe^ 
C'est  beaucoup  que  d'avoir  aussi  bien  élaUi  la  question;  c'est  un  pas 
important  fait  pour  la  résoudre.  M.  Schelling  pr^d  parti  contre  la 
phUesopbie  exclusivement  logique.  Il  n'est  pas  douteux  que  l'intot^ 
Ugence  n'entre  dans  cetle  voie.  On  «e  voudra  phis  se  restreindre  à 
la  raison  dès ^u'on  sera  convaincu  qu'eUe  noes  reluse  «Dieu  pePf- 
sonnei.  Mais  si,  dans  la  pratique,  les  résultats  d'une  philosophie  suf^ 
fiseit  à  déterminer  sa  valeur,  il  n'en  est  plus  ainsi  dans  la  science. 
On  ne  fait  pas  une  crUiqae  déoisive  d'un  système  quand  oa  se  foorwe 
à  en  solder  ses  conséquences^  et  les  autres  misons  que  donne 
M.  ScbeUing  contre  la  pli^sophie  logique  ne  sovt  guère  soHdes. 

Il  parle  du  vœu  de  l'ioleUigence.  Ne  serait-ce  pas  cehri  du  sentimeHt 
ou  de  l'imagination  plutét ^le  cetui  de  la  pensée,  et,  dans  tous  les 
cas,  préférence  individuelle  et  ^ly elle  è  variera  U  atteste  le  conseil* 
tement  de  rhMWnnité.  Le  chrisItanisBie  seid  admet  un  Die«  pei^ 
sonoel  et  une  oréationlibne»  L'éâlamisme  anneooe  un  Dieu  personnel» 


CRISE  BB  LA  PHT1090PBIB  ALLBMÂNDE.  3i 

mais  il  a  fov  Aogaae  le  Ertcrfisnie.  ftestetil  les  nqftbolagies.  Levs 
dieax  iDBombraMes  sont,.  U  esl  vrai,  persomiete;  ne  boi»  iàisscms 
pas  GepeodaDi  abuser  fiar  cette  apparence  :  îh  éèéient  tous>  à  te  bien 
prendre,  les  plas  élevés  même,  des  dtvkiibéB  subalternes.  Par-delà 
ces  hiérarchies  et  ces  multitudes  se  cachait  dans  nn  éternel  mys- 
tère leur  invisible  monaïque.  Cet  être  suprême,  seul  ainsi  vrairaetit 
Dieu,  était-il  personnel?  La  (fueslion  est  là.  Il  ne  Test  pas  dans 
rinde  ni  dans  ce  vaste  et  seèret  Orient  de  T  Asie  ^lu  adore  Boudcnia. 
Si  Ton  assemblait  les  peuples  et  que  Ton  pass^  aux  voix,  les  su^ 
frages  ne  se  réuniraient  sûrement  pas  pour  iin  Dieu  personnel  et 
me  création  libre.  M.  Schelling  veut  ensuite  obtenir  par  la  logique 
ridée  de  Dieu ,  il  entend  d*iui  Dieu  personnel  et  libre;  mats  si  la 
raison  peut  concevoir  cette  idée,  elle  n'est  plus  coapable  de  pan- 
théisme, et  toutes  les  protestations  de  M.  SebelHeg  contre  elle  tom- 
bent alors  nécessairement.  Ce  poisft  et  d'antres  encore  ne  sont  pas 
siffisamment  éclaircis.  Voilà  bien  des  obscurités  et  des  lacunes  :  eHes 
n'aident  pas  à  la  conviction. 

De  fintrodaction  je  passe  au  système.  Dieu  crée  par  un  acte  de  sa 
volonté.  Mais  si  le  décret  est  libre^  une  fois  prononcé ,  il  se  réalise 
par  un  procédé  constant  Dieu  crée  d'après  les  lois  éternelles  que 
l'existence  a  en  lui.  Ce  procédé  de  la  création  est  le  mystère  même 
de  la  vie,  et  la  plus  superbe  hardiesse,  ou  mieux,  la  plus  grave  aber- 
ration de  quelques  philosophes  en  AUen^agne,  a  été  de  vouloir  sur- 
prendre ce  secret.  Comment  donner  ici  une  idée  de  ces  spéculations 
ontok^^iques  si  nouvelles  pour  nous,  si  étrangères  à  toutes  les  habi- 
tudes de  la  pensée  française?  Je  ne  m'aventurerai  pas  dans  ces  dif- 
ficiles obscurités,  il  suffit  de  savoir  que  M.  Schelling  distingue  trois 
principes  ou  facteurs  de  l'existence. 

Et  d'abord,  un  principe  de  l'existence  absolue,  indéterminée,  en 
quelque  sorte  aveugle  et  chaotique.  Ce  n'est  pas  elle  que  le  monde 
nous  offre.  Il  y  a  donc  une  énergie  rivale  qui  lui  résiste  et  la  restreint. 
La  lutte  de  ces  deux  puissances  et  le  triomphe  progressif  du  second 
principe  ont  produit  la  variété  des  êtres  et  le  développement  tou- 
jours plus  parfait  de  la  création.  Ce  dualisme,  partout  manifeste  dans 
la  nature,  n'est  pourtant  pas  le  fait  suprême.  Ces  puissances  enne- 
mies sont  toutes  deux  soumises  à  une  troisième,  qui  les  unit.  C'est 
lorsque  la  lutte  s'achève  par  la  réduction  complète  de  l'existence 
aveugle  que  ce  troisième  principe  apparaît  enfin  avec  l'homme,  avec 
l'esprit.  L'esprit  possède  en  soi  tous  les  principes  de  l'existence; 
mais  la  guerre  qu'ils  se  Uvraient  dans  la  nature  est  apaisée  en  lui  : 


\ 


^i 


32  RBVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

la  matière  aveugle  est  entièrement  transfigurée;  tout  est  clarté,  la- 
mière,  harmonie.  L*existence  est  arrivée  b  sa  plus  parfaite  expression 
en  rhomme,  fidèle  image  de  Dieu.  A  l'exemple  de  Dieu,  il  est  libre  » 
aussi;  il  est  maître  de  tai  rester  uni  ou  de  s'en  détacher,  de  de- 1 
meurer  ou  non  dans  Tharmonie. 

L'expérience  seule  nous  apprend  ce  qui  s'est  passé.  L'état  de 
l'homme  atteste  la  chute  :  encore  ici  le  décret  est  Hbre,  mais  il  Sè- 
réalîse  d'après  des  lois  nécessaires.  L'harmonie  originaire  de  l'homme 
ne  pouvait  être  troublée  que  si  l'existence  aveugle,  vaincue,  repre- 
nait son  empire.  Aussitôt  la  puissance  rivale  de  résister  et  la  lutte  de 
recommencer.  L'homme  tomba  donc  en  s'asservissant  au  principe  de 
la  matière.  Un  conflit  pareil  à  celui  qui  produisit  la  nature  dut  alors  se 
renouveler  :  seulement  cette  guerre,  au  lieu  de  se  passer  au  dehors.  ' 
dans  le  monde  réel,  fut  intérieure.  Elle  ne  remplit  plus  de  son  troublé 
les  espaces  de  l'univers;  elle  n'agita  que  les  profondeurs  de  la  cdri- 
science  humaine,  et  l'homme  fut  en  proie  à  ce  déchaînement  qu'il 
avait  provoqué.  Pendant  de  longs  siècles,  il  est  comme  dépossédé  de 
lui-même;  il  n'est  plus  l'hôte  de  la  raison  divine;  il  devient  celui  de 
puissances  titaniques,  désordonnées ,  qui  renouvellent  en  lui  leurs 
anciennes  discordes.  Mais  la  conscience  de  l'homme  est  essentielle- 
ment religieuse;  les  principes  qui  la  dominent  sont  pour  elle  dès 
forces  divines.  Il  devait  donc  lui  apparaître  des  dieux  étranges,  que 
nous  ne  pouvons  plus  concevoir,  et  elle  ne  pouvait  pourtant  s'àffran-^ 
chir  de  cette  tumultueuse  vision.  La  lutte  qui  avait  une  première' 
fois  produit  le  monde  produisit  alors  les  mythologies.  Elle  suivait, 
du  reste,  les  mêmes  phases,  et  le  principe  de  la  matière^  toujours 
mieux  réduit,  fut  à  la  fin  entièrement  dompté.  C'était  la  nature,  maïs 
non  pas  dans  son  harmonie  actuelle;  c'étaient  les  orages  du  monde 
avant  son  achèvement;  c'était  le  mystère  de  la  création  que  célé- 
braient les  anciennes  mythologies.  Leurs  rites  et  leurs  histoires- 
sacrées  retraçaient  les  diverses  journées  de  cette  grande  semaine  qui 
précéda  l'homme;  les  aventures  des  dieux  en  figuraient  les  évèrie- 
mens.  Le  christianisme  vint  ensuite  terminer  cette  œuvre.  Après  ces 
vastes  préliminaires,  il  créa  l'homme,  pour  ainsi  dire,  une  seconde  ' 
fois,  et  le  rendit  à  lui-même  et  au  vrai  Dieu. 

Cette  conception  des  mythologies  étonnera  par  sa  nouveauté  et 
son  mysticisme;  elle  mérite  d'être  bien  comprise.  Les  mythologies 
deviennent  ainsi  pour  l'homme  déchu  une  nécessité  à  laquelle  il  riM 
pu  se  soustraire,  une  phase  de  son  histoire  qu'il  devait  inévitable- 
ment traverser.  On  a  voulu  les  expliquer,  sinon  dans  leur  contenu. 


CRISE  DE  LA  PHILOSOPHIE  ALLEMANDE.  33 

da  moins  dans  leur  forme,  comme  une  libre  fiction  ;  mais  il  doit  y 
avoir  quelque  nécessité  à  un  fait  aussi  universel.  Il  serait  d'ailleurs 
impossible  de  comprendre  autrement  Tempire  absolu  et  souvent  tra- 
gique que  ces  croyances  exerçaient.  Plus  elles  paraissent  inconceva- 
blés,  plus  il  semble  évident  que  des  peuples  d'un  beau  génie  et  d'une 
haute  sagesse  n'auraient  pas  toujours  subi  leur  loi  s'ils  avaient  été 
libres  de  s*en  aflranchir,  n'auraient  pas  gardé  leur  foi  à  de  tels  dieux 
si  ces  dieux  n'avaient  été  les  souverains  naturels  de  leur  conscience. 
M.  Schelling  pense  aussi  que  l'esprit  humain  était  alors  dans  un 
état  très  différent  de  son  état  actuel.  Il  a  vivement  senti  tout  ce  que 
les  mythologies  ont  d'original  et  de  distinctif.  L'illusion  de  l'homme 
peuplait  le  ciel  d'une  multitude  confuse  de  divinités  bizarres,  de 
formes  efifrayantes,  qu'une  imagination  en  délire  semble  seule  avoir 
pu  rêver.  De  ces  myriades  de  dieux,  pas  un  n'avait  un  incrédule  :  ils 
trouvaient  une  foi  profonde,  ils  avaient  des  temples  magnifiques  et  un 
culte  majestueux.  On  voit  bien  que  la  nature  était  alors  toute-puis- 
sante sur  l'homme;  mais  la  fascination  qu'elle  exerce  quelquefois  sur 
nous  ne  suffît  pas  à  nous  expliquer  ces  temps  passés  :  elle  n'évoque 
plus  des  formes  pareilles,  elle  est  une  passagère  extase,  et  le  fait 
qu'il  s'agit  de  comprendre  est  un  fait  constant,  qui  garde  le  plus  sou- 
vent nn  caractère  tranquille.  Elle  est  d'ailleurs  un  poétique  entraî- 
nement :  c'est  par  sa  beauté  que  la  nature  nous  charme,  et  les  my- 
thologies ont  peu  de  rapports  avec  la  poésie.  Les  Égyptiens,  sur  qui 
le  polythéisme  a  exercé  un  empire  si  absolu,  étaient  le  moins  poète 
de  tous  les  peuples.  Les  Hindous,  au  contraire,  avec  leur  brillante 
imagination,  leurame  impressionnable,  leur  enthousiasme  exalté, 
entourés  de  toutes  les  féeries  de  la  nature,' ont  une  belle  et  riche 
poésie,  et  pourtant  leurs  divinités  sont,  entre  toutes  celles  de  l'Orient, 
Âes  plus  grotesques  et  les  plus  monstrueuses.  La  mythologie  ne  fut 
poétique  qu'à  son  dernier  jour  en  Grèce ,  lorsqu'elle  cessait  d'être 
wie  religion.  Là,  sur  les  sommets  de  l'Olympe,  avant  de  quitter  la 
terre,  elle  évoqua  des  dieux  d'une  idéale  beauté;  mais  ces  dieux  vin- 
rent dans  un  âge  incrédule,  et  ne  trouvèrent  pour  adorateurs  qu'un 
peuple  léger  d'artistes  qui  se  jouait  librement  de  la  troupe  immor- 
telle. L'honmie,  aux  siècles  mythologiques,  vivait  donc  d'une  vie 

dont  rien  dans  la  nôtre  ne  peut  nous  donner  l'idée.  Nous  ne  pouvons 

nous  transporter  dans  ces  croyances;  il  y  a  là  un  fait  psychologique 

qui  n'a  pas  encore  assez  attiré  l'attention. 
Ce  n'est  pas  tout.  La  servitude  que  les  mythologies  font  peser 

î^w  l'homme  est  humiliante  et  douloureuse.  Un  mystérieux  délire 

TOME  I.  3 


34.  BE\TR  DBS  DEUX  MONDES. 

lui  fait  violence.  Des  dieux  licencieux  ou  cruels,  ii>fâmes  ou  terrî- 
YAe&,  qui  {(mi  souvenir  des  voluptés  et  des  fureurs  de  la  nature, 
exercent  sur  lui  leur  tyrannie.  Les  sauvages  emportemens  des  fêtes 
antiques,  les  orgies  de  la  bonne  déesse,  chez  les  peuples  les  plus  civi- 
lisés des  prostitutions  sacrées  et  des  victimes  humaines,  des  rites 
d*adultère  et  de  sang,  cet  abaissement  et  cette  infortune  de  rhonune, 
tout  cela  est-il  dans  Tordre?  M.  Schelling  ne  le  pense  pas;  il  voit  dans 
les  mythologies  une  chute,  mais  tout  à  la  fois  un  relèvement.  Elles 
ne  sont  point  isolées,  elles  ont  un  intime  rapport,  elles  forment  un 
vaste  cycle.  Il  ne  faut  pas  voir  en  elles  seulement  des  expressions 
variées,  en  quelque  sorte  des  métaphores  différentes  d'une  même 
pensée,  couHne  on  Ta  souvent  voulu.  Elles  sont  les  phases  succes- 
sives d'une  m^e  évolution,  les  degrés  divers  d'une  même  série. 
Ces  vues  générales  ne  sont  pas  les  seules  intéressantes  dans  le 
cours  de  M.  Schelling.  La  manière  dont  il  explique  Torigine  de  la 
diversité  des  peuples  mérite  surtout  d*être  remarquée.  Comment 
Tunité  primitive  de  la  fvmille  homwne  a-t-elle  été  brisée?  La  disper- 
sion des  hommes  sur  la  terre  n'explique  pas  ce  fait.  On  voit  des 
tribus  séparées  par  de  grandes  distances  et  vivant  sous  des  climats 
divers  conserver  le  souvenir  de  leur  parenté  et  garder  indélébile  le 
type  de  leur  commune  origine.  Les  sociétés  humaines  auraient  donc 
fort  bien  pu  demeurer  «nies  en  une  v^ste  confédération,  comme  les 
provinces  d'un  même  empire.  La  diversité  des  peuples  n'est  pas 
davantage  la  suite  de  quelques  hostilités.  Un  peu  de  sang  répandu 
n'isole  pas  à  toujours  l'homme  de  l'homme.  Les  hordes  arabes  sont 
sans  cesse  à  guerroyer,  et  ces 'tempêtes  passagères  ne  laissent  pas 
plus  de  trace  que  le  simoun  sur  dessables  du  désert.  La  différence 
des  races  ne  rend  pas  compte  iren  plus  de  la  diversité  des  peuples; 
elle  a  allumé  des  haines  terribles,  mais  elle  ne  pourrait  exidiquer  que 
Fantipathie  mutuelle  des  peuples,  et  un  peuple  ne  se  borne  pas  à 
Bier  les  autres;  son  unité  est  très  positive.  On  voit  d'ailleurs  des  peu- 
ples différens  sortis  d'une  même  race,  et  quelquefois  un  peuple  puis- 
samment organisé  issu  de  plusieurs  races.  La  diversité  d'origine  n'a 
même  pas  toujours  été  effacée;  elle  «s'est  perpétuée  dan» «les  castes  : 
il  n'y  a  pas  eu  fusion,  il  y  a  cependant  unité.  Aucune  de  ces  causes 
ne  suffit  donc.  Serait-ce  la  diversité  des -langues  qui  aurait- divisé 
les  hommes?  Elle-même  a  besoin  d'être  expliquée.  Les  langues  ca- 
chent une  philosophie;  l'étymologie  est  plus  qu'une  dérivation  de 
mots  :  elle  donne  une  généalogie  des  idées,  elle  trahit  la  secrète 
pensée  des  peuples  sur  les  rapports  des  choses,  sur  les  harmonies  du 


CRISE  DE  LA  PHILOSOPHIE  ALLEMANDE.  33 

lùorA  et  du  physique,  sur  la  nature,  sur  Tame  et  sur  Dieu.  Les  divi- 
sions, les  formes,  les  lois  de  la  grammaire,  supposent  toute  une  lo- 
gique. Il  y  a  dans  chaque  langue  comme  un  système  du  monde;  la 
diversité  des  langues  trahit  donc  une  diversité  de  vues  sur  Tunivers, 
dont  la  plus  haute  et  la  plus  vraie  expression  est  dans  la  diversité 
Feligieuise.  Cest  là  le  fait  auquel  nous  sommes  forcés  d*arriver  pour 
expliquer  la  diversité  des  peuples  :  les  autres  causes  étaient  insuffi- 
santes, celle-ci  ne  Test  plus.  Le  polythéisme ,  en  brisant  Tunité  de 
Dieu,  brisa  celle  de  Thumanité.  Lorsqu'une  nouvelle  mythologie 
s*eDfaBtait,  tout  subissait  une  altération  chez  ceux  qu*affectait  cette 
crise.  La  pensée  se  troubteit  jusque  dans  ses  plus  secrètes  profon- 
deurs; la  langue  se  modifiait  sous  cette  influence,  et  il  apparaissait 
une  religion,  un  idiome,  un  peuple  nouveau,  qui  se  détachaient  de 
la  souche  commune.  U  fallait  que  le  Dieu  un  fût  rendu  aux  hommes 
pour  qu'ils  pussent  retrouver  le  souvenir  de  leur  unité  perdue.  Ce 
Be  sont  donc  point  les  peuples  qui  ont  créé  leurs  mythologies;  ce 
sont  les  mythologies  qui  ont  produit  les  peuples.  Chacun  d'eux  a 
reçu  de  la  sienne  l'existence  et  toutes  ses  destinées.  Ces  idées  sont 
développées  par  M.  Schelltng  avec  largeur  et  puissance.  La  majesté 
du  réeit,  la  simplicité  de  l'ordonnance,  font  de  son  cours  sur  les  my- 
thologies une  œuvre  d'artiste  aussi  bien  que  de  penseur.  De  tous  les 
systèmes  pn^posés  sur  ce  sujet,  le  sien  est  assurément  le  plus  grand 
eti  le  plus  original;  mais  enfln  c'est  un  système,  le  temps  n'en  est 
fês  eneore  venu,  et  je  craindrais  fort  pour  ce  beau  poème  un  aris- 
tarque  orientaliste. 

La  philosophie  de  la  révélation  couronne  le  système  de  M.  Schel- 
lifig.  J'ai  le  regret  d'en  pouvoir  à  peine  parler.  C'est  ici  que  M.  Schel- 
ling  abuse  le  plus  de  son  hypothèse  ontologique.  Ses  démonstrations 
ea  prennent  quelque  chose  de  si  étrange,  que  les  résumer  serait  le 
sâr  moyen  de  les  rendre  inintelligibles.  Quelques  mots  seulement 
La  suite  naturdle  delà  chute  était  la  ruine  de  l'homme.  En  tombant, 
il  donna  l'empire  abadiu  de  lui-même  au  principe  de  la  matière;  ce 
piincipe,  en  renvahissant  tout  entier,  aurait  anéanti  l'esprit,  c'est-à* 
dire  l'homnie*  Cela  n'est  pas  arrivé.  Une  volonté  s'est  donc  opposée 
à  notre  perte,  et  cette  volonté,  qu'il  faut  chercher  ailleurs  qu'en 
Vhomme^  ne  peut  se  trouver  qu'en  Dieu.  La  chute  n'était  réparée 
que  si  Je^ riodpe  de  la  matière  était  de  nouveau  réduit.  Il  ne  pou* 
?ait  l'être  «que  par  la  force  rivale ,  comme  dans  la  création.  Cette 
force  apparut  alor*  soumise  à  Dieu  et  tout  à  la  fois  usie  à  une  race 
coupoide,  elle  devint  le  Verbe  médiateur^  elle  sauva  l'hiimanité  dé- 

3. 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cime.  Dans  sa  lutte  contre  le  principe  de  la  matière,  elle  produit  les 
raythologies,  mais  elle  ne  les  traverse  que  pour  les  dépasser;  c*est 
pour  elle  le  chemin  et  non  pas  le  but.  Les  religions  sont  les  anneaux 
d'une  môme  chaîne,  mais  la  dernière  est  essentiellement  différente 
de  celles  qui  Font  précédée.  Les  dieux  des  mythologies  n'existent 
que  dans  la  conscience,  et  n*ont  du  reste  aucune  réalité.  Le  Verbe 
du  christianisme  apparaît  en  chair  et  se  mêle  aux  hommes  comme 
une  personnalité  distincte.  Le  christianisme  n'est  point  la  plus  par- 
faite des  mythologies;  il  les  abolit.  Dans  les  mythologies,  Thomme 
est  désuni  du  vrai  Dieu;  dans  le  christianisme,  il  lui  est  uni  de  nou- 
veau; il  est  réintégré  dans  l'harmonie,  et  comme  autrefois  souverain, 
non  plus  esclave  de  la  nature. 

Je  devrais  maintenant  aborder  avec  M.  Schelling  les  grands  pro- 
blèmes d'une  philosophie  de  la  révélation i  J'ai  dit  ce  qui  m'empê- 
chait de  le  faire.  Il  suffît  de  savoir  qu'il  admet  tous  les  dogmes  de 
l'église,  l'incarnation,  la  résurrection,  l'ascension;  l'Évangile  n'est 
plus  un  mythe;  il  demeure  une  histoire  au  sens  réel  du  mot.  La  re- 
ligion ne  sera  point  dépossédée  par  la  philosophie;  mais  le  dogme, 
au  lieu  d'être  imposé  par  une  autorité  extérieure,  sera  librement 
compris  et  accepté  par  Tintelligence.  La  foi  ne  disparaîtra  pas  devant 
la  raison,  elles  seront  désormais  conciliées.  De  nouveaux  temps  s'an- 
noncent. Le  catholicisme  relevait  de  saint  Pierre;  la  réforme,  de  saint 
Paul,  qui,  sans  la  tradition,  fut  immédiatement  éclairé  de  Dieu; 
l'avenir  relèvera  du  disciple  préféré,  de  saint  Jean,  l'apôtre  de 
l'amour,  et  nous  verrons  enfin  la  victoire  complète  du  christianisme, 
l'homme  affranchi  de  toutes  les  servitudes,  et  d'un  bout  de  la  terre 
à  l'autre  les  peuples  prosternés  dans  une  même  adoration,  unis  par 
une  même  charité. 

Tout  le  système  de  M.  Schelling  est  une  apologie  du  christianisme. 
Méthode  historique,  conception  d'un  dieu  personnel  et  d'une  créa- 
tion libre,  théorie  des  mythologies,  tout  concourt  également  à  cette 
fin.  Contestez  è  M.  Schelling  la  vérité  du  christianisme,  et  sa  philo- 
sophie est  entièrement  ébranlée;  réfutez-le  sur  ce  point,  le  reste 
croule  aussitôt  :  il  n'en  subsiste  plus  rien.  Ceci  nous  fera  sentir  la  jus- 
tesse de  l'appréciation  que  M.  Leroux  a  prétendu  faire  de  M.  Schel- 
ling. M.  Leroux  entreprenait  une  œuvre  difficile;  il  n'avait  guère  pour 
renseignement  qu'une  lettre  insignifiante  de  la  Gazette  d'Augshourg, 
n  en  fut  conclu  que  M.  Schelling,  le  plus  illustre  philosophe  de  son 
pays,  était,  ou  peu  s'en  faut,  en  Allemagne  ce  que  M.  Leroux  est  en 
France  :  c'est  une  méprise.  Pour  ne  pas  parler  de  ce  que  j'ignore. 


CRISE  DE  LA  PHILOSOPHIE  ALLEMANDE.  37 

je  ne  dirai  rien  de  la  méthode  de  M.  Leroux  :  je  n'ai  pu  encore  la 
découvrir;  mais  M.  Leroux  et  M.  Schelling  ont  des  vues  tout  oppo- 
sées sur  Dieu  et  sur  Thumanité,  sur  les  mythologics  et  sur  le  christia- 
nisme. Sur  quoi  sont-ils  donc  d'accord?  Si  je  cherche  en  Allemagne 
les  idées  de  M.  Leroux ,  je  ne  les  trouve  que  dans  la  gauche  hégé- 
lienne. Avec  Strauss,  M.  Leroux  nie  la  personnalité  de  Dieu,  et  voit 
dans  rÉvangile  un  mythe.  Avec  les  Annales  allemandes^  il  prêche  la 
démagogie  et  Tépicuréisme  social.  M.  Leroux  a  exalté  M.  Schelling 
et  déprécié  Hegel  à  plaisir.  Il  a  tourné  toute  sa  grosse  artillerie 
contre  ses  amis.  C'est  à  M.  Schelling  qu'il  devait  adresser  ses  su- 
perbes dédains.  M.  Schelling  croit  encore  au  christianisme,  et  M.  Le- 
roux ne  cesse  de  nous  répéter  que  c'est  là  aujourd'hui  une  supers- 
tition indigne  des  honnêtes  gens.  Il  y  a  lieu  de  croire  que  M.  Le- 
roux juge  aussi  bien  l'avenir  que  la  philosophie  allemande. 

M.  Schelling  nous  a-t-il  apporté  cette  vérité  que  nous  cherchons 
en  vain  jusqu'ici?  A-t-il  prononcé  la  parole  qui  doit  terminer  nos 
doutes?  Je  le  voudrais  penser,  je  ne  le  puis.  M.  Schelling  explique, 
au  moyen  de  son  hypothèse  ontologique,  la  nature  et  l'histoire,  les 
mythologies  et  le  christianisme,  tout  en  un  mot;  mais  cette  hypo- 
thèse n'a  pas  de  fondement.  Le  système  entier  repose  donc  sur  des 
principes  arbitraires.  M.  Schelling,  il  est  vrai,  trouve  dans  ces  prin- 
cipes des  ressources  imprévues,  il  les  manie  avec  une  dextérité  qui 
leur  fait  simuler  les  mouvemens  de  l'histoire,  il  sait  en  tirer  un  mer- 
veilleux parti.  Mais  la  souplesse  de  ces  hypothèses  à  se  plier  aux  exi- 
gences des  faits  vient  surtout  de  l'habileté  de  celui  qui  les  emploie  et 
de  ce  qu'elles  ont  de  vague.  M.  Schelling  en  déduit  une  philosophie 
chrétienne  :  on  pourrait  également  en  tirer  tout  autre  système.  A 
chaque  instant,  le  fil  logique  casse,  et  M.  Schelling  le  renoue  à  sa 
guise.  On  dirait  chez  M.  Schelling  deux  hommes  :  un  éloquent  pen- 
seur, une  intelligence  robuste,  un  goût  naturel  de  ce  qui  est  simple 
et  sublime,  et,  à  la  fois,  un  esprit  crédule  à  de  vaines  abstractions  qui, 
chez  tout  autre,  sembleraient  frivoles  plus  que  profondes.  C'est  à  se 
demander  si  c'est  là  une  recherche  sérieuse  ou  un  amusement  de  la 
pensée.  M.  Schelling  fait  preuve  d'une  subtilité  et  d'un  esprit  d'en- 
semble remarquables,  en  expliquant  par  ses  trois  principes  l'infinie 
variété  des  choses.  On  reconnaît  l'intuition  d'un  poétique  et  vaste 
génie  dans  cette  ordonnance,  si  riche  de  détails  et  si  une,  et  l'on 
regrette  d'autant  plus  que  M.  Schelling,  en  réussissant  à  tout  faire 
dériver  de  principes  incertains,  n'ait  réussi  qu'à  tout  compromettre. 

Ge«  procédé  aventureux  était  celui  de  la  philosophie  allemande 


y-^ 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

immédiatement  avant  Hegel,  qui  redonna  à  la  science  la  rigueur 
qu'elle  avait  perdue.  Sa  philosophie  a  des  erreurs,  on  la  dépassera 
sûrement.  Mais  les  systèmes  ne  se  succèdent  pas  au  hasard.  La 
liberté  humaine  est  ici,  comme  dans  toute  notre  œuvre,  associée  à 
une  nécessité  divine.  Il  n'est  point  de  philosophies  inutiles  et  que 
Ton  doive  absolument  renier  :  chacune,  appelée  par  celles  qui  la  pré- 
cèdent, prépare  celles  qui  la  suivent;  toutes  ont  quelque  vérité  à 
transmettre.  L'homme,  en  avançant  sur  sa  route,  n'oublie  et  ne 
perd  que  ses  erreurs.  Or,  dans  le  système  de  Ilégel,  la  logique  est 
la  plus  importante  et  la  plus  belle  découverte.  M.  Schelling  devait 
donc  la  recevoir,  ou  tout  au  moins  la  réfuter.  Il  n'en  a  rien  fait;  il 
semble  presque  vouloir  l'efiFacer  des  esprits  par  son  silence,  ou,  s'il 
parle  de  Hegel,  c'est  avec  un  langage  plus  pompeux  que  noble. 
M.  Schelling  ici  ne  sait  pas  être  juste,  il  ne  traite  qu'avec  dédain 
cette  puissante  philosophie  qui  pèse  sur  F  Allemagne.  A  l'entendre, 
on  dirait  une  superfluité,  une  plante  parasite  venue  on  ne  sait  pour- 
quoi. 11  appelle  à  un  progrès  nouveau,  et  la  première  condition  qu'il 
impose  est  de  rebrousser  quarante  années  en  arrière;  il  ne  veut  rien 
accepter  de  son  rival.  M.  Schelling  s'est  rendu  par  là  un  funeste  ser- 
vice. Il  rejette  sans  forme  de  procès  la  logique  de  Hegel.  C'est  refuser 
de  satisfaire  à  l'une  des  exigences  intellectuelles  de  l'époque.  C'est 
s'interdii^e  le  succès,  car  on  ne  quittera  Hegel  que  pour  une  philoso- 
phie qui  respectera  tout  ce  qu'il  a  de  vrai  et  saura  se  l'assimiler. 
C'est  retourner  aui  conjectures  précaires  que  Ton  hasardait  avant  le 
grand  logicien,  et  elles  sont  aujourd'hui  justement  discréditées. 

Ce  défaut  de  rigueur  se  remarque  partout.  L'idée  de  la  Uberté  est 
l'idée  capitale  du  système;  elle  en  fait  l'originalité  :  c'est  elle  qui  le 
distingue  de  toutes  les  philosophies  précédentes.  Il  importait  assu- 
rément de  la  bien  déterminer;  elle  demeure  pourtant  toujours  indé- 
cise et  obscure.  La  liberté  est  un  fait  très  divers  et  très  complexe; 
elle  n'est  pas  en  Dieu  ce  qu'elle  est  en  l'homme;  elle  n'est  pas  en 
l'homme  toujours  la  même.  Le  christianisme  du  moins  le  pense 
ainsi.  La  vraie  liberté,  d'après  lui,  est  celle  d'une  volonté  immuable- 
ment sainte,  r^r  le  mal  est  l'esclavage  :  le  libre  arbitre  est  donc  moins 
la  liberté  que  le  choix  entre  elle  et  la  servitude,  il  n'est  donné  à 
l'homme  que  pour  le  temps  de  son  épreuve,  et  pour  l'introduire  à 
une  liberté  meilleure. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'homme,  la  liberté,  en  Dieu,  n'est  pas  le 
libre  arbitre.  Sa  volonté  n'hésite  pas  entre  un  oui  et  un  non,  un  choix 
sans  motif  serait  indigne  de  celui  qui  est  la  raison  suprême.  Un  choix 


CRISE  DE  LA  PHILOSpPHIE  ALLEMANDE.  39 

motivé  n*est  pas  plus  concevable.  Dieu  se  détermine  infailliblement 
pour  le  meilleur  parti  ;  impossible  qu'il  en  prenne  un  autre,  impos- 
sible même  qu'un  autre  se  présente  à  lui  et  le  sollicite.  Il  n'y  a  donc 
jamais  pour  lui  d'alternative  et  de  choix.  Un  choix  d'ailleurs  suppose 
une  exclusion  y  et  ne  se  conçoit  que  chez  un  être  fini.  Un  choix  sup- 
pose une  époque ,  et  ne  se  conçoit  que  dans  le  temps.  On  ne  peut  le 
comprendre  dans  l'être  éternel  et  infini.  Cet  être  n'a  qu'une  volonté 
unique»  permanente,  toujom'S  la  même.  Nous  sommes  encore  ici  dans 
Tordre  de  la  volonté,  toutefois  aussi  dans  l'ordre  éternel.  Or,  ce  qui 
est  éternel,  immuable,  nous  apparaît  comme  nécessaire  :  la  liberté,  en 
Dieu,  se  transforme  donc  en  nécessité;  mais  la  nécessité,  en  Dieu, 
ne  lui  est  imposée  que  par  lui-même,  elle  est  donc  absolue  liberté. 
En  Dieu,  la  liberté  et  la  nécessité  ne  sont  plus  contradictoires,  elles 
sont  inséparablement  unies  et  parfaitement  adéquates. 

M.  Scheliing  n'établit  pas  de  différence  entre  la  liberté  de  Dieu 
et  celle  de  l'homme,  et  parle  toujours  de  la  première  comme  d'un 
choix.  Il  en  fait  ainsi  moins  une  liberté  qu'un  arbitraire.  On  peut 
malheureusement  aussi  bien  lui  reprocher  le  fatalisme.  L'homme 
est,  après  la  chute,  soumis  au  mouvement  mythologique  et  ne  peut 
pas  s'y  soustraire  :  il  n'est  plus  libre.  Le  redevient-il  avec  le  christia- 
nisme? Nullement.  L'esprit  humain  se  développe  dès-lors  dans  la 
philosophie,  comme  autrefois  dans  la  mythologie,  sous  l'empire  d'une 
loi  inflexible.  Les  systèmes  se  succèdent  par  une? raison  nécessaire, 
et  chacun  apporte  avec  lui  une  morale  différente.  Le  bien  et  le  mal 
varient  sans  cesse,  ou,  mieux,  il  n'y  a  ni  bien  ni  mal,  tout  a  raison 
d'être  en  son  temps.  Plus  de  règle  éternelle  du  juste,  et  par  consé- 
quent plus  de  conscience,  plus  de  responsabilité.  La  liberté  n'a  donc 
pu  se  trouver  que  dans  l'acte  de  la  chute.  Ici  j'ai  des  doutes.  Il  me 
semble  que  M.  Scheliing  croit  tout  développement  de  l'humanité  im- 
possible sans  la  chute;  dans  ce  cas,  elle  est  un  bien,  elle  cesse  d'être 
une  chute,  elle  devient  nécessaire  :  Dieu  lui-même  a  dû  la  vouloir  et 
l'ordonner.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  point  que  je  n'ose  résoudre,  le 
fatalisme  pèse  sur  tout  le  reste  de  l'histoire ,  et  sommes-nous  bien 
loin  avec  lui  des  conséquences  morales  du  panthéisme?  Baader  disait 
&  ee  propos  que  la  nouvelle  philosophie  de  M.  Scheliing  était  une 
belle  pénitente  qui  se  souvenait  encore  avec  trop  de  douceur  de  sa 
fiinte  passée. 

M.  Scheliing  croit  avoir  jeté  les  bases  d'une  philosophie  chrétienne 
et  pacifié  enfin  la  foi  et  la  science,  depuis  si  long-temps  ennemies. 
Voyons  s'il  y  a  réussi.  M.  Scheliing  a  démontré  qu'une  philosophie 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

exclusivement  logique  ne  pouvait  être  chrétienne;  avec  elle,  on  ne 
conçoit  ni  la  personnalité  de  Dieu ,  ni  une  libre  création  :  rillusion, 
à  cet  égard,  est  désormais  impossible;  on  le  doit  à  M.  Schelling.  Il  ne 
confond  point  le  christianisme  avec  les  raytholôgies  :  Jésus-Christ  ne 
devient  plus  seulement  le  symbole  de  Thumanité,  il  demeure  le 
Verbe  incarné  que  l'église  adore. 

M.  Schelling  est  jusque-là  d'accord  avec  le  christianisme;  voici  les 
différences.  Le  christianisme,  d'après  M.  Schelling,  se  distingue  des 
mythologics  sans  les  contredire.  Il  n'est  point  sur  un  autre  chemin; 
les  mythologies  fraient  la  route  vers  lui;  sans  elles,  il  n'aurait  pu 
s'accomplir;  elles  le  préparent;  elles  en  sont  pour  ainsi  dire  les  pro- 
pylées. Évidemment,  ce  n'est  pas  là  ce  que  pense  le  christianisme. 
L'idolâtrie  et  le  péché  sont  pour  lui  môme  chose;  il  n'excuse  d'au- 
cune manière  les  mythologies;  il  s'oppose  au  culte  des  idoles  comme 
le  bien  au  mal;  ce  culte  n'a  point  ramené  vers  Dieu;  il  n'a  fait  qu'é- 
garer loin  de  lui.  M.  Schelling  n'est  pas  plus  orthodoxe  dans  ses  vues 
sur  le  judaïsme.  A  vrai  dire,  on  ne  sait  guère  à  quoi  demeure  bon  un 
peuple  élu,  une  fois  que  les  mythologies  préparent  et  annoncent  le 
christianisme,  et  M.  Schelling  se  montre  fort  embarrassé  de  ce  qu'il 
en  doit  faire. 

Arrivé  au  christianisme,  il  n'en  donne  qu'une  explication  ontolo- 
gique et  néglige  l'explication  morale  :  c'est  le  dénaturer.  Il  éclaire  le 
mystère  des  deux  essences  unies  dans  le  Verbe  incarné,  plutôt  que 
celui  de  l'expiation.  L'événement  moral  est  ici  le  grand  événement, 
celui  qu'il  faut  avant  tout  expliquer;  les  autres  en  dépendent,  et, 
sans  lui ,  on  ne  les  comprend  pas.  Le  christianisme  ordonne  majes- 
tueusement, d'après  cette  pensée,  ce  qu'il  raconte  de  Dieu  et  de 
l'homme,  du  ciel  et  de  la  terre,  du  temps  et  de  l'éternité.  Il  ne  connaît 
que  deux  peuples,  l'église  et  le  monde;  qu'une  guerre,  celle  du  bien 
et  du  mal.  L'usage  que  les  créatures  font  de  leur  volonté  pour  se 
donner  ou  se  refuser  à  Dieu  décide  de  toutes  leurs  destinées.  Cette 
philosophie,  la  plus  simple  et  la  plus  pratique,  la  plus  auguste  et 
la  plus  vraie,  est  celle  de  l'Évangile.  Aussi  l'Évangile  adresse-t-il 
toutes  ses  paroles  à  la  conscience.  Il  ne  serait  plus  lui  môme,  il  ne 
ferait  plus  son  œuvre,  ses  histoires  si  suaves  d'onction  perdraient 
leur  vertu  sur  les  âmes,  dès  que  le  sens  suprême  des  récits  divins 
serait  un  autre  que  la  clémence  et  l'amour.  Dans  le  système  de 
M.  Schelling,  Jésus-Christ  est  plutôt  le  démiurge  que  le  rédempteur. 
A  ce  titre,  il  aurait  pu  faire  des  miracles  sur  la  nature;  il  n'aurait 
pas  changé  les  volontés  ni  guéri  les  cœurs;  c'est  là  pourtant  son  pre- 


CRISE  DE  LA  PHILOSOPHIE  ALLEMANDE.  41 

mier  soin.  Les  sages  et  les  heureux  du  siècle  seraient  alors  accourus 
à  lui,  et  non  pas  seulement  des  affligés  de  tout  nom,  de  pauvres 
péagers  et  de  saintes  femmes;  magnifique  cortège  de  douleurs  con- 
solées et  de  ferventes  adorations  qui  se  pressait  autour  de  cet  humble 
roi.  Le  rédempteur  est  sans  doute  aussi  le  démiurge  :  mais  M.  Schel- 
ling  intervertit  les  rôles  :  du  subalterne  il  fait  le  premier,  comme  il 
arrive  dans  ces  évangiles  désavoués  par  Téglise  et  tout  brodés  de 
légendes  merveilleuses  et  d'imaginations  orientales.  Ce  n'est  là  qu'une 
philosophie  apocryphe  du  christianisme. 

M.  Schelling  ne  satisfait  donc  ni  aux  exigences  de  la  logique  ni  à 
celles  de  la  liberté;  il  ne  concilie  pas  la  foi  et  la  science;  il  les  mé- 
contente toutes  deux.  Il  a  montré  que  la  raison  conduit  inévitable- 
ment au  panthéisme;  il  a  rendu  plus  vif  le  besoin  de  le  dépasser,  il 
n'en  a  pas  donné  les  moyens.  ^ 

M.  Schelling  ne  fait  pas  école  à  Berlin.  Le  roi  lui  témoigne  tou- 
jours une  haute  faveur.  Ce  prince,  qui  médite  Platon  dans  l'original, 
fait  autographier  le  cours  de  M.  Schelling  et  se  le  fait  lire  le  soir. 
Cest  pour  l'heure  la  philosophie  officielle.  Son  succès  ne  va  pas  plus 
loin.  Les  hégéliens  en  triomphent,  et  prennent  fort  bien  leur  parti 
de  la  malveillance  que  leur  montre  le  gouvernement.  Un  petit  mar- 
tyre n'est  pas  sans  avantage  pour  qui  semble  avoir  raison.  La  lutte 
de  M.  Schelling  et  des  hégéliens  a  du  reste  perdu  beaucoup  de  son 
importance,  depuis  qu'on  s'est  aperçu  qu'elle  ne  déciderait  pas  la 
querelle  qui  divise  aujourd'hui  les  esprits  sur  le  christianisme. 

M.  Schelling  ne  fait  guère  de  conversions;  on  ne  parle  que  d'Hen- 
ning  et  du  romancier  Mundt.  Cependant  l'orage  grossit  :  M.  Schelling 
ne  ménage  pas  ses  adversaires;  il  les  traite  durement,  et  ceux-ci  se 
vengent.  Chacun  se  met  de  la  partie  :  les  linguistes  cherchent  que- 
relle à  ses  étymologies,  les  théologiens  à  son  exégèse,  les  philoso- 
phes le  prennent  en  défaut  de  logique.  On  va  même  jusqu'à  contester 
ses  services  passés.  Il  en  est  qui  l'accusent  de  s'être  fait  autrefois  le 
plagiaire  de  Spinosa  et  de  Jacob  Bœhme.  Ceci  devient  de  l'injustice 
et  de  la  diatribe.  Sauf  les  élèves  de  l'excellent  théologien  Néander, 
et  les  plus  clairvoyans  ne  doivent  pas  être  sans  défiance,  la  jeunesse 
n'est  pas  pour  M.  Schelling.  Elle  court  aventureusement  aux  ruines 
que  fait  la  logique  de  Hegel.  Elle  a  protesté  de  sa  fidélité  en  don- 
nant une  sérénade  à  Marheineke,  et  ce  patriarche  de  la  théologie 
hégélienne  a  pu  se  vanter  belliqueusement,  dans  son  allocution,  que 
l'ennemi  n'«ivait  pas  gagné  un  pouce  de  terrain. 

Le  grand  débat  qui  se  poursuit  en  Allemagne  est  donc  loin  d'être 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terminé.  La  pensée  cherche  à  franchir  le  cercle  fatal  que  la  logique 
a  tracé  autour  d'elle;  elle  n'y  réussit  pas,  elle  demeure  dans  la  forêt 
enchantée  sans  pouvoir  trouver  d*issue.  L'école  de  Hegel  se  dé- 
bande, il  est  vrai;  la  droite  et  la  gauche,  plus  hostiles  que  jamais,  se 
renient  mutuellement.  Watke,  l'ornement  de  la  gauche  par  son 
noble  caractère  et  par  son  talent  élevé,  semble  hésiter.  On  dit  qu'il 
est  près  de  passer  à  la  théologie,  pour  trouver  enfin  une  vérité 
positive.  Mais  aucun  des  systèmes  opposés  à  Hegel  n'a  mérité  l'as- 
sentiment public,  et  ne  paraît  avoir  un  durable  avenir.  Toutes  ces 
philosophies  diverses,  si  hautaines  dans  leurs  prétentions,  si  chétives 
dans  leurs  résultats,  impuissantes  à  rien  fonder,  ne  sont  habiles  qu'à 
s'entredétruire.  Il  ne  reste  de  tout  ce  labeur  de  l'intelligence  qu'une 
critique  insatiable  qui  n'épargne  rien;  ce  nouveau  déluge  monte, 
grossit,  s'étend,  et  menace  déjà  de  son  flot  amer  les  hauts  refuges 
cherchés  contre  lui. 

Une  crise  pareille  travaille  le  monde  entier.  Partout,  chez  les  peu- 
ples européens,  c'est  un  même  ébranlement  de  croyances,  une  môme 
angoisse  des  âmes,  un  même  désordre  des  esprits.  Un  doute  dont  on 
voudrait  en  vain  se  dissimuler  la  puissance  nous  obsède.  Dans  les 
temples,  11  murmure  ses  paroles  à  la  multitude  agenouillée,  il  trouble 
le  prêtre  devant  l'autel.  Dans  le  sanctuaire  de  la  conscience,  il  nous 
attend  encore,  et  nous  propose  l'utile  à  la  place  du  juste,  le  bien- 
être  au  lieu  du  devoir.  L'hôte  funeste  nous  suit  jusqu'auprès  du  foyer 
domestique,  et  là  il  argumente  contre  la  famille  et  la  propriété.  Tout 
est  mis  en  question ,  tout  devient  précaire,  tout  semble  menacé.  Le 
vieil  Orient  aussi  est  atteint  du  même  mal ,  il  s'étonne  de  ne  plus 
croire,  il  se  défie  de  ses  dieux,  qui  ne  le  protègent  pas  contre  nous. 
Pour  la  première  fois,  le  scepticisme  répand  ses  ombres  sur  toute  la 
face  de  la  terre,  et,  dans  cette  obscurité,  la  tristesse,  la  crainte  et 
l'ennui  nous  prennent.  Ce  ne  sera  pas  un  logicien  qui  terminera  ces 
vastes  incertitudes.  Ce  ne  sont  pas  ici  jeux  et  difficultés  d'école,  mais 
cruelles  et  profondes  perplexités.  De  grands  évènemens  les  ont  fait 
naître,  de  grands  évènemens  pourront  seuls  y  mettre  un  terme. 

A.  Lebre. 


EL  BARCO  DE  YÂPOR.  45 

fois.  Quelques-uns  de  ces  bateaux  portaient  une  troisième  petite 
voile  en  forme  de  triangle  isocèle,  posée  dans  lécartemeiit  produit 
par  les  pointes  divergentes  des  deux  grandes  voiles  :  ce  gréement 
est  très  pittoresque. 

Vers  quatre  ou  cinq  heures  du  soir,  nous  passions  devant  San- 
Lucar,  situé  sur  la  rive  gauche  du  fleuve.  Un  grand  bâtiment  d'archi- 
tecture moderne,  construit  avec  cette  régularité  de  caserne  et  d'hô- 
pital qui  fait  le  charme  des  constructions  actuelles ,  portait  à  son 
frontispice  une  inscription  quelconque  que  nous  ne  pûmes  lire,  ce 
que  nous  regrettons  peu.  Cette  fabrique  carrée  et  percée  de  trop 
de  fenêtres  a  été  bâtie  par  Ferdinand  VIL  Ce  doit  être  une  douane, 
un  entrepôt  ou  quelque  chose  dans  ce  genre.  A  partir  de  San-Lucar, 
le  Guadalquivir  devient  extrêmement  large  et  prend  des  proportions 
de  bras  de  mer.  Les  rivages  ne  forment  plus  qu'une  ligne  de  plus  en 
plus  étroite  entre  le  ciel  et  Teau.  C'est  grand,  mais  d'une  grandeur  un 
peu  sèche ,  un  peu  monotone ,  et  nous  nous  serions  assez  ennuyés 
sans  les  jeux ,  les  danses ,  les  castagnettes  et  les  tambours  de  basque 
des  soldats.  L'un  d'eux,  qui  avait  assisté  aux  représentations  d'une 
troupe  italienne,  en  contrefaisait  les  acteurs  et  surtout  les  actrices, 
paroles,  chants  et  gestes,  avec  beaucoup  de  gaieté  et  d'entrain.  Ses 
camarades  riaient  à  se  tenir  les  côtes  et  paraissaient  avoir  parfaite- 
ment oublié  les  scènes  attendrissantes  du  départ.  Peut-être  bien  aussi 
leurs  Arianes  éplorées  avaient-elles  déjà  essuyé  leurs  yeux  et  riaient- 
elles  d'aussi  bon  cœur.  Les  passagers  du  bateau  à  vapeur  prenaient 
franchement  part  à  cette  hilarité  et  démentaient  à  qui  mieux  mieux 
la  réputation  de  gravité  imperturbable  qu'ont  les  Espagnols  dans  le 
reste  de  l'Europe.  Le  temps  de  Philippe  II,  des  vêtemens  noirs,  des 
golilles  empesées,  du  maintien  dévot,  des  mines  froides  et  hautaines, 
est  beaucoup  plus  passé  qu'on  ne  le  pense  généralement. 

San-Lucar  laissé  en  arrière,  par  une  transition  presque  insensible, 
on  entre  dans  l'Océan,  la  lame  s'allonge  en  volutes  régulières,  les  eaux 
changent  de  couleur,  et  les  visages  aussi.  Les  prédestinés  à  cette 
étrange  maladie  que  l'on  nomme  le  mal  de  mer  commencent  à  re- 
chercher les  angles  solitaires  et  s'accoudent  mélancoliquement  au 
bastingage.  Pour  moi ,  je  me  perchai  bravement  sur  la  cabine  qui 
avoisine  les  roues,  étudiant  ma  sensation  avec  conscience,  car, 
n'ayant  jamais  fait  de  traversée,  j'ignorais  encore  si  j'étais  dévoué  à 
ces  inexprimables  tortures;  les  premiers  balancemens  m' étonnèrent 
un  peu,  mais  je  me  remis  bientôt,  et  je  repris  toute  ma  sérénité.  En 
débouchant  du  Guadalquivir,  nous  avions  pris  à  gauche  et  nous  sui- 


m  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  troupeau  de  moutons  couchés.  Ce  n'est  qu'alors  que  je  com- 
pris bien  toute  son  immensité.  Les  plus  hauts  clochers  ne  dépas- 
saient pas  la  nef.  Quant  à  la  Giralda,  l'éloignement  donnait  à  ses 
briques  roses  des  teintes  de  saphir  et  d'aventurine  qui  ne  semblent 
pas  compatibles  avec  l'architecture  dans  nos  tristes  climats  du  nord. 
La  statue  de  la  Foi  scintillait  à  la  cime  comme  une  abeille  d'or  sur  la 
pointe  d'une  grande  herbe.  Un  coude  du  fleuve  déroba  bientôt  Se* 
ville  à  notre  vue. 

Les  rives  du  Guadalquivir,  du  moins  en  descendant  vers  la  mer, 
n'ont  pas  cet  aspect  enchanteur  que  leur  prêtent  les  descriptions  des 
poètes  et  des  voyageurs.  Je  ne  sais  pas  où  ils  ont  été  prendre  les 
forêts  d'orangers  et  de  grenadiers  dont  ils  parfument  leurs  romances. 
Des  berges  peu  élevées,  sablonneuses,  couleur  d'ocre;  des  eaux 
jaunes  et  troublées  dont  la  teinte  terreuse  ne  pouvait  être  attribuée 
aux  pluies,  attendu  qu'il  n'en  était  pas  tombé  une  seule  goutte  de- 
puis six  mois:  voilà  tout.  J'avais  déjà  remarqué  sur  le  Tage  ce 
manque  de  limpidité ,  qui  vient  peut-être  de  la  grande  quantité  de 
poussière  que  le  vent  y  précipite  et  de  la  nature  friable  des  terrains 
traversés.  Le  bleu  si  dur  du  ciel  y  est  aussi  pour  quelque  chose,  et 
par  son  extrême  intensité,  fait  paraître  sales  les  tons  de  Teau,  toujours 
moins  éclatans.  La  mer  seule  peut  lutter  de  transparence  et  d'azur 
contre  un  semblable  ciel.  Le  fleuve  allait  toujours  s' élargissant,  les 
rives  décroissaient  et  s'aplatissaient,  et  l'aspect  général  du  paysage 
rappelait  assez  la  physionomie  de  TEscaut  entre  Anvers  et  Ostende. 
Ce  souvenir  flamand  en  pleine  Andalousie  est  assez  bizarre  à  propos 
du  Guadalquivir  au  nom  moresque;  mais  ce  rapport  se  présenta  à 
mon  esprit  si  naturellement,  qu'il  fallait  que  la  ressemblance  fut 
bien  réelle,  car  je  ne  pensais  guère,  je  vous  le  jure,  ni  à  l'Escaut  ni 
au  voyage  que  j'ai  fait  en  Flandre  il  y  a  quelque  six  ou  sept  ans.  Il  y 
avait,  du  reste,  peu  de  mouvement  sur  le  fleuve,  et  ce  que  l'on  aper- 
cevait de  campagne  au-delà  des  rives  semblait  inculte  et  désert;  il 
est  vrai  que  nous  étions  en  pleine  canicule,  époque  où  l'Espagne 
n'est  plus  guère  qu'un  vaste  tas  de  cendre  sans  végétation  ni  ver- 
dure; pour  tout  personnage,  des  hérons  et  des  cigognes,  une  patte 
pliée  sous  le  ventre,  l'autre  plongée  à  demi  dans  l'eau,  attendant  le 
passage  de  quelque  poisson  dans  une  immobilité  si  complète,  ({u'on 
les  eût  pris  pour  des  oiseaux  de  bois  fichés  sur  une  baguette.  Des 
barques  avec  des  voiles  latines  posées  en  ciseaux  descendaient  et 
remontaient  le  cours  du  fleuve  sous  le  même  vent ,  phénomène  que 
je  n'ai  jamais  bien  compris,  quoiqu'on  me  Tait  expliqué  plusieurs 


EL  BARCO  DE  YAPOR.  45 

fois.  Quelques-uns  de  ces  bateaux  portaient  une  troisième  petite 
voile  en  forme  de  triangle  iso<:èle ,  posée  dans  i'écartement  produit 
par  les  pointes  divergentes  des  deux  grandes  voiles  :  ce  gréement 
est  très  pittoresque. 

Vers  quatre  ou  cinq  heures  du  soir,  nous  passions  devant  San- 
Lucar,  situé  sur  la  rive  gauche  du  fleuve.  Un  grand  bâtiment  d*archi- 
tecture  moderne,  construit  avec  cette  régularité  de  caserne  et  d'hô- 
pital qui  fait  le  charme  des  constructions  actuelles ,  portait  à  son 
frontispice  une  inscription  quelconque  que  nous  i^e  pûmes  lire,  ce 
que  nous  regrettons  peu.  Cette  fabrique  carrée  et  percée  de  trop 
de  fenêtres  a  été  bâtie  par  Ferdinand  VU.  Ce  doit  être  une  douane, 
un  entrepôt  ou  quelque  chose  dans  ce  genre.  A  partir  de  San-Lucar, 
le  Guadalquivir  devient  extrêmement  large  et  prend  des  proportions 
de  bras  de  mer.  Les  rivages  ne  forment  plus  qu'une  ligne  de  plus  en 
plus  étroite  entre  le  ciel  et  Teau.  C'est  grand,  mais  d'une  grandeur  un 
peu  sèche,  un  peu  monotone,  et  nous  nous  serions  assez  ennuyés 
sans  les  jeux ,  les  danses ,  les  castagnettes  et  les  tambours  de  basque 
des  soldats.  L'un  d'eux,  qui  avait  assisté  aux  représentations  d'une 
troupe  italienne,  en  contrefaisait  les  acteurs  et  surtout  les  actrices, 
paroles,  chants  et  gestes,  avec  beaucoup  de  gaieté  et  d'entrain.  Ses 
camarades  riaient  à  se  tenir  les  côtes  et  paraissaient  avoir  parfaite- 
ment oublié  les  scènes  attendrissantes  du  départ.  Peut-être  bien  aussi 
leurs  Arianes  éplorées  avaient-elles  déjà  essuyé  leurs  yeux  et  riaient- 
elles  d'aussi  bon  cœur.  Les  passagers  du  bateau  à  vapeur  prenaient 
franchement  part  à  cette  hilarité  et  démentaient  à  qui  mieux  mieux 
la  réputation  de  gravité  imperturbable  qu'ont  les  Espagnols  dans  le 
reste  de  l'Europe.  Le  temps  de  Philippe  II ,  des  vêtemens  noirs,  des 
golilles  empesées,  du  maintien  dévot,  des  mines  froides  et  hautaines, 
est  beaucoup  plus  passé  qu'on  ne  le  pense  généralement. 

San-Lucar  laissé  en  arrière,  par  une  transition  presque  insensible, 
on  entre  dans  l'Océan,  la  lame  s'allonge  en  volutes  régulières,  les  eaux 
changent  de  couleur,  et  les  visages  aussi.  Les  prédestinés  à  cette 
étrange  maladie  que  l'on  nomme  le  mal  de  mer  commencent  à  re- 
chercher les  angles  solitaires  et  s'accoudent  mélancoliquement  au 
bastingage.  Pour  moi ,  je  me  perchai  bravement  sur  la  cabine  qui 
avoisine  les  roues,  étudiant  ma  sensation  avec  conscience,  car, 
n'ayant  jamais  fait  de  traversée,  j'ignorais  encore  si  j'étais  dévoué  à 
ces  inexprimables  tortures;  les  premiers  balancemens  m'étonnèrent 
un  peu,  mais  je  me  remis  bientôt,  et  je  repris  toute  ma  sérénité.  En 
débouchant  du  Guadalquivir^  nous  avions  pris  à  gauche  et  nous  sui* 


46  RETCE  DES  DEUX  MONDES. 

vîons  la  côte,  d*assez  loin  toutefois  pour  ne  la  distinguer  qu*avec 
peine,  car  le  soir  approchait,  et  le  soleil  descendait  majestucnsement 
dans  la  nuer  sur  un  escalier  étincelant  formé  par  cinq  ou  six  marches 
de  nuages  de  la  plus  riche  pourpre. 

Il  était  nuit  noire  lorsque  nous  arrivâmes  à  Cadix  ;  les  lanternes 
dès  vaisseaux,  des  barques  à  Fancre  dans  la  rade,  les  lumières  de  la 
viUe,  les  étoiles  du  ciel,  criblaient  le  clapotis  des  vagues  de  millions 
de  paillette^  d*or,  d'argent,  de  feu;  dans  les  endroits  tranquilles,  la 
réflexion  des  fanaux  traçait,  en  s^^llongeant  dans  la  mer,  de  longues 
colonnes  de  flammes  d'un  effet  magique.  La  masse  énorme  des  rem- 
parts s*ébauchait  dans  l'épaisseur  de  Tombre. 

Pour  nous  rendre  à  terre,  il  fallut  nous  transborder,  nous  et  nos 
effets,  dans  de  petites  barques  dont  les  patrons,  avec  des  vociféra- 
tions effroyables,  se  disputaient  les  voyageurs  et  les  malles  à  peu 
près  comme  autrefois  à  Paris  les  cochers  de  coucous  pour  Montmo- 
rency ou  pour  Vincennes.  Nous  eûmes  toutes  les  peines  du  monde 
à  ne  pas  être  séparés,  mon  compagnon  et  moi,  car  Tun  nous  tirait  à 
gauche,  Fautre  nous  tirait  à  droite  avec  une  énergie  peu  rassurante, 
surtout  si  Ton  songe  que  ces  débats  se  passaient  sur  des  canots  que 
le  moindre  mouvement  faisait  osciller  comme  une  escarpolette  sous 
les  pieds  des  lutteurs.  Nous  arrivâmes  pourtant  sans  encombre  sur  le 
quai,  et  après  avoir  subi  la  visite  de  la  douane,  nichée  sous  la  porte 
de  la  ville,  dans  Tépaisscur  de  la  muraille,  nous  allâmes  nous  loger 
à  la  calle  de  San-Francisco. 

Comme  vous  pensez  bien ,  nous  étions  levés  avec  le  jour.  Entrer 
de  nuit  dans  une  ville  inconnue  est  une  des  choses  qui  irritent  le  plus 
la  curiosité  du  voyageur;  on  fait  les  plus  grands  efforts  pour  démêler 
à  travers  Tombre  la  configuration  des  rues,  la  forme  des  édifices,  la 
physionomie  des  rares  passans.  De  cette  façon  du  moins  Tefiet  de 
surprise  est  ménagé,  et  le  lendemain  la  ville  vous  apparaît  subitement 
dans  tout  son  ensemble  comme  une  décoration  de  théâtre  lorsque  le 
rideau  se  lève. 

Il  n'existe  pas  sur  la  palette  du  peintre  ou  de  Técrivain  de  couleurs 
assez  claires,  de  teintes  assez  lumineuses  pour  rendre  Timpression 
éclatante  que  nous  fit  Cadix  dans  cette  glorieuse  matinée.  Deux 
teintes  uniques  vous  saisissaient  le  regard,  —  du  bleu  et  du* blanc, — 
mais  du  bleu  aussi  vif  que  la  turquoise,  le  saphir,  le  cobalt,  et  tout  ce 
que  vous  pourrez  imaginer  de  splendide  en  fait  d'azur;  mais  du  blanc 
aussi  pur  que  l'argent,  le  lait,  la  neige,  le  marbre  et  le  sucre  des  îles 
le  mieux  cristallisé.  Le  bleu,  c'était  le  ciel,  répété  par  la  mer;  le 


£L  BARCO  M  YAPOR*  47 

blanc  y  c'était  la  ville.  On  ne  saurait  rien  imaginer  de  plus  radieux» 
de  plus  étincelanty  d'une  lumière  plus  diffuse  et  plus  intense  à  la 
fois.  Vraiment  9  ce  que  nous  appelons  chez  nous  le  soleil  n'est  à  côté 
de  cela  qu'une  pâle  veilleuse  à  l'agonie  sur  la  table  de  nuit  d'un 
malade. 

Les  maisons  de  Cadix  sont  beaucoup  plus  hautes  que  celles  des 
autres  villes  d'Espagne,  ce  qui  s'explique  par  la  conformation  du 
terrain ,  étroit  îlot  rattaché  au  continent  par  une  mince  langue  de 
terre,  et  le  désir  d'avoir  la  vue  de  la  mer.  Chaque  maison  se  hausse 
curieusement  sur  la  pointe  du  pied  pour  regarder  par-dessus  l'épaule 
de  sa  voisine,  et  montrer  la  tête  au-dessus  de  l'épaisse  ceinture  des 
remparts.  Comme  cela  ne  suffit  pas  toujours,  presque  toutes  les  ter- 
rasses portent  à  leur  angle  une  tourelle,  un  belvédère,  quelquefois 
coiffé  d'une  petite  coupole;  ces  miradores  aériens  enrichissent  d'in- 
nombrables denteliu'es  la.  silhouette  de  la  ville,  et  produisent  l'effet  le 
plus  pittoresque.  Tout  cela  est  crépi  à  la  chaux,  et  la  blancheur  des 
façades  est  encore  avivée  par  de  longues  lignes  de  vermillon  qui  sé- 
parent les  maû^ons  et  en  marquent  les  étages  :  les  balcons,  très  sail- 
lans,  sont  enveloppés  d'une  grande  cage  de  verre,  garnis  de  rideaux 
rouges  et  remplis  de  fleurs.  Quelques-unes  des  rues  transversales 
se  termioent  sur  le  vide  et  paraissent  aboutir  au  ciel.  Ces  échappées 
d'azur  sont  d'un  inattendu  charmant.  A  part  cet  aspect  gai,  vivant  et 
lumineux,  Cadix  n'a  rien  de  remarquable  comme  architecture.  Sa 
cathédrale ,  vaste  bâtisse  du  xvi*'  siècle ,  quoique  ne  manquant  ni.  de 
noblesse  ni  de  beauté,  n'a  rien  qui  doive  étonner  après  les  prodiges 
de  Burgos,  de  Tolède,  de  Cordoue  et  de  Séville.  C'est  quelque  chose 
dans  le  goût  de  la  cathédrale  de  Jaën ,  de  Grenade  et  de  Malaga; 
une  architecture  clai^ique  avec  des  proportions  plus  effilées  et  plu8 
svelles,  comme  l'enteadaient  les  artistes  de  la  renaissance.  Les  ciia- 
piteaux  corinthiens,  d'un  module  plus  allongé  que  le  type  grec  con- 
sacré, sont  très  élégans.  Comme  tableaux,  comme  ornemens,  de  la 
richesse,  rien  de  plus.  Je  ne  dois  pas  cependant  passer  sous  silence  un 
petit  martyr  de  sept  ans  crucifié;  sculpture  en  bois  peint  d'un  senti- 
ment parfait  et  d'une  délicatesse  exquise.  L'enthousiasme,  la  foi,  la 
douleur,  sont  mêlés  dans  des  proportions  enfantines  sur  ce  charmant 
visage  de  la  manière  la  plus  touchante. 

Nous  allâmes  voir  la  [riace  des  Taureaux ,  qui  est  petite  et  réputée 
l'une  des  plus»  dangeneuses  d'Espagne.  L'on  traverse  pour  y  arriver 
des  jardins  r^an^lis  de  pahniers  gigantesques  et  d'espèces  variées. 
Rien  n'est  plus  noble 5. plus  royal  qn'un  palmkr.  Ce  grand  soleil  de 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

feuilles  au  bout  de  cette  colonne  cannelée  rayonne  si  splendidement 
dans  le  lapis-lazuli  d'un  ciel  orientai!  ce  tronc  écaillé,  mince  comme 
s* il  était  serré  dans  un  corset,  rappelle  si  bien  la  taille  d'une  jeune 
flUe;  son  port  est  si  majestueux,  si  élégant  I  Le  palmier  et  le  laurier- 
rose  sont  mes  arbres  favoris;  la  vue  du  palmier  et  du  laurier-rose  me 
cause  une  joie,  une  gaieté  étonnante.  Il  me  semble  que  Von  ne  peut 
pas  être  malheureux  à  leur  ombrage  ! 

La  place  des  Taureaux  de  Cadix  n'a  pas  de  tablas  continues.  D'es- 
pace en  espace  sont  disposés  des  espèces  de  paravens  de  bois  derrière 
lesquels  se  retirent  les  toreros  trop  vivement  poursuivis.  Cette  dispo- 
sition nous  paraît  offrir  moins  de  sûreté.  L'on  nous  fit  remarquer  les 
logettes  qui  contiennent  les  taureaux  pendant  la  course;  ce  sont  des 
espèces  de  cage  en  grosses  poutres,  fermées  d'une  porte  qui  se  lève 
comme  une  vanne  de  moulin  ou  une  bonde  d'étang.  Pour  exciter 
leur  rage,  on  les  harcèle  avec  des  pointes,  on  les  frotte  d'acide  ni- 
trique; enfin  on  cherche  tous  les  moyens  de  leur  envenimer  le  ca- 
ractère. A  cause  des  chaleurs  excessives,  les  courses  étaient  suspen- 
dues; un  acrobate  français  avait  disposé  au  milieu  du  cirque  ses 
tréteaux  et  sa  corde  pour  le  spectacle  du  lendemain.  —  C'est  dans 
cette  place  que  lord  Byron  a  vu  la  course  dont  il  donne ,  au  premier 
chant  du  Pèlerinage  de  Childe-Harold,  une  description  poétique, 
mais  qui  ne  fait  pas  grand  honneur  à  ses  connaissances  en  tauro- 
machie. 

Cadix  est  serrée  par  une  étroite  ceinture  de  remparts  qui  lui  étrei- 
gnent  la  taille  comme  un  corset  de  granit;  une  seconde  ceinture 
d'écueils  et  de  rochers  la  met  à  l'abri  des  assauts  des  vagues,  et  pour- 
tant, il  y  a  quelques  années,  une  tempête  effroyable  creva  et  ren- 
versa en  plusieurs  endroits  ces  formidables  murailles  qui  ont  plus  de 
vingt  pieds  d'épaisseur,  et  dont  des  tranches  immenses  gisent  encore 
çà  et  là  le  long  du  rivage.  Sur  les  glacis  de  ces  remparts,  garnis  de  dis- 
tance en  distance  de  guérites  de  pierre,  on  peut  faire  en  se  prome- 
nant le  tour  de  la  ville,  dont  une  seule  porte  donne  du  côté  de  la  terre 
ferme,  et  dans  la  pleine  mer  ou  dans  la  rade  voir  aller,  venir,  décrire 
des  courbes  gracieuses ,  se  croiser,  changer  de  bordée  et  se  jouer 
comme  des  albatros,  les  canots,  les  felouques,  les  balancelles,  les  ba- 
teaux pécheurs,  qui  ne  semblent  plus  au  bord  de  l'horizon  que  des 
plumes  de  colombe  emportées  dans  le  ciel  par  une  folle  brise;  plu- 
sieurs de  ces  barques,  comme  les  anciennes  galères  grecques,  ont  ù 
la  proue,  de  chaque  côté  du  taille-mer,  deux  grands  yeux  peints  de 
couleurs  naturelles,  qui  semblent  veiller  à  la  marche  et  donnent  ix 


EL  BARCO  DE  YAPOR.  49 

cette  partie  de  rembarcation  une  vague  apparence  de  profil  humain; 
rien  n'est  plus  animé,  plus  vivant  et  plus  gai  que  ce  coup  d'œil. 

Sur  le  môle,  du  côté  de  la  porte  de  la  douane,  le  mouvement  est 
d*une  activité  sans  pareille.  Une  foule  bigarrée,  où  chaque  pays  du 
monde  a  ses  représentans ,  se  presse  à  toute  heure  au  pied  des  co- 
lonnes surmontées  de  statues  qui  décorent  le  quai.  Depuis  la  peau 
blanche  et  les  cheveux  roux  de  TAnglais,  jusqu'au  cuir  bronzé  et  à  la 
laine  noire  de  TAfricain,  en  passant  par  les  nuances  intermédiaires 
café,  cuivre  et  jaune  d'or,  toutes  les  variétés  de  l'espèce  humaine  se 
trouvent  rassemblées  là.  Dans  la  rade,  un  peu  au  loin,  se  prélassent 
les  trois-mâts,  les  frégates,  les  bricks,  hissant  chaque  matin,  au  son 
du  tambour,  le  pavillon  de  leur  nation  respective.  Les  navires  mar- 
chands, les  bateaux  à  vapeur,  dont  les  cheminées  éructent  de  la  va- 
peur bicolore,  s'approchent  davantage  du  bord  à  cause  de  leur  plus 
faible  tonnage,  et  forment  les  premiers  plans  de  ce  grand  tableau 
naval. 

J'avais  une  lettre  de  recommandation  pour  le  commandant  du 
brick  français  le  Voltigeur,  en  station  dans  la  rade  de  Cadix.  Sur  la 
présentation  de  cette  lettre,  M.  Lebarbier  de  Tinan  m'avait  gracieuse- 
ment invité  à  dîner,  ainsi  que  deux  autres  jeunes  gens,  à  son  bord, 
pour  le  lendemain  vei:s  cinq  heures.  A  quatre  heures,  nous  étions  sur 
le  môle,  cherchant  une  barque  et  un  patron  pour  faire  le  trajet  du 
quai  au  navire,  quinze  ou  vingt  minutes  tout  au  plus.  Je  fus  très 
étonné  lorsque  le  patron  nous  demanda  un  douro  au  lieu  d'une  pié- 
cette, prix  ordinaire  de  la  course.  Dans  mon  ignorance  nautique , 
voyant  le  ciel  parfaitement  clair,  un  soleil  étincelant  comme  au  pre- 
mier jour  du  monde,  je  m'étais  innocemment  figuré  qu'il  faisait  beau 
temps.  Telle  était  ma  conviction.  — Il  faisait  au  contraire  un  temps 
atroce,  et  je  ne  tardai  pas  à  m'en  apercevoir  aux  premières  bordées 
que  courut  le  canot.  La  mer  était  courte,  clapoteuse,  et  d'une  dureté 
effroyable.  —  Il  ventait  à  décorner  les  bœufs.  Nous  sautions  comme 
dans  une  coquille  de  noix,  et  nous  embarquions  de  l'eau  à  chaque 
instant.  Au  bout  de  quelques  minutes,  nous  jouissions  d'un  bain  de 
pieds  qui  menaçait  fort  de  se  changer  bientôt  en  bain  de  siège. 
L'écume  des  lames  m'entrait  par  le  collet  de  mon  habit  et  me  coulait 
dans  le  dos.  Le  patron  et  ses  deux  acolytes  juraient,  tempêtaient,  s'ar- 
rachaient les  écoutes  et  le  gouvernail  des  mains.  L'un  voulait  ceci, 
l'autre  voulait  cela,  et  je  vis  le  moment  où  ils  allaient  se  gourmer. 
La  situation  devint  assez  critique  pour  que  l'un  d'eux  commençât  à 
marmotter  un  tronçon  de  prière  à  je  ne  sais  plus  quel  saint.  Par 

TOME  I.  4 


50  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

boDbeur»  nous  approchioos  du  brick,  qui  se  balançait  nonchalamment 
sur  ses  ancres,  et  semblait  regarder  d'un  air  de  pitié  dédaigneuse  les 
évolutions,  convulsives  de  notre  petite  barque.  Enfin ,  nous  abor- 
dâmes, et  il  nous  fallut  plus  de  dix  minutes  pour  pouvoir  empoigner 
les  tireveilles  et  grimper  sur  le  pont. 

((Voilà  ce  qui  s'appelle  avoir  le  courage  de  Texactitude,  »  nous  dit 
le  commandant  avec  un  sourire  en  nous  voyant  monter  sur  le  tiUac» 
ruisselant  d'eau,  les  cheveux  éplorés  en  barbe  de  dieu  marin,  et  il 
nous  fit  donner  un  pantalon,  une  chemise,  une  veste,  enfin  un  cos- 
tume complet,  a  Cela  vous  apprendra  à  vous  fier  aux  descriptions 
des  poètes;  vous  avez  cru  qu'il  n'y  avait  pas  de  tempête  sans  orchestre 
obligé  de  tonnerre,  sans  vagues  allant  mêler  leur  écume  aux  nuages, 
sans  pluie,  et  sans  éclairs  déchirant  l'obscurité  profonde.  Détrompez- 
vous,  je  ne  pourrai  probablement  vous  renvoyer  à  terre  que  dans 
deux  ou  trois  jours.  » 

Le  vent  était  en  effet  d'une  violence  terrible,  les  cordages  tressail- 
laient connue  des  cordes  à  violon  sous  l'archet  d'un  joueur  fréné- 
tique, le  pavillon  claquait  avec  un  bruit  sec,  et  son  étamine  menaçait 
de  se  couper  et  de  s'envoler  en  lambeaux  dans  le  fond  de  la  rade;  les 
poulies  grinçaient,  piaulaient,  sifOaient,  et,  par  instans,  jetaient  des 
cris  aigus  qui  semblaient  jaillir  d'un  gosier  humain.  — Deux  ou  trois 
matelots  en  pénitence  dans  les  haubans,  pour  je  ne  sais  quelle  pec- 
cadille, avaient  toutes  les  peines  du  monde  à  ne  pas  être  em- 
portés. 

Tout  cela  ne  nous  empêcha  pas  de  faire  un  excellent  dîner,  arrosé 
des  meilleurs  vins,  assaisonné  des  plus  aimables  propos,  et  aussi  de 
diaboliques  épices  indiennes,  qui  feraient  boire  un  hydrophobe.  Le 
lendemain,  conuneà  cause  du  mauvais  temps  l'on  n'avait  pu  mettre 
de  canot  à  la  mer  pour  aller  chercher  des  provisions  fraîches  à  terre, 
nous  fîmes  un  dîner  non  moins  délicat,  mais  qui  avait  cela  de  parti- 
culier, que  chaque  mets  portait  une  date  assez  reculée.  —  Nous  man- 
geûmes  des  petits  poisde  1836,  du  beurre  frais  d&lSSS,  et  de  la  crème 
de  1834,  et  tout  cela  d'une  fraîcheur  et  d'une  conservation  miracu- 
leuse. —  Le  gros  temps  dura  deux  jours,  pendant  lesquels  je  me 
promenai  sur  le  pont,  ne  me  lassant  pas  d'admirer  la  propreté  de  mé- 
nagère hollandaise ,  le  fiai  de  détails ,  le  génie  d'arrangement*  de  ce 
prodige  de  l'esprit  de  L'homme ,  qu'on  appelle  tout  simplement  un 
vaisseau.  —  Le  cuivre  des  caronades  étincelait  comme  de  l'or,  les 
planches  luisaient  comme  le  palissandre  du  meuble  le  mieux  verni. 
Aus.M,  chaque  matin,  l'on  pE0C4;de  à  la  toilette  du  vaisseau,  et,  pieu- 


EL  BARCO  DE  VÀPOR.  51 

Traît-îl  b  Terse,  le  pont  n'en  est  pas  moins  lavé,  inondé,  épongé, 
faoberdé,  avec  le  même  scmpnle  et  la  même  minutie. 

Aubont  de  denT  jours,  le  vent  tomba,  et  Ton  nous  conduisit  à  terre 
dans  un  canot  à  dix  rameurs.  L'aspect  de  Cadix,  lorsqu'on  vient  du 
large,  est  charmant.  A  la  voir  ainsi  étincelante  de  blancheur  entre 
l'azur  du  ciel  et  l'azur  de  la  mer,  on  dirait  une  immense  couronne  de 
ffligrane  d'argent;  le  dôme  de  la  cathédrale,  peint  en  jaune,  semble 
une  tiare  de  vermeil  posée  au  milieu.  Les  pots  de  fleurs,  les  volutes 
et  les  tourelles  qui  terminent  les  maisons  varient  à  l'infini  la  dente- 
lure. Byron  a  merveilleusement  caractérisé  la  physionomie  de  Cadix 
en  une  seule  touche  : 

«  Brillante  Cadix ,  qui  t^élèves  vers  le  ciel  du  milieu  de  Tazur  foncé  de  la 
mer.  > 

Dans  la  même  stance,  le  poète  tmglais  émet  sur  la  vertu  des 
Gadltanes  une  opinion  un  peu  leste  qu'il  était  sans  doute  dans  le  droit 
d*avoir.  Quant  &  nous,  sans  agiter  ici  cette  question  délicate,  nous 
nous  bornerons  à  dire  qu'elles  sont  fort  belles  et  d'un  typeparticalier; 
leur  teint  est  blanc  doré,  avec  ce  grain  de  marbre  dépoli  qui  fait 
si  bien  ressortir  la  pureté  des  traits.  Elles  ont  le  nez  moins  aquilin 
que  les  Sévillanes,  le  front  petit,  les  pommettes  peu  saillantes,  et 
se  rapprochent  tout-à-fait  de  la  physionomie  grecque.  Elles  m'ont 
paru  aussi  plus  grasses  que  les  autres  Espagnoles ,  et  d'une  taille 
plus  élevée.  Tel  est  du  moins  le  résultat  des  observations  que  j'ai  pu 
faire  en  me  promenant  au  Salon ,  sur  la  place  de  la  Constitution  et 
an  théâtre ,  ou ,  par  parenthèse ,  je  vis  jouer  très  joliment  le  Gamin 
de  Paris  {el  Piluelo  de  Paris)  par  une  femme  travestie,  et  danser  des 
boléros  avec  beaucoup  de  feu  et  d'entrain. 

Cependant,  si  charmante  que  soit  Cadix,  cette  idée  d'être  enfermé 
d'abord  par  les  remparts,  ensuite  par  la  mer,  dans  son  enceinte 
étroite ,  vous  donne  le  désir  d'en  sortir.  Il  me  semble  que  la  seule 
pensée  que  puissent  nourrir  des  insulaires,  c'est  d'aller  sur  le  conti- 
nent. Cest  ce  qui  explique  les  perpétuelles  émigrations  des  Anglais, 
qu'on  rencontre  partout,  excepté  à  Londres,  où  il  n'y  a  que  des  Ita- 
liens et  des  Polonais.  Aussi  les  Gaditans  sont-ils  perpétuellement 
occupés  à  faire  la  traversée  de  Cadix  h  Puerto  de  Santa-Maria  et  réci- 
proquement. Un  léger  bateau  à  vapeur  omnibus,  qui  part  toutes  les 
heures,  des  barques  à  voile,  des  canots,  attendent  et  provoquent  les 
vagabonds.  Un  beau  matin,  mon  compagnon  et  moi,  réfléchissant 
que  nous  avions  une  lettre  de  recommandation  d'un  de  nos  amis 


Si  RETCB  DBS  DEUX  MOMIHSS. 

grenadins  pour  son  père,  riche  marchaDd  de  vin  à  Jérès,  lettre  ainsi 
eoDçne  :  «  Ouvre  ton  cceor,  ta  maison  et  ta  cave  aux  deux  cavaliers 
ci-joints»  9  nous  grimpâmes  sur  le  vapeur,  à  la  cabine  duquel  était 
collée  une  affiche  annonçant  pour  le  soir  une  course  entremêlée 
d*intermëdes  bouffons,  qui  devait  avoir  lieu  à  Puerto  de  Santa-Maria. 
Cela  composait  admirablement  notre  journée.  Avec  une  calessine^ 
Ton  pouvait  aller  de  Puerto  à  Jérës,  y  rester  quelques  heures,  et 
revenir  à  temps  pour  la  course.  Après  avoir  déjeuné  en  toute  hâte 
à  la  Fonda  de  Vista  Alègre,  qui  mérite  on  ne  peut  mieux  son  nom, 
nous  fîmes  marché  avec  un  conducteur,  qui  nous  promit  d'être  de 
retour  à  cinq  heures  pour  la  funcion  :  c'est  le  nom  qu'on  donne  en 
Espagne  à  tout  spectacle,  quel  qu'il  soit.  La  route  de  Jérès  traverse 
une  plaine  montueuse,  rugueuse,  bossuée,  d'une  aridité  de  pierre 
ponce.  Au  printemps,  ce  désert  se  couvre ,  dit-on,  d'un  riche  tapis 
de  verdure  tout  émaillé  de  fleurs  sauvages.  Le  genêt,  la  lavande,  le 
ttiyro,  embaument  l'air  de  leurs  émanations  aromatiques;  mais  h 
l'époque  de  Tannée  où  nous  étions,  toute  trace  de  végétation  a  dis- 
paru. A  peine  apcrçoit^n  çà  et  là  quelques  tignasses  de  gaxon  sec, 
jaune,  (ilamenteux,  et  tout  enfariné  de  poussière.  Ce  chemin,  s'il 
faut  eu  croire  la  chronique  locale,  est  fort  dangereux.  L'on  y  ren- 
i'Àmire  souvent  des  rcUeroSy  c'est-è-dirc  des  paj-sans  qui,  sans  être  bri- 
gands de  profession,  prennent  l'occasion  à  la  bourse  lorsqu'elle  se 
présente,  et  ne  résistent  pas  au  plaisir  de  détrousser  un  passant 
isolé.  Ces  rateras  sont  plus  à  craindre  que  les  véritables  bandits,  qui 
procèdent  avec  la  régularité  d'une  troupe  organisée,  soumise  à  un 
chef,  et  qui  ménagent  les  voyageurs  pour  leur  faire  subir  une  nouvelle 
presëion  sur  une  autre  route;  ensuite.  Ion  n'essaie  pas  de  résister  à 
uiie  brigade  de  vingt  ou  vingt-cinq  hommes  à  cheval,  bien  équipés, 
ai'iués  jusqu'aux  dents;  tandis  qu  on  lutte  contre  deux  rateras,  on 
se  tait  tuer  ou  tout  au  moins  blesser,  et  puis  le  ratera,  c'est  peut- 
être  ce  boulier  qui  passe,  ce  laboureur  qui  vous  salue,  ce  muchacko 
déguenillé  et  bronzé  qui  dort  ou  fait  semblant  sous  une  mince  bande 
d'ombre,  dans  une  déchirure  de  ravin,  qui  sait?  votre  catesera  lui- 
même,  qui  tous  conduit  dans  une  embuscade.  Le  danger  est  partout 
et  nulle  part.  De  temps  en  temps ,  la  police  fait  assassiner  par  ses 
agens  les  plus  dangereux  et  les  plus  connus  de  ces  misérables  dans 
des  querelles  de  cabaret,  provoquées  à  dessein,  et  cette  justice,  bien 
qu'un  peu  !»ommaire  et  barbare,  est  la  seule  praticable,  vu  l'absence 
des  preuiei>  et  de  témoins  et  la  difficulté  de  s'emparer  des  coupables 
dans  un  pays  ou  il  (auilrait  une  armée  pour  arrêter  chaque  homme» 


EL  BARCO  DE  VAPOR.  53 

et  où  la  contrepolice  est  faite  avec  tant  d'intelligence  et  de  passion 
par  un  peuple  qui  n'a  guère  sur  le  tien  et  le  mien  des  idées  plus 
avancées  que  les  Kabyles  d'Afrique.  Cependant,  ici  comme  partout 
ailleurs»  les  brigands  annoncés  ne  se  montrèrent  pas,  et  nous  arri- 
vâmes sans  encombre  à  Jérès. 

Jérës,  comme  toutes  les  petites  villes  andalouses,  est  blanchie  à 
la  chaux  des  pieds  à  la  tôte  et  n'a  rien  de  remarquable  en  fait  d'ar- 
chitecture que  ses  hodegas^  ou  magasins  de  vins(  immenses  celliers 
aux  grands  toits  de  tuiles,  aux  longues  murailles  blanches  privées  de 
fenêtres.  La  personne  à  qui  nous  étions  recommandés  était  absente, 
mais  la  lettre  fit  son  effet,  et  l'on  nous  conduisit  immédiatement  à 
la  cave.  —  Jamais  plus  glorieux  spectacle  ne  s'offrit  aux  yeux  d'un 
ivrogne;  on  marchait  dans  des  allées  de  tonneaux  disposés  sur  quatre 
h  cinq  rangs  de  hauteur.  Il  nous  fallut  goûter  de  tout  cela,  au  moins 
des  principales  espèces ,  et  il  y  a  infiniment  de  principales  espèces. 
Noos  suivîmes  toute  la  gamme,  depuis  le  Jérès  de  quatre-vingts  ans, 
foncé,  épais,  ayant  le  goût  de  muscat  et  la  teinte  étrange  du  vin 
vert  de  Béziers,  jusqu'au  Jérès  sec  couleur  de  paille  claire,  sentant 
la  pierre  à  fusil  et  se  rapprochant  du  Sauterne.  Entre  ces  deux  notes 
extrêmes,  il  y  a  tout  un  registre  de  vins  intermédiaires,  avec  des  tons 
d'or,  de  topaze  brûlée,  d'écorce  d'orange,  et  une  variété  de  goût 
extrême.  Seulement,  ils  sont  tous  plus  ou  moins  mélangés  d'eaux- 
de-vie,  surtout  ceux  que  l'on  destine  à  l'Angleterre,  où  l'on  ne  les 
trouverait  pas  assez  forts  sans  cela,  car,  pour  plaire  aux  gosiers  bri- 
tanniques, le  vin  doit  être  déguisé  en  rhum. 

Après  une  étude  si  complète  sur  l'œnologie  jerésienne,  le  difficile 
était  de  regagner  notre  voiture  avec  une  rectitude  suffisamment  ma- 
jestueuse pour  ne  pas  compromettre  la  France  vis-à-vis  de  l'Espagne; 
c'était  une  question  d'amour-propre  international  :  tomber  ou  ne 
pas  tomber,  telle  était  la  question ,  —  question  bien  autrement  em- 
barrassante que  celle  qui  donnait  tant  de  tablature  au  prince  de  l)a- 
nemarck.  Je  dois  dire  avec  un  orgueil  bien  légitime  que  nous  allâmes 
jusqu'à,  notre  calessine  dans  un  état  de  perpendicularité  très  satis- 
faisant, et  que  nous  représentâmes  glorieusement  notre  cher  pays 
dans  cette  lutte  contre  le  vin  le  plus  capiteux  de  la  Péninsule.  Grâce 
à  l'évaporation  rapide  produite  par  une  chaleur  de  38  à  40  degrés, 
à  notre  retour  à  Puerto,  nous  étions  en  état  de  disserter  sur  les  points 
de  psychologie  les  plus  délicats  et  d'apprécier  les  coups  à  la  course  de 
taureaux.  Cette  course,  dans  laquelle  la  plupart  des  taureaux  étaient 
emboladoSf  c'est-à-dire  portaient  des  boules  au  bout  des  cornes,  et  où 


Bi-  RETtlE  DES  DEUX  MONDES. 

deux  sefiilement  furent  tués ,  nous  réjouit  fort  par  une  foule  d'înci- 
dens  burlesques.  Les  picadores,  costumés  en  Turcs  de  carnaval» 
avec  des  pantalons  de  percale  à  la  Mameluck,  des  vestes  soleillées 
dans  le  dos ,  des  turbans  en  gâteau  de  Savoie ,  rappelaient  à  s*y  mé- 
prendre les  figures  de  Mores  extravagans  que  Goya  ébauche  en  trois 
ou  quatre  traits  de  pointe,  dans  les  planches  de  la  Toromaquia.  L'un 
de  ces  drôles,  en  attendant  son  tour  de  faire  le  coup  de  lance,  se 
mouchait  dans  le  coin  de  son  turban  avec  une  philosophie  et  un 
flegme  admirables.  Un  harco  de  vapor  en  osier,  recouvert  de  toile  et 
monté  par  un  équipage  d'ânes ,  vêtus  de  brassières  rouges  et  coiffés 
tant  bien  que  mal  de  chapeaux  à  trois  cornes,  fut  poussé  au  milieu 
de  l'arène.  Le  taureau  se  rua  sur  cette  machine,  crevant,  renver- 
sant, jetant  en  l'air  les  pauvres  bourriques  de  la  façon  la  plus  drôle 
du  monde.  Je  vis  aussi  sur  cette  place  un  picador  tuer  le  taureau 
d'un  coup  de  lance,  dans  le  manche  de  laquelle  était  caché  un  arti- 
fice dont  la  détonation  fut  si  violente,  que  l'animal,  le  cheval  et  le 
cavalier  tombèrent  à  la  renverse  tous  les  trois,  le  premier  parce 
qu'il  était  mort,  les  deux  autres  par  la  force  du  recul.  Le  matador 
était  un  vieux  drôle,  vêtu  d'une  souquenille  usée,  chaussé  de  bas 
jaunes,  trop  à  jour,  ayant  l'air  d'un  Jeannot  d'opéra-comique  ou  d'une 
queue  rouge  de  saltimbanque.  Il  fut  renversé  plusieurs  fois  par  le 
taureau,  auquel  il  portait  des  estocades  si  mal  assurées,  que  l'emploi 
de  la  media^luna  devint  nécessaire  pour  en  finir.  La  media-lunay 
comme  son  nom  l'indique,  est  une  espèce  de  croissant  emmanché 
d'une  perche  et  assez  semblable  aux  serpes  à  tailler  les  grands  arbres. 
On  s'en  èert  pour  couper  les  jarrets  de  l'animal ,  que  l'on  achève 
alors  sans  aucun  danger.  Rien  n'est  plus  ignoble  et  plus  hideux  ;  dès 
que  le  péril  cesse ,  le  dégoût  arrive;  ce  n'est  plus  un  combat,  c'est 
une  boucherie.  Cette  pauvre  béte,  se  traînant  sur  ses  moignons, 
comme  Hyacinthe  des  Variétés  lorsqu'il  représente  la  naine,  dans  la 
sublime  parade  des  Saltimbanques  y  offre  le  spectacle  le  plus  triste 
qu'on  puisse  voir,  et  l'on  ne  désire  qu'une  chose  :  c'est  qu'elle  re- 
trouve assez  de  force  pour  éventrer  d'un  coup  de  corne  suprême  ses 
stupides  bourreaux. 

Ce  misérable,  matador  par  occasion,  avait  pour  industrie  spéciale 
de  manger.  Il  absorbait  sept  ou  huit  douzaines  d'œufs  durs,  un  mou- 
ton tout  entier,  un  veau,  etc.  A  voir  sa  maigreur,  il  faut  croire  qu'il 
ne  travaillait  pas  souvent.  Il  y  avait  beaucoup  de  monde  à  cette 
course  :  les  habits  de  majo  étaient  riches  et  nombreux  ;  les  femmes, 
d'un  type  tout  différent  de  celles  de  Cadix,  portaient  sur  la  tête,  au 


EL  BARCO  DE  YAPO|^  55 

lieu  de  mantilles,  de  longs  châles  ëcarlates  qui  encadraient  parfaite* 
ment  lears  belles  figures  olivâtres,  au  teint  presque  aussi  foncé  que 
celui  des  mulâtresses,  où  .la  nacre  de  Tœil  et  Tivoire  des  dents  res- 
sortaient  avec  un  éclat  singulier.  —  Ces  lignes  pures,  ce  ton  fauve  et 
doré,  prêteraient  merveilleusement  à  la  peinture,  et  il  est  fâcheux 
que  Léopold  Robert,  ce  Raphaël  paysan,  soit  mort  si  jeune  et  n*ait 
pas  fait  le  voyage  d'Espagne. 

En  errant  à  travers  les  rues,  nous  débouchâmes  sur  la  place  du 
marché.  Il  faisait  nuit.  Les  boutiques  et  les  étalages  étaient  éclairés 
par  des  lanternes  ou  des  lampes  suspendues,  et  formaient  un  char- 
mant coup  d*œil  tout  étoile  et  tout  pailleté  de  points  brillans.  Des 
pastèques  à  Técorce  verte,  à  la  pulpe  rose,  des  figues  de  cactus,  les 
unes  dans  leur  capsule  épineuse,  les  autres  déjà  écalées,  des  sacs  de 
garbanzosy  des  ognons  monstrueux,  des  raisins  couleur  d*ambre  jaune 
à  faire  honte  à  la  grappe  rapportée  jle  la  terre  promise,  des  guirlandes 
d'aulx,  de  pimens  et  autres  denrées  violentes,  étaient  pittoresque-^ 
ment  entassées.  Dans  les  passages  laissés  entre  chaque  boutique 
allaient  et  venaient  les  paysans  poussant  leurs  ânes,  les  femmes  trai-r 
nant  leurs  marmots.  J'en  remarquai  une  d'une  beauté  rare,  avec  des 
yeux  de  jais  dans  un  ovale  de  bistre,  et  sur  les  tempes  des  cheveux 
plaqués,  luisant  comme  deux  coques  de  satin  noir  ou  deux  ailes 
de  corbeau.  Elle  marchait  sereine  et  radieuse,  les  jambes  sans  bas, 
son  charmant  pied  nu  dans  un  soulier  de  satin.  Cette  coquetterie  du 
pied  est  générale  en  Andalousie. 

La  cour  de  notre  auberge,  arrangée  en  patiOj  était  ornée  d'une 
fontaine  entourée  d'arbustes  sur  lesquels  vivait  un  peuple  de  camé- 
léons. U  serait  difficile  d'imaginer  un  animal  plus  bizarrement  hideux. 
Figurez-vous  une  espèce  de  lézard  ventru,  de  six  à  sept  pouces  plus 
ou  moins,  avec  une  gueule  démesurément  fendue,  qui  darde  une 
langue  visqueuse,  blanchâtre,  aussi  longue  que  le  corps,  des  yeux  de 
crapaud  à  qui  l'on  marche  sur  le  dos,  saillans,  énormes,  enveloppés 
d'une  membrane,  et  d^une  indépendance  complète  de  mouvement; 
Tun  regarde  le  ciel  et  l'autre  la  terre.  Ces  lézards  louches,  qui  ne 
vivent  que  d'air,  au  dire  des  Espagnols,  mais  que  j'ai  parfaitement 
vos  manger  des  mouches,  ont  la  propriété  de  changer  de  couleur, 
selon  le  milieu  où  ils  se  trouvent.  Ils  ne  deviennent  pas  subitement 
écarlates,  bleus  ou  verts,  d'un  instant  à  l'autre,  mais  au  bout  d'une 
heure  ou  deux  ils  s'empreignent  de  la  teinte  des  objets  le  plus  rap- 
prochés d'eux.  Sur  un  arbre,  ils  deviennent  d'un  beau  vert,  sur  une 
étoffe  bleue  d'un  gris  d'ardoise  >  suc  de  l'écarlate  d'un  brun  rous-- 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sâtre.  Tenus  à  Tombre,  ils  se  décolorent  et  prennent  une  sorte  de 
nuance  neutre  d'un  blanc  jaunâtre.  Un  ou  deux  caméléons  figu- 
reraient à  merveille  dans  le  laboratoire  d'un  alchimiste  ou  d'un  doc- 
teur Faust.  En  Andalousie,  Ton  pend  à  la  voûte  une  cordelette  d'une 
certaine  longueur,  dont  on  remet  le  bout  entre  les  pattes  de  devant 
de  l'animal,  qui  commence  à  grimper,  et  grimpe  jusqu'à  ce  qu'il 
rencontre  le  plafond,  où  ses  griffes  ne  peuvent  s'accrocher.  Alors 
il  redescend  jusqu'au  bout  de  la  corde,  et  mesure,  en  tournant  un 
de  ses  yeux ,  la  distance  qui  le  sépare  de  la  terre;  puis,  tout  bien  cal- 
culé, il  reprend  son  ascension  avec  un  sérieux  et  une  gravité  admi- 
rables, et  ainsi  de  suite  indéfiniment.  Quand  il  y  a  deux  caméléons  u 
la  môme  corde,  le  spectacle  devient  alors  d'une  bouffonnerie  trans- 
cendantale.  Le  spleen  en  personne  crèverait  de  rire  à  contempler 
les  contorsions,  les  regards  effroyables  des  deux  vilaines  bétes,  lors- 
qu'elles se  rencontrent.  Curieux  de  me  procurer  ce  divertissement 
en  France,  j'achetai  une  couple  de  ces  aimables  animaux,  que  j'em- 
portai dans  une  petite  cage;  mais  ils  prirent  froid  dans  la  traversée 
et  moururent  de  la  poitrine  à  notre  arrivée  à  Port-Vendre.  Ils  étaient 
devenus  étiques ,  et  leur  pauvre  anatomie  se  faisait  jour  à  travers 
leur  peau  flasque  et  ridée. 

A  quelques  jours  de  là,  l'annonce  d'une  course,  la  dernière,  hélasl 
que  je  dusse  voir,  me  fit  retourner  à  Jérès.  Le  cirque  de  Jérès  est 
très  beau,  très  vaste,  et  ne  manque  pas  d'un  certain  caractère  archi- 
tectural. Il  est  bûti  en  briques  relevées  de  bandes  de  pierre,  mélange 
qui  produit  un  bon  effet.  Il  y  avait  une  foule  immense,  bigarrée, 
diaprée,  fourmillante,  un  grand  mouvement  d'éventails  et  de  mou- 
choirs. —  Nous  avons  déjà  décrit  plusieurs  courses,  et  nous  ne  rap- 
porterons de  celle-ci  que  quelques  détails.  —  Au  milieu  de  l'arène, 
se  dressait  un  poteau  terminé  par  une  espèce  de  petite  plate-forme. 
Sur  cette  plate-forme  se  tenait  accroupi,  en  faisant  des  grimaces,  en 
brochant  des  babines,  un  singe  fagotté  en  troubadour,  et  retenu  par 
une  chaîne  assez  longue  qui  Ijii  permettait  de  décrire  un  cercle 
assez  étendu,  dont  le  pieu  était  le  centre.  Loréque  le  taureau  entrait 
dans  la  place,  le  premier  objet  qui  lui  frappait  les  yeux,  c'était  le 
singe  sur  son  juchoir.  Alors  se  jouait  la  comédie  la  plus  divertis- 
sante :  le  taureau  poursuivait  le  singe,  qui  remontait  bien  vite  à  sa 
plate-forme.  L'animal  furieux  donnait  de  grands  coups  de  cornes 
dans  le  poteau,  et  imprimait  de  terribles  secousses  à  M.  le  babouin^ 
en  proie  à  la  plus  profonde  terreur,  et  dontfles  transes  se  traduisaient 
par  des  grimaces  d'une  bouffonnerie  irrésistible.  Quelquefois  môme, 


EL  BARCO  DE  VAPOR.  57 

ne  pouvant  se  tenir  assez  ferme  au  rebord  de  sa  planche,  bien  qu'il 
s*y  accrochât  de  ses  quatre  mains,  il  tombait  sur  le  dos  du  taureau, 
auquel  il  se  cramponnait  désespérément.  Alors  Thilarité  n'avait  plus 
de  bornes,  et  quinze  mille  rires  blancs  illuminaient  toutes  ces  faces 
brunes.  —  Mais  à  la  comédie  succéda  la  tragédie.  Un  pauvre  nègre, 
garçon  de  place,  qui  portait  un  panier  rempli  de  terre  pulvérisée 
pour  en  jeter  sur  les  mares  de  sang,  fut  attaqué  par  le  taureau,  qu'il 
croyait  occupé  ailleurs,  et  jeté  en  Tair  à  deux  reprises.  Il  resta 
étendu  sur  le  sable,  sans  mouvement  et  sans  vie.  Les  chulos  vinrent 
agiter  leurs  capes  au  nez  du  taureau,  et  Tattirèrent  dans  un  autre  coin 
de  la  place,  afin  que  Ton  pût  emporter  le  corps  du  nègre.  Il  passa 
tout  près  de  moi;  deux  mozos  le  tenaient  par  les  pieds  et  la  tête. 
Chose  singulière,  de  noir  il  était  devenu  gros-bleu,  ce  qui  est  appa- 
remment la  manière  de  pâlir  du  nègre.  Cet  événement  ne  troubla 
en  rien  la  course.  Naday  es  un  moro;  ce  n'est  rien,  c'est  un  noir, 
telle  fut  l'oraison  funèbre  du  pauvre  Africain.  Mais  si  les  hommes  se 
montrèrent  insensibles  à  sa  mort,  il  n'en  fut  pas  de  même  du  singe, 
qui  se  tordait  les  bras,  poussait  des  glapissemens  affreux  et  se  dé- 
menait de  toutes  ses  forces  pour  rompre  sa  chaîne.  —  Regardait-il 
le  nègre  comme  un  animal  de  sa  race,  comme  un  frère  réussi, 
comme  le  seul  ami  digne  de  le  comprendre?  —  Toujours  est-il  que 
jamais  je  n'ai  vu  douleur  plus  vive,  plus  touchante,  que  celle  de  ce 
singe  pleurant  ce  nègre,  et  ce  fait  est  d'autant  plus  remarquable,  qu'il 
avait  vu  des  picadores  renversés  et  en  péril  sans  donner  le  moindre 
signe  d'inquiétude  ou  de  sympathie.  Au  même  moment,  un  énorme 
hibou  s'abattit  au  milieu  de  la  place  :  il  venait  sans  doute,  en  sa  qua- 
lité d'oiseau  de  nuit,  chercher  cette  ame  noire  pour  l'emporter  au 
paradis  d'ébène  des  Africains.  Sur  les  huit  taureaux  de  cette  course, 
quatre  seulement  devaient  être  tués.  Les  autres,  après  avoir  reçu  une 
demi-douzaine  de  coups  de  lance  et  trois  ou  quatre  paires  de  6an- 
derillasy  furent  ramenés  au  toril  par  de  grands  bœufs  ayant  des  clo- 
chettes au  col.  Le  dernier,  un  novillo^  fut  abandonné  aux  amateurs, 
qui  envahirent  l'arène  en  tumulte,  et  le  dépêchèrent  à  coups  de  cou- 
teau, car  telle  est  la  passion  des  Andalous  pour  l^s  courses,  qu'il  ne 
leur  suffit  pas  d'en  être  spectateurs;  il  faut  encore  qu'ils  y  prennent 
part,  sans  quoi  ils  se  retireraient  inassouvis. 

Le  bateau  à  vapeur  l'Océan  était  en  partance  dans  la  rade  retenu 
depuis  quelques  jours  par  le  mauvais  temps ,  ce  superbe  mauvais 
temps  dont  j'ai  déjà  parlé.  Nous  y  montâmes  avec  un  sentiment 
de  satisfaction  intime,  car,  par  suite  des  évènemens  de  Valence  et 


S8  REVtTtr  DES  DEUX  MONDES. 

des  troubles  qnî  en  avaient  été  la  suite ,  Cadix  se  trouvait  quelque 
peu  en  état  de  siège.  Les  journaux  ne  paraissaient  plus  que  remplis 
de  pièces  de  vers  ou  de  feuilletons  traduits  du  français ,  et  sur  les 
an^es  de  tous  les  murs  étaient  collés  de  ^eXlis^bandos  assez  rébar- 
batifs y  défendant  les  attroupemens  de  plus  de  trois  personnes  sous 
peine  de  mort.  A  part  ces  motifs  de  désirer  un  prompt  départ ,  il  y 
avait  long-temps  que  nous  marchions  le  dos  tourné  à  la  France; 
t'était  la  première  fois  depuis  bien  des  mois  que  nous  faisions  un  pas 
vers  la  mère-patrie,  et,  si  dégagé  que  Ton  soit  de  préjugés  natio- 
naux, il  est  difficile  de  se  défendre  d*un  peu  de  chauvinisme  à  cette 
distance  de  son  pays.  En  Espagne,  la  moindre  allusion  à  la  France 
me  rendait  furieux,  et  j'aurais  chanté  gloire ,  victoire,  latiriers,  guer- 
riersy  comme  un  comparse  du  Cirque-Olympique. 

Tout  le  monde  était  sur  le  pont ,  allant,  venant,  faisant  des  signes 
d'adieu  aux  canots  qui  retournaient  à  terre;  moi  qui  ne  laissais  sur 
le  rivage  aucun  regret,  aucun  souvenir,  je  furetais  dans  les  coins  et 
les  recoins  du  petit  univers  flottant  qui  devait  me  servir  de  prison 
pendant  quelques  jours.  Dans  le  cours  de  mes  investigations ,  je  ren- 
contrai une  chambrette  remplie  d'une  grande  quantité  d'urnes  de 
faïence  d'une  forme  intime  et  suspecte.  Ces  vases  peu  étrusques  me 
surprirent  par  leur  nombre,  et  je  me  dis  :  Voilà  un  chargement  des 
moins  poétiques.  0  Delille,  pudique  abbé,  roi  de  la  périphrase,  par 
quelle  circonlocution  aurais-tu  dés^é  dans  ton  alexandrin  majes- 
tueux cette  poterie  domestique  et  nocturne? — A  peine  avions-nous 
fait  une  lieue ,  que  je  compris  à  quoi  servait  cette  vaisselle.  De  tous 
ctftés,  l'on  criait  me  mareo,  le  cœur  me  manque,  des  citrons,  du 
rhum ,  de  l'eau  de  cologne,  des  sels  I  Le  pont  offrait  le  spectacle  le 
plus  lamentable;  les  femmes,  si  charmantes  tout  à  l'heure,  verdis- 
saient comme  des  noyées  de  huit  jours.  Elles  gisaient  sur  des  matelas» 
des  malleà ,  des  couvertures  dans  un  oubli  complet  de  toute  grâce  et 
de  toute  pudeur.  Une  jeune  mère  qui  allaitait  son  enfant,  saisie  du 
mal  de  mer,  avait  négligé  de  refermer  son  corsage  et  ne  s'en  aperçut 
que  lorsque  nous  eûmes  dépassé  Tarifa.  Un  malheureux  perroquet, 
atteint  aussi  dans  sa  cage,  et  ne  comprenant  rien  aux  angoisses  qu'il 
éprouvait,  débitait  son  répertoire  avec  une  volubilité  éplorée  la  plus 
comique  du  monde.  J'eus  le  bonheur  de  n'être  pas  malade.  Les  deuï 
jours  passés  sur  le  Voltigeur  m'avaient  sans  doute  acclimaté.  Mon 
compagnon ,  moins  heureux  que  moi ,  fit  le  plongeon  dans  l'intérieur 
du  navire ,  et  ne  reparut  qu'à  notre  arrivée  à  Gibraltar.  Comment  la 
science  moderne,  qui  s'occupe  avec  tant  de  sollicitude  des  rhumes  de 


EL  BARCO  DE  VAPOB.  59 

cerveau  des  lapins  et  s*amuse  à  teindre  en  rouge  les  os  des  canards» 
n*a-t-elle  pas  encore  cherché  sérieusement  un  reniède  à  cet  horritde 
malaise  qui  fait  plus  soufirir  qu*une  agonie  réelle? 

La  mer  était  encore  un  peu  dure^  bien  que  le  temps  fût  magni- 
fique; Tair  avait  une  telle  transparence,  que  nous  apercevions  assez 
distinctement  la  côte  d'Afrique,  le  cap  Spartel  et  la  baie  au  fond  de 
laquelle  se  trouve  Tanger,  que  nous  eûmes  le  regret  de  ne  pouvoir 
visiter.  Cette  bande  de  montagnes  pareilles  à  des  nuages»  dont  elles 
ne  différaient  que  par  rinunobilité,  était  donc  TAfrique,  la  terre  des 
Ijrodiges,  dont  les  Romains  disaient  :  Quid  novifert  Africa?  le  plus 
ancien  continent,  le  berceau  de  la  civilisation  arabe,  le  foyer  de 
rislam;  le  monde  noir  où  Fombre  absente  du  ciel  se  trouve  seule- 
ment sur  les  visages;  le  laboratoire  mystérieux  où  la  nature,  qui 
s* essaie  à  produire  Thomme,  transforme  d'abord  le  singe  en  nègre  I 
La  voir  et  passer,  quel  raffinement  nouveau  du  supplice  de  Tantale  I 

A  la  hauteur  de  Tarifa ,  bourgade  dont  les  murailles  de  craie  se 
dressent  sur  une  colline  escarpée  derrière  une  petite  île  du  même 
nom,  r£urope  et  l'Afrique  se  rapprochent  et  semblent  vouloir  se 
donner  un  baiser  d'alliance.  Le  détroit  est  si  resserré,  que  l'on  dé*- 
couvre  à  la  fois  les  deux  continens.  Il  est  impossible  de  ne  pas  croire» 
quand  on  est  sur  les  lieux,  que  la  Méditerranée  n'ait  été,  à  une  épo- 
que qui  ne  doit  pas  être  très  reculée,  une  mer  isolée»  un  lac  intè^. 
rieur,  comme  la  mer  Caspienne,  la  mer  d'Aral  et  la  mer  Morte*  Le 
^ctacle  qui  se  présentait  à  nos  yeux  était  d'une  magnificence  mer- 
veilleuse. A  gauche  l'Europe,  à  droite  l'Afrique»  avec  leurs  côtes 
rocheuses,  revêtues  par  Téloignement  de  nuances  lilas*dair,  gorge- 
de-pigeon,  comme  celles  d'une  étoffe  de  soie  &  deux  trames;  en 
avant,  Tborizon  sans  bornes  et  s'élargissant  toujours;  par-dessus» 
on  ciel  de  turquoise;  par-dessous,  une  mer  de  saphir  d'une  limpidité 
si  grande,  que  l'on  voyait  la  coque  de  notre  bâtiment  tout  entière, 
ainsi  que  la  quille  des  bateaux  qui  passaient  auprès  de  nous,  et  qui 
semblaient  plutôt  voler  dans  l'air  que  flotter  sur  l'eau.  Nous  nagiona 
en  pleine  lumière,  et  la  seule  teinte  sombre  que  l'on  eût  pu  décou- 
vrir à  vingt  lieues  à  la  ronde  venait  de  la  longue  aigrette  de  fumée, 
épaisse  que  nous  laissions  après  nous.  Le  bateau  à  vapeur  est  bien 
réellement  une  invention  septentrionale;  son  fayer  toujours  ardent» 
sa  chaudière  en  ébullition,  ses  cheminées»  qui  finiront  par  noircir  le 
ciel  de  leur  suie,  s'harmonisent  admirablemeat  avec  les  brouillards. 
et  les  brumes  du  nord.  Vans  les  splendeurs  du  midi»  il  fait  tache. 
Ia  nature  était  en  gaieté;  de  gsands  oiseaux,  de.  mer d'uae;  blancheur 


60  REVtB  DBS  DBUX  MONDES. 

de  neige  rasaient  Veau  du  coupant  de  leurs  ailes.  Des  thons,  des 
dorades,  des  poissons  de  toute  sorte,  lustrés,  vernissés,  étincelans, 
faisaient  des  sauts,  des  cabrioles,  et  folâtraient  avec  la  vague;  des 
voiles  se  succédaient  d'instant  en  instant,  blanches,  arrondies  comme 
le  sein  plein  de  lait  d'une  Néréïde  qui  se  serait  fait  voir  au-dessus 
de  Tonde.  Les  côtes  se  teignaient  de  couleurs  fantastiques,  leurs 
plis,  leurs  déchirures,  leurs  escarpemens,  accrochaient  les  rayons  du 
soleil  de  manière  à  produire  les  effets  les  plus  merveilleux ,  les  plus 
inattendus,  et  nous  offraient  un  panorama  sans  cesse  renouvelé. 
Vers  les  quatre  heures,  nous  étions  en  vue  de  Gibraltar,  attendant  que 
la  santé  (c'est  ainsi  qu'on  appelle  les  agens  du  lazaret)  voulût  bien 
venir  prendre  nos  papiers  avec  des  pincettes,  et  voir  si  d'aventure 
nous  n'apportions  pas  dans  nos  poches  quelque  fièvre  jaune,  quelque 
choléra  bleu,  ou  quelque  peste  noire. 

L'aspect  de  Gibraltar  dépayse  tout-à-faît  l'imagination;  l'on  ne  sait 
plus  où  l'on  est  ni  ce  que  l'on  voit.  Figurez-vous  un  immense  rocher 
ou  plutôt  une  montagne  de  quinze  cents  pieds  de  haut  qui  surgit 
subitement,  brusquement,  du  milieu  de  la  mer  sur  une  terre  si  plate 
et  si  basse,  qu'à  peine  l'aperçoit-on.  Rien  ne  la  prépare,  rien  ne  la 
motive,  elle  ne  se  relie  à  aucune  chaîne;  c'est  un  monolithe  mon- 
strueux lancé  du  ciel,  un  morceau  de  planète  écornée  tombé  là  pen- 
dant une  bataille  d'astres,  un  fragment  de  monde  cassé.  Qui  l'a  posée 
à  cette  place?  Dieu  seul  et  l'éternité  le  savent.  Ce  qui  ajoute  encore 
à  l'effet  de  ce  rocher  inexplicable,  c'est  sa  forme;  l'on  dirait  un 
sphinx  de  granit  énorme,  démesuré,  gigantesque,  comme  pourraient 
en  tailler  des  Titans  qui  seraient  sculpteurs,  et  auprès  duquel  les 
monstres  camards  de  Karnack  et  de  Giseh  sont  dans  la  proportion 
d'une  souris  à  un  éléphant.  L'allongement  des  pattes  forme  ce  qu'on 
appelle  la  pointe  d'Europe;  la  tête,  un  peu  tronquée,  est  tournée  vers 
l'Afrique,  qu'elle  semble  regarder  avec  une  attention  rêveuse  et  pro- 
fonde. Quelle  pensée  peut  avoir  cette  montagne  à  l'attitude  sournoi- 
sement méditative?  Quelle  énigme  propose-t-elle  ou  cherche-t-elle 
à  deviner?  Les  épaules,  les  reins  et  la  croupe,  s'étendent  vers  l'Es- 
pagne à  grands  plis  nonchalans,  en  belles  lignes  onduleuses  comme 
celles  des  lions  au  repos.  La  ville  est  au  bas,  presque  imperceptible, 
misérable  détail  perdu  dans  la  masse.  Les  vaisseaux  à  trois  ponts  à 
Tancre  dans  la  baie  paraissent  des  jouets  d'Allemagne,  de  petits  mo- 
dèles de  navires  en  miniature,  comme  on  en  vend  dans  les  ports  de 
mer;  les  barques,  des  mouches  qui  se  noient  dans  du  lait;  les  fortifi- 
cations même  ne  sont  pas  apparentes.  Cependant  la  montagne  est 


EL  BARCO  DE  YAPOR.  61 

creusée»  minée,  fouillée  dans  tous  les  sens;  elle  a  le  ventre  plein  de 
canons,  d*obusiers  et  de  mortiers;  elle  regorge  de  munitions  de 
guerre.  Cest  le  luxe  et  la  coquetterie  de  Fimprenable.  Mais  tout  cela 
ne  produit  à  l'œil  que  quelques  lignes  imperceptibles  qui  se  confon- 
dent avec  les  rides  du  rocher,  quelques  trous  par  lesquels  les  pièces 
d'artillerie  passent  furtivement  leurs  gueules  de  bronze.  Au  moyen^^- 
âge,  Gibraltar  eût  été  hérissée  de  donjons,  de  tours,  de  tourelles,  de 
remparts  crénelés;  au  Keu  de  se  tenir  au  bas,  la  forteresse  eût  escaladé 
la  montagne  et  se  fût  posée  comme  un  nid  d'aigle  sur  la  crête  la  plus 
aiguë.  Les  batteries  actuelles  rasent  la  mer,  si  resserrée  à  cet  endroit, 
et  rendent  le  passage  pour  ainsi  dire  impossible.  Gibraltar  était  appelé 
par  les  Arabes  Ghiblaltâh,  c'est-à-dire  le  Mont  de  F  Entrée.  Jamais 
nom  ne  fut  mieux  justifié.  Son  nom  antique  est  Calpé.  Abyla,  main- 
tenant le  Mont  des  Singes,  est  de  l'autre  côté  en  Afrique,  tout  près 
de  Ceuta ,  possession  espagnole ,  le  Brest  et  le  Toulon  de  la  Pénin- 
sule, où  l'on  envoie  les  plus  endurcis  des  galériens.  Nous  distinguions 
parfaitement  la  forme  de  ses  escarpemens  et  sa  cime  encapuchonnée 
de  nuages,  malgré  la  sérénité  de  tout  le  reste  du  ciel. 

Comme  Cadix^  Gibraltar,  situé  à  l'entrée  d'un  golfe  dans  une  pres- 
qu'île, ne  tient  au  continent  que  par  une  étroite  langue  de  sable  que 
Ton  appelle  le  terrain  neutre,  et  sur  laquelle  sont  établies  des  lignes 
de  douanes.  La  première  possession  espagnole  de  ce  côté  est  San- 
Roque.  Algeciras,  dont  les  maisons  blanches  reluisent  dans  l'azur 
universel  comme  le  ventre  argenté  d'un  poisson  à  fleur  d'eau,  est  pré- 
cisément en  face  de  Gibraltar;  au  milieu  de  ce  bleu  splcndide,  Alge- 
ciras faisait  sa  petite  révolution;  l'on  entendait  vaguement  pétiller 
des  coups  de  fusil  comme  des  grains  de  sel  que  l'on  jetterait  au  feu. 
Uayuntamiento  se  réfugia  même  sur  notre  bateau  à  vapeur,  où  il  se 
mit  à  fumer  son  cigare  le  plus  tranquillement  du  monde. 

La  santé  ne  nous  ayant  trouvé  aucune  infection,  nous  fûmes 
abordés  par  les  canots,  et  un  quart  d'heure  après  nous  étions  à  terre. 
L'effet  produit  par  la  physionomie  de  la  ville  est  des  plus  bizarres. 
En  faisant  un  pas,  vous  faites  cinq  cents  lieues;  c'est  un  peu  plus 
que  le  Petit  Poucet  avec  ses  fameuses  bottes.  Tout  à  l'heure,  vous 
étiez  en  Andalousie;  vous  êtes  en  Angleterre.  Des  villes  moresques 
du  royaume  de  Grenade  et  de  Murcie,  vous  tombez  subitement  à 
Ramsgate;  voilà  les  maisons  de  briques  avec  leurs  fossés,  leurs  portes 
bâtardes ,  leurs  fenêtres  à  guillotine ,  exactement  comme  à  Twicken- 
ham  ou  à  Ricbmond.  Allez  un  peu  plus  loin ,  vous  trouverez  les  cot- 
tages aux  grilles  et  aux  barrières  peintes.  Les  promenades  et  les 


62  REVUE  DES  BEJJX  MONDES. 

jardins  sont  plantés  de  frênes  ^  de  bouleaux,  d'ormes,  et  de  la  verte 
végétation  du  Nord,  si  différente  de  ces  découpures  de  tôle  vernie 
qu'on  fait  passer,  pour  du  feuillage  dans  les  pays  méridionaux.  Les 
Anglais  ont  une  individualité  si  prononcée,  qu'ils  sont  les  mêmes 
partout,  et  je  ne  sais  vraiment  pas  pourquoi  ils  voyagent,  car  ils 
emportent  avec  eux  toutes  leurs  habitudes,  et  charrient  leur  inté- 
rieur sur  leur  dos,  comme  de  vrais  colimaçons.  En  quelque  endroit 
qu'un  Anglais  se  trouve,  il  vit  exactement  comme  s'il  était  à  Londres; 
il  lui  faut  son  thé,  ses  rumpsteaks,  ses  tartes  de  rhubarbe,  son  porter 
et  son  sherry  s'il  se  porte  bien,  et  son  calomel  s'il  se  porte  mal.  Au 
moyen  des  innombrables  boîtes  qu'il  traîne  après  lui,  l'Anglais  se 
procure  en  tous  lieux  le  home  et  le  comfort  nécessaires  à  son  exis- 
tence. Que  d'outils  il  faut  pour  vivre  à  ces  honnêtes  insulaires,  que 
de  mal  ils  se  donnent  pour  être  à  leur  aise,  et  combien  je  préfère  à 
ces  recherches  et  à  ces  complications  la  sobriété  et  le  dénuement  es- 
pagnols! Depuis  bien  long-temps  je  n'avais  vu  sur  la  tête  des  fenunes 
ces  horribles  galettes,  ces  odieux  cornets  de  carton  recouverts  d'un 
lambeau  d'étoffe,  qui  se  désignent  sous  le  nom  de  chapeaux,  et  au 
fond  desquels  le  beau  sexe  ensevelit  sa  figure  dans  les  pays  prétendus 
civilisés.  Je  ne  puis  exprimer  la  sensation  désagréable  que  j'éprouvai 
à  la  vue  de  la  première  Anglaise  que  je  rencontrai,  un  chapeau  à 
voile  vert  sur  la  tête,  marchant  comme  un  grenadier  de  la  garde  au 
moyen  de  grands  pieds  chaussés  de  grands  brodequins.  Ce  n'était  pas 
qu'elle  fût  laide,  au  contraire,  mais  j'étais  accoutumé  à  la  pureté  de 
race,  à  la  finesse  de  cheval  arabe,  à  la  grâce  exquise  de  démarche  » 
à  la  mignonnerje  et  à  la  gentillesse  andalouses ,  et  cette  figure  rec* 
tiligne,  au  regard  étamé,  à  la  physionomie  morte,  aux  gestes  angu- 
leux, avec  sa  tenue  exacte  et  méthodique,  son  parfum  de  cant  et 
son  absence  de  tout  naturel,  me  produisit  un  effet  comiquement  si- 
nistre. Il  me  sembla  que  j'étais  mis  tout  à  coup  en  présence  du 
spectre  de  la  civilisation,  mon  ennemie  mortelle,  et  que  cette  appa- 
rition voulait  dire  que  mon  rêve  de  liberté  vagabonde  était  fini,  et 
qu'il  fallait  rentrer,  pour  n'en  plus  sortir,  dans  la  vie  du  xvl^  siècle. 
Devant  cette  Anglaise,  je  me  sentis  tout  honteux  de  n'avoir  ni  gants 
blancs,  ni  lorgnon,  ni  souliers  vernis,  et  je  jetai  un  regard  confus 
sur  les  broderies  extravagantes  de  mon  caban  bleu  de  ciel.  Pour  la 
première  fois,  depuis  six  mois,  je  compris  que  je  n'étais  pas  conve* 
nable,  et  que  je  n'avais  pas  l'air  gentleman.  Ces  longs  visages  britao- 
niques ,  ces  soldats  rouges  aux  allures  d'automate ,  en  face  de  ce  ciel 
étincelant  et  de  cette  mer,, si  brillante»  ne  sont  pas  dans  leur  droit; 


EL  BARCO  DE  VAFOR.  63 

Ton  cemprefid  <f«e  lear  présence  est  due  à  une  surprise,  à  une  usur- 
patimi;  fis  ooeupent,  mais  îls  n'habitent  pas  leur  \ille. 

Les  juife ,  pepcMissés  ou  mal  vus  par  les  Espagnols,  qui ,  s'ils  n'ont 
plus  de  religion,  ont  encore  de  la  superstition,  abondent  à  Gibraltar, 
devenue  hérétique  avec  les  mécréans  d'Anglais.  Ils  promènent  par 
les  rues  leurs  profils  au  nez  crochu,  à  la  bouche  mince,  leur  crâne 
jaune  «t  luisant  coiffé  d'un  bonnet  rabbinique  posé  en  arrière,  leurs 
lévites  râpées  de  forme  étroite  et  de  couleur  sombre  :  les  juives, 
qui  y  par  un  privilège  singulier,  sont  aussi  belles  que  leurs  maris  sont 
hideux,  portent  des  manteaux  noirs  à  capuchon  bordés  d'écarlate 
et  d'un  caractère  pittoresque.  Leur  rencontre  vous  fait  penser  vague- 
ment à  la  Bible ,  à  Rachel  sur  le  bord  du  puits ,  aux  scènes  primi- 
tives des  époques  patriarcales,  car,  ainsi  que  toutes  les  races  orien- 
tales, dles  conservent  dans  leurs  longs  yeux  noirs  et  sur  leurs  teints 
dorés  le  reflet  mystérieux  d'un  monde  évanoui.  Il  y  a  aussi  à  Gi- 
braltar beaucoup  de  Marocains,  d'Arabes  de  Tanger  et  de  la  côte; 
ils  y  tiennent  de  petites  boutiques  de  parfums ,  de  ceintures  de  soie , 
de  pantoufles,  de  chasse-mouches ,  de  coussins  de  cuir  historié,  et 
autres  menues  industries  barbaresques.  Comme  nous  voulions  faire 
quelques  emplettes  de  babioles  et  de  curiosités,  on  nous  conduisit 
chez  un  des  principaux,  qui  demeurait  dans  la  ville  haute,  en  nous 
faisant  passer  par  des  rues  en  escalier,  moins  anglaises  que  celles  de 
la  vHIe  basse,  et  qui  laissaient,  à  de  certains  détours,  la  vue  s'échapper 
surie  golfe  d'Algeciras,  magnifiquement  éclairé  par  les  dernières 
lueurs  du  jour.  En  entrant  dans  la  maison  du  Marocain ,  nous  fûmes 
enveloppés  d'un  nuage  d'arômes  orientaux  ;  le  parfum  doux  et  péné- 
trant de  l'eau  de  rose- nous  monta  au  cerveau,  et  nous  fit  penser  aux 
mystères  du  harem  et  aux  merveilles  des  Mille  et  une  Nuits.  Les  fils 
du  marchand,  beaux  jeunes  gens  d'une  vingtaine  d'années,  étaient 
assis  sur  des  bancs  près  de  la  porte  et  respiraient  la  fraîcheur  du 
soir.  Ils  étaient  doués  de  cette  pureté  de  traits,  de  cette  limpidité  du 
fegaixt,  de  cette  noblesse  nonchalante,  de  cetair  de  mélancolie  amou- 
reuse et  pensive,  attributs  de  races  pures.  Le  père  avait  la  raine 
étoffée  et  majestueuse  d'un  roi-mage.  Nous  nous  trouvions  bien 
laids  et  bien  mesquins  à  côté  de  ce  gaillard  solennel ,  et  du  ton  le 
phis  humble,  le  chapeau  à  la  main ,  nous  lui  demandâmes  s'il  voulait 
bien  daigner  nous  vendre  quelques  paires  de  babouches  de  maroquin 
jaune;  il  fit  un  signe  d'acquiescement,  et,  comme  nous  lui  faisions 
observer  que  le  prix  était  un  peu  élevé,  il  nous  répondit  d'une  façon 
grandiose  en  espagnol  :  «  Je  ne  surfais  jamais,  cela  est  bon  pour  les 


I 

I 


6i  REVUE  DES  DEUX  MONDES* 

chrétiens,  d  Ainsi  notre  mauvaise  foi  commerciale  nous  rend  on 
objet  de  mépris  pour  les  nations  barbares,  qui  ne  comprennent  pas 
que  le  désir  de  gagner  quelques  centimes  de  plus  puisse  faire  par- 
jurer un  homme. 

Nos  acquisitions  faites,  nous  redescendîmes  dans  le  Bas-Gibraltar, 
et  nous  allâmes  faire  un  tour  sur  une  belle  promenade  plantée  d*ar- 
bres  du  Nord,  entremêlés  de  fleurs,  de  factionnaires  et  de  canons,  où 
Ton  voit  des  calèches  et  des  cavaliers  absolument  comme  à  Hyde- 
Parck.  Il  n*y  manque  que  la  statue  d*Achille-Wellington.  Heureuse- 
ment les  Anglais  n'ont  pu  ni  salir  la  mer  ni  noircir  le  ciel;  cette  pro- 
menade est  hors  la  ville,  vers  la  pointe  d'Europe  et  du  côté  de  la 
montagne  habité  par  les  singes.  C'est  le  seul  endroit  de  notre  con- 
tinent où  ces  aimables  quadrumanes  vivent  et  se  multiplient  à  l'état 
sauvage.  Selon  que  le  vent  change,  ils  passent  d'un  revers  à  l'autre 
du  rocher  et  servent  ainsi  de  baromètre;  il  est  défendu  de  les  tuer, 
sous  des  peines  très  sévères.  Quant  à  moi,  je  n'en  ai  pas  vu;  mais  la 
température  du  lieu  est  assez  brûlante  pour  que  les  macaques  et  les 
cercopithèques  les  plus  frileux  s'y  puissent  développer  sans  poêle  et 
sans  calorifères.  —  Abyla,  s'il  faut  en  croire  son  nom,  doit  jouir,  sur 
ta  céte  d'Afrique,  d'une  population  semblable. 

Le  lendemain,  nous  quittions  ce  parc  d'artillerie  et  ce  foyer  de 
contrebande ,  et  nous  voguions  vers  Malaga,  que  nous  connaissions 
déjà,  mais  qui  nous  fit  plaisir  à  revoir,  avec  son  phare  svelte  et  blanc, 
son  port  encombré  et  son  mouvement  perpétuel.  Vue  de  la  mer,  la 
cathédrale  semble  plus  grande  que  la  ville,  et  les  ruines  des  an- 
ciennes fortifications  arabes  produisent  sur  les  pentes  des  rochers 
les  effets  les  plus  romantiques.  Nous  retournâmes  à  notre  auberge 
des  Trois  Rois,  et  la  gentille  Dolorès  poussa  un  cri  de  joie  en  nous 
reconnaissant. 

Le  jour  suivant,  nous  reprenions  la  mer,  allourdis  d'une  cargaison 
de  raisins  secs;  et,  comme  nous  avions  perdu  un  peu  de  temps,  le 
capitaine  résolut  de  brûler  Alméria  et  de  pousser  tout  d'un  trait 
jusqu'à  Carthagène. 

Nous  suivions  la  côte  d'Espagne  d'assez  près  pour  ne  la  jamais 
perdre  de  vue.  Celle  d'Afrique,  par  suite  de  l'élargissement  du  bassin 
méditerranéen,  avait  depuis  long-temps  disparu  de  l'horizon.  Dune 
part  nous  avions  donc  pour  perspective  de  longues  bandes  de  falaises 
bleuâtres,  aux  cscarpemens  bizarres,  aux  fissures  perpendiculaires 
tachetées  çà  et  là  de  points  blancs  indiquant  un  petit  village,  une 
tour  de  vigie,  une  guérite  de  douanier,  de  l'autre  la  pleine  mer. 


EL  BARCO  DE  VAPOR.  65 

tantôt  moirée  et  gaufirée  par  le  courant  ou  la  bise,  tantôt  d'un  azur 
terne  et  mat  ou  bien  d'une  transparence  de  cristal,  tantôt  d'un 
éclat  tremblant  comme  une  basquine  de  danseuse,  tantôt  opaque, 
huQeuse  et  grise  comme  du  mercure  et  de  Tétain  fondu;  une  variété 
de  tons  et  d'aspects  inimaginables,  à  faire  le  désespoir  des  peintres 
et  des  poètes  1  Une  procession  de  voiles  rouges,  blanches,  blondes, 
de  navires  de  toute  taille  et  de  tout  pavillon,  égayaient  le  coup  d'œii 
et  lui  ôtaient  ce  que  la  vue  d'une  solitude  infinie  a  toujours  de  triste. 
Une  mer  sans  aucune  voile  est  le  spectacle  le  plus  mélancolique  et  le 
plus  navrant  que  Ton  puisse  contempler.  Songer  qu'il  n'y  a  pas  une 
pensée  humaine  sur  un  si  grand  espace,  pas  un  cœur  pour  com- 
prendre ce  sublime  spectacle!  Un  point  blanc  à  peine  perceptible  sur 
ce  bleu  sans  fond  et  sans  limite,  et  l'inunensité  est  peuplée;  il  y  a  un 
intérêt,  un  drame. 

Carthagène,  qu'on  appelle  Cartagena  de  Levante  pour  la  distinguer 
de  la  Carthagène  d'Amérique,  occupe  le  fond  d'une  baie,  espèce 
d'entonnoir  de  rochers  où  les  vaisseaux  sont  parfaitement  à  l'abri  de 
tous  les  vents.  Sa  découpure  n'^  rien  de  bien  pittoresque;  les  traits 
les  plus  distincts  qu'elle  ait  laissés  dans  notre  mémoire  sont  deux 
moulins  à  vent  dessinés  en  noir  sur  un  fond  de  ciel  clair.  A  peine 
avions-nous  mis  le  pied  dans  les  canots  pour  descendre  à  terre,  que 
nous  fûmes  assaillis,  non  par  des  portefaix,  pour  enlever  nos  bagages 
*conmie  à  Cadix,  mais  bien  par  d'affreux  drôles  qui  nous  vantaient  les 
channes  d'une  foule  de  Balbinas,  de  Casildas,  d'Hilarias,  de  Lolas,  à 
n*y  pouvoir  rien  entendre. 

L'aspect  de  Cartbagèçe  diffère  entièrement  de  celui  de  Malaga. 
Autant  Malaga  est  gaie,  riante,  animée,  autant  Carthagène  est  morne, 
renfrognée  dans  sa  couronne  de  roches  pelées  et  stériles,  aussi  sè- 
ches que  les  collines  égyptiennes  au  flanc  desquelles  les  Pharaons 
creusaient  leurs  syringes.  La  chaux  a  disparu,  les  murs  ont  repris  les 
teintes  sombres,  les  fenêtres  sont  grillées  de  serrureries  compliquées, 
et  les  maisons,  plus  rébarbatives,  ont  cet  air  de  prison  qui  distingue 
les  manoirs  castillans.  Cependant,  sans  vouloir  tomber  ici  dans  le  tra- 
vers de  ce  voyageur  qui  écrivait  sur  son  calepin  :  toutes  les  femmes 
de  Calais  sont  acariâtres,  rousses  et  bossues,  parce  que  l'hôtesse  de 
son  auberge  réunissait  ces  trois  défauts,  nous  devons  dire  que  nous 
n'avons  aperçu,  à  ces  fenêtres  si  bien  garnies  de  barreaux,  que  de 
cbarmans  visages  et  des  physionomies  d'ange;  c'est  peut-être  pour 
cela  qu'elles  sont  grillées  avec  tant  de  soin.  £n  attendant  le  dîner, 
nous  allâmes  visiter  l'arsenal  maritime,  établissement  conçu  dans  les 

TOMB  I.  5 


66  REVUE  DES   DEUX  HOiNDES. 

proportions  les  plus  grandioses,  et  aujourd'hui  dans  un  état  d'aban- 
don qui  foit  peine  à  voir;  ces  vastes  bassins,  ces  cales,  ces  chantiers 
inactifs,  où  pourrait  se  construire  une  autre  Armada,  ne  servent 
plus  à  rien.  Deux  ou  trois  carcasses  ébauchées,  pareilles  à  des  sque- 
lettes de  cachalots  échoués,  achèvent  de  pourrir  obscurément  dans 
un  coin;  des  milliers  de  grillons  ont  pris  possession  de  ces  grands 
bâtimens  déserts,  on  ne  sait  où  poser  le  pied  pour  n'en  pas  écraser; 
ils  font  tant  de  bruit  avec  leurs  petites  crécelles,  que  I*on  a  de  la 
peine  à  s'entendre  parler.  Malgré  l'amour  que  je  professe  pour  les 
grillons,  amour  que  j'ai  exprimé  en  prose  et  en  vers,  je  dois  convenir 
qu'il  y  en  avait  un  peu  trop. 

De  Carthagëne ,  nous  allâmes  jusqu'à  la  ville  d'Alicante ,  de  la- 
quelle, d'après  un  vers  des  Orientales  de  Victor  Hugo,  je  m'étais 
composé  dans  ma  tête  un  dessin  infiniment  trop  dentelé. 

Alicante  aux  olocbers  mêle  les  minarets. 

Or,  Alicante,  du  moins  aujourd'hui,  aurait  beaucoup  de  peine  à 
opérer  ce  mélange  que  je  reconnais  pour  infiniment  désirable  et 
pittoresque,  attendu  qu'elle  n'a  d'abord  pas  de  minaret,  et  qu'en- 
suite le  seul  clocher  qu'elle  possède  n'est  qu'une  tour  fort  basse  et 
peu  apparente.  Ce  qui  caractérise  Alicante,  c'est  un  énorme  rocher 
qui  s'élève  du  milieu  de  la  ville,  lequel  rocher,  magnifique  de  forme, 
magnifique  de  couleur,  est  coiSë  d'une  forteresse,  et  flanqué  d'une' 
guérite  suspendue  sur  l'abîme  de  la  façon  la  plus  audacieuse.  L'hôtel- 
de-ville,  ou  pour  plus  de  couleur  locale,  le  palais  de  la  Constitution, 
est  un  édifice  charmant  et  du  meilleur  goût.  L'Alameda,  toute 
dallée  de  pierre,  est  ombragée  par  deux  ou  trois  allées  d'arbres  assez 
garnis  de  feuilles  pour  des  arbres  espagnols,  dont  le  pied  ne  trempe 
pas  dans  un  puits.  Les  maisons  s'élèvent  et  reprennent  la  tournure 
européenne.  Je  vis  deux  femmes  coiffées  de  chapeaux  jaune-souffire, 
symptôme  menaçant.  Voilà  tout  ce  que  je  sais  d'Alicante,  où  le  ba- 
teau ne  toucha  que  le  temps  nécessaire  pour  prendre  du  fret  et  du 
charbon  :  temps  d'arrêt  dont  nous  profitâmes  pour  déjeuner  à  terre. 
Comme  on  le  pense  bien,  nous  ne  négligeâmes  pas  l'occasion  de  faire 
quelques  études  consciencieuses  sur  le  vin  du  cru,  que  je  ne  trouvai 
pas  aussi  bon  que  je  me  l'imaginais ,  malgré  son  authenticité  incon- 
testable; cela  tenait  peut-être  au  goût  de  poix  que  lui  avait  commu- 
niqué la  bota  qui  le  renfermait.  Notre  prochaine  étape  devait  nous 
conduire  à  Valence,  Valencia  del  Cid,  comme  disent  les  Espagnols. 
D'Alicante  à  Valence,  les  falaises  de  la  rive  continuent  à  présenter 


EL  BARCO  DE  VAPOR.  *  67 

des  formes  bizarres,  des  aspects  inattendus;  on  nous  fit  remarquer 
sur  le  sommet  d*une  montagne  une  entaille  carrée ,  et  qui  semble 
pratiquée  par  la  main  de  Thomme.  Cette  entaille  s*appel!e  le  Coup 
d'épée  de  Roland  ^  du  moins  à  ce  que  nous  dit  le  capitaine  du-  bateau 
à  vapem*,  à  qui  je  laisse  la  responsabilité  de  ce  renseignement.  Le 
jour  suivant,  vers  le  matin,  nous  mouillions  devant  le  Grao  :  c*est 
ainsi  qu'on  nomme  lé  port  et  le  faubourg  de  Valence,  qui  est  éloi- 
gnée de  la  mer  d'une  demi-lieue.  La  vague  était  assez  forte,  et 
nous  arrivâmes  au  débarcadère  passablement  arrosés.  Là  nous  prîmes 
une  tartane  pour  nous  rendre  à  la  ville.  Le  mot  tartane  s'entend 
d'ordinaire  dans  un  sens  maritime;  la  tartane  de  Valence  est  une 
caisse  recouverte  de  toile  cirée  et  posée  sur  deux  roues  sans  le 
moindre  ressort.  Ce  véhicule  nous  parut,  comparé  aux  galeras,  d'une 
mollesse  efféminée,  et  jamais  voiture  de  Clochez  ne  fut  trouvée  si 
douce.  Nous  étions  surpris  et  comme  embarrassés  d'être  si  bien.  De 
grands  arbres  bordaient  la  route  que  nous  suivions,  agrément  dont 
nous  avions  perdu  l'habitude  depuis  long-temps. 

Valence,  sous  le  rapport  pittoresque,  répond  assez  peu  à  l'idée 
qu'on  s'en  fait  d'après  les  romances  et  les  chroniques.  C'est  une 
grande  ville,  plate,  éparpillée,  confuse  dans  son  plan,  et  sans  avoir 
les  avantages  que  donne  aux  vieilles  villes  bâties  sur  des  terrains  acci- 
dentés le  désordre  de  leur  construction.  Valence  est  située  dans  une 
plaine  nommée  laHuerta,  au  milieu  de  jardins  et  de  cultures  où  de 
{lerpétuelles  irrigations  entretiennent  une  fraîcheur  bien  rare  en 
Espagne.  Le  climat  en  est  si  doux,  que  les  palmiers  et  les  orangers 
y  Tiennent  en  pleine  terre  à  côté  des  productions  du  Nord.  Aussi  Va* 
lence  fait  un  grand  commerce  d'oranges;  pour  les  mesurer,  on  les 
fidt  passer  par  un  anneau ,  comme  les  boulets  dont  on  veut  recon- 
naître le  calibre;  celles  qui  ne  passent  pas,  forment  le  premier  choix. 
Le  Goadaiaviar,  traversé  par  cinq  beaux  ponts  de  pierre,  et  bordé 
d'une  superbe  promenade,  passe  à  côté  de  la  ville,  presque  sous  les 
remparts*  Les  nombreuses  saignées  qu'on  pratique  &  sa  veine  pour 
Parrosement  rendent,  les  trois  quarts  de  l'année,  ses  cinq  ponts  un 
<riijet  de  luse  et  d'ornement.  La  porte  du  Cid ,  par  laquelle  on  passe 
pour  aller  h  la  promenade  du  Guadalaviar,  est  flanquée  de  grosses 
iDars  crénelées  d'un  assez  bon  eflfet. 

Les  mes-  de  Valenee  sont  étroites,  bordées  de  maisons  élevées 
d'un  aspect  assez  maussade,  et  sur  quelques-unes  l'on  déchiffre  en- 
core quelques  blasons  K^ustes  mutilés;  l'on  devine  des  fragmens  de* 
acolptures  émoussées»  chimères  sans  ongles,  femmes  sans  nez»  che**' 

5. 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

valiers  sans  bras.  Une  croisée  de  la  renaissance,  perdue,  empâtée 
dans  un  affreux  mur  de  maçonnerie  récente,  fait  lever  de  loin  en 
loin  les  yeux  de  Tartistc  et  lui  arrache  un  soupir  de  regret;  mais  ces 
rares  vestiges,  il  faut  les  chercher  dans  les  angles  obscurs,  au  fond 
des  arrière-cours,  et  Valence  n'en  a  pas  moins  la  physionomie  toute 
moderne.  La  cathédrale,  d'une  architecture  hybride,  malgré  un  ab- 
side à  galerie  avec  pleins-cintres  romains,  n*a  i*ien  qui  puisse  attirer 
l'attention  du  voyageur  après  les  merveilles  de  Burgos,  de  Tolède  et 
de  Séville.  Quelques  retables  finement  sculptés,  un  tableau  de  Sé- 
bastien del  Piombo,  un  autre  de  TEspagnolet  dans  sa  manière  tendre, 
lorsqu'il  tâchait  d'imiter  le  Corrège,  voilà  tout  ce  qu'il  y  a  de  re- 
marquable. Les  autres  églises,  bien  que  nombreuses  et  riches,  sont 
bâties  et  décorées  dans  ce  goût  étrange  d'ornementation  rocaille 
dont  nous  avons  donné  déjà  plusieurs  fois  la  description.  On  ne 
peut,  en  voyant  toutes  ces  extravagances,  que  regretter  tant  de 
talent  et  d'esprit  gaspillé  en  pure  perte.  La  Lonja  de  Seda  (bourse 
de  la  soie),  sur  la  place  du  marché,  est  un  délicieux  monument  go- 
thique; la  grand'salle,  dont  la  voûte  retombe  sur  des  rangées  de  cor 
lonnes  aux  nervures  tordues  en  spirales  d'une  légèreté  extrême,  est 
d'une  élégance  et  d'une  gaieté  d'aspect  rares  dans  l'architecture  go- 
thique, plus  propre  en  général  à  exprimer  la  mélancolie  que  le  bon- 
heur. C'est  dans  la  Lonja  que  se  donnent  au  carnaval  les  fêtes  et 
les  bals  masqués.  Pour  en  finir  avec  les  monumens,  disons  quelques 
mots  de  l'ancien  couvent  de  la  Merced ,  où  l'on  a  réuni  un  grand 
nombre  de  peintures,  les  unes  médiocres,  les  autres  mauvaises,  k 
quelques  rares  exceptions  près.  Ce  qui  me  charma  le  plus  à  la  Mer- 
ced, c'est  une  cour  entourée  d'un  cloître  et  plantée  de  palmiers 
d'une  grandeur  et  d'une  beauté  tout  orientales,  qui  filent  comme  la 
flèche  dans  la  limpidité  de  l'air. 

Le  véritable  attrait  de  Valence  pour  le  voyageur,  c'est  sa  popula- 
tion ou  pour  mieux  dire  celle  de  Iluerta  qui  l'environne.  Les  paysans 
valenciens  ont  un  costume  d'une  étrangeté  caractéristique  qui  ne 
doit  pas  avoir  varié  beaucoup  depuis  l'invasion  des  Arabes,  et  qui  ne 
diffère  que  très  peu  du  costume  actuel  des  Mores  d'Afrique.  Ce 
costume  consiste  en  une  chemise,  un  caleçon  flottant  de  grosse  toile 
serré  d'une  ceinture  de  laine  rouge,  et  en  un  gilet  de  velours  vert 
ou  bleu  garni  de  boutons  faits  de  piécettes  d'argent;  les  jambes  sont 
enfermées  dans  des  espèces  de  knémides  ou  jambarts  de  laine  blanche 
bordées  d'un  liseré  bleu  et  laissant  le  genou  et  le  coudepied  à  décou- 
vert. Pour  chaussures,  ils  portent  des  alpargatas,  sandales  de  cordes 


EL  BARCO  DE  YAPOR.  69 

tressées,  dont  la  semelle  a  près  d'un  pouce  d'épaisseur,  et  qui  s'atta- 
chent au  moyen  de  rubans  comme  les  cothurnes  grecs;  ils  ont  la  tête 
habituellement  rasée  à  la  façon  des  Orientaux  et  presque  toujours 
enveloppée  d'un  mouchoir  de  couleur  éclatante;  sur  ce  foulard  est 
posé  un  petit  chapeau  bas  de  forme,  à  bords  retroussés,  enjolivé  de 
velonrs,  de  houppes  de  soie,  de  paillons  et  de  clinquant.  Une  pièce 
d'étoffe  bariolée,  appelée  capa  de  muestra,  ornée  de  rosettes  de  ru- 
bans jaunes,  et  qui  se  jette  sur  l'épaule,  complète  cet  ajustement 
{dein  de  noblesse  et  de  caractère  :  dans  les  coins  de  sa  cape,  qu'il 
arrange  de  mille  manières,  le  Valencien  serre  son  argent,  son  pain, 
son  melon  d'eau,  sa  navaja;  c'est  à  la  fois  pour  lui  un  bissac  et  un 
manteau.  Il  est  bien  entendu  que  nous  décrivons  là  le  costume 
au  grand  complet ,  l'habit  des  jours  de  fêtes;  les  jours  ordinaires  et 
de  travail,  le  Valencien  ne  conserve  guère  que  la  chemise  et  le  cale- 
çon :  alors,  avec  ses  énormes  favoris  noirs ,  son  visage  brûlé  du  so- 
leil, son  regard  farouche,  ses  bras  et  ses  jambes  couleur  de  bronze, 
il  a  vraiment  l'air  d'un  Bédouin ,  surtout  s'il  défait  son  mouchoir  et 
laisse  voir  son  crâne  rasé  et  bleu  comme  une  barbe  fraîchement 
faite.  Malgré  les  prétentions  de  l'Espagne  à  la  catholicité,  j'aurai 
toujours  beaucoup  de  peine  à  croire  que  de  pareils  gaillards  ne  soient 
pas  musulmans.  C'est  probablement  à  cet  air  féroce  que  les  Valen- 
ciens  doivent  la  réputation  de  mauvaises  gens  (mala  gente)  qu'ils 
ont  dans  les  autres  provinces  d'Espagne  :  on  m'a  dit  vingt  fois  que, 
dans  la  Huerta  de  Valence,  lorsqu'on  avait  envie  de  se  défaire  de 
quelqu'un ,  il  n'était  pas  difBcile  de  trouver  un  paysan  qui ,  pour  cinq 
ou  six  douros,  se  chargeait  de  la  besogne.  Ceci  m'a  l'air  d'une  pure 
calomnie;  j'ai  souvent  rencontré  dans  la  campagne  des  drôles  à 
mines  effroyables  qui  m'ont  toujours  salué  fort  poliment.  Un  soir 
même,  nous  nous  étions  perdus  et  nous  faillîmes  coucher  à  la  belle 
étoile ,  les  portes  de  la  ville  se  trouvant  fermées  à  notre  retour,  et 
cependant  il  ne  nous  arriva  rien  de  fâcheux,  quoiqu'il  fît  nuit  noire 
depuis  long-temps,  que  Valence  et  les  environs  fussent  en  révo- 
lution. 

Par  un  contraste  singulier,  les  femmes  de  ces  Kabyles  européens 
sont  pâles,  blondes.  Monde  e  grassotSy  comme  les  Vénitiennes;  elles 
ont  un  doux  sourire  triste  sur  la  bouche,  un  tendre  rayon  bleu  dans 
le  regard;  on  ne  saurait  imaginer  un  contraste  plus  parfait.  Ces  noirs 
démons  du  paradis  de  la  Huerta  ont  pour  femmes  des  anges  blancs, 
dont  1^  beaux  cheveux  sont  retenus  par  un  grand  peigne  à  galerie 


i 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  traversés  par  de  longues  aiguilles  ornées  à  leur  extrémité  de  boules 
d'argent  ou  de  verroteries.  Autrefois  les  Valencîennes  portaient  un 
délicieux  costume  national  qui  rappelait  celui  des  Albanaises;  mal- 
heureusement elles  Tout  abandonné  pour  cet  effroyable  costume 
anglo-français,  pour  les  robes  à  manches  à  gigot  et  autres  abomina- 
tions pareilles.  Il  est  à  remarquer  que  les  femmes  sont  les  première» 
à  quitter  les  vétemens  nationaux;  il  n'y  a  guère  plus  en  Espagne 
que  les  hommes  du  peuple  qui  conservent  les  anciens  costumes.  Ce 
manque  d'intelligence  dans  ce  qui  touche  à  la  toilette  surprend  de 
la  part  d'un  sexe  essentiellement  coquet;  mais  Tétonnemcnt  cesse 
lorsque  Ton  songe  que  les  femmes  n'ont  que  le  sentiment  de  la  mode 
et  non  celui  de  la  beauté.  Une  femme  trouvera  toujours  charmant  le 
plus  misérable  chiffon,  si  le  genre  suprême  est  de  porter  ce  chiffon* 

Nous  étions  depuis  une  dizaine  de  jours  à  Valence,  attendant  le 
passage  d'un  autre  bateau  à  vapeur,  car  le  temps  avait  dérangé  les 
départs  et  brouillé  toutes  les  correspondances.  Notre  curiosité  était 
satisfaite,  et  nous  n'aspirions  plus  qu'à  retourner  à  Paris,  à  revoir 
nos  parens,  nos  amis,  les  chers  boulevarts,  les  chers  ruisseaux;  je 
crois.  Dieu  me  le  pardonne,  que  je  nourrisais  le  désir  secret  d'assister 
è  un  vaudeville;  bref,  la  vie  civilisée,  oubliée  pendant  six  mois,  nous 
réclamait  impérieusement.  Nous  avions  envie  de  lire  le  journal  du 
jour,  de  dormir  dans  notre  lit,  et  mille  autres  fantaisies  béotiennes. 
Enfin,  il  passa  un  paquebot  anglais,  venant  de  Gibraltar,  qui  nous  prit 
et  nous  conduisit  à  Port-Vendre,  en  passant  par  Barcelone,  où  nous 
ne  restâmes  que  quelques  heures.  L'aspect  de  Barcelone  ressemble 
è  Marseille,  et  le  type  espagnol  n'y  est  presque  plus  sensible  :  les 
édifices  sont  grands,  réguliers,  et,  sans  les  inunenses  pantalons  de 
velours  bleu  et  les  grands  bonnets  rouges  des  Catalans,  l'on  pourrait 
se  croire  dans  une  ville  de  France.  Malgré  sa  Rambla  plantée  d'ar- 
bres ,  ses  belles  rues  alignées ,  Barcelone  a  un  air  un  peu  guindé  et 
un  peu  raide,  comme  toutes  les  villes  lacées  trop  dru  dans  un  justau- 
corps de  fortifications. 

La  cathédrale  est  fort  belle,  surtout  à  l'intérieur,  qui  est  sombre, 
mystérieux,  presque  effrayant.  Les  orgues  sont  de  facture  gothique 
et  se  ferment  avec  de  grands  panneaux  couverts  de  peintures.  Une 
tête  de  Sarrazin  grimace  affreusement  sous  le  pendentif  qui  les 
supporte.  De  charmans  lustres  du  xv*  siècle,  brodés  à  jour  conmie 
des  reliquaires,  tombent  des  nervures  de  la  voûte.  En  sortant  de. 
Téglise»  on  entre  dans  un  beau  cloître  de  la  même  époque,  plein  de 


EL  BARCO  DE  YAPOR.  71 

rêverie  et  de  silence,  dont  les  arcades  demi-ruinées  prennent  les 
tons  grisâtres  des  vieilles  architectures  du  Nord.  La  rue  de  la  Platetia 
(de  l'orfèvrerie  )  éblouit  les  yeux  par  ses  devantures  et  ses  verrînes 
ëtiDcelantes  de  bijoux,  et  surtout  d'énormes  boucles  d*oreilles  grosses 
comme  des  grappes,  d'une  richesse  lourde  et  massive,  un  peu  bar- 
bare, mais  d'un  effet  assez  majestueux,  qui  sont  achetées  principa- 
lement par  les  paysannes  aisées. 

Le  lendemain,  à  dix  heures  du  matin,  nous  entrions  dans  la  petite 
anse  au  fond)  de  laquelle  se  trouve  Port-Vendre.  —  Nous  étions  en 
France.  —  Vous  le  dirai-je?  en  mettant  le  pied  sur  le  sol  de  la  patrie, 
je  me  sentis  des  larmes  dans  les  yeux,  —  non  de  joie,  mais  de  re- 
gret. —  Les  tours  vermeilles,  les  sommets  d'argent  de  la  sierra  Ne- 
vada, les  laurieis-roses  du  Généralife,  les  longs  regards  de  velours 
faomflies,  ks  lèvres  d'œillet  en  fleur,  les  petits  pi^s  et  les  petites 
mains,  tout  cela  me  revint  si  vivement  à  l'esprit,  qu'il  me  sembla 
que  cette  France,  où  pourtant  j'allais  retrouver  ma  mère,  était  pour 
moi  une  terre  d'exil.  Le  rêve  était  fini. 

Théophile  Gautier. 


l 


i 


DE  L'ADMINISTRATION 


DB 


L'AGRICULTURE 


EN  FRANCE. 


Si  jamais  un  art  a  été  Tobjet  de  panégyriques»  d'encourageroens 
oratoires,  de  louanges  poétiques,  c*est  celui  de  Tagriculture,  et 
depuis  la  Bible,  qui  le  déclare  une  création  du  Très-Haut,  jusqu'à 
Sully,  qui  y  voyait  les  mamelles  de  Tétat,  et  jusqu'au  xviir  siècle, 
où ,  en  pleine  académie ,  on  applaudissait  à  Choiseul  agricole  et  à 
Voltaire  fermier,  le  concert  approbateur  ne  lui  a  pas  manqué.  L'agri- 
culture est  un  peu  dans  le  cas  de  ces  robustes  enfans  qui  nourris- 
sent toute  leur  famille  de  leur  travail;  les  parens  en  font  volontiers 
réloge,  tandis  qu'ils  réservent  leur  amour  et  leurs  caresses  à  l'enfant 
inGrme  dont  la  frêle  existence  est  un  enchaînement  de  maladies  et 
de  crises.  Chez  nous,  en  effet,  le  robuste  enfant  est  abandonné  à  la 
force  de  sa  constitution  ;  Tenfant  frêle  et  délicat,  qui  donne  des  in- 


DE  l'agriculture  EN  FRANCE.  73 

quiétudes  continuelles,  dont  la  vie  est  sans  cesse  compromise»  l'in- 
dustrie commerciale  et  manufacturière,  est  Tobjet  de  tous  les  soins; 
c'est  pour  elle  que  se  font  les  lois,  les  traités;  on  stipule  de  ses  inté- 
rêts aux  dépens  de  son  frère  qui  la  fait  vivre  et  qui  n'obtient  que  des 
phrases  ofBcielles ,  encens  annuel  que  Ton  croit  devoir  suflire  à  sa 
grossière  simplicité. 

Est-ce  la  bonne  volonté  qui  manque  au  gouvernement  pour  pro- 
téger efficacement  l'agriculture?  Nous  ne  lui  faisons  pas  cette  in- 
jure. Tous  nos  hommes  d'état  connaissent  l'importance  de  cet  art, 
tous  voudraient  lui  être  utiles.  Et  comment  en  serait-il  autrement? 
La  plupart  de  nos  législateurs  ne  sont-ils  pas  appelés  par  des  élec- 
teurs qui  cultivent  le  sol?  Eux-mêmes  ne  quittent-ils  pas  la  char- 
rue, ou  n'y  tiennent-ils  pas  de  près?  Quand  le  général  Bugeaud,  un 
des  plus  dignes  représentans  des  intérêts  agricoles,  demanda  l'aug- 
mentation des  fonds  d'encouragement,  l'opposition  qui  se  manifesta 
était-elle  hostile  à  l'agriculture?  Eh  I  mon  Dieu  non!  On  craignait  le 
mauvais  usage  que  l'on  pourrait  faire  du  crédit  demandé,  on  crai- 
gnait de  le  voir  livré  à  des  mains  inexpérimentées  qui  en  feraient  la 
proie  de  l'intrigue  et  de  la  faveur;  mais,  si  on  lui  avait  donné  d'avance 
une  destination  utile  dans  l'intérêt  du  sol  français,  la  chambre  aurait 
été  unanime  pour  le  voter.  C'est  qu'en  efiFet  ce  n'est  pas  la  bonne 
volonté  pour  l'agriculture  qui  manque;  c'est  sans  le  savoir  qu'on  lui 
fait  quelquefois  beaucoup  de  mal,  on  voudrait  toujours  lui  faire  du 
bien;  seulement,  disons-le  avec  franchise,  ce  bien,  on  ne  sait  pas  le 
faire;  on  marche  en  hésitant,  parce  qu'on  craint  de  ne  pas  être  dans 
la  bonne  route.  La  première  chose  dont  il  se  faut  préoccuper  aujour- 
d'hui ,  c'est  de  bien  établir  les  vrais  besoins  de  l'agriculture  fran- 
çaise, c'est  de  faire  naître  la  conviction  sur  l'efScacité  des  remèdes 
proposés  pour  guérir  ses  maux  :  cela  fait,  tout  sera  facile,  parce  que 
tout  le  monde  veut  lui  être  propice. 

Malheureusement,  dans  la  confusion  où  sont  les  idées  agricoles 
en  France,  ce  n'est  pas  chose  facile  que  d'entraîner  cette  conviction; 
il  faut  remonter  bien  haut  et  bien  loin ,  il  faut  remuer  bien  des  sys- 
tèmes, rappeler  bien  des  faits,  combattre  bien  des  préjugés,  contra- 
rier peut-être  bien  des  intérêts;  il  faut  autre  chose  encore,  il  faut 
être  lu  et  lu  avec  attention;  réclamer  l'attention  de  ceux  qui  ont  hâte, 
de  ceux  devant  qui  s'entassent  les  feuilles  et  les  brochures,  et  qui  ne 
peuvent  sufBre  à  la  tâche  quotidienne  de  les  lire ,  n'est-ce  pas  déjà 
une  des  difBcultés  de  l'entreprise?  J'essaie  cependant,  espérant  qu'au 
moins  quelques  esprits  sérieux  m'entendront,  et  que  leur  autorité 


7&  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

déterminera  la  conviction  des  autres.  Sans  entrer  aujourd'hui  dans 
le  fond  d*un  sujet  délicat,  et  qui  demanderait  une  discussion  appro- 
fondie, je  me  bornerai  à  parcourir  rapidement  l'ensemble  des  ques- 
tions agricoles,  afin  d'en  tirer  un  programme  propre  à  diriger  le  gou- 
vernement et  les  chambres  dans  le  choix  des  mesures  à  prendre  pour 
protéger  efficacement  l'agriculture.  Nous  prendrons  parmi  ces  ques- 
tions celles  dont  la  solution  est  la  plus  grave  et  celles  qui  préoccu- 
pent et  divisent  le  plus  l'opinion.  Au  nombre  de  ces  dernières  se 
trouve  sans  contredit  le  morcellement  progressif  de  la  propriété.  Je 
remarquerai  d'abord  que  la  loi  ne  peut  y  apporter  que  trois  genres 
de  restriction ,  l'institution  du  droit  d'aînesse ,  la  création  de  substi- 
tutions et  de  majorats,  la  fixation  d'une  limite  dans  la  subdivision  des 
parcelles.  La  restauration,  qui  par  politique,  plus  que  par  des  consi- 
dérations agricoles,  voulait  reconstituer  et  conserver  la  grande  pro- 
priété, opta  pour  le  droit  d'aînesse.  Ce  droit  était  encore  vivant  dans 
les  souvenirs  de  la  nation,  les  pères  de  famille  et  les  aînés  l'accueil- 
laient avec  faveur;  c'était  avoir  une  majorité  certaine  parmi  ceux  qui 
font  la  loi,  et  cependant  la  mesure  qu'on  présentait  fut  repoussée. 
Mais  ce  fut  l'impopularité  du  gouvernement  qui  fit  seule  échouer  la 
proposition.  Qui  ne  sait,  en  effet,  que  le  droit  d'aînesse  existe  encore 
de  fait  au  milieu  de  nous,  quoique  avec  ce  degré  d'atténuation 
que  lui  impriment,  non  la  volonté  des  parens,  mais  les  entraves  de 
la  loi?  Il  n'est  pas  de  ruse,  pas  de  détour  que  les  pères  n'emploient 
pour  grossir  la  part  disponible  au  profit  de  leur  aîné,  et  il  n'est  pas 
d'effort  laborieux  qu'ils  ne  tentent  pour  lui  former  un  pécule  qui 
puisse  le  mettre  en  état  de  conserver  le  champ  paternel  en  désinté- 
ressant ses  frères.  Si  ce  sentiment  s'efface  au  sein  de  la  classe 
moyenne,  qui  vit  de  ses  rentes  et  dont  l'industrie  pourrait  trop  diffi- 
cilement se  former  un  semblable  capital,  si  cette  classe  paraît  céder 
à  la  force  des  circonstances,  il  n'en  est  pas  de  même  de  nos  paysans 
propriétaires;  chez  eux ,  l'esprit  de  famille  est  encore  dans  toute  sa 
vigueur.  Et  cependant  quel  gouvernement  voudrait  aujourd'hui  pro- 
poser à  la  France  le  rétablissement  du  droit  d'aînesse?  D'abord,  selon 
moi,  il  tenterait  une  chose  mauvaise,  et  ensuite  ceux  même  qui 
s'accommodent  le  mieux  de  la  pratique  s'élèveraient  contre  la- théorie; 
le  sentiment  public,  qui  ne  flétrit  point  Tinjustice  du  père  de  famille, 
ne  souffrirait  pas  qu'elle  fût  rendue  légale.  On  y  verrait  le  projet  de 
rétablir  une  aristocratie  nouvelle ,  on  y  verrait  tous  les  fantômes  que 
l'esprit  de  parti  sait  si  bien  évoquer;  ce  serait  courir  un  danger  inu- 
tile pour  obtenir  un  effet  incertain. 


DE  L'AGRICTLTUBB  EN  FRANCE.  75 

Le  faible  reste  du  système  des  sabstitutions ,  renouvelé  par  Tein- 
pereur  sous  la  forme  de  majorats,  est  venu  finir  devant  la  révolution 
de  juillet.  Ce  système  d'ailleurs  est  jugé.  C'est  l'asservissement  de  la 
famille,  de  la  mère,  des  oncles,  des  frères,  au  fils  atné;  c'est  la  ruine 
de  celui  qui  jouit  de  la  substitution ,  et  qui ,  ne  pouvant  être  expro- 
prié ,  dépense  sans  prévoyance;  c'est  celle  de  ses  créanciers,  à  qui 
tout  gage  échappe  par  la  mort  de  leur  débiteur;  c'est  la  ruine  encore 
de  la  propriété,  que  l'on  épuise  à  dessein  quand  la  substitution  doit 
Ranger  de  ligne.  A  moins  que  l'état  social  n'offre  d'abondantes 
ressources  pour  doter  les  cadets,  des  places  opulentes  accordées  à 
leur  nom,  des  carrières  ouvertes  pour  eux  seuls,  un  riche  commerce 
qu'ils  puissent  exploiter,  ce  système  crée  une  caste  de  parias  dan- 
gereux, prêts  à  se  révolter  contre  la  société.  C'est  seulement  par  les 
ressources  que  nous  venons  d'énumérer  que  se  conserve  l'aristocratie 
anglaise.  Quand  le  commerce  manqua  à  Venise,  le  nombre  des  bar- 
nabotes  (patriciens  pauvres]  s'accrut  au  point  que  la  principale  occu- 
pation de  rinquisition  d'état  était  de  mettre  un  frein  à  leur  insolence 
envers  le  peuple. 

Si  ces  deux  moyens  sont  impraticables,  il  ne  resterait  que  celui  de 
fixer  une  limite  au-dessous  de  laquelle  la  propriété  ne  fût  plus  divi- 
sible; mais  qui  oserait  la  fixer  aujourd'hui  ?  qui  saurait  la  fixer?  Avant 
de  le  tenter,  consultons  au  moins  les  faits. 

Je  conçois  très  bien  les  terreurs  de  ceux  qui  craignent,  selon 
leur  expression ,  que  le  sol  français  ne  tombe  en  poussière ,  résultat 
infaillible,  à  leur  avis,  de  l'absence  de  toute  règle  dans  le  partage  et 
la  vente  parcellaire  des  propriétés.  Ils  se  représentent  le  cultivateur 
remplaçant  la  grande  culture  par  la  bêche ,  ne  pouvant  plus  produire 
que  ce  qui  suffit  h  sa  famille,  n'ayant  plus  rien  de  disponible  h  porter 
au  marché,  d'où  suit  l'exclusion  de  tout  travail  industriel ,  qui  ne 
peut  plus  être  alimenté  par  l'agriculture  (le  bétail  de  vente  dispa- 
raissant en  même  temps  que  les  bêtes  de  travail).  Dès-lors  aussi  plus 
d'engrais,  décadence  rapide  des  facultés  productives  du  sol,  et  ap- 
pauvrissement de  la  nation. 

Telle  est  la  chaîne  de  raisonnemens  qu'une  logique  inflexible  nous 
présetite  chaque  fois  qu'on  entame  la  question  agricole,  raisonne  • 
mens  qui  remplissent  les  livres,  les  journaux,  et  qui  se  produisent 
même  à  la  tribune  nationale.  S'il  était  vrai  que  rien  ne  pût  arrêter 
cette  progression  décroissante  de  l'étendue  des  propriétés,  s'il  était 
vrai  que,  dans  trois  générations,  l'hectare  de  terre  possédé  par  le 
père  fût  réduit  à  un  neuvième  ou  à  un  douzième  pour  les  petits-fib» 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  qu*après  trois  générations,  chaque  Français  ne  pût  plus  posséder 
qa*un  deux  cent  quarante-troisième  d^hectare,  nous  devrions  par* 
tager  toutes  ces  alarmes  et  adopter,  en  dépit  des  principes  de  justice 
et  d'égalité,  en  dépit  de  toutes  les  résistances,  un  parti  décisif  qui 
fermât  le  livre  d*or  de  la  propriété.  Qui  ne  voit  cependant  que  ce 
raisonnement  a  le  même  défaut  que  celui  de  Malthus ,  très  vrai^ 
mathématiquement  parlant,  mais  considérablement  modifié  et  atté- 
nué dans  l'application?  Sans  doute,  la  possibilité  légale  de  la  divi- 
sion à  Tinfini  existe  en  France;  toutefois,  comment  use-t-on  de  cette 
possibilité?  Le  nombre  des  cotes,  et  par  conséquent  celui  des  pro- 
priétaires, augmente  chaque  année;  mais  ce  que  Ton  ne  remarque 
pas,  c'est  que  cette  division  se  fait  aux  dépens  des  grandes  pro- 
priétés, qui  se  vendent,  et  non  au  détriment  des  petites,  qui  ne  se 
morcellent  pas  autant  qu'on  le  pourrait  croire.  Si,  dans  le  partage 
des  successions  de  nos  paysans,  quelques  entêtés  exigent  leur  par- 
celle d'une  parcelle,  le  plus  grand  nombre  comprend  très  bien  le 
désavantage  d'avoir  un  grand  périmètre  pour  une  petite  surface, 
car  les  lisières  des  champs  sont  peu  productives.  On  transige  donc; 
généralement  la  parcelle  demeure  à  un  àeul,  et  puis  le  paysan  voi- 
sin ,  qui  est  dans  ^l'aisance ,  l'achète ,  l'agglomère  à  son  champ  et 
recompose  ce  que  le  partage  avait  décomposé.  Je  ne  sais  pas  ce 
qui  se  fait  dans  les  pays  où  la  petite  propriété  est  nouvelle  et  où 
l'expérience  manque  encore;  mais  dans  le  mien,  où  elle  date  des 
époques  les  plus  anciennes,  et  où  l'expérience  est  acquise,  la  grande 
propriété  se  divise,  tandis  que  la  petite  propriété  s'agrandit,  et  la 
terre  tend  ainsi  à  prendre  des  proportions  moyennes  adaptées  aux 
circonstances  locales  et  aux  véritables  intérêts  des  possesseurs  :  limite 
naturelle  qui  nous  dispense  d'en  chercher  une  artificielle  dans  la  loL 
Quelle  est  donc  cette  limite  fixée  par  la  concurrence  des  proprié- 
taires, et  qui  doit  pleinement  nous  rassurer,  car  elle  finira  par  s'éta- 
blir partout,  à  moins  de  supposer  le  pays  tout  entier  atteint  de  dé- 
mence? £lle  est  mesurée  par  le  capital  disponible  pour  la  culture, 
capital  qui  n'est  autre  chose  que  ce  que  possède  la  moyenne  des 
fermiers  et  des  propriétaires  français  pour  l'appliquer  annuellement 
à  la  culture  du  sol.  Sans  doute,  la  grande  culture  bien  exploitée, 
pourvue  de  capitaux  suilisans,  est  plus  productive  que  la  petite  cul- 
ture privée  des  mêmes  ressources.  C'est  dans  cette  situation  relative 
qu'elle  est  envisagée  par  les  Anglais,  et  ils  ont  mille  fois  raison  de 
lancer  l'anathème  sur  ces  petites  fermes  dont  les  fermiers  sont  dé- 
pourvus de  capitaux;  mais  aussi  la  petite  culture ,  avec  des  moyens 


DE  l'agriculture  EN  FRANCE.  77 

snflBsanSy  l'emporte  inoontestablement  sur  la  grande  culture»  qui  en. 
manque,  et  c'est  ainsi  qu'elles  luttent  en  France,  où  nous  voyons  nos 
petites  propriétés  florissantes,  productives,  se  vendant  à  de  hauts  prix 
et  remboursant  leurs  acheteurs,  et  les  grandes  fermes,  couvertes  de 
jachères,  exploitées  par  des  cultivateurs  malaisés  :  lutte  qui  conduit 
nécessairement  à  la  vente  et  à  la  division  des  grandes  propriétés. 

Sur  deux  terres  d'égale  nature,  la  rente  est  proportionnelle  au 
capital  d'exploitation.  Or,  ce  capital  est  divisé  en  grands  lots  en  An- 
gleterre, et  chaque  possesseur  d'un  de  ces  lots  peut  cultiver  une 
grande  terre;  il  est  divisé  en  petits  lots  en  France  :  chacun  de  ceux 
qui  en  sont  nantis  ne  peut  cultiver  utilement  qu'une  petite  ferme; 
s'il  en  cultive  une  grande,  ce  qui  n'arrive  que  trop  souvent,  il  le 
fait  mal  et  improductivement.  Voilà  toute  la  question  selon  nous. 
Ainsi,  voulez-vous  arrêter  le  fractionnement  du  sol,  n'en  cherchez 
plus  les  moyens  dans  ces  lois  surannées  et  impopulaires  qui  violentent 
tyranniquement  l'exercice  du  droit  de  propriété;  mais  travaillez  à 
augmenter  le  capilal  agricole,  facilitez  aux  cultivateurs  les  moyens 
de  se  le  procurer.  Or,  qui  ne  sait  que  jusqu'à  présent  tout  a  tendu  à 
concentrer  les  capitaux  disponibles  sur  d'autres  entreprises,  et  que 
les  bourses  des  capitalistes  ne  se  sont  ouvertes  pour  l'agriculteur 
qu'à  des  conditions  qui  lui  en  interdisaient  l'usage?  Il  y  a  sans  doute 
de  justes  causes  à  cette  préférence  :  le  devoir  du  gouvernement  est 
de  les  rechercher,  de  trouver  les  moyens  de  rétablir  la  confiance 
entre  le  capitaliste  et  l'agriculteur.  On  a  proposé ,  pour  atteindre  ce 
but,  un  assez  grand  nombre  de  solutions  toutes  plus  ou  moins  incom- 
plètes :  je  me  borne  à  dire  que  le  ministre  qui  résoudra  complète- 
ment ce  grand  problème  aura  plus  fait  pour  la  consolidation  de  la 
propriété  que  celui  qui  ferait  adopter,  en  dépit  du  sentiment  natio- 
nal, toutes  les  lois  d'aînesse,  de  substitution  et  de  limitation.  Sous- 
traire la  charrue  à  l'usure,  égaliser  sous  le  rapport  des  capitaux  la 
condition  du  travail  agricole  à  celle  des  autres  industries,  c'est  le 
plus  grand  service  qu'un  ministre  de  l'agriculture  puisse  rendre  à 
son  pays. 

Un  des  moyens  les  plus  assurés  pour  favoriser  l'accroissement  du 
capital  agricole  se  trouve  dans  l'application  des  caisses  d'épargne 
aux  campagnes.  Cest  dans  les  villes  seulement  et  dans  un  petit 
nombre  de  villes  que  le  travailleur  économe  peut  déposer  ses  épar- 
gnes; aussi  les  campagnards  n'entrent-ils  pour  rien  dans  les  sommes: 
accumulées  à  la  caisse  des  dépôts.  Us  continuent  à  amasser  leurs  pe- 
tites économies  jusqu'à  ce  qu'elles  puissent  payer  le  champ  voisin 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'ils  ont  convoité.  Des  sommes  énormes,  attendu  le  grand  nombre 
de  ces  petites  bourses,  doivent  être  ainsi  soustraites  à  la  circulation, 
sans  que  leurs  possesseurs  en  retirent  aucun  intérêt.  Commencer  à 
donner  è  nos  cultivateurs  le  goût  de  placemens  mobiliers,  c'est  com- 
battre le  penchant  excessif  qui  les  porte  à  payer  outre  mesure  les 
terres  qui  sont  à  leur  convenance,  faute  d'un  autre  emploi  de  leur 
argent;  c'est  ensuite  les  disposer  à  en  faire  un  emploi  productif, 
parce  qu'ayant  un  dépôt  sûr,  ils  ne  craindront  plus,  en  manifestant 
leur  pécule  par  des  emplois  variés,  de  l'exposer  à  être  volé.  Cette 
crainte  porte  les  cultivateurs  h  cacher,  à  dissimuler  leurs  fortunes,  à 
affecter  les  dehors  de  la  misère;  avec  l'usage  de  la  caisse  d'épargne, 
les  causes  du  mal  disparaîtraient. 

Il  faudrait  donc  qu'une  succursale  de  la  caisse  fût  établie  dans 
chaque  commune,  que  des  employés  y  fissent  une  tournée  hebdo- 
madaire ou  mensuelle  pour  recueillir  les  dépôts,  que  les  percepteurs, 
par  exemple,  en  fussent  chargés,  et,  si  l'on  pouvait  intéresser  le 
clergé  à  cette  bonne  œuvre,  le  succès  serait  certain.  Je  crains  pour- 
tant que  l'on  n'obtienne  pas  ce  dernier  point.  Une  partie  du  clergé 
confond  les  caisses  d'épargne  dans  l'anathème  qu'il  porte  contre  le 
prêt  à  intérêt,  et  j'ai  trouvé  de  la  répugnance  à  protéger  ces  caisses 
chez  un  de  nos  plus  saints  et  de  nos  meilleurs  évoques. 

Maintenant,  la  petite  propriété  est-elle  un  bien,  est-elle  un  mal? 
Du  moment  que  l'on  ne  peut  agir  sur  elle  que  par  des  voies  indi- 
rectes, qu'elle  est  une  nécessité  de  position  et  de  circx)nstances,  que 
d'elle-même  elle  prend  un  équilibre  subordonné  à  des  conditions 
que  le  temps  seul  peut  modifier,  la  question  devient  purement  théo- 
rique, et  il  serait  oiseux  de  la  traiter  ici.  Cependant  la  petite  pro- 
priété est  au  moins  aussi  productive  que  la  grande  à  égalité  de  capi- 
tal, mais  elle  produit  autrement  et  autre  chose.  Son  principal  capital 
consistant  dans  le  travail  des  bras,  elle  nourrit  des  hommes  et  non 
des  animaux,  elle  cultive  des  vivres  et  non  des  fourrages;  en  fait  de 
cultures  industrielles,  elle  s'attache  aux  végétaux  d*un  riche  produit 
et  qui  exigent  beaucoup  de  main-d'œuvre,  la  garance,  le  safran,  le 
lin,  le  chanvre,  la  vigne,  le  mûrier,  de  préférence  à  ceux  qui  peu- 
vent se  cultiver  en  grand  et  à  la  charrue.  Je  ne  crains  pas  la  petite 
propriété  sous  le  rapport  économique  et  agricole;  sous  le  rapport 
politique,  je  crains  que,  tout  en  étant  une  garantie  d'ordre,  elle  n'en 
soit  pas  une  pour  les  institutions  libres.  Quand  la  propriété  est  ni- 
velée sous  de  petites  proportions,  elle  devient  incapable  de  se  dé- 
fendre. L'atelier  de  la  culture  est  trop  vaste  et  trop  disséminé  pour 


DB  L'AORICULTURB  BN  FRANCE.  79 

que  les  efforts  des  ouvriers  puissent  se  combiner,  pour  que  leurs 
plaiQtcs  soient  simultanées  et  unanimes.  Les  cultivateurs  sont  isolés, 
et  la  tyrannie  les  prend  un  à  un,  sans  bruit,  sans  retentissement, 
soit  qu'elle  leur  demande  leurs  enfans,  soit  qu'elle  leur  ravisse  leur 
récolte,  soit  qu'elle  s'en  prenne  à  leur  conscience.  Les  grands  pro- 
priétaires seuls  ont  la  force,  l'intelligence,  le  pouvoir  de  s'entendre, 
de  se  grouper  et  de  former  un  rempart  sulTisant  pour  garantir  les 
droits  de  tous.  £n  l'absence  de  grandes  fortunes  territoriales,  les 
fortunes  industrielles,  qui  continuent  à  se  former,  parce  que  l'in- 
dostrie,  à  rebours  de  l'agriculture,  se  concentre  sans  cesse,  impo*- 
seront  des  lois  peu  favorables  aux  cultivateurs,  qui  subiront  le  joug. 
Le  danger  est  là,  et  non  dans  une  prétendue  aristocratie  de  proprié- 
taires que  l'école  qui  usurpe  le  nom  de  libérale  voudrait  faire  passer 
sous  le  niveau,  comme  si  une  égalité  de  faiblesse  pouvait  être  iin 
appui  pour  la  liberté.  Selon  nous,  il  serait  utile,  même  à  la  petite 
propriété,  que  la  grande  propriété  qui  existe  encore  put  se  sauver. 
Le  saura-t-elle?  le  voudra-t-elle?  Nous  l'avons  dit,  qu'elle  applique 
à  chaque  hectare  du  vaste  domaine  un  capital  égal  à  celui  qu'emploie 
Ja  petite  propriété  sur  le  même  espace  :  alors  la  grande  propriété 
deviendra  productive  à  l'égal  delà  petite,  et  il  n'y  aura  plus  intérêt 
à  la  briser. 

Ce  dernier  conseil  ne  sera  pas  combattu,  mais  il  sera  difficilement 
suivi.  Le  désir  du  progrès  ne  manque  ni  chez  nos  petits  ni  chez  nos 
grands  propriétaùres,  mais  il  est  entravé,  chez  les  uns  et  chez  les  au- 
tres, d'un  côté  par  le  manque  de  capitaux ,  de  l'autre  par  une  pru- 
dence excessive,  qualité  estimable,  utile  jusqu'à  une  certaine  limite, 
et  qui  me  semble  caractériser  très  fortement  notre  nation.  A  travers 
les  idées  plus  ou  moins  fantastiques  que  Ton  se  fait  de  nous,  je  ne 
pense  pas  que  jamais  ce  trait  de  caractère  ait  été  assez  remarqué,  et 
cependant  c'est  un  de  ceux  qui  opposent  le  plus  d'obstacles  à  nos  succès 
dans  le  commerce,  dans  l'industrie,  dans  l'agriculture.  Le  Français, 
qui  expose  si  facilement,  si  gaiement,  sa  vie  dans  les  entreprises  les 
plus  difficiles,  n'y  compromet  sa  fortune  qu'avec  la  plus  grande  cir- 
conspection ;  il  semble  qu'il  craigne  moins  la  mort  que  la  misère.  11 
n*est  pas  joueur,  ou  il  veut  mettre  de  petits  enjeux  avec  une  chance, 
même  éloignée,  de  gagner  beaucoup,  comme  à  la  loterie.  Ce  sont  les 
hommes  qui  n'ont  que  leur  courage  et  leur  intelligence  qui  tentent 
au  loin  la  fortune;  nos  capitalistes  n'engagent  leurs  capitaux  qu'au- 
tour d'eux ,  sous  leurs  yeux ,  et  laissent  échapper  toutes  les  occasions 
de  fortune  que  présentent  le  commerce  et  les  établissemens  éloignés. 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  les  emplois  que  j*aî  remplis,  j'ai  été  à  portée  d'observer  toutes 
les  classes  de  notre  population ,  et  j'ai  le  plus  souvent  vu  les  hommes 
les  plus  capables  de  se  créer  une  position  par  Undustrie  offrir  leur 
temps  et  leurs  peines,  mais  non  leur  argent.  Les  mises  de  fonds  leur 
étaient  odieuses.  J'ai  vu  les  mêmes  hommes  briguer  une  chétive  place 
administrative  sans  avenir,  plutôt  que  de  faire  courir  la  moindre 
chance  à  leur  petite  fortune.  En  agriculture,  il  faut  vingt  essais  heu- 
reux accomplis  autour  de  lui  pour  décider  un  fermier  h  tenter  l'expé- 
rience qu'il  a  vu  réussir.  Ce  n'est  que  une  à  une  que  les  innovations 
sont  adoptées,  et  l'on  commence  toujours  par  les  plus  économiques, 
par  celles  dont  les  rentrées  sont  les  plus  immédiates,  par  celles  qui 
font  subir  le  moins  de  transformations  au  capital,  et  ou  par  consé- 
quent on  peut  le  suivre  plus  facilement  dans  sa  marche.  C'est  ce 
trait  de  caractère  qui  retient  non-seulement  notre  agriculture,  mais 
l'ensemble  de  notre  industrie,  dans  leur  médiocrité,  et  leur  refuse 
cette  force  ascensionnelle  des  nations  d'origine  anglaise.  Cette  pru- 
dence excessive  a  d'ailleurrs  son  beau  côté  moral ,  et  s'unit  toujours 
à  la  modération,  à  l'amour  du  foyer  domestique.  C'est  aux  causes 
qui  produisent  ce  phénomène  moral  qu'il  faut  attribuer  sans  doute  le 
préjugé  qui  confond  le  malheur  avec  le  crime  en  fait  de  commerce. 
En  Angleterre,  en  Amérique,  on  se  relève  facilement  d'une  faillite, 
résultat  d'une  fausse  spéculation  ou  d'une  crise;  en  France,  presque 
jamais.  Sans  examiner  ce  qui  a  entraîné  la  chute  d'un  négociant,  on 
lui  retire  toute  confiance;  c'est  un  fripon  ou  un  incapable,  il  n'y  a 
pas  de  milieu  ;  il  ne  trouve  plus  de  crédit  pour  se  relever.  Chez  nos 
voisins,  surtout  chez  les  Américains,  on  juge  souvent  celui  qui  a 
échoué  dans  une  spéculation  hardie  comme  un  homme  de  talent  qui 
rencontrera  plus  tard  une  meilleure  chance.  De  ces  deux  dispositions 
différentes  dépend  la  destinée  du  commerce  des  deux  pays.  Ici  on 
ne  s'expose  pas  h  un  malheur  irréparable  que  tous  fuient  comme 
une  contagion ,  \h  on  ne  perd  pas  les  bonnes  occasions  faute  de  har- 
diesse, parce  qu'on  sait  que,  si  l'on  perd  la  partie,  on  pourra  plus 
tard  en  jouer  une  autre. 

Avec  ces  dispositions  timides,  il  faut  mettre  le  succès  en  évidence 
aux  yeux  de  nos  agriculteurs,  pour  qu'ils  soient  tentés  d'imiter  les 
bonneH  prati(|ueH;  il  faut  ensuite  répandre  la  saine  instruction  agri- 
role  datiM  In  cl«»He  d(»s  propriétaires  pour  qu'ils  puissent  juger  les 
ifinovntlonH  et  «e  mcîttre  en  garde  contre  les  projets  hasardeux  sans 
u'i»ipoM<»r  II  Hîjiîter  ceux  qui  sont  bons.  C'est  ce  que  l'on  a  essayé  de 
fnlr«  |mr  Iiïm  Atnneit-modéles  et  les  écoles  d'agriculture  pratique.  On 


DE  l'agriculture  EN  FRANCE.  81 

a  réuni  généralement  ces  deux  genres  d'institutions  :  l'école  propre- 
ment dite,  qui  a  pour  but  de  former  des  jeunes  gens  à  la  pratique 
et  &  la  théorie  de  Tagriculture  ;  la  ferme-modèle ,  qui  doit  servir 
d'etemple  de  culture,  soit  sous  le  rapport  de  la  perfection ,  soit  sous 
celui  du  choix  des  végétaux  appropriés  au  climat,  au  sol,  aux  dé- 
bouchés de  la  contrée  environnante,  soit  en6n  sous  celui  de  Torga- 
nisation  administrative  des  exploitations  rurales.  Ces  deux  buts  sont 
incompatibles,  et  ils  sont  mal  remplis  tous  les  deux,  quand  Tun  des 
deux  n'est  pas  sacrifié  à  l'autre.  En  effet,  pour  instruire  convena- 
blement des  jeunes  gens  venus  de  tous  les  points  d'un  grand  pays, 
il  faut  mettre  sous  leurs  yeux  des  exemples  variés  des  différentes 
cultures,  il  faut  faire  devant  eux  des  expériences  que  l'on  sait  devoir 
être  malheureuses  pour  les  mettre  en  garde  contre  certains  dangers, 
il  faut  leur  expliquer  l'art  de  faire  ces  expériences,  et  par  conséquent 
les  multiplier  sous  toutes  les  formes;  il  faut  enfin  dépenser  dans  le 
but  de  l'instruction  et  non  dans  celui  du  produit  :  voilà  l'école  d'agri- 
culture qui  achèvera  l'éducation  d'hommes  déjà  faits  à  la  pratique. 
Au  contraire,  la  ferme-modèle  doit  former  son  plan  de  culture  sur 
les  convenances  et  les  nécessités  économiques  de  la  contrée  où  elle 
est  établie,  sur  son  sol,  sur  son  climat,  sur  le  genre  de  demandes  de 
ses  marchés;  elle  doit  nécessairement  cultiver  avec  profit,  si  elle 
veut  être  imitée  :  il  faut  que  le  fermier  son  voisin  soit  convaincu  qu'en 
adoptant  tel  instrument,  en  cultivant  telle  plante,  en  élevant  tel  genre 
d'animaux  à  l'imitation  de  la  ferme-modèle,  il  fait  une  œuvre  profi- 
table. Il  ne  me  paraît  donc  pas  que  l'école  et  la  ferme  puissent  mar- 
cher ensemble  sans  se  nuire  réciproquement.  Quant  à  faire  de  l'école 
un  moyen  financier  pour  soutenir  la  ferme,  c'est  une  combinaison 
qui  ne  peut  être  moralement  approuvée,  parce  qu'elle  sacrifie  à  des 
considérations  subalternes  le  haut  intérêt  de  l'instruction  agricole, 
qu'elle  jette  un  nuage  sur  les  vrais  résultats  de  l'agriculture  de  la 
ferme,  et  que  le  public  pensera  toujours  que  par  elle-même,  et  sans 
le  secours  du  bénéfice  de  l'école,  elle  ne  pourrait  exister.  C'est  ainsi 
que,  pour  se  dispenser  d'imiter  la  ferme,  on  attribue  à  l'école  tout 
ce  qu'elle  produit  de  plus  parfait  et  de  plus  avantageux  pour  la  culture 
du  pays. 

La  ferme-TOodèle,  étant  le  choix,  le  résumé,  le  perfectionnement 
des  pratiques  propres  à  un  pays  déterminé,  est  un  établissement  spé- 
cial aux  localités,  qui  semble  devoir  être  formé  et  entretenu  par  les 
départemens.  Le  gouvernement  peut  sans  doute  accorder  ses  secours 
pour  aider  à  la  fondation  d'une  ferme;  mais  si,  un  capital  suffisant 

TOME  I.  6 


82  RETUB  DBS  DEUX  MONDES. 

constîtaë,  rétablissement  ne  donne  pas  de  bénéfices ,  ce  n'est  pas 
l'aUocation  qu'il  faut  augmenter,  c'est  le  directeur  qu'il  faut  changer; 
Q  va  contre  le  but  de  l'institution.  Je  sais  que  jusqu'à  présent  on  a 
TQ  peu  de  fermes-modèles  se  suffire  à  elles-mêmes,  mais  c'est  que 
partout  on  les  charge  de  frais  étrangers  h  la  culture,  on  en  fait  un 
établissement  mixte  d'instruction  et  d'agriculture,  on  modifie  les  pra- 
tiques les  plus  lucratives  pour  les  faire  tourner  un  peu  à  l'avantage 
de  la  science;  ce  système  bâtard  porte  ses  fruits,  qui  se  révèlent  par 
les  dépenses  de  l'établissement.  Qu'il  me  soit  permis  de  citer  avec 
éloge  la  ferme-modèle  de  Louhans,  dirigée  par  H.  l'abbé  Marmorat, 
comme  la  première  que  j'ai  vu  se  solder  à  bénéfice  dès  ses  premières 
années.  Quant  aux  écoles  d'agriculture  pratique,  en  admettant  que 
l'on  soit  d'accord  sur  le  but,  la  tendance,  le  genre  d'élèves  que 
l'on  doit  y  admettre  et  les  résultats  que  l'on  en  peut  attendre,  ques- 
tions qui  nous  semblent  encore  mal  résolues,  nous  croyons  que  le 
gouvernement  doit  les  secourir  par  des  subventions  efficaces,  car  il 
s'agit  ici  des  progrès  de  la  science,  utiles  à  toute  la  société;  nous 
croyons  qu'il  doit  demander  seulement  aux  élèves  la  pension  qui  re- 
présente leur  entretien,  mais  que  tout  ce  qui  concerne  l'instruction, 
une  instruction  aussi  nouvelle,  aussi  peu  populaire,  tout  ce  qui  re- 
gard(ï  les  expériences  k  faire  doit  être  à  sa  charge;  et  si  le  directeur 
est  un  homme  habile  et  savant  qui  sache  choisir  et  varier  les  sujets 
de  ces  expériences,  il  en  sortira  des  résultats  qui,  par  leur  impor- 
tance pour  notre  agriculture,  dédommageront  des  sacrifices  qu'ils 
auront  coiUés.  Pour  s'en  convaincre,  que  l'on  songe  à  ceux  qui  ont 
été  produits  dans  l'arlMiriculture  par  Duhamel,  et  dans  l'économie 
agricole  |Mir  Arthur  Young,  résultats  qui  ont  été  conçus  et  obtenus 
par  deux  imrtlcullers  sans  aucun  concours  du  gouvernement.  Si 
M.  Vilmorin  pouvait  dérober  quelques  instans  à  ses  travaux  pour  en 
écrln>  riilstolre,  Il  nous  donnerait  l'occasion  d'ajouter  un  troisième 
nom  aux  deux  que  nous  venons  d'inscrire  ici. 

Mais  les  Institutions  dont  nous  venons  de  parler  ne  sont  pas  encore 
réilucallou  Agri^'olt).  large,  étendue,  telle  que  la  réclame  un  pays  es- 
Nenllellenient  voué  i^  Tagrlt  uUua\*  il  s'agit  d'enseigner  le  métier,  l'art 
et  la  Silence.  Il  llnut  apprendrt^  le  métier  aux  ouvriers,  aux  valets  de 
l'ennoi  la  pru(h|ue  y  suffit  quand  elle  est  bien  dirigée,  dans  une  ferme 
bien  uilnilnUliée,  Coque  je  sais  de  l'école  pratique  du  Grand^ouan, 
de  l'hablh^té  île  M.  HIeffel.  son  dlituteur,  et  ce  que  j'ai  pu  observer 
•«ui  4|uelqueN  si^ets  i|ui  en  sont  sortis,  me  |H)rle  à  croire  que  le  but 
no  peut  iMie  altelnt  ailleurs  d'une  manière  plus  parfaite.  Les  ouvriers 


DE  L'AGBICULTCRB  BN  FRAifCB.  83 

et  les  mattres-valets  qui  en  sortent  savent  obéir  et  conmnnder;  ils 
sont  sobres,  endurcis  à  la  fati^e,  et  exécutent  les  travaux  avec  per- 
fection. Voilà  pour  le  métier.  A  Roville,  sous  la  direction  du  savant 
et  habile  H.  Mathieu  de  Dombasies,  avec  le  secours  de  son  expé- 
rience,  avec  ses  vastes  connaissances  en  agriculture,  en  industrie, 
en  économie  politique,  les  élèves  apprenaient  l'art  autant  qu'il  peut 
être  appris  dans  une  seule  localité.  Ceux  qui  y  sont  devenus  experts 
ont  perfectionné  leur  talent  par  de  nombreux  voyages  et  de  longs 
séjours  dans  des  pays  divers;  c'est  ce  que  conseillait  Arthur  Young, 
qui  voulait  que  le  jeune  fermier  préludât  à  ses  exploitations  par 
plusieurs  années  d'apprentissage  dans  des  fermes  placées  dans  des 
positions  variées.  Aux  portes  de  Paris,  Grignon,  qui  serait  une  ma- 
gnifique ferme-modèle  par  la  perfection  de  sa  culture,  si  le  public 
pouvait  croire  à  des  résultats  économiques  rendus  obscurs  par  Tasso- 
eiation  d'élémens  divers  de  prospérité,  Grignon  forme  aussi  des  élèves 
qui  ont  besoin  de  faire  plusieurs  voyages  avant  que  leur  éducation 
agricole  soit  terminée.  Dans  ces  deux  établissemens,  la  majorité  des 
élèves  n'est  malheureusement  pas  composée  de  fils  de  fermiers  ou 
de  propriétaires  exploitant  par  eux-mêmes,  mais  de  jeunes  gens  qui 
manquent  de  capitaux  et  cherchent  de  l'emploi;  ce  n'est  point  avec 
an  brevet  que  ces  écoles  ou  le  gouvernement  peuvent  leur  assurer 
ce  qu'ils  demandent.  Il  faut  un  capital  pour  devenir  fermier,  et  pour 
placer  comme  régisseurs  tous  les  élèves  qui  sortent  annuellement  de 
ces  écoles,  il  faudrait  avoir  en  France  un  plus  grand  nombre  de  riches 
fortunes  territoriales  dont  les  possesseurs  fissent  exploiter  par  eux- 
mêmes;  le  nombre  de  ces  fortunes  territoriales  est  très  restreint. 
Enfin ,  l'enseignement  de  la  science  exige  des  cours  faits  par  des  sa- 
vans  distingués  ayant  une  suffisante  pratique  de  l'agriculture,  et 
pour  élevés  tous  ceux  qui  sont  appelés  par  leur  position  à  exercer 
quelque  influence  sur  l'avenir  agricole  de  notre  pays.  Quand  nos  fils, 
après  avoir  terminé  leur  éducation  scientifique,  reviennent  dans 
leurs  foyers,  ils  possèdent  sans  doute  tous  les  instrumens  d'une  étude 
sérieuse  de  la  science  agricole  :  ils  ont  appris  la  physique*  la  chimie, 
l'histoire  naturelle ,  l'économie  politique;  mais  rien  n'a  porté  leurs 
pensées  vers  l'application  de  ces  connaissances  à  l'art  qui  est  la  base 
de  leur  fortune.  Combien  ne  leur  serait-il  pas  utile  d'avoir  vu  d'habiles 
professeurs  employer  les  sciences  physiques  à  résoudre  les  problèmes 
variés  que  présentent  la  végétation  et  la  culture!  Quelle  excellente 
préparation  pour  jeter  de  l'intérêt  sur  les  procédés  agricoles,  pour  les 
relever  à  leurs  yeux,  pour  leur  apprendre  à  s'en  préoccuper  et  à  les 

6. 


110  u»  faire  I^essai  de  ces  chaires  d'application  dans 
^'^  "?(  '  oa  !ie  peut  en  donner  aux  industries  diverses, 
ec  tnltqaêes  chacune  par  un  trop  petit  nombre 
»ir  lie  peut  les  refuser  à  Tart  agricole,  qui  intéresse  le 
•«9>  to«fth  t*iiiier.  ^  )r»  i|tt*avons-aous  fait  encore?  Croit-on  que  les  cours 
im  1  tHi&«rv«iotre  <ie$  arts  et  métiers  atteignent  le  but  que  nous  indi- 
im^mi  Saiic^  doute,  les  professeurs  ne  peuvent  être  mieux  choisis  ni 
>Al>  luitHle»;  iiMiis,  relégués  loin  du  quartier  des  études,  ils  n'attirent 
•^  ie  A;enre  d'élè%es  que  je  voudrais  voir  à  leur  cours,  ces  nombreux 
'iuùHiiM^  ou  iiruit  oi  eu  médecine,  dont  si  peu  seront  avocats  et  mé- 
■le\;iufr  itciupes,  imtis  qui  tous  retourneront  au  sein  de  leurs  pro- 
itta'tes  ruiiiles»  qu  ils  n'apprennent  pas  à  cultiver  avec  le  Code  civil 
•  lu  le  Mauuet  d'anatomie.  Nous  nous  plaignons  que  notre  jeunesse 
d#iw(e  de  toutes  parts  les  champs  pour  les  professions  libérales  : 
N4KiKMii^  lui  apprendre  tout  ce  qu'il  y  a  de  noble,  de  relevé,  de  cu- 
rieux, d'attachant  dans  la  carrière  qu'elle  dédaigne;  rappelous-lul 
qu'à  cOté  du  labeur  manuel  il  y  a  aussi  le  travail  intellectuel;  ratta- 
iÎH)iis*la  à  la  terre  par  les  mobiles  qui  agissent  le  plus  sur  les  jeunes 
onpiits. 

Si ,  après  avoir  parcouru  les  questions  qui  touchent  au  capital  et 
^u\  lioinuu^s  qui  pratiquent  l'agriculture,  nous  abordons  la  question 
du  .Hi»l,  la  carrière  devient  plus  vaste  encore.  En  effet,  il  s'agit  ici  des 
iiH>yeiis  de  prévenir  répuisemont  de  la  terre  et  de  le  réparer,  c'est- 
Il  diii)  de  favoriser  les  produits  qui  retirent  de  l'atmosphère  plus 
i|u'ilH  no  pnniiient  au  sol  et  (|ui  lui  rendent  des  débris  riches  en  prin- 
ri|N*N  ferlilinans.  en  un  mot  les  cultures  destinées  à  la  production  et 
ti  l'entretien  deM  animaux.  C'est  dans  un  travail  spécial  seulement 
que  l'on  |Hiurrait  traiter  ces  vastes  questions  auxquelles  se  ratta- 
rheiit  celles  doH  douanes  et  des  protections,  celles  de  la  multipii- 
r^itioii  et  du  |N*rfectionnement  des  races;  mais  je  ne  puis  omettre 
d'indiquer  Ici  la  plun  ((rave,  la  plus  importante  des  améliorations  que 
notre  mA  p<Mit  recevoir,  l/e.nt.  le  sud  et  le  centre  de  la  France 
«ont  MMiN  rinlluenro  d'un  climat  excessif  où  la  mauvaise  réparti- 
tion d(^»  pluiC4  oppo.ne  de  ^randM  obstacles  à  une  bonne  agriculture. 
Km  effet.  r<iniMiohl  faire  den  élèves  de  bestiaux,  si  les  années  de 
(h^^tlo  de  foMiiiiHe  «ntcièdenl  Inoplnéuient  et  fréquemment  à  celles 
d'alHHMlaiire'MioMiMieiit  avoir  des  fermiers,  si  l'inconstance  des  ré- 
roMe«  ne  perniel  pai  <le  compter  sur  un  produit  à  peu  près  cer- 
tain. Nil  hiot  iivoti  en  avance  plunieurs  années  de  fermage  pour 
|iiiief  h  ren  lh>qMeii«  aiclden.«,  si,  en  un  mot,  au  lieu  de  produits 


DE  l'agriculture  EN  FRANCE.  86 

annuels  oscillant  légèrement  en  plus  et  en  moins  autour  d*uné 
moyenne,  celle-ci  ne  se  compose  que  d'écarts  considérables  qui  dé- 
passent toute  prévoyance?  Ainsi,  dans  ces  climats,  les  bestiaux,  peu 
nombreux,  abandonnent  les  plaines  au  milieu  du  printemps  pour 
aller  chercher  aux  montagnes  une  pâture  assurée,  heureux  quand  à 
leur  retour  la  sécheresse  ne  les  prive  pas  de  leur  provision  d'hiver; 
la  disette  des  bestiaux  cause  celle  des  engrais,  et  renferme  le  culti* 
vateur  dans  un  cercle  étroit  de  cultures  céréales  et  arbustives.  C'est 
du  blé,  des  vignobles,  des  mûriers,  qu'il  doit  attendre  ses  produit», 
d*autant  moins  abondans  qu'il  ne  peut  pas  réparer  convenablement 
les  élémcns  de  fécondité  naturelle  du  sol.  Enfin  le  métayage  règne 
invinciblement  dans  ces  contrées,  parce  qu'il  faut  que  le  maître  y 
partage  les  chances  du  colon.  Au  milieu  de  ces  plaines  altérées  bril- 
lent comme  des  oasis  un  petit  nombre  de  terrains  arrosés,  qui  alors 
dépassent  autant  par  la  richesse  de  leur  végétation  celle  des  pays  les 
plus  favorisés,  que  les  terres  sèches  qui  les  environnent  leur  sont 
inférieures.  N'est-il  donc  pas  en  notre  pouvoir  de  multiplier  les  es* 
paces  pourvus  par  l'intelligence  humaine  de  cette  humidité  que  le 
ciel  leur  déniait?  Ces  deux  élémcns,  l'eau  et  la  chaleur,  qui  réunis 
produisent  la  végétation,  et  séparés  la  détruisent,  n'est-il  pas  pos» 
sible  de  les  rapprocher  dans  les  proportions  les  plus  convenables  aux 
végétaux?  Sans  doute  Fhomme  ne  peut  suppléer  à  la  chaleur  que 
dans  certaines  limites,  aussi  bornées  que  l'enceinte  de  ses  serres;  s'il 
ne  peut  transporter  sous  le  pôle  la  température  de  la  zone  tempérée, 
presque  partout  cependant  il  peut  disposer  de  l'eau.  Plus  on  avance 
vers  le  midi,  plus  le  besoin  s'en  fait  sentir;  mais  aussi,  en  associant 
une  quantité  d'eau  suffisante  à  une  quantité  de  chaleur  considérable, 
le  produit  s'élève  avec  les  deux  facteurs;  la  valeur  des  terres  s'accroît 
en  raison  du  besoin  plus  grand  de  l'irrigation ,  qui  alors  en  double* 
triple,  centuple  quelquefois  le  prix.  Or,  ce  miracle  de  la  multiplica-* 
tion  des  produits  ne  peut  être  opéré  que  rarement  et  difQcilement 
par  rindividu  privé  des  secours  d'une  bonne  législation  et  de  ceux 
du  gouvernement.  Avec  cet  appui,  au  contraire,  le  revenu  agricole 
peut  s*accroitre  dans  des  proportions  considérables ,  car,  ne  nous  y 
trompons  pas,  nos  pays  à  pluies  d'été  eux-mêmes  sont  trop  près 
des  limites  de  la  région  où  elles  manquent  pour  qu'ils  n  aient  pas 
aussi  à  souffrir  des  oscillations  du  climat,  pour  qu'ils  ne  subissent  pas 
aussi  des  périodes  de  sécheresse  estivale,  et  alors  la  détresse  y  est 
d'autant  plus  grande  que  le  nombre  des  bestiaux  y  est  plus  considé- 
rable, et  que  la  disette  du  fourrage  les  frappe  tous  à  la  fois;  il  faul 


86  RVrVE  DBS  DBUX  MOIfOES. 

les  vendre  à  perte  pour  les  remplacer  chèrement  plus  tard,  causes 
qui  influent  gravement  sur  les  approvisionnemens  en  viande  de  nos 
marchés. 

Quel  bienfait  pour  Tagriculture  du  nord  comme  pour  celle  du 
midi  si  des  fléaux  naturels  qui  privent  trop  souvent  le  cultivateur 
du  fruit  de  ses  labeurs ,  on  pouvait  en  éliminer  un,  le  plus  redoutable 
peut-être,  si  Ton  pouvait  lui  promettre  une  fraîcheur  moyenne  de 
son  sol,  indépendante  des  saisonsl  Quel  est  Tagriculteur  qui  ne  bé- 
nirait la  main  qui  le  dispenserait  de  s'inquiéter  désormais  de  la 
marche  des  vents  et  de  Tabsence  des  nuages,  quand  ses  plantes  alté- 
rées réclameraient  le  secours  de  Thumidité?  Cest  donc  la  France  en- 
tière qui  doit  devenir  le  champ  des  recherches  et  des  travaux  du  gou- 
vernement, appelé,  par  notre  organisation  sociale  et  politique,  à  se 
mettre  à  la  tôte  de  cette  belle  opération.  Qu'il  ne  craigne  pas  de 
prendre  ses  modèles  chez  ces  gouvernemens  que  nous  croyons  avoir 
beaucoup  dépassés,  mais  qui  ont  encore  des  leçons  à  nous  donner; 
ces  gouvernemens  qui  ont  fait  pulluler  les  hommes  et  les  richesses 
sous  les  climats  les  plus  ardens,  ces  gouvernemens  de  l'Inde,  de 
rÉgypte,  de  la  Perse,  de  l'Espagne  maure,  dont  on  admire  encore 
les  aqueducs,  les  canaux,  les  moyens  d'irrigation,  trop  souvent,  il 
est  vrai,  dans  les  débris  qui  en  restent;  pays  dont  la  prospérité  au- 
rait résisté  à  la  conquête,  comme  la  Chine,  si  avec  l'indépendance 
n'avaient  disparu  aussi  ces  travaux  qui  leur  apportaient  la  vie.  Enfin, 
que  notre  gouvernement  s'empare  des  moyens  qui  font  la  richesse 
de  cette  vallée  du  Pô,  où,  sans  fabriques,  sans  commerce,  sans  in- 
dustrie, cette  richesse  renaît  sans  cesse  de  ses  cendres,  dans  ce  pays, 
théâtre  et  victime  éternelle  des  guerres  de  ses  voisins.  Voilà  une 
grande  œuvre  à  mettre  à  côté  de  nos  chemins  de  fer;  elle  reproduira 
les  capitaux  qu'ils  nous  auront  coûtés,  elle  tempérera  ce  que  l'autre  a 
de  trop  hardi.  Le  jeune  gouvernement  de  juillet  montrera  par  là  que 
son  ardeur  peut  s'associer  à  une  sage  maturité,  et  que,  s'il  a  beau- 
coup fait  jusqu'ici  pour  l'industrie,  il  veut  aussi  payer  sa  dette 
à  l'agriculture. 

Afin  d'accomplir  les  prodiges  que  nous  appelons  de  tous  nos  vœux, 
il  faut  le  double  concours  de  l'intérêt  privé  et  de  celui  de  l'état;  mais 
pour  que  les  individus  se  mettent  à  l'œuvre ,  il  nous  manque  une 
législation  qui  aplanisse  les  obstacles  qui  s'élèvent  toujours  sous 
leurs  pas;  il  faut  l'emprunter  aux  peuples  qui  ont  eu  les  mêmes  be- 
soins que  nous.  Cette  législation  des  peuples  méridionaux  nous 
manque  encore;  on  voit  trop  que  nos  lois  sont  faites  au  quarante- 


DE  l'agriculture  EN  FRANCE.  87 

hmiième  degré  de  latitude,  et  que  nos  pays  agricoles  les  plus  riches 
sont  encore  au  uord  de  la  capitale.  Sans  cela,  nous  aurions  mis  de- 
puis long-temps  les  travaux  destinés  à  conduire  Teau  par  l'irrigation 
au  nombre  des  travaux  d^utilité  publique,  fussent-ils  Tœuvre  d'un 
^mple  particulier.  La  législation  du  Milanais  accorde  à  tout  individu 
le  droit  de  conduire  Teau  qui  lui  appartient  partout  où  il  le  juge  con- 
venable, même  à  travers  la  propriété  d'autrui,  pourvu  qu'il  paie  au 
propriétaire  une  indemnité  proportionnée  au  terrain  emprunté  pour 
le  canal;  les  jardins  et  les  maisons  de  campagne  sont  seuls  exceptés 
de  cette  mesure.  Ces  lois  sont  réunies  dans  le  recueil  publié  sous 
Charles  Y,  et  intitulé  :  Constitutiones  Domini  mediolanensis,  etc.  La 
république  de  Venise  admettait  le  même  droit.  Les  statuts  particu- 
liers qui  régissaient  la  principauté  d'Orange  étaient  bien  plus  larges 
encore  que  cette  législation  :  tout  canal  de  dérivation  pouvait,  sans 
indemnité,  traverser  les  propriétés  voisines  pour  servir  à  Tirrigation. 
On  devait  par  le  plus  court  chemin  le  passage  à  l'eau,  comme  le  code 
civil  admet  que  l'on  doit  le  passage  pour  le  service  des  propriétés 
enclavées.  Ces  deux  lois  dérivent  du  même  principe.  Chacun  doit 
pouvoir  parvenir  à  son  champ  pour  le  cultiver,  pour  l'amender,  pour 
le  récolter;  il  doit  y  parvenir  par  le  plus  court  chemin  et  le  moins 
dommageable,  et,  si  je  puis  traverser  la  terre  de  mon  voisin  pour 
charrier  de  la  marne ,  par  exemple ,  pourquoi  n'en  serait-il  pas  de 
même  de  l'eau,  qui  est  aussi  un  amendement  et  le  principal  de  tous? 
J'entends  bien  l'objection ,  c'est  que  ce  droit  n'existe  que  pour  les 
terres  enclavées.  Mais  pourquoi  cela?  Parce  que  celles  où  l'on  aboutit 
par  un  chemin  n'en  ont  pas  besoin.  Ce  qui  est  vrai  pour  tout  ce  qui 
peut  se  transporter  par  les  moyens  ordinaires  ne  l'est  plus  quand  il 
s'agit  de  l'eau,  qui  n'a  qu'une  seule  direction  à  suivre,  celle  de  son 
niveau.  Dans  ce  cas,  le  champ  est  toujours  isolé,  excepté  dans  la 
direction  de  ce  niveau;  il  est  dans  la  position  de  champ  enclavé,  si  on 
loi  ferme  cette  direction.  D'ailleurs,  outre  cette  raison  d'équité  qui 
veut  que,  sans  porter  préjudice  à  son  voisin  ou  en  l'indemnisant  de 
ce  préjudice,  chacun  puisse  jouir  de  ce  qui  lui  appartient,  l'intérêt 
public  commande  de  protéger  des  entreprises  qui  tendent  à  l'amé- 
lioration du  sol;  il  veut  que  l'on  puisse  vaincre  le  caprice  du  pro- 
priétaire qui,  en  empêchant  une  dérivation  d'eau,  stérilise  toutes 
les  propriétés  inférieures.  Aurait-on  quelque  scrupule  de  faire 
intervenir  la  loi,  s'il  s'agissait  d'une  mine  placée  sous  le  terrain  de 
ce  propriétaire?  En  pareil  cas,  elle  autorise  l'exploitant  à  s'y  établir, 
à  percer  le  sol,  à  le  creuser  sous  la  surface,  moyennant  indemnité. 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  que  la  richesse  souterraine  profite  à  la  société;  et  cette  autre 
richesse  qui  coule  à  flots  sur  la  surface ,  que  nous  voulons  solidifier 
et  convertir  en  or  par  la  culture,  cette  richesse  que  nous  avons  trop 
méconnue,  nous  ne  pourrions  la  saisir,  parce  que  l'industrie  que 
nous  exerçons  s'appelle  agriculture  et  non  métallurgie!  Mon  frère  a 
proposé  un  projet  de  loi  fondé  sur  ce  principe  dans  la  conférence 
agricole  de  la  chambre  des  députés;  ce  projet  a  été  bien  accueilli. 
Les  amis  de  la  prospérité  du  pays  regretteront  comme  moi  que,  dé- 
goûté de  la  stérilité  de  nos  débats  politiques,  il  se  soit  retiré  de  la 
députation  ;  mais  ses  anciens  collègues  restés  à  la  chambre  ne  répu- 
dieront pas  cet  héritage. 

Nous  venons  de  dire  ce  que  la  législation  devait  faire  pour  fournir 
aux  individus  et  aux  associations  les  facilités  qui  seules  peuvent 
étendre  et  généraliser  l'irrigation;  mais  le  gouvernement  peut  faire 
plus  encore.  Quand  on  pense  que  chaque  dizaine  de  milliers  de 
mètres  cubes  d'eau  qui  s'écoule  h  la  mer  pendant  l'été  peut,  dans  nos 
climats  les  plus  chauds,  soustraire  un  hectare  de  terre  à  toutes  les 
vicissitudes  du  climat,  et,  dans  ceux  qui  sont  plus  tempérés,  une 
plus  grande  étendue  encore;  quand  on  songe  que,  dans  le  midi ,  on 
n'hésite  pas  à  payer  annuellement  40  et  50  francs  par  hectare  pour 
obtenir  le  bénéfice  de  l'eau,  on  s'étonnera  que  l'on  n'ait  pas  cherché 
depuis  long- temps  à  généraliser  ce  moyen  d'amélioration.  Pour 
avoir  une  idée  de  ce  qu'il  y  aurait  à  faire,  prenons  pour  exemple  le 
département  des  Bouches-du-Rhône.  C'est  un  de  ceux  où  les  canaux 
d'irrigation  ont  été  adoptés  avec  le  plus  de  faveur,  et  cependant  ce 
département,  qui  n'arrose  que  44,500  hectares  sur  260,000,  est  loin 
d'arroser  encore  tout  ce  qui  peut  l'être;  le  nouveau  canal  des  Al- 
pines, celui  de  Marseille,  vont  accroître  sa  surface  arrosable;  toute 
l'île  de  Camargue  soupire  après  le  moment  où  elle  sera  abondam- 
ment pourvue  d'eau.  Je  n'hésite  pas  h  croire  que,  si  l'on  utilisait 
partout  les  eaux  courantes ,  on  parviendrait  facilement  à  l'état  où 
se  trouve  actuellement  ce  département.  On  peut  donc  le  regarder 
comme  représentant  l'état  moyen  qu'on  atteindra  partout  aisément. 
On  pourrait  donc  opérer  cette  métamorphose  sur  4,450,000  hectares 
qui  paieraient  pour  droit  d'arrosage  une  somme  de  200  millions, 
en  laissant  un  large  bénéfice  aux  propriétaires.  Ce  serait  plus  de 
300  millions  de  produit  ajoutés  à  la  richesse  de  la  France  (1).  Quel 


(1)  Nos  rivières  de  France  portent  chaque  année  à  la  mer  un  tribut  de  près  de 
1,iOO  milliards  de  mètres  cubes  d'eau,  sur  lesquels  les  mois  d'été  ne  débitent  pas 


DE  l'agriculture  EN  FRANCE.  89 

est  le  commerce  extérieur  le  plus  favorisé,  le  plus  soigneusement 
protégé,  qui  donne  de  pareils  résultats?  Ce  but  peut  être  atteint  par 
un  gouvernement  intelligent  qui  comprendrait  bien  les  vrais  inté- 
rêts du  pays,  et  je  fais  Thonneur  au  nôtre  de  le  croire  capable  de 
vouloir  tenter  cette  grande  œuvre.  Pour  l'accomplir,  Tagriculture 
ne  demandera  pas  le  milliard  des  chemins  de  fer,  elle  n'attend  qu'une 
direction  et  des  encouragemens. 

Une  direction  :  c'est  au  gouvernement  à  s'en  emparer  en  faisant 
étudier  toutes  nos  rivières  sous  le  rapport  de  l'irrigation.  Qu'une 
division  d'ingénieurs  soient  chargés  «ans  délai  de  cette  vaste  recon- 
naissance; ils  savent  si  bien  trouver  le  moindre  Glet  d'eau  pour  l'ali- 
mentation des  canaux  de  navigation,  ils  trouveront  sans  peine,  à 
partir  de  la  source  d*une  rivière,  les  diffërens  étages  de  niveau  où  il 
faut  arrêter  l'eau  pour  en  faire  profiter  les  vallées  et  les  plaines  qui 
Favoisinent.  Quand  il  se  présentera  des  torrens  dont  les  eaux  tarissent 
dans  la  saison  chaude,  ils  examineront  s'il  n'est  pas  possible  de  les 
barrer  et  de  faire  une  réserve  de  l'excédant  de  leurs  eaux  d'hiver 
et  de  printemps  pour  s'en  servir  dans  les  temps  de  sécheresse,  ou  si 
au  moins  on  ne  peut  utiliser  ces  torrens,  même  pendant  l'hiver,  pouf 
les  forcer  à  déposer  sur  les  terres  inférieures  les  limons  qu'ils  entraî- 
nent; industrie  qui  enrichit  en  ce  moment  le  territoire  de  plusieurs 
communes  de  Vaucluse,  bordées  parla  rivière  d'Ouvèze. 

Les  plans  et  les  devis  de  cette  vaste  opération  ayant  été  réunis  y 
communiqués  aux  conununes  et  aux  départemens,  et  approuvés,  le 
gouvernement  pourra  proposer  une  loi  qui  l'autorise  à  former  des 
associations  et  à  concéder  des  entreprises  pour  l'exécution,  au  moyen 
d'un  secours  quand  cela  sera  nécessaire.  J'espère  que  ce  mot  de 
secours  n'effraiera  personne.  Si  nous  sommes* les  derniers  venus, 
si  nous  avons  eu  la  discrétion  de  laisser  nos  cadets  prendre  les  pre- 
miers leur  part  de  la  fortune  commune,  on  ne  peut  vouloir  que  nous 
soyons  déshérités.  Quand  on  subventionne  les  chemins  de  fer,  les 
canaux  de  navigation,  les  ports,  la  pêche  maritime,  les  fabriques  de 
draperie,  l'agriculture  des  colonies,  il  semble  que  l'agriculture  de 
la  métropole  a  aussi  quelques  droits  à  obtenir  de  justes  encoura- 
gemens. Et  quelle  est  celle  de  ces  industries  qui  puisse  rembourser 

plus  d*un  cinquième  de  cette  quantité  (  un  septième  seulement  pour  la  vallée  du 
Rbôoe)  ou  2S0  milliards,  pouvant  arroser  28  lAillions  d^hcctares.  On  ne  peut  pas 
prétendre  à  absorber  complèicmcnt  cette  quantité  d'eau,  mais  on  voit  qu'en  Putili- 
sant  convenablement,  la  bonillcation  pourrait  s'étendre  beaucoup  plus  que  nous 
ne  le  supposons  ici. 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  asure  le  prêt  que  lui  fera  l'état,  comme  peut  le  faire  ragricul- 
ture  française?  D'ailleurs,  il  faut  bien  lo  dire,  la  réussite  du  plan 
est  à  cette  condition ,  et  Texposé  succinct  des  difficultés  que  pré- 
sente l'opération  ne  laissera  aucun  doute  à  cet  égard. 

Le  lendemain  du  jour  où  un  chemin  de  fer,  un  pont,  sont  termi- 
nés, la  recette  commence  immédiatement,  et  Texpérience  a  prouvé 
que  les  premières  années  n*étaient  pas  celles  qui  produisaient  le 
moins.  Il  n*en  est  pas  de  même  d'un  canal  d*irrigation;  pour  que  les 
cultivateurs  puissent  profiter  des  eaux,  il  faut  qu'ils  changent  leur 
mode  de  culture,  et  ce  changement  est  une  grande  affaire.  Il  faut  des 
capitaux  pour  l'opérer,  il  faut  niveler  le  terrain ,  le  fumer;  il  faut 
modifier  toute  l'économie  de  l'exploitation ,  acheter  des  bestiaux,  si 
l'on  transforme  le  terrain  en  prairie;  il  faut  enfin  quelquefois  sacri- 
fier des  capitaux  qui  avaient  une  autre  destination ,  comme  quand 
il  s'agit  d'arroser  une  surface  consacrée  auparavant  aux  vignes; 
alors  les  nombreux  bâtimens  destinés  à  cette  culture,  celliers» 
caves,  etc.,  les  foudres,  tonneaux  et  autres  ustensiles,  deviennent 
inutiles,  et  il  faut  les  remplacer  par  des  greniers  à  foin  et  des  éta- 
blés.  On  a  toujours  vu  que  ce  n'est  que  plusieurs  années  après  l'ou- 
verture d'un  canal,  qu'il  distribue  une  quantité  d'eau  suffisante  pour 
payer  l'intérêt  de  ses  frais  de  construction.  Aucun  capitaliste  sensé 
n'entreprendra  donc  une  telle  opération  s'il  n'est  suffisamment  aidé» 
et  les  associations  de  propriétaires  ne  pourront  elles-mêmes  la  tenter 
qu'avec  l'appât  d'une  subvention.  C'est  donc  le  chiffre  de  cette  sub- 
vention qui  doit  devenir  la  base  de  l'adjudication  du  canal.  Une  fois 
largement  entrés  dans  cette  voie,  les  départemens,  les  communes  « 
les  particuliers,  viendront  en  aide  à  l'opération;  mais  c'est  au  gou- 
vernement de  soutenir  l'enfant  par  les  Usières  jusqu'à  ce  qu'il  marche. 

Autant  l'eau  dispensée  avec  juste  mesure  sur  les  terres  sèches  est 
an  bienfait,  autant  la  surabondance  est  un  fléau  qu'il  faut  conjurer. 
Les  eaux  stagnantes  couvrant  des  bassins  peu  profonds  dont  les 
bords  se  dessèchent  en  été  deviennent  des  foyers  de  maladies  et 
des  causes  de  dépopulation.  Combien  ne  reste-il  pas  à  faire  pour 
rendre  à  la  santé  des  contrées  entières  que  la  fièvre  désole  I  Sera-t-il 
jamais  possible  d'assainir  complètement  nos  côtes  maritimes?  Les 
épidémies  de  la  Zélande ,  malgré  le  génie  déployé  par  les  Hollandais 
dans  les  desséchemens ,  semblent  faire  craindre  que  le  problème  ne 
soit  de  long-temps  complètement  résolu;  mais  il  est  une  foule  de 
positions  sur  lesquelles  on  peut  agir  avec  succès,  et  il  faut  les  recher- 
cher. Le  grand-duc  de  Toscane  nous  en  donne  l'exemple  par  ses  tra- 


DE  l'agriculture  EN  FRANCE.  91 

vaux  dans  les  maremmes;  la  France  ne  peut  hésiter  à  le  suivre  dans 
cette  voie.  Quant  aux  étangs  artificiels  de  Tintérieur,  ils  doivent  être 
abolis.  Aucune  considération  d*intérêt  privé  ne  peut  prévaloir  quand 
il  s*agit  de  la  santé  de  populations  entières.  Ce  n'est  pas  user,  c*est 
abuser  du  droit  de  propriété  que  de  faire  produire  la  peste  à  son 
cbamp.  Que  sera-ce  quand  on  saura  que  Tintérét  bien  entendu  du 
propriétaire  est  précisément  le  dessèchement?  L'exemple  de  plu- 
sieurs propriétaires  éclairés  Ta  prouvé  dans  le  département  de  TAin, 
et  M.  Nivière  est  à  Toeuvre  pour  confirmer  et  populariser  cette  expé-* 
rience  parmi  les  élèves  qui  Teutourent  à  la  Saussaye.  Les  riches  ré- 
coltes obtenues  sur  ces  étangs  desséchés  contrastent  trop  fortement 
avec  les  produits  que  Fincurie  et  la  routine  attendent  de  l'exploita- 
tîon  actuelle  pour  ne  pas  devenir  le  signal  d*un  heureux  changement 
dans  ces  contrées.  Espérons  que  Ton  comprendra  partout  Topportu- 
nité  d'un  pareil  changement,  et  qu'on  préviendra  ainsi  l'adoption  de 
mesures  législatives  sévères,  quelquefois  promulguées  par  nos  devan- 
ciers, mais  toujours  éludées  ou  tombées  en  désuétude.  Une  étude 
attentive  de  la  matière  montrera  peut-être  que  le  principal  obstacle 
au  dessèchement  est  dans  la  lutte  qui  peut  s'engager  d'abord  entre 
les  intérêts  souvent  difTérens  des  propriétaires  de  l'eau  et  du  terrain, 
puis  dans  le  désaccord  qui  peut  exister  entre  les  propriétaires  des  di-^ 
vers  étangs  placés  en  échelons  Tun  sur  l'autre  et  ayant  l'un  à  l'égard 
de  l'autre  la  servitude  de  fournir  et  de  recevoir  leurs  eaux.  Une  dis- 
position législative  qui  ferait  cesser  cette  indivision  par  une  licitft- 
tion  serait  probablement  la  première  mesure  à  prendre. 

Les  eaux  stagnantes  ne  sont  pas  les  seules  qui  nuisent  à  l'indus* 
trie  agricole.  Ces  rivières ,  ces  torrens  que  nous  voulons  utiliser,  loi 
causent  quelquefois  de  grands  dommages,  quand,  dans  des  crues^ 
ils  sortent  de  leur  lit,  renversent  leurs  digues  et  se  répandent  sur  la 
campagne.  Si  les  fleuves  qui  ont  des  crues  régulières  conune  le  Nil^ 
le  Gange,. répandent  tant  de  bienfaits,  c'est  parce  que  les  récolte» 
précèdent  l'époque  des  inondations ,  qui  est  suivie  des  semailles,  et 
qu'ainsi  la  fertilité  de  leurs  limons,  l'humidité  qu'ils  entretiennent 
dans  le  sol  profitent  à  la  culture  sans  pouvoir  lui  nuire.  U  ea  est  ao^ 
trement  quand  les  crues  sont  irrégulières  et  imprévues.  Le  premier 
.  seotimenides  populations  est  alors  de  s*en  garantir  au  oKiyen  de  di»- 
gues  ioMibmersiUes,  sans  tenir  compte  des  députa  fertilisana  que  lea 
eaux  abandonnent.  Mais  quand  ces  dignes  sont  renversées  sur  un 
seul  ppintrla  nutsse  d*eau,  contenue  j^isque^k  à  un  niveau  supérieur 
aox^terrefr,  s'élance,  ravage  toot  devant  ene,.cffeuse  le -sel,  détruit 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  habitations  y  renverse  les  arbres,  et  par  sa  force  d*impulsion  en- 
traîne le  gravier  de  son  lit,  qu*clle  dépose  sur  son  passage  en  échange 
du  terreau  qu'elle  dissout  et  enlève.  I^  contrée  est  stérilisée  et  rui- 
née. Ces  malheurs,  trois  fois  répétés  sur  les  rives  du  Rhône,  indi- 
quent assez  que  la  puissance  publique  a  un  autre  rôle  à  remplir  que 
celui  de  réparer  le  mal  quand  il  est  arrivé  :  elle  doit  chercher  à  le 
prévenir,  car  ce  n'est  pas  seulement  la  fortune  privée  qui  souffre  de 
ces  catastrophes;  les  subventions  pour  réparer  les  travaux  emportés, 
les  dégrèvemens  pour  récoltes  perdues,  les  changemens  de  classe  deç 
propriétés  cadastrées  portent  une  atteinte  profonde  aux  finances  de 
Fétat. 

Étudions  les  malheurs  de  la  vallée  du  Rhône,  ils  sont  les  plus  récens, 
les  plus  complets;  ils  seront  les  plus  instructifs  et  nous  éclaireront  sur 
les  mesures  à  prendre  pour  régulariser  Tadministration  de  nos  ri- 
vières. 

On  ne  peut  pas  reprocher  à  une  digue  qui  est  surmontée  par  les 
eaux  de  périr  par  défaut  de  solidité,  la  construction  la  plus  habile  et 
la  plus  soignée  ne  résiste  pas  à^un  tel  accident;  on  ne  peut  pas  re« 
procher  non  plus  aux  riverains  de  n'avoir  point  élevé  leurs  digues  à 
une  hauteur  qui  excède  de  beaucoup  les  plus  hautes  crues  connues, 
car  alors  il  n'y  aurait  plus  de  limite.  Cherchons  plutôt  à  ces  malheurs 
des  causes  que  nous  puissions  atteindre  et  conjurer.  On  a  cru  que 
l'élévation  extraordinaire  du  Rhône,  dans  ces  dernières  inondations, 
pourrait  être  due  à  un  exhaussement  de  son  lit;  il  y  a  beaucoup  de 
preuves  du  contraire,  mais  on  ne  réduit  pas  seulement  le  débouché 
d*un  fleuve  en  exhaussant  son  fond,  on  le  réduit  aussi  en  diminuant 
outre  mesure  la  largeur  de  son  cours,  et  je  pense  que  c'est  ce  qui  est 
arrivé  en  beaucoup  de  lieux.  On  a  construit  depuis  cinquante  ans  un 
grand  nombre  de  nouvelles  digues;  le  lit  du  fleuve  a  été  resserré.  L'au- 
torité qui  veille  sur  le  cours  du  Rhône,  morcelée  entre  les  préfets  des 
deux  rives,  a  été  sans  efflcacité;  de  plus  elle  a  nui  à  la  conservation 
du  lit  du  fleuve,  chaque  rive  se  regardant  comme  rivale  et  cherchant 
à  conquérir  sur  l'autre.  De  là ,  rétrécissement  du  fleuve ,  mauvaise 
direction  des  travaux,  trop  souvent  entrepris  dans  un  but  d'hostilité 
réciproque.  Telles  me  semblent  les  grandes  causes  des  malheurs  qui 
ont  eu  lieu  sur  le  Rhône,  et  qui  peuvent  se  reproduire  partout.  Ainsi, 
pour  parer  aux  inconvéniens  signalés,  la  première  mesure  à  prendre 
est  d'instituer  une  autorité  unique  qui  décidera  toutes  les  questions 
administratives  soulevées  par  le  cours  des  fleuves.  Cette  autorité,  in- 
vestie de  pouvoirs  suflisans,  aurait  dans  ses  attributions  tout  ce  qui 


DE  l'agriculture  EN  FRANCE.  93 

est  relatif  à  la  conservation  du  lit  des  rivières ,  à  celle  des  rives  et  à 
la  navigabilité,  questions  que  par  une  loi  on  soustrairait  au  jugement 
des  préfets  et  des  conseils  de  préfecture  pour  les  soumettre  à  un 
préfet  du  fleuve,  afin  qu'il  trouvât  dans  les  lois  antérieures  les  droits 
et  les  pouvoirs  qui  lui  seraient  nécessaires.  Un  conseil  de  préfecture 
jugerait  les  questions  contentieuses.  Sans  cette  nouvelle  centralisation 
des  intérêts  de  la  navigation  et  des  riverains,  que  la  division  par  dé- 
partemens  a  éparpillés  outre  mesure  en  un  trop  grand  nombre  de 
mains,  on  ne  fera  rien  d'efficace  ni  de  durable.  Un  corps  d'ingénieurs 
hydrauliciens  chargés  des  travaux  compléterait  cette  organisation. 
Ces  ingénieurs  acquerraient  l'expérience  que  leurs  fonctions,  si  di- 
verses dans  les  départemens,  ne  leur  permettent  pas  d'atteindre.  Ce 
serait  une  spécialité  dans  le  corps  des  ponts-et-chaussées,  comme  on 
a  reconnu  tacitement  qu'il  fallait  en  établir  une  pour  les  travaux  à 
la  mer. 

Si  nous  continuons  à  nous  servir  de  l'expérience  de  ce  qui  s'est 
passé  sur  le  Rhône  pour  rechercher  quelle  serait  l'organisation  la 
plus  convenable  à  nos  rivières,  nous  trouverons  encore  que  les  tra- 
vaux d'une  même  rive,  exécutés  par  des  syndicats  de  commune, 
étaient  mal  conçus  pour  la  défense  générale;  qu'obligés  de  garantir 
un  seul  territoire,  ils  devenaient  plus  coûteux ,  faute  de  se  raccorder 
avec  les  travaux  supérieurs;  enfin ,  que ,  les  ressources  d'un  grand 
nombre  de  petites  communes  étant  trop  faibles,  les  ouvrages  étaient 
mal  construits,  surtout  mal  entretenus,  et  point  surveillés.  Le  moyen 
de  parer  à  ces  inconvéniens  est  de  faire  de  grands  syndicats,  formés 
de  toutes  les  communes  d'une  même  rive,  dans  chaque  bassin  du 
fleuve.  Ces  bassins,  indiqués  par  des  resserremens  successifs  de  mon- 
tagnes, comprennent  évidemment  des  territoires,  solidaires  l'un  de 
l'autre,  et  il  est  juste  que  les  communes  inférieures,  garanties  parles 
ouvrages  supérieurs,  concourent  au  perfectionnement  des  travaux. 
Ces  syndicats  étendus  et  riches  formeraient  une  caisse  d'assurance 
mutuelle  qui  rendrait  les  malheurs  partiels  faciles  à  réparer,  sans 
trop  grever  la  partie  qui  a  souffert  et  qui  travaille  dans  son  intérêt 
sans  doute,  mais  aussi  dans  l'intérêt  des  territoires  inférieurs,  si  les 
travaux  sont  conçus  dans  un  bon  esprit.  On  créerait  dans  chacune  de 
ces  sections  des  gardes  de  chaussée,  on  établirait  sur  les  digues  des 
corps-de-garde  et  des  cloches  pour  annoncer  le  danger,  et  enfin  la 
loi  réglerait  l'obligation,  pour  les  habitans  des  communes,  de  se 
porter  au  secours  des  chaussées  comme  pour  le  cas  d'incendie,  avec 
une  sanction  pénale  de  cette  obligation.  Le  décret  insuffisant  etap- 


94-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plicable  à  une  seule  localité,  du  15  mai  1813,  reconnaissait  le  besoin 
de  telles  dispositions. 

Ou  peut  le  voir  par  ce  que  nous  venons  de  dire,  Tadministration 
de  Tagriculture  est  une  des  plus  vastes  et  des  plus  importantes  car-* 
riëres  qui  puissent  s'offrir  à  la  louable  ambition  d*un  homme  d'état, 
et  cependant  je  n*ai  pas  encore  parlé  des  reboisemens  de  montagnes, 
des  défrichemens  de  landes,  de  Tamélioration  de  nos  races  d'ani- 
maux, du  bon  emploi  des  produits  de  tous  genres  et  de  la  première 
main-d'œuvre,  d'où  dépend  quelquefois  toute  la  valeur  de  ces  pro- 
duits, de  la  répartition  de  l'impôt  et  des  lois  de  douane  considérées 
soit  comme  protectrices,  soit  comme  hostiles  pour  l'agriculture,  et 
enfin  des  moyens  de  diriger  l'esprit  public  vers  cette  base  première 
de  la  fortune  de  la  France.  Qui  ne  voit  le  rang  que  pourrait  prendre 
dans  l'état  et  dans  l'opinion  un  ministre  qui  imprimerait  un  vif  mou- 
vement à  de  si  grands  intérêts,  et  qui,  placé  à  leur  tète,  viendrait 
développer  devant  les  chambres  des  plans  dignes  du  pays?  Il  en 
serait  compris,  il  en  serait  appuyé;  elles  mettraient  à  son  service 
toutes  les  forces  qu'il  leur  demanderait,  et  il  compléterait  l'œuvre 
d'un  règne  que  l'on  appréciera  mieux  un  jour  que  ne  le  fait  l'esprit 
frondeur  des  contemporains. 

C"  DE  Gasparin. 


LA  RUSSIE. 


IL 


H  n'y  a  pas  plus  de  trente  ans  qu'un  voyage  de  Pétersbourg  à  Moscou  était 
encore  une  entreprise  pénible  et  coûteuse  à  laquelle  on  ne  se  résignait  pas 
sans  de  graves  motifs.  Entre  les  deux  grandes  villes  de  Tempire  russe,  il 
n'existait  alors  qu'un  chemin  pareil  à  ceux  que  rencontrent  encore  les  voya- 
geurs dans  l'intérieur  du  pays,  couvert,  en  certains  endroits,  de  poutres 
transversales,  ailleurs  coupé  par  des  flots  de  sable,  par  des  ornières  profondes. 
L'hiver  seul,  avec  ses  amas  de  neige,  aplanissait  les  aspérités  de  cette  route, 
que  le  dégel  et  la  pluie  rendaient  impraticable.  On  mettait  quinze  jours , 
quelquefois  trois  semaines,  à  faire  le  trajet,  et  la  voiture  qu'on  emmenait 
neuve  n'était  plus,  lorsqu'on  arrivait  au  dernier  gîte,  qu'un  vieux  débris  à 
mettre  sous  le  hangar.  Aujourd'hui  un  magnifique  chemin  réunit  la  capitale 
des  anciens  tsars  à  celle  de  Pierre-le-Grand,  l'antique  berceau  de  la  puissance 
russe  au  riant  foyer  de  sa  moderne  civilisation.  Onze  diligences,  une  malle- 
poste,  une  innombrable  quantité  de  chariots  de  transport,  sillonnent  chaque 

(1}  Voyez  la  livraison  do  i^  décembre  1849. 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jour  celte  route.  Pour  SO  francs,  vous  partez  le  soir  à  six  heures  de  l'hôtel  des 
postes  de  Pétersbourg,  et,  le  troisième  jour  au  matin,  vous  arrivez  à  la  barrière 
de  Moscou.  C'est  le  directeur  des  postes  actuel ,  M.  Pranischnikoff ,  qui  a  fait 
établir  les  nouvelles  malles,  et  tous  les  voyageurs  doivent  lui  en  savoir  gré,  car 
elles  sont  excellentes.  La  seule  chose  qu'on  ait  à  craindre  dans  ces  élégans 
coupés  à  deux  places,  c'est  de  se  trouver  accolé  pendant  trois  jours  à  quel* 
que  fâcheux  compagnon  de  voyage;  ce  sont  trois  jours  de  la  vie  à  marquer 
avec  une  pierre  noire.  J'ai  connu  ce  malheur;  j*ai  été,  du  14  au  17  juin  de 
l'an  de  grâce  1842,  en  tête  à  tête  incessant  avec  un  marchand  russe,  riche  et 
avare,  sale  et  puant,  qui,  pour  se  concentrer  dans  la  profondeur  de  ses  cal- 
culs, ne  prononçait  pas  une  syllabe,  et,  pour  ménager  ses  roubles,  faisait  son 
ménage  sur  les  coussins  en  drap  gris-perle  de  M.  Pranischnikoff.  Tai  subi 
l'odeur  de  sa  vieille  pipe  et  Todeur  plus  nauséabonde  encore  de  ses  provi- 
sions de  cuisine  et  de  ses  vêtemens  de  moujik.  Que  Dieu  vous  garde  d'une 
aussi  dure  calamité  !  La  route  d'ailleurs,  dans  toute  son  étendue,  est  mono- 
tone et  triste.  Une  longue  plaine,  tantôt  aride  et  sablonneuse,  tantôt  diaprée 
de  quelques  champs  de  verdure,  de  bois  de  sapins ,  de  fougères ,  de  terrains 
marécageux,  voilà  ce  qu'on  aperçoit  dès  qu'on  a  franchi  la  barrière  de  Pé- 
tersbourg, ce  qu'on  retrouve  encore  le  lendemain  et  le  jour  suivant.  En  vain 
vos  regards  avides  et  curieux  errent  de  côté  et  d'autre  :  vous  ne  verrez  pas 
un  de  ces  rians  paysages  de  la  France,  ni  un  de  ces  sites  pittoresques  des 
autres  contrées  du  Nord,  pas  un  de  ces  lacs  frais  et  argentés  qui,  en  Suède, 
surprennent  et  charment  à  tout  instant  le  voyageur,  pas  une  de  ces  mon- 
tagnes qu'on  aime  à  contempler  de  loin  avec  leur  ceinture  de  nuages  et  leur 
bandeau  de  vapeur.  Tous  les  points  de  vue  sont  uniformes ,  l'horizon  est 
terne,  le  pays  sombre  et  silencieux. 

De  distance  en  distance,  on  rencontre  des  villages  de  serfs  composés  de 
maisons  en  bois  bâties  strictement  sur  le  même  modèle,  rangées  comme  des 
tentes  de  chaque  côté  de  la  route.  On  dirait  que  la  même  année,  à  la  même 
heure,  elles  sont  toutes  sorties  de  terre  à  la  voix  d'un  ofQcier  russe,  car  elles 
ont  la  même  teinte  grisâtre  et  sont  alignées  comme  par  une  loi  stratégique. 
Quelques-unes  seulement,  plus  orgueilleuses  que  les  autres,  sont  ornées 
d'un  balcon  en  bois  et  de  deux  planches  dentelées  et  effrangées  qui  tom- 
bent de  chaque  côté  du  toit.  Trois  petites  fenêtres  de  face,  élevées  à  dix 
pieds  au-dessus  du  sol ,  une  porte  de  côté ,  un  hangar  qui  sert  à  la  fois  de 
basse-cour,  de  remise  et  d'écurie,  voilà  pour  l'extérieur.  L'intérieur  se  com- 
pose ordinairement  de  deux  petites  chambres,  dont  la  moitié  est  occupée  par 
un  large  poêle  en  terre  où  tous  les  membres  de  la  famille  se  couchent  pêle- 
mêle,  été  comme  hiver,  sans  se  déshabiller.  A  la  base  du  poêle  est  une  cavité 
de  six  pieds  de  longueur  où,  à  certains  jours  de  la  semaine,  le  paysan  entre 
tout  nu  sous  le  feu  ardent  qui  en  échauffe  les  contours,  et  d'où  il  sort  ruis- 
selant de  sueur;  c'est  là  son  bain.  Fidèle  au  costume  de  ses  pères,  il  garde 
la  longue  barbe  et  les  cheveux  taillés  en  rond  autour  de  la  tête;  en  hiver,  il  porte 
le  cafetan  bleu  sans  collet  et  la  ceinture  de  couleur,  ou  la  peau  de  mouton 


LÀ  RUSSIE.  97 

taillée  en  forme  de  redingote;  en  été,  une  chemise  bleue  et  rouge  agraffée  de 
cdté  au  cou,  nouée  sur  les  flancs  par  une  légère  banderole,  et  retombant  sur 
le  pantalon  comme  une  blouse.  Les  femmes,  qui  avaient  autrefois  un  vête- 
ment très  original,  s'habillent  aujourd'hui ,  à  peu  de  chose  près ,  comme  nos 
paysannes ,  et  n'ont  conservé  de  leurs  anciens  usages  que  la  coiffure.  Les 
femmes  mariées  portent  sur  la  tête  une  petite  coifife  en  toile  noire,  les  jeunes 
filles  laissent  flotter  librement  en  longues  tresses  leurs  cheveux  sur  leurs 
épaules.  Les  hommes  sont  en  général  grands,  bien  faits,  et  leur  longue  barbe 
kar  donne  une  physionomie  imposante.  Les  femmes  sont  presque  toutes  laides 
et  disgracieuses.  La  nature ,  subjuguée  de  tant  de  côtés  par  les  infatigables 
efforts  de  Pierre-le^jrand  et  de  ses  successeurs,  est  restée  sur  ce  point  intrai- 
table. Il  n'y  a  de  jolies  femmes  à  Pétersbourg  que  dans  les  salons  de  la  haute 
société,  les  autres  n'inspireront  ni  une  ode,  ni  même  un  pauvre  madrigal. 
Quelle  différence  avec  Stockholm  et  le  nord  de  la  Suède ,  ce  Walballa  de  la 
beauté  septentrionale  ! 

Les  paysans  qu'on  rencontre  sur  la  route  de  Moscou  appartiennent  presque 
tous  à  la  couronne;  avec  un  simulacre  de  liberté  de  plus  que  les  serfs  des  sei- 
gneurs, ils  sont  plus  malheureux,  car  ils  ne  vivent  point  sous  la  dépendance 
immédiate  d'un  maître  qui,  tout  en  les  traitant  parfois  assez  durement,  a 
intérêt  cependant  à  ménager  leurs  forces  et  leur  bien-être  matériel.  Ils  sont 
soumis  à  une  bureaucratie  hautaine  et  dure,  à  une  quantité  de  petits  em- 
ployés qui  les  pressurent  impérieusement  et  sans  pitié.  Dans  un  temps  de  di- 
sette, comme  celle  qui  a  désolé  la  Russie  de  1840  à  1842,  le  seigneur  em- 
ploie toutes  ses  ressources  à  nourrir  ses  paysans,  dont  la  santé,  la  vie,  sont 
la  meilleure  part  de  son  bien.  La  couronne  ne  donne  aux  siens  que  des  secours 
insuffisans.  Elle  met  pourtant  une  grande  libéralité  dans  ses  dons,  mais  ces 
dons  n'arrivent  point  directement  aux  pauvres  familles  auxquelles  ils  sont 
destinés ,  ils  passent  par  trois  ou  quatre  hiérarchies  de  fonctionnaires  qui  en 
retiennent  chacun  une  part ,  et  lorsqu'eniin  le  trésor  impérial ,  qui  n'est  pas 
un  Pactole  inépuisable,  se  ferme  forcément,  un  commissaire  de  district,  qui 
s'est-enrichi  de  toutes  les  aumônes  du  souverain,  accorde  comme  une  der- 
nière faveur  aux  paysans  qu'il  régit  la  permission  de  mendier.  L'été  de  1841, 
on  a  vu  des  milliers  de  ces  malheureux  errant  avec  leurs  femmes  et  leurs 
eoians  sur  les  grands  chemins  et  implorant,  avec  un  visage  pâle  et  des  mains 
décharnées,  un  morceau  de  pain  noir  pour  apaiser  leur  faim.  Très  peu  de 
paysans  des  seigneurs  ont  été  réduits  à  cette  extrémité.  Quand  j'allai  à  Mos- 
eou,  la  disette  durait  encore;  à  chaque  station,  des  troupes  de  vieillards 
aiEaublis  par  l'âge  et  le  besoin,  des  femmes  vêtues  de  misérables  haillons, 
des  enfans  aux  membres  chétifs,  au  teint  cadavéreux,  se  pressaient  autour  de 
notre  voiture,  se  courbaient  à  nos  pieds  en  nous  appelant  d'une  voix  gémis- 
sante :  botu  seigneurs  et  beaux  soleils,  pour  obtenir,  par  ces  supplications 
orientales,  une  aumône  de  quelques  copecks.  Grâce  à  Dieu,  cette  époque  de 
calamité  touchait  à  sa  Gn;  nous  vîmes  les  champs  d'orge  et  de  blé  dorés  par  le 
soleiL  Au  midi  et  au  nord  de  l'empire,  tout  se  montrait  sous  d'heureux  ans- 

TOMB  I.  7 


I 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pices,  tout  annonçait  une  nioisson  qui  mettrait  un  terme  à  tant  de  souf- 
frances et  de  misères. 

Une  des  ressources  du  paysan  de  cette  contrée  est  de  se  faire  cliarretier. 
Avec  un  cheral  et  une  petite  voiture  fermée  comme  un  panier  d'osier,  il  en- 
treprend de  fréquens  voyages  de  Moscou  à  Pétersbourg.  A  chaque  instant, 
nous  rencontrions  des  caravanes  de  trente  et  quarante  chariots,  marchant, 
comme  les  grandvatiers  frano-comtoîs,  à  la  suite  Fun  de  Fautre,  transportant 
d*une  ville  à  Fautre  les  denrées  de  l'Europe  et  de  FOrient,  les  étoffes  de 
France,  les  cristaux  de  Bohême ,  la  quincaillerie  de  Londres  et  les  livres  de 
FAlIemagne.  Lorsque  les  bateaux  à  vapeur  recommencent  leur  trajet,  lots^ 
qu^ils  arrivent  chaque  semaine  à  Pétersbourg,  de  Dunkerqueet  du  Havre,  de 
Riga  et  de  Stockholm,  une  bonne  partie  de  leur  cargaison  est  aussitôt  mise 
sur  ces  charrettes  et  s'en  va  vers  Moscou.  C'est  que  Moscou  n'est  pas  seule- 
ment la  seconde  capitale  de  la  Piussie  et  Fune  des  villes  les  plus  commer- 
çantes de  FEurope,  c'est  le  cœur  même  de  la  nation,  c'est  le  centre  de  Fem- 
pire ,  c'est  le  point  de  jonction  de  toutes  les  routes  de  l'Orient  et  de  FOod- 
dent,  c'est  de  là  qu'on  s'en  va  en  Pologne  et  en  Allemagne  par  les  chemins 
pleins  de  deuil  et  de  gloire  de  Farmée  française,  en  Turquie  par  Odessa,  dans 
le  Caucase  par  Astracan.  De  quel  désir  vague  et  ardent  n'ai-je  pas  été  saisi 
lorsque,  arrivé  à  Moscou,  je  voyais  rayonner  autour  de  moi  toutes  ces  routes 
dont  je  venais  d'atteindre  la  première  limite,  toutes  ces  contrées  que  j'aurais 
voulu  parcourir,  toutes  ces  villes  qui  m'appelaient  les  unes  avec  leurs  an- 
ciennes traditions,  les  autres  avec  leur  splendeur  moderne  :  Nishni  P^ovogorod 
avec  sa  grande  foire,  Kasan  avec  ses  souvenirs  des  Mongols ,  Kiew  avec  ses 
vieilles  cathédrales,  Batsisaraï  où  les  fontaines  de  marbre  murmurent  encore 
sous  les  arbres  comme  au  temps  des  sultanes,  Tobolsk  où  j'aurais  contemplé 
avec  compassion  les  pauvres  colonies  d'exilés,  et  la  Circassie  dont  un  jeune 
officier  me  peignait  avec  enthousiasme  les  sites  rîans  et  grandioses,  théâtre  de 
légendes  héroïques.  0  teutations  du  voyageur,  qui  pourrait  dire  votre  trouMe 
plein  de  charme,  votre  essor  si  joyeux ,  hélas  !  et  si  décevant  !  Si  j'avais  eu  à 
ma  disposition  quelques  années  de  liberté  et  quelques-uns  des  cinq  cents  che- 
vaux qui  emportaient  Catherine  et  son  cortège  dans  sa  faibuleuse  prome* 
nade  de  la  Tauride,  vers  quelle  cité  mémorable ,  vers  quelle  rive  nouvelle  ne 
me  serais-je  pas  élancé  avec  l)onheur  ! 

Tandis  que  je  m'abandonnais  à  ces  rêves  inutiles,  mon  silencieux  compa- 
gnon de  voyage  me  rappela  aux  réalités  de  la  vie  en  tirant  de  sa  poche  sen 
troisième  déjeuner,  et  pour  me  consoler  de  ne  pouvoir  m'aventurer  sur  les 
routes  lointaines  de  la  Sibérie  et  du  Caucase,  je  regardais  à  droite  et  à 
gauche  celle  que  nous  parcourions.  C'est  vraiment  un  très  beau  travail  el 
qui  a  dû  coûter  des  sommes  immenses.  La  chaussée  est  ferme  comme  un 
pavé,  unie  comme  une  allée  de  parc ,  et  si  large  que  quatre  diligences  y 
pourraient  facilement  passer  de  front.  A  chaque  ravin  une  forte  balus- 
trade, à  chaque  ruisseau  un  pont  en  pierre  avec  des  gardefous  en  fer  ornés 
d'aigles  à  deux  têtes  et  de  trophées.  De  loin  en  loin  aussi  apparaît,  au  bord 


LA  RUSSIE.  99 

de  cette  large  route,  un  oratoire,  une  coupole  verte  ou  dorée,  une  église. 
Quand  une  des  parois  de  la  voiture  m'empécliait  de  voir  ces  édiûces  religieux^ 
je  les  devinais  aux  signes  de  croix  du  postillon  et  de  mon  compagnon  de 
voyage.  Le  postillon  russe  n*a  pas  encore  le  scepticisme  ou  la  joyeuse  insou- 
ciance de  ses  confrères  de  France  ou  d'Allemagne.  Le  postillon  français 
monte  à  cheval  gaiement,  fait  claquer  son  fouet,  et ,  selon  le  pourboire  qui 
iui  est  promis,  part  au  trot  ou  au  galop.  Le  postillon  allemand  prend  son 
oor,  module  une  mélodie  populaire,  et  regarde  en  passant  les  blondes 
jeunes  filles  qui  Fécoutent.  Le  postillon  russe  ne  s'élance  pas  si  légère- 
ment sur  les  grands  chemins.  Il  sait  que  son  métier  est  dangereux,  qu'il 
ne  doit  pas  trop  se  fier  à  sa  force  et  à  son  adresse,  que  le  meilleur  cheval 
peat  trébucher  et  la  meilleure  voiture  se  briser.  En  prenant  les  rênes  de  son 
attelage,  il  se  découvre  la  tête,  fait  trois  signes  de  croix  et  se  recommande  à 
aon  saint  patron.  A  chaque  chapelle,  à  chaque  image  qu'il  rencontre,  il  re- 
neavelle  cet  acte  de  piété,  et,  enfin,  quand  il  arrive  à  la  station,  il  se  dé- 
couvre et  se  signe  encore  pour  remercier  Dieu  de  l'avoir  protégé.  Les  mar- 
chands, les  paysans  russes  observent  tous  ce  religieux  usage.  Il  n'y  a  que  les 
gens  du  monde  qui  commencent  à  le  croire  inutile ,  et  qui  ne  veulent  pas  se 
donner  la  peine  de  se  rappeler  si  souvent  au  souvenir  des  saints. 

Les  auberges  où  l'on  s'arrête  en  allant  de  Pétersbourg  à  Moscou  ne  méri- 
tent pas  la  mauvaise  réputation  que  leur  ont  faite  quelques  voyageurs.  Certes, 
on  aurait  tort  d'y  chercher  une  carte  comme  celle  de  Véry  ou  un  chef  élevé 
1  Yéooàt  de  Carême  et  pénétré  de  la  pliilosophie  gastronomique  de  BriUat- 
&varin;  maïs  à  quelque  heure  du  jour  qu'on  y  entre,  on  peut  être  sûr  d'y 
trouver  une  titanche  de  bœuf  froid,  du  guass,  du  thé,  du  pain  noir  très 
avoureux ,  et  c'est  tout  ce  qu'il  faut  pour  réconforter  un  voyageur.  Quel- 
qies-unes  de  ces  auberges  sont  décorées  avec  une  sorte  de  coquetterie.  Plus 
d'une  fais  j'ai  trouvé  là  ks  portraits  de  deux  hoiumes  que  le  peuple  russe 
anode  toujours  dans  sa  pensée,  l'un  dont  il  parle  avec  un  amour  filial , 
Tantre  qu^il  nomme  avec  admiration  :  Alexandre  et  Napoléon. 

le  W^pn^a'"  de  notre  départ,  nous  voyions  briller,  au  bord  du  Volchow, 
ks  globes  dorés  des  églises  de  Novogorod.  C'est  ici  que  commencent  les  en- 
seignemens  de  l'autocratie  russe ,  Thistoire  de  ses  conquêtes  et  de  son  œuvre 
Cabsorption.  Novogori^d  a  été,  au  xi'  siècle,  ia  plus  grande,  la  seule  grande 
fille  de  cette  contrée.  A  une  époque  où  le  sol  qui  porte  aujourd'hui  or- 
gneiDeusement  les  casernes  et  les  palais  de  Pétersbourg  n'était  encore  qu'un 
muais  désert,  où  Moscou  ne  présentait  pas  encore  l'édat  de  sa  future  des- 
tinée, le  nom  de  Novogorod  était  d^à  connu  sur  les  bords  de  la  mer  Baltique 
dde  la  mer  Blanche.  On  ne  sait  jusqu'où  remonte  son  origine.  Un  voile 
éfÊh,  gué  la  main  d'aucun  érudit  n'a  pu  encore  soulever,  entoure  son  his- 
mire  jusque  wn  k  milieu  du  ix'  sièck.  C'est  alors  qu*elle  fut  envahie  far 
]0S  compagnons  de  ce  «ourageux  et  aventureux  Rurik,  qui,  des  plaines  de 
mUe  du  MeeUembourg,  des  grèves  orageuses  de  la  Scandinavie,  se  précipi- 
tèrent comme  un  torrent  dans  l'empire  russe  et  en  conquirent  une  ^ande 

7. 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

partie.  Vers  la  fin  de  ce  même  siècle ,  le  guerrier  qui  s*était  fait  prince  de 
Novogorod  par  la  puissance  de  son  épée  transporta  le  siège  de  sa  souverai- 
neté à  Kiew  et  abandonna  l'administration  de  sa  première  résidence  à  un 
chef  qu'il  désigna  lui-même. 

Peu  à  peu  la  jeune  cité,  la  nouvelle  ville,  reprenant  haleine  après  la  pre- 
mière oppression  de  la  conquête  et  du  joug  militaire ,  s'essaie  aux  spécula- 
tions commerciales  et  étend  çà  et  là  ses  relations.  Au  xi'  siècle,  elle  a  pour 
se  défendre  contre  toute  tentative  d'invasion  sa  forteresse,  son  kremlin;  puis 
la  voilà  qui  s'aventure  jusque  vers  le  golfe  de  Finlande  et  subjugue  les  popu- 
lations qui  occupent  ses  rivages.  A  l'orient ,  elle  pénètre  jusqu'à  la  mer  Bal- 
tique et  établit  à  Wisby  ses  comptoirs  et  ses  entrepôts;  au  nord,  elle  fonde 
la  ville  d'Archangel;  au  sud,  elle  parcourt  le  Volga  'et  les  différentes  rivières 
qui  y  aboutissent.  Plus  habile  que  les  autres  principautés  russes,  qui ,  au 
xiii^  siècle,  étaient  ravagées  par  les  Mongols,  elle  fait  un  traité  de  paix  avec 
eux,  leur  paie  un  tribut  annuel,  et  devient  pour  Lubeck  et  les  autres  villes 
anséatiques  le  point  de  jonction  du  commerce  entre  l'Orient  et  l'Occident. 

Tanidis  qu'elle  élargit  ainsi  son  empire  et  augmente  chaque  jour  ses  richesses, 
elle  se  dégage  graduellement  de  l'autorité  des  princes  de  Kiew.  D'année  en 
année,  elle  gagne  quelque  nouvelle  franchise,  quelque  nouveau  privilège,  et 
ceux  qui  l'avaient  d'abord  gouvernée  despotiquement  en  viennent  enfin  à  ne 
plus  exercer  sur  elle  qu'une  sorte  de  suprématie  honorifique  ou  de  protec- 
torat pareil  à  celui  que  les  empereurs  d'Allemagne  exerçaient,  au  moyen-âge, 
sur  les  villes  libres.  L'opulente  Novogorod  est  affranchie  de  la  domination 
de  ses  anciens  maîtres;  ses  citoyens  se  rassemblent  au  son  de  la  grosse  cloche 
qui  les  appelle  à  délibérer  ensemble  sur  leurs  intérêts,  et  élisent  annuelle- 
ment leurs  possadnik  (consuls).  Ses  magistrats  administrent,  gouvernent, 
sans  s'inquiéter  des  caprices  d'un  prince  ou  du  bon  vouloir  d'un  souverain. 
Ainsi  elle  apparaît ,  au  xv"  siècle,  maîtresse  d'elle-même,  enrichie  par  son 
habileté,  embrassant  à  la  fois  dans  son  commerce  l'Europe  et  l'Asie,  et  por- 
tant sans  cesse  plus  loin  le  succès  de  ses  entreprises.  Les  autres  villes  russes 
la  nomment  avec  respect  leur  sœur  aînée,  et  le  peuple,  émerveillé  de  sa 
puissance,  de  sa  fortune,  répète  ce  proverbe  cité  tant  de  fois  par  les  voya- 
geurs :  Qui  pourrait  résister  à  Dieu  et  à  Novogorod  la  grande.? 

Cependant,  à  une  centaine  de  lieues  de  là ,  on  voyait  sui^ir  une  autre  puis- 
sance, qui  devait  un  jour  écraser  l'orgueil  de  cette  Carthage  du  Nord  :  c'était 
la  principauté  de  Moscou.  Au  xv*  siècle,  un  de  ses  tsars  soumit  la  république 
et  la  força  de  lui  payer  un  tribut  annuel  ;  puis  il  en  vint  un  autre  qui  travail- 
lait plus  hardiment  à  agrandir  ses  états  et  s'efforçait  de  réunir  sous  son 
sceptre  les  villes  et  les  domaines  soumis  à  un  autre  gouvernement.  Vrai  pré- 
cAirseur  des  Romanow,  on  eût  dit  qu'il  portait  dans  son  coeur  l'ambition  de 
cette  d3mastie  et  les  rêves  de  leur  destinée  future.  La  république  de  Novo- 
gorod, déjà  forcée  de  payer  un  tribut  humiliant,  offusquait  encore,  par  ses 
franchises,  le  prince  Ivan  Vassilievitsch.  Il  l'attaqua  plusieurs  fois,  la  vainquit 
dans  une  lutte  acharnée,  transporta  une  partie  de  sa  population  dans  Tinté- 


LA  RUSSIE.  101 

rieur  de  ses  provinces,  et  remplaça  ces  exilés  par  des  familles  russes.  En 
quittant  Novogorod ,  il  interdit  toutes  les  réunions  populaires  et  emporta  la 
doche  qui  appelait  les  citoyens  à  leurs  assemblées. 

Pour  se  rendre  plus  facilement  maître  de  cette  fière  cité,  il  avait  dû  cepen- 
dant lui  laisser  encore  quelques  privilèges;  la  pauvre  Novogorod  les  perdit 
tous  sous  le  prince  Ivan  IV,  surnommé  le  Terrible.  Entraînée  par  le  désir  de 
recouvrer  son  ancienne  indépendance,  elle  entra  en  négociations  avec  les  Po- 
lonais, pour  se  fortifier  par  leur  appui.  Ivan-le-Terrible  Fapprit,  assembla 
aassitôt  une  armée,  marcha  contre  la  ville,  la  subjugua ,  et  la  noya  dans  des 
flots  de  sang.  Pendant  plusieurs  semaines,  le  farouche  tsar  siégea  sur  son 
efi&oyable  tribunal,  prononçant  lui-même  la  sentence  des  coupables,  dési- 
gnant les  victimes,  et  chaque  jour  des  centaines,  des  milliers  de  têtes,  rou- 
laient sous  la  hache  de  ses  bourreaux.  Les  dernières  franchises  de  Novogorod 
forent  anéanties.  La  ville,  pillée,  saccagée,  veuve  de  ses  meilleurs  citoyens, 
tomba  sans  force  sous  le  joug  absolu  du  tsar.  Après  cette  mortelle  catastro- 
phe, son  commerce  se  releva  encore;  mais  Taccroissement  continu  du  com- 
merce de  Moscou  et  la  fondation  de  Pétersbourg  lui  portèrent  un  coup  plus 
faneste  que  Tambition  d*Ivan  III  et  les  cruautés  d'Ivan-le-Terrible. 

Aujourd'hui  Novogorod  est  le  chef-lieu  d'un  gouvernement  secondaire,  et 
ne  renferme  pas  plus  de  12,000  habitans.  Ses  maisons  incendiées,  détruites, 
ont  été  rebâties  dans  le  style  moderne ,  ses  rues  alignées  de  chaque  côté  du 
Woldiow.  On  dirait  une  ville  née  d'hier,  n'étaient  les  épaisses  murailles  de 
son  kremlin,  qui  attestent  encore  l'ancienne  étendue  et  l'ancienne  puissance 
de  Novogorod ,  sa  cathédrale  couverte  d'or  et  de  peintures ,  son  palais  ar- 
diiépîscopal ,  et  une  petite  maison  à  un  étage  cachée  derrière  une  obscure 
boutique,  et  que  les  habitans  montrent  avec  respect  au  voyageur.  Cette 
maison  était,  dit-on,  celle  de  Marfa,  l'héroïque  femme  d'un  bourgmestre  « 
qui,  à  l'approche  d'Ivan  P**,  jetant  elle-même  le  cri  de  guerre,  et  donnant 
des  armes  à  ses  fils ,  combattit  intrépidement  pour  sa  cité  natale  et  pour  sa 
liberté.  Quelques  sceptiques  afBrment  que  la  demeure  de  Marfa  a  disparu 
depuis  long-temps,  et  que  celle  à  laquelle  on  a  donné  son  nom  ne  lui  a  jamais 
appartenu.  Ainsi  la  fière  cité  de  Novogorod  n'a  pas  même  pu  garder  intacte 
la  tradition  du  passé ,  et  le  doute  est  entré  jusque  dans  ses  souvenirs  les  plus 
^orieux.  Mais  qu'importe  que  cette  maison ,  honorée  d'un  nom  historique , 
n'ait  jamais  été  celle  de  la  noble  Marfa ,  si  l'aspect  de  ses  murs  éveille  dans 
le  eœur  des  étrangers  qui  la  contemplent  le  même  sentiment  d'admiration , 
et  dans  le  cœur  des  habitans  la  même  pensée  de  patriotisme  et  de  reconnais- 
moee?  Qu'importe  la  matière  périssable,  si  l'idée  qui  y  est  attachée  subsiste 
et  se  perpétue  de  génération  en  génération? 

Autour  de  Novogorod,  il  y  a  encore  plusieurs  couvens  qui  jadis  prenaient 
part  aux  lottes,  au  gouvernement  de  la  république,  et  qui  ont  perdu  leur 
influence  sous  le  régime  de  l'autocratie.  Deux  de  ces  couvens  trouvent  au- 
JoonThui  dans  leur  richesse  une  larrge  compensation  à  leur  nullité  politique. 
Le  premier  a  été  royalement  doté  par  la  comtesse  Orloff ,  qui  possédait  une 


lOS  BEVTE  BES  DEUX  MONDES, 

des  plus  graDdes  fortunes  de  l'empire,  le  second  par  un  fiivort  d'Alexandiei 
qui  plugd'ime  fois,  dit-ûn,  abusa  du  pouvoir  dont  il  était  investi,  de  l'asceD- 
dant  qu'il  exerçait  sur  son  niaitre,  et  qui,  pour  se  sauver  des  arrêts  du 
inonde,  s'est  mis  sous  le  patrouage  des  saints.  Les  couvens  de  femmes  sont 
restés  pauvres,  et  beaucoup  de  religieuses  sont  forcées  de  mendier.  A  la  porte 
de  notre  hôtel,  il  y  eu  avait  plusieurs  qui  attendaient  notre  voiture,  qui  nous 
suivaient  avec  leur  voile  noir,  tendant  silencieusemeut  d'une  main  timide,  et 
]a  tête  baissée,  leur  petite  botte  en  ferblanc,  au  milieu  des  vieillards  et  dei 
estropiés  qui  criaient  et  se  lamentaient.  Kul  de  nous  n'aurait  osé  refuser  son 
léger  tribut  à  ces  pauvres  femmes.  Elles  s'en  retournaient  peut-être  avec  plus 
de  confiance  et  de  gaieté  vers  leur  bumble.solitude,  en  rapportant  à  la  com- 
munauté cette  offrande  des  voyageurs. 

On  compte,  de  Fétersbourg  à  Moscou ,  sept  cent  soiiiante.diï  verstes,  c'est- 
à-dire  deux  cent  dix  lieues,  et  sur  cette  longue  distance,  qui  embrasserait  ea 
France  des  vingtaines  de  cités  et  des  millions  d'individus,  on  ne  trouve  que 
trois  villes  :  Novogorod .  Taisliok ,  Tver.  J'y  ajouterai  ^Vislinoi-Wolotscbok, 
quoiqu'on  ne  lui  donne  que  le  titre  de  bourgade.  C'est  une  riche  et  active 
bourgade  située  au  bord  d'un  vaste  canal  qui  rejoint  l'une  à  l'autre  plusieurs 
nvières,  le  Volga  à  la  Twerza  et  le  Wolchow  à  la  Rêva.  Cbaque  année,  plus 
de  mille  bateaux  chargés  de  marchandises  suivent  le  cours  de  ce  canal,  et 
Wolotscliok  est  l'une  de  leurs  principales  stations.  Le  mouvement  du  port, 
l'aspect  d'un  large  bassin  entouré  d'une  ceinture  de  sapins,  donnent  à  cette 
petite  rite  de  commerce  un  attrait  tout  particulier.  En  la  regardant  im  soir 
au  couclier  du  soleil ,  pour  la  première  fois  depuis  bien  long-temps,  je  croyais 
voir  encore  une  ville  de  Suède  avec  un  de  ces  beaux  lacs  mélancoliques  et 
limpides  qu'on  ne  se  lasse  pas  d'admirer  et  qu'on  ne  peut  oublier. 

Tarshok  a  nue  longue  iùstoire  toute  pleine  de  vicissitudes.  Tantôt  défendant 
son  indépendance,  tantôt  subjuguée  par  une  principauté  voisine,  puis  par  une 
autre,  cette  ville  a  subi  enfin  le  sort  des  cités  plus  puissantes  qui  se  la  dispu- 
taient ,  elle  a  courbé  la  tète  sous  le  sceptre  des  empereurs.  Les  Tartares,  ta 
la  traversant  dans  leurs  sauvages  invasions,  lui  (wt  laissé  une  industrie  qu'elle 
développe  sans  cesse.  Elle  fabrique,  en  concurrence  avec  Kasan  et  Astrakan, 
une  quantité  d'ouvrages  en  cuir  brodé,  de  chaussures  de  diverses  coulann 
couvertes  de  (leurs  eu  or  et  en  argent,  que  les  marchands  de  Hamboui^  et 
de  Leipzig  répandent  de  côté  et  d'autre,  en  les  gratifiant  du  nom  de  ctians- 
«ures  turques.  La  science  gastronomique  a  donné  h  Tarshok  une  autre  répu- 
tation. Un  maitre  d'tiôtel  y  a  introduit  une  nouvelle  fai^n  de  côtelettes  re> 
nommée  dans  toute  la  Russie.  Quand  vous  serez  à  Tarsliok,  me  disait-an 
au  moment  ou  je  quittais  Pétershourg,  n'oubliez  pas  d'acheter  des  pantnuOes 
brodées  et  de  vous  Ëiiie  servir  des  côtelettes.  Il  y  a  dans  le  ntonde  de)  vlUes 
auxqu^es  la  naissance  d'un  guerrier  fameux ,  l'œuvre  d'im  iititte ,  le  chmt 
d'un  poète  n'a  pas  donné  tant  de  célébrité. 

Tver,  ville  de  viugt-cinq  mille  âmes,  chef-lieu  d'ui 
de  loin  aux  isards  des  voyageurs  par  sa  chamiaoMri 


LA  RUSSIE.  103' 

pôles  bleaes  et  dorées,  par  les  toits  de  ses  édifices  aplatis  comme  des  toits  de 
TiDas  italiennes  et  peints  en  vert.  Les  rues  sont  larges  et  élégantes;  les  maisons, 
jadis  en  bois ,  ont  été  rebâties  en  pierres;  elles  sont  pour  la  plupart  toutes 
firatches  eiftore,  et  blanchies  à  la  chaux  ou  couvertes  d*une  couche  d'ocre, 
çà  et  là  de  quelques  couches  de  carmin.  Malgré  cette  apparence  moderne, 
*frer  est  aussi  ancienne  que  Novogorod.  Il  en  est  de  même  d*un  grand 
nombre  d'autres  villes  russes.  En  lisant  leur  histoire ,  en  voyant  par  com- 
lien  d'évènemens  elles  ont  passé ,  combien  de  désastres  et  d'invasions  elles 
(mt  subis ,  on  s'attend  à  voir  des  rues  tortueuses  et  obscures ,  des  fenêtres  à 
ogives,  des  tourelles  et  des  pignons  comme  à  Augsbourg  ou  à  Lubeck,  et  il 
n'en  est  rien.  Ces  villes  étaient  bâties  en  bois  :  une  seule  guerre,  un  incendie 
ies  dévastait  d'un  bout  à  Fautre;  elles  ont  été  reconstruites  a  différentes  épo- 
boes,  et  toujours  sur  un  plan  nouveau.  Leurs  annales,  leurs  noms  seuls  sont 
anciens;  leur  forme  est  toute  riante.  Il  semble  que  tout  concourt  à  donner  à 
la  Russie  un  caractère  de  jeunesse  et  de  régénération.  Son  véritable  essor,  sa 
Traie  vie  ne  date  que  du  règne  de  Pierre-le-Grand  ;  toutes  ses  cités  se  dé- 
pouillent aujourd'hui  Tune  après  l'autre  de  leur  caractère  de  vétusté,  et  se 
paient  à  Tenvî  pour  entrer  comme  des  cités  nouvelles  dans  une  nouvelle 
époque  historique. 

Au  pied  des  murs  de  Tver,  on  passe  sur  un  pont  de  bateaux  le  Yolga ,  si 
efiebre  dans  les  chroniques  russes.  C'était  par  là  que  les  pirates  s'en  allaient 
jadis  poursuivre  leur  proie  et  grossir  leur  butin.  Les  eaux  du  fleuve  portaient 
ces  troupes  de  vagabonds  féroces,  ces  cohortes  de  brigands  qui  semaient  l'ef- 
fifoi  dans  la  chaumière  du  paysan  et  la  salle  d'armes  du  seigneur.  Le  souvenir 
de  leurs  vols,  de  leurs  cruautés,  s'est  perpétué  dans  les  traditions  du  château 
et  les  chansons  du  village.  Voici  un  de  ces  chants,  qui  peint  une  jeune  fille  à 
cftté  de  laquelle  la  fameuse  Clara  Wendel  n'aurait  été  qu'un  doux  agneau  : 

A  seize  ans,  j'ai  commencé  à  voler. 
A  dix-huit,  j'ai  assassiné. 
J'ai  fait  périr  mon  propre  frère  : 
Je  Tai  pris  par  ses  cheveux  blonds; 
Je  l'ai  frappé  contre  la  terre, 
J'ai  ouvert  sa  poitrine  blanche, 
£t  je  lui  ai  arraché  le  cœur  avec  joie. 
Le  cœur  sous  le  couteau  a  palpité. 
La  belle  fille  a  souri. 

Ibdntenant  le  Volga  est  d'une  honnêteté  exemplaire.  L'écho  de  ses  rives  ne 
i^pète  que  le  son  des  cloches  pieuses  ou  la  chanson  des  matelots  inoffensifs. 
Ses  ondes  ne  portent  que  les  paisibles  navires  du  commerce,  et  ses  ports  sont 
comme  autant  de  champs  fructueux  où  la  main  du  spéculateur  récolte  chaque 
année  une  heureuse  moisson.  C'est  de  tous  les  fleuves  de  l'Europe  le  plus  long 
et  le  plus  Ëicile  à  parcourir.  Du  milieu  des  collines  du  Waldai ,  il  s'en  va 
majestueusement  jusqu'à  la  mer  Caspienne,  et  sur  cet  espace  de  huit  cents 


lOÏ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lieues,  nul  banc  de  sable  n'entrave  son  cours,  nul  écueil  perfide  ne  se  cache 
sous  ses  flots.  Il  sert  de  lien  à  des  centaines  de  peuplades ,  il  touche  par  ses 
embranchemens  à  toutes  les  parties  de  la  vieille  Moscovie.  On  dirait  une  puis- 
sante artère  dans  un  corps  gigantesque. 

Toute  l'histoire  des  provinces  que  nous  traversions  depuis  la  porte  triom- 
phale de  Pétersbourg,  des  villes  qui  en  sont  les  chefs-lieux,  des  villages  qui 
s'y  trouvent  épars ,  est  comme  une  introduction  à  Thistoire  de  Moscou.  Ces 
provinces  ont  formé  jadis  autant  d'états  distincts  l'un  de  l'autre ,  et  Moscou 
les  a  subjuguées  ;  ces  villes  ont  été  régies  par  des  seigneurs  indépendans ,  et 
Moscou  les  a  l'une  après  l'autre  assujetties  à  sa  domination.  Moscou  a  été  le 
noyau  de  toutes  les  conquêtes  russes,  l'arsenal  de  cet  immense  travail  d'as- 
similation et  d'absorption  qui  dure  depuis  des  siècles,  jusqu'au  jour  où  Pierre- 
le-Grand  jeta  sur  les  bords  du  golfe  de  Finlande  les  fondemens  de  sa  nouvelle 
ville,  et  y  transporta  le  siège  de  cette  grande  œuvre. 

En  se  rappelant  ainsi  les  souvenirs  des  temps  anciens  et  en  traversant  ce 
pays,  à  chaque  pas  que  l'on  fait,  à  chaque  page  de  la  tradition  que  l'on  dé- 
roule ,  on  voit  surgir  le  nom  de  Moscou ,  on  éprouve  un  désir  toujours  crois- 
sant d'arriver  à  cette  ville  qui  a  porté  si  loin  le  glaive  des  boyards  et  la  croix 
des  patriarches.  Ainsi ,  dans  ces  vastes  châteaux  des  contes  de  fées,  on  passe 
de  préau  en  préau ,  de  salle  en  salle,  avant  d'entrer  dans  celle  du  maître.  La 
voilà  enfin,  cette  cité^si  célèbre  et  si  justement  vénérée  par  ceux  qu'elle  a  tour 
à  tour  conquis  et  associés  à  sa  puissance;  le  voilà,  ce  sanctuaire  de  la  religion 
grecque,  ce  berceau  de  l'autocratie  russe.  Par  un  beau  matin,  aux  rayons  du 
soleil  levant,  nous  voyons  de  loin  ses  murs,  ses  tours  se  découper  à  l'horizon 
bleu.  ISous  passons  devant  le  bizarre  château  dePetrowski,  construit  parÉll- 
zabeth ,  sur  lequel  je  jette  à  peine  uo  regard,  tant  je  suis  occupé  de  regarder 
le  panorama  qui  est  en  fiace  de  moi  et  qui  se  déroule  peu  à  peu  à  mes  yeux. 
A  la  porte,  le  corps-de-garde  nous  arrête,  c'est  de  droit;  un  peu  plus  loin,  nous 
rencontrons  la  police.  Le  corps-de-garde  et  la  police  se  soucient  fort  peu  de 
l'impatience  du  voyageur.  Ils  contrôlent  la  curiosité  et  légalisent  l'enthou- 
siasme. 

Les  formalités  de  passeport  bien  et  dûment  remplies,  le  fonctionnaire  pré- 
posé à  la  sûreté  publique,  convaincu  par  douze  honorables  signatures  et  douze 
cachets  de  chancellerie  que  nous  n'apportons  avec  nous  ni  machine  infernale, 
ni  peste,  ni  constitution,  nous  permit  de  continuer  notre  route.  Le  conduc- 
teur^ qui  se  tenait  devant  lui  la  tête  basse,  dans  un  état  d'humilité  profonde, 
remonta  sur  son  siège;  le  postillon  se  hâta  de  faire  encore  trois  signes  de 
croix  devant  une  petite  image  suspendue  à  une  muraille;  enfin,  nous  passâmes 
à  travers  des  amas  de  charrettes  entre  lesquelles  circulaient  des  milliers  de 
juifs,  de  paysans,  de  marchands.  On  eût  dit  une  foire;  c'était  tout  simplement 
un  marché  quotidien.  Devant  nous  s'élevait  un  lourd  et  massif  édifice  sur- 
monté d'une  tour  octogone.  Ce  monument  fut  consacré  à  la  mémoire  du  com- 
mandant Soukhareff,  qui,  pendant  la  terrible  révolte  des  Strelitz,  suscitée, 
dit-on,  par  l'ambitieuse  Sophie,  sœur  de  Pierre-le-Grand ,  resta  fidèle  aux 


LA  RUSSIE.  107 

ment  ph»  large.  Une  cabane  d'anacborète  fut  convertie  en  une  église;  des 
deux  côtés  de  la  rivière  s^élerèrent  des  conrens.  Moscou  devint  la  résidence 
de  Jonri  m,  la  ca^tale  d^me  principauté  qui,  de  siècle  en  siède,  et  poirr 
ainâ  dire  d'année  en  année,  devait  étendre  ses  limites  au  nord  et  au  sud. 
Ivan  Danâoviteh  la  dota  de  deux  nouvelles  églises  et  Tentoura  d'une  forte 
Iwrrière  en  chêne.  Dmltri,  son  petit-fils,  remplaça  cette  barrière  par  une  mu» 
ndlle  en  briques.  Vers  la  fin  du  xiv*  siècle,  après  les  ravages  d*une  peste 
désastreuse  et  de  plusieurs  guerres,  Moscou  s'étendait  sur  les  deux  bords  de 
la  rivière,  et  renfermait  déjà  une  demi-douzaine  d'églises  et  de  monastères. 

Des  églises,  des  monastères,  une  forteresse,  voilà  le  berceau  de  Moscou,  et 
toute  son  histoire  est  là,  entre  un  glaive  qui  répand  la  terreur  et  une  relique 
qm  impose  le  respect.  Dévastée  au  xiv"  et  au  xv"  siècle  par  les  princes  de 
Utfaiianîe,  elle  se  releva  une  troisième  fois  de  ses  ruines  sous  le  règne  de 
Tambitleux  Ivan  Yassilievitsch,  qui  lui  donna  pour  premiers  trophées  les  dé- 
pouilles de  Novogorod,  agrandit  son  enceinte  et  bâtit  les  tours  du  Kremlin. 
Ses  successeurs  continuèrent  son  oeuvre  avec  ardeur,  et,  sous  le  règne  dlvan- 
le-Terrible,  Moscou  occupait  déjà  un  immense  espace. 

Le  Kremlin,  qui  a  été  le  premier  noyau  de  cette  ville,  en  est  resté  le  point 
central.  Cest  de  là  que  les  différens  quartiers  se  sont  étendus  de  côté  et 
d'autre,  comme  les  rayons  d'une  roue,  et  c'est  là  qu'ils  se  réunissent  comme 
le  lin  autour  du  fuseau.  Le  Kremlin  domine  par  sa  situation  toute  la  cité. 
Son  clocher  divan  Veliki  avec  sa  coupole  dorée  s'élève  au-dessus  des  autres 
cloehers  qui  l'entourent,  et  ses  remparts  épais,  crénelés,  semblent  encore 
prdts  à  défendre  la  demeure  des  tsars  et  le  sanctuaire  des  patriarches.  A  Tin- 
teneur,  c'est  un  singulier  assemblage  de  constructions  de  différentes  époques 
et  d'édifices  de  toute  sorte.  Rien  de  symétrique,  rien  de  régulier,  ni  dans  Irs 
mes  qui  traversent  l'enceinte,  ni  dans  les  espaces  vides  qui  séparent  les 
bâtinnens.  Cathédrales,  chapelles,  palais,  tout  a  été  jeté  là  de  siècle  en  siècle 
|Mr  la  pensée  pieuse  ou  le  caprice  du  souverain ,  édifié  par  la  fantaisie  de 
Tartiste,  et  tout  ce  mélange  d'architecture  religieuse  et  profane,  de  style  an- 
tique et  byzantin,  de  flèches  aiguës  et  de  coupoles  arrondies,  toute  cette 
▼ariété  de  teintes  et  de  couleurs,  de  façades,  de  clochers,  produit  un  effet 
étrange,  inexplicable,  qui  étonne  comme  un  rêve,  qui  offre  aux  regards  fas- 
dnés  tantôt  l'attrait  d'une  arabesque,  tantôt  Tauguste  aspect  d'un  monument 
eonsacré  par  le  temps  et  par  de  nobles  souvenirs. 

Cest  d'abord  la  cathédrale  de  l'Assomption,  la  première  église  bâtie  en 
pierre  à  Moscou.  Sa  nef  est  étroite  et  sombre,  sa  voûte  soutenue  par  quatre 
énorroes  piliers  qui  occupent  presque  le  tiers  de  son  enceinte,  et  ces  pi- 
liers, cette  vofite,  ces  murailles,  sont  du  haut  en  bas  couverts  de  peintures  à 
finnque,  représentant  sous  une  forme  gigantesque  des  figures  de  saints  et 
d*apôtres  avec  des  manteaux  de  pourpre  et  des  auréoles  d'or.  Vieonostctse, 
c'est-à-dire  la  barrière  qui  sépare  le  sanctuaire  du  reste  de  l'église,  et  qui 
s'^âèf e  jusqu'à  la  voûte,  est  comme  une  de  ces  murailles  fabuleuses  dont  par- 
lent les  poètes  de  l'Orient,  une  muraille  de  vermeil  couverte  d'images  cise* 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  exemple.  De  tous  côtés  je  promenais  un  regard  avide,  et  ces  cours  étroites, 
ces  voûtes  silencieuses,  étaient  pour  moi  comme  un  temple,  auguste,  consacré 
par  la  pensée  la  plus  héroïque  et  la  plus  grande  calamité. 

Les  Anglais,  qui,  dans  leur  lâche  envie,  ne  manquent  jamais  une  occasion 
de  profaner  notre  histoire  ou  d'insulter  à  notre  honneur,  ont  accusé  nos  sol- 
dats d'avoir  mis  eux-mêmes  le  feu  à  Moscou.  Les  Russes  sont  plus  justes; 
ils  racontent  sincèrement  le  fait  tel  qu'il  s'est  passé.  Plusieurs  habitans  de 
Moscou  me  l'ont  avoué.  Ils  savaient  bien  qui  étaient  les  incendiaires  et  les 
pillards;  ils  savaient  que  notre  armée  tout  entière  ne  se  précipitait  au  milieu 
des  flammes  que  pour  tenter  de  les  étouffer.  Leur  intérêt  parla  alors  plus 
haut  que  leur  équité;  ils  rejetèrent  sur  nous  cette  dévastation  pour  accroître 
encore  le  nombre  de  nos  ennemis,  et  se  fortiGer  contre  nous  par  un  redouble- 
ment de  haine  et  d'exaspération.  Leur  vœu  s^est  réalisé,  l'incendie  de  Moscou 
a  eu  le  résultat  qu'ils  en  attendaient.  Quel  résultat!  La  France  pourra-t-elle 
jamais  l'oublier.^  Quand  on  annonça  à  Alexandre  l'incendie  de  sa  vieille  capi- 
tale, ce  fut  pour  lui  comme  un  coup  de  foudre.  Les  bulletins  de  la  Moskowa 
lui  annonçaient  que  ses  troupes  venaient  de  remporter  un  triomphe.  11  avait 
fait  chanter  le  Te  Deum  de  la  victoire  et  comblé  d'honneurs  la  famille  de 
Kutusoff.  Tout  à  coup  il  apprenait  que  ce  prétendu  triomphe  était  une  dé- 
faite, que  notre  armée,  marchant  sur  les  débris  de  la  sienne,  poursuivait  sa 
route  au  centre  de  son  empire,  et  que  la  demeure  de  ses  ancêtres  était  occupée 
par  Napoléon.  On  raconte  qu'alors,  saisi  de  terreur  à  cette  sinistre  nouvelle, 
croyant  déjà  voir  l'aigle  de  France  étendre  ses  ailes  sur  les  ruines  de  Péters- 
bourg,  il  résolut  de  se  retirer  en  Angleterre,  et  que  l'impératrice  usa  de  toute 
son  influence  pour  le^dissuader  de  ce  projet  désespéré.  Trois  jours  après, 
il  apprenait  la  ruine  de  Moscou,  et  cette  ruine  le  sauvait.  On  ne  dit  pas  encore 
pourquoi  le  comte  Rostopschin  a  persisté  à  nier  publiquement  les  ordres  qu'il 
avait  donnés  aux  incendiaires.  On  sait  qu'il  avait  voulu  brûler  lui-même  sa 
belle  maison  de  Moscou,  et  qu'elle  ne  fut  sauvée  que  par  hasard;  il  ne  peut 
nier  en  tout  cas  la  brutale  inscription  qu'il  plaça  au-devant  de  sa  maison  de 
campagne,  en  y  mettant  le  feu  et  en  l'abandonnant  (1). 

Le  Kremlin  est  une  citadelle  presque  triangulaire ,  autrefois  entourée  de 
fossés,  fermée  à  présent  par  une  enceinte  de  hautes  murailles,  flanquée  d'une 
tour  massive  à  chaque  angle.  De  la  fondation  du  Kremlin  date  celle  de  Mos- 
cou même.  Cette  forteresse  existait  dès  le  milieu  du  xii*  siècle.  Ce  n*était 
d'abord  qu'une  simple  construction  en  bois  avec  une  palissade;  Moscou  n'était 
qu'un  village.  Vingt  ans  plus  tard,  c'est-à-dire  vers  1160  ou  1170,  André, 
petit-Gls  de  Vladimir  Monomaque,  prince  de  Kiew,  éleva  au  milieu  de  ces  frâes 
habitatioDS  une  église  en  pierre,  et  y  déposa  une  miraculeuse  image,  le  portrait 
de  la  Vierge,  peint  par  saint  Luc.  Saccagée  et  brûlée  au  milieu  du  xiii*  siècle 
par  les  Mongols,  la  jeune  ville  fut  reconstruite  bientôt  après  sur  un  emplaoe- 

(1)  Cette  îascription  était  à  peu  près  conçue  eu  ces  termes  :  «  Je  brûle  moi-même 
ma  maison  pour  qu'elle  ne  soit  pas  occupée  par  ces  chiens  de  Franç:iis.  » 


LA  RUSSIE.  107 

ment  ph»  large.  Une  cabane  d'anacliorète  fut  conTerde  en  une  église;  des 
deux  cAtéfl  de  la  rivière  s'élerèrent  des  conrens.  Moscou  devint  la  résidence 
de  Jonri  m,  la  capitale  d'une  principauté  qui,  de  siècle  en  siècle,  et  poirr 
ainsi  dire  d'année  en  année,  devait  étendre  ses  limites  au  nord  et  au  sud. 
Ifan  Danâoritch  la  dota  de  deux  nouvelles  églises  et  Fentoura  d'une  forte 
Inrrière  en  chêne.  Dmîtri,  son  petit-fils,  remplaça  cette  barrière  par  une  mu» 
laille  en  briques.  Vers  la  fin  du  xiv*  siècle,  après  les  ravages  d'une  peste 
désastreuse  et  de  plusieurs  guerres,  Moscou  s'étendait  sur  les  deux  bords  de 
la  rivière,  et  renfermait  déjà  une  demi-douzaine  d'églises  et  de  monastères. 

Des  églises,  des  monastères,  une  forteresse,  voilà  le  berceau  de  Moscou,  et 
toute  son  histoire  est  là,  entre  un  glaive  qui  répand  la  terreur  et  une  relique 
ipn  impose  le  respect.  Dévastée  au  xiv"  et  au  xv"  siècle  par  les  princes  de 
lithnanie,  elle  se  releva  une  troisième  fois  de  ses  ruines  sous  le  règne  de 
Fàmbitieux  Ivan  Yassilievitsch,  qui  lui  donna  pour  premiers  trophées  les  dé- 
ponilles  de  Novogorod,  agrandit  son  enceinte  et  bâtit  les  tours  du  Kremlin. 
Ses  snceesseors  continuèrent  son  oeuvre  avec  ardeur,  et,  sous  le  règne  divan- 
le^Terrible,  Moscou  occupait  déjà  un  immense  espace. 

Le  Kremlin,  qui  a  été  le  premier  noyau  de  cette  ville,  en  est  resté  le  point 
eentral.  Cest  de  là  que  les  différens  quartiers  se  sont  étendus  de  côté  et 
d'autre,  comme  les  rayons  d'une  roue,  et  c'est  là  qu'ils  se  réunissent  comme 
le  lin  autour  du  fuseau.  Le  Kremlin  domine  par  sa  situation  toute  la  cité. 
Son  docfaer  divan  Veliki  avec  sa  coupole  dorée  s'élève  au-dessus  des  autres 
dœhers  qui  l'entourent,  et  ses  remparts  épais,  crénelés,  semblent  encore 
prêts  à  défendre  la  demeure  des  tsars  et  le  sanctuaire  des  patriarches.  A  l'in- 
térieur, c'est  un  singulier  assemblage  de  constructions  de  différentes  époques 
et  d'édifices  de  toute  sorte.  Rien  de  symétrique,  rien  de  régulier,  ni  dans  les 
mes  qui  traversent  l'enceinte,  ni  dans  les  espaces  vides  qui  séparent  les 
bâtimens.  Cathédrales,  chapelles,  palais,  tout  a  été  jeté  là  de  siècle  en  siècle 
par  la  pensée  pieuse  ou  le  caprice  du  souverain ,  édifié  par  la  fantaisie  de 
Tartiste,  et  tout  ce  mélange  d'architecture  religieuse  et  profane,  de  style  an- 
tique et  byzantin,  de  flèches  aiguës  et 'de  coupoles  arrondies,  toute  cette 
variété  de  teintes  et  de  couleurs,  de  façades,  de  clochers,  produit  un  effet 
étrange,  inexplicable,  qui  étonne  comme  un  rêve,  qui  offre  aux  regards  fas- 
diiés  tantôt  l'attrait  d'une  arabesque,  tantôt  l'auguste  aspect  d'un  monument 
consacré  par  le  temps  et  par  de  nobles  souvenirs. 

Cest  d'abord  la  cathédrale  de  l'Assomption ,  la  première  église  bâtie  en 
pierre  à  Moscou.  Sa  nef  est  étroite  et  sombre,  sa  voûte  soutenue  par  quatre 
énormes  piliers  qui  occupent  presque  le  tiers  de  son  enceinte,  et  ces  pi- 
Hers,  cette  voûte,  ces  murailles,  sont  du  haut  en  bas  couverts  de  peintures  à 
fresque,  représentant  sous  une  forme  gigantesque  des  figures  de  saints  et 
d*apAtre8  avec  des  manteaux  de  pourpre  et  des  auréoles  d'or.  ViconosUise, 
c'est-à-dire  la  barrière  qui  sépare  le  sanctuaire  du  reste  de  l'église,  et  qui 
s'élève  jusqu'à  la  voûte,  est  comme  une  de  ces  murailles  fabuleuses  dont  par- 
lot  les  poètes  de  l'Orient,  une  muraille  de  vermeil  couverte  d'images  cise* 


létt,  âAoauBnles  de  |»CRene6.  A  droite  des  portai  qm  skiOTreiit  au  mSiea 
de  neoiKMlaie,  et  qu^on  appeUe  les  portas  rq^aks,  est  âne  image  de  saint 
leaiL,  petBta,  dit-aa,  par  rempereur  grec  Finimmafll;  à  gaoefae,  une  Tierçge 
vénérée,  qiu  porte  sur  la  têta,  entre  autres  omemms,  deux  diamaiwi,  dent  un 
ueol  rendrait  le  ]dns  pauvre  poète  âigibk.  Ce  qui  est  bien  pfais  précienx  ans 
jfeuxda  penidenuse  que  toutes  ces  peintures,  ces  couronnes  de  diamans,  ces 
anas  d'or  et  de  vermefl  <,  ce  sont  les  reliques  enienDées  çà  et  là  dans  des 
diâfises.  ny  en  a  pour  toutes  les  dévotkms  et  tous  les  accidens  de  la  vie,  de-* 
puis  la  tunique  de  Jésus^linst,  dont  personne  n'oserait  contester  Fauâien- 
Ikité,  jusqu^'à  des  ossemens  de  saints  qui  guérissent  diverses  maladies.  Un 
sacristain  montre  dn  doigt  aux  fidâes  celles  qui  ont  le  plus  d'efficacité;  ils  se 
ttgnent  à  difiérentes  reprises  devant  ces  trésors  de  la  foi,  y  déposait  un 
pieux  Iniser,  et  s'^i  vont  vers  une  autre  cbapeUe  également  pleîne  de  rriiques; 
là  ils  se  signent  encore,  se  prosternent  avec  fauuiilîté,  se  jettent  la  une  contie 
terre,  puis  6''approcbent  d'un  moine  qui  se  tient  debout  devant  Fautd,  et  leur 
donne  à  baiser  sa  main  droite,  qnH  a  soin  auparavant,  dil-an,  d^noprégner 
d'une  bonne  odeur  afin  de  flatter  Fodorat  des  respectueux  crojrans.  Je  n>i 
pas  vérifié  le  fût  et  ne  veux  pcûnt  rafiBrmer.  Cest  dans  cette  église  qu^cm  en- 
terre les  métrop(ditains  et  qu'on  couronne  les  empereun. 

Tout  près  de  FAssomiAion  est  Fé^âse  de  Fardiange  Midiel,  bâtie  à  peu 
près  dans  la  naéÉne  forme,  surmontée  également  de  dnq  coupoles,  enrichie 
d'un  splendide  iconostase  et  àf  plusieurs  reliques  en  grand  renom.  L'élise 
de  TAnnoneiation  est  pavée  en  agalbe,  chargée  d'or  et  de  vermefl,  et  cou- 
Terte  sur  toutes  ses  fiaces  de  figures  d'apôtres  et  de  martyrs,  au  milieu  des- 
qnettes  apparaissent  des  philosophes  grecs,  ce  qui  me  sendde  une  preuve 
de  rare  tolérance.  U  est  vrai  que  les  images  des  saints  sont  entourées  d'une 
auréole,  et  que  celles  des  sages  de  fantiquité  ne  portent  point  ce  signe  de 
gloire  céleste.  Ainsi  le  bon  peuple  de  Moscou  peut  encore  s^  rsocmnaitre. 

f^  Ï9U  ÙJX  (|uelques  pas  hors  de^ee  premier  espace,  du  côté  du  quartier 
appelé  le  Kitaigorod ,  voici  bien  certainement  Fédifice  le  plus  bizarre,  le 
plus  étonnant  qui  existe  :  une  ^ise  à  deux  étages,  composée  de  vin«!t  cba> 
pelles,  surmontée  de  seize  tours  dlnégak  forme  et  d^in^ale  grandeur, 
4yék^  pareilk  à  un  doeheum  naissant.,  oeOe-là  pointue  et  âanoée,  une 
autre  tordue  eoamitt  les  replis  d'un  tnrtian,  une  quatrième  taillée  comme 
4UI  «rtidiiaut,  une  cinquième  oniée  de  trois  rangées  de  |nen^ 
det»  aiguilltfi,  une  sixième  surmontée  d'un  globe  comme  un  de  nos  honnêtes 
42Ui«2UKrs  d«  viilii^e,  et  d'une  croix  grecque  posée  sur  un  croissant;  toutes 
éjit^  4XHi|K4«$,  UMites  ces  tours  bariolées  de  diverses  couleurs.,  sont  peintes 
«ju  rvu|^,  eu  UeUf  eumme  les  grains  d^un  chapdet.  On  ne  sait,  en  reirar- 
4«ait  4>^le  ^i^m^  ou  est  la  porte  principale,  ni  Faute! ,  ni  la  nef,  de  qod 
é'/M  elle  4'AHUiMàt.iM^^  dut  quel  côté  elle  finit.  Cest  un  ^^Tai  conte  âoitastique. 
^Ak  i\i<  ifi^,  ïiMUiJt  1^M»4.  en  mémoire  de  la  jH*ise  de  Easan.  Le  prince 
^uj  éM  i&viiic  4/f^uiké  la  construction  fut  si  émerveillé  en  la  voyant,  que,  de 
^^r  ^uc  M'A»  i^r^iiteete  n'eût  Fidée  d^idler  dcoorar  un  autoe  pi^  d'un  pareil 


LA  BVSSIB.  109 

chef-d^oeuvre,  il  se  bâta  de  lui  faire  crever  les  yeux.  Cétait  Ivan  IV,  sur* 
noniiiié  le  Terrible.  Deux  yeux  de  plus  ou  de  moins  dans  sa  principauté  lui 
importaient  peu,  et  il  était  sûr,  en  prenant  ce  parti,  d'avoir  une  église  unique, 
unique  à  ce  point,  que  les  édifices  les  plus  désordonnés  de  Moscou  paraissent 
encore  fort  raisonnables  à  coté  de  cet  assemblage  de  cônes ,  de  bulbes  et 
d^excroissances. 

Les  remparts  du  Kremlin,  qui  touchent  à  tant  de  merveilles  religieuses, 
FMiferment  aussi  le  palais  et  les  ricbesses  mondaines  des  tsars,  Tun  remar- 
quable par  ses  galeries  étagées  comme  des  gradins  et  aboutissant  à  un  étroit 
belvédère,  Tautre  par  son  revêtement  à  facettes.  Le  plus  curieux  à  visiter 
est  celui  qu'on  appelle  le  Palais-Rouge.  Il  renferme  toutes  les  couronnes  des 
diverses  contrées  subjuguées  par  la  Russie,  depuis  celle  de  Kasan  jusqu'à 
celle  de  Pologne,  les  globes,  les  sceptres,  les  trônes  des  tsars,  les  véte- 
mens  que  les  empereurs  ne  portent  qu'une  fois,  le  jour  de  leur  couronne- 
ment, toute  rbistoire  de  l'empire  russe  racontée  par  les  insignes  de  la  mo- 
narchie, tous  les  dons  offerts]aux  anciens  tsars  de  la  Moscovie  et  à  leurs  puis- 
sans  successeurs  par  les  chefs  de  hordes  et  les  princes  qu'ils  ont  vaincus,  et 
les  larges  vases  d'or  sur  lesquels  la  bourgeoisie  de  Moscou  vient  offrir  le 
pain  et  le  sel  à  son  souverain  chaque  fois  qu'il  daigne  Thonorer  de  sa  visite. 
U  faudrait  être  lapidaûre  ou  bijoutier  pour  décrire  convenablement  l'éclat, 
la  valeur  de  ces  innombrables  bouquets  d'émeraudes,  de  saphirs,  de  brillans, 
ces  tissus  de  perles  et  ces  chaînes  de  diamans.  J'ai  vu  le  gardien  de  ce  ma- 
gasin d*orfévrerie  s'épuiser  en  efforts  pour  éblouir  mes  regards  par  l'aspect 
de  ce  luxe  asiatique,  et  j'ai  noté  seulement  trois  objets  qui  éveillaient  en  moi 
qudque  émotion  :  les  lourdes  et  larges  bottes  de  Pierre-le-Grand  auxquelles 
le  digne  empereur  remettait  lui-même  une  bonne  paire  de  clous  quand  le 
talon  faisait  mine  de  vouloir  se  séparer  de  la  semelle;  le  brancard  grossier 
sur  lequel  Charles  XII  malade  se  faisait  porter  de  rang>n  rang  au  milieu 
de  ses  troupes,  le  jour  de  sa  terrible  bataille  de  Pultawa,  et  le  livre  renfer- 
mant la  constitution  de  Pologne,  que  Nicolas  a  jeté  comme  un  holocauste  au 
pied  du  portrait  d'Alexandre. 

Une  autre  salle  est  remplie  de  glaives  et  de  casques,  de  boucliers  et  d'ar- 
mures, émaillés,  dorés,  ciselés,  ceux-ci  avec  la  richesse  du  goût  oriental , 
ceux-là  avec  un  art  exquis.  Mais  toutes  ces  armures  si  pesantes,  ces  épées  à 
deux  mains,  ces  arquebuses  à  roue,  ne  sont  que  des  jouets  d'enfant,  com- 
parés aux  trois  gigantesques  canons  placés  à  l'entrée  de  l'arsenal.  L'un  a  la 
gueule  ouverte  comme  s'il  voulait  avaler  tout  d'une  fois  un  régiment  en- 
nemi ,  les  deux  autres  sont  longs  comme  s'ils  devaient  lancer  leurs  boulets 
de  Moscou  à  Gonstanticople.  Tous  les  trois  n'ont  qu'un  petit  inconvénient, 
c'est  de  ne  pouvoir  jamais  être  employés  dans  une  bataille.  Malheureusement 
près  de  là  il  y  en  a  d'autres  qui  ont  fait  un  glorieux  service,  et  sur  lesquels 
j'ai  jeté  un  triste  regard.  Ce  sont  ceux  que  nos  pauvres  soldats  mourant  de 
froid  abandonnèrent  d'une  main  défaillante  sur  leur  route  glacée ,  et  que 
les  Russes  ont  eu  tout  le  temps  de  recueillir. 


ftO  REVUE  M»  DBUX  MONDES. 

À,  cdté  dvpalals des  tsars.,  ^k  Tempereur  fait  reeoiwtruife  à  présent  sur  un 
pias  vaste  espaee  et  dans  de  phis  hautes  dimensions,  est  le  palais  des  Pa  riar- 
ches,  étroit^  sombre,  et  rempli  d'une  quantité  de  mitres,  de  crosses  en  or  et  ^ 
vermeil,  de  vétemens  chargés  de  pertes  et  de  rubis  que  les  moines  déroulent 
af  ee  orgueil.  Là  est  aussi  la  bîtaMothèque  du  synode-,  composée  tout  entière' 
d'ouvrages  grecs  et  slavons ,  parmi  lesquels  on  m'a  montré  un  très  beau  ma- 
nuscrit d'Homère  que  le  bibliothécaire  avoue  n'avoir  jamais  lu,  en  sorte  qu'il 
Bt  sait  jusqu'à  quel  point  il  est  oonforae  an  texte  imfyrrmé. 

Et  la  cloche!  Je  crois.  Dieu  me  pardonne,  que  j'allais  quitter  le  Kremlin^ 
saMS  parler  de  la  fameuse  cloche.  Je  me  hâte  de  dire  que  îe  l'ai  vue,  non  plus 
ensevelie  à  moitié  dans  le  sol  comme  elle  Tétait  naguère,  mais  posée  sur  un 
joli  piédestal  de  granit  par  «n  ingénieor  français,  M.  de  Montferrand.  Les 
dknensions^  de  cette  cloclie  ont  été  indiquées  dans  toutes  les  statistiques, 
eHe  a  vingt  pieds  de  haut  et  plus  de  vingt-deux  pieds  de  diamètre.  Si  elle 
avait  été  fondue  trois  siècles  plus  tôt,  le  joyeux  curé  de  Meudon  n'aurait 
pu  choisir  un  plus  digne  grelot  pour  la  jument  de  Gargantua. 

Le  Kremlin  communique  avec  la  ville  par  cinq  portes  ornées  dlmages,  et 
illustrées  par  mainte  légende  héroïque  et  religieuse.  Il  en  est  deux  surtout 
dont  l'ai^ect  seul  inspire  au  peuple  le  plus  profond  respect.  L'une  est  la  porte 
de* Saint-Nicolas.  Une  ancienne  image  de  ce  saint,  encadrée  sous  une  vitre, 
décore  cette  porte,  et  une  inscription  placée  sur  le  mur  rapporte  que  dans 
l'explosion  de*  1812,  tandis  que  les*  remparts  du  Kremlin  tremblaient,  qv» 
l'anenal  était  renversé,  et  que  la  tour  et  k  porte  de  Saint-Nicolas  se  déchi- 
raient de  haut  en  bas,  l'image  du  saint  et  la  vitre  qui  la  recouvre  restèrent 
parfaitement  intactes.  Je  laisse  à  penser  comme  on  cria  au  miracle,  et  avec 
quels  regards  pieux  le  pajrsan  russe  contemple  ce  témoignage  palpaUe  de 
la  faveur  du  ciel.  Aussi ,  du  matin  au  soir,  des  flots  de  monde  se  pressent  à 
l'entrée  de  cette  porte ,  font  des  signes  de  croix  et  allument  devant  le  bien^ 
heureux  saint  Nicolas  des  cierges  et  des  lanspes. 

L'autre  porte  est  encore  plus  vénérée.  Elle  est  ornée  d'une  image  sombre 
dont  on  distingue  à  peine  les  traits ,  et  qui  représente  le  Sauveur.  Devant  ce 
cadre  noirci  par  le  temps  est  une  lanpe  grossière  suspendue  à  une  chaîne 
épaisse ,  une  vraie  lampe  de  prison;  jamais  téta  de  vierge  entourée  de  bril- 
lans  et  de  saphirs ,  jamais  iconostase  portant  sur  ses  larges  ailes  toutes  les 
figures  de  l'ancien  et  du  nouveau  Testament,  n'inspira  un  aussi  vif  senti- 
ment de  dévotion  que  cette  image  sombre  incrustée  dans  la  muraille  et  cachée 
derrière  cette  lampe  antique.  On  raconte  qu'une  fois  elle  a  par  sa  merveil- 
leuse puissance  arrêté  l'invasion  des  Tartares,  et  préservé  la  ville  de  leurs 
ravages.  Ils  arrivaient  en  triomphe,  croyant  déjà  s'enrichir  des  dépouilles  des 
marchands,  et  trôner  comme  de  fiers  conquérans  au  Kremlin;  ils  s'en  re- 
tournèrent confus  et  épouvantés  :  la  sainte  image  avait  jeté  le  trouble  dans 
leurs  regards,  Teffirot  dans  leurs  oœuis  et  le  désordre  dans  leurs  rangs.  On 
dit  aussi  que  lorsque  les  Fiançais,  plus  intrépides  que  les  Tartares,  envahirent 
Moscou,  ils  voulurent  s'emparer  dt  cette  image  sacrée,  qu'ils  ne  purent, 


LA  RUSSIE.  111 

malgré  tous  leurs  efforts,  ni  prendre  ni  détruire.  Il  y  a  une  autre  histoire 
gui  se  rattache  à  cette  même  porte  et  qui  lui  fait  moins  d'honneur.  Sous 
le  règne  de  Catherine,  quand  la  peste  éclata  à  Moscou,  le  peuple ,  décimé , 
terrifié,  n'ayant  plus  aucune  confiance  ni  dans  les  médecins  qui  essayaient  de 
Tenir  à  son  secours,  ni  dans  Thygiène  qu'on  lui  prescrivait,  s'avisa  de  prendre 
rimage  miraculeuse  comme  l'unique  remède  qui  lui  restait  pour  se  préserver 
du  fléau.  On  vit  alors  toute  une  population  pâle  et  maladive  se  préci- 
^ter  avec  une  sorte  de  frénésie  vers  cette  relique,  se  la  disputer,  se  l'arra- 
cher, la  serrer  sur  son  cœur,  la  couvrir  de  baisers.  L'évéque,  jugeant  que 
cette  agglomération  de  la  foule,  ce  contact  de  tarit  de  milliers  d'individus  ne 
pouvait  qu'augmenter  et  propager  les  germes  de  contagion,  voulut  enlever 
cet  objet  d'un  culte  si  dangereux  :  il  fut  massacré  sur  place.  Quelque  temps 
après,  la  peste  cessa,  le  peuple  attribua  son  salut  à  sa  piété.  L'image  du  Sau- 
fenr  fut  remise  à  son  ancienne  place ,  et  vénérée  plus  que  jamais.  La  porte 
qu'elle  décote  s'appelle  la  porte  Sainte ,  nul  J^usse  ne  la  traverse  sans  faire 
plusieurs  signes  de  croix,  et  pas  un  étranger,  de  quelque  religion  qu'il  fût, 
ne  pourrait  y  passer  impunément  sans  se  découvrir  la  tête.  Non  loin  de  là 
est  une  image  de  la  Vierge  entourée  d'une  auréole  de  gloire  militaire.  Elle  a 
&it  la  campagne  de  1812,  et  on  lui  attribue  la  retraite  de  notre  armée,  la  dé- 
fiûte  de  nos  malheureux  soldats. 

Je  n'en  finirais  pas  si  je  voulais  raconter  toutes  ces  légendes  et  ces  adora- 
tions de  la  religion  grecque.  C'est  ici  que  la  piété  du  peuple  russe  éclate 
dans  tonte  sa  force  et  sa  primitive  candeur.  A  Pétersbourg ,  elle  est  altérée 
par  L'influence  d'une  capitale,  par  le  rapprochement  de  différentes  églises 
et  de  différens  cultes,  par  le  contact  incessant  d'une  quantité  d'étrangers 
dont  la  plupart  arrivent  là  comme  de  vrais  mécréans.  Ailleurs,  elle  ne  peut 
s'exercer  air  un  si  large  espace,  devant  des  monumens  si  sacrés.  Moscou 
est  donc  sa  vraie  sphère.  C'est  là  que  se  trouvent  les  reliques  les  plus  pré- 
cieuses; c'est  là  que  le  miracle,  cet  enfant  de  la  foi,  comme  a  dit  Goethe,  se 
perpétue  de  génération  en  génération ,  éblouit  les  regards  et  subjugue  l'in- 
Idligence  de  la  foule.  C'est  là  enfin  que  le  peuple  a  conservé,  par  un  autre 
mirade,  au  milieu  de  la  société  jplus  ou  moins  sceptique  et  corrompue  des 
nobles  et  des  grands ,  sa  croyance  intacte ,  sa  pensée  religieuse  et  sa  ferveur 
naïve.  Moscou  est  son  sanctuaire,  sa  métropole;  il  se  découvre  la  tête  en 
voyant  de  loin  l'antique  cité,  il  l'appelle  sa  mère,  sa  ville  sainte,  et  ces 
deux  titres  expriment  à  la  fois  toute  la  tendresse  qu'il  lui  porte  et  le  sen- 
tûnent  respectueux  qu'elle  lui  inspire. 

Il  fiut  voir,  la  veille  des  jours  de  fête  et  les  dimanches ,  quand  les  battans 
de  toutes  les  cloches  sont  en  branle ,  quand  les  carillons  des  monastères ,  des 
cathédrales,  résonnent  d'une  extrémité  de  la  ville  à  l'autre,  il  faut  voir  les  mil- 
liers d'hommes,  de  femmes,  d'enfans  qui  se  pressent  autour  des  oratoires 
étroits  et  des  petites  chapelles,  ondulent  dans  les  rues  et  sur  les  places  du 
Kremlin ,  courent  d'une  ^lise  à  l'autre  pour  couvrir  de  baisers  les  ossemens 
des  saints;  il  faut  les  voirie  frapper  la  poitrine  devant  les  images  d'or  et  d'ar- 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gent,  se  prosterner  devant  les  moines,  allumer  des  lampes,  des  cierges  derant 
une  tête  du  Christ  ou  de  la  Vierge,  et  se  jeter  la  face  contre  terre.  Tout  ce 
que  j'ai  entendu  raconter  des  pratiques  des  Espagnols ,  de  leurs  prières ,  de 
leurs  signes  de  piété ,  ou  si  Ton  veut  de  superstition ,  ne  me  semble  pas  com- 
parable à  ce  que  Ton  voit  ici  deux  cents  fois  par  an. 

Pendant  le  temps  que  j'ai  passé  à  Moscou,  j'allais  chaque  jour  au  Kremlin 
et  ne  me  lassais  pas  de  contempler  ses  églises,  ses  palais.  Je  descendais  chaque 
jour  dans  la  ville,  et,  de  quelque  côté  que  je  me  dirigeasse,  j'étais  sûr  de 
trouver  sur  ma  route  les  scènes  les  plus  neuves  et  les  plus  variées.  La  ville 
brûlée  en  1812  a  conservé  presque  tout  entier,  dans  sa  reconstruction,  le 
caractère  architectural  qui  la  distinguait  autrefois.  Dans  certains  endroits, 
on  n'a  fait  que  relever  les  murs  calcinés,  renversés  par  l'incendie;  dans 
d'autres^  les  maisons  ont  été  seulement  élargies  ou  exhaussées;  du  reste 
ce  sont  encore  les  mêmes  rues  tortueuses,  les  mêmes  places  irrégulières  et  le 
même  mélange  d'édiGces  grandioses  et  d'habitations  obscures,  de  remises  et 
de  jardins.  La  police,  qui,  en  Russie,  se  mêle  de  tant  de  choses,  n'est  pas 
encore  intervenue,  à  ce  qu'il  parait ,  dans  les  plans  de  construction.  Elle  n'a 
pas  déterminé  l'alignement  des  maisons ,  la  hauteur  des  façades ,  l'emplace- 
ment des  grands  propriétaires  et  des  petits.  Chacun  a  bâti  son  nid,  qui  de  çà, 
qui  de  là,  comme  bon  lui  semblait,  avec  des  ogives  de  cathédrale  ou  des  lu- 
cames  de  grenier,  des  balcons  dentelés  ou  de  simples  escaliers  en  bois.  De  là 
le  coup  d'œil  le  plus  singulier  et  les  contrastes  les  plus  inattendus.  Vous  sortez 
d'un  riche  magasin  où  vous  avez  vu  étaler  toutes  les  richesses  de  l'industrie 
moderne,  et  vous  voilà  devant  une  misérable  boutique  où  le  moujik  à  longue 
barbe,  vêtu  comme  ses  ancêtres,  vend  de  la  même  manière^  avec  les  mêmes  frais 
d'éloquence,  les  mêmes  denrées  grossières  qui  se  vendaient  là  il  y  a  deux  cents 
ans.  Vous  admirez  l'étendue  d'un  édiGce  public,  les  colonnes,  les  balustrades 
d'une  (naison  de  grand  seigneur,  et  vos  regards  tombent  sur  une  pauvre 
échoppe  étroite  et  chétive  qui  s'appuie  sur  le  palais  comme  l'arbrisseau  trem- 
blant sur  le  tronc  du  chêne.  Vous  venez  de  traverser  un  quartier  construit  avec 
symétrie,  décoré  avec  art,  et  vous  vous  dites  :  Voilà  vraiment  une  belle  et 
grande  ville.  Faites  encore  quelque  pas,  et  vous  pourriez  bien  vous  croire  au 
milieu  d'un  pauvre  village. 

C*est  du  haut  de  la  montagne  appelée  la  montagne  des  Moineaux ,  qu'il 
faut  voir  Moscou  pour  comprendre  sa  vraie  beauté  et  jouir  de  son  ensemble. 
On  traverse  la  longue  rue  dans  laquelle  s'élève  le  splendide  hôpital  fondé  par 
le  prince  Galitzin ,  à  une  époque  où  les  chefs  de  la  noblesse  russe  étaient  en- 
core si  riches  qu'ils  pouvaient  faire  des  fondations  splendides  comme  celles  ' 
4es  rois.  Puis  voici  la  porte  de  Kalouga,  par  où  passa  la  plus  grande  partie 
de  notre  armée  en  quittant  Moscou.  Ah  !  c'est  là  une  autre  porte  sainte,  la 
porte  devant  laquelle  tout  Français  devrait  s'incliner  comme  les  Russes  de- 
vant celle  du  Kremlin ,  et  adresser  du  fond  du  cœur  un  souvenir  de  respect 
à  ceux  qui  sont  morts,  un  vœu  sympathique  à  ceux  qui  ont  survécu. 

A  peine  hors  de  la  barrière,  le  pavé  et  la  chaussée  cessent  brusquement, 


LA  RUSSIE.  113 

on  ne  trouve  plus  qu'un  chemin  raboteux ,  inégal ,  coupé  par  de  profondes 
ornières  où  Ton  risque  à  tout  instant  de  briser  son  léger  droscbki.  Cest  encore 
là  un  de  ces  contrastes  qui  ne  se  voient  qu*en  Russie,  une  ville  riche  et  gran- 
diose, et  à  quelques  pas  des  plus  belles  rues  un  chemin  auquel  la  plus  pauvre 
de  nos  communes  n'oserait  pas  donner  le  nom  de  chemin  vicinal. 

La  montagne  des  Moineaux  n'est  pas  une  montagne.  C'est  tout  simplement 
un  plateau  aride  et  nu,  bordé  qh  et  là  de  quelques  bouquets  d'arbres,  assez 
élevé  cependant  pour  que  de  là  on  puisse,  d'un  coup  d'oeil ,  embrasser  toute 
la  plaine  qui  entoure  Moscou  et  la  vieille  cité  des  tsars  avec  son  immense 
amas  de  maisons,  ses  centaines  d'églises,  de  palais,  de  couvens,  ses  clochers 
pareils  à  des  minarets,  ses  globes  étincelans,  ses  hautes  croix  rayonnant  dans 
Tair,  ses  coupoles  dorées  qui  miroitent  au  soleil ,  ses  dômes  bleus  et  étoiles 
et  ses  larges  toits  peints  en  vert.  Quelle  ville  !  On  dirait  une  mer  d'édifices; 
les  teintes  austères  du  Nord,  l'éclat  de  l'Orient,  les  flèches  élancées  du 
moyen-âge,  les  terrasses  de  l'Italie,  les  remparts  séculaires  et  les  rideaux  de 
verdure  se  marient ,  se  croisent ,  et  de  tous  les  côtés  attirent  la  pensée  et 
charment  les  regards. 

Une  seule  chose  dépare  cette  cité  si  richement  ornée  par  les  hommes  et  si 
bien  dotée  par  la  nature,  c'est  l'insuffisance  de  ses  eaux.  <^  Voyez,  disait  un  jour 
un  naïf  observateur  des  choses  humaines,  voyez  comme  la  Providence  est  sage 
et  prévoyante;  partout  où  il  y  a  une  grande  ville,  elle  a  fait  passer  un  grand 
fleuve.  »  La  Providence  n'a  pas  été  si  libérale  pour  Moscou ,  elle  ne  lui  a 
donné  que  trois  rivières  dont  deux  pourraient  fort  bien  s'appeler  des  ruisseaux 
et  dont  la  troisième,  la  Moskwa,  n'est  nullement  en  proportion  avec  l'innom- 
brable quantité  de  constructions  qui  borde  ses  rives.  Ces  trois  cours  d'eau  ne 
suffisent  pas  même  aux  besoins  quotidiens  des  trois  cent  mille  habitans  de 
Moscou.  Il  a  fallu,  pour  remplir  chaque  jour  leurs  théières  et  leurs  tonnes 
de  kvan,  creuser  des  aqueducs  et  construire  de  profonds  réservoirs. 

Au  pied  de  ce  plateau  d'où  l'on  contemple  ainsi  la  ville  aux  vieux  souve- 
nirs, l'empereur  Alexandre  avait  voulu  faire  élever  un  temple  colossal  en  mé- 
moire de  la  campagne  de  1812.  L'emplacement  choisi  pour  cette  œuvre  com- 
mémoratîve  était  un  terrain  fangeux,  entrecoupé  de  larges  crevasses  et 
entouré  de  sable.  Avant  d'oser  y  entreprendre  le  moindre  travail  de  maçon- 
nerie, il  faUait  dépenser  des  sommes  considérables  pour  aplanir  ce  sol 
inégal ,  l'affermir,  lui  donner  quelque  consistance.  Les  gens  experts  trou- 
vaient, à  vrai  dire ,  ce  choix  assez  bizarre;  mais  l'architecte  avait  vu  en  rêve, 
comme  par  une  espèce  de  révélation,  le  plan  de  son  édifice,  et  le  lieu  où  il 
fallait  l'élever.  Situation,  construction,  ensemble,  détails,  tout  dans  l'as- 
pect extérieur  de  ce  monument,  dans  la  disposition  de  ses  colonnades,  de  ses 
fenêtres  et  de  ses  gradins,  devait  avoir  un  caractère  symbolique.  Alexandre, 
qui,  comme  on  le  sait,  avait  un  penchant  assez  prononcé  pour  tout  ce  qui 
s'offrait  à  lui  avec  une  certaine  teinte  de  mysticisme  poétique  ou  religieux , 
adopta  le  plan  de  l'architecte  et  vînt  lui-même  en  grande  pompe  poser  la 
première  pierre  du  nouveau  temple  dans  le  ravin  qui  lui  était  indiqué.  Après 

TOME  1.  8 


114  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deux  ou  trois  années  de  travaux ,  on  reconnut  enfin  rimpossibllité  physique 
d^établir  dans  un  pareil  lieu  un  édifice  tel  que  celui  qui  était  projeté.  L'archi- 
t^te  fut  mis  en  prison  et  condamné  à  y  rester  jusqu'à  ce  qu'une  nouvelle 
révélation  lui  aidât  à  rendre  compte  des  sommes  considérables  dont  rem- 
ploi lui  avait  été  confié,  et  comme  il  fallait  absolument  ériger  un  temple  aux 
souvenirs  de  1812,  on  choisit  un  autre  emplacement  moins  symbolique  peut- 
être  que  le  premier,  mais  beaucoup  plus  convenable  sous  tous  les  rapports. 

Au  moment  où  nous  allions  quitter  la  montagne  des  Moineaux,  nous  vîmes 
venir  à  nous,  sur  un  léger  droschki,  un  homme  à  la  figure  grave  et  douce,  por- 
tant rhonnéte  costume  avec  lequel  on  nous  représente  ordinairement  les  no- 
taires et  les  docteurs  du  dernier  siècle  :  cravate  blanche,  frac  noir,  culotte,  et 
bas  de  soie.  Venez,  me  dit  mon  guide,  c'est  M.  Hase,  le  médecin  de  la  prison; 
vous  trouverez  en  lui  un  homme  remarquable,  et  je  le  prierai  de  vouloir  bien 
nous  conduire  au  milieu  des  pauvres  gens  dont  il  est  le  patron  et  le  soutien. 
!Nous  nous  approchâmes  du  vénérable  docteur,  qui  nous  serra  les  mains  avec 
cordialité  et  nous  emmena  aussitôt  du  côté  de  la  fatale  enceinte  où  il  répand 
chaque  jour  les  trésors  d'une  charité  vraiment  évangélique.  Cest  la  que  des 
vingt-deux  gouvernemens  arrivent,  toutes  les  semaines,  les  malheureux  con- 
damnés à  faire  le  voyage  de  Sibérie,  soit  pour  y  être  employés  aux  travaux 
forcés ,  soit  pour  y  être  détenus  comme  colons.  Ils  passent  huit  jours  dans 
cette  prison  centrale.  Le  dimanche,  on  les  revêt  d'une  veste  bigarrée,  on  leur 
rase  la  moitié  de  la  tête,  et  on  les  place,  la  chaîne  aux  pieds,  sur  des  charrettes 
découvertes  qui  les  mènent  de  station  en  station  au  lieu  de  leur  exil.  Le  docteur 
allait  assister  à  l'un  de  ces  départs.  T^ous  passâmes  au  milieu  d'une  haie  de 
soldats  en  grande  tenue,  ornement  inévitable  de  tout  cachot;  nous  entrâmes 
dans  une  grande  cour  où  ces  malheureux,  destinés  à  mourir  pour  la  plupart 
à  six  cents  lieues  de  là,  regardaient  encore  une  fois  le  ciel  qui  les  a  vus  naître, 
et  se  souvenaient  peut-être  de  la  demeure  paternelle  où  ils  ne  rentreraient 
jamais.  Des  hommes  se  promenaient  de  long  en  large,  traînant  leurs  lourdes 
chaînes  sur  le  parc;  des  femmes  étaient  assises  par  terre,  la  tête  penchée  sur 
leur  poitrine;  des  enfans,  qui  partageaient  le  sort  de  leurs  parens  et  qui  en 
ignoraient  l'amertume,  se  roulaient  en  riant  sur  les  genoux  de  leur  mère  et 
jouaient  avec  les  enfans  du  guichetier.  Plusieurs  de  ces  pauvres  gens,  con- 
damnés ainsi  à  quitter  pour  long-temps,  pour  toujours  peut-être ,  leur  pays 
natal,  leur  maison,  leurs  amis,  ne  portent  point  dans  leur  cœur  la  lèpre  du 
vice  ou  la  flétrissure  du  crime.  Les  uns  subissent  ce  châtiment  pour  une  faute 
politique,  d'autres  pour  un  Instant  de  révolte  envers  un  maître  inexorable; 
d^autres,  hélas!  sont  les  victimes  d'une  erreur  ou  d'uu  cruel  caprice.  Chaque 
seigneur  russe  a  le  droit  d'envoyer  ses  serfs  en  Sibérie,  il  ne  fait  que  les  dési- 
gner à  la  justice,  et  on  les  emprisonne,  on  leur  rase  la  tête ,  on  les  expédie  à 
Tobolsk  avec  la  chaîne  des  forçats.  Celui  qui  les  livre  à  ce  supplice  est  tenu 
seulement  de  leur  payer  une  pension  alimentaire.  Est-ce  là  une  obligation 
assez  forte  pour  l'arrêter  dans  un  mouvement  de  colère.'  Est-ce  un  moyen  de 
répression  suffisant  contre  Tinjustice  et  la  cruauté?  Il  y  a  là  dans  la  législa- 


LA  K179SHL  f  15 

Uon  ruBse  une  affreuse  laeune^  et^  par  les  larmes  de  eevx  qui  ea  ont  été  les 
vietiines,  par  les  soufËraAees  qo^ito  mH  subies:,  par  la  loi  de  Dieu,  enlfai , 
riMunamté  entière  demande  qu'dle  soit  r^arée.  On  m'a  cité  me  jeane 
femme  belle>  grandev  fnrte,  qni  ne  voulait  pas  vivre  avec  son  mari  parée  qn'il 
était  infe^  d'une  maladie  hideuse.  Le  mari  a  recours  au  seigneur;  le  sei- 
gneur, qifî,dans  un  épouvantable  sentiment  d'avarice,  pensait  peut-être  aux 
rebustes  enûm  que  cette  femme  pouvait  donner  à  ses  demaÎBes,  veut  la 
foieer  à  accomplir  son  devoir  conjugal.  Elle  résiste,  et  il  Tenvoieen  Sibérie. 
Ah  bout  de  qudques  années,  il  la  fait  revenir,  la  retrouve  inflexible  à  ses  ordres 
et  ta  condamne  de  nouveau  à  l'exil.  Le  poète  Pousehkin  racontait  qu'il  avait 
un  jour  rencontré  sur  la  route  de  Tobolsk,  parmi  les  criminels  condamnés  à 
la  déportation  pour  vols  ou  ponr  meurtres ,  une  jeune  fiHe  d'une  grâce  et 
d'une  beauté  angélique.  Après  avoir  servi  pendant  quelque  temps  comme 
une  esclave  aux  plaisirs  de  son  sultan,  cette  mallieureuse  s'était  laissée  atten- 
drir par  un  homme  qui  lui  demandait  peut-être  à  genoux  une  parole  d'amour 
que  l'autre  exigeait  impérieusement,  et  elle  allait  en  Sibérie  expier  dans  l'exil 
une  heure  de  tendre  abandon.  La  pauvre  enfant,  dit  Pousehkin ,  habituée 
pendant  quelques  années  à  toutes  les  jouissances  de  la  fortune  et  aux  rafflne- 
mens  du  luxe,  souffrait  bien  plus  que  ses  rudes  compagnons  des  fatigues  de 
son  long  voyage.  Les  cahots  de  la  voiture  lui  meurtrissaient  le  corps,  et  elle 
regrettait  de  n'avoir  plus  de  gants  pour  garantir  ses  mains  de  l'ardeur  du 
soleil.  Cependant,  au  milieu  de  ces  souffrances,  elle  ne  se  repentait  point 
d'avoir  été  trop  tendre,  elle  pariait  avec  un  accablant  mépris  de  celui  qui 
l'avait  subjuguée  par  son  autorité  souveraine,  et  emportait  avec  joie  à  l'extré- 
mité de  la  Russie  le  souvenir  de  celui  qu'elle  avait  aimé. 

A  notre  arrivée  dans  la  cour,  une  vingtaine  de  condamnés  se  précipitèrent 
au-devant  du  docteur;  ils  lui  adressaient  leurs  suppliques ,  ils  lui  pariaient 
avec  effusion ,  ils  lui  baisaient  les  mains.  Cest  lui  seul  qui  a  vraiment  pitié 
des  prisonniers  dans  cette  maison  d'agens  de  police  et  de  geôliers ,  c'est  lui 
qui  guérit  leurs  plaies,  qui  leur  donne  des  consolations  et  des  eneouragemens, 
qui  leur  distribue  des  aumônes.  Les  condamnés  ne  peuvent  point  emporter 
d'argent  avec  eux ,  mais  tout  ce  qu'ils  possèdent  et  tout  ce  que  la  charité 
pieuae  leur  accorde  est  envoyé  en  leur  nom  au  lieu  où  ils  doivent  vivre,  et 
ils  trouvent  du  moins  en  arrivant  ce  secours  pécuniaire  pour  les  aider  à  souf- 
frir les  premières  rigueurs  de  leur  captivité  ou  de  leur  bannissement. 

Nous  entrâmes  dans  une  large  salle  en  bois,  nue  et  sombre.  Devant  une 
petite  table  couverte  de  registres  était  assis  un  greffier  du  tribunal ,  homme 
dur,  sec,  inaccessible  à  toutes  les  demandes  et  requêtes,  vrai  greffier  de 
cachot,  établi  dans  ce  lieu  pour  faire  sentir  aux  prisonniers  toute  la  pesan- 
teur de  cette  balance  de  fer  qu'on  appelle  si  généreusement  la  balance  de  la 
justice.  Le  docteur  s'assit  modestement  en  face  de  lui,  et  il  s'engagea  entre 
ces  deux  hommes  d^un  caractère  si  différent  un  des  débats  les  plus  émouvans 
qa*il  soit  possible  d'imaginer. 

Les  condamnés  se  présentai^t  l'un  après  l'autre  pour  faire  une  réclama- 

8. 


116  RETUB  DBS  DEUX  MONDES. 

tion  légale ,  ou  exprimer  un  vœu  d'infortune.  Celui-ci  avait  eu  la  jambe 
entamée  par  ses  chaînes,  et  souffrait  tellement,  qu'il  avait  à  peine  la  force  de 
se  mouvoir;  il  sollicitait  la  permission  de  rester  là  jusqu'à  ce  qu'il  fût  guéri. 
Cet  autre  attendait  sa  femme,  qui  voulait  partager  son  exil ,  et  il  demandait 
un  délai  d'une  semaine.  Le  grefGer  ouvrait  froidement  son  registre  et  leur 
montrait  qu'étant  arrivés  à  la  prison  tel  jour,  ils  devaient  être  envoyés  en 
Sibérie  tel  jour,  que  toute  requête  et  toute  réclamation  étaient  par  consé- 
quent inutiles.  Le  bon  docteur  lui  laissait  paisiblement  formuler  ces  conclu* 
sions  juridiques,  puis  il  hasardait  une  humble  remarque,  puis  une  autre, 
enfin  il  se  faisait  lui-même  l'avocat  de  ces  malheureux,  et  si  toute  son  élo- 
quence compatissante  échouait  contre  l'obstination  de  son  adversaire  armé 
du  texte  des  règlemens  et  de  la  sentence  des  tribunaux ,  alors  il  intervenait 
avec  son  autorité  de  médecin  :  il  déclarait  que,  tel  homme,  telle  femme  étant 
hors  d'état  de  supporter  les  fatigues  d'une  longue  route ,  il  les  envoyait  à 
l'infirmerie ,  et  prenait  ce  fait  sous  sa  propre  responsabilité.  Le  greffier  se 
taisait,  et  le  docteur  recommençait  une  lutte  plus  difficile  :  il  s'agissait  cette 
fois  d'obtenir  un  délai  pour  ceux  qui  n'étaient  pas  malades  et  qu'il  ne  pou- 
vait prendre  légalement  sous  son  égide  de  médecin.  Cette  fois  il  devenait 
timide  et  obséquieux  comme  le  plus  pauvre  des  solliciteurs;  il  parlait  à  voix 
basse  au  greffier,  il  le  flattait,  il  le  caressait,  il  avait  toutes  sortes  de  petites 
ruses  pour  ébranler  sa  résolution;  tantôt  il  essayait  de  l'attendrir,  et  tantôt  de 
le  faire  sourire.  S'il  s'apercevait  que  ses  efforts  étaient  inutiles,  il  changeait 
brusquement  la  nature  de  l'entretien ,  il  se  mettait  à  discourir  de  chose  et 
d'autre ,  comme  s'il  eût  été  dans  un  salon ,  des  anecdotes  de  la  ville  et  des 
nouvelles  d'Allemagne.  Souvent  le  greffier,  séduit,  fasciné  par  tant  de  douces 
paroles  et  tant  de  graves  raisonnemens,  accordait  la  grâce  qu'on  lui  deman- 
dait, et  les  pauvres  prisonniers  bénissaient  leur  évangélique  docteur.  Pour 
moi,  je  ne  quittai  la  prison  qu'en  le  bénissant  comme  eux,  et  en  admirant 
l'inépuisable  bonté  de  Dieu ,  qui  met  un  secours  à  côté  de  toutes  les  infor- 
tunes, qui  adoucit  les  sentences  de  l'homme  par  la  tendresse  de  l'homme ,  les 
souffrances  du  cachot  par  la  charité. 

Tout  est  dans  tout,  a  dit  un  grammairien,  et  cet  axiome  une  fois  admis, 
on  ne  sera  point  surpris  que,  chemin  faisant,  je  me  sois  mis  à  méditer  sur  le 
sort  de  certains  états,  à  propos  d'une  prison.  La  scène  qui  se  passe  chaque 
semaine  dans  la  maison  des  exilés  de  Sibérie  ne  ressemble-t-elle  pas  à  celles 
qu'on  voit  très  fréquemment  dans  les  contrées  soumises  au  régime  absolutiste.' 
Là  il  y  a  une  autorité  impérieuse,  sévère,  difficile,  qui,  de  même  que  le  gref- 
fier, parle  au  nom  de  la  loi,  au  nom  d'une  loi  souvent  juste  dans  ses  principes, 
mais  souvent  vicieuse  dans  ses  conséquences,  et  cruelle  dans  ses  applications; 
puis  il  y  a  une  opinion  publique  indulgente ,  honnête ,  qui ,  comme  le  bon 
docteur,  prend  pitié  de  tous  les  maliieureux  et  s'intéresse  même  aux  cou- 
pables, qui  comme  lui  les  défend  par  une  raison  de  légalité  ou  intercède  pour 
eux.  Conmie  lui ,  quelquefois  elle  gagne  sa  cause  et  apparaît  tout  heureuse 
de  l'œuvre  charitable  qu'elle  vient  d'accomplir.  Comme  lui  aussi,  elle  échoue 


LA  RCSSIB.  117 

dans  868  e£fort8,  et  se  retire  à  l'écart  silencieose  et  triste.  Moscou  a  pendant 
long-temps  exercé  cet  empire  de  l'opinion.  Quand  Pétersbourg  en  était  encore 
à  son  premier  développement,  quand  le  système  autocratique  fondé  par  Pierre- 
le-Grand  n'avait  pas  encore  vaincu  toutes  les  résistances,  ni  assoupli  toutes 
les  ambitions,  il  y  avait  à  Moscou  une  aristocratie  riche,  puissante,  qui,  dans 
ses  magnifiques  châteaux,  au  milieu  de  ses  milliers  de  serfs  et  de  ses  groupes 
de  courtisans,  se  posait  encore  comme  une  royauté  fastueuse  en  Êioe  de  la 
royauté  absolue  des  tsars,  et  protestait  souvent  contre  elle  par  son  silence  ou 
par  ses  épigrammes.  Plus  d'une  fois  l'attitude  que  prenait  cette  aristocratie 
dans  des  circonstances  importantes  préoccupa  les  maîtres  de  cette  nouvelle 
capitale.  Plus  d'une  fois  Paul  P**  dans  la  joie  enfantine  de  ses  parades  mili- 
taires, Catherine  dans  la  splendeur  de  sa  gloire,  se  demandèrent  :  Que  dit-on 
à  Moscou? 

Maintenant  Moscou  a  vu  disparaître  l'un  après  l'autre  ses  plus  beaux  écus- 
sons;  le  régime  autocratique  a  tout  subjugué  et  tout  absorbé.  La  noblesse 
russe  a  passé  par  le  règne  de  I^ouis  XI,  die  en  est  à  celui  de  Richelieu,  et 
touche  peut-être  à  celui  de  Louis  XIV .  Les  fils  des  vieux  boyards  confient  leurs 
paysans  à  la  surveillance  de  leurs  starostes\  abandonnent  leurs  châteaux  à 
l'administration  d'un  intendant,  et  s'en  vont  monter  la  garde  au  palais  d'Hiver 
ou  à  Peterhof.  Les  uns  ont  besoin  d'une  place  pour  réparer  les  brèches  faites 
à  leur  fortune;  d'autres,  très  riches  encore,  sollicitent  un  titre,  une  fonction, 
qui  leur  donnent  plus  d'autorité  que  leur  richesse  ou  leur  nom  séculaire.  La 
loi  de  Pierre-leOrand  est  formelle,  et  s'exécute  à  la  lettre.  Il  faut  que  tous 
les  nobles  rosses  servent  au  moins  pendant  trois  ans  soit  à  la  cour,  comme 
gentilshommes  ou  chambellans,  soit  dans  l'administration  ou  l'armée,  et, 
pour  servir  avec  plus  d'avantage,  ils  veulent  se  rapprocher  du  souverain,  qui 
est  le  juge  suprême  de  tous  les  mérites,  l'arbitre  de  toutes  les  feveurs. 

Ceux  d'entre  eux  qui  reviennent  à  Moscou,  soit  comme  fonctionnaires 
publics,  soit  pour  y  vivre  comme  de  simples  particuliers,  y  rapportent  cet 
esprit  de  soumission  auquel  ils  ont  été  façonnés  dans  l'atmosphère  de  la  cour, 
et  ne  protestent  plus.  Mais  un  grand  nombre  de  ces  nobles  émigrés  ne  re- 
viennent pas,  et  les  belles  maisons  qu'ils  occupaient  dans  les  plus  beaux  quar- 
tiers de  la  ville  restent  désertes  ou  changent  de  destination.  Celle-ci  a  été 
achetée  par  le  gouvernement,  qui  l'a  transformée  en  édifice  public,  celle-là 
par  un  marchand  qui  y  établit  ses  comptoirs,  cette  autre  par  un  club.  Les 
larges  tapisseries  qui  décoraient  autrefois  ces  appartemens  ont  été  remplacées 
par  des  tentures  en  papier  peint,  les  riches  éditions  françaises  du  xyiii"  siècle 
par  les  contrefaçons  de  Bruxelles,  et  les  portraits  en  pied  d'une  longue  suite 
d'aïeux  par  des  lithographies  et  des  gravures  représentant  le  Passage  du 
Mont-Saint'Bemard  ou  les  Adieux  de  Fontainebleau.  Chaque  soir,  les 
salles  du  club  appellent  leurs  habitués  autour  du  billard  ou  du  jeu  de  cartes. 
Deux  fois  par  semaine  on  y  sert  un  grand  dîner,  demi-russe  et  demi-français, 
arrosé  de  kvass  et  de  vin  de  Champagne. 

Après  le  dîner,  une  douzaine  de  bohémiens  et  de  bohémiennes,  au  teint 


118  REVUE  Dn>  Mnrc  mondes. 

baMBéf  à  l'oeil  iieir,  BHMtCBt  sur  uiitf  estrade  et  fem  entendie  lenrsF  ehants 
BatÎMM».  Gei  ebants  ont  une  kannonia  étrai^  el  aanrage  :  tantdt  ils  ré- 
SOMMI  comme  WL  rire  strident  et  sardoniqne,  tantôt  comme  le  eri  d'îndé- 
ptadmoe  d'one  tribu  indomptable,  tantét  eomme  Paceent  d'an  amour  pas- 
sionné ou  d'une  joie  frénétique.  Puis  tout  à  coup  cet  élan  impétueux  s'arrête, 
une  jeune  filk  prend  la  guitan ,  et  entonne  d'une  voix  douce  et  plaintive 
une  romance  qui  a  les  iniexions  les  plus  tendres  et  les  accords  les  plus  suaves. 
Les  autres  répàtent  en  cbœur  sur  le  même  ton  la  stropbe  qu'elle  vient  de 
chanter,  et,  à  la  vue  de  ces  femmes  qui  portent  encore  sur  leur  visa^  Final- 
téraUe  empreinte  de  leur  lointaine  origine,  à  la  flamme  qui  jaillît  de  leur 
regard  ardent  et  langoureux  ^  au  soupir  mélancolique  qui  s'édiappe  de  leurs 
lèvres  pâles,  on  se  croirait  transporté  dans  ces  régions  de  TOrient  où  un  air 
chaud  et  imprégné  de  parfums  subjugue  tous  les  sens,  où  tout  invite  à  Famour 
et  au  repofi^  Le  ruisseau  par  son  murmure,  l'oiseau  par  ses  mélodies ,  le  pal- 
mier par  la  fraîcheur  de  ses  rameaux  solitaires.  La  romance  est  achevée,  et 
l'on  éboute  encore.  La  jeune  fille  remet  sa  guitare  au  chef  de  la  troupe,  qui 
a'avance,  la  tête  haute,  au  bord  de  l'estrade ,  avec  sa  jaequette  bleue  nouée 
par  une  ceinture  d'argent,  et  le  voilà  qui  fait  vibrer  d'une  main  nerveuse 
toutes  ces  cordes  naguère  caressées  si  doucement,  et  entonne  un  chant  fou- 
gueux, un  chant  qui  résonne  dans  toute  la  salle  comme  le  bruit  d'une  cascade 
ou  le  sifflement  d'un  orage;  puis^il  frappe  du  pied,  il  étend  les  bras,  il  appelle 
à  lui,  coBune  le  héros  d'une  borde  aventureuse,  touaceux  qu'il  veut  entraîner 
à  sa  suite;  les  hommes  et  les  femmes  qui  l'entourent  se  lèvent  à  cet  appel , 
s'agitent,  dansent ,  tourbillonnent  :  ce  sont  des  cris ,  des  éclats  de  vmx,  des 
transports  qui  ébranlent  et  mettent  en  mouvement  tous  les  spectateurs. 

Cette  colonie  bohémienne,  qui  est  depuis  long-temps  établie  à  Moscou, 
qui  s'y  perpétue  sans^  que  le  voisinage  des  Russes  altéré  l'originalité  de  ses 
mœurs  et  le  type  de  sa  physionomie,  possède  seule  le  secret  de  ces  chansons 
traditionnelles,  de  ces  danses  nationales,  et  le  conserve  précieusement.  Plu- 
sieurs bohémiennes  ont  inspiré  de  sérieuses  passions  dans  la  grande  viUe  de 
Moscou.  Chaque  fois,  qu'elles  apparaissent  dans  un  salon  ou  dans  un  jardin 
public,  on  voit  un  groupe  de  jeunes  gens  se  presser  autour  d'elles,  sollicitant 
un  regard,  implorant  un  sourire.  Une  d'entre  elles  est  devenue  la  légitime 
épouse  d'un  riche  gentilhomme;  d'autres  ont  vendu  chèrement  un  aveu 
d'amour.  Presque  toutes  ont  eu  leur  Toman;  un  de  ces  romans  a  inspiré  à 
Pouschkin  l'idée  d'un  de  ses  meilleurs  poèmes. 

Mais,  quelles  que  soient  les  séductions  qui  les  entourent,  les  bohémiennes 
ne  se  séparent  guère  de  leur  tribu ,  ou ,  si  elles  la  quittent  pour  quelque 
temps,  elles  y  retournent,  dès  qu'elles  sont  libres,  comme  des  brebis  à  leur 
bercail,  et,  à  les  voir  reprendre  gaiement  la  guitare  et  danser  sur  l'estrade 
avec  leurs  compagnons,  on  sent  que  rien  ne  vaut  pour  elles  les  joies  de  la  vie 
indépendante,  l'orgueil  de  parader  sur  une  estrade  commodes  bayadères 
et  de  chanter  des  chants  qu'elles  seules  connaissent.  Pavais  eu,  dans  ma  sim- 
plicité de  voyagenr,  la  prétention  de  rapporter  en  France  quelquea*uiM8  de 


LA  HUSiSIE.  119 

ces  mélodies  singulières.  Je  me  fis  présenter  au  chef  de  la  troupe,  et  lui  de- 
mandai respectueusement  s'il  ne  pourrait  pas  m'en  noter  quelques-unes*  Il 
me  regarda  du  haut  de  jsa  grandeur,  comme  un  souverain  qui  parleii  un  suje^ 
audacieux,  et  me  répondit  par  une  phrase  laconique  qui  se  traduisait  mot 
pour  mot  en  ce  vers  de  douze  pieds  : 

Ce  que  Tame  a  senti ,  la  main  ne  peut  récrire. 

Puis  il  me  tourna  le  dos  et  s'en  alla  recevoir  les  félicitations  de  ses  courtisans. 

Tous  les  convives  du  bal,  jeunes  et  vieux ,  au  nombre  de  plus  de  deux 
cents,  avaient  assisté  à  cette  scène  musicale  avec  un  vif  intérêt  et  applaudi  à 
différentes  reprises  avec  enthousiasme.  Quoique  les  bohémiennes  se  montrent 
souvent  dans  les  réunions  publiques  de  Moscou',  chaque  fois  qu'on  les  voit 
revenir  avec  leur  manteau  de  pourpre  et  leur  turban,  chaque  fois  qu'elles 
entonnent  leurs  singuliers  chants ,  dles  excitent  autour  d'elles  un  nouveau 
sentiment  de  curiosité  et  une  vive  émotion.  Il  semble  que  les  souvenirs  de 
leur  patrie  lointaine  se  réveillent  à  leur  vue,  et  que  Tiniluence  jadis  exercée 
par  rOrîent  sur  Moscou  se  perpétue  par  l'aspect  de  ces  noires  beautés,  par 
les  mélodies  de  la  tribu  nomade.  Dès  qu'elles  eurent  quitté  d'un  pas  léger 
leur  estrade,  tous  les  spectateurs  se  dispersèrent  dans  les  salles  voisines,  et 
s'assirent  deux  à  deux,  quatre  à  quatre,  autour  des  jeux  de  cartes.  Un  instant 
après,  ils  étaient  absorbés  dans  la  contemidation  des  as  et  l'amour  des  mata- 
dors. Le  salon  de  lecture,  enrichi  de  tous  les  livrés  étrangers  et  de  tous  les 
journaux  français,  allemands,  anglais  tolérés  par  la  censure,  resta,  je  dois.le 
dire,  à  peu  près  désert. 

La  ville  de  Moscou,  si  grande  qu'elle  soit,  a  pris  déjà  les  allures  d'une  ¥ille 
de  province.  Le  pouvoir  suprême  n'est  pas  là ,  on  a  les  yeux  tournés  du  côté 
de  Pétersbourg;  on  se  demande  des  nouvelles  de  l'empereur  et  des  princes,  on 
fait  de  petites  histoires  sur  les  gens  de  la  cour  et  les-officiers  du  palais,  comme 
on  en  fait  dans  nos  chefs-lieux  de  préfecture  sur  les  ministres  et  les  chambres. 
La  curiosité  d'une  population  avide  de  connaître  les  actions  et  la  pensée  des 
hommes  qui  la  régissent  s*alim^te  par  les  commentaires  de  gazettes,  les 
dironiques  de  salons;  éloignée  des  hautes  affaires,  la  cité  s'abandonne  au  dés- 
ceuvrement,  et,  pour  échapper  à  l'ennui,  se  jette  dans  le  tourbillon  des  fêtes 
et  des  bals.  Après  Vienne,  je  ne  connais  pas  une  ville  où  la  société  soit  aussi 
juréoccupée  du  soin  de  bien  vivre  qu'à  Moscou.  Chaque  anniversaire  est  célébré 
par  elle  avec  empressement,  chaque  solennité  religieuse  ou  politique  lui 
apporte  quelque  joie  épicurienne.  La  religion  grecque  seconde  merveilleuse- 
ment, sous  ce  rapport,  les  instincts  de  plaisir  de  cette  population.  Le  mar- 
Qnrologe  grec  a  conservé  des  myriades  de.  héros  chrétiens,  d'apôtres  misacu- 
leox,  de  palmes  et  d'auréoles.  Le  calendrier  de  l'église  n'a  pas  encore  subi 
les  atteintes  d'une  main  profane;  il  indique  plus  de.eent  cinquante  jours  de 
fite  par  an,  et  quand  la  matinée  de  ces  jours  pieux  a  été  employée  en  prières 
et  en  pèlerinages  dans  les  églises,  l'après-midi  et  la  soirée  peuvent  être  sans 
lemords  consacrés  aux  promenades  joyeuses  et  au  dolce  far  niente.  Ces 


120  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jours-là,  les  quartiers  de  Moscou  se  dépeuplent  comme  les  villes  d'Allemagne 
par  un  beau  dimanche  d'été;  tout  le  monde  s'en  va  errer  gaiement  dans  les 
environs;  sous  les  verts  rameaux  du  parc  de  Petrowski,  entre  les  pins  touffus 
de  Sagolnik.  Les  femmes  du  monde  se  promènent  en  grande  toilette  dans 
d'élégantes  voitures  à  quatre  chevaux;  les  bons  bourgeois  s'asseoient  sur  le 
gazon  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfans.  Toute  la  forêt  est  parsemée  de 
petites  tables  couvertes  de  tasses  en  porcelaine;  de  tous  côtés  s'élève  la  fumée 
odorante  du  samovar  (1).  On  se  croirait  au  sein  d'une  population  émigrante, 
qui  ferait  une  halte  vers  le  milieu  de  la  journée.  Puis  voilà  que  les  musiciens 
entrent  dans  leur  pavillon,  voilà  que  dans  cette  forêt  du  Nord  réwnnent  tour 
à  tour  les  plus  belles  mélodies  italiennes,  quelque  vieux  chant  national  qui 
émeut  tous  les  cœurs,  et  l'air  de  la  mazurka,  qui  met  en  branle  filles  et 
garçons.  La  foule  s'accrott,  les  riches  équipages  tournent  par  les  allées  de 
sable  et  se  succèdent  sans  interruption;  le  peuple  est  là  qui  court,  qui  chante, 
ou  qui  contemple  en  silence  le  luxe  des  modes  parisiennes ,  renouvelées  à 
chaque  saison  dans  sa  vieille  cité ,  et  le  faste  de  son  aristocratie.  Le  Prater 
n'est  pas  plus  riant,  et  Longchamps,  dans  ses  jours  sans  nuages,  n'est  pas 
plus  splendide. 

Je  ferais  grand  tort  pourtant  à  la  ville  de  Moscou,  si,  en  essayant  ainsi  de 
décrire  ses  mœurs  aimables,  je  pouvais  donner  à  penser  qu'elle  ne  songe 
qu'à  ses  promenades  et  à  ses  brillantes  réunions.  Il  y  a  là  au  contraire  un 
mouvement  commercial  et  industriel  qui  grandit  d'année  en  année ,  et  un 
mouvement  littéraire  très  caractéristique  et  très  distingué. 

Le  Gastinoi-Dvor,  immense  bazar  plus  vaste  encore  et  plus  riche  que 
celui  de  Pétersbourg,  est  le  point  central  d'une  population  active,  laborieuse, 
qui  a  le  génie  du  négoce  et  l'instinct  de  toutes  les  spéculations.  A  voir  les 
sombres  galeries  de  cet  édifice,  ses  boutiques  étroites,  ses  magasins  sans  luxe 
et  sans  étalage,  on  croirait  volontiers  que  ce  bazar  n'est  ouvert  qu'à  quelques 
modestes  trafiquans  en  détail ,  et  il  renferme  des  entrepôts  où  les  marchan- 
dises les  plus  précieuses  s'entassent  par  tonnes  et  par  quintaux.  11  y  a  là  des 
générations  entières  d'acheteurs  et  de  vendeurs,  qui  ont  sucé,  pour  ainsi  dire, 
comme  les  Hollandais,  l'amour  des  chiffres  avec  le  lait  maternel.  Cet  homme 
que  vous  voyez  avec  la  longue  barbe  de  moujik,  vêtu  d'une  méchante  redin- 
gote râpée,  se  promenant  de  long  en  large  devant  sa  boutique,  comme  s'il 
cherchait  une  occasion  de  vendre  une  paire  de  vieilles  bottes ,  fait  des  affaires 
avec  le  monde  entier,  reçoit  des  cargaisons  de  denrées  de  la  Perse  et  de  la 
Chine,  de  l'Angleterre  et  de  la  France.  Cet  autre  qui  est  penché  sur  son  pu- 
pitre, et  travaille  du  matin  au  soir  comme  un  pauvre  serviteur  tremblant 
de  mécontenter  son  maître,  possède  dix  maisons  en  ville  et  place  des  millions 
à  la  banque.  En  voici  un  qui  s'en  va  modestement  dans  un  cabaret  voisin 
fumer  une  pipe  de  terre  et  prendre  une  tasse  de  thé,  et,  pendant  qu'il  compte 

(1)  Grande  et  haute  théière  en  bronze,  meuble  essentiellement  populaire  et 
national. 


LA  RUSSIE.  121 

un  à  un,  d'une  main  serrée,  les  quinze  ou  vingt  copecks  quil  doit  payer  pour 
sa  dépense,  cinq  cents  ouvriers  travaillent  pour  lui  dans  une  de  ses  fabri- 
ques, et  deux  cents  maçons  lui  construisent  à  grands  frais  un  nouvel  atelier. 

Ce  qu'on  raconte  de  la  fortune  de  ces  marchands,  de  leur  esprit  d'industrie 
et  de  leurs  habitudes  d'économie ,  est  prodigieux.  Il  n'y  a  qu'Amsterdam 
où  l'on  trouverait  à  la  fois  tant  d'or  et  de  telles  habitudes.  Quelques-uns  de 
ces  négocians,  héritiers  des  billets  de  banque  de  leurs  pères,  ou  enrichis  par 
leurs  propres  travaux ,  commencent  cependant  à  sortir  des  obscures  régions 
du  Gastinoi-Dvor.  Ils  se  bâtissent  d'élégantes  maisons  dans  les  plus  beaux 
quartiers  de  Moscou,  ou  achètent  les  hôtels  des  grands  seigneurs,  quelquefois 
pour  y  goûter  à  leur  tour  les  joies  de  l'opulence,  souvent  aussi  pour  en  faire 
un  objet  de  spéculation.  Ce  qui  existe  depuis  long-temps  en  France  apparaît 
déjà  de  côté  et  d'autre  à  Moscou.  Le  salon  nobiliaire  est  occupé  par  une 
filature,  le  parc  et  le  parterre  se  transforment  en  champs  de  betteraves.  Les 
fortunes  aristocratiques  s'écroulent,  et  l'industrie  s'élève  sur  leurs  ruines. 
En  même  temps,  la  science  et  la  littérature  s'avancent  d'un  pas  rapide  à  la 
suite  des  maîtres  étrangers  qui  leur  ont  donné  un  premier  essor,  ou  qui  leur 
servent  encore  de  modèles. 

Il  existe  à  Moscou  cent  vingt  presses,  plusieurs  riches  librairies  étrangères, 
parmi  lesquelles  on  distingue  celle  de  M.  Semen,  et  plusieurs  sociétés  scien- 
tifiques qui  ont  déjà  amassé  d'importantes  collections.  L'université,  fondée 
par  l'impératrice  Elisabeth  en  1755,  réorganisée  par  Alexandre  en  1804, 
compte  un  millier  d'élèves,  et  plusieurs  de  ses  professeurs  sont  des  hommes 
très  distmgués.  L'un  d'eux,  M.  Schewireff,  publie  depuis  deux  ans  environ 
une  revue  mensuelle  intitulée  le  Moscovite,  dont  le  succès  s'accroît  de  jour 
en  jour.  Le  but  des  fondateurs  de  ce  recueil ,  qui  a  l'étendue  matérielle  des 
revues  anglaises  les  plus  compactes,  est  de  faire  connaître  tantôt  par  des  tra- 
ductions, tantôt  par  des  critiques  et  des  analyses,  les  principales  productions 
de  la  littérature  étrangère,  et  d'éveiller,  de  propager,  par  des  recherches  his- 
toriques ou  biographiques  et  des  chants  populaires,  le  culte  des  souvenirs  na- 
tionaux et  le  sentiment  de  la  poésie  russe.  Le  Moscovite  rallie  à  cette  double 
pensée  une  jeunesse  studieuse,  intelligente,  et  animée  d'un  vif  sentiment  de 
patriotisme.  Plusieurs  de  ses  collaborateurs  ont  voyagé  dans  les  pays  étran- 
gers; ils  en  ont  étudié  les  langues,  les  mœurs,  les  œuvres  littéraires  et  scienti- 
fiques, et,  tout  en  conservant  une  profonde  prédilection  pour  leur  sainte  cité 
de  Moscou,  pour  ses  souvenirs  et  ses  monumens,  tout  en  parlant  avec  en- 
thousiasme des  progrès  de  leur  terre  natale,  des  qualités  de  leur  nation  et  de 
son  avenir,  ils  n'en  rendent  pas  moins  justice  au  mérite  des  autres  peuples, 
à  leur  gloire,  à  leur  génie.  Ils  recherchent  avec  avidité  les  publications  de 
l'Allemagne,  de  la  France  et  de  l'Angleterre.  La  censure  russe,  si  sévère  à 
l'égard  du  public,  s'adoucit  en  faveur  des  hommes  qui  portent  dans  le  do- 
maine de  la  science  un  caractère  ofliciel.  Tout  professeur  peut  avoir  la  plu- 
part des  livres  mis  à  l'index;  il  suffit  qu'il  les  demande  pour  lui-même  par 
écrit.  Je  me  souviens  de  mainte  heure  charmante  passée  avec  le  directeur  du 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Moscovite  et  quelques-uns  de  ses  amis.  Je  D*avais  rien  à  leur  apprendre,  ni 
sur  notre  littérature  actuelle  ni  sur  nos  principaux  écrivains  :  ils  connaissaient 
nos  productions  les  plus  récentes  et  les  jugeaient  avec  une  rare  délicatesse; 
et  moi,  que  de  questions  j'avais  à  leur  faire,  que  de  reuseignemens  à  leur  de- 
mander! Je  me  rappelle  surtout  une  heureuse  soirée  où  nous  nous  trouvâmes 
réunis  à  la  campagne,  dans  la  maison  d*un  jeune  romancier.  Au  milieu  d*une 
verte  pelouse,  sous  les  rameaux  des  tilleuls  en  fleurs,  les  poètes  russes  me 
racontaient  tour  à  tour  leurs  études,  leurs  travaux,  leurs  pensées.  On  eût  dit 
une  églogue  antique  transportée  sous  le  ciel  de  Moscou.  L'un  d'eux,. M.  Ka- 
mékoff,  nous  lut  ces  vers,  qu'il  voulut  bien  ensuite  me  transcrire.  C'était 
une  chose  curieuse  pour  moi  d'entendre  ainsi  parler  de  Napoléon  à  quelques 
lieues  de  la  ville  qu'on  avait  incendiée  devant  lui ,  et  d'écouter  au  sein  de  la 
Russie  ce  dithyrambe  adressé  à  l'Angleterre,  au  moment  où  les  vaisseaux  an- 
glais allaient  envahir  les  rives  d'un  nouvel  empire. 

ICAPOLÉOIf. 

a  Ce  n'est  pas  )a  force  des  peuples  qui  t'a  élevé,  ce  n'est  pas  une  volonté 
étrangère  qui  t'a  couronué.  Tu  as  régné,  combattu,  remporté  des  victoires, 
tu  as  foulé  la  terre  de  ton  pied  de  fer,  tu  as  posé  sur  ta  tête  le  diadème  formé 
de  tes  mains,  tu  as  sacré  ton  front  par  ta  propre  puissance. 

«  Ce  n'est  point  la  forée  des  peuples  qui  t'a  terrassé,  on  n'a  pas  vu  paraître 
un  rival  égal  à  toi  ;  mais  c^oi  qui  a  mis  une  borne  à  l'Océan ,  celui-là  a  brisé 
ton  glaive  dans  le  combat,  fondu  ta  couronne  dans  un  saint  incendie,  el 
recouvert  de  neige  tes  légions. 

«  Elle  s'est  éclipsée,  l'étoile  des  cieux  obscurcis.  La  grandeur  humaine  est 
tombée  dans  la  poussière.  Dîtes-moi,  un  nouveau  matin  ne  brille-t-il  pas  à 
l'horizon?  Une  nouvelle  moisson  ne  renattra-t-e)le  pas  de  cette  cendre?  Ré- 
pondez ;  le  monde  attend  avec  effroi  et  avidité  une  pensée  et  une  parole  puis- 
sante. » 

A  L'ANGLETERRE. 

«  Ile  pompeuse,  île  de  merveilles,  tu  es  l'ornement  de  l'univers,  la  plus 
belle  émeraude  dans  le  diadème  des  mers! 

«  Redoutable  gardien  de  la  liberté,  destructeur  de  toute  force  ennemie, 
l'Océan  répand  autour  de  toi  l'immensité  de  ses  ondes  1 

«  11  est  sans  fond,  il  est  sans  bornes,  il  est  ennemi  de  la  terre;  mais  humble 
et  soumis,  il  te  regarde  avec  amour. 

«  Patrie  de  la  sainte  liberté,  terre  fortunée  et  bénie!  quelle  vie  dans  tes 
innombrables  populations  !  quel  éclat  dans  tes  riches  campagnes! 

a  Comme  elle  est  éclatante  sur  ton  front,  la  couronne  de  la  science!  Comme 
ils  sont  nobles  et  sonores ,  les  chants  que  tu  as  fait  entendre  à  l'univers  ! 


LA  RUSSIE.  138 

«  Toute  respleDdîssante  d'or,  toute  rayonnante  de  pensée,  tu  es  heureuse^ 
tu  es  riche,  tu  es  pleine  de  luxe  et  de  force. 

«  Et  les  nations  les  plus  lointaines,  tournant  vers  toi  leurs  regards  timides, 
se  demandent  quelles  seront  les  lois  nouvelles  que  tu  prescriras  à  leur  destin. 

«  Mais  parce  que  tu  es  perfide,  mais  parce  que  tu  es  orgueilleuse,  mais 
parce  que  tu  mets  la  gloire  terrestre  au-dessus  du  jugement  divin; 

«  Mais  parce  que,  d'une  main  sacrilège,  tu  as  enchaîné  Téglise  de  Dieu  au 
pied  du  trône  terre-stre  et  passager  : 

«  U  viendra  pour  toi,  ô  reine  des  mers  !  il  viendra  un  jour,  et  ce  jour  n'est 
pas  loin,  où  ton  éclat,  ton  or,  ta  pourpre,  disparaîtront  comme  un  rêve. 

«  La  loudre  jBTéteiiidra  dans  tes  mains;  t»n flaiw  cessera  de  briller,  et  le 
don  des  lumineuses  pensées  sera  retiré  à  tes  enfans. 

«  Et,  oubliant  ton  royal  pavillon,  les  vagues  de  l'Océan  bondiront  de  nou- 
veau, libres,  capricieuses  et  sonores. 

«  Et  Dieu  choisira  une  nation  humble,  pleine  de  foi  et  de  miracles,  pour 
loi  confier  les  destins  de  l'univers,  la  foudre  de  la  terre,  et  la  voix  du  ciel  !  » 

Ai-je  besoin  de  dire  que  cette  nation  humble,  pleine  de  foi  et  de  miracles, 
dont  parle  le  poète,  est  la  nation  russe.  C'est  une  pensée  que  j'ai  souvent 
entendu  exprijner  en  Kussîe,  dans  les  salons  comme  4iaiis  les  sociétés  univer- 
ntaires.  Lts  Bêêbbbê  n'Iiéntent  pas  à  «'atlhim«r  «ne  miasioQ  devégénération 
sociale  et  l'empire  du  inonde.  A  Péterrixmrg,  ils  regardent  vers  l'avenir  avec 
la  confiance  que  leur  donnent  le  rapide  et  prodigieux  développement  de  leur 
jeune  capitale  et  l'auréole  du  pouvoir.  A  Moscou ,  c'est  le  cœur  même  de  la 
nation  qui  se  nourrit  d*espérances  gigantesques  dans  le  sanctuaire  de  sa  foi 
et  de  son  histoire  ^  dans  l'enoeinla  des  iwun  qui  «nt  afiâtÀk  glaive  des  Tar- 
tares  et  les  foudres  de  Pïapoléon. 

'X.  Marmieb. 


•ssse 


DES  LOIS  ANGLAISES 


SUR 


LE  TRAVAIL  DES  ENFANS 


DABIS   LES  MANUFACTURES  ET  DANS   LES   MIIIES. 


1.  »  Report  from  the  sélect  Committee  oiv  the  Act  for  the 

REGULATION  OF  MILLS  AND  FACTORIES.  ^  II.  ^  MINUTES  OF 

ETIDBNCB,  ETC.  ORDBRBD,  BT  THE  H0U8B  OF 

COMMMONS,  TO  BB  PRINTED. 

1841. —  2  vol  in-P». 

III.  —  Report  of  the  Children  emplotement  Comiiissionners  : 

Mines  and  Collieries.  Presented  to  both  housbs 

of  parliahent,  bt  command  of  her  hajestt. 

18ia.  ^  3  ¥ol.  in-f^. 


Aucun  pays  ne  s'est  Jamais  préoccupé  du  sort  des  classes  pauvres  autant 
que  FAngleterre.  Serait-ce,  comme  le  supposent  quelques  personnes,  que 
depuis  la  révolution  récente  qui  a  soumis  le  sort  de  tant  de  milliers  d'hommes 
aux  orageuses  variations  de  la  grande  industrie,  le  paupérisme  ait  pris  dans 
la  Grande-Bretagne  un  plus  vaste  développement,  y  ait  été  accompagné  de 
plus  lamentables  misères  que  dans  les  autres  pays  de  FEurope?  Il  est  permis 
d'en  douter.  Devant  les  tristes  révélations  des  minutieuses  enquêtes  que 
TAngleterre  instruit  chaque  jour  sur  la  condition  de  ses  classes  laborieuses, 
si  nous  pouvons  nous  féliciter  d'avoir  sur  elle  à  cet  égard  un  avantage, 
hélas!  trop  désirable,  il  est  à  craindre  que  cette  supériorité  ne  repose  en 


TRAVAIL  DES  RNFANS  DANS  LBS  MINES.  125 

grande  partie  sur  notre  peu  de  zèle  à  étudier  chez  nous  le  sort  de  cette  partie 
de  la  population  qui,  vouée  aux  travaux  les  plus  pénibles  et  les  plus  incer- 
tains, lutte  vainement  contre  Findigence.  Pourquoi  donc  de  Fantre  côté  du 
détroit  une  sollicitude  si  vive  dans  son  expression,  et  non  moins  active  dans 
la  pratique?  Nous  croyons  en  apercevoir  le  mobile  principal  dans  un  intérêt 
politique;  nous  y  voyons  le  calcul  d*une  aristocratie  depuis  long-temps  ac- 
coutumée à  ne  jamais  fermer  les  yeux  sur  les  périls  qui  la  menacent,  et  qui 
jusqu'à  présent  a  toujours  su  conjurer  par  son  habileté  ceux  qu'elle  n*a  pu 
prévenir  par  sa  vigilance. 

Sans  doute ,  dans  les  vieilles  sociétés ,  la  force  même  des  choses  fait  de 
ceux  qui  n*ont  pas  des  moyens  assurés  d'existence  les  ennemis  naturels  des 
aristocraties;  mais  la  situation  de  la  population  laborieuse  de  la  Grande- 
Bretagne  à  regard  de  la  classe  qui  a  le  monopole  héréditaire  de  la  fortune 
et  de  l'autorité,  présente  aujourd'hui  un  caractère  d'une  gravité  toute  nouvelle 
dans  l'histoire  d'Angleterre.  Lorsqu'elle  était  employée  presque  tout  entière 
aux  travaux  agricoles,  cette  population  était  incapable  de  susciter  des  em- 
barras sérieux.  Habituée  au  patronage  des  grands  propriétaires  auxquels  son 
existence  était  liée ,  disséminée  d'ailleurs  sur  un  pays  étendu ,  il  eût  été  diffi- 
cile qu'elle  trouvât  dans  des  souffrances  communes  le  concert,  l'union,  qui 
font  la  force  des  masses,  et  qu'elle  pût  exercer  sur  les  affaires  de  l'état  une 
influence  réelle.  Aussi ,  dans  une  grande  circonstance,  aux  élections  parle* 
mentaires,  lorsque  la  constitution  du  pays  lui  offrait  le  moyen  de  faire  en- 
tendre sa  voix,  cédant  aux  propriétaires  du  sol ,  comme  une  autre  redevance 
du  fermage,  les  pouvoirs  d'un  jour  qui  étaient  mis  entre  ses  mains ,  elle  ne 
semblait  s'en  servir  que  pour  ajouter  à  l'état  de  choses  auquel  elle  était 
assujettie  l'éclatante  sanction  d'une  soumission  volontaire.  D'ailleurs,  les 
seuls  besoins  auxquels  elle  fût  sensible,  les  premiers  besoins  de  la  vie,  étaient 
assurés  à  ceux  de  ses  membres  qui  ne  pouvaient  y  subvenir  en  travaillant, 
par  une  législation  spéciale,  les  lois  des  pauvres  :  tactique  habile  du  patriciat, 
qui  au  fond  aggravait  le  paupérisme,  mais  en  l'endormant.  Également  divisés 
et  accessibles  aux  mêmes  influences,  les  ouvriers  de  la  petite  industrie  ne 
présentaient  pas  d'obstacle  plus  grave.  Il  n'y  avait  pas  de  peuple  alors  en 
Angleterre,  dans  le  sens  politique  de  ce  mot;  l'élément  plébéien  et  démocra- 
tique ne  se  montrait  pas  encore  en  présence  de  l'aristocratie  souveraine. 

Les  découvertes  d' Arkwright  et  de  Watt  n'ont  pas  fait  une  révolution  moins 
importante  en  politique  que  dans  le  commerce  et  dans  l'industrie,  car  elles 
ont  complètement  changé  cette  situation.  Les  forces  énormes  que  les  inven- 
tions de  ces  deux  grands  hommes  ont  mises  à  la  disposition  de  l'industrie 
ont  donné  à  l'Angleterre  l'immense  puissance  de  production  qui  semble  en 
avoir  fait  le  grand  atelier  du  monde,  et,  remarquable  phénomène!  ces  ma- 
chines, qui  paraissaient  destinées  à  diminuer  l'emploi  des  forces  humaines, 
l'ont  accru  au  contraire  dans  une  proportion  parallèle  à  l'augmentation  des 
produits  qu'elles  ont  offerts  aux  consommateurs.  La  grande  industrie,  le/ac- 
tory  System,  comme  disent  les  Anglais ,  a  suscité  une  population  nouvelle, 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  population  manu£aMïturière,  qui  grandit  sans  cesse  non-seulement  par  son 
propre  dévèioppement ,  mais  ^i  se  recrutant  chaque  jour  parmi  les  ouvriers 
de  l'agriculture.  Le  prolétariat  de  la  grande  industrie  est  bien  différent  du 
prolétariat  agricole.  Il  est  groupé  par  grandes  masses  sur  quelques  points. 
Ses  travailleurs  se  rencontrent  souvent  réunis  par  centaines  dans  la  même 
fabrique,  et  quelquefois  par  milliers.  Ils  composent,  dans  les  centres  où  les 
intérêts  commerciaux  les  rassemblent,  de  formidables  g^nisons  industrielles, 
uniformément  disciplinées  par  la  régularité  des  mêmes  travaux.  Les  chiffres 
à  cet  égard  sont  menaçans.  Sans  parler  des  grandes  villes,  de  Manchester,  de 
Birmingham,  où  Ton  rencontre  50,000,  60,000  ouvriers,  on  en  compte  à 
Leeds,  par  exemple,  10,000  employés  seulement  à  la  manufacture  du  drap; 
dans  la  commune  de  Macclesfleld,  6,000  employés  au  coton,  1,000  à  la  soie 
et  5,000  aux  tissus  de  soie  et  coton;  à  Spitafields,  les  soieries  occupent  5,000 
ouvriers;  les  rubans,  2,000  à  Coventry.  Il  y  en  a  12,000  à  Halifax  pour  le 
drap,  7,000  à  Bradford;  dans  la  petite  ville  de  Paisley  (Renfrewshire,  en 
Éeosse  ),  6,000  ouvriers  travaillent  à  la  filature  de  coton;  la  même  industrie 
en  occupe  20,000  à  Glasgow.  Dans  les  trois  cantons  d'Ugbrigg,  de  Morley  et 
de  Sheprack,  dans  le  West-Riding  du  Yorkshire ,  68,000  ouvriers  adultes 
sont  employés  à  la  fabrication  du  drap,  etc.  (1).  En  somme,  le  nombre  des 
ouvriers  des  grandes  manufacturés  dépasse  400,000.  Leurs  conditions  d'exis- 
tence sont  liées  à  un  petit  nombre  d'industries,  celles  du  coton ,  de  la  laine, 
des  soies,  du  lin,  de  la  quincaillerie,  des  mises,  pour  ne  citer  que  les  princi- 
pales. Les  travaux  des  mines  de  houille,  par  exemple,  emploient  185,000  per- 
sonnes; l'industrie  des  fers,  70,000;  celle  des  laines,  100,000;  celle  des  soies, 
200,000;  celle  des  lins,  30,000;  le  filage  et  le  tissage  du  coton,  220,000  (2).  Les 
souffrances  de  ce  petit  nombre  d'industries  touchent  à  un  très  grand  nombre 
d'existences;  mais  l'agitation  que  les  fluctuations  commerciales  peuvent  pro- 
duire devient  bien  plus  redoutable,  lorsque  la  crise  ébranle  l'industrie  tout 
entière,  lorsqu'une  commotion  fatale  jette  la  perturbation  dans  toutes  les 
affaires,  et,  ce  qui  augmente  encore  la  gravité  de  cette  considération,  une 
expérience  de  près  d'un  demi-siècle  prouve  qu'au  moins  une  année  sur  cinq 
ramène  périodiquement  ce  terrible  dérangement  dans  la  machine  économique 
de  l'Angleterre.  A  ces  difficiles  époques,  lorsque  le  plus  grand  nombre  des 
fabriques  se  ferment,  lorsque  les  autres  sont  forcées  de  diminuer  leurs  pertes 
par  la  diminution  des  salaires,  la  Mm  réveille  au  sein  des  populations  manu- 
facturières les  questions  les  plus  brûlantes.  Elles  s'interrogent  sur  les  causes 
de  leurs  jnaux  :  s'inquiétant  peu  des  oîreonstanoes  aeoÀdentdles  et  fatales  çii 
les  ont  amenés,  elles  eroîent  les  v<Mr  là  où  les  leur  montrent  les  démagogues, 
dans  la  eonsëtution  du  pays,  dans  la  direction  générale  du  gouvernement. 
Elles  prennent  atora  une  attitude  politique.  C'est  ainsi  que  l'établissement  de 

(1)  Andrew  Ure,  Pkihmfpky  ûf  Mémtfaeimrei,  part.  I ,  ebap.  in.  StaHsties. 
<S)  Mmo-CmUoeh'ê  Siatiêiieta  Aoomnd^Uk»  MrUUh  Empire,  tom.  I,  part.  m. 
AiiiMlry  ofikêBHtiÊKMmfin. 


TRAVAIL  DES  ENFANS  DANS  LES  MINES.  127 

la  grande  industrie  a  créé  en  Angleterre  un  élément,  une  force  vraiment  dé- 
mocraitiqoe.  Cette  force  s'est  mise  d'abord  au  senice  du  parti  radical,  quî 
n'était  que  réformiste;  aujourd'hui  elle  se  prête  au  chartisme  et  menace  de 
devenir  révolntionnaire.  Déjà  la  dernière  de  ses  manifestations,  celle  que  nous 
avons  vue  cette  année,  a  pris  un  caractère  de  résolution  grave  et  sombre  qu^on 
ne  connaissait  pas  encore  aux  émotions  populaires  en  Angleterre.  Pour  la 
prNDière  fois,  sur  toute  la  surface  de  la  Grande-Bretagne ,  on  a  vu  au  même 
instant  pins  de  400,000  ouvriers  quitter  leurs  ateliers,  interrompre  tout  tra- 
vail pendant  une  semaine,  et  réaliser  la  première  menace  du  chartisme,  le  jour 
do  repos,  le  holyday.  Ce  concert  dans  une  résolution  négative  est  déjà  bien 
effirayant  :  on  dirait  les  secessiones  de  la  plèbe  romaine.  De  là  à  la  rébellion  et 
à  la  violence,  quelle  distance  y  a-t-il  ?  C'est  un  problème  que  les  plus  coura- 
g^ix  et  ks  plus  confians  ne  sauraient  envisager  sans  inquiétude. 

Si  raristocratle  britannique  eût  pu  prévoir  les  dangers  politiques  que  re 
celait  la  grande  industrie ,  si ,  comme  le  disait  naguère  un  de  ses  organes 
les  plus  accrédités  (1),  elle  avait  pu  constituer  un  état  à  priori^  une  utopie, 
sans  donte  elle  se  serait  gardée  de  s'engager  dans  la  voie  où  Ta  précipitée  une 
impulsion  aveugle;  mais,  tout  en  acceptant  comme  fait  accompli  et  irrévocable 
la  constitution  industrielle  que  la  nature  des  choses  a 'donnée  à  la  Grande- 
Bretagne,  on  comprend  qu'elle  doive  toujours  la  voir  avec  méflance,  avec 
crainte,  et  qu'elle  cherche  à  modérer,  à  neutraliser,  à  combattre  de  toutes  ses 
forces  les  coups  que  l'industrie  porte  chaque  jour  à  l'édifice  ébranlé  de  la 
vieille  An^eterre.  L'intérêt  de  sa  conservation  lui  a  commandé  cette  con- 
duite, et  la  loi  dont  nous  non»  proposons  d'examiner  ici  les  résultats  déjà 
accomplis  et  les  développemens  probables  est  le  premier  pas  qu'elle  ait  fait 
dans  cette  voie. 

n  y  a  deux  ans,  lorsque  dans  une  intention  fort  louable  assurément,  et  qui 
ne  peut  manquer  de  produire  d^excdlens  résultats,  on  voulut  suivre  en  France 
l'exemple  de  l'Angleterre  et  transporter  chez  nous  la  législation  à  laquelle  elle 
avait  soumis  en  1833  le  travail  des  enfans  dans  les  manufactures,  on  a  trop 
négligé,  ce  nous  semble,  d'apprécier  à  sa  juste  valeur  le  caractère  spécial  que 
cette  mesure  avait  eu  chez  nos  voisins  au  point  de  vue  politique.  L'origine 
même  de  h  loi  eût  pu  fournir  à  cet  égard  des  données  dignes  d'attention  (2). 
Ifoos  sommes  fort  éloigné  de  mettre  en  doute  les  intentions  philantropiques 
et  généreoses  des  promoteurs  et  des  partisans  de  cette  législation;  nous  avons 
qasAqat  droit  néanmoins  à  avancer  que  des  motifs  politiques,  tout  particu- 
liers à  FAngleterre,  y  ont  présidé  à  l'établissement  de  cette  loi ,  lorsque  nous 
considérons  le  parti  qui  en  a  pris  l'initiative,  qui  l'a  conçue,  et  qui  avait  le 

(1)  Quarterly  Rêview,  n»  eu.,  september  1S42. 

(S}  II  est  à  regretter  que  ce  côté  de  la  question  ait  été  omis  dans  le  rapport  de 
M.  Charles  Dnpin ,  qui  inaugura  la  longue  élaboration  de  cette  loi  dans  notre  par- 
lement, et  où,  da  reste,  les  élémens  statistiques  et  économiques  de  la  discussion 
ont  été  rénnis  et  présentés  avec  une  remarquable  lucidité. 


128  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

plus  d'intérêt  à  la  faire  adopter.  £Ue  fut  proposée  d'abord  en  1832  par 
M.  Sadler,  Féconomiste  de  Fultra-torysme,  qui  s'est  rendu  fameux  en  Angle' 
terre  par  la  haine  qu'il  a  vouée  à  la  grande  industrie.  L'année  suivante,  un 
des  représentans  les  plus  éminens  des  mêmes  opinions,  lord  Ashley,  la  prit 
sous  son  patronage  et  la  fit  adopter  par  la  chambre  des  communes  malgré  l'op- 
position du  parti  libéral  et  la  répugnance  non  équivoque  du  ministère  whig, 
qui,  par  l'organe  de  deux  de  ses  membres,  lord  Althorp  et  M.  Poulett-Thomp- 
son,  tenta  vainement  de  substituer  des  amendemens  aux  prescriptions  les 
plus  restrictives  du  bill. 

La  loi  de  1833  a  porté  remède  sans  doute  à  de  déplorables  abus,  on  peut  le 
dire  sans  ajouter  foi  à  toutes  les  peintures  exagérées  de  la  condition  des  enfans 
dans  les  manufactures,  qui  rencontrèrent  d'abord  trop  de  crédulité  auprès  des 
philantropes  anglais,  et  soulevèrent  de  si  vives  clameurs  contre  ce  que  l'on 
appelait  la  traite  des  blancs.  Il  est  également  vrai  qu'elle  n'a  pas  encore  pro- 
duit tout  le  bien  qu'en  attendent  les  cœurs  généreux.  Néanmoins,  ceux  qui 
savent  se  contenter  d'un  bien  incomplet,  mais  solide,  et  auquel  l'avenir  pro- 
met des  développemens  assurés,  peuvent  se  tenir  pour  satisfaits  des  résultats 
obtenus  jusqu'à  ce  jour  par  la  législation  anglaise.  D'ailleurs,  cette  législation 
n'eilt  fait  que  consacrer  le  principe  de  l'intervention  du  gouvernement  dans 
les  rapports  de  la  population  ouvrière  avec  les  chefs  d'industrie,  que  ce  serait 
un  titre  suffisant  en  sa  faveur  auprès  des  hommes  d'état.  Mais  elle  a  fiiit  da- 
vantage :  elle  a  voulu  protéger  Tenfant  contre  l'oppression  de  la  force  indus- 
trielle, qui  souvent,  au  péril  de  sa  frêle  existence,  avait  abusé  de  sa  faiblesse 
dans  de  cupides  et  aveugles  intérêts;  elle  a  qf  oclamé  que  l'état  devait  veiller 
au  développement  physique  et  moral  de  l'enfant  pauvre;  le  but  est  difficile  à 
atteindre  sans  doute,  mais  c'est  déjà  beaucoup  que  d'avoir  commencé  à  prendre 
des  moyens  efficaces  pour  y  arriver.  Nous  allons  indiquer,  dans  un  rapide 
aperçu ,  ces  moyens  et  les  conséquences  qu'ils  ont  amenées.  Nous  porterons 
de  préférence  notre  attention  sur  les  points  dont  la  pratique  a  paru  la  plus 
difficile  et  la  plus  douteuse  dans  les  discussions  que  le  vote  d'une  loi  sem- 
blable a  soulevées  en  1840  au  sein  de  nos  chambres. 

On  sait  que  la  loi  française  du  22  mars  1841  est  applicable  aux  manufac- 
tures ,  usines  et  ateliers  à  moteur  mécanique  et  à  feu  continu ,  et  à  toute 
fabrique  occupant  plus  de  vingt  ouvriers.  Elle  divise  les  enfans,  aux  intérêts 
desquels  elle  a  voulu  pourvoir,  en  deux  catégories  marquées  par  des  limites 
d'âge  :  la  première  comprend  les  enfans  de  huit  à  douze  ans;  la  seconde,  ceux 
de  douze  à  seize.  Tout  travail  dans  tçs  manufactures  désignées  est  interdit 
au-dessous  de  l'âge  de  huit  ans.  Pour  la  première  catégorie,  le  travail  effectif 
ne  peut  être  de  plus  de  huit  heures  sur  vingt-quatre,  et  de  plus  de  douze  heures 
pour  la  seconde.  La  journée  de  travail  est  limitée  entre  cinq  heures  du  matin 
et  neuf  heures  du  soir.  Tout  travail  entre  neuf  heures  du  soir  et  cinq  heures 
du  matin  est  considéré  comme  travail  de  nuit,  et  à  ce  titre  interdit  aux  en- 
tans  au-dessous  de  treize  ans,  et  permis  au-dessus  de  cet  âge,  en  comptant 
deux  heures  pour  trois  dans  le  cas  où  il  serait  exigé  par  suite  du  chômage  d  un 


TRAVAIL  DES  ENFANS  DANS  LES  MINES.  129 

moteur  hydraulique,  ou  par  des  réparations  urgentes,  ou  encore  dans  les  éta- 
blissemens  à  moteur  continu,  dont  la  marche  ne  peut  être  suspendue  dans  le 
cours  des  vingt-quatre  heures.  Telles  sont  les  prévisions  restrictives  de  la  loi 
qui  veillent  aux  intérêts  de  la  santé  des  enfans  et  de  leur  développement 
physique.  L'article  5  pourvoit  à  leur  développement  intellectuel  et  moral;  il 
exige  que,  jusqu\^  Tâge  de  douze  ans,  les  enfans  reçoivent  Tinstruction  pri- 
maire. Pour  Tapplication  de  la  loi ,  une  grande  latitude  est  laissée  au  pou- 
voir réglementaire  de  Tadministration.  Parmi  les  mesures  auxquelles  il  lui  est 
spécialement  recommandé  de  pourvoir,  il  faut  remarquer  celles  qui  doivent 
assurer  aux  enfans  Finstruction  primaire  et  renseignement  religieux,  et  près- 
erire  les  conditions  de  salubrité  et  de  sûreté  nécessaires  à  la  vie  et  au  bien-» 
être  des  enfans.  L'article  10,  qui  autorise  le  gouvernement  à  nommer  des 
inspecteurs  pour  surveiller  Texécution  des  mesures  arrêtées,  est  aussi  l'un 
des  plus  importans,  puisque  l'efficacité  de  la  législation  dépend  évidemment 
de  la  vigilance  et  de  l'activité  du  contrôle  qui  sera  exercé  par  les  agens  spé- 
ciaux du  gouvernement  sur  les  établissemens  auxquels  elle  doit  s'appliquer. 
Mais  rien  n'a  été  arrêté  par  la  loi  française  sur  le  système  d'inspection  à 
adopter;  on  n'a  pas  voulu  créer  des  fonctions  salariées  dont  l'expérience 
seule  peut  faire  apprécier  l'importance.  Le  ministre  du  commerce  a  déclaré 
qu'il  confierait  le  mandat  honoraire  d'inspecteur  à  des  personnes  considérées, 
établies  dans  les  arrondissemens  où  les  manufactures  seraient  situées.  Avant 
la  loi  de  1833,  un  système  analogue  avait  été  mis  à  l'essai  en  Angleterre 
pour  une  loi  spéciale,  connue  sous  le  nom  ^acte  pour  protéger  la  santé  et 
la  moralité  des  apprentis  et  ouvriers  employés  dans  les  manufactures 
de  coton.  Cette  loi  autorisait  les  juges  de  paix  des  comtés  à  nommer  chaque 
année  deux  personnes  pour  examiner  si  les  prescriptions  qu'elle  avait  arrê- 
tées étaient  exécutées  dans  les  manufactures  de  leur  district.  Mais  en  1833, 
lorsqu'on  a  voulu  faire  une  œuvre  sérieuse,  on  a  reconnu  TinsufOsance  de 
œ  système;  on  a  compris  que ,  pour  avoir  une  surveillance  active ,  zélée  et 
vraiment  efficace,  il  fallait  la  confier  à  des  agens  spéciaux.  Le  secrétaire 
d'état  du  département  de  l'intérieur  a  donc  été  autorisé  à  nommer  quatre 
inspecteurs  entre  lesquels  ont  été  partagés  tous  les  districts  manufacturiers 
da  rojraume-uni.  Ces  inspecteurs  reçoivent  un  traitement  de  25,000  francs 
par  an  (  1 ,000  liv.  st.  );  ils  ont  sous  leurs  ordres  des  agens  secondaires  nommés 
snrveillans  (superintendents)  (1).  Toute  manufacture  est  visitée  au  moins 
trois  fois  par  an ,  soit  par  l'inspecteur  du  district,  soit  par  les  surveillans.  Ils 
examinent  les  pièces  justificatives  de  l'âge  des  enfans,  les  certificats  qui  con- 
staftent  leur  assiduité  à  l'école  (la  loi  anglaise  astreint  les  enfans  de  9  à  13  ans 
à  assister  deux  heures  par  jour  à  l'enseignement  d'une  école),  et  les  registres 
spéciaux  que  les  manufacturiers  doivent  tenir  relativement  aux  conditions  sti- 
pulées pour  le  travail  des  deux  catégories  d'enfans  et  de  jeunes  gens  :  la  pre- 
mière comprend  les  enfans  entre  9  et  13  ans,  la  seconde  depuis  13  jusqu'à  18. 

(i)  Le  traitement  des  surveillans  est  de  8,750  francs  (350  liv.  sterl.)* 

TOMS  I.  9 


130^  REVtJË  DfiS'DEÛI&f  HON»BS. 

Tûttlè  pertonne  qtfî's'oppose  à  Texercice  des  fonctibBsxIe  Tiiospecteur  est  pas^ 
8ib!^d*ÙDe  amendé  dé  10  liv.  st.  (250  fr.).  LUhspecteui*  est' autorisé  à  faire 
to09  les  règlètnéD^que  la  bonne  exécution  de  la  loi  Ini  parâtt  etiger.  Il  a  le 
dMf  di^dèhiander  au  chef  d'industrie  tonfî  Ic^  renseignemens  dont  il  croit 
avoirbésoirt  relativement  aux  personnes  qu^l  enrploie  et  au  travaSl  qu'elles 
accomplissent.  La  loi  lui  confie  d^aillëars,  sur  les  constttbîès  er  les  autres 
agéus*  de  police,  les  pouvoirs  et  la  juridiction  attribués  aux  Juges-dé-paix. 
Enfin  Tinspecteur  doit,  deux  fois  par  an,  réunir,  dans  un  rapport  adressé  au 
ministre  de  l'intérieur,  toutes  les  observations  qu^l  a  recueillies  sur  l'exécu- 
tion de  la  loi ^  tous  les  renseignemens  qu'il  a  obtenus  sur  la  condition  des 
classes  ouvrières  avec  lesquelles  soit  par  lui-même,  soit  par  ses  agens,  il 
est'ContiUuellëment  en  contact.  Ces  rapports  sont  Imprimés  et  distribués  aux 
membres  des  deux  chambres,  qui  sont  ainsi  toujours  tenus  au  courant  de 
l'état  de  la  populatiôir  manufacturière.  - 

IlisUffit  d'avoir  parcouru  quelqUes-uns  de  ces  précieux  rapportsf  pour  com- 
prendre que  le  système  d^nspection  qu'elle  a  établi  est  la  partie  vraiment 
excdlente  dé  la  loi  anglaise  sur  lé  travail  des  enfans.  On  ne  saurait  se  faire 
une  idée  dé  l'intérêt  et  de  la  valeur  dés  renseignemens  que  les  inspecteurs 
ont'foumis  sur  la' condition  de  la  population 'industrielle  du  royaume-uni. 
La  statistique ,  l'économie  politique  et  la  politique  leur  sont  également  rede- 
vable^. Les  résultats  généraux  de  leur  mission  dominent'  tellement  d'ail- 
leurs la  spécialité  pour  laquelle  ils  ont  été  créés,  qu'on  ne  les  appelle  plus, 
comme  ils  le  sont' réellement  en  efM,  que  lés  inspecteurs  des  manufactures 
(inspectors  offactorîès"). 

Mbispour  ce  qui  regardé  partiéulièrenient  les  effets  produits  par  la  loi  de- 
puis qu'elle  a  étér  promulguée  jusqu'à  l'année  dernière,  on  peut  se  dispenser* 
de  recourir  à  ces  volumineux  documens;  on  en  trouve  l'aperçu  le  plus  com- 
plet dans  un  rapport  présenté  en  184t  à  la  chambré  des  communes  par  une 
commission,  sous  la  présidence  de  lo^d'Aâhley,  qui  avait  été  chargée  dé  faire 
une  enquête  sur  lés^résultatSFde  la  loi  jusqu'à  cette  époque,  et  sur  les  amen- 
demens  et  les  développemens  qu'elle  réclamait. 

En  Angleterre  comme  en  France,  durant  la  discussion  de  la  loi,  ses  adver- 
saires prétendaient  qu'elle  jetterait  là  perturbation  dans  les  conditions  du 
travail ,  que  les  fabricans  seraient  obligés  de  se  passer  des  enfans  compris 
dans  la  catégorie  pour  laquelle  la  durée  du  travail  était  fixée  à  8  heures  par 
jour;  ils  diraient,  en  effet,  que,  dans  la  plupart  des  manufactures  où  ils 
étaient  employés,  les  enfans  étaient  attachés  comme  auxiliaires  aux  ouvriers 
adultes ,  et  qu'enlever  à  ceux-ci ,  pendant  une  partie  de  la  journée,  les  mains 
dont  ils  ne  pouvaient  se  passer,  ce  serait  diminuer  forcément  aussi  leur 
journée  de  travail.  Cette  prévision  s'est  réalisée  en  partie  dans  l'application 
delà  loi  aux  manufactures  anglaises.  En  1839,  la  dernière  année  pour  laquelle 
l'enquête  donne  des  chiffres  officiels,  le  nombre  des  ouvriers  de  tout  âge  em- 
ployés dans  les  manufactures  soumises  à  la  législation  sur  le  travail  des  en- 
fans était  de  417,232,  parmi  lesquels  on  comptait  193,531  enfans  ou  jeunes 


TRAVAIL  DBS  ENFANS  DANS  LES  lUNES.  dBl 

gens  de  9  à  18,  dont  160,706  entre  13  et  18,  et  32,825  seulement  entre  9  et  13 
ans.  U  y  avait  eu  sur  le  nombre  des  enfans  de  cette  dernière  catégorie  une 
réduetion  que  Ton  peut  évaluer  à  plus  d'un  tiers.  On  s'eniéra,du  reste^ une 
idée  plus  «xacte  par  la  comparaison  des  chiffres  fournis  pour  l!amiée  1;8S5, 
dans  laquelle  la  loi  a  commencé  à  <étre  appliquée,  et  l'aniiée  >iaS9,  sur  les 
deux  districts  les  i^us  manufacturiers'de  FAngleterre  soumis  à  Tinspeetieu 
«de  MM.  Homer^t  Saunders.  En  1835,  (m  y  x»mptait  228^0  travaiUeurside 
tout  âge  dont  : 

Entre  9et  13  ans 38,941 

£ntre  13  et  18  ans 70,220 


r^ombre  total  des  enfans  et  des  jeunes  gens..      109,161 
En  1889,  il  y  avait  dans  ces  districts  267,71 3  travailleurs  de  tout  âge  dont  : 

Entre  9  et  .ta  ans 24^83 

Ën&eldet.tô  ans «...    193^432 

*  ■  ■ 

Nombre  total  des  enfans  et  des  jeunes  gens..     127,715 

On^oit  par  ces  chiffres  officiels  que,  même  sans  avoir  égard  à  Faugmenta- 

tî^  qui  a  eu  lieu.sur  le  nombre  total  des  mains  ouvrières,  en  1839,  la  dimi- 

soticHkest  déplus  d'un  tiers  sur.le  nombre  des  enfans  qui  ne  doivent  tra- 

vaiUer  que  8  heures  par  jour.  Le  rapprochement  des  deux  tableaux,  preuve 

^gue  le^iombre  total  des  enfans  et  des  jeunes  gens  s'est  accru  à>  peu  près  dans 

Ja  iBéBie,pr0portion  que  Fensemble  de  la, population  ouvrière.  Pour  les  ,tra^ 

¥aux  ^î  exigent  la  présence  de  Tenfan  t .  dans  Tatelier  aussi  * loQg-temps . que 

jeeUede  Fouvrier  dont  il  est  Fauxiliaire,  les  manufacturiers  ont^ donc  remj^cé 

.ies-eoCsm&quLne  doivent  travailler  que  8  heures  par  .ceux  deda  setoondeca- 

..légorie. 

;. D'ailleurs,  dans < les  industries  qui  réclament  la  même  durée  de  travail 
.  jKmr  renfpuatque  Qour  l'ouvrier  adulte,  on  a  réalisé  sur  une  assez  vaste,  échelle 
qpe  combinaison  qui  concilie  les  prescriptions  de  la  loi  avec  les  besoins  des 
jnanufaMstures  :*j.eveuxtparler  du  système  des  relais  qui  consiste  à  avdr  deux 
ou  trois  brigades  d'enfans  dont  on  alterne  les  travaux  de  manière  à  avoir 
.,jh^joars  dans  l'atelier  le  nombre  d'enfans  nécessaire  auxx)uvriers.I.e  sys- 
«tèoie  de  celais  l^,pius  simple.et.le  plus  généralement  suivi  est  loelui.  qui -fait 
4ravaiilendettx  bpgades  0  heures  chacune,  Tune  avant  lerepas,  Tautre  après. 
..Ce  syUkm^  es^  préféré.par  les. inspecteurs  parce  qiL'il  est  .plus-laeile  à^con- 
t«51er.>HMS,  dans  les. lieux  où  Ton  a  J)esoin  d'utiliser  leplus  possible^le  tira- 
taildes  eoiiu^,^on  se,sert  de  trois  brigades^  le  principe  étant  d'employer 
tnns  en£ins  à  Sxbeuces  par  Jour  pour  faire  le  service  de  2  à  12  heures, 
limite  ordinaire  de  .la  joumée  de  travail  en  Angleterre.  La  première  bri- 
lle travaiUe  2,beui:es  depttisi6  beuresilu.aiatin  jusqu'à  9*  2. heures  4^- 

9. 


132  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

puis  8  heures  jusqu^à  10  1/2,  et  fait  les  4  heures  qui  lui  restent  de  1  heure  1/2 
jusqu'à  5  1/2.  La  seconde  brigade  se  met  au  travail  à.  10  heures  1/2  et  y  de- 
meure jusqu'à  12  1/2;  elle  revient  à  1  heure  1/2,  sort  à  5  1/2,  et  fait  enfin  ses 
dernières  heures  de  6  à  8.  La  troisième  brigade  remplit  les  lacunes  laissées 
par  les  deux  autres.  Ce  dernier  système  est  suivi  particulièrement  à  Man- 
chester. Dans  le  Lancashire,  le  Yorkshire,  les  comtés  de  Durham,  de  Cum- 
berland  et  de  Westmoreland ,  sur  1900  manufactures,  1300  environ  ont 
adopté  le  système  des  relais.  Les  infractions  à  la  clause  de  la  loi  qui  fixe  à  8 
heures  par  jour  le  travail  des  enfans  de  la  première  catégorie  paraissent 
avoir  été  peu  nombreuses.  Dans  la  plupart  des  manufactures,  les  enfans 
gagnent  autant  en  travaillant  8  heures  qu'ils  gagnaient  auparavant  dans  une 
journée  de  12  heures,  et,  proportionnellement,  ceux  qui  sont  embrigadés 
dans  les  relais  de  6  heures  ne  sont  pas  moins  payés.  Dans  les  filatures  de 
coton,  le  salaire  des  enfans  qui  travaillent  8  heures  par  jour  varie  de  1  sh. 
5  d.  (  1  fr.  75  c.  )  par  semaine,  à  4  sb.  6  d.  (5  fr.  60).  A  Manchester,  au 
lieu  de  diminuer  d'un  tiers  comme  le  travail ,  les  salaires  n'ont  diminué  que 
d'un  sixième  (  de  3  sh.  à  3  sh.  9  d.  ).  J^e  salaire  des  enfans  au-dessus  de  13 
ans  varie  de  6  à  7  sh.  par  semaine  (de  7  fr.  50  c.  à  8  fr.  75  c.  ). 

Si  un  sentiment  d'humanité ,  si  un  intérêt  politique  commandent  au  gou- 
vernement de  protéger  la  santé  et  la  vie  de  l'enfant  contre  les  funestes  effets 
d'un  travail  excessif,  ce  n'est  pour  lui  ni  un  intérêt  moins  pressant ,  ni  un 
devoir  moins  sacré  de  veiller  à  la  culture  intellectuelle  et  morale  des  géné- 
rations nouvelles.  Là  surtout  où  les  classes  ouvrières,  plus  nombreuses  et  plus 
agglomérées,  font  peser  sur  la  société  des  menaces  de  perturbation  plus  re- 
doutables, il  semble  que,  contre  les  excès  d'une  force  brutale  à  laquelle  les 
moyens  de  défense  dont  elle  dispose  n'opposeraient  qu'un  obstacle  insuffi- 
sant, la  société  n'ait  de  garantie  que  dans  la  raison  même  de  ces  masses  et 
dans  des  principes  de  moralité  assez  fortement  enracinés  en  elles  pour  con- 
tenir toutes  les  mauvaises  passions  que  développe  leur  condition  misérable. 
Les  auteurs  de  la  loi  anglaise  l'ont  bien  compris;  ils  ont  voulu  que  tous  les  en- 
fans engagés  de. bonne  heure  dans  la  grande  industrie  reçussent  les  premiers 
élémens  de  l'instruction  :  ils  ont  exigé  que,  jusqu'à  l'âge  de  treize  ans,  ils  as- 
sistassent deux  heures  par  jour  à  l'école,  et  une  clause  de  l'acte  donne  même 
aux  inspecteurs  le  droit  de  créer  des  écoles  partout  où  ils  le  jugeront  néces- 
saire. 

Les  deux  principales  institutions  qui,  en  Angleterre,  répandent  l'instruc- 
tion parmi  le  peuple,  sont  la  Société  nationale  et  la  Foreign  and  British 
School  Society.  La  première  compte  un  grand  nombre  d'écoles  dirigées 
selon  ce  que  l'on  appelle  le  système  national;  beaucoup  de  ces  écoles  avaient 
été  établies  par  des  sociétés  particulières  qui  se  réunirent,  en  1811,  dans 
le  but  de  favoriser  l'éducation  de  la  jeunesse  selon  les  doctrines  de  IVglise 
établie.  Cette  société,  qui  dispose  de  fonds  considérables,  a  institué  un  très 
grand  nombre  d'écoles,  où  Tinstruction  est  donnée  à  peu  de  frais;  ce  qui  les 
caractérise,  c'est  l'usage  du  catéchisme  de  l'église  anglicane,  et  l'observation 


TRAVAIL  DES  ENFANS  DANS  LES  MINES.         '  133 

du  culte  de  cette  église  par  les  enfans  qui  les  fréquentent.  En  1835,  il  y  en 
avait  5,659,  suivies  par  516,000  écoliers.  La  British  and  Foreign  School 
Society  fut  fondée  en  1810  par  M.  Laucaster  pour  répandre  Féducation  dans 
les  classes  ouvrières,  sans  acception  de  secte  religieuse.  Cette  société  a  aussi 
lin  très  grand  nombre  d'écoles.  En  somme,  en  Angleterre  et  dans  la  princi- 
pauté de  Galles,  il  y  avait,  en  1833,  35,986  écoles  quotidiennes  {daily 
schools)^  fréquentées  par  1,276,000  écoliers,  et  16,828  écoles  du  dimanche 
(sunday  schools)^  où  1,548,000  individus,  adultes  ou  enfans,  recevaient  les 
premiers  élémens  de  l'instruction.  La  plupart  de  ces  écoles  du  dimanche, 
institution  populaire  dont  Vidée  fut  conçue  par  un  imprimeur  de  Glocester, 
sont  entretenues  par  des  associations  particulières.  On  y  apprend  à  lire  et  à 
écrire,  et  on  y  enseigne  les  principes  et  les  devoirs  de  la  religion.  Parmi  les 
établissemens  de  ce  genre,  un  des  plus  remarquables,  assurément,  est  Técole 
de  Stockport  :  elle  est  fréquentée  par  plus  de  4,000  enfans,  divisés  en  plu- 
sieurs classes  et  répandus  dans  une  quarantaine  de  salles,  où  ils  reçoivent 
les  leçons  de  400  répétiteurs  qui  donnent  chacun  leurs  soins  à  10  ou 
12  élèves  (1). 

Il  s'en  faut  de  beaucoup  néanmoins  que  la  partie  de  la  loi  qui  exige  que 
l'enfant  reçoive  une  instruction  élémentaire  soit  universellement  et  rigoureu- 
sement appliquée,  et  ait  produit  les  effets  que  Ton  se  proposait.  Il  y  a  d'abord 
de  sdi stricts  nianufacturiersoù  il  n'existe  point  d'écoles.  Nous  lisons  dans  les 
comptes-rendus  des  inspecteurs  pour  les  six  premiers  mois  de  cette  année  (2) 
que  dans  un  de  ces  districts,  qui  compte  une  population  de  plus  de  50,000 
âmes,  il  n'y  a  qu'une  seule  école,  une  école  catholique  romaine.  Dans  les  ma- 
nufactures qui  sont  à  la  portée  des  écoles,  la  loi  veut  que  tous  les  lundis 
l'enfant  reçoive  du  maître  un  certificat  qui  constate  qu'il  a  assisté  aux  cours 
tous  les  jours  de  la  semaine  précédente  et  deux  jours  d'avance.  Il  paraît  seu- 
lement que  les  parens  ou  les  chefs  d'industrie  n'ont  pas  de  peine  à  obtenir 
ces  attestations  de  la  éomplaisance  du  maître.  Il  y  a  même  un  assez  grand 
nombre  de  manufactures  dans  lesquelles  les  chefs  ont  établi  et  entretiennent 
des  écoles  à  leurs  frais;  mais  là ,  pour  être  plus  exactement  observée  dans  les 
formalités  qu'elle  prescrit,  on  conçoit  que  la  loi  n'est  que  plus  facile  à  éluder 
dans  son  esprit.  Le  chef  d'industrie  ne  met  le  plus  souvent  à  la  tête  de  son 
école  qu'un  de  ses  ouvriers,  et ,  sans  parler  même  de  la  valeur  de  l'instruction 
qui  peut  y  être  donnée,  on  devine  que  les  transgressions  de  la  loi  ne  doivent 
pas  être  sévèrement  relevées  par  un  instituteur  qui  est  à  la  solde  du  fabricant. 

D'ailleurs,  si  l'on  examine  avec  attention  la  loi  anglaise  dans  les  détails,  on 
y  aperçoit  des  imperfections  qui ,  dans  un  grand  nombre  de  cas,  en  rendent 
l'application  ou  impossible  ou  insuffisante.  La  plus  grave  sans  doute  est  celle 

(1)  Andrew  Ure,  Philoiophy  of  Manufactures,  part.  m.  State  of  instruction  in 
Mhe  faetùries, 

(«)  First  Report  of  tke  inspectors  of  factories  for  the  year  184Î,  report  of 
M.  Howell. 


1S4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qoi  est  relative  à  la  constatation  de  Tâge  des  enfans.  Il  est  impossible  que  les 
limites  de  9, 13  et  18  ans,  prescrites  par  la  loi,  puiissent  être  bien  observées. 
Les  Anglais  n'ont  pas,  comme  nous,  d*état  civil;  ils  ne  peuvent,  comme  nous, 
exiger  de  l'enfant  Textrait  de  son  acte  de  naissance,  ni  un  livret  délivré 
par  le  maire  de  sa  commune ,  où  toutes  les  circonstances  de  sa  vie  civile 
soient  autiientiquement  inscrites  :  garantie  précieuse,  que  l'admirable  régu- 
larité de  noire  administration  nous  a  mis  à  même  de  donner  à  Tobserva- 
tion  d'un/ article  important  de  notre  loi  sur  le  travail  des  en&ns,  et  qui  hii 
assure  à  cet  égard  une  incontestable  supériorité  pratique  sur  la  légklatioii 
anglaise.  £n  Angleterre,  on  n'a  d'autre  garantie  de  l'âge  des  «nians  quelle 
certificat  d'un  médecin  qui  ne  peut  se  prononoerque  sur  des.  probabilités;  rien 
de  plus  incertain,  assurément,  que  cette  autorité.  Vainement  a-l>K)n  voijda 
recourir  aux  registres  de  baptême  tenus  par  le  clergé  :  beaucoup  d'enfans  n'ont 
pas  été  baptisés;  pour  un  grand  nombre  d'autres  que  le  déplaoement'de  leurs 
familles  a  conduits  loin  du  lieu  de  leur  naissance,  il  eût  été  très  difficile  de«e 
procurer  l'extrait  de  baptême;  d'ailleurs,  l'enfant  présen^tatt  même  un  certi- 
ficat du  clergymauy  rien  ne  prouve  que  ce  certificat  lui  appartient  léelle- 
ment  (1). 

Pour  prévenir  les  transgressions  que  doit  nécessairement  rencontrer  une 
loi  si  difficile  à  appliquer  dans  sa  rigueur,  la  commission  de  la  chambre  des 
communes  a  proposé,  par  l'organe  de  lord  Ashiey,  d'en  rendre  les  prescriptions 
encore  plus  restrictives.  £lle  demande  que  le  travail  des  enfans  au-dessous  de 
13  ans  soit  réduit  à  6  heures  par  jour.  Letravaildejourestfixéà  16  heures; 
la  commission, trouve  cette  limite  trop  étendue,  parée  quWle  permet  aux 
£abricans  de  faire  travailler  quelquefois  plus  de  12.  heures  par  jour  les  jeunes 
gens  de  la  catégorie  de  13  à  18  ans  :  elle  voadrait  la  voir  ^réduire  dC' deux 
heures,  et  que  le  travail  de  jour  fût  compris  entre  6  heures* du  matin  et 
d  heures  du  soir.  Elle  propose,  en  outre,  d'éteiàdre  de  18  à  SI  ans  la  limite 
d'âge  de  la  catégorie  qui  ne  doit  pas  travailler  plus  de  13  heures.  Elle  de- 
mande encore  que  l'on  élève  les  pénalités,  et  que  le  nombre  des  surveilians 
joit  augmenté.  Enfin ,  l'acte  de  1833  laissait  en  dehors  des  prescriptions  les 
manufactures  de  soie  et  de  tulle;  la  commission  termine  son  rapport  en  de- 
mandant qu^elles  y  soient  conlprises.  Le  ministère  de  lord  Melbourne  a  pré- 
aenté  en  1841  un  projet  de  .toi  spécial  pour  remplir  cette  dernière  lacune  : 
€0  bill  avait  déjà  subi  favorablement  les  deux  premières  épreuves  dan&'la 
chambre  des  communes;  mais  à  la  fin  de  la  session ,  en  présence  des  grandes 
luttes  où  le  sort  de  l'administration  était  engagé,  lord  John  Russell  en  de- 
manda rajoumement. 

Quant  aux  modifications  plus  restrictivesique  la  commission  a  proposétSy 
les  hommes  modérés  de  tous  les  partis  sont  loin  d'en  admettre  l'urgence,  et, 
dans  la  dernière  session,  sir  James  Graham ,  interrogé  à  ce  suîetdaas  la 
diambre  des  communes,  a  répondu  que  l'administration  n'avait  pas  Finira- 

(1)  J^porf  fnm  thê  $$kct  cammUtee,  etc.,  1S41 ,  p.  S  et  9. 


TRAVAIL  DES  ENFANS  DANS  LES  MINES.  itS 

tion  de  toucher  à  la  loi  existante.  Tous  ceux ,  en  effet,  qui  ne  voient  pas  sec» 
iënenrdàos  les  lois  des  manufactures  une  tactique  de  parti  destinée  à  faire 
diversion  à  Fassaut  que  le  parti  contraire  li?re  aux  lois  des  céréales,  appré- 
cient à  sa  juste  valeur  le  véritable  caractère  de  cette  législatipn  :  ils  ne  peu- 
vent la  considérer  comme  rigidement  applicable  dans  ses  minutieuses  prévi- 
doBs;  c'est  moins  par  les  détails  que  par  l'ensemble  et  l'esprit  qui  l'inspire 
qu'elle  leur  parait  avantageuse.  L'emploi  des  enfane  dans  les  manu&ctures 
avaiit  entraîné  de  grands  abus,  des  abus  homicides,  moins  fréquens,  il  faut 
lé  dire,  qu'on  n'était  parvenu  à  le  persuader  à  une  philantropie  trop  crédule, 
mais  assez  graves  cependant  pour  réclamer  une  législation,  une  surveillance, 
<fai  en  prévinssent  à  Jamais  le  retour.  C'est  ce  que  l'on  peut  atteindre ,  oe. 
que  l'on  a  même  atteint  en  grande  partie  par  la  loi  actuelle;  empiéter  plus 
encore  qu'on  ne  Fà  déjà  fait  sur  la  liberté  de  Findustrie,  sur  la  liberté  de  Fin- 
dlvidu,  sur  Fàutorité  du  père,  sur  les  nécessités  de  la  famille,  ce  ne  serait 
phis  qu'obéir  aveuglément  à  l'esprit  de  système,  ou  sacrifier  aux  calculs  d'une 
caste  les  intérêts  même  que  l'on  feindrait  de  vouloir  protéger.  L'humanité 
raisonnable  et  sincère  défend  d'aller  plus  loin.  11  est  certain  que  la  condition 
dè6  enfains  dans  les  manufactures  est  beaucoup  plus  heureuse  que  dans  toutes 
les  autres  positions  où  Findigence  peut  les  placer.  Le  travail  de  la  manufac- 
ture, surtout  lorsqu'il  est  aidé  par  un  moteur  automatique,  est  moins  pénible 
pour  eux  que  celui  des  mines^  de  la  marine,  des  forges  et  d'un  grand  nombre 
de  petites  industries.  11  est  prouvé,  par  les  rapports  des  inspecteurs  anglais,. 
qpil  n'est  pas  plus  préjudiciable  que  les  autres  travaux  à  la  santé  et  à  la 
l<mgévité  (1).  ^Enfin,  peut-on  croire  qu'écartés  des  grandes  manufactures,  les 
en&ns  pauvres  trouveraient  ailleurs  des  conditions  d'existence  plus  avanta- 
geuses à  leurs  intérêts  physiques  et  moraux?  L'expérience  a  prouvé  jusqu'à 
ce  j^r  le  contraire.  On  sait  qu'un  grand  nombre  d'enfans,  éloignés  des/oc- 
tffries  par  les  prescriptions  de  la  loi,  ont  été  jetés  dans  des  industries  et  con- 
dttnnés  à  des  travaux  bien  plus  oppressif,  bien  plus  dangereux,  que  ceux 
auxquels  la  philantropie  avait  voulu  les  soustraire.  Les  enquêtes  dirigées 
par  lord  Asbley  sur  la  condition  des  travailleurs  dans  les  mines ,  et  dont  les 
résultats,  consignés  dans  trois  énormes  volumes  in-folio ,  ont  été  mis  sous 
les  yeux  du  parlement  dans  la  dernière  session ,  contiennent  à  cet  égard  des 
révâations  effrayantes  dont  FAngleterre  tout  entière  s'est  justement  émue, 
et  qui  ne  peuvent  manquer  d'exciter  un  douloureux  intérêt  partout  où  la  pur. 
bfidté  leur  donnera  le  retentissement  qu'elles  méritent  (3}. 


(1)  FueUM^  labour  is  deeidêdly  not  injuriout  to  Kealih  or  longmyiiy,  compared 
wHh  oth9r  employementtf  telles  sont  les  paroles  expresses  de  M.  Riekards,  on  des 
premiers  inspecteurs  des  manufactures,  et  qui  n^a  jamais  été  suspecté  de  partialité 
à  regard  de  Findustrie. 

(S)  La  commission  qui  a  travaillé  à  cette  enquête  durant  dix-buit  mois  se  com- 
posait de  quatre  commissaires  et  de  vingt  sous-commissaires  nommés  par  le  mi- 
nistre de  l'intérieur. 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  rapport  de  lord  Ashley  embrasse  Tindustrie  minière  de  tout  le  royaume-^ 
uni.  Il  fait  connaître  Tétat  de  Tenfauce  et  de  la  jeunesse  dans  la  population 
ouvrière  qu'occupe  Texploitation  des  richesses  souterraines  de  FAngleterre 
{ihe  suhterranean  interest).  L'industrie  minière  se  divise,  dans  le  royaume** 
uni,  en  deux  branches  bien  distinctes  :  les  mines  de  fer  et  de  houille  d*ua 
côté,  et  celles  de  cuivre,  d'étain,  de  plomb  et  de  zinc  de  l'aqtre.  La  première 
de  ces  branches  est  celle  qui  a  le  plus  d'importance  et  qui  occupe  le  plus  grand 
nombre  d'ouvriers.  On  compte  environ  30,000  travailleurs  dans  les  houillères 
(collier ies)  de  l'Angleterre  et  de  l'Ecosse.  C'est  là  surtout  que  l'intervention 
du  gouvernement  était  réclamée.  No^is  allons  essayer  de  donner  une  idée  de 
l'état  où  les  commissaires  chargés  de  l'enquête  ont  trouvé  les  travailleurs  dans 
les  mines  de  houille. 

On  connaît  l'importance  des  houillères  de  la  Grande-Bretagne.  On  sait 
que,  sous  la  partie  occidentale  de  l'Angleterre,  s'étendent  d'immenses  et 
profondes  couches  de  houille,  si  riches  que  les  géologues  les  plus  accrédités 
dans  la  science  ont  pu  affirmer  que  vingt  siècles  d'exploitation  ne  suffiraient 
pas  pour  les  épuiser.  Les  avantages  dont  l'Angleterre  est  redevable  à  ses 
houillères  sont  vraiment  inappréciables.  Sous  le  climat  froid  et  humide  du 
joyaume-uni,  le  combustible  est  une  des  premières  nécessités  de  la  vie;  sans 
ses  charbons,  FAngleterre  aurait  été  obligée  de  s'approvisionner  au  dehors  et 
à  grands  frais  d'un  article  si  indispensable,  et  qu'elle  fournit  à  si  bas  prix  à 
ses  habitans;  car  elle  n'aurait  pas  assez  de  bois  pour  la  consommation  de  com- 
bustible qu'exigent  les  besoins  domestiques.  Quelque  considérable  que  soit  à 
cet  égard  pour  la  Grande-Bretagne  Futilité  de  ses  mines  de  houille,  elle  s'ef- 
face devant  les  immenses  élémens  de  puissance  que  Findustrie  britannique 
y  a  puisés.  On  peut  dire  que  les  houillères  de  FAngleterre  sont  la  base  de 
sa  prospérité  industrielle  et  commerciale.  Vainement  aurait-elle  possédé  les 
mines  de  fer  et  de  cuivre  les  plus  riches  du  monde,  vainement  l'esprit  indus- 
trieux de  ses  habitans  aurait-il  créé  ces  admirables  machines  qui  ont  mis  entre 
les  mains  de  Fhomme  les  forces  fabuleuses  des  Titans  :  ces  élémens  de  puis- 
sance industrielle  ne  seraient  rien  sans  la  houille  qui  fournit  la  force  motrice; 
privée  de  ses  houillères,  l'Angleterre  n'aurait  pu  atteindre  dans  le  monde 
à  cette  suprématie  commerciale  et  industrielle  qu'aucune  concurrence  ne 
pourra  lui  enlever,  à  moins  que  le  génie  humain  ne  donne  un  jour  aux  ma- 
chines un  autre  moteur  que  la  vapeur.  On  a  eu  raison  d'appeler  les  houil- 
lères de  FAngleterre  ses  «  Indes  noires  »  {black  Indies)^  il  est  certain  qu'elle 
y  a  trouvé  plus  de  trésors  que  l'Espagne  n'en  a  retiré  des  mines  du  Mexique 
et  du  Pérou. 

Les  personnes  qui  aiment  le  langage  positif  des  chiffres  pourront  se  faire 
une  idée  de  la  production  et  de  la  répartition  des  richesses  houillères  de 
l'Angleterre  par  les  données  suivantes.  La  consommation  domestique  ab- 
sorbe annuellement  17,000,000  de  tonnes.  L'Angleterre  produit  annuelle- 
ment 800,000  tonnes  de  fer  qui  consomment  4,000,000  de  tonnes  de  houille. 
Les  fonderies  de  cuivre  emploient  500,000  tonnes  de  charbon  pour  la  fonte 


TRAVAIL  DES  ENFANS  DANS  LES  MINES.  137 

de  185,000  tonnes  de  métal;  la  manufacture  de  coton ,  800,000;  celle  de  la 
laine,  de  la  soie,  du  lin,  600,000;  enfin,  en  y  joignant  le  contingent  des 
autres  industries  et  des  exportations»  qui  en  1837  était  de  1,100,000  tonnes, 
on  voit  le  chiffre  total  de  la  production  houillère  de  TAngleterre  s^élever  à 
non  moins  de  26,000,000  de  tonnes,  ce  qui,  en  évaluant  la  tonne  au  prix 
moyen  de  8  sh.  (10  fr.),  représente  annuellement  la  somme  de  260,000,000 
de  francs  (1). 

Mais,  quoique  l'extraction  de  la  houille  soit  une  des  pluà  grandes  sources 
de  richesses  de  l'Angleterre,  par  un  dép]prable  contraste,  il  n'est  pas  dUndus* 
trie  où  la  condition  des  travailleurs  ait  jamais  présenté  des  misères  dont 
rhumanité  ait  autant  à  gémir.  L'exploitation  seule  d'une  mine  donne  aux 
lieux  où  elle  s^établit  un  aspect  désolé,  le  paysage  prend  une  teinte  funèbre, 
les  rians  cottages  des  fermiers  font  place  aux  misérables  cabanes  des  mineurs. 
Les  travaux  de  Fagriculture  disparaissent,  comme  effrayés  de  ces  épais  nuages 
de  fumée  que  vomit  la  mine ,  de  la  robe  funéraire  dont  le  sol  se  couvre  aux 
environs ,  et  de  cette  triste  population  de  mineurs  sur  la  physionomie  des- 
quels l'existence  qu'ils  mènent  dans  les  profondeurs  de  la  terre  imprime  un 
caractère  sombre  et  bizarre. 

La  population  des  mines  est  répartie  entre  quatre  catégories  de  travailleurs 
dont  nous  allons  indiquer  rapidement  les  fonctions,  déterminées  par  la  pro- 
gression de  l'âge.  Au  sommet  de  la  hiérarchie  sont  les  overmen  et  les  depu- 
tieS'Overmen,  Ce  sont  eux  qui  sont  chargés  de  la  police  de  l'exploitation;  ils 
doivent  veiller  à  l'exécution  des  travaux  et  à  la  sécurité  de  la  mine.  Élevés  à 
ce  poste  par  leur  intelligence  et  leur  bonne  conduite,  ils  jouissent  ordinaire* 
ment  d'un  salaire  annuel  de  100  liv.  st.  (2,500  fr.)  Voverman  a  l'intendance 
générale;  le  deputy-overman ,  son  lieutenant,  surveille  l'exécution  de  ses 
ordres;  c'est  lui  qui  mesure  à  chaque  ouvrier  extracteur  (hewer)  sa  part  de 
travail;  il  assigne  au  putter,  jeune  homme  chargé  d'enlever  la  houille  extraite, 
le  lieu  de  son  travaU. 

Les  mineurs  proprement  dits ,  les  ouvriers  qui  extraient  le  minerai  ou  la 
houille  (hewers)^  sont  en  général  des  hommes  faits.  Us  descendent  dans  les 
travaux  à  deux  heures  du  matin  et  reçoivent  les  ordres  des  deputies-overmen. 
Pour  travailler,  ils  se  dépouillent  de  leurs  vétemens;  dans  quelques  mines,  ils 
gardent  une  ceinture,  niais  ils  sont  ordinairement  dans  un  état  complet  de 
nudité,  malgré  la  présence  des  femmes  et  des  jeunes  filles  employées  auprès 
d'eux.  La  nature  de  la  roche  dans  laquelle  ils  travaillent  les  oblige  souvent  à 
se  tenir  dans  les  positions  les  plus  pénibles ,  accroupis,  étendus  sur  le  dos  ou 
couchés  sur  le  c6té.  Leur  journée  se  termine  à  deux  heures  après  midi.  Dans 
un  des  districts  houillers  les  plus  considérables  de  l'Angleterre,  le  comté  de 
Durham,  le  salaire  des  hewers  peut  être  évalué  à  environ  50  liv.  st.  (1,200  fr.) 
par  an. 

Immédiatement  après  les  hewers  viennent  les  putters.  Ce  sont  des  jeunes 

(î)  MaC'CuUocK'i  Statit,  Account,  etc.,  1. 1,  part.  IIH  cb.  S. 


138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

geos  et  quelquefois  des  en&DS  :  ils  descendenTxBms  la  mine  à  quatre  heures 
du  matin.  Leur  occupation  consiste  à  enlever  toutes  lesxieux  heures  dans  de 
petits  chariots  le  charbon  extrait  par  les  mineurs,  et  à  le  traîner  jusqu'aux 
grandes,  galeries  :  ces  chariots  chargés  )représentent.un  poids  d'environ  huitj 
quintaux.  Le  putter  pousse  son  chariot  par  derrière,  dans  une  posture  très 
dlongée,  afin  de  gagner  plus  de  force,  et  surtout  pour  ne  pas  jse  hnset  le 
crâne  contre  le  toit  de  la  galerie,  qui  a  très  rarement  plus  de  trois  à  quatre 
pieds  de  hauteur.  Le  puUer  ne  quitte  la  mine  que  deux  heures  après  lehewer; 
son  salaire  varie  de  15  à  20  sh.  (de  18  à  25  fr.)  par  semaine. 

Le  charbon  amené  par  le  putter  ftix  grandes  galeries  y  est  chargé  sur  des 
wagons  traînés  par  des  clievaux,  de3  poneys  ou  des  ânes,  et  conduits  par  des 
enfans  de  douze  à  quinze  ans,  que  Ton  nomme  drivers,  au  puits  principal, 
d'où  il  est  amené  au  jour  par  des  machines  à  vapeur  ou  des  mandes  de  che- 
vaux ,  ou  même  par  des  roues  mises  en  mouvement  en  certains  endroits  par 
des  femmes  (1).  A  la  fin  de  sa  journée  de  travail,  qui  est  de  douze  heures,  le 
driver  (conducteur)  a  fait  ordinahrement  dans  les  galeries  huit  à  neuf  lieues 
de  chemin. 

La  dernière  classe  des  travailleurs  et  la^plus  intéressante  sansiloute  est  celle 
des  plus  jeunes  enfans ,  de  la  vigilance  desquels  dépend  la  sûreté  de  la  mine, 
car  le  soin  de  fermer  les  portes <^rap5)  des  galeries,  sur  lesquelles  repose 
Taérage,  leur  est  confié  (2).  Le  petit  trapper  est  éveillé  par  sa*  mère  à  deux 

(1)  Seriven's  Bêportj^  1 2S,^pp.,  part,  il,  p.  61. 

(S)  Le  but  de  Taérage  des  mines  est  de  prévenir  le  daqger  le  plus.terrible  anqœl 
on  y  sott  eiposé,  la  formation  des  gaz,  tels  que  le  gaz^clde  carbonique  et  Thydro- 
gène  carboné,  dont  Pembrasement,  malgré  Tusage  de  la  lampe  de  Davy,  cause 
«auvent  de  grands  tnalbenrs.  Pour  atteindre  ce  bnt,  il  suffit  de  faire  parcourir.la 
•mine  yar  d«»oottnins  d'air  extérieur  qui  chasse  et  dissipe  les  ^apenrs  délétères. 
Leprincipe.de  Taérage  est  >fori  simple ^et  d'une <appUcalion  toujours  facile,  quoi- 
que malheureusement  trop  négligée  :  il  repose  sur  la  dilatation  dont  l'^ir^ehanflé 
est'Suseepiibic^ei^ui,  le  ;remiant'PluftJéger,  le  porta  à&*étever  natnreUenait» 
en  vertu  dé  soa.élasUoité,  au-dessus  de  Tair  pur  qui  ^le^tpresse  en«  plus  grande 
quantité.  Il  suffit  donc,^  pour  aérer  Tintérieur  d'une  min^,  que  tontes. les  galeries» 
même  les  plus  sinueuses,  soient  mises  en  communication  avec  Talmosphère  par  deux 
puits  situés  aux  deux  extrémités  des  travaux,  et  s'ouvrant  sur  la.  surface  de  la  terre 
à  des  niveaux  différons,  l'un,  par  exemple,  dans  une  vallée,  et  l'aptre  sur  une  hau- 
teur. L'air  extérieur  descend  pa^le  puits  inférieur,  etéhasse  naturellement  l'air  phis 
ebattd,'qQi  8'échappe^par  le  pnHs  le  plus  élevé.'i>ans  lesf  Ueuroù  IHmiformité.de  la 
anrfiee  du  sol  ne<permet  pas  d^aveir  des>ptitfc  irmreaux  diflérens,  il  stiffit  de  sur- 
monterl'un  des  deoxi  d^me  dienhiée;  .Tel  «stlevode  d'aéragele  plus  namelet 
ie.plttSf8énéralemeBtsttivi,l>îen.préférable  d'ailleurs  àtousles  moyens  artittoiels, 
tels  que  les.pompes  foulantes  ou  aspirantes,  les4i«aalet&  au  fond  des»  pKits.-eic. 
Mais  les  puits  sont  U)ujours  coupés  par  des  galeries  qui  suivent  les  capricieux  détofurs 
des  couches  de  charbon  et  de  minerai  ;  l'art  même  demande  que,  pour.les  houilles, 
les  travaux  soient  conduite  par  tailles  échelonnées  et  toujours  très  sinueuses.  Il  hu^ 
donc.foroer  le  courant  d'air  à  circuler  dans  tout  le  réseau,  à  pénétrer  dans  les  gal^ 


TRAVAIL  DES  ENFANS  DANS  LES  MINES.  Hl 

aucun  profit  de  leurs  peines  :  ce  sont  des  orphelins,  des  enfans  pauvres  dont 
la  paroisse,  à  la  charge  desquels  Tindigenoe  les  a  placés,  se  délivre  en  les 
cédant  comme  apprentis  à  des  ouvriers  mineurs.  Il  y  a  beaucoup  de  ces  ap- 
proitis  dans  le  Lancashire,  le  Yorkshire  et  Touest  de  TÉcosse,  mais  c*est  dans 
le  Staffordshire  que  le  nombre  en  est  le  plus  considérable.  Le  sous-commis- 
saire chargé  de  Finspection  de  ce  comté  dit  dans  son  rapport  que  les  maisons 
de  travail  centrales  (union  work-houses),  ces  asiles  que  la  loi  des  pauvres 
de  1S35  a  ouverts  aux  indigens ,  envoient  tous  leurs  enfans  aux  mines.  Des 
mattres-ouvriers  les  prennent  avec  eux  et  les  gardent  en  apprentissage  jus- 
qa*à  ce  qu'ils  aient  atteint  Tâge  de  vingt-un  ans.  Quoiqu'il  soit  reconnu 
que,  pour  les  travaux  des  mineurs,  il  n*est  pas  besoin  d'apprentissage ,  leurs 
maîtres  retiennent  les  salaires  qu'ils  peuvent  gagner,  et  subviennent  à  peine 
aux  modiques  frais  de  leur  entretien  et  de  leur  nourriture.  Il  serait  difficile 
de  s'imaginer  tous  les  mauvais  traitemens  que  ces  infortunés  ont  à  subir. 
«  Ce  sont  les  apprentis  des  mattres-ouvriers ,  disait  un  mineur  du  Stafford- 
siiire  (1),  qui  sont  de  tous  les  enfans  les  plus  maltraités.  On  les  fait  aller  où 
on  ne  voudrait  pas  envoyer  ses  propres  enfans,  et,  s'ils  refusent  d'obéir,  on 
les  bat  et  on  les  conduit  ensuite  devant  les  magistrats,  qui  les  envoient  en 
prison.  »  Dans  le  Yorkshire,  un  de  ces  apprentis,  Thomas  Moorhouse, 
raconte  ainsi  au  conmiissaire  qui  l'interroge  sa  triste  histoire  :  «  Je  ne  sais^ 
pas  l'âge  que  j'ai  ;  mon  père  est  mort ,  ma  mère  aussi ,  je  ne  sais  pas  com- 
bien il  y  a  de  temps.  Je  suis  entré  dans  la  mine  à  l'âgje  de  neuf  ans,  ma 
mère  m'avait  mis  en  apprentissage  jusqu'à  l'âge  de  vingt-un  ans;  mais  je  ne 
sais  pas  depuis  combien  de  temps  j'y  suis  :  il  y  a  long-temps.  Mon  maître 
s*était  engagé  à  me  nourrir  et  à  me  vêtir;  il  me  donnait  de  vieux  habits  qu'il 
achetait  chez  les  chiffonniers ,  et  je  n'avais  jamais  assez  pour  apaiser  ma 
&inL  Je  le  quittai  parce  qu'il  me  maltraitait;  deux  fois  if  m'a  frappé  à  la 
poitrine  avec  sa  pioche.  (  Ici ,  dit  le  commissaire,  je  fis  déshabiller  l'enfant , 
et  je  trouvai  en  effet  sur  sa  poitrine  une  large  cicatrice  indiquant  une  bles- 
sure faite  avec  un  instrument  tranchant;  il  avait  aussi  sur  le  corps  plus  de 
vingt  blessures  qu'il  s'était  faites  en  poussant  les  chariots  de  charbon  dans 
les  galeries  basses).  Mon  maître  me  battait  tant  et  me  traitait  si  mal,  que  je 
résolus  de  le  quitter  et  de  chercher  une  meilleure  condition.  Pendant  long-^ 
temps  je  dormis  dans  les  puits  abandonnés  ou  dans  les  cabanes  qui  sont  au 
berd  des  puits  exploités;  je  ne  mangeais  que  les  bouts  de  chandelle  que  les 
ouvriers  avaient  laissés  dans  les  travaux  (2).  » 

Parmi  les  faits  nombreux  recueillis  par  Tenquéte  qui  peignent  la  cruauté 
et  même  la  férocité  des  mineurs  à  l'égard  de  ces  pauvres  enfans,  je  choisis 
le  suivant  :  «  Dans  le  Lancashire,  rapporte  M.  Kennedy,  un  enfant  fut 
amené  au  docteur  Milner,  médecin  de  Rochdale.  Il  l'examina  et  trouva  sur 
son  corps  vingt-six  blessures.  Ses  reins'  et  toute  la  partie  postérieure  de  son 

(1)  Df  MUchêlVs  Evidence,  n»  It,  p.  67. 

(S)  Scriven's  Evidence,  n»  3S ,  part,  ii ,  p.  IIS. 


lU)  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comté  de  Durham,  ils  les  tirent  par  des  courroies.  Dans  les  galeries  les  plus 
basses,  le  piUter,  assimilé  à  une  béte  de  somme,  attelé  au  chariot  par  une 
chaîne  qui  passe  entre  ses  jambes  et  se  lie  à  une  ceinture  de  cuir  qui  entoure 
son  corps,  traîne  son  fiardeau  en  rampant  sur  ses  mains  et  sur  ses  pieds.  Ce 
ndode  de  traction,  en  usage  dans  les  houillères  du  Staffordshire,  du  West- 
Riding  du  Yorkshire,  et  surtout  dans  le  Shropshire,  arrachait  à  un  vieux 
mineur,  interrogé  à  ce  sujet  par  un  commissaire  de  Tenquéte,  cette  énergique 
exclamation  :  «  Monsieur,  je  ne  puis  que  répéter  ce  que  disent  les  mères  : 
c'est  une  barbarie!  » 

Le  peu  d'épaisseur  des  couches  de  houille,  et  le  peu  d'élévation  des  galeries 
qui  en  est  la  suite,  sont  les  causes  de  cet  emploi  abusif  des  enfans.  La  roche 
qui  enveloppe  la  houille  étant  le  plus  souvent  très  dure,  on  ne  donne  aux  gale- 
ries d'extraction  que  la  hauteur  de  la  couche,  car  la  dépense  que  nécessiterait 
l'exhaussement  ne  serait  pas  proportionnée  au  produit  de  l'exploitation.  «  U 
a  été  constaté,  dit  le  rapport  de  la  commission  d'enquête,  que  dans  plusieurs 
mines  les  galeries  ont  de  24  à  30  pouces  (environ  60  à  75  centimètres)  de 
hauteur,  et  même,  dans  certaines  parties,  elles  n'ont  pas  plus  de  18  pouces 
(45  centimètres).  »  Dans  le  Derbyshire,  où  la  plupart  des  couches  n'ont  que 
2  pieds  d'épaisseur  (environ  60  centimètres),  les  enfans  ont  été  employés  à 
tous  les  travaux  de  l'exploitation  de  la  houille.  Les  plus  âgés  extraient  le  char- 
bon étendus  sur  le  dos  ou  couchés  sur  le  côté  (1).  Dans  le  district  d'Halifax, 
il  en  est  de  même,  les  couches  n'ayant,  dans  un  grand  nombre  de  mines,  que 
de  14  à  30  pouces  d'épaisseur  (de  35  à  75  cent.)  (2).  Dans  l'est  de  l'Ecosse, 
les  enfans  commencent  à  extraire  le  charbon  à  12  ans.  Dans  le  sud  de  la  prin- 
cipauté de  Galles,  on  les  emploie  quelquefois  à  ce  travail  dès  l'âge  de  7  ans. 
Dans  les  puits  du  Yorkshire,  où  les  galeries  n'ont  que  28  pouces  de  hauteur 
(70  cent.)  et  quelquefois  seulement  22  (55  cent.),  les  enfans  traînent  en  ram- 
pant le  charbon  dans  des  corbeilles  (3).  Dans  ce  même  district,  l'aérage  est 
très  imparfait,  et  l'épuisement  des  eaux  y  est  tellement  négligé,  que  les  enfans 
travaillent  tout  le  jour  les  pieds  dans  l'eau  ou  dans  la  boue.  Les  houillères 
du  Lancashire  sont  peut-être  plus  malsaine^  encore  que  celles  du  Yorkshîire, 
et  c'est  dans  les  puits  les  plus  nuisibles  à  la  santé,  c'est  aux  travaux  les  plus 
pénibles  que  l'on  occupe  les  enfans  de  l'âge  le  plus  tendre ,  et  de  préférence 
les  jeunes  filles. 

La  plupart  des  enfans  des  deux  sexes  employés  dans  les  houillères  appar- 
tiennent aux  familles  même  des  ouvriers  mineurs,  ou  aux  familles  pauvres 
établies  dans  le  voisinage  des  mines.  Le  fruit  de  leur  travail  augmente  le 
bien-être  de  leurs  parens ,  et  par  conséquent  n'est  pas  toujours  perdu  pour 
eux.  Mais  il  y  a  des  districts  où  un  certain  nombre  de  ces  malheureuses 
créatures  passent  toute  leur  jeunesse  dans  le  plus  dur  esclavage,  sans  retirer 

(1)  M.  Fedoio'f  Report,  app.  ii, p.  254. 

(2)  if.  Scriven's  Report ,  app.  ii ,  p.  63. 

(8)  Symon^s  Report ,  S  SS,  app.  i ,  p.  179.  •*  Inquiry,  n»  73 ,  p.  Sii. 


TRAVAIL  DES  ENFANS  DANS  LES  AUNES.  Hl 

aucun  profit  de  leurs  peiues  :  ce  sont  des  orphelins,  des  enfans  pauvres  dont 
la  paroisse,  à  la  charge  desquels  Tindigenoe  les  a  placés,  se  délivre  en  les 
cédant  comme  apprentis  à  des  ouvriers  mineurs.  Il  y  a  beaucoup  de  ces  ap- 
prentis dans  leLancashire,  le  Yorkshire  et  Touest  de  TÉcosse,  mais  c*est  dana 
le  Staffordshire  que  le  nombre  en  est  le  plus  considérable.  Le  sous-commis- 
saire chargé  de  Tinspectlon  de  ce  comté  dit  dans  son  rapport  que  les  maisons 
de  travail  centrales  (union  work'houses)^  ces  asiles  que  la  loi  des  pauvres 
de  1835  a  ouverts  aux  indigens ,  envoient  tous  leurs  enfans  aux  mines.  Des 
mattres-ouvriers  les  prennent  avec  eux  et  les  gardent  en  apprentissage  jus- 
qu'à ce  qu'ils  aient  atteint  Tâge  de  vingt-un  ans.  Quoiqu'il  soit  reconnu 
que,  pour  les  travaux  des  mineurs,  il  n'est  pas  besoin  d'apprentissage,  leurs 
maîtres  retiennent  les  salaires  qu'ils  peuvent  gagner,  et  subviennent  à  peine 
aux  modiques  frais  de  leur  entretien  et  de  leur  nourriture.  Il  serait  difficile 
de  s'imaginer  tous  les  mauvais  traitemens  que  ces  infortunés  ont  à  subir. 
«  Ce  sont  les  apprentis  des  maîtres-ouvriers,  disait  un  mineur  du  Stafford- 
shire (1),  qui  sont  de  tous  les  enfans  les  plus  maltraités.  On  les  fait  aller  où 
on  ne  voudrait  pas  envoyer  ses  propres  enfans,  et,  s'ils  refusent  d'obéir,  on 
les  bat  et  on  les  conduit  ensuite  devant  les  magistrats,  qui  les  envoient  en 
prison.  »  Dans  le  Yorkshire,  un  de  ces  apprentis,  Thomas  Moorhouse, 
raconte  aiosi  au  commissaire  qui  l'interroge  sa  triste  histoire  :  «  Je  ne  sais- 
pas  l'âge  que  j'ai  ;  mon  père  est  mort ,  ma  mère  aussi ,  je  ne  sais  pas  com- 
bien il  y  a  de  temps.  Je  suis  entré  dans  la  mine  à  l'âgje  de  neuf  ans,  ma 
mère  m'avait  mis  en  apprentissage  jusqu'à  l'âge  de  vingt-un  ans;  mais  je  ne 
sais  pas  depuis  combien  de  temps  j'y  suis  :  il  y  a  long-temps.  Mon  maître 
s*était  engagé  à  me  nourrir  et  à  me  vêtir;  il  me  donnait  de  vieux  habits  qu'il 
achetait  chez  les  chiffonniers,  et  je  n'avais  jamais  assez  pour  apaiser  ma 
Êdm.  Je  le  quittai  parce  qu'il  me  maltraitait;  deux  fois  if  m'a  frappé  à  la 
poitrine  avec  sa  pioche.  (  Ici ,  dit  le  commissaire,  je  fis  déshabiller  l'enfant , 
et  je  trouvai  en  effet  sur  sa  poitrine  une  large  cicatrice  indiquant  une  bles- 
sure faite  avec  un  instrument  tranchant  ;  il  avait  aussi  sur  le  corps  plus  de 
vingt  blessures  qu'il  s'était  faites  en  poussant  les  chariots  de  charbon  dans 
les  galeries  basses).  Mon  maître  me  battait  tant  et  me  traitait  si  mal,  que  je 
résolus  de  le  quitter  et  de  chercher  une  meilleure  condition.  Pendant  long- 
temps je  dormis  dans  les  puits  abandonnés  ou  dans  les  cabanes  qui  sont  au 
berd  des  puits  exploités;  je  ne  mangeais  que  les  bouts  de  chandelle  que  les 
ouvriers  avaient  laissés  dans  les  travaux  (2).  » 

Parmi  les  faits  nombreux  recueillis  par  l'enquête  qui  peignent  la  cruauté 
et  même  la  férocité  des  mineurs  à  l'égard  de  ces  pauvres  enfans,  je  choisis 
le  suivant  :  «  Dans  le  Lancashire,  rapporte  M.  Kennedy,  un  enfant  fut 
amené  au  docteur  Milner,  médecin  de  Rochdale.  Il  l'examina  et  trouva  sur 
son  corps  vingt-six  blessures.  Ses  reins'  et  toute  la  partie  postérieure  de  son 


(1)  Dr  MitchelVt  Evidence,  n»  It,  p.  67. 

(S)  Scriven's  Evidence,  no  3S ,  part,  ii ,  p.  IIS. 


i%^^  BEVUE  DB&  DEUX.  MONDES. 

corps  n'étaient  qu'une  plaie.  Sa^éte^  d^uillée  de  cheveux^  portait  les  traoes 
dek  plusieurs  blessures  d^à  cicatrisées;  un  de  ses  bras  était  fracturé  au^essous^ 
du  coude  et  paraissait  Tétre  depuis  long-temps.  Quand  ce  malheureux  enfant 
fut  amené  devant  les  magistrats,  il  ne  pouvait  ni  se  tenir  débout  ni  demeurer 
assis;  on  fiitobligé  de  le  déposer  à  terre  dans  ime  espèce  de  berceau.  L'în- 
stnietion  prouva  que  son  bras  avait  été  cassé  par  un  coup  de  barre  de  feiv 
que  la  fracture  n'avait  jamais  été  remise,  et  que  pendant  plusieurs  semauiee 
il  avait-été  obligé  de  travailler  aveo  le  bras  dans  cet  état.  Il  fut  ensuite  prouvé 
que  son  maître,  qui  avoua  le  fait,  avait  coutume  de  le  battre  avec  un  morceau 
de  bois  à  Textrémité  duquel  était  fixé  un  clou  long  de  plusieurs  pouces.  Cet 
enfant  manquait  souvent  de  nourriture,  comme  le  nH}ntrait  Tétat  d'émacia- 
tion  de  son  corps.  Son  maître  l'employait  à  traîner  des  chariots,  et,  lorsqu'il 
avait  été  tout^fait  hors  d'état  de  travailler,  il  Tavait  renvoyé  à  sa  mère,  qui 
était  une  pauvre  veuve  (]}.  » 

On  a  dit  que  l'on  peut  juger  de  rétat  d'une  société  par  la  condition  des 
femmes.  Rien  n'est  donc  plus  propre  à  donner  une  idée  déplorable  de  la  situa* 
tion  de  la  population  des  mines  que  le  genre  de  travaux  auxquds-les  jeunes 
filles^  les  femmes  y  sont  assujetties  dans  le  West-Riding  du  comté  dTorkf 
le  Lancashire,  les  districts  de  Leeds,  de  Ëradford ,  d'Halifax ,  la  partie  nié* 
ridionale  de  la  principauté  de  Galles  et  Test  de  l'Ecosse.  Dans  les  mines  de 
charbon  des  districts  que  je  viens  de  nommer,  U  n'y  a  pas  de  distinetion  entre 
les  deux  sexes.  Les  jeunes  filles  poussent  les  chariots  aussi  bien  q«ie  les  enfansç . , 
on  les  emploie  même,  ainsi  que  le^femmes,  à  des  travaux  auxquels  les ouvriera 
de  l'autre  sexe  ne  veulent  se  soumettre  à  aucun  âge.  En  Éèosse,  par  exemple, 
où  dans  beaucoup  de  mines  il  n'y  a  pas  de  madiine  pour  élever  le  charbon 
à  la  surface  de  la  terre ,  ce  sont  les  femmes  qui  le  montent  sur  leur  dos  dans 
des  corbeilles,  {>aur  des  échellee  ou  des  escaliers  grossièrement  construits.  Les 
ouvriers  aiment  fort  à  avoir  pour  aides  des  jeunes  filles  ^paice  qu'elles  seul. 
plus  dociles  et  travaillent  avec  plus  d'assiduité  que  les  garçons.  Presque  par^ 
tout  les  femmes  sont  confondues  avec  les  hommes^  qui  travaiHent  le  plut- 
souvent  dans  un  état  de  comj[Aète  nudité;  les  jeunes  fiUes*  n'ont  elles-mêmes:  ' 
poar  tout  vêtement  -que  dee  lambeaux  de  chemises ,  et  les  femmes  des  panta» 
Ions  en  haiUcms;  la  phip^ct  sontcomplètement  nues  jusqu'à  la  ceinture.  «  Si 
l'on  considère  la<nature  de  ces  horribles  travattx,4it<un  des  sous-oommissairee- 
après  en  avoir  rappelé  les  circonstances  les  plus  odieuses  (2),  la  durée  non 
interrompue  de  cette  tâche  pendant  douze  et  quatorze  heures,  l'atmosphère 
humide,.chaudeet  maisaine'd'une  mine  de  houille  (3),  l'âge  et  le  sexe  des  tra- 

(t)  M.  Kwnêdy*^  Report;  Sipp.^  part,  ii ,  p.  91B. 

(I)  Rèp&rt,  p.  «4',  S83.  — Jlf.  Synum* $  Report ,  app.,  part,  i,  p.  18f,  895.— 
ifi  5ertfMfi%  Jltpore,  app^  part  ii^  p.  73. 

(9)  La  température  des  mines  est  toujours  élevée,  et  ce  n'est  que  dans  le  petit 
nombre  de  celles  qui  sont  parfaitement  bien  aérées  que  les  variations  de  la  tempé- 
rature atmosphérique  sont  sensibles*  Dans  les  houillères  du  Yorkshire,  elle  varie, 


TRAVAIL  DBS  IB^VASS  DANS  LBS  MINES.  ;  1^3 

vailleuses,  resdavage  systématique  qui  pèse  sur  elles,  on  a^peine  à  concevoir 
(fvtm  pareil  état  de  choses  soit  toléré  dans. un  pays  aussi  éclairé,  que  TA^gle* 

^lenre,  et  à  une  époque  où  Ton  se  pique  déporter  un  si  vif  intérétau  bîen-^tre 

,4es  classes  ouvrières  (1)*  » 

.Le  travail  des  mines  de  hojuûlle,  commencé  de  si  bonne  heurer  exerce^ 
général  une  funeste  influence  sur  la  constitution,  physique  des  mineurs.^U.a 
poiyr  premier  résultat  de  produire  un  développement  extraordinaire  d^ 
muscles,  mais  ce  développement  exagéré.de  la  partie  supérieure  du  co^psne 
s'acquiert  qu'aux  dépeps  des  autres  organes.  Bans  les. mines  où  les  couches 
de  bouille  sont  étroites  et  les  galeries  basses  par  conséquent,  tes  membres 
des  mineurs  présentent  souvent  de  hideuses,  difformités.  D'ailleurs,  ces  forces 

.musculaires  s'usent  d'autant  [plus  vite  que  le  développemçnt  en  a  été»]^ps 
précoce  et  pUis  excessif.  La  décrépitude  arrive  avec  une  effîrayante  rapidité. 
A  quarante  ou  cinquante  ans ,  le.  mineur  est  devenu  incapable  de  travailler, 

J9t  paraît  dussiiaible  qu'un  vieillard  de  quatre-vingts «aus.  Parmi. les  ouvriers 
aineurs,  on  compte  la  moitié  moins  d'ivommes  4gés.de  soixanterdix  an^giie 

.dans  la  j>9|Hjdatioa  agricole.  J^  terme  moyen  de  Ja  vie  d^niineurs,esten(re 

4n)Ud|itd.et.cij9bquant&:çinq,ans.  11  n!est  pas  surprenant  gue  la  dureté  4jBS 
<gayaux.jwixquds  les^  mineurs  sont  soumis  de  si  bonne  heure  donneàl^uils 
mœurs  <an  caractère  de  iwlesse  qui  va  souvent  jusqu'à  la  férocité.  Ils  séfn- 
Uent  ne  tenir  ancun  compte  de  la  vie.  Les  assassinats  sofxt  tréquens  parmi 
eux,  et. demeurent. le  plussounent  impunis ».smdtout.Qn  Ecosse,  où  il  n'y. a 

..pas  de  cQjroner  pour  dre^r  des  eoquétes  sur  les  causes  et  les  circonstances 
des  morts  violentes.  La  déposition  d!un  officier  de  police,  citée,  par  le  rap- 
port, est  efirayante  à  eet^rd:  »^i  jmrpoticeman  tuait  M^  çhi^  dajqisjjes 


seivant  les'  lieux,  de  16o  à  82o  centigrades.  Dans  la  mine  de  Monkwearmotitb, 
dont  la  profendeur  est  de  1,600  pieds  anglais  (  près  de  500  mètre»),  la  température 
iMjeinie'esl-de'Mttà  17» centigrades, 'Ci  s^élève dans  quelques  partiesà  M» ceit. 

<1>  En^FraBoe,  les  leiDme&  ne  sont'^s  employées  dans  les  ownes.  Un  d^cif^t 
iàfft^t^  T  interdit  le  travail  des  eofonsau-dosspus  de  l^ge  de  dix  aus;  Les  pre»scnp- 
\IW9A  philiptfopiques  de  cette  loi. ne, sont  violées,  à  notre  connaissance,  que, dans 
^  Jas  mines  de  ligoite  des  Boucbes^lU'-abôDe*  Ce  n'est  guèrci  aussi  que  ()ans  ces  nûnç^, 
.où  les  couches,  n'ont  ordinairement  que  60  à  75  cent,  .de  puissance,  que  les  enfans 
sont  employés  aux  travaux  de  rexploitation;  ils  y  sont  chargés,  comme  en  Angle- 
terre, du. roulage  intérieur,  et  leur  âge  varie  de  douze  à  vingt  ans.  Ce  n*est  que 
dans  un  petit  nombre  de  cas,  lorsque  les  couches  n*ont  que  SO  cent,  que  l'on  pi^d 
des  enfans  âgés  de  moins  de  dix  ans.  La  tâche  de  ces  travailleurs,  nomméarmanfifïa 
dans  le  pays,  consiste  à  traîner,  comme  en  Angleterre»  des  chariots  bas,  ou,  somme 
en  Ecosse,  à  porter  fiarle  dos  des  eabas  pleins  do  ebarbon,  engrimpani  le  Joog  de 
paits  îsdiaéft  garni»  d'eso^iiars  i  taillés^  dans,  le)  a)c  D-aUtoiura,  la.^ddîiiaiivde  ces 
.  mCmis  est  loin  d'iHre  malhèurevs^  i^oivr  oux  eomnp^  pouf 4es«  mineurs,,  hà  joiv?née 
de  travail  n'est  que  de  huit  heures,  et  leur  salaire  varie ,  suivant  leurs  forces,  de 
1  à  3  francs  par  jour,  ce  qui  est  considérable,  eu  égerd  à  la  paji^vielé^du  pays. 


ihh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nies,  dit  le  chief-constable  d*01dhatn ,  cela  ferait  cent  fois  plus  de  sensation 
que  le  meurtre  d'un  mineur.  Ce  sont  des  hommes  sans  aucune  éducation , 
ils  n*aimei\t  que  les  combats  de  coqs  et  de  chiens,  les  courses  de  chevaux;  la 
plupart  sont  adonnés  au  jeu  et  à  la  boisson.  Il  y  en  a  tant  qui  meurent  de 
mort  violente,  que  Tassassinat  est  devenu  pour  eux  un  accident  tout-à-£ait 
naturel.  Au  bout  d'un  jour  ou  deux ,  les  femmes  et  les  enfans  du  mort  sem- 
'blent  n'y  plus  penser.  On  n'en  parle  que  sur  le  moment,  et  l'on  se  contente 
de  dire  :  Oh  !  ce  n'est  qu'un  mineur  (1)  !  » 

Si  les  mineurs  recevaient  quelque  instruction,  si  la  religion  leur  incul-^ 
'  quait  des  principes  d'ordre  et  de  moralité,  leur  condition  matérielle  serait 
loin  d'être  mauvaise.  Leurs  salaires  sont  élevés.  Il  y  a  beaucoup  de  familles 
où  le  père  gagne  par  semaine  23  sh.  (28  fr.  75  c);  le  fils  aîné,  en  qualité 
de  putter,  20  sh.  (25  fr.);  un  autre  enfant,  comme  driver,  7  sh.  (8  fir. 
75  c);  un  autre,  comme  frapper,  5  sh.  (6  fr.  25  c),  ce  qui  fait  par  semaine 
un  revenu  de  près  de  70  francs.  Malheureusement,  le  jeu  et  la  boisson  absor- 
bent la  plus  grande  partie  de  leurs  salaires.  L'ivrognerie  est  le  vice  le  plus 
commun  parmi  eux.  Ils  passent  tout  le  jour  où  ils  reçoivent  leur  paie  dans 
les  alS'houses;  quelques-uns  y  dépensent  tout  ce  qu'ils  viennent  de  recevoir, 
s'inquiétant  peu  de  leur  femme  et  de  leurs  enfans ,  ni  comment  ils  pourvoi- 
ront aux  nécessités  de  la  semaine.  Dans  le  Lancashire,  on  voit ,  dans  la  nuit 
du  samedi ,  les  alé-houses  remplies  de  jeunes  enfans  qui  y  retournent  le  di- 
manche aussitôt  qu'elles  se  rouvrent.  De  violentes  disputes ,  des  combats  san- 
glans  accompagnent  cette  débauche,  qui  altère  profondément  la  santé  et  sur- 
tout l'intelligence  de  cette  classe.  Aussi  a-t-on  observé  que,  dans  les  troubles 
populaires,  les  mineurs  sont  toujours  les  plus  turbulens. 

On  voit  donc  que  nulle  part  les  effets  du  travail  excessif  et  prématuré  des 
enfans  sur  la  condition  physique  et  morale  des  classes  ouvrières  ne  sont  plus 
funestes  que  dans  l'industrie  houillère.  Devant  les  faits  révélés  par  l'enquête 
de  lord  Ashley,  on  ne  pouvait  tarder  plus  long-];emps  à  appliquer  aux  mons- 
trueux abus  qu'elle  dévoilait  le  remède  déjà  essayé  par  la  loi  sur  le  travail  des 
enfans  dans  les  manufactures.  A  la  fin  de  la  dernière  session,  lord  Ashley 
présenta  à  la  chambre  des  communes  un  bîll  rédigé  dans  ce  but,  qui  fut  voté 
à  l'unanimité;  mais  ce  bill  subit  dans  la  chambre  haute  des  amendemens  que 
parvint  à  faire  triompher  l'opposition  de  lord  Londonderry,  qui  est  un  de3 
plus  riches  propriétaires  de  m'mes  du  comté  de  Durham.  Néanmoins,  tel  qu'il 
est  sorti  du  vote  de  la  chambre  des  lords,  l'acide  lord  Ashley  assure  de  grandes 
améliorations.  Le  travail  des  femmes  dans  les  mines  est  prohibé;  les  enfans 
ne  pourront  y  descendre  qu'à  l'âge  de  10  ans,  et  jusqu'à  13  ils  ne  devront  pas 
travailler  plus  de  trois  jours  par  semaine.  Enfin  les  exploitations  souterraines 
seront  soumises  à  la  surveillance  àe&factories-inspectors. 

Lord  Ashley  a  terminé  le  discours  qu'il  a  prononcé  en  présentant  son  bill 
^r  des  paroles  qui  méritent  d'être  recueillies  sur  les  dispositions  des  ouvriers 

(1)  Report,  p.  lii. 


TRAVAIL  DES  ENFANS  DANS  LES  MINES.  1(5 

en  Angleterre  et  sur  les  devoirs  de  la  législature  à  leur  égard.  «  Les  rapports 
que  j'ai  entretenus  depuis  plusieurs  années  avec  les  classes  ouvrières,  disait 
le  noble  lord,  soit  par  des  communications  directes,  soit  par  correspondances, 
i>nt  été  si  étendus,  que  je  crois  avoir  le  droit  de  dire  que  je  connais  à  fond 
leurs  sentimens  et  leurs  habitudes,  et  que  je  suis  en  état  de  prévoir  leurs 
mouvemens  probables.  Je  ne  redoute  pas  de  cette  partie  de  la  population  une 
explosion  violente  et  générale;  ce  que  je  crains,  ce  sont  les  progrès  d^une 
plaie  dangereuse,  et  qui,  si  nous  tardons  plus  long-temps  à  nous  en  occuper, 
deviendra  incurable,  car  elle  menace  déjà  d'envahir  le  corps  social  et  poli- 
tique :  je  crains  qu'un  jour  peut-être,  si  les  circonstances  nous  forcent  à  de- 
mander au  peuple  une  énergie,  un  effort  extraordinaire  de  vertu  et  de  pa- 
triotisme, nous  ne  trouvions  les  forces  de  l'empire  entièrement  épuisées  par 
le  mal  terrible  qui  en  aura  atteint  les  principes  vitaux.  Je  sais  bien  qu'il  y  a 
beaucoup  d'autres  choses  à  faire  pour  les  classes  pauvres,  mais  je  suis  con- 
vaincu que  la  loi  que  je  propose  est  un  préliminaire  indispensable.  Les  souf- 
frances de  ces  classes ,  si  destructives  pour  elles-mêmes ,  sont  inutiles,  sont 
funestes  à  la  prospérité  de  l'empire;  fût-il  même  prouvé  qu'elles  sont  néces- 
saires, cette  chambre  hésiterait,  j'en  suis  assuré,  avant  de  prendre  sur  elle 
d'en  tolérer  la  continuation....  Vous  pouvez  cette  nuit  raffermir  les  cœurs  de 
plusieurs  milliers  de  vos  compatriotes;  vous  pouvez  les  aider  à  s'élever  à  une 
vie  nouveUe,  à  entrer  dans  la  jouissance  de  leur  héritage  de  liberté,  et  à  pro- 
fiter, s'ils  le  veulent,  des  enseignemens  de  vertu ,  de  moralité ,  de  religion , 
qui  vont  leur  être  offerts...  La  chambre  me  pardonnera  de  finir  un  discours 
pour  lequel  je  réclame  son  indulgence  en  lui  rappelant  ces  paroles  de  l'Écri- 
ture sainte  :  Effaçons  nos  fautes  par  Vesprit  de  justice  ^  et  nos  iniquités 
en  témoignant  notre  miséricorde  au  pauvre^  si  nous  voulons  nous  assurer 
«ne  longue  tranquillité.    • 

Ces  nobles  et  simples  paroles  nous  ramènent  aux  considérations  que  nous 
avons  exposées  au  début  de  ce  travail.  Oui ,  les  intérêts  même  delà  classe  qui 
jouit  en  Angleterre  de  la  double  prérogative  de  la  fortune  et  de  l'autorité  lui 
commandent  de  s'occuper  avec  sollicitude  du  sort  des  classes  laborieuses.  Les 
membres  les  plus  intelligens  du  parti  conservateur  le  comprennent;  les  jour- 
naux tories  sont  ceux  qui  montrent  le  plus  de  zèle  à  appeler  sur  la  condition 
des  ouvriers  l'attention  de  l'opinion  éclairée  et  des  pouvoirs  de  l'état.  11  y  a 
peu  de  jours  encore,  un  de  ces  journaux,  le  Moming-Herald,  plaçait  net- 
tement sur  ce  terrain  les  problèmes  dont  la  discussion  doit  dominer  les  dé- 
bats de  la  prochaine  session ,  et  décider  de  l'avenir  de  l'administration  dé  sir 
Robert  Peel.  Pourra-t-on  apporter  au  mal  qui  ronge  les  classes  ouvrières,  le 
paupérisme,  à  ce  mal  dont  les  causes  touchent  à  tant  d'élémens  du  méca- 
nisme social  qui  échappent  au  pouvoir  de  l'homme  d'état,  un  remède  effi- 
cace, assuré?  Il  n'est  malheureusement  que  trop  permis  d'en  douter.  Les 
partis  hostiles  offrent  tous,  il  est  vrai,  leurs  trompeuses  panacées.  A  entendre 
les  whigs ,  on  dirait  que  le  bien-être  des  ouvriers,  la  sécurité  des  travailleurs, 

TOME  I.  10 


^146  BBYURWS  J>EIIX.1|01II>«3. 

.|umt  attachés  à  la  révocatioiLdes  lois  sur  les  céréales,  au  bas  prix  du  pain, 
;Qomine  si  le  taux  des  sandres,  a'était  pas  proportionué  au  prix  des  denrées 
4e,pBemièr6.nécessité.,  liCS^Unari^xies.et  les  charti^tes  prétendent,  de  leur 
xcdté,  €pie.tûut.irait.bîea£i,xinteBveoant  arbitrair.çinent  dajos  les^r^pports  d^ 
anattces-aiec  les  ouvriers,  le  gouvernement  réduisait  ia  jiQumée  de  travail  à 
,4ix  heures,  et  fixait.un  tarif  pour  ks  salaires.  Qa  devrait  ^demander  d'abord 
,;iu^ gouvernement. d'assurer  aux.jche£s  d'industrie ,  par  UinJCaillible  autorilté 
d'un  acte,  législatif ^,la<  prospérité  coostante.4e  leurs  affaires,  comme'à 
iiine  époque  d'ivresse  politique^on  décrétait  chez  nous  la  victoire.  Mais  quel- 
.ipie  difficile  que.  soit,  le  problème,  quoiqu'on  .puisse  direque,  pendant  bien 
Jong'temps  encore,  sinon,  toujours, peutrétre,  on^ie  pourra^attaquer  le  mal 
qu'en  tâtonnant,. et  lui  apporter,  que  des  soulagemens  temporaires,  et  même 
,  précisément  pour  ce  motif,  ]a  loi  sur  le  travail  des  enfans.dans  les  manu- 
iactures  doit  être  considérée  comme  une  mesure  de  bienfaisance.  Elle  a  pro* 
dttit,  ou  tend  à  produira «n.  Angleterre  trois  excellens  résultats  :  elle  pp- 
f.pose  un  obstacle  au.iBOttvement. inconsidéré  qui  porte. les- populations  pau- 
vres vers  l'industrie,  «elle  sème jdansJa  jeunesse.jdes  classes  laborieuses  des 
.4^rincipesi4e  mosalité,,  de  religion  et  d!instniction;  enfin9,au>m9yen  du  sys- 
.tème  d'inspection  qu'elle  a.établi,^etient  constammentieigouvernement  et 
..X'opioioU'publiqtte^au.  couiant^deja^ituation,^  ouvriersidans  toutes  les 
^larties^  du  ipyaumerum. 

,Ky.  a-tril  pMir  ia  France  aucun  ^profitable  enwigneoient  à  retirer»  ^u 
double  pointde  vue.de  la  pbilantropieetde  la  politique,.de  la  pratique  de 
cette  législation  dans.letpayaauquel  nous^en  avonadj^à  .emprunté  l'idée  pre- 
.mière?  Je  ne  le  crois  ^as.  Ilvme.semble  quelles ,4iambres  et.la,presse  ont 
.ticop  vite  oublié  la  ioi  proipulguée  cbez  notis.le2^mars  1&41;  applicable  ^ix 
mois  après  cette  époque,  il  y  a  déjà  une  année  que  les^presci;iptions  de  cette 
.loi  doivent  avoir  été  xnîses  en  pratique.  Quels.ea  sont.les  résultats?  On  Ti- 
.  gnore.  iCerteSy  à.en  juger  par  rîmtérét«  qu'elle,  àmt.m^  pendant  la  dis- 
.eus8îoa4e8 chambees^jm  eût  étdaut<ucisé àiUii.prédijDejm autre^sort.  Dans 
les  premiecsaccè&.é'un,izàlequi  peutrétre  ne.fii^  pas  ta^Gours  assez  réfléchi, 
.4M1  avait  vouju.faire^siir.  le  travail  des  .en&ns.Jwe>  loi  ^parfaite,  au  risque 
.4e  susciter.à  l'industrie  jet  aiP(M£railIes^WV7ières.elteSTwémes  des  em- 
.barras  pénibles,  ûa refusait  d'écouler  les  hommes  éclairés,  qui,  se  défiant 
des  surprises  d'^m. engouement,  inconsidéré,,  demandaient  que  l'on  se  con- 
tentât de  voter  le  principe  de  la  loi, jet  délaisser,  à  la  sagesse,,  à  la  prudence 
de  l'administratioiL de, pourvoir,,  par  des.règlemens,.4inx.  mesures  de  détail , 
aux. besoins  ;Spéciaux.f Quelque  sensées  que  ûjssentjces  obsiervations,  on  leur 
reprochait-peutrétreiile  témoigner, trop  de  tiédeur  pour  une  cause dansla- 
.  ^elle  l'humanité  semblait. réclamer  in^périeusement.le'Zèle  le  plus  actif,  les 
précautions  les  plus,pcoipptes  etles  plus  vastes.  Cependant  qui  parle  aujour- 
.  d*hui  de  l'exécution  de.la  loi  ^.  QmI  pense  à  en  demander  compte  au  gouver- 
nement? 


TRAVAIL  Des  B!fPAN»  DAlfS  LB»  MINll»;  iVf 

Pour  nous,  qui  savons  bien  que  tous  les  effets  que  les  promoteurs  les  plus 
ardens  de  cette  législation  s'en  promettaient  ne  sont  pas  d'une  réalisation 
fskcile,  nous  ne  sommes  nullement  disposé  à  montrer  à  cet  égard  au  gouver- 
nement dé  trop  sévères  exigences.  Nous  serions  bien  aise  pourtant  de  savoir 
où  en  est  Texécution  de  la  loi ,  car  nous  pensons  qu'elle  renferme  des  prin* 
dpes  au  développement  desquels  il  faut  veiller,  et  l'exemple  de  l'Angleterre 
nous  prouve  qu'elle  met  entre  les  mains  du  pouvoir  un  instrument  de  gou* 
vemement  qu'il  serait  iithAbMef.stenfCûu^liè,^è>Dé0^er.  Nous  avons  vu 
que  la  partie  forte  de*]àf  loi  aagliÉB^iest  li^  i^^mt^  d^frande  surveillance 
«ociale  qu'elle  a  appl!qtté^à  riddustriè:  Daiis  ce  momenrtnéme  où  les  ques- 
tions industrielles  semblent  devenir  aussi  chez  nous  les  plus  importantes,  il 
est  évident  que  Ton  ne  saurait  réunir  trop  d'élémens  d'instruction  pour  con- 
naître à  fond  tous  les  intérêts  engagés  dans  l'industrie.  Le  gouvernement  ne 
d<nt  donc  pas  hésiter  à  profiter  de  la  faculté  que  la  loi  de  1841  lui  donne  d'or- 
ganiser un  système  d'inspection  destinée  surveiller  l'application  de  la  loi. 
Qu'il  imite  l'Angleterre,  qu'il  crée  des  inspecteurs  de  l'industrie  :  c'est  d'abord 
le  moyen  d'avoir  pour  l'exécution  de  la  loi  de  1841  un  contrôle  actif  et  par 
conséquent  efficace.  Livra  à  la  publicité,  les  rapports  périodiques  que  le 
gouvernement  exigera  fourniront  d'ailleurs  à  la  presse,  aux  économistes ^ 
aux  hommes  politiques  des  données  fécondes.  Les  questions  qui  touchent  à  la 
condition  des  classes  laborieuses ,  ces  questions  que  l'intérêt  non  moins  que 
le  devoir  commande  de  ne  jamais  perdre  de  vue,  seront  ainsi  constamment 
à  l'étude.  Et  que  l'on  ne  s'effraie  pas  à  l'idée  d'appeler  la  publicité  et  la  dis- 
eossion  sur  la  oesditie*  des  oov^iera;  si  cette  eaDéition<feBleniiftit<dè  graves 
dangers,  qu'on  ne  croie  pas  qu'il  serait  imprudent  de  les  vegarder  en  face ,  de 
les  examiner  au  grand  jour  :  c'est  bien  plutôt  au  contraire  l'ignorance  qui 
aggrave  ici  le  danger. 

Toutes  les  considérations*  se*  rétndàsenrddiie'  à  f  at|»pifi  dtl'yttVf  que  nous 
formons  ici  :  l'intérêt  politique  et  l'intérêt  d'humanité  sont  d'accord.  L'objet 
que  se  propose  la«loi  sur  le  travail  des  enfans  ne  sera'alteint  qoe^lorsque  le 
sjrstème  d'inspection  sera  solidement  orgamsé,  et  par  la  création  des  inspec- 
teurs de  l'industrie  on  ouvrira  une  voie  qui ,  en  France  non  moins  qu'en 
Angleterre,  ne  peut  manquer  de  conduire  aux  plusiïeureuxrésultatr. 

P.  Grimblot. 


10* 


POÉSIES 


JABIAZS* 

Jamais  y  avez-vous  dit,  tandis  qu'autour  de  nous 
Résonnait  de  Schubert  la  plaintive  musique; 
Jamais,  avez-vous  dit,  tandis  que  malgré  vous 
Brillait  de  vos  grands  yeux  Fazur  mélancolique. 

Jamais  9  répétiez-vous ,  pâle  et  d'un  air  si  doux, 
Qu'on  eût  cru  voir  sourire  une  médaille  antique; 
Mais  des  trésors  secrets  l'instinct  fier  et  pudique 
Vous  couvrit  de  rougeur,  comme  un  voile  jaloux. 

Quel  mot  vous  prononcez,  madame,  et  quel  dommage  I 
Hélas  I  je  ne  voyais  ni  ce  charmant  visage 
Ni  ce  divin  sourire,  en  vous  parlant  d'aimer. 

Vos  beaux  yeux  sont  moins  doux  que  votre  ame  n'est  belle. 
Même  en  les  regardant  je  ne  regrettais  qu'elle. 
Et  de  voir  dans  sa  fleur  un  tel  cœur  se  fermer. 


POÉSIBS.  149 


Bans  dix  ans  d*ici  seulement 
Vous  serez  un  peu  moins  cruelle. 
C'est  long,  à  parler  franchement; 
L'Amour  viendra  probablement 
Donner  à  Thorloge  un  coup  d'aile. 

Votre  beauté  nous  ensorcelé; 
Prenez-y  garde  cependant; 
On  apprend  plus  d'une  nouvelle 
En  dix  ans. 

Quand  ce  temps  Tiendra ,  d'un  amant 
Je  serai  le  parfait  modèle; 
Trop  béte  pour  être  inconstant» 
Et  trop  laid  pour  être  infidèle. 
Mais  vous  serez  encor  trop  belle 
Dans  dix  ans. 


C'est  mon  avis  qu'en  route  on  s'expose  à  la  pluie  > 
Au  vent ,  à  la  poussière,  et  qu'on  peut ,  le  matin , 
S'éveiller  chiffonnée  avec  un  mauvais  teint. 
Et  qu'à  la  longue ,  en  poste,  un  téte-à-téte  ennuie; 

C'est  mon  avis  qu'au  monde  il  n'est  pire  folie 
Que  d'embarquer  Tamour  pour  un  pays  lointain. 


IM  >  '    REVUE  DBS  rlUBOKs  MONDES. 

Quoi  qu*en  dise  Héloïse  et  madame  Cottin , 
Dans  un  miroir  d*auberge  on  n'est  jamais  jolie. 

C'est  mon  avis  qu'en  sonunemn  bas  blanc  bien  tiré» 

Sur  une  robe  blanche  un  beau  ruban  moiré, 

Et  des  ongles  bien  nets ,  sont  le  bonheur  suprême  : 

Que  dites-vous,  madamie,  à  ce  raisonnement? 

Un  point,  à  ce  sujet,  m'étonne  seulement; 

Cest  qu'on  n*a  pas  le  temps  d'y  penser  quand  on  aime. 


Fut-il  jamais  douceur  de  cœur  pareille 

A  voir  Manon>dfiiniKmes  bras  sommeiller? 

Son  front  coquet  parfume^roreiHérT 

Dans  son  beau  sein'j'efitènd^^on  cœur  qui  veille. 

Un  songe  passe  et  s'en  vient  l'égayer. 

Ainsi  s'endort  une  fleur  d'églantier, 
Dans  son  calice  enfermant  une  abeille. 
Moi  je  la  berce;  un  plus  charmant  métier 
)    Fut-il  jamais? 

Mais  le  jour  vient,  et  l'aurore  vermeille 
Effeuille  aui  vent  son.  bouquet  priotanier. 
Le  peigne  en  main  et  la  perle  à  roreilie«' 
A  son  miroir  Manon  court  m'oublîer* 
Hélas!  l'amour  sans*  lendemain  ni  veille 
Fut-il  jamais? 


POiSIBS.  ifii 


Adieu  1  ^e  «rois  qtx'm  cotte  yie 
Je  ne  te  reverrai  jamais. 
Dieu  passe  y  il  t'appelle  et  m'oublie. 
En  te  quittant,  je  sens  que  je  t'aimais. 

Qu'importe?  pas  de  plainte  vaine. 
Avec  respect  je  songe  à  l'avenir. 

Vienne  la  voile  qui  t'eumiène. 
Sans  murmurer  je  la  verrai  partir. 

Tu  t'en  vas  pleine  d'espérance , 
Avec  orgueil  tu  reviendras  ; 
Mais  ceux  qui  vont  souffrir  de  ton  absence. 
Ta  ne  les  reconoattcas.pas. 

Adieu  I  tu  vasiaire  ua  b«au«Tdve , 
Et  f  enivrer  d'un  plaisir  dangereux» 
Sur  ton  chemin  l'étoile  qui  se  lève 
.  Loog-^teaq)s  encore  éblooisa^tesi  jew* 

Un  jour  tu  sentiras  pent^'Jêtre 
Le  prix  d'un  cœur  qui  nous  comprend , 
Le  bien  qa'on. trouve  à.le  connattiraf 
Et  ee  qu'im  souffre  eo  Iç  peidant. 


K.  .1:^ 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


SI  décembre  1843. 


Dans  quelques  jours ,  Tarène  parlementaire  sera  derechef  ouverte  aux 
hommes  politiques  :  la  session  va  reprendre  son  cours.  Cest  Talmanach  qui 
nous  le  dit ,  et  un  peu  aussi  quelques  journaux.  Quant  au  public,  il  a  Tair 
de  rignorer;  il  n*en  dit  mot.  Toujours  dominé  par  ses  préoccupations  ma- 
térielles, ne  songeant  qu'à  ses  spéculations,  à  ses  entreprises,  à  ses  affaires, 
il  n'a  pas  de  goût  dans  ce  moment  pour  la  politique;  il  n'a  pas  de  temps  à 
lui  donner;  disons  mieux ,  il  ne  l'aime  guère,  il  s'en  défie.  La  connaissant 
d'humeur  quelque  peu  inquiète  et  tracassière,  il  la  redoute,  il  craint  d'en 
être  dérangé;  il  oublie,  comme  un  ingrat  qu'il  est,  les  grands  services  qu'elle 
lui  a  rendus,  les  nobles  jouissances  qu'elle  lui  a  procurées.  Toujours  inca- 
pable de  faire  deux  choses  à  la  fois,  de  suivre  en  même  temps  le  cours  de 
deux  idées,  le  bonhomme  se  fâche  et  se  bouche  les  oreilles  toutes  les  fois 
qu'on  essaie  de  lui  parler  dé  quelque  chose  qui  pourrait  l'arracher  une  mi- 
nute  à  ses  comptes  courans.  Cest  ainsi  qu'à  une  autre  époque  il  taxait  de 
songe-creux,  de  brouillons,  de  mauvais  citoyens,  tous  ceux  qui,  lui  parlant 
oomnierce,  marine,  liberté  politique,  prétendaient  lui  faire  comprendre  que 
tout  ce  qu'il  y  a  d'important,  de  précieux,  de  sacré  pour  une  nation,  ne 
se  trouvait  pas  dans  les  bulletins  de  la  grande  armée.  Plus  tard,  le  public 
changea  d'avis;  il  fallut  alors,  pour  en  être  écouté ,  l'entretenir  de  politique 
et  de  droit  constitutionnel.  La  charte,  le  jury,  la  liberté  de  la  presse,  la  ré- 
forme électorale,  la  responsabilité  des  ministres,  occupaient  toutes  ses  pen- 
sées; c'était  là  sa  vie,  sa  gloire,  son  honneur;  tout  le  reste  lui  paraissait  se- 
condaire et  subalterne.  Une  dynastie  aveuglée  ne  comprit  pas  cette  phase 
nouvelle  de  l'esprit  français;  ce^qui  était  une  idée  fixe,  un  sentiment  nrofond 


REVUE  —  CHRONIQUE.  153 

et  résolu,  ne  lui  parut  qu'un  engouement  passager  et  sans  racines;  en  osant 
le  braver,  elle  provoqua  une  de  ces  explosions  que  Fhistoire  présente  comme 
un  enseignement  aux  gouvememens  et  aux  nations.  Aujourd'hui,  c'est  encore 
une  phase  nouvelle  et  particulière,  c'est  un  autre  besoin  qui  se  développe  et 
veut  se  satisfaire  à  tout  prix ,  le  besoin  de  la  paix ,  du  travail ,  du  bien-être, 
tranchons  le  mot,  de  la  richesse.  C'est  la  richesse  qui  est  le  but;  on  ne  veut 
la  paix  et  le  travail  que  comme  moyens;  on  s'en  passerait  sans  peine  si  on 
pouvait  également  s'enrichir  en  faisant  ses  fantaisies  et  en  quittant  l'atelier 
pour  l'arène  politique. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  quelque  inférieure  que  nous  paraisse  la  nature  du  be- 
soin dominant,  il  n'est  au  pouvoir  de  personne  de  l'étouffer  et  d'attirer  forte- 
ment l'attention  du  public  sur  des  objets  d'un  ordre  plus  élevé.  A  toute  propo- 
sition, à  toute  question ,  sans  lever  les  yeux  de  son  carnet,  le  public  vous  de- 
mandera froidement  :  Combien  pqur  cent  à  gagner?  Les  hommes  aux  grandes 
pensées  et  aux  idées  généreuses  doivent  se  résigner  et  attendre  .patiemment 
la  fin  de  cette  humble  période.  L'histoire  nous  apprend  qu'en  moyenne  ces 
phases  de  l'esprit  social,  en  France,  sont  décennales.  Ainsi  le  veut  l'esprit  vif, 
mobile,  actif  de  la  nation.  Ajoutons ,  pour  être  justes,  que  l'histoire,  dans 
son  impartialité,  reconnaîtra  qu'en  ne  demandant  pas  au  pays  ce  que  le  pays 
ne  comprenait  ni  ne  voulait ,  on  n'a  fait  qu'obéir,  à  regret  peut-être,  aux  né- 
cessités du  temps.  Se  flatter  de  les  vaincre,  c'eût  été  une  erreur,  une  noble 
erreur  à  la  vérité ,  une  généreuse  iUusion  ;  mais  peut-être  était-il  sage  de 
prendre  les  choses  comme  elles  sont. 

Sous  l'influence  de  ces  dispositions  générales ,  ce  qu'il  y  aura  de  plus  vif, 
de  plus  animé,  de  plus  bruyant  dans  les  débats  parlementaires ,  seront  les 
luttes  de  certains  intérêts  particuliers  contre  l'intérêt  général.  Nous  aimons 
à  croire  que  dans  tous  les  rangs,  dans  tous  les  partis,  il  se  trouvera  des  ora- 
teurs qui  oseront  arracher  à  l'égoïsme  ce  masque  de  bien  public  dont  il  aime 
à  se  couvrir,  et  que,  grâce  à  leur  voix  patriotique  et  puissante,  il  sera  con- 
traint de  se  montrer  au  pays,  à  nu,  tel  qu'il  est,  avec  ses  étranges  préten- 
tions et  son  intolérable  cupidité.  Nous  l'espérons,  les  voix  de  M.  de  Lamartine, 
de  M.  Barrot  ne  manqueront  pas,  même  sur  le  terrain  des  intérêts  matériels, 
à  la  cause  nationale.  Ce  ne  sont  pas  là  des  querelles  de  parti,  ce  sont  des  ques- 
tions françaises.  La  France  les  comprendra  un  jour,  et  sa  reconnaissance 
sera  pour  ceux  qui  l'auront  aidée  à  les  comprendre. 

En  attendant,  ces  mêmes  dispositions  du  public  ont  laissé  passer  presque 
inaperçue  la  question  politique  du  moment.  Y  aura-Ml  une  séance  royale, 
un  discours  de  la  couronne,  et,  en  conséquence,  des  adresses?  La  question  a 
été  débattue,  dit-on ,  dans  le  conseil  de  ce  jour.  Les  avis  se  trouvaient  parta- 
gés, même  au  sein  du  cabinet,  non  sur  le  drdt  :  la  session  n'ayant  été  que 
prorogée,  une  nouvelle  ouverture  des  chambres  n'est  pas  nécessaire.  Il  est 
d'ailleurs  un  précédent  que  tout  le  monde  connaît,  et  qu'on  a  souvent  rap- 
pelé. La  question  est  donc  toute  de  convenance  politique. 

On  a  dit,  pour  l'afûrmative,  que,  dans  le  discours  d'ouverture,  la  couronne 


HHi  REVimvBBS  mnix  honobs. 

dMUndt  à  entendrie^élle  aurait  plus  tard  à  entretenir  les  cliambres  di^sojfttft 
pltt^iiooiiNrenx  et  plinrTarfés;  on  ajoute  que  le  ministère  ne  peut ,  sans  s'abàis- 
6ër;'atoir  l*Air  de  refoser  le'eombar.  Les  conservateurs  n'aiment  pas^  dit-oif , 
qœ  leurs  cfaefr  piiraisseiit  aitu^douter  d'eux-mêmes  et  ne  pas  compter  sur 
rtmionf  la  fermeté  et  le'déVûuemeiit  du  parti";  le*  ministère  ne  peut  mécon- 
tenter sesainis.' 

Ces  argumens^  le  dernier  surtout;  ne  sont  pas  sans  force;  peut-^tr^  mÉÉne 
paraissentHis^décisifs  à  ceor  qui  se  plaisent  uniquement  an  point  dé  vue  de' 
rintérét  ministériel. 

Reste  à  savoir  qœl^  est;;  dakis  la  question,  rintérét  du  pays.  Qu'arrivera-t41, 
nous  disait'un  homme  politique^  si  la  couronne  nous  apporte  un  discours?^ 
La  tesson  s'ouvre  vers  la  moitié  de  janvier;  nous  toucherons  au  mois  de  manr 
sans  que  là  chambre  des  députés  ait  fait  autre  chose  qu'élaborer  au  sein 
d^une  commission  ef  discuter  ensuite  une  adresse  :  alors,  épuisée,  fatiguée, 
et  en  même  temps  accoutumée  à  ces  débets' personnels,  dramatiques,  pleins* 
d'émotion,  c'est*  en  vain  qm\>n'ré^diëra' aux  affaires;  aux  discussions  pai^ 
sibleset  sérieuses;^  à  l^etion  parlementaire,  qui^eule  profite  au  pays.  Alont* 
tout'tratne,  tout  làlnigmt;  les  l()îs  les  phis  importantes  sont  ajournées  et  Impar- 
faitement discutées.  La  fin  de  mai  arrive,  l'impatience  saisities  députés,  et, 
en  définitive,  la  session  ne  donne  guère  d'àutreSTésultats*  qu'une  adresse  etun 
budget.  Et  cependant  que  de  lois*  importatite^  que  le  pays  attend  depuis 
long-temps,*  q«i^it  M-promet  ctoiqueanuée,  etqu'il  ne  voit  jamais  apparaître  : 
les  sucres,  la  réforme  des  prisons,  le  régime  colonial,  l'instruction  secou- 
daiiev  Ift  colonisation  afiricainev  léf  notariat;  le  régime  hypothé<âdre;  que 
s«ls-je?  Tout  est  auneueé,  rien  ne  se  fait;  on  dirait  que  la  question  impor- 
tunte^pour  le  p^  n^BSt  plcrs'dé  savoir  commentai  sera  gouverné ,  mais  par 
qdii  etque  les  déj^otés'sent  âus;  bien  moins  pour  participer  au  gouvernement 
dtftpayBquepourûârehiffdrtunepotitique de  quelques-uns  deleurs  collègues. 
La^tquestion  ministérielle,  ajoutait^m,  peut  toujours  s'élever;  mais  il  est  bon 
qi|!tfle*8'élève  au  sujet  d'une  loi  présentée,  d'une  mesure  proposée.  N(mS' 
avons'dénaturé  la- discussion  de  l'adresse.  Les  Anglais,  esprits  très  positiftet 
économes  de  leur  temps,  se  bornent  à  un  ou  deux  points  capitaux;  tous  les 
efforts  des  partis  se  concentrent  sur  ce  terrain  délimité;  c'est  un  duel  prompt 
et  déoisif.  Chez*  nous,  c'est  un  combat  désordonné  de  tiraâleurs,  sans  plàlu, 
sans  cKef ,  l'un  ici,  l'autre  là;  chacun  choisit  ses  armes,  son  terrain,  son  mo- 
mntt.  nn^B8t'pas'dequesti6tt;  soit  de  politique,  soit  d'affaires,  qui  ne  soit 
abMdée.  (Ki  ne  consulté^  ni  les  convenances  du  pays,  ni  les  exigencethdir 
gometnement,  ni  même  lëi  intérêts  de  sqm  propre  parti.  Goâte  que  codtè;: 
o»  vent  partov  discuter,  vohr  son  nom  dans  le  Moniteur.  Que  dis-jef  pariar, 
discuter? il  finit  diÉe;  pour  maints  orateurs,  lire  et  hiat  lite.  Et  le  pays'est 
condamné  pmidant  ces  longues  journées  à  d'interminables  psalmodies  quer 
nul  n'écoute,  que  nul  ne  lit ,  et  qui  certes  n'ont  jamais  éclaîrci  la  moindre 
question.  Puisque  l'adresse  est  devenue  le  prétexte  de  toutes  ces  divagations^ 
on-peut  s'y  lésigneriorsque  l'usage  et  la  nécessité  le  commandent;  mais  pour- 


BBTUB.  —  CHRCmiQUE.  155 

^001  tonioir  de  gaieté  de  coeur  enlever  le  plus  utile  de  ton  temps  à  u&e  sessîoii 
qjoieoiiimenee  fort  tard,  et  qui  est  ebargée  d^afCaireS' importante» et  de  lois 
néeessainment  longues  et  délaillées?  N'aurons-nous  pas  les  fonds  secrets,  le 
iMMigetr  dix  occasions  pour  une  d'âever  la  question  ministérielle?  Les  CMiser* 
?atenrs  veulent  assurer  leur  triomphe  :  soit;  le  meilleur  moyen  de  l'assurer, 
c'est  de  s'occuper  promptement ,  sérieusement ,  avec  un  z^e  actif  et  éésinté- 
fiBié,  des  af foires  du  pays. 

Ces  réiexions  sont  peut-être  sévères.  Elles  ne  masquent  cependant  pas  de 
vérité.  Nous  ne  sommes  pas  surpris  ^e  le  débat  laisse  leS' esprits  perplexes, 
et  que  les  ministres  eux-mêmes  aient  quelque  peine  à  prendre  un  parti' défi- 
iiiilif.  Probablem^it,  ils  voudront,  avant  de  rîen«  décider,  consulter  un  grand 
aambre  de  leurs  amis  :  c'est  dans  ce  dessein  sans  doute  qu^ils  ont  ajourné  à 
»qMiqaes  jours,  au  4  janvier,  cette  grave  décision. 

Le  ministère  a  préludé  à  la  session  par  une<  mesure  qui  a  été  généralement 

.«mtiUie  avec  foveur.  ffous  voulons  parler  de  Tordonnauce  royale  sur  les 

miaiBUes  d'état.Il  y  a  là  deux  idées,  deux  réaolutions^  parfaitement  distinctes. 

lym^cdté,  on  veut  assurer  l'avenir  des  hommes  que  la  confianee^ioian* 

nâtap pelés  aux  fDnctions  les  plus  ^mioentes;  de  Fautre,  la  eouroimeiious 

qu'elle  songe  à  l'organisation  d'un  conseil  privé.  Les  deux  meeores 

pnaisscnt  irréprochables. 

il  est  conforme  à  Tesprit  denotretemp6,-à>la  mtulre  denos  institutiens, 
ipieleB  fmctiMis  ministérielles  ne  devieuient' pas  un  privilège  du  rang  et 
ésilttimiiwe  îdenoiidoit^elibr&dans  son  choix,  et  comment  le  serait-il 
ai)  en  cttlewit  un  homme  à  sa  carrière^  àsa  •pr<tfes8mi,'à  ^a- place* qu'il 
iesupe,  il-defait  ensuite  le  laisser  tomber  >des  hauteurs 'du  mîsÉsière  dans 
4at^nHière8  d'une  vie  privée  dépourvue  du  nécessaire  P^Gomraentf^dter 
u'déf<e«enent  si  ruineux?  comment  vouloir  que  ces  hommes  ne  conservent 
pisiuiesitiiation,  modeste  sans  doute  ^ -mais  digne?  Auesi ,  <qu'est-il  arrivé 
fia» d^one  fois?  On  a«u recours^à  des  moyens  indirects^ oiira'tout^Mcrifié  à 
Fé^té.  €08  expédlen^ae  sont  pas« heureux;  ys'ne'Sont''pas<d^fl}eurs  appli- 
éÊÊÉÊè  à'tou^eocas,  et  ne  réalisent  ainsî' qu'une  éqitité  parcelle;  L^tat  doit 
iffirirnBOfiitiiation convenable aux'onciens  ministres,  etsurtout  à  eenxqui, 
i  oux^ooBsdlsde  la  oomBonne,*  ont  perdu?  unepo^tion^qU-ils  ne  peuvent 
m^q^ttant  le  minislère.  Qu'«i  "leur  donne  uno^nsion  etun 
(litn9'8ll?on*ventvde  minisMs  d'^t^de^onse^ershonoraires^dela  couronne, 
"•a  M  «B&e,  ^^ea  importe;  rien  de  plus  équitable,  rien>de*'plus  facile.  Lors 
4flteQ^o  ja chambre eonsentirait  à  ne^pasee moittrer'trop'pffrcimottieitte, 
«In  éépeBS04W«era  pas  considérait. 
i  Btii limeaul  ne  sauraitr contester  à  laiCOUiMUW  »le  dnoifedeitféèidifwt^des 
Juniènsvde  s'entourer  de  rinfluence d'un. conseil  friité.41»€Stiinotile*dN4^- 
-'lnrrt|Ufl'yi>rginiffnTiirn  Tî  la  réunion  de  ce  cenaeil^ialnst  q«i4a*«aCBre  etla 
^MSBreides^omnninioations.àthii  faire^  aoront  y  comme  tout  «ntro^aete  pOli- 
d^pw^X^lg^lte  par  Je  concours'  des  mittistB«>iasptnoabtBS>  On^feut  étaMnrun 
conseil  privé  et  le  consulter  comme  on  nomme  et  on  consulte  une  commission 


156  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

spéciale.  S'il  y  a  une  différence  quant  aux  matières  qu'on  présente  à  leur 
examen,  il  n'y  en  a  aucune  quant  aux  attributions  :  le  conseil  privé  ne  peut 
être  qu'une  commission;  il  ne  sera  investi  d'aucun  pouvoir;  toute  action 
gouvernementale,  comme  toute  responsabilité,  lui  sera  complètement  étran- 
gère. 

Encore  une  fois,  les  deux  mesures,  considérées  isolément,  nous  paraissent 
irréprochables;  mais  le  ministère  ne  les  a  pas  prises  isolément.  Il  a  été  plus 
loin  :  il  a  voulu  les  lier  l'une  à  l'autre,  établir  entre  elles  un  rapport  qui 
nous  paraît  tout-à-fait  artificiel ,  et  qui  n'est  pas,  ce  nous  semble,  sans  quel- 
ques inconvéniens. 

Ayant  voulu  créer  des  ministres  d'état  pour  donner  aux  anciens  ministres 
une  retraite  honorable,  it  a  imaginé  de  dire  que  le  conseil  privé  serait  com- 
posé de  ministres  d'état;  il  a  établi  de  la  sorte  un  rapport  factice  entre  les 
deux  mesures,  rapport  qui  n'a  d'autre  fondement  qu'une  dénomination  nulle- 
ment nécessaire.  La  liaison  artificielle  a  tout  de  suite  produit  ses  conséquences; 
il  aurait  été  ridicule  de  dire  que  le  copseil  privé  serait  composé  de  tous  les 
anciens  ministres,  c'est-à-dire  que  la  couronne  ne  consulterait  qu'un  ciorps 
composé  en  grande  majorité  d'adversaires  du  cabinet,  de  ses  rivaux.  Il  a  donc 
fallu  ajouter  que,  bien  que  ministres  d'état,'  ils  ne  faisaient  pas  nécessaire- 
ment partie  du  conseil  privé;  ils  pourront  ne  pas  y  être  appelés.  Cela  ne  suf- 
fisait pas,  le  danger  n'était  pas  atténué;  on  a  en  conséquence  établi  des  caté- 
gories dans  lesquelles  on  pourra  choisir  d'autres  ministres  d'état  pour  les 
appeler  ensuite  au  conselFprivé.  Ici  les  objections  pullulent.  Ces  catégories 
sont-elles  toutes  également  acceptables.'  Les  ambassadeurs?  Sans  doute  lors* 
qu'un  homme  politique  aura  été  momentanément  ambassadeur,  vous  pourrez 
l'appeler  au  conseil  privé  :  il  vous  apportera  avec  ses  lumières  son  influence; 
mais  la  plupart  des  ambassadeurs  sont  des  diplomates  de  profession,  ayant 
vécu  plus  hors  de  France  qu'en  France,  connaissant  peu  le  pays,  n'en  étant 
guère  connus,  peu  au  fait  des  grandes  questions  de  la  politique  intérieure, 
des  mouvemens  et  de  la  force  des  partis,  des  dangers  que  le  gouvernement 
peut  courir,  des  ressources  sur  lesquelles  il  peut  compter.  Quelle  influence 
ces  hommes,  si  habiles  qu'ils  soient  d'ailleurs,  vous  apporteront-ils?  Ceux  qui 
effectivement  vous  seraient  utiles  auront  déjà  été  ministres.  Les  procureurs- 
généraux?  Certes,  MM.  Dupiu  et  Hébert  sont  fort  bons  à  consulter,  mais 
comme  hommes  politiques  Jnfluens,  comme  hommes  considérables  dans  la 
diambre  des  députés,  non  comme  ministère  public.  Agens  révocables  du 
pouvoir  exécutif,  que  peuvent-ils  vous  dire  que  vous  ne  sachiez  pas,  qu'ils  ne 
vous  aient  déjà  dit?  S'ils  en  savent  plus  que  M.  le  gdrde-des-sceaux  n'en  sait 
déjà,  plus  qu'ils  ne  lui  en  ont  déjà  appris,  c'est  que  quelqu'un  a  faiUi  à  son 
devoir.  Si  on  établit  ces  catégories,  pourquoi  ne  pas  appeler  le  général  qui 
commande  dans  le  département  de  la  Seine  une  armée  de  cinquante  mille 
hommes?  Pourquoi  ne  pas  appeler  M.  le  préfet  de  police?  Laissons  ces  dé- 
tails, et  disons  d'une  manière  générale  que  les  catégories  sont  à  nos  yeux  une 
erreur. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  157 

Eh  quoi  !  vous  pourrez  appeler  au  conseil  privé  messieurs  tels  ou  tels,  et  en 
supposant  qu'il  n'eût  pas  convenu  à  M.  Royer-Gollard  de  se  laisser  nommer 
président  de  la  chambre,  vous  ne  pourriez  pas  proposer  au  roi  d'honorer  son 
conseil  de  ce  grand  nom ,  de  l'éclairer  de  cette  vive  lumière!  Eh  quoi!  une 
crise  politique  appellerait  autour  du  trône  tous  les  hommes  éminens,  înfluens, 
attachés  à  la  dynastie,  sans  distinction  de  parti,  et  le  conseil  privé  ne  pourrait 
pas  s'ouvrir  devant  M.  de  Lamartine  et  M.  Barrot!  — Une  nouveUe  ordon- 
nance modifierait  la  première,  et  leur  ouvrirait  les  portes  du  conseil.— Sans 
doute  et  fort  heureusement;  mais  alors  pourquoi  se  renfermer  dans  les  caté- 
gories? Pour  se  donner  le  plaisir  d'en  sortir?— Pour  échapper, dit-on,  aux 
sollicitations.— Faible  rempart  contre  les  importunités  des  hommes  nuls  et 
vaniteux  !Si  vous  ne  trouvez  pas  en  vous-mêmes  le  courage  de  repousser  hau- 
tement leurs  folles  prétentions ,  ils  sauront  bien  vous  arracher  de  nouvelles 
ordonnances.  Même  à  ce  point  de  vue ,  les  catégories  sont  inutiles.  EUes  sont 
plus  qu'inutiles  dans  l'intérêt  de  la  couronne.  Pourquoi  se  donner  des  en- 
traves ?  Pourquoi  restreindre  sa  prérogative  là  où  elle  a  droit  à  une  pleine 
liberté?  Si  on  veut  un  conseil  privé  permanent  et  connu ,  il  faut  qu'à  chaque 
nouveau  ministère,  ou  mieux  encore  que  chaque  année,  une  ordonnance 
royale  publie  là  liste  des  hommes  politiques  que  le  roi  aura  honorés  de  son 
choix.  Il  est  de  l'essence  de  notre  gouvernement  que  la  composition  du  conseil 
privé  puisse  être  modifiée  selon  le  cours  des  évènemens  et  l'ensemble  des 
circonstances. 

On  dit  que  le  ministère  se  propose  de  présenter  sans  retard  aux  chambres 
les  lois  des  sucres,  des. fonds  secrets,  du  recrutement,  des  prisons,  de  ren- 
seignement secondaire,  de  la  juridiction  militaire,  et  quelques  autres.  Nous  ne 
voulons  pas  nous  occuper  de  ces  matières  sur  de  simples  bruits  :  attendons 
les  projets. 

Van  Halen  a  été  révoqué.  Le  général  Seoane  lui  succède  dans  le  comman- 
dement général  de  la  Catalogne.  Le  chef  politique  de  Barcelone  doit  aussi  être 
changé.  Justice  est  rendue  non-seulement  en  France,  mais  en  Espagne,  mais 
en  Europe,  au  consul  français,  car  nous  ne  tenons  aucun  compte  des  stupides 
réclamations  de  quelques  folliculaires  espagnols;  ils  ne  méritent  pas  l'hon- 
neur d'une  mention.  Les  collègues  de  M.  Lesseps,  le  consul  d'Angleterre  y  com- 
pris, lui  ont  offert  un  banquet  comme  témoignage  de  leur  estime  et  de  leur 
reconnaissance.  Le  roi  de  Sardaigne  l'a  décoré.  Ce  qui  nous  a  plu  davantage 
encore,  c'est  que  notre  gouvernement  a  répondu  aux  injustes  attaques  dont 
M.  Lesseps  et  M.  Gatier  avaient  été  l'objet,  par  leur  promotion  dans  l'ordre 
de  la  Légion-d'Honneur.  Ce  qui  nous  a  le  plus  frappés  dans  cette  déplorable 
affaire,  c'est  la  crédulité  des  Anglais  et  surtout  de  leurs  agens  à  l'étranger, 
mtoe  de  ceux  qui  sont  le  plus  haut  placés.  On  les  a  fort  accusés  de  perfidie, 
de  parti  pris,  de  haine  aveugle  contre  la  France,  comme  s'ils  avaient  inventé 
les  bruits,  fabriqué  les  fausses  nouvelles  qu'ils  se  plaisaient  à  répandre  en 
Espagne  et  ailleurs.  Il  n'en  est  rien,  nous  en  sommes  convaincus.  Ces  bruits, 


158  RBVDB  MB  «DBfJX  IfOtIDBS. 

Osneldsinventai^t  pas,  mais.ils  tos  aoeueiUaieiitsaDS  examen,  avec  aridité, 
ils  les  propageaient  aieo  empressement  et  satts&etien;  ce  n'était  pas  de  la 
peifidie,  i»ais  une  ovédulité  peu 'Menveillante;  Empressons -nous  d'ajouter 
que  «es  remai^ues  ne  touchent  en  rien  le  cabinet  anglais,  en  particulier 
lord.Alterdeen.  Si  nous  sommes  bien  informés,  saccmdoite  et. son  langage 
à  notre  I  égard  ont  été  dig]|ies,  sérieux,  sensés,  oommejoela  appartient  à)Wi 
gouvernement'  qui  se  respecte.  Ce  n;'est  pas  lui  qui, a  accueilli  et  répes4u 
d'absurdes  et  ridicules  bruits.  11  serait  seutement  à  désiaer  qu'il  pût  édaiier 
la  crédulité,  de  ses  agens. 

Après  sa  triste  expédition,  Espartero  est  roitré  à  Madrid.  Que  fera-t-il 
descortès.'  Au  31  décembre,,  la  perceptiondesimpôls^  devient  illégale,  si  un 
décret  du  parlement  n'en  autoris&pas  la  continuation  jusqu'au  vote  du  budget. 
Esparleroosera-t-il  traiter  l'Espagne. entière  comme  il  a  traité  Sarcelone,ila 
mettre  hors  la  loi  ? 

Le- meilleur  moyen  de  se  maintenir,  ce  serait  de  songer  sérieusement  au 
gouvernement  du  pays  pour  Je  .tirer  «afin  de  l'abime  où,  malgré  ses  admi- 
fables  ressources ,  l'ont  précipité  Ifif^rance  et  l'esprit  de  parti.  C'est  au  ré- 
tablissement de  l'ordre  dans  les  finances  qu'il  faut  s'appliquer  avant  tout.  Un 
^pays  qui  ne  vit  que  d'expédiens  est  toujours  à  la  veille  d'une  cata^rophe:  Il 
serait  si  facile,:  avec  un  peu  debon  sens  et  de  raison,  de  préparer  des  jours 
meilleurs  à  un  pays  si  richementidoté  de  la  nature  ! 

M.  Perler,  secrétaire  d'ambassade  et  chargé  d'affaires  à  Saint-Pétersbourg, 
vient  d'être  nommé  ministre  plénipotentiaire  à  Hanovre.  C'est  une  promo- 
tion mérttée.M.  Périer  avait  contenu  avec>ttne>  dignité^  ime  mesure,  un  tact 
par&its,  la  positioadillîeile  qu'on  avait  voulului  faire  dans  une  ville  qui ,  «u 
point  de  vue  de  la* société,  n'est  qu'union  de  la  cour.  Chose  plaisante  et 
inconcevable  en  tout  autre  pays,  on  ne  voulait  plus  que  le  chargé  d'afïaires 
de  France  trouvât  de  la  courtoisie  à  Saint-Pétersbourg.  Mais  manquer  soi- 
même  de  courtoisie,  cela  n'est  ni  digne  ni  élégant.  Qu'a  fdit  le  maître?  Il  s'est 
réservé  le  beau  r61e;  il  faisait  inviter  le  chargé  d'affaires  aux  fêtes  de  la  cour, 
il  lui  adressait  la  parole;  l?impératrice  aussi  lui  faisait  le  même  honneur  avec 
toute  la  grâce  qui  lui  appartient.  Le  rôle  disgracieux,  désagréable,  on  l'a 
•jeté  auxismîets;  on  les  en  a  chargés.  Dociles,  obétssans,  ils  ont  dû  l'accepter 
etlejeuer  avectoute.la  raideur  d'un  soldat.qui  reçoit  une  consigne.  Armés 
jd?une colère  qu'ilsinerossentaient  pas ,  qa'ils  n'approuvaient  même  pas,  ils 
ont  joi|é.oatte  comédie. aveciunaplombjparfait.  Les  souvenirs  de  Paris,  les 
liaisons.peiionnelles^  )es*habitudes^  de  société,  tout  a  été  oublié  à  la  minute, 
et  la  légationiraBçai8eileurest4kivenue  aussi  étrangère  que  les  habitanstdtt 
isikaiet  peuvent  l'être  à  une  viUe  de  quarantaine.  C'est  un  trait  de  moeurs  par- 
iûtement  comique  et  si  rare  de.  nos. jours,  qufil  vaut  la  peine  d'être  conservé. 

lious  n'avons  pas  encore  parlé; des  iles  Marquises.  Nous  ne  voulons  pas 
rendra«n  mauvais. service  au.ministère,  en  faisant  de  cette  petite  affaire  le 
miîet  d'un  dithyrambe,  la  tvérité  est  que  c^est  une  entreprise  utile,  sagement 


etm(fM^,  hsKbilèittcint  etébotée'.  Unjcmr'sî,  comme  on  l'âlssiire',  IHâthïtm  "éé' 
Pàmmrpetit  «(^xirrir  à  la  naWgatton  par  un  large  csmat;  lesr  fie?  Mànfithetf'^ 
seMMitiitid  station' importantei  En  atttntdéntvellérâcfront  milesànos  balei«^ 
ninnr. Ce ^enowr demandons au'gontetnemeitt;  c^estde  fermer ToreiUeà 
tottrlerfiBdsenrs'de  projets;  à  tdtts'  les^  cotonisatetm  qdr,  à  l'heurr  qu'fVésr, 
assirent Éanrdoate^sérlmreaax.  Qn'iM  y  établissent  tine  force  militaire  snf^ 
fiflMte,  et  qu^ils  laissent  tout  le  reste  à  l'industrie  ptfvée.  Quant  à  la  question^ 
de «aNroir^  conviendrait  de  faire  de  l'une  deres'îlérun  lieu  de  déportation; 
une  succarsale  de  Brest  et  de  Toulon,  elle  demande  à  être  traitée  avec^n; 
nous  pourrons  Texaminer  plus  tard. 

OU  dit  que  la  Pàirte  est  enfin  décidée -à  donner  un  cbef  chrétien  aux  Maro- 
nftes  et  un  cliefdrase  aux  Druses.  La  nouvelle  paraît  positive,  ernoos  sommes 
loin  d'en*  méconnaître  rimport^ince.  Il  n^est  pas  mc^s'vrai  qne*^  cesctieftr 
ne  reçoivent  pas  l'investiture  do  sultan,  et  que,  nommés  par  le*' pacha  de- 
Sàfda,  ils'puissent  être  révoqués  par  lui,  ih  ne'sont^plusquedestigens'sabal- 
ternesdu  gouveraement'turc.  Il  nous  est  évident  qur  soit  en  Syrie,  mt  enr' 
Yidacbie,  soit  en  Servie,  partout  où  l'esprit  chrétien  se  montre  et  s'agite,  il* 
esrdeux  tendances  opposées  dont  il  ne  serait  pas  diffléile  de  signalcfrlef^  prin- 
cipe et  de  prévoir  lesconséquences.  Les  uns  voudraient  que  ces  pays*,  sans* 
rompre  tout  lien'  avec  la  Porte,  pussent*  s'organiser  comme  des  principautés 
vassales,  mais* héréditaires; t[u'ils  pussent  ainsi-sedévdopper,  s'initier  è  la  vie 
européenne,  et  se  préparer  à  entrer  tôt  outtfrd  dans  le  monde  politique  sans 
bMeverseniens,  sans  catastrophes.  Lee  autres^etlès  Tunes  ne  sont  pas  les 
satfH'dâns'  cette  voie;  ils  ne  sont  quHin  instrnment,  les  autres,  di»-je,'  s'effor* 
cent  au  contraire  d'empêcher  toute  organisation  permanente  et  héréditaire: 
id'onverlement,  là  secrètement;  paraissant  un  jour  le  vouloir,  s^y  opposant 
le  lendemain;  toutes  ces  menées  diverses  et  contradictoires  leur  sontégale* 
ment  bonnes;  car  elles  produisent  toutes  iemême  résultât,  qui  est  detënfar  les" 
affiâtes  dXMent  dans  un  état  d'incertitude^  de  trouble;  d'â^tation  continue. 

-^  Le  message^  du  président  des  États^lWiS)  Ml  Tylttr,  qui  vient  de  par* 
velÉten'Eimype,  est  ime  pièce  importante  qui  mérite  de  fixer  l'attention, 
sdKodt  au^moment  où  lê^  chambres  vont  s'assemble];.  Dans  ce  document  offi^ 
dd^  Mt  T^r'  a  soulevé  la  question  du  droit  de  visite.  Les  paroles  qu'il  a 
prononcées  sur  le  traité  Ashburton  et  les  dispositions  relatives  à  la  répressioit' 
de  la  traite  méritent  de  rencontrer  quelque  synipathie  en  France.  M.  Tyler 
n%'  pu  vQh-  sans  un  noble  orgueil  sa  patrie  se  leverpourdéfendrelr  cause 
dlMa  liberté  des  mers.  Il  engage  les  autres  puissances  àrsuivrefèteniple  de* 
riLitoérique:  «  Un  pareil  arrangement;  dit-iU  fôit  parles  autres  puissances, 
né  pourrait  manquer  d'anéantir  ia  traite  des  nègres  sans  finterpolatioii  d'au- 
cun nouveau  principe  dans  le  code  maritime.  »  Une  innovation  dans  ce  code, 
tel  est  en  effet  recueil  qu'il  faut  éviter.  La  Grande-Bretagne  a  cherchéy  non 
sans  succès,  à  convaincre  l'Europe  qu'un  remède  énergique  est  nécessaire 


160  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

pour  assurer  Fabolition  de  la  traite.  M.  Tyler  moutre  qu*il  n'est  aucun  besoin 
de  sacrifier  Tindépendauce  des  nations  à  ce  grand  intérêt.  Le  message  de 
M.  Tyler  fournit  une  nouvelle  force  à  Topinion  qui  s'est  prononcée  en  France 
contre  le  droit  de  visite.  Il  répand  un  nouveau  jour  sur  cette  discussion  qui 
est  loin  d*étre  épuisée,  et  qui  pourra  bien  être  reprise  dans  la  session  pro- 
diaine.  L'exemple  de  l'Amérique  prêtera  une  grande  autorité  aux  argumens 
des  adversaires  du  droit  de  visite.  Au  reste,  nous  nous  proposons  de  revenir 
sur  cette  question  dans  un  travail  spécial  qui,  par  les  documens  qu'il  con- 
tiendra, pourra  servir,  nous  l'espérons,  à  éclairer  cet  important  débat. 

—  On  n'a  pas  encore  tout  dit  sur  le  xyiii*'  siècle;  cette  époque  étrange 
pourra  long-temps  encore  occuper  le  critique  et  l'historien  sans  qu'on  en  ait 
parcouru  tous  les  aspects,  étudié  tous  les  types,  indiqué  tous  les  contrastes. 
Quoi  de  plus  incomplet,  par  exemple,  que  les  notices  biographiques  qui  nous 
sont  restées  sur  les  poètes  et  les  artist-^s  contemporains  de  Voltaire  et  de 
Louis  XV I  Sans  doute,  la  critique  n'a  plus  rien  à  nous  apprendre  sur  ces 
muses  souriantes  et  fardées;  mais  combien  l'histoire  biographique  ne  peut- 
elle  pas  trouver  encore  de  curieux  détails  et  de  tableaux  imprévus  dans  la 
vie  intime  d'une  littérature  qui  n'a  pas  eu  son  Tallemant  des  Réaux  !  C'est 
ce  côté  gracieux  et  nouveau  du  xviii*'  siècle  qui  a  tenté  la  curiosité  d'un 
jeune  écrivain,  M.  Arsène  Houssaye.  Il  a  écrit,  sous  le  titre  du  Dix-Hui- 
tième siècle  (1),  une  suite  d'agréables  portraits  où  le  cadre  de  l'étude  litté- 
raire n'est  qu'un  prétexte  à  la  biographie  et  quelquefois  au  roman.  Il  a 
raconté  ces  existences  aventureuses  de  poètes,  de  musiciens  et  de  peintres, 
dans  des  pages  qui  ont  souvent  le  charme  d'une  révélation  piquante.  On  le 
suit  tour  à  tour  au  cabaret  avec  Piron ,  à  Versailles  avec  Bernis,  à  l'Aca- 
démie avec  le  vieux  Fontenelle;  on  visite  Watteau  dans  son  intérieur  flamand, 
Grétry  dans  sa  retraite  de  Montmorency.  Le  roi  Louis  XV  en  personne  est, 
comme  auteur  de  jolis  vers,  rangé  par  M.  Houssaye  dans  la  galerie  des  petits 
poètes  de  son  temps.  Ce  qui  ajoute  un  vif  intérêt  à  ces  études  capricieuses, 
c'est  la  sensibilité,  qui  ne  fait  jamais  défaut  à  l'écrivain ,  et  qui  relève  ce  que 
certains  sujets,  comme  Dufresny  et  Piron,  offraient  de  triste  dans  leur  fri- 
volité apparente.  On  doit  encourager  de  tels  essais  d'histoire  littéraire,  en 
conseillant  néanmoins  à  M.  Houssaye  de  s'appliquer  de  plus  en  plus  au  côté 
sérieux  et  élevé  du  genre  qu'il  s'entend  si  bien  à  rajeunir. 

—  Q  a  paru,  sous  le  titre  de  Jérôme  Paturot  (2),  une  amusante  satire  des 
travers  contemporains.  Rien  n'est  épaf gué  dans  ce  petit  roman,  qui  oppose 
à  toutes  les  folles  ambitions  de  l'époque  le  calme  et  impassible  sourire  du  bon 
sens.  Jérôme  Paturot  est  un  honnête  bourgeois  qui  se  laisse  prendre  à  tous 

(1)  Deux  vol.  in-80,  chez  Desessart. 
(S)  Un  vol.  in-S»,  chez  Paulin. 


REVUE  —  CHRONIQUE .  161 

les  pièges  des  utopies  niodernes.  Tour  à  tour  romantique,  saint-simonien, 
homme  de  lettres,  industriel,  il  est  toujours  victime,  dans  ces  divers  rôles, 
de  sa  crédulité  naïve  et  de  sa  bonne  foi.  C'est  un  tableau  de  mœurs  d'une 
vérité  piquante,  et  qui ,  à  beaucoYip  d'égards,  a  son  utilité. 

—  Il  vient  de  paraître  un  intéressant  ouvrage  intitulé  la  Chine  et  les  Chi» 
nois  (1).  L'auteur,  M.  Auguste  Borget,  a  passé  dix-huit  mois  en  Chine.  Il  a  vu 
la  cote  de  l'Est,  théâtre  des  récens  évènerpens  qui  ont  fixé  et  fixent  encore 
l'attention  de  l'Europe  entière;  il  a  vécu  dans  Tîle  que  l'empereur  du  céleste 
empire  vient  de  céder  à  TAngleterrre.  Il  s'est  aventuré  sur  le  continent;  il  a 
pénétré  assez  avant  dans  les  terres;  il  a  séjourné  à  Canton.  Pendant  dix-huit 
mois,  M.  Auguste  Borget  a  étudié,  observé,  écrit  et  dessiné  sur  les  lieux. 
L'album  qu'il  publie  aujourd'lïui ,  et  dont  le  roi  a  accepté  la  dédicace,  est  le 
curieux  résultat  de  ses  travaux  et  de  ses  études.  Chaque  dessin ,  achevé  sur 
place,  a  été  reproduit  par  M.  Eugène  Cicéri  avec  un  rare  bonheur,  et  de  telle 
sorte  qu'en  possédant  l'album,  on  est  pour  ainsi  dire  possesseur  des  dessins 
originaux.  M.  Borget  a  eu  l'heureuse  idée  de  joindre  à  ses  esquisses  un  texte 
explicatif  et  des  fragmens  de  lettres  qu'il  écrivait  de  Chiné  à  ses  amis  de 
France.  Le  luxe  de  cet  ouvrage  est  d'ailleurs  vraiment  merveilleux  ;  nous  ne 
pensons  pas  que  la  lithographie  et  la  typographie  aient  jamais  rien  produit 
de  plas  beau. 


COLLÈGE  DE  FRANCE. 


Le  Collège  de  France  a  vu  se  rouvrir  les  cours  de  littératures  étrangères 
confiés  à  MM.  Edgar  Quinet  et  Philarète  Chasles.  Chacun  des  deux  profes- 
seurs a  tracé  son  programme,  développé  les  idées  qui  serviront  de  base  à 
ses  leçons,  et  c'est  avec  un  vif  intérêt  qu'on  les  a  entendus  exposer  ce  que 
l'étude  des  littératures  comparées  peut  offrir  a  une  critique  attentive  de  nou- 
veaux et  précieux  enseigneinens.  M.  Chasles,  chargé  du  cours  des  littératures 
de  l'Europe  septentrionale,  doit  tracer  cette  année  le  tableau  du  mouvement 
intellectuel  en  Allemagne  à  la  fin  du  xv*^  siècle  et  au  commencement  du  xvi% 
Il  a  passé  en  revue  les  richesses  littéraires  de  cette  époque  glorieuse  et  féconde. 
En  parlant  des  causes  de  la  réforme,  de  cet  âpre  instinct  de  nationalité  qui 

(1)  Chez  Goupil ,  boulevart  Montmartre. 

TOMS  I.     SUPPLÉMENT.  H 


162  RBVUB  DBS  DBUX  HONDBS. 

rendait  le  joug  de  Rome  si  lourd  aux  populations  germaniques,  M.  Philarète 
Chasles  a  pu  indiquer  d'heureux  rapprocliemens  entre  Tancienne  et  la  nou- 
velle Allemagne.  Il  a  rappelé  les  éternelles  différences  de  sentimens  et  de 
génie  qui  séparèrent  toujours  les  races  germaniques  et  celles  qui  ont  hérité 
de  la  civilisation  romaine.  Il  n'a  pas  caché  ses  préférences,  et  c'est  avec  un 
légitime  orgueil  qu'il  a  énuméré  les  titres  glorieux  et  les  immortelles  qualités 
du  génie  français.  L'auditoire  a  témoigné  une  vive  sympathie  au  professeur, 
quand,  adressant  un  même  hommage  aux  représentans  les  plus  divers  de 
l'originalité  de  notre  pays,  M.  Chasles  a  évoqué  autour  des  majestueuses 
figures  de  Racine,  de  Corneille,  de  Pascal,  les  fines  et  souriantes  physiono- 
mies de  Rabelais  et  de  Montaigne.  On  ne  pouvait  répondre  aux  attaques  de  la 
critique  allemande  contre  nos  gloires  littéraires  avec  plus  de  verve  ingénieuse 
et  de  courtoise  ironie. 

La  leçon  d'ouverture  de  M.  Edgar  Quinet,  chargé  du  cours  des  littératures 
de  l'Europe  méridionale,  avait  précédé  la  leçon  de  M.  Chasles.  M.  Quinet  a 
un  sentiment  vif  et  profond  des  traits  généraux  qui  expriment  et  caractérisent 
le  génie  des  littératures;  c'est  ce  sentiment  qu'il  a  fort  heureusement  appliqué 
à  l'Espagne  et  à  l'Italie  du  xvi*'  siècle  :  il  a  tracé  avec  une  précision  bril- 
lantç  les  grandes  lignes  du  tableau  dont  il  se  propose  d'étudier  cette  année  les 
détails.  L'éloquente  et  clialeureuse  parole  de  M.  Quinet  ne  semble  jamais 
plus  à  l'aise  que  quand  il  contemple  ainsi  l'aspect  le  plus  large  et  le  plus  élevé 
d'un  sujet.  Aussi  a-t-il  plus  d'une  fois,  dans  le  cours  de  sa  leçon,  trouvé  des 
élans  qui  communiquaient  à  ses  auditeurs  l'émotion  dont  lui-même  était 
rempli.  Nous  insérons  ici  cette  leçon,  qui  a  été  souvent  interrompue  par 
d^unanimes  applaudissemens. 


Le  double  caractère  de  la  renaissance  est  marqué  mieux  qu'ailleurs,  en 
Italie,  par  l'opposition  de  ces  deux  noms,  l'Arioste  et  le  Tasse,  qui  représentent 
non  pas  seulement  deux  formes  de  poésie,  mais  véritablement  deux  révolutions 
dans  l'imagination  humaine  au  sortir  du  moyeu-âge.  Nous  avons  vu,  dans  le 
cours  précédent,  le  xv*  siècle  tout  entier  aspirer  à  une  réforme  religieuse, 
l'église  elle-même  y  prêter  les  mains,  les  conciles  de  Pise,  de  Constance,  de 
Bâle,  s'annoncer  comme  autant  d'assemblées  constituantes,  prêtes  à  changer 
les  formes  visibles  du  contrat  qui  lie  l'homme  moderne  au  dieu  de  l'Évan- 
gile. Les  plus  fermes  esprits  se  laissent  aller  à  cette  pente;  on  se  sent  en- 
traîné, sans  savoir  vers  quel  rivage.  Dans  cette  ardeur  d'innover,  la  papauté, 
surprise,  disparaît  par  intervalles;  il  y  a  un  moment  où  l'on  croirait  que  la 
théocratie  romaine,  décapitée,  va  se  changer  en  une  république  d'évêques. 
Dans  cet  affaiblissement  de  l'autorité  de  l'église,  l'imagination ,  ou  pour 
mieux  dire,  la  fantaisie,  le  caprice  régnent  sans  contrôle.  Il  se  passe  quelque 
chose  de  semblable  à  ce  que  l'on  a  vu  peu  de  temps  avant  la  révolution 
française.  Une  foule  d'esprits  charmans ,  imprévoyans ,  le  sourire  sur  les  lè- 
vres, courent  au-devant  du  précipice.  Cette  époque  est  celle  du  règne  d'A- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  163 

rioste.  Voyez  de  quelle  génération  d'hommes  il  est  entouré ,  tous  également 
sereins  comme  lui;  c'est  le  cardinal  Bembo,  c'est  Castiglione,  l'auteur  du 
Courtisan-^  c'est  Folengo,  le  Rabelais  de  ^Nlantoue;  c'est  Berni ,  Sannazar, 
le  divin  Arétin;  chacun  de  ces  hommes  joue  avec  le  scepticisme,  sans  penser 
que  l'amusement  va  devenir  sérieux.  La  papauté  est  déjà  menacée,  provo- 
quée, abattue  dans  le  Nord  :  eux  seuls  n'en  savent  rien.  Pour  mieux  cacher 
le  danger,  ils  l'entourent  de  leurs  cercles  joyeux.  A  peine  s'ils  ont  entendu 
par  hasard  prononcer  ce  nom  de  Martin  Luther;  dans  tous  les  cas,  il  ne 
représente  pour  eux  rien  qu'une  de  ces  tentatives  éphémères,  une  de  ces 
révoltes  de  barbares  que  le  génie  du  midi  va  promptement  étouffer.  Le  pape 
Léon,  dans  son  heureuse  sécurité,  ne  permet  pas  que  la  fête  de  Fart  soit 
troublée  par  aucune  appréhension;  plus  le  danger  est  proche,  plus  la  sécurité 
augmente.  En  présence  de  cette  réforme  puritaine,  l'église,  pour  sa  défense, 
se  contente  d'abord  de  s'envelopper  des  magniûcences  réunies  de  la  poésie  et 
de  la  peinture,  de  même  que  dans  les  premiers  temps  il  lui  avait  sufQ  pour 
repousser  le  barbare  de  marcher  au-devant  de  lui,  vêtue  de  ses  plus  pompeux 
omemens.  C'est  par  les  chefs-d'œuvre  de  l'art  qu'elle  prétend  désormais 
le  convaincre,  le  désarmer.  Époque  d'imprévoyance,  où  l'autorité,  puisant  sa 
force  en  sa  seule  beauté ,  a  pour  poète  Arioste  :  il  réunit  dans  son  génie  les 
rayons  heureux  qui  brillent  au  front  de  toute  cette  génération  dont  il  est 
entouré;  en  lui  se  confondent  l'esprit  chevaleresque  de  Bojardo,  la  verve 
monacale  de  Folengo,  la  politesse  railleuse  de  Castiglione,  le  rire  effronté 
d'Aretin,  le  sarcasme  plébéien  de  Pulci,  l'ironie  patricienne  de  Laurent  de 
Médicis,  du  cardinal  de  Bembo;  en  un  mot,  tous  les  genres  de  scepticisme 
que  se  permettait  une  société,  qui,  au  fond,  pleine  de  conGance  en  sa  durée, 
s'amusait  de  son  propre  ébranlement  et  riait  de  son  danger. 

Entre  l'époque  d' Arioste  et  celle  du  Tasse,  que  s'est-il  passé?  Pourquoi  la 
physionomie  générale  a-t-elle  si  brusquement  changé.^  pourquoi  le  sourire  de 
la  génération  précédente  a-t-il  disparu?  A  la  place  de  cette  radieuse  figure  de 
Léon  X,  pourquoi  cette  suite  de  papes  sévères,  austères,  affairés,  Adrien  VI, 
les  deux  Paul,  Sixte  V,  Clément  VIII?  Pourquoi  ces  chefs  de  l'église,  qui 
préféraient  Cicéron  à  l'Évangile,  ont-ils  eu  pour  successeurs  des  âmes  en- 
thousiastes qui  semblent  avoir  reçu  un  nouveau  baptême  aux  sources  mêmes 
du  christianisme  :  un  Charles  Borromée  en  Italie,  une  sainte  Thérèse,  un 
Ignace  de  Loyola  en  Espagne  ?  Quel  contraste  avec  l'âge  précédent  et  la  pa- 
pauté des  Borgia!  Un  mot  explique  ce  changement.  Dans  l'intervalle  des 
deux  générations ,  la  réforniation  a  éclaté ,  non  plus  un  bruit  sourd ,  une 
remontrance  timide,  mais  une  scission  éclatante,  triomphante;  le  Nord  a 
rompu  avec  le  Midi;  l'église  s'est  partagée;  il  faut  qu'elle  ramasse  ses  forces 
pour  se  défendre.  De  ce  moment  commence  la  réaction  du  catholicisme 
menacé  de  suc<;omber  par  surprise;  l'art  prend  une  nouvelle  roule.  Au  ca- 
tholicisme demi-païen  qui  s'étalait  sur  les  toiles  de  l'école  de  Venise,  le 
Dominiquin,  le  Guide,  opposent  les  tableaux  ascétiques  du  saint  Jérôme 
et  de  la  Madeleine  pénitente,  La  musique  change  en  même  temps  de  carac- 


164  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

tère  :  c'est  le  moment  où  le  jeune  Palestrina,  dans  la  messe  de  Marcel,  rend 
au  culte  les  accens  de  Féglise  primitive  et  les  cris  de  douleur  jdu  Calvaire. 
Quant  au  poète  qui  représente  cette  époque  de  réaction  religieuse  dans  le 
Midi ,  je  n'ai  pas  besoin  de  nommer  le  Tasse.  Il  puise  son  sujet  au  cœur 
même  de  Féglise;  ce  que  M.  de  Chateaubriand  a  fait  en  France  après  la  révo- 
lution, le  Tasse  Ta  fait  en  Italie  après  la  réforme.  Reniant,  autant  qu'il  le 
peut,  les  inventions  demi-profanes  de  Tilge  précédent,  il  veut  ramener  les 
beautés  éclipsées  du  christianisme;  et  je  ne  puis  m'empécher  de  remarquer 
qu'une  grande  partie  de  la  vie  de  ce  poète  coïncide  avec  Tépoque  du  concile 
de  Trente,  que  les  premières  impressions,  ou  pour  mieux  dire  l'éducation  de 
sa  pensée,  ont  été  soumises  au  spectacle  de  cette  assemblée  solennelle,  qui 
pendant  dix-huit  ans  s'est  efforcée,  sous  les  yeux  de  l'Europe,  de  rendre  à 
l'église  et  à  la  papauté  le  prestige  et  l'autorité  des  premiers  siècles.  La  Jéru- 
salem  délivrée  répond  ainsi  au  mouvement  imprimé  dans  l'Europe  méri- 
dionale par  le  concile  de  Trente;  œuvre  de  réaction,  d'expiation  après  le 
paganisme  des  premiers  temps  de  la  renaissance.  Le  poète,  tourmenté  par  le 
scrupule,  veut  refaire  son  poème  pour  le  marquer  davantage  du  génie  de 
l'église.  Terrible  lutte  d'un  homme  avec  son  œuvre!  Partagé  entre  l'Olympe 
et  le  Calvaire,  entre  Homère  et  l'Évangile,  entre  le  paganisme  et  le  christia- 
nisme, son  esprit  vacille;  par  momens  il  s'égare  dans  ce  combat;  lui-même 
il  est  la  victime  des  fantômes  demi-païens  que  son  génie  a  évoqués.  Dans  sa 
longue  prison,  entouré  de  ces  spectres  glorieux  qu'il  ne  peut  ni  avouer  ni 
détruire,  Savez-Yous  quel  est  le  trait  principal  de  sa  folie .^  Le  Tasse  se  croit 
damné;  il  veut  chaque  jour  se  confesser.  A  travers  les  barreaux  de  sa  fenêtre, 
on  l'entend,  appeler  à  grands  cris  la  Madone,  pour  qu'elle  vienne  effacer  la 
trace  de  ses  propres  inventions.  Au  lieu  de  la  Madone,  ses  yeux  hagards 
n'aperçoivent  que  les  fantômes  adorés  de  Clorinde  et  d'Herminie. 

Les  rapports  de  la  poésie  et  du  christianisme,  en  Italie,  peuvent  se  mar- 
quer par  un  mot.  Au  commencement,  Dante  s'inspire  du  dogme  même. 
Pétrarque  change  le  dogme,  en  adressant  à  la  créature  le  culte  imaginé  pour 
le  créateur;  Laure  prend  la  place  de  la  Madone.  Arioste  s'éloigne  davantage 
de  l'origine  sacrée  de  la  poésie;  chez  lui,  je  ne  vois  plus  rien  du  génie  de 
l'Évangile.  Par  un  retour  subit,  le  Tasse  revient  au  point  de  départ,  et  le 
cercle  de  la  poésie  italienne  est  fermé  pour  long-temps;  apris  avoir  épuisé  tous 
les  chemins  qui  l'éloignaient  de  l'église ,  voilà  l'homme  rentré  brusquement 
et  comme  par  surprise  dans  le  Dieu  de  Jérusalem. 

Par  une  loi  générale,  qui  n'a  pas  manqué  à  l'Italie,  quand  la  poésie  décline, 
l'âge  de  la  philosophie  commence.  Les  prisons  de  Galilée,  de  Campanella, 
les  bûchers  de  Vanini ,  de  Giordano  Bruno ,  signalent  les  vengeances  et  les 
appréhensions  de  la  papauté  restaurée;  toute  l'énergie  de  l'Italie  se  retire  dans 
ces  âmes  exaltées.  Le  danf];erles  inspire.  La  philosophie  a  désormais  ses  mar- 
tyrs comme  la  religion.  Rien  n'est  émouvant  comme  le  spectacle  de  ce  petit 
nombre  d'hommes  audacieux  qui  portent  le  défi  à  l'immutabilité  de  la  pa- 
pauté jusqu'au  pied  de  son  trône;  lors  même  que  tout  n'est  pas  nouveau  dans 


REVUE.  —  CHRONIQDE.  165 

ces  doctrines ,  vous  ne  pouvez  lire  impassiblement  ces  théorèmes  de  Parmé- 
nide  et  de  Técole  d'Élée  écrits  sur  la  marche  des  échafauds.  D'ailleurs ,  pour 
soutenir  le  combat,  ces  hommes  ne  s'adressent  pas  seulement  à  Tenceinte  des 
écoles,  mais  à  Topinion  proprement  dite,  telle  que  nous  Tentendons  aujour- 
d'hui. Prose  et  vers,  pamphlets  métaphysiques,  dialogues  populaires,  comé- 
dies panthéistes ,  toutes  les  formes ,  toutes  les  armes ,  sont  employées.  Une 
ardeur  fiévreuse  se  mêle,  dans  Giordano  Bruno,  à  la  profondeur  des  aperçus; 
Tancienne  liberté  démocratique  de  Fltalie  a  passé  dans  ses  théorèmes  de  phi- 
losophie. L'artiste  vient  au  secours  du  torturé.  Ne  cherchez  pas  ici  Timpassi- 
bilité  savante  de  la  philosophie  allemande,  dont  il  a  entrevu  d'avance  quelques 
formules.  C'est  Femportement  du  génie  politique  du  moyen-âge  mêlé  à  la 
métaphysique  des  premières  écoles  grecques;  et  au  fond  de  ces  discussions 
héroïques,  vous  sentez  bien  que  c'est  l'Italie  elle-même  qui  est  en  jeu,  que 
c'est  là  son  dernier  effort  pour  conserver  la  liberté  de  l'intelligence,  quand 
la  liberté  politique  est  perdue ,  et  qu'enfin  avec  les  cendres  de  ses  penseurs 
vont  être  jetées  au  vent  ses  dernières  espérances. 

Au  moment  où  l'Italie  succombe  comme  nation  politique ,  elle  impose 
aux  peuples  étrangers  le  joug  de  ses  arts  et  de  ses  formes  littéraires;  ses 
écrivains  régnent  sans  discussion,  quand  elle-même  a  cessé  d'être.  L'Es- 
pagne, qui  pèse  plus  lourdement  sur  elle,  se  range,  en  apparence,  plus 
docilement  qu'aucune  autre  aux  règles  de  son  génie.  Les  écrivains  que  l'on 
considère  comme  des  réformateurs  en  Espagne  sont  des  imitateurs  dociles  de 
l'Italie.  Boscan,  Oarcilasso,  Mendoza,  ces  étranges  conquérans,  emportent 
dans  leur  pays,  comme  un  butin  légitime,  les  mètres,  les  rh3rthmes  et  tous 
les  artifices  poétiques  de  la  Toscane;  ils  se  couvrent  des  dépouilles  des  vaincus, 
et,  assurément,  c'est  une  chose  digne  d'attention,  dans  l'histoire  de  l'art, 
que  de  voir  les  formes  usées  de  Pétrarque  soudainement  ravivées  par  les 
passions  de  la  Castille  et  les  couleurs  du  ciel  de  Grenade.  Mais  le  véri- 
table plagiat  que  l'Espagne  ait  fait  à  l'Italie,  c'est  Christophe  Colomb,  car 
ee  grand  homme  n'a  pas  seulement  donné  son  génie  à  l'Espagne;  il  a  encore 
pour  elle  oublié  sa  langue  natale;  dans  son  journal  de  voyage ,  ses  observa- 
tions de  chaque  jour  sont  écrites  en  espagnol ,  et  ce  n'est  pas  avec  la  langue 
de  Dante  qu'il  a  salué  l'Amérique.  A  sa  suite  marchent  d'étranges  écrivains , 
Fernaod  Cortez ,  Femand  Pizarre ,  Albuquerque ,  le  Portugais  Magellan ,  qu] 
dans  leurs  correspondances  arrivent  souvent  à  la  grandeur  de  l'expression  par 
la  grandeur  des  choses  qu'ils  racontent.  Au  milieu  des  grâces  étudiées  de  la 
renaissance,  ces  hommes  retrouvent  sans  y  penser  la  simplicité,  la  force,  la 
^îveté,  la  nudité  des  anciens  dans  leurs  récits  improvisés;  le  journal  de  Co- 
lomb, dans  sa  concision,  a  je  ne  sais  quoi  de  mystérieux,  de  sublime,  de  reli- 
gieux comme  le  grand  Océan  au  milieu  duquel  il  est  écrit.  Et  si  je  voulais 
donner  ici  un  exemple  des  rares  ouvrages  où  les  modernes  ont  retrouvé 
le  ton  de  l'antiquité,  je  me  garderais  bien  de  le  chercher  parmi  les  écri- 
vains de  profession  de  la  renaissance,  un  Guichardin ,  un  Mendoza;  mais  je 
k  demanderais  à  ces  hommes  de  fer  qui  jamais  n'ont  touché  une  plume  que 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lorsqu'ils  ont  été  obligés  de  dépeindre  à  la  hâte,  ou,  pour  mieux  dire,  de  ré- 
véler d'un  trait  les  îles,  les  coutinens,  les  peuples,  qu'ils  viennent  de  sou- 
mettre à  Tancien  monde.  Il  est  frappant  que  dans  ces  récits  vous  ne  retrouvez 
rien  de  Tenflure  propre  au  génie  castillan;  Finfatuation  s'est  abaissée  devant 
la  grandeur  des  faits;  les  choses  parlent  seules,  l'homme  disparaît  :  l'orgueil 
ides  Espagnols  a  été  vaincu  pail  la  majesté  des  Cordilières.  Dans  ce  moment 
de  surprise,  il  est  revenu  à  la  simplicité  nue  de  la  Bible  ou  d'Homère. 

Est-il  besoin  de  dire  ce  qui ,  indépendamment  du  mérite  littéraire,  donne 
un  attrait  si  puissant  aux  livres  des  Espagnols  et  des  Portugais?  C'est  que  tous 
ces  hardis  rêveurs  ont  été  en  même  temps  des  hommes  d'action.  Partout  aU- 
leurs,  récrivain ,  le  poète  est  jeté  dans  des  circonstances  communes  qui  con- 
trastent péniblement  avec  les  aspirations  de  sa  pensée;  il  est  tout  dans  ses  livres, 
il  n'est  rien  dans  la  réalité.  Il  pense,  il  rêve,  il  ne  vit  pas.  Voyez  Arioste,  il 
suit  des  yeux  de  l'imagination  ses  héros  dans  leur  carrière  enchantée;  pour  lui, 
il  passe  une  vie  commode  et  assez  prosaïque  dans  cette  maison  de  Ferrare  que 
peut-être  vous  avez  visitée.  Qu'il  en  est  autrement  des  écrivains  espagnols! 
Leur  vie  est  aussi  agitée,  aussi  aventureuse  que  leur  rêve;  ils  sont  tous  sol- 
dats, et  vous  savez  comme  ce  noble  métier  de  la  guerre  trempe  les  âmes 
qu'il  n'étouffe  pas!  La  loyauté,  la  fierté  se  conservent  mieux  qu'ailleurs 
sous  la  cuirasse.  Ces  hommes  ont,  pour  se  mouvoir,  un  empire  qui  semble 
lui-même  inventé  par  la  poésie,  l'empire  monstrueux  de  Charles-Quint;  ils 
rêvent,  écrivent,  composent  sur  les  flottes,  au  milieu  des  batailles  et  d«s 
sièges.  Ce  sonnet  est  daté  de  la  côte  de  Coromandel ,  cet  autre  a  été  rimé 
au  milieu  de  la  tempête,  près  du  cap  Bon;  cette  idylle  a  été  inspirée  dans  la 
campagne  du  Chili ,  au  bord  de  l'Océan  Pacifique;  quant  à  ce  poème,  il  a  été 
écrit  sur  la  flotte  invincible.  Malgré  moi ,  j'associe  à  ces  compositions  les 
lieux,  les  climats,  les  rivages  lointains  dont  ils  m'apportent  un  écho;  je  les 
colore  des  feux  de  ce  ciel  étranger.  Comment  ne  pas  suivre  dans  ce  vers  de 
Camoëns  le  sillage  du  vaisseau?  Des  œuyres  même  très  imparfaites  emprun- 
tent à  ces  traces  de  la  vie  réelle  un  charme  que  l'art  tout  seul  peut-être  ne 
leur  donnerait  pas.  Dans  VAraucaim  d'Ercillo,  dans  cette  chronique  san- 
glante, je  m'attache  aux  pas  de  ce  poète  peut-être  médiocre,  mais  qui  a  Tim- 
mense  avantage  de  faire  toucher  du  doigt  cette  vie  d'aventures  et  de  combat» 
dans  les  forêts  du  Nouveau-Monde.  Et  s'il  s'agit  d'un  écrivain  tout-puissant, 
combien  la  vie  n'ajoute-t-elle  pas  au  poème!  Je  veux  retrouver  dans  la  fierté 
naïve  de  l'auteur  de  Don  Quichotte  Théroiffue  manchot  de  la  bataille  de  Lé- 
pante.  Dans  ce  théâtre  tantôt  chevaleresque,  tantôt  ascétique  de  Lope  de  Vega 
et  d^  Calderon,  je  cherche  les  vestiges  de  ces  deux  hommes  qui  ont  commencé 
leur  vie  sous  la  cuirasse  et  l'ont  finie  sous  le  cilice,  dans  le  cloître.  Et  ne 
pensez  pas  que  ce  soit  là  seulement  une  illusion ,  une  sorte  de  mirage  ardent 
dont  le  lecteur  est  lui-même  la  cause.  Non,  tant  d'impressions  réelles,  tant 
d'expériences  propres  ont  passé  dans  les  livres;  en  sorte  que,  si  vous  me  de- 
mandez quel  est  le  caractère  original  de  la  littérature  espagnole,  je  répondrai 
hardiment  que  ce  caractère  eet  la  profusion  même  de  la  passion  et  de  la  yi« 


R£YU£.  —  CHRONIQUE.  167 

dans  le  domaine  de  Tart.  Il  n'est  peut-être  aucune  littérature  qui  ne  surpasse 
celle-ci  par  la  régularité,  Tordre,  la  tempérance,  mais  il  n'en  est  point  aussi  qui 
régale  dans  ce  débordement  de  Tame,  dans  ce  sentiment  exalté  de  la  réalité, 
dans  cette  sincérité  de  Témotion  qui  a  su  ennoblir  le  ridicule  même.  La  diffé- 
rence du  génie  italien  et  du  génie  espagnol  est  celle  des  vierges  de  Raphaël  et 
de  Murillo.  Les  premières,  embellies  par  le  génie  de  la  Grèce  et  de  la  renais- 
sance, ont  toujours  vécu  sur  les  sommets  les  plus  élevés  de  l'idéal;  leurs  pieds 
ont  à  peine  touché  le  sol ,  nul  homme  ne  les  a  jamais  rencontrées  sur  la  terre. 
Les  secondes  sont  nées  en  Castille  et  n'ont  jamais  vu  d'autre  pays.  Leur 
ascétisme  s'est  exhalé  sous  les  voûtes  des  églises  de  Se  ville  et  de  Madrid; 
dans  leurs  plus  divmes  aspirations,  vous  reconnaissez  les  souvenirs  de  la 
|»trie  terrestre  et  les  stigmates  de  l'amour  humain. 

En  Italie,  tout  se  tourne  naturellement  au  récit  et  à  l'épopée;  des  quatre 
grands  poètes  qui  font  sa  gloire,  trois  sont  épiques;  dans  cette  vieille  terre 
où  la  civilisation  s'est  développée  d'une  manière  continue  comme  un  discours 
non  interrompu,  à  travers  tant  de  sociétés  diverses  qui  héritent  les  unes  des 
autres,  il  semble  que  la  forme  naturelle,  indigène  de  son  génie,  soit  l'épopée; 
tandis  que  le  drame  y  est  resté  toujours  plus  ou  moins  artiûciel.  L'histoire 
même  de  l'Italie  est  une  sorte  d'épopée  dont  les  époques  étrusque,  romaine, 
catholique,  se  succédant  sans  intervalles,  et  pour  ainsi  dire  sans  contradic- 
tion, les  unes  aux  autres,  forment  les  parties.  Au  contraire,  en  Espagne,  tout 
aboutit  au  drame;  c'est  là  le  moule  naturel,  dans  lequel. s'exprime  le  génie  es- 
pagnol. Tant  d'élémens  contradictoire»,  de  croyances  inconciliables,  de  popu- 
lations ennemies,  le  Goth  contre  le  Romain,  l'Espagnol  contre  l'Arabe,  le  chris- 
tianisme contre  l'islamisme,  tant  d'instincts  opposés  aux  prises,  qui  n'ont 
jamais  pu  rien  s'accorder  les  uns  aux  autres ,  quoique  perpétuellement  en 
présence  les  uns  des  autres ,  tout  cela  fait  de  son  histoire  une  sorte  de  dia- 
logue à  travers  les  siècles ,  une  intrigue  pleine  de  mystères ,  d'alternatives 
diverses,  un  drame  éternel  dont  les  deux  grands  acteurs  sont  le  Christ  et 
Mahomet.  Dans  cette  longue  tragédie  de  cape  et  d'épée  qui  dure][un  millier 
d'années,  les  ûls  sont  si  bien  noués  par  la  Providence,  qu'il  vous  est  impos- 
sible de  prévoir  le  dénouement,  car  les  choses  ne  se  meuvent  pas  là, 
comme  en  Italie ,  en  vertu  d'une  loi  évidente,  de  développement;  elles  se 
choquent,  se  heurtent,  se  bri^nt  de  manière  à  déconcerter  toujours  l'esprit 
humain  et  à  le  faire  marcher  d'étonnement  en  étonnement.  D'abord  le  maho- 
métisme  occupe  toute  la  scène ,  excepté  ce  point  unique  des  Asturies;  mais 
au  moment  où  il  semble  qu'il  a  vaincu  et  que  la  pièce  est  unie,  c'est  lui  qui 
commence  à  reculer,  pendant  cinq  cents  ans ,  jusque  dans  les  murs  de  Gre- 
nade; c'est  le  christianisme  dépouillé,  asservi,  qui,  par  un  changement 
subit,  triomphe  dans  l'Alhambra. 

Voulez-vous  d'autres  exemples  de  ces  péripéties,  de  ces  contradictions  dra- 
matiques dans  la  vie  de  ce  peuple?  Je  le  répète,  son  histoire  en  est  remplie. 
Où  vont  aboutir  les  libertés  de  ses  cortès  eu  se  développant  de  plus  en  plus  ? 
Au  r^e  de  Philippe  II ,  c'eet-ÙKiire  a  la  servilité  k  plus  absolue  qui  fut 


168  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

jamais.  Tout  For  réuni  du  Mexique  et  du  Pérou  n'enfante  chez  lui  que  la 
famine;  et  comme  la  réalité  a  été  pour  ce  peuple  une  sorte  d'imbroglio  dans 
lequel  la  Providence  s'est  complue  à  l'enlacer  étroitement ,  à  le  mener,  les 
yeux  fermés,  de  surprise  en  surprise,  on  peut  dire  qu'il  en  a  été  de  même  de 
son  art,  et  que  le  drame  est  devenu  instinctivement,  nécessairement,  la  forme 
classique  de  sa  pensée. 

Ce  n'est  pas  que  les  élémens  même  de  l'épopée  manquassent  au  génie  de 
l'Espagne.  Que  sont  en  soi  ces  chants  populaires,  ces  romances  fameuses  du 
Gd,  de  Bernard  de  Carpio,  des  infans  de  Lara,  sinon  les  ébauches  d'une 
Iliade  espagnole  qui  n'a  jamais  pu  s'achever  ni  parvenir  à  sa  maturité?  Lorsque 
vous  voyez  tous  ces  rhapsodes  inconnus,  que  vous  entendez  cette  multitude 
de  voix  qui  chantent  spontanément  les  traditions  nationales,  vous  croyez  que 
ce  travail  poétique  de  tout  un  peuple  va  aboutir  à  un  Homère  castillan  ;  eh 
bien  !  par  une  des  révolutions  propres  à  cette  histoire ,  c'est  le  contraire  qui 
arrive.  Le  dénoueniQpt  de  ces  chants  naïfs,  si  sérieusement  exaltés,  c'est  de 
produire  le  livre  qui  les  bafoue  tous  ensemble.  Au  lieu  d'être  consacrés  dans 
un  récit  harmonieux ,  ils  seront  soudainement  parodiés;  l'écho  grossissant  de 
ces  rhapsodes  populaires  ira  se  perdre  dans  la  prose  de  Sancho  Pança;  au 
moment  où  vous  croyez  saisir  l'Iliade,  vous  rencontrez  Don  Quichotte, 

Autre  surprise!  Lorsque  les  grands  écrivains  de  l'Espagne  traitent  sérieu- 
sement cette  poésie  populaire  et  nationale,  ils  la  tournent  en  drame;  au  lieu 
d'essayer  de  la  dévdopper  en  longs  poèmes  héroïques,  ils  la  partagent  en 
scènes;  d*oii  il  arrive  que  le  théâtre  espagnol  est  le  plus  souvent  une  épopée 
dialoguée.  De  là  viennent  aussi  la  richesse,  la  puissance,  la  vie  incomparable 
de  ce  théâtre.  Tout  afflue  en  Espagne  de  ce  cdté;  histoire,  traditions,  souvenirs, 
se  résument,  se  renouvellent  dans  cette  forme  chaque  jour  improvisée.  Les 
générations  à  peine  éteintes  ressuscitent  dans  la  tragédie  espagnole,  avec 
leurs  noms  et  leurs  figures;  l'existence  entière  d'une  race  d'hommes,  depuis 
les  Cantabres  de  César  jusqu'aux  Catalans  de  Philippe  IV,  est  dépensée,  pro- 
diguée sur  la  scène.  Les  vivans  applaudissent  les  morts  encore  tièdes.  Aussi 
ai-je  peine  à  comprendre  que,  depuis  M°**  de  Staël,  ce  que  l'on  a  appelé  l'art 
romantique  soit  le  plus  souvent  attribué  au  génie  des  peuples  du  Nord ,  à  l'ex- 
clusion de  ceux  du  Midi.  Si  Von  3ntend  par  là  Tinspiration  immédiate  des  sen- 
timens,  des  coutumes,  des  croyances  modernes^  quel  théâtre  s'est  plus  revêtu, 
non  pas  seulement  du  costume,  mais  aussi  du  génie  national  ?  En  est-il  un  seul, 
non  pas  même  celui  de  Shakspeare,  qui  doive  moins  à  l'étude,  à  l'imitation 
de  Tantiquité?  Voulez-vous  voir  tout  ce  que  peut  faire  un  peuple  moderne, 
renfermé  en  lui-même,  comme  si  jamais  ni  Grecs  ni  Romains  n'eussent 
existé,  une  race  d'hommes  qui  se  livre  à  l'inspiration  de  l'art,  indépendam- 
ment de  Topinion  et  des  règles  accréditées  dans  le  reste  du  genre  humain  : 
étudiez  le  théâtre  espagnol.  Vous,  serez  quelquefois  heurtés,  souvent  charmés, 
toujours  étonnés,  par  ces  prodiges  de  nouveauté  et  d'audace.  Je  doute  qu'un 
homme  abandonné,  comme  cet  homme  de  Pascal ,  dans  une  île  déserte,  edt 
mieux  conservé  le  type  original  de  sa  pensée  à  l'abri  de  toute  espèce  d'imita- 


REVUE  —  CHRONIQUE.  169 

tion  servile.  Quand  vous  lisez  ces  pièces  enivrées  de  l'orgueil  castillan ,  il 
vous  semble  qu'avant  ce  peuple  il  n'existait  rien  au  monde,  et  que  la  nature 
et  l'histoire  ont  commencé  avec  l'Espagne;  mais  telle  est  la  sincérité,  la  puis- 
sance de  la  passion,  qu'elle  vous  ramène,  quelquefois^  soudainement ,  aux 
effets  de  la  scène  grecque,  par  le  chemin  qui  en  semblait  le  plus  éloigné. 
Ces  pièces  tiennent  de  la  poésie  lyrique  par  l'impression  du  climat,  du  soleil, 
par  tous  les  parfums  prodigués  de  la  terre  et  du  ciel;  elles  tiennent  de  l'épopée 
par  le  merveilleux,  car  les  rc\  es  mêmes  y  sont  personnifiés,  et  la  passion  y  laisse 
si  peu  de  trêve  que  les  songes  du  héros  prennent  un  corps  visible;  ils  s'agitent 
ensemble  et  conversent  entre  eux  pendant  son  sommeil.  Ce  qu'il  y  a  d'émo- 
tion contenue  dans  le  christianisme  s'exhale  librement  sur  cette  scène  afri- 
caine; l'ardeur  et  le  saog  de  l'Arabie  pénètrent  jusque  dans  les  abstractions 
personniGées  du  christianisme.  Que  de  miracles  s'accomplissent  sous  l'œil 
du  spectateur!  La  croix  plantée  au  bord  du  chemin  agite  ses  deux  bras  pour 
couvrir  la  Castille;  les  saints  ressuscitent.  L'ange  du  bien  et  l'ange  du  mal 
se  placent  à  la  droite  et  à  la  gauche  du  héros.  D'autres  fois  c'est  le  Christ 
lui-même  qui  se  détache  du  fond  des  tableaux  a p pendus  à  la  muraille;  il  in- 
terrompt les  faux  sermens  en  soulevant  sa  paupière  et  sa  main  irritée.  La  terre 
elle  ciel  catholiques  conspirent  ainsi  à  l'action,  qui,  dans  les  autos  sacra- 
mentales,  va  jusqu'à  embrasser  l'univers.  Mélange  de  grâce  et  de  violence, 
de  volupté  et  de  torture,  c'est  tour  à  tour  l'inspiration  de  l'amour,  de  l'hé- 
roïsme et  de  l'inquisition.  Ajoutez  que  tout  cela  est  exprimé  le  plus  souvent 
sur  le  mètre  naïf  des  romances  et  des  chants  populaires,  ce  qui  ajoute  à  la 
simplicité  de  l'expression  quand  elle  est  simple,  et  ce  qui  donne  à  la  pouipe, 
à  la  splendeur,  à  l'exagération  même,  je  ne  sais  quoi  de  naturel  et  de  vrai  qui 
semble  partir  du  cœur  même  du  peuple.  Voilà  quelques-uns  des  traits  géné- 
raux du  théâtre  espagnol.  Mais  combien  de  physionomies  particulières  ne 
prend-il  pas,  suivant  qu'il  sert  d'interprète  à  la  grâce  chevaleresque  dans 
Lope  de  Vega ,  à  la  gravité  orientale  dans  Calderon ,  à  la  fantaisie  dans  Tirso 
de  Molina,  à  la  beau^té  morale  dans  Alarcon,  à  l'ironie  dans  Moreto,  à  la 
suavité  dans  François  de  Rojas,  à  la  férocité  dans  Bermudez!  et  encore,  dans 
chacun  de  ces  hommes,  combien  d'hommes  différens!  Au  moment  où  j'essaie 
deles  caractériser,  j'aperçois  chez  eux  une  qualité  opposée;  ils  prennent  plaisir 
à  déconcerter  toujours  la  règle  et  l'opinion  reçue.  Dans  cette  variété  inépui- 
sable, il  faut  se  contenter  d'abord  de  partager  ces  œuvres  spontanées  en  fa- 
milles et  en  espèces,  comme  on  fait  dans  l'histoire  naturelle  pour  ces  plantes 
qui  poussent  à  profusion  dans  une  terre  vierge  nouvellement  découverte. 

L'originalité  que  les  écrivains  espagnols  ont  atteinte  dans  le  drame,  ils 
sont  loin  de  l'avoir  conservée  au  même  degré  dans  l'histoire.  C'est  même 
une  chose  frappante  de  penser  que  les  mêmes  hommes  qui  ont  rejeté  avec 
tant  d'audace  le  joug  de  l'antiquité  dans  la  poésie,  l'ont  accepté  si  docile- 
ment dans  le  récit  des  faits  réels.  Si  habiles  écrivains  qu'ils  puissent  être, 
Mendoza,  Moncada,  Melo,  ont  les  yeux  attachés  sur  Salluste  et  sur  Tacite. 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Plus  ils  ont  de  puissance,  mieux  ils  réussissent  à  briser  cet  orgueilleux  génie 
des  Espagnes  et  à  fondre  son  idiome  dans  le  moule  de  la  prose  romaine.  Dés 
historiens  de  la  Péninsule  je  ne  connais  qu'un  seul  qui  ait  su  marier  tout  en- 
semble l'ingénuité  rapide  des  chroniques  du  moyen-âge  et  la  majesté  savante 
de  la  renaissance  :  c'est  le  Portugais  Jean  Barros.  Dans  son  récit  véritablement 
épique  de  la  découverte  des  Indes  orientales  et  occidentales,  le  sentiment 
des  merveilles  accomplies  au  nom  du  christianisme  le  ramène  constamment 
au  vrai.  L'étoile  de  l'Évangile,  qui  brille  toujours  à  la  proue  de  ces  vaisseaux: 
lancés  à  la  découverte  de  l'océan  chrétien,  sauve  Jean  Barros  de  l'imitation 
de  Tite-Live.  C'est  véritablement  le  souffle  du  Dieu  de  la  Bible  qui  pousse  ces 
navires  de  Christophe  Colomb,  de  Vasco  de  Gama,  de  Magellan,  au-devant 
de  rinconnu,  de  tous  les  côtés  de  l'horizon,  sur  la  face  de  l'abîme.  Vous  res- 
pirez dans  ce  magnifique  récit,  tout  imbu  de  croyances  et  de  prières,  cette 
haleine ,  cet  esprit  de  l'Éternel ,  qui  creuse  la  vague  à  travers  les  golfes  de 
Guinée,  du  Malabar  et  du  Brésil,  sous  la  barque  du  Christ.  Quels  tableaux 
que  ceux  de  la  partance  de  ces  navires  pavoises  en  rade  de  Lisbonne,  l'émo- 
tion de  tout  un  peuple  agenouillé  sur  la  côte,  autour  de  Téglise  des  pèlerins, 
la  procession  des  moines,  la  confession  générale ,  la  bénédiction  solennelle  à 
la  face  du  ciel,  puis  les  pleurs  de  ceux  qui  s'embarquent,  les  pleurs  de  ceux 
qui  restent  sur  ce  rivage  que  l'auteur  appelle  depuis  ce  temps-là  le  champ  des 
larmes,  et  enfin  le  son  des  cloches,  les  litanies  des  matelots  au  moment  où, 
maîtrisés  par  une  nécessité  surhumaine,  ils  lèvent  l'ancre,  hissent  la  voile  et 
tournent  le  cap,  vers  quelle  contrée?  ils  l'ignorent;  peut-être  vers  le  vide  infini, 
peut-être  aussi  vers  un  monde  nouveau!  Ces  tableaux-là  manquent  à  Camoens, 
et  souvent,  par  la  vérité  des  senti  mens  chrétiens,  l'historien  du  Portugal  est 
ainsi  plus  poétique  encore  que  son  poète. 

Où  chercherons-nous  la  philosophie  originale  de  l'Espagne  au  moment  de 
la  renaissance?  Dans  sa  théologie.  Sa  pensée  est  tellement  identifiée  avec  le 
génie  du  christianisme,  qu'elle  ne  peut  s'en  détacher  sans  se  dissiper;  au 
contraire,  sa  gloire,  c'est  de  s'engloutir  avec  transport,  de  se  perdre,  de 
s'anéantir  dans  les  mystères  de  l'Évangile  rallumé  au  souffle  de  l'Afrique.  Ses 
penseurs  les  plus  profonds,  les  plus  éloquens,  les  plus  entraînans,  ce  sont  ceux 
qui  font  profession  de  ne  pas  penser;  c'est  saint  Jean-de-la-Croix,  c'est  sainte 
Thérèse,  c'est  ce  poète  et  ce  prosateur  accompli ,  frère  Luis  de  Léon;  ce  sont 
ces  grandes  âmes  qui  se  plongent  en  Dieu  comme  en  une  mer  infinie,  où  ils 
découvrent  l'un  après  l'autre  de  nouveaux  horizons  du  monde  intérieur.  En- 
thousiasme, ivresse  de  l'amour  divin,  magnificence  de  ce  ciel  invisible,  qui 
jamais  les  a  rendus  présens,  vivans,  palpables,  si  ce  n'est  sainte  Thérèse?  Tout 
me  semble  froid  et  glacé  auprès  de  ces  miracles  de  la  parole  de  feu.  Que  sont 
toutes  les  psychologies  de  l'école ,  à  côté  des  révélations  de  la  vie  intérieure 
qui  s'échappent  d'un  cœur  héroïque?  Et  il  ne  faut  pas  croire  que  cette  fièvre, 
cette  faim  dévorante  de  l'esprit  s'allie  mal  avec  la  correction,  la  majesté,  )a 
beauté  des  formes  du  discours;  car  voici  l'originalité  de  l'éloquence  religieuse 


/ 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  171 

et  mystique  de  FEspagne  :  c'est  que  tout  ce  que  le  langage  peut  reufermer  de 
pompe  et  de  richesse  sert  là  à  consacrer,  à  exprimer  riiumilité  de  la  raison 
humaine.  Le  mysticisme,  dans  le  Nord  et  même  en  France,  n'a  pas  ce  carac- 
tère. Lorsque  vous  lisez  V Imitation  de  Jésus-Christ,  vous  êtes  naturellement 
firappés  de  la  ressemblance  qui  éclate  entre  ces  sentimens  de  macération,  de 
dépouillement  intérieur,  et  cette  langue  latine  altérée,  délabrée,  qui  semble 
sortir  du  milieu  de  ruines  amoncelées.  Au  contraire,  en  Espagne,  jamais 
rhorame  n'a  parlé  un  langage  si  magnifique  et  si  pompeux  que  lorsqu'il  a 
Youlu  se  dépouiller  et  se  démettre  devant  Dieu  ;  on  ne  connaît  pas  le  génie 
de  FEspagne  si  on  ne  l'a  pas  vue  ramasser  dans  sa  langue  tout  ce  qu'elle  a  de 
majestueux  pour  faire  un  acte  d'humilité.  Je  compare  à  cet  égard  ce  grand 
écrivain  mystique,  frère  Luis  de  Léon,  à  Fun  des  rois  mages,  qui  apportent 
Fencens  et  la  myrrhe  d'Arabie  au  pied  de  la  crèche;  il  réunit,  dans  une  prose 
formée  de  For  le  plus  pur,  tout  ce  que  Fidiome  castillan  renferme  de  joyaux 
et  de  pierreries  ciselées  pour  venir  déposer  cette  orgueilleuse  offrande  au  pied 
du  Christ  enfant. 

Dans  cette  esquisse  des  sujets  qui  doivent  nous  occuper,  n'avez-vous  pas 
remarqué  combien  cet  âge  de  gloke,  lentement  préparé,  a  été  rapide  pour 
FEurope  méridionale?  Qu'elles  ont  passé  vite,  ces  fêtes  de  Fintelligence! 
De  ces  hommes  que  j'ai  nommés  à  la  hâte ,  combien  ont  survécu  à  leur 
pays!  Et  ce  jour  de  gloire,  par  quel  lendemain  a-t-il  été  suivi  !  Chose  étrange  ! 
on  ¥oit  un  jour  un  peuple  se  lever,  plein  de  grandes  ambitions  et  de  pen- 
sées accumulées  ;  il  tient  dans  sa  main  les  Indes  et  les  deux  Amériques; 
son  génie  dans  les  lettres  est  si  fécond ,  que  vous  diriez  que  des  siècles 
de  siècles  ne  pourront  Fépuiser;  et  cependant,  le  soir  venu,  il  s'endort,  il 
s'endort  du  sommeil  de  l'esprit,  et  ceux  qui  étaient  accoutumés  à  Fadmirer 
sont  tout  prêts  à  Finsulter.  En  vain  de  nouvelles  voix  amies  cherchent  à  le 
réveiller;  quand  l'engourdissement  est  entré  jusqu'à  Famé,  les  paroles  ne 
s'entendent  plus;  les  mots  ne  vont  plus  du  cœur  au  cœur;  ils  frappent  comme 
un  son,  ils  ne  pénètrent  plus;  lassés,  découragés,  les  artistes,  les  écrivains, 
les  poètes,  se  taisent  peu  à  peu.  A  la  place  du  bruit  qu'on  entendait  autour 
de  ce  peuple,  il  se  fait  un  grand  silence.  Comme  un  homme  plongé  dans  le 
soDuneiI  laisse  encore  échapper  çà  et  là  quelques  paroles  sans  suite,  de  même 
il  poursuit  par  intervalles  le  rêve  de  sa  gloire  passée;  mais  ce  rêve,  contrarié 
par  la  réalité,  n'arrête  plus  personne;  ses  mouvemens  désordonnés  restent 
sans  effet;  chacun  le  traverse,  le  heurte  en  passant;  on  finit  par  se  le  disputer 
comme  un  corps  sans  volonté,  sans  loi,  sans  droit. 

Vous  savez  si  ce  tableau  est  véritable;  et  bien  que  Fon  m'assure  que  dans 
ies  choses  humaines  la  leçon  de  la  veille  ne  doit  jamais  servir  au  lende- 
main, je  vous  dirai,  comme  le  résultat  de  Fenseignement  qui  ressort  de  ce 
spectacle  du  Midi  :  Préservez-vous,  défendez-vous,  gardez-vous  du  sommeil 
de  Fesprit;  il  est  trompeur;  il  pénètre  par  toutes  les  voies,  cent  fois  plus  difficile 
à  rompre  que  le  sommeil  du  corps.  Ne  croyez  pas  (car  c'est  là  une  des  idées 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  lesquelles  il  commence  à  s'iosinuer),  ne  croyez  pas,  avec  votre  siècle, 
que. For  peut  tout,  fait  tout,  est  tout.  Qui  donc  a  possédé  plus  d'or  que  l'Es- 
pagne, et  qui  a  les  mains  plus  vides  que  l'Espagne?  Ne  reniez  pas,  au  nom 
de  la  tradition,  la  liberté  de  discussion,  l'indépendance  sainte  de  l'esprit  hu- 
main. Qui  donc  les  a  reniées  plus  que  l'Espagne,  et  qui  est  aujourd'hui  plus 
durement  châtiée  que  l'Espa'gne  dans  la  famille  chrétienne?  Vous  qui  entrez 
dans  la  vie,  tie  dites  pas  que  vous  êtes  déjà  lassés  sans  avoir  couru,  que  vous 
respirez  dans  votre  époque  un  air  qui  empêche  les  grandes  pensées  de  naître, 
les  courageux  sacriOces  de  se  consommer,  les  vocations  désintéressées  de  se  pro- 
noncer, les  hardies  entreprises  de  s'accomplir;  qu'un  souffle  a  passé  sur  votre 
tête,  qu'il  a  glacé  par  hasard  dans  votre  cœur  le  germe  de  Tavenir,  que  vous 
ne  pouvez  résister  seuls  à  l'influence  d'une  société  matérialiste,  et  qu'enfin  ce 
n'est  pas  votre  faute  si,  jeunes,  vous  avez  déjà  le  désabusement  et  l'expérience 
de  l'âge  mûr.  Ne  dites  pas  cela,  car  c'est  le  conseil  le  plus  insidieux  du  sommeil 
de  l'esprjt.  Par  quel  étrange  miracle  vous  trouveriez- vous  fatigués  du  travail 
d'autrui  ?  Pendant  que  vos  pères  couraient  sans  relâche  d'un  bout  à  l'autre 
sur  tous  les  champs  de  bataille  de  l'Europe,  où  étiez-vous?  que  faisiez-vous? 
Vous  reposiez  tranquillement  dans  le  berceau;  éveillez-vous  maintenant  aux 
combats  de  l'intelligence,  pour  ne  plus  vous  rendormir  que  dans  la  mortî 
Le  monde  est  nouveau  aux  hommes  nouveaux,  et  c'est  un  bonheur  que  beau- 
coup  de  gens  vous  envient  d'appartenir  à  un  pays  qui,  suivant  les  instincts 
que  feront  prévaloir  les  générations  les  plus  jeunes,  peut  encore  opter  entre  le 
commencement  du  déclin  ou  la  continuation  des  jours  de  gloire. 

£.  QUINEI. 


V.  DE  MaBS. 


DU 


DROIT  DE  VISITE 


Au  moment  où  les  chambres  vont  s'occuper  de  nouveau,  selon 
toute  apparence,  du  droit  de  visite,  il  ne  sera  pas  sans  utilité  de 
retracer  ici  les  évènemens  auxquels  a  donné  lieu  cette  question, 
ceux  surtout  qui  remontent  aux  temps  de  Tempire,  déjà  éloignés  de 
nous.  Ce  récit,  trop  long  pour  la  tribune,  pourra  servir  à  préparer  et 
à  éclairer  la  discussion. 

C'est  un  principe  fondamental  du  droit  des  gens  que  la  mer  est  le 
domaine  commun  des  nations,  que  nul  ne  peut  en  prétendre  la  do- 
mination exclusive.  Ce  principe  n'est  pas  de  pure  convention;  il  est 
fondé  sur  la  nature  des  choses.  La  mer,  placée  entre  les  continens, 
est  leur  lien  nécessaire,  la  seule  voie  par  laquelle  ils  peuvent  commu- 
niquer entre  eux  et  échanger  leurs  produits;  elle  renferme  dans  son 
sein  des  ressources  inépuisables  pour  la  nourriture  des  hommes.  Or, 
aucune  restriction  à  l'usage  des  biens  que  nous  a  départis  la  Provi- 
dence ne  peut  être  justiflée  qu'autant  qu'elle  a  pour  but  la  conser- 
vation môme  de  ces  biens.  Si  la  terre  pouvait  être  commune,  il  fau- 
drait qu'elle  le  fût;  mais  si  tôt  que  la  population  a  acquis  un  certain 
développement,  les  produits  spontanés  du  sol  ne  suffisent  plus  à  la 
nourrir  :  la  culture  devient  nécessaire,  et  avec  la  culture  la  pro- 

TOME  I.   —  15  JANVIER  1843.  12 


ilk  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

priété.  Rîcn  de  semblable  pour  la  mer;  ses  richesses  iie  sauraient 
s'épuiser,  et  Tusage  qu'en  peut  faire  chacun  ne  porte  aucun  préju- 
dice à  Tusage  des  autres.  Si  une  exception  est  admise,  ce  n'est  point 
pour  la  pleine  mer,  mais  pour  une  faible  portion  de  ses  rivages  où 
a  poche,  nécessaire  à  la  nourriture  des  habitans,  s'épuise  et  où  le 
privilège  est  utile  et  peut  s'exercer. 

De  cette  communauté  de  la  pleine  mer  découle  un  autre  principe, 
c'est  que  tout  navire  est  une  portion  du  territoire  de  la  nation  à  la- 
quelle  il  appartient,  et  qu'il  n'est  pas  plus  permis  de  l'envahir  que 
d'envahir  ce  territoire;  principe  salutaire  qui  le  protège,  dans  son 
isolement ,  au  milieu  des  mers,  et  qui  rend  insaisissables,  en  temps 
de  guerre,  les  personniss  et  les  marchandises  qu'il  transporte»  si  sa 
nation  n'est  point  engagée  dans  la  guerre. 

Cette  doctrine,  les  neutres  l'ont  toujours  invoquée,  l'Angleterre 
l'a  toujours  méconnue.  Une  fois  elle  l'a  admise  en  théorie.  Le  traité 
d'Utrecht  de  1T73  a  établi  que  ni  les  marchandises  ni  les  personnes 
ne  seraient  saisies  en  temps  de  guerre  sur  les  bûtimens  neutres,  lors 
même  qu'elles  appartiendraient  à  l'ennemi;  mais  quand  éclata  la 
guerre  de  l'indépendance  américaine,  qui  mit  aux  prises  la  marine 
anglaise  avec  celles  de  la  France,  de  l'Espagne  et  de  la  Hollande, 
l'Angleterre  ne  tint  aucun  compte  des  privilèges  des  neutres,  elle  flt 
saisir  en  mer  tous  les  bâtimcns  russes,  suédois  ou  autres,  qui  por- 
taient des  bois  de  construction  en  France  ou  en  Espagne,  et  confls- 
qua  ces  bois,  bien  qu'ils  ne  fussent  pas  compris  dans  les  objets  de 
contrebande  de  guerre  dont  le  transport  était  seul  interdit  par  les 
traités.  L'impératrice  Catherine  publia  alors  une  déclaration  (l)  por- 
tant qu'elle  ferait  respecter  ses  droits  par  la  force.  La  Suède,  le  Da- 
nemark, la  Prusse,  l'Autriche,  le  Portugal  et  Naples  adhérèrent  à 
cette  déclaration  de  neutralité  armée.  On  se  promit  de  faire  con- 
voyer les  bâtimens  marchands  pour  les  protéger  contre  les  insultes 
de  l'Angleterre,  et  de  se  prêter,  en  c^s  d'attaque,  un  mutuel  secours. 
Des  collisions  eurent  lieu  entre  les  bâtimens  neutres  et  les  bûtimens 
anglais. 

La  fin  de  la  guerre  d'Amérique  fit  cesser  cette  querelle;  mais 
elle  recommença  avec  la  guerre  de  la  révolution  française.  Paul  P*^ 
reprit  l'ouvrage  de  Catherine.  Il  publia  une  nouvelle  déclaration  de 
neutralité  armée  (2)  à  laquelle  adhérèrent  la  Suède,  le  Danemark  et 

(1)  Février  1780. 

(2)  16  décembre  1800. 


DU  DROIT  DE  VISITE.  175 

la  Prasse.  La  mort  tragique  de  Paul  I",  survenue  trois  mois  après, 
et  un  combat  sanglant  livré  par  les  Anglais  à  la  flotte  danoise,  dissi- 
pèrent cette  ligue.  Les  ôvènemens  empêchèrent  qu'elle  ne  se  re- 
formât. La  guerre  continentale  enveloppa  toutes  les  puissances  :  les 
unes  suivirent  la  fortune  de  la  France ,  les  autres  celle  de  l'Angle- 
terre; aucune  ne  garda  la  neutralité  et  n'eut  à  en  revendiquer  les 
droits. 

Cependant  une  nation  nouvelle  était  née  au-delà  de  l'Atlantique,  qui 
devait  désormais  prendre  en  main  la  défense  des  privilèges  des  neu- 
tres, et  leur  prêter  un  appui  tel  qu'ils  n'en  avaient  jamais  obtenu.  A 
peine  la  guerre  fut-elle  déclarée  entre  la  France  et  rAngleten:e,  que 
celle-ci  Bt  visiter  en  mer  les  bûtimens  des  États-Unis,  et  confisquer  les 
marchandises  qui  furent  reconnues  propriété  française;  non  contente 
de  cela,  elle  fit  enlever  sur  ces  bâtimens,  pour  les  employer  à  son  ser- 
vice, tous  les  matelots  présumés  d'origine  anglaise  ou  canadienne, 
sans  excepter  même  ceux  qui  avaient  été  naturalisés  citoyens  amé- 
ricains. C'était  pousser  aussi  loin  que  possible  l'abus  de  la  force  et  le 
mépris  des  droits  des  neutres.  Les  États-Unis  invoquèrent  le  prin- 
cipe reconnu  par  l'Angleterre  elle-même  dans  le  traité  d'Utrecht, 
que  le  pavillon  couvre  la  marchandise  (1).  Ils  se  plaignirent  plus  vive- 
ment encore  de  ia  saisie  de  leurs  matelots,  représentant  à  quelles 
erreurs  on  était  exposé  par  la  similitude  du  langage  des  deux  peu- 
ples, et  la  difficulté  de  distinguer  ceux  qui  étaient  réellement  d'ori- 
gine anglaise  et  ceux  qui  n'en  étaient  pas;  l'injustice  d'enlever  ceux 
qui  étaient  naturalisés,  et  qui  devaient  plus  encore  se  croire  en 
sûreté  sous  la  protection  du  pavillon  américain;  le  danger  enfin  au- 
quel on  exposait  les  bâtimens  qu'on  privait  d'une  partie  de  leur 
équipage,  et  qui  étaient  obligés  de  poursuivre  ainsi  leur  route.  Rien 
ne  put  amener  la  fin  de  ces  violences.  L'Angleterre  répondit,  quant 
aux  marchandises,  qu'elle  ne  pouvait  pas  souflfrir  que  la  France  con- 
tinuât son  commerce  sous  un  autre  pavillon,  et  qu'elle  devait  lui 
^ faire  subir  tous  les  maux  de  la  guerre,  pour  la  contraindre  à  la  paix; 
quant  aux  matelots,  que  la  guerre  les  lui  rendait  nécessaires,  que 
son  existence  même  en  dépendait,  et  que  la  constitution  n'admet- 
tait pas  qu'un  Anglais  pût  jamais  se  soustraire,  même  par  la  natura- 
lisation en  pays  étranger,  à  l'allégeance  envers  son  pays,  qu'il  se  de- 
vait toute  sa  vie  à  son  service. 

Les  États-Unis,  sans  être  satisfaits  de  ces  raisons,  furent  obligés  de 

(1)  Free  ship,  free  good. 

12. 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'en  contenter.  Faibles  encore,  et  sans  marine,  ils  n'étaient  point  en 
état  de  recourir  h  la  force.  Un  changement  utile  venait  d'être  opéré 
dans  leur  constitution,  dont  le  fruit  n'était  pas  encore  recueilli.  Was- 
hington, assis  le  premier  dans  le  fauteuil  de  la  présidence,  jugea 
qu'une  guerre  entreprise  dans  ce  moment  serait  funeste  aux  États- 
Unis  et  arrêterait  pour  long-temps  le  cours  de  leur  prospérité  nais- 
sante; qu'il  fallait,  avant  de  s'y  déterminer,  avoir  épuisé  tous  les 
moyens  de  négociation.  Il  fit  partir  un  envoyé  extraordinaire  pour 
I-.ondres,  chargé  de  demander  que  les  bâtimens  américains  ne  fus- 
sent plus  visités,  et  de  négocier  en  même  temps  un  traité  de  com- 
merce et  la  restitution  des  forts  sur  les  lacs,  promise  par  le  traité 
de  1783. 

Les  deux  derniers  points  furent  accordés  sans  difficulté.  Un  traité 
de  commerce  avantageux  fut  conclu;  mais,  sur  le  droit  de  visite,  le 
cabinet  de  Londres  fut  inflexible  :  il  promit  seulement  des  indemnités 
pour  les  retards  qui  seraient  causés,  pour  les  erreurs  qui  pourraient 
être  commises.  Le  négociateur  crut  devoir  accepter  ce  qui  était 
accordé,  et  s'en  remettre  au  temps  pour  obtenir  le  reste. 

La  nouvelle  de  ce  traité  causa  un  vif  mécontentement  aux  États- 
Unis.  On  fut  plus  sensible  à  l'omission  qu'il  renfermait  qu'aux  avan- 
tages qui  y  étaient  contenus.  Des  pétitions  furent  adressées  au  pré- 
sident et  au  sénat  pour  qu'il  ne  fût  point  ratifié.  La  chambre  des 
représentans  alla  plus  loin,  elle  adressa  un  message  au  président 
pour  demander  communication  des  instructions  qui  avaient  été 
données  au  négociateur.  Le  président  n'eut  garde  d'abandonner  ce- 
lui-ci, qui  n'avait  pas  violé  ses  instructions,  ni  de  donner  la  com- 
munication demandée.  11  répondit  qu'au  sénat  seul  appartenait  de 
ratifier,  avec  lui ,  les  traités ,  et  qu'obligé  par  son  serment  de  res- 
pecter et  faire  respecter  la  constitution ,  il  ne  ferait  rien  contre  la 
démarcation  qu'elle  avait  établie  entre  les  pouvoirs.  Cette  opposition 
de  la  chambre  des  représentans  n'empêcha  point  la  ratification  du 
traité.  Le  président  et  le  sénat  pensèrent  qu'il  serait  insensé  de  re- 
noncer volontairement  aux  avantages  qu'il  renfermait,  que  le  silence 
gardé  sur  le  droit  de  visite  n'en  était  pas  la  consécration;  que  les 
protestations  ne  subsistaient  pas  moins ,  et  que  la  restitution  des 
forts  et  le  traité  de  commerce  seraient,  pour  les  États-Unis,  des 
moyens  d'arriver  à  faire  respecter  leurs  droits  par  la  force,  la  pre- 
mière en  mettant  dans  leurs  mains  des  positions  militaires  impor- 
tantes, le  second  en  développant  leur  prospérité  et  leur  richesse. 
L'opinion  ne  tarda  pas  à  reconnaître  la  sagesse  de  cette  résolution. 


DU  DROIT  DE  VISITE.  1T7 

et  la  popularité  de  Washington,  un  moment  obscurcie,  reprit  tout 
son  éclat. 

Mais  le  directoire  français  ne  se  prêta  pas  de  même  à  la  politique 
du'président  et  aux  raisons  qui  le  déterminaient.  Depuis  long-temps 
il  le  sollicitait  de  faire  respecter  sa  neutralité,  ou  de  rompre  avec 
l'Angleterre.  La  signature  et  la  ratiflcation  du  traité  de  commerce, 
sans  Tabolition  du  droit  de  visite,  achevèrent  de  l'exaspérer.  Il  décréta 
que  tout  bâtiment  américain,  rencontré  par  la  marine  française,  ou 
entrant  dans  les  ports  de  France,  serait  tenu  de  justifier,  par  cer- 
tains papiers  de  bord,  qu'il  n'avait  pas  été  visité,  faute  de  quoi  il 
serait  confisqué.  En  vain  le  président  représenta  qu'on  ne  pouvait 
rendre  les  bâtimens  des  États-Unis  responsables  des  violences  exer- 
cées contre  eux,  ni  exiger  d'eux  d'autres  papiers  de  bord  que  ceux 
portés  aux  traités;  en  vain  il  offrit,  pour  preuve  d'une  loyale  impar- 
tialité ,  de  les  laisser  visiter  par  la  marine  française  aussi  long-temps 
que  la  marine  anglaise  les  visiterait;  en  vain  John  Adams,  successeur 
de  Washington ,  envoya  à  Paris  des  négociateurs  pour  calmer  le  di- 
rectoire et  pour  arranger  avec  lui  ce  différend  :  le  directoire  refusa 
de  les  recevoir.  Une  vive  irritation  éclata  aux  États-Unis  à  la  nouvelle 
de  cet  affront.  On  s'aigrit  de  plus  en  plus  de  part  et  d'autre,  et  les 
hostilités  éclatèrent.  La  frégate  française  VInsurgente  s'empara,  après 
un  combat,  d'un  bâtiment  de  guerre  américain,  et  fut  prise  à  son 
tour  (1).  Le  droit  de  visite,  au  lieu  d'allumer  la  guerre  entre  les  États- 
Unis  et  l'Angleterre,  la  fit  naître  entre  la  France  et  les  États- 
Unis. 

Une  guerre  aussi  impolitique  ne  pouvait  durer  long-temps.  L'opi- 
nion, en  France,  se  révolta  contre  la  conduite  du  directoire.  Il  fut 
obligé  de  solliciter  lui-même  les  États-Unis  d'envoyer  de  nouveaux 
commissaires,  et  quand  ils  arrivèrent,  le  directoire  n'existait  plus. 
Napoléon  avait  pris  sa  place.  Le  rétablissement  de  la  bonne  intelli- 
gence avec  les  États-Unis  marqua  l'avènement  du  premier  consul. 
Il  méditait ,  à  cette  belle  époque  de  sa  vie ,  de  rendre  la  paix  à  la 
France  comme  il  lui  avait  rendu  le  repos  intérieur  :  pouvait-il  mieux 
commencer  qu'en  la  réconciliant  avec  la  confédération  américaine, 
son  alliée  naturelle?  Il  signa  avec  elle  un  traité  d'amitié  et  de  com- 
merce (2);  ce  traité  stipula  la  restitution  des  prises  faites  de  part  et 
d'autre.  Il  annula  le  décret  du  directoire,  quant  aux  pièces  de  bord 


(I)  Février  1799. 

(a)  30  septembre  1800. 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  devaient  être  produites  par  les  bûtimens  des  États-Unis  pour 
justifier  qu  on  ne  les  avait  point  visités.  Il  renouvela  toutefois  la 
consécration  du  grand  principe  que  le  pavillon  couvre  la  marchan- 
dise, laissant  au  temps  à  lui  faire  porter  ses  fruits. 

Un  court  intervalle  de  paix  suivit  entre  la  France  et  TAngleterre, 
pendant  lequel  le  commerce  américain  respira  et  ne  fut  plus  en 
butte  au  droit  de  visite;  mais  F  Angleterre,  dans  le  traité  d'Amiens, 
n'avait  voulu  rien  garantir  pour  le  jour  où  les  hostilités  recommen- 
ceraient. Elles  recommencèrent  quatorze  mois  après,  et,  avec  elles, 
toutes  les  violences  de  la  marine  anglaise;  celle-ci  saisit,  sur  les 
bâtimens  des  États-Unis,  jusqu'aux  passagers  français.  Napoléon ,  par 
représailles,  retint  prisonniers  en  France  les  voyageurs  anglais  que 
la  paix  d'Amiens  y  avait  attirés,  et  qui  avaient  cru  pouvoir  y  de- 
meurer en  sûreté. 

Alors  commença  entre  l'Angleterre  et  Napoléon  un  duel  formidable, 
dans  lequel  les  deux  combattans,  pour  s'atteindre,  foulèrent  égale^ 
ment  aux  pieds  les  droits  des  neutres,  c'est-à-dire  ceux  du  commerce 
américain.  Napoléon,  partout  où  il  portait  ses  armes,  fermait  les 
ports  au  commerce  anglais.  Il  espérait  par  là  détruire  les  finances  de 
son  ennemi,  réduire  les  nombreux  ouvriers  de  ses  fabriques  au 
désespoir,  et  le  contraindre  à  demander  la  paix.  L'Angleterre  ne 
voulut  pas  souffrir  que,  pendant  qu'on  la  privait  de  son  commerce, 
celui  de  la  France  et  de  ses  alliés  pût  continuer  à  la  faveur  du  pa- 
villon américain.  Un  ordre  du  conseil  de  Tamirauté  anglaise  déclara 
en  état  de  blocus  tous  les  ports  de  la  France  et  des  pays  occupés  par 
ses  troupes,  défendant  aux  neutres  d'en  approcher,  sous  peine  d'être 
saisis  et  confisqués  (1);  c'était  l'acte  le  plus  exorbitant  qui  eût  jamais 
été  fait  contre  les  neutres.  Il  était  de  principe,  dans  le  droit  public 
européen,  qu'un  port  ne  pouvait  être  déclaré  en  état  de  blocus 
qu'autant  qu'il  y  avait,  à  son  entrée,  une  force  suffisante  pour  dé- 
fendre aux  neutres  d'en  approcher,  une  force  telle  qu'ils  ne  pussent 
passer  sans  danger.  Ainsi  l'avait  établi  ou  plutôt  rappelé  la  déclara- 
tion de  Catherine  de  1780.  Prétendre  bloquer  par  une  déclaration 
des  pays  entiers,  c'était  étendre  sans  mesure  les  droits  de  la  guerre, 
non-seulement  par  rapport  aux  contrées  qu'on  frappait  de  cet  in- 
terdit, mais  relativement  aux  neutres  qu'on  empêchait  de  commercer 
avec  elles.  Napoléon,  forcé  de  suivre  l'Angleterre  sur  ce  terrain, 
répondit  par  son  décret  de  Berlin ,  qui  déclara  les  îles  britanniques 

(1)  6  mai  1806. 


DU  DROIT  DE  VISITE.  l?t» 

en  état  de  blocus  et  ordonna  la  conGscation  de  tout  bâtiment  con- 
vaÎDca  d'avoir  commercé  ou  voulu  commercer  avec  elles  (i). 

Les  bâtbnens  américains,  ainsi  saisis  par  les  Anglais  s'ils  commer- 
çaient avec  la  France,  par  les  Français,  s'ils  commerçaient  avec  l'An- 
gleterre, pouvaient  tenter  de  débarquer  leurs  marchandises  sur  un 
point  du  continent  non  encore  occupé  par  les  troupes  françaises,  d'où 
ces  marchandises  se  seraient  répandues  par  terre  dans  les  autres  pays. 
Us  auraient  échappé  par  là  aux  prohibitions  de  l'Angleterre.  Cette 
ressource  leur  fut  ôtée;  un  ordre  du  conseil  défendit  aux  neutres 
d'«l)order  sur  un  point  quelconque  du  continent,  sans  avoir  aupara- 
vant touché  en  Angleterre  et  acquitté  les  droits  sur  les  marchandises 
dont  ils  étaient  chargés  (2).  C'était  faire  de  l'Angleterre  l'entrepôt 
forcé  de  tout  le  continent,  et  convertir  en  marchandises  anglaises 
celles  du  monde  entier;  c'était  faire  payer  par  toute  l'Europe  un  tribut 
à  l'Angleterre.  Napoléon,  pour  l'empêcher,  rendit  son  décret  de 
Milan ,  qui  déclarait  dénationalisé  tout  bâtiment  neutre  qui  touche- 
rait en  Angleterre,  et  ordonnait  de  le  confisquer  comme  anglais  (3). 

Les  États-Unis,  ainsi  traités  par  l'Angleterre  cotnme  au  temps  où 
ib  étaient  sa  colonie  et  ne  pouvaient  commercer  qu'avec  elle,  se 

(1)  21  novembre  1806. 

(i)  11  Doverobre  1807. 

(3)  17  décembre  1807.  —U  faut  voir  dans  quels  termes  vébéniens  s*expriroait 
IVtpoléon. 

cVa  les  dispositions  arrêtées  par  le  gou?ernement  britannique,  en  date  du 
it  novembre  dernier,  qui  assujettissent  les  bàtimeus  des  puissances  neutres,  amies 
et  même  alliées  de  rAngleterre,  nou-seulemenl  à  une  visite  par  les  croiseurs  an-^ 
gbis,  mais  encore  à  une  station  obligée  en  Angleterre  et  à  une  imposition  arbi- 
traire de  tant  pour  cent  sur  leur  chargement,  qui  doit  être  réglée  par  la  législatioD 
anglaise; 

«  Considérant  que  par  ces  actes  le  gouvernement  anglais  a  dénationalisé  les  bâti- 
mens  de  toutes  les  nations  de  TEurope;  qu'il  n'est  au  pouvoir  d'aucun  gouvernement 
de  transiger  sur  son  indépendance  et  sur  ses  droits,  tous  les  souverains  de  l'Europe 
étant  solidaires  de  la  souveraineté  et  de  l'indépendance  de  leur  pavillon;  que  si , 
par  une  faiblesse  inexcusable,  et  qui  serait  une  tache  ineffaçable  aux  yeux  de  la 
postérité,  on  laisaait  passer  en  principe  et  consacrer  par  T usage  une  pareille  tyrannie, 
les  Anglais  en  prendraient  acte  pour  l'établir  en  droit,  comme  ils  ont  prot^lé  de  la 
tolérance  des  gouvememens  pour  établir  Tinfame  principe  que  le  pavillon  ne  couvre 
pas  la  marchandise,  et  pour  donner  à  leur  droit  de  blocus  une  extension  arbitraire 
et  attentatoire  à  la  souveraineté  de  tous  les  états; 

«  Nous  avons  décrété  et  décrétons  ce  qui  suit  : 

c  Abt.  l«r.  —  Tout  bâtiment,  de  quelque  nation  qu'il  soit,  qui  aura  souffert  la 
visite  d'un  vaisseau  anglais,  ou  se  sera  soumis  à  un  voyage  en  Angleterre,  ou  aura 
payé  une  imposition  quelconque  au  gouvernement  anglais,  est,  par  cela  seul,  dé* 


180  REVCB  DES  DEUX  MONDES. 

plaignirent  vivement  de  ce  nouvel  abus  de  la  force  et  des  repré- 
sailles auxquelles  la  France  se  trouvait  entraînée.  Ils  demandèrent 
la  révocation  des  ordres  du  conseil,  pour  que  Napoléon  pût  révo- 
quer ses  décrets.  On  ne  leur  répondit  que  par  de  nouvelles  violences. 
Un  acte  de  la  marine  anglaise  vint  y  mettre  le  comble. 

La  frégate  américaine,  la  Chesapeake,  naviguant  dans  les  eaux  des 
États-Unis,  fut  rencontrée  par  le  vaisseau  de  guerre  anglais  le  Léo- 
pard, Celui-ci,  rayant  hélée,  prétendit  rechercher  à  son  bord  les 
matelots  déserteurs  de  la  marine  anglaise  qui  pouvaient  s'y  trouver. 
Jamais  pareil  affront  n'avait  été  fait  à  un  bâtiment  de  guerre.  Le 
droit  de  visite  ne  s'était  exercé  jusqu'alors  que  sur  les  bûtimens- 
marchands.  Le  capitaine  de  la  Chesapeake  répondit  que  ses  instruc- 
tions ne  lui  permettaient  pas  de  se  laisser  visiter;  qu'il  n'avait  point, 
d'ailleurs,  à  son  bord  de  déserteurs ,  les  lois  de  son  pays  le  lui  dé- 
fendant, et  qu'on  devait  s'en  rapporter  à  sa  parole.  Le  capitaine  du 
Léopard  insista,  offrant  de  se  soumettre,  de  la  part  des  Américains, 
à  la  même  visite  pour  rendre  la  mesure  réciproque.  Nouveau  refus  de 
la  part  du  capitaine  américain.  Le  Léopard  alors,  sans  autre  avertis- 
sement, fit  feu  sur  la  frégate,  qui  n'y  était  point  préparée,  lui  tua  trois 


claré  dénationalisé ,  a  perdu  la  garantie  de  son  pavillon  et  est  devenu  propriété 
anglaise. 

a  Art.  2.  —  Soit  que  lesdits  bâtimens,  ainsi  dénationalisés  par  les  mesures  arbi- 
traires du  gouvernement  anglais,  entrent  dans  nos  ports  ou  dans  ceux  de  nos  alliés, 
soit  qu'ils  tombent  au  pouvoir  de  nos  vaisseaux  de  guerre  ou  de  nos  corsaires,  ils 
sont  déclarés  de  bonne  et  valable  prise. 

«  Art.  3.  —  Les  lies  britanniques  sont  déclarées  en  état  de  blocus  sur  mer  comme 
sur  terre. 

«Tout  bâtiment,  de  quelque  nation  qu'il  soit,  quel  que  soit  son  chargement, 
expédié  des  ports  d'Angleterre,  ou  des  colonies  anglaises,  ou  des  pays  occupés  par 
les  troupes  anglaises,  ou  allant  en  Angleterre,  ou  dans  les  colonies  anglaises,  ou 
dans  des  pays  occupés  par  les  troupes  anglaises,  est  de  bonne  prise,  comme  contre- 
venant au  présent  décret;  il  sera  capturé  par  nos  vaisseaux  de  guerre  ou  par  nos 
corsaires,  et  adjugé  au  capteur. 

«  Art.  4.  —  Ces  mesures,  qui  ne  sont  qu'une  juste  réciprocité  pour  le  système 
barbare  adopté  par  le  gouvernement  anglais,  qui  assimile  sa  législation  à  celle 
d'Alger,  cesseront  d'avoir  leur  efTet  pour  toutes  les  nations  qui  sauraient  obliger 
le  gouvernement  anglais  à  respecter  leur  pavillon. 

«  Elles  continueront  d'être  en  vigueur  pendant  tout  le  temps  que  ce  gouverne- 
ment ne  reviendra  pas  aux  principes  du  droit  des  gens,  qui  règle  les  relations  des 
états  civilisés  dans  l'état  de  guerre.  Les  dispositions  du  présent  décret  seront  abro- 
gées et  nulles  par  le  fait  dès  que  le  gouvernement  anglais  sera  revenu  aux  principes 
du  droit  des  gens,  qui  sont  aussi  ceux  de  la  justice  et  de  rbumauiié.  i^ 


DU  DROIT  DB  VISITE.  181 

hommes,  en  blessa  un  plus  grand  nombre,  et  la  contraignit  d'amener 
son  pavillon.  Les  Anglais ,  étant  montés  à  bord  de  la  Chesapeakcy  en 
enlevèrent  quatre  hommes  qu'ils  dirent  leur  appartenir,  en  pendi- 
rent un ,  comme  déserteur,  aux  vergues  de  leur  vaisseau ,  et  lais- 
sèrent la  frégate  libre  d'aller  faire  réparer  ses  avaries. 

Cet  affront,  le  plus  sanglant  qu'eussent  encore  reçu  les  États- 
Unis,  excita  dans  toute  la  confédération  l'indignation  la  plus  vive.  On 
appela  de  toutes  parts  la  guerre.  Le  président  publia  une  proclama- 
tion annonçant  qu'elle  serait  déclarée,  si  une  réparation  éclatante 
n'était  accordée  immédiatement  par  le  gouvernement  britannique, 
.  et,  en  attendant,  il  interdit  aux  bâtimens  de  guerre  anglais  rentrée 
des  ports  des  États-Unis,  même  la  navigation  dans  leurs  eaux,  etor- 
donna  de  mettre  les  côtes  en  état  de  défense  (1). 

Le  congrès,  extraordinairement  convoqué,  alla  plus  loin.  Frappé 
du  nombre  considérable  de  bâtimens  américains  déjà  confisqués  par 
l'Angleterre  et  par  la  France,  il  craignit  que  les  États-Unis  ne  per- 
dissent tout  leur  matériel  naval,  et  ne  fussent  ainsi  hors  d'état,  dans 
des  temps  meilleurs,  de  reprendre  leur  commerce.  Cette  crainte  lui 
inspira  une  résolution  extraordinaire,  celle  de  renoncer  jusqu'à 
nouvel  ordre  à  toute  navigation.  Il  rendit  le  bill  A' embargo  par  le- 
quel défense  était  faite  aux  bâtimens  de  commerce  américains  de 
sortir  de  leurs  ports;  son  espoir  était  que  cette  interdiction  complète 
de  tous  rapports  entre  l'Europe  et  l'Amérique  causerait  à  l'Angle- 
terre et  à  la  France  des  embarras  qui  les  contraindraient  à  modifier 
leurs  mesures.  Mais  il  aurait  fallu,  pour  cela,  que  l'interdiction  eût 
nne  certaine  durée,  et  quand  vint,  à  la  session  suivante,  le  moment 
de  renouveler  le  bill,  il  rencontra  la  plus  vive  opposition.  Les  états  du 
nord  et  ceux  du  sud,  ordinairement  divisés  d'opinion,  furent  d'accord 
pour  se  plaindre  d'une  mesure  qui  empêchait  les  uns  de  naviguer,  les 
antres  de  vendre  leurs  produits.  «  Que  nous  sert,  dirent  les  premiers, 
de  conserver  nos  vaisseaux,  si  c'est  pour  qu'ils  pourrissent  dans  les 
ports?  Quelques-uns,  du  moins,  échappaient  aux  croisières  anglaises, 
et  la  vente,  à  un  prix  plus  élevé,  de  leurs  cargaisons  nous  dédom- 
mageait de  la  perte  des  autres.  Qui  nous  donnera  maintenant  les 
moyens  d'entretenir  nos  navires  inactifs,  et  de  faire  subsister  cette 
multitude  de  matelots  et  d'ouvriers  de  toute  profession  qui  vivaient 
de  la  navigation?  Le  remède  inventé  par  le  congrès  est  pire  que  le 
mal.  C'est  un  suicide  auquel  nous  ne  saurions  plus  long-temps  con- 

(f }  Juin  1807. 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sentir. — Donnez-nous,  disaient  les  états  du  sud,  un  moyen  d'écouler 
les  cotons,  les  tabacs,  les  riz  qui  remplissent  nos  magasins,  car  si  nous 
ne  vendons  pas  nos  récoltes,  avec  quoi  voulez-vous  que  nous  fassions 
nos  cultures,  que  nous  babillions  nos  esclaves  et  qne  nous  les  nour- 
rissions? Quel  plus  grand  mal  pourraient  nous  faire  nos  ennemis  que 
celui  que  nous  nous  faisons  nous-mêmes?  Le  congrès,  institué  pour 
nous  protéger,  n'a  pas  le  droit  de  nous  empêcher  de  vivre.  Qu'il  re- 
nonce à  ses  mesures,  ou  nous  ne  prendrons  conseil  que  de  la  néces- 
sité, et  du  droit  naturel,  plus  fort  que  toutes  ses  lois. » 

Ce  concert  de  plaintes,  accompagné  de  menaces  de  séparation,  ne 
permit  pas  de  renouveler  purement  et  simplement  le  bill  A' embargo. 
On  le  remplaça  par  le  bill  de  non-intercourse,  qui  défendait  pendant 
un  an  le  commerce  avec  la  France  et  l'Angleterre  seulement,  et  dé- 
clarait que  si,  dans  ce  délai,  l'un  ou  l'autre  pays  révoquait  ses  me- 
sures, les  relations  reprendraient  immédiatement  avec  lui  et  reste- 
raient interdites  avec  l'autre;  et,  pour  faire  preuve  d'impartialité 
envers  eux  en  les  mettant  sur  un  pied  d'égalité,  le  bill  interdit  aux 
bûtimens  de  guerre  français,  comme  à  ceux  de  l'Angleterre,  l'entrée 
des  ports  des  États-Unis  et  la  navigation  dans  leurs  eaux. 

Ce  bill  parut  un  moment  avoir  atteint  son  but.  Le  ministre  d' An- 
gleterre aux  États-Unis,  séduit  par  l'espèce  de  prime  qu'il  offrait  à 
celle  des  deux  nations  qui  se  départirait  la  première  de  ses  mesures 
de  rigueur  contre  les  neutres,  signa  un  traité  qui  révoquait  les  or- 
dres du  conseil  à  l'égard  des  États-Unis,  et  leur  donnait  en  môme 
temps  satisfaction  sur  Taffaire  de  la  Chesapeake.  Cette  nouvelle, 
annoncée  par  une  proclamation  du  président,  causa  une  vive  joie, 
mais  qui  fut  de  courte  durée.  Le  cabinet  anglais  refusa  de  ratifier  le 
traité;  son  ministre,  dit-il,  avait  agi  sans  autorisation;  il  était  prêt  à 
accorder  satisfaction  pour  l'affaire  de  la  Chesapeake,  si  les  États-Unis 
voulaient,  de  leur  côté,  renoncer  à  leurs  actes  hostiles  coçitrc  le  com- 
merce et  la  marine  de  l'Angleierre,  mais  il  n'abandonnerait  jamais 
des  droits  d'où  dépendaient  la  sûreté  et  l'existence  même  du  pays. 

Napoléon,  de  son  côté,  se  plaignît  amèrement  de  ce  que,  sous  pré- 
texte d'impartialité ,  on  avait  étendu  à  la  France  des  mesures  aux- 
quelles elle  n'avait  pas  fourni  de  motif,  et  il  rendit  son  décret  de  Ram- 
bouillet, par  lequel,  usant  de  représailles,  il  fermait  aux  bâtimens  de 
guerre  et  de  commerce  des  États-Unis  tous  les  ports  de  la  France  et 
des  pajs  occupés  par  ses  armées  (1).  Il  eut  recours  en  même  temps, 

(1)  S3  novembre  1809. 


DU  DROIT  DE  VISITE.  18S 

pour  soutenir  son  système  continental ,  à  un  expédient  extraordi- 
naire>  celui  des  licences;  la  France  manquant  de  sucre,  de  café,  de 
cochenille,  et  d'autres  denrées  coloniales  nécessaires  à  sa  consom- 
mation ou  à  ses  manufactures,  il  délivra  des  permis  pour  Tintroduc- 
tioB  des  quantités  nécessaires,  à  la  charge  d'exporter  des  marchan- 
dises françaises  pour  une  valeur  égale.  Mais  comme  T Angleterre  re- 
fusait de  recevoir  la  plupart  de  celles-ci ,  on  les  jetait  à  la  mer  en 
sortant  du  port.  Une  commission  était  instituée  près  du  ministère 
du  commerce  pour  veiller  à  ce  que  la  valeur  des  marchandises  im- 
portées ne  fût  pas  amoindrie,  et  celle  des  marchandises  exportées 
exagérée.  On  estime  qu'il  fut  ainsi  importé  pour  plus  de  100  millions 
de  produits  coloniaux  dans  trois  années.  Il  en  revint  au  trésor  impé- 
rial des  sommes  considérables  par  les  droits  de  douane,  dont  le  tarif 
était  exorbitant. 

Pendant  ce  temps,  les  embarras  du  cabinet  de  Washington  n'a- 
vaient pas  diminué.  Le  bill  de  non-intercourse  n'ayant  pas  obtenu 
en  Europe  plus  de  succès  que  le  bill  d'embargo  et  excitant  les  mômes 
plaintes  aux  États-Unis,  il  fallut,  à  la  session  suivante  du  congrès, 
chercher  une  autre  combinaison;  on  s'arrêta  à  celle-ci.  Le  bill  de 
non-intercourse  fut  suspendu  jusqu'au  3  mars  1811,  c'est-à-dire  que 
jusqu'à  cette  époque  les  bâtimens  des  États-Unis  furent  autorisés  à 
commercer  avec  la  France  et  l'Angleterre  comme  avec  les  autres 
pays.  Si,  avant  le  3  mars  1811,  l'un  ou  l'autre  pays  avait 'révoqué 
ses  mesures  contre  les  neutres,  le  bill,  à  dater  de  cette  révocation, 
demeurait  définitivement  révoqué  à  son  égard ,  et  le  commerce  re- 
devenait libre  avec  lui;  trois  mois  éf aient  encore  donnés  à  l'autre 
pour  suivre  cet  exemple,  et,  s'il  ne  l'avait  pas  fait,  le  bill  reprenait 
son  exécution  vis-à-vis  de  lui  (1). 

Cette  combinaison,  soit  par  sa  propre  vertu,  soit  par  l'effet  des  cir- 
constances, eut  plus  de  succès  que  les  précédentes.  Napoléon  crut  y 
voir  un  moyen  de  rétablir  ses  relations  avec  les  États-Unis  et  d'ame- 
Der  leur  rupture  définitive  avec  l'Angleterre.  Dans  cette  vue,  il  fit 
remettre  à  leur  ministre  à  Paris,  le  5  août  1810,  une  note  annonçant 
qu'il  a^vait  révoqué  ses  décrets  à  dater  du  1"  novembre 'suivant.  Ce 
ministre,  sans  en  demander  d'autre  preuve,  annonça  la  révocation 
au  président  des  États-Unis,  et  celui-ci,  le  lendemain  du  jour  où  les 
mesures  de  la  France  devaient  cesser  d'être  exécutées  (le  2  novembre), 
publia  une  proclamation  qui  rétablissait  le  commerce  avec  elle.  Il  en 

{1}  BUl  du  l«r  mai  1810. 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

publia  une  autre,  trois  mois  après,  qui  déclarait  le  commerce  avec 
l'Angleterre  de  nouveau  interdit  (1). 

Ces  deux  proclamations  et  les  circonstances  qui  les  avaient  accom- 
pagnées excitèrent,  de  la  part  du  gouvernement  anglais,  des  plaintes 
amëres;  il  prétendit  que  le  décret  annoncé  par  la  note  du  ministre 
des  affaires  étrangères  de  France  n'avait  jamais  existé,  donnant  pour 
preuve  qu'on  ne  Tavait  point  publié,  et  cependant,  dit-il,  cette  pu- 
blication était  nécessaire,  dans  le  système  du  bill  américain,  pour 
mettre  l'Angleterre  en  demeure.  Il  accusa  le  gouvernement  des 
États-Unis  d'avoir  été  dupe  ou  complice  d'une  ruse  du  gouverne- 
ment français.  Le  fait  est  que  quand  le  président,  pour  se  justiGer, 
fit  demander  à  Paris  une  expédition  du  décret  qui  aurait  dû  accom- 
pagner la  note  du  5  août  1810,  on  ne  put  en  produire  qu'un  du 
28  avril  1811  (2),  postérieur  à  la  proclamation  du  président  du  2  no- 
vembre, qui  avait  rétabli  le  commerce  avec  la  France.  Ce  décret, 
prenant  acte  de  la  proclamation,  déclarait  les  décrets  de  Berlin  et  de 
Milan  révoqués  à  l'égard  des  États-Unis,  à  dater  du  1"  novembre 
précédent. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  rapports  rétablis  avec  la  France  demeurèrent 
rompus  avec  l'Angleterre.  Celle-ci  redoubla  de  rigueur  dans  la  visite 
et  la  saisie  des  bâtimens  américains;  plus  de  neuf  cents  furent  con- 
fisqués. L'irritation,  de  part  et  d'autre,  fut  telle  qu'il  ne  fallait  plus 
qu'un  incident  pour  allumer  la  guerre;  cet  incident  se  présenta.  Le 
sloop  de  guerre  anglais  le  Petit  Belt,  de  18  canons,  ayant  été  ren- 
contré par  la  frégate  des  États-Unis  la  Présidente  y  celle-ci  le  héla, 
suivant  l'usage,  pour  qu'il  se  fît  connaître.  Le  sloop,  pour  toute  ré- 
ponse, lui  envoya  un  boulet  qui  abattit  son  grand  mat.  Un  combat 
s'engagea  dans  lequel  les  Anglais  perdirent  trente-deux  hommes. 
D'un  autre  côté,  on  acquit  la  preuve  que  le  gouvernement  anglais, 
s'attendant  à  la  guerre,  pratiquait  des  machinations  dans  les  états 
voisins  du  Canada,  pour  en  faciliter  l'invasion.  Le  président  Madison 


(1)  s  mars  1811. 

(2)  Décret  du  28  avril  1811  : 

«  Napoléon,  empereur  des  Français,  elc.  —  Sur  le  rapport  de  notre  ministre  des 
affaires  étrangères,  portant  que,  par  acte  du  2  mars  1811,  le  congrès  des  États-Unis 
a  interdit  l'entrée  de  ses  ports  au  commerce  anglais,  résistant  ainsi,  autant  qu'il 
était  en  lui ,  à  la  domination  exclusive  de  l'Angleterre  sur  les  mers  et  à  la  violation 
du  droit  des  neutres,  nous  avons  décrété  : 

c(  Les  décrets  de  Berlin  et  de  Milan  sont  révoqués,  en  ce  qui  concerne  les  États- 
Unis,  à  dater  du  1er  novembre  dernier.  » 


DU  DROIT  DE  VISITE.  185 

jugea  que  le  moment  était  venu  de  se  décider,  et  de  faire  respecter 
les  droits  des  États-Unis  par  les  armes.  Il  convoqua  extraordinairer 
ment  le  congrès,  lui  rendit  compte  de  ce  qui  s'était  passé,  et  de- 
manda les  moyens  de  soutenir  Thonneur  national  (1). 

Le  congrès  délibéra  à  huis-clos;  jamais  plus  grave  question  ne 
Favait  occupé;  on  entendit  les  partisans  de  la  paix  et  ceux  de  la 
guerre.  •«  Qu'attendons -nous,  dirent  ceux-ci,  pour  prendre  les 
armes?  L'Angleterre  n'a-t-elle  pas  poussé  assez  loin  l'insulte  envers 
nous?  N'a-t-elle  pas  assez  fait  pour  notre  ruine?  Faut-il  rappeler  les 
confiscations  et  les  avanies  essuyées  par  notre  commerce,  les  visites 
faites  jusque  sur  nos  bâtimens  de  guerjre,  nos  citoyens  enlevés  en 
vue  de  nos  côtes,  invoquant  en  vain  le  pavillon  qui  devait  les  pro- 
téger, nos  marins  attaqués  en  pleine  paix  et  victimes  de  cette  agres- 
sion imprévue?  Souffrirons-nous  plus  long-temps  ces  blocus  qui  nous 
ferment  des  continens  entiers,  et  cette  prétention  de  nous  con- 
traindre à  toucher  en  Angleterre,  comme  au  temps  où  nous  vivions^ 
sous  le  joug  d'un  honteux  vasselage?  L'Angleterre  se  justifie  par  les^ 
mesures  de  la  France;  mais  est-ce  la  France  qui  a  pris  l'initiative  de- 
celles  dirigées  contre  les  droits  des  neutres?  n'en  souffre-t-elle  pas  au»^ 
contraire,  et  ne  joint-elle  pas  ses  protestations  aux  nôtres?  Ses  dé- 
crets n'étaient  que  des  représailles,  et  cependant  elle  les  a  révoqués. . 
On  veut  que  nous  la  forcions  de  recevoir  les  marchandises  anglaises  : 
cela  est-il  en  notre  pouvoir?  L'Angleterre,  par  une  pareille  prêtent 
tion,  montre  bien  qu'elle  n'a  qu'une  chose  en  vue,  c'est  de  nous 
interdire  le  commerce  pour  le  faire  seule.  En  vain  espérerions-nous 
en  obtenir  quelque  chose  par  les  négociations  :  n'a-t-elle  pas  déclaré 
mille  fois  qu'elle  ne  renoncera  jamais  aux  droits  odieux  dont  nous  nous 
plaignons?»  Les  partisans  de  la  paix  ne  contestèrent  point  des  griefs 
qu'ils  partageaient.  Eux  aussi  pensèrent  que  les  ptats-Unis  ne  pou- 
vaient pas  accepter  la  législation  draconienne  de  l'Angleterre  au  sujet 
des  neutres,  mais  ils  furent  d'avis  de  temporiser  encore,  ce  On  n'était 
pas  en  mesure,  dirent-ils,  de  soutenir  la  guerre  avec  quelque  chance 
de  succès.  Avait-on  achevé  de  mettre  les  côtes  en  état  de  défense?  Où 
étaient  les  vaisseaux  qui  devaient  les  protéger  contre  les  insultes  de 
la  marine  anglaise,  que  la  guerre  d'Europe  laissait  presque  entière- 
ment disponible?  Les  griefs  des  États-Unis  provenaient  uniquement  de 
la  lutte  engagée  entre  la  France  et  l'Angleterre.  Cette  lutte  venant  à 

(1)  l«r  juiD  1812. 


186  REVUE  DE3  DEUX  MONDES. 

cesser,  on  n'aurait  plus  de  motif  de  visiter  leurs  vaisseaux.  Or,  elle 
semblait  arrivée  à  un  état  de  violence  qui  permettait  d'en  espérer  la 
fin.  Un  peu  de  patience  encore,  et  quel  que  fût  le  vainqueur,  de 
Napoléon  ou  de  TAngleterre,  on  serait  délivré,  sans  guerre,  de  la 
tyrapnie  sous  laquelle  on  gémissait.  » 

Ce  conseil  de  temporisation  ne  prévalut  point.  Rien  encore  ne  jus- 
tifiait Tespérance  que  la  guerre  entre  la  France  et  l'Angleterre  fût 
près  de  finir.  Napoléon  était  dans  toute  sa  force,  et  la  Grande-Bre- 
tagne, inaccessible  à  ses  armes,  luttait  contre  lui  en  Espagne  et 
préparait  les  élémens  d'une  nouvelle  coalition.  La  majorité  du  con- 
grès pensa  que  les  États-Unis  ne  pouvaient  attendre  indéfiniment  le 
redressement  de  leurs  griefs,  et  que  la  situation  où  les  avait  mis 
l'Angleterre  n'était  plus  tenable.  Soixante-dix-neuf  voix  contre  qua- 
rante-neuf se  prononcèrent,  dans  la  chambre  des  représentans,  pour 
la  guerre,  et  dix-neuf  voix  contre  treize  dans  le  sénat.  Le  président 
annonça,  par  une  proclamation,  cette  grande  résolution  (1).  Il  eut 
soin  de  déclarer  que  les  États-Unis  n'entendaient  point  par  là  se 
mêler  en  aucune  façon  aux  querelles  de  l'Europe,  qu'ils  ne  prenaient 
les  armes  que  pour  les  griefs  qui  leur  étaient  propres,  et  qu'ils  les 
déposeraient  aussitôt  que  l'Angleterre  consentirait  à  respecter  leurs 
justes  droits. 

Les  États-Unis,  au  moment  où  ils  entreprirent  cette  guerre,  n'a^ 
vaient  encore  qu'une  population  de  six  millions  d'habitans.  Cinq  ou 
six  mille  hommes  constituaient  toutes  leurs  troupes  régulières,  et  dix 
frégates  toute  leur  marine.  Cependant  ils  soutinrent,  pendant  trois 
campagnes,  l'eQbrt  de  la  puissance  anglaise,  depuis  les  bords  du 
Niagara  jusqu'aux  bouches  du  Mississipi.  Leurs  flottilles  défirent  celles 
de  l'ennemi  sur  les  lacs  Champlain  et  Erié.  Us  envahirent  la  frontière. 
du  Canada.  Moins  heureux  sur  leur  frontière  maritime,  ils  ne  purent 
empocher  qu'elle  ne  fût  insultée  par  les  flottes  anglaises.  Des  troupes 
de  débarquement,  ramas  de  déserteurs  de  toutes  les  nations  qui 
avaient  abandonné,  en  Espagne,  les  drapeaux  de  Napoléon ,  prome- 
nèrent sur  les  bords  de  la  Delaware  la  mort  et  l'incendie.  Was- 
hington, la  capitale  de  la  confédération,  fut  occupée,  et  ses  princi- 
paux édifices  livrés  aux  flammes;  mais  la  victoire  de  Jackson,  à  la 
Nouvelle-Orléans,  vengea  cet  aflront.  Un  corps  de  dix  mille  hommes, 
l'élite  de  l'armée  anglaise  en  Espagne,  y  fut  défait  et  contraint  de  se 

(1)  18  juin  1812. 


BU  DROIT  DE  YISITB.  187 

Tembarqner,  laissant  sar  le  terrain  deux  mille  morts,  et  parmi  eui  le 
général  qui  le  commandait  (1). 

Les  Américains  soutinrent  mieux  encore  la  lutte  sur  mer.  Ilsn^en- 
gagèrent  que  des  combats  de  frégate  à  frégate  et  en  prirent  quatre  (2)/ 
tandis  quMls  n'en  perdirent  que  trois  (3).  Ils  s'emparèrent  de  plusiôurs 
bâtimens  de  guerre  de  moindre  grandeur.  Leurs  marins  montrèrent 
la  bravoure  la  plus  brillante,  et  on  put  juger  la  supériorité  de  leur 
artillerie  par  Ténorme  disproportion  des  morts  des  deux  côtés.  Leurs 
corsaires  enfln  allèrent  croiser  jusque  dans  la  Manche,  et  capturè- 
rent un  grand  nombre  de  bâtimens  anglais. 

Pendant  ces  trois  années  de  guerre,  on  essaya  plusieurs  fois,  mais 
en  vain ,  de  négocier.  L'empereur  de  Russie,  après  avoir  joint  'en 
Europe  ses  armes  à  celles  de  l'Angleterre,  regrettant  la  diversion 
que  la  guerre  d'Amérique  opérait  en  faveurde  Napoléon,  offrit  sa 
médiation.  Les  États-Unis  l'acceptèrent;  le  cabinet  anglais  la  dé- 
clina. Les  actes  dont  se  plaignaient  les  États-Unis,  dit-il,  et  notam- 
ment la  presse  des  matelots,  avaient  leur  source  dans  la  constitutfon; 
il  ne  lui  était  pas  permis  de  mettre  la  constitution  en  compromis. 
Personne  ne  peut  dire  quand  et  comment  aurait  fini  cette  guerre, 
si  aucun  événement  en  Europe  n'était  venu  y  mettre  un  terme. 
L'orgueil  de  part  et  d'autre  était  tellement  engagé,  les  intérêts 
tellement  contraires,  que  nul  ne  pouvait  reculer.  Les  États-Unis 
n'avaient  presque  ni  armée  ni  marine,  mais  ils  auraient  construit 
des  vaisseaux,  et  leurs  milices  se  seraient  aguerries.  L'Angleterre 
d'ailleurs  était  si  éloignée  du  théâtre  des  opérations,  qu'elle  perdait, 
par  cet  éloîgnement,  une  grande  partie  des  avantages  attachés  à  sa 
supériorité  navale  et  au  nombre  de  ses  soldats. 

Mais,  peu  de  jours  après  que  les  États-Unis  avaient  déclaré  la 
guerre  à  l'Angleterre,  Napoléon  partait  pour  sa  campagne  de  Russie,' 
et  les  désastres  qui  l'y  attendaient  mirent  fin  à  sa  puissance.  Les 
alliés,  maîtres  de  Paris *et  de  la  France,  y  établirent  tm  autre  gou- 
vernement qui  conclut  la  paix  avec  l'Europe.  La  nouvelle  en  fut  portée 
aux  États-Unis,  et  fit  prévoir  la  fin  des  hostilités,  sans  les  arrêter  sur-le- 
champ.  Des  négociations  s'ouvrirent  à  Gand  entre  les  commissaires 
américains  et  ceux  de  l'Angleterre.  On  y  agita  de  nouveau  toutes 
les  questions  relatives  aux  droits  des  neutres.  Les  négociateurs  amé- 


(1)  28  janvier  1815. 

(2)  La  Guerrière^  la  Macédonienne,  la  Java,  la  Cyane^ 

(3)  La  Chesapeake,  VEssex,  les  États-Unis. 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ricains  auraient  voulu  que  rAngleterre  renonçât  à  la  visite  de  leurs 
bâtimens,  à  la  saisie  des  marchandises  et  des  matelots  que  proté- 
geait leur  pavillon,  et  aux  blocus  fictifs,  contraires  au  droit  des  gens. 
Les  Anglais  répondirent  qu'ils  ne  prétendaient  nullement  visiter  les 
bâtimjens  en  temps  de  paix,  que  ce  n'était  pour  eux  qu'un  droit  de 
guerre,  mais  qu'il  était  alors  indispensable  à  leur  défense,  et  qu'ils 
ne  s'en  relâcheraient  point  non  plus  que  des  actes  qui  en  étaient  la 
conséquence.  La  paix  avec  la  France  avait  mis  fin,  dirent-ils,  à  l'exer- 
cice de  ces  droits.  Voudrait-on  continuer  de  se  battre  pour  de  pures 
abstractions?  Les  commissaires  américains  eurent  beau  insister;  ils 
ne  purent  obtenir  aucune  concession,  et,  placés  dans  l'alternative  ou 
de  continuer  une  guerre  contre  laquelle  une  vive  opposition  com- 
mençait à  se  manifester  aux  États-Unis,  ou  d'accepter  une  paix 
qui  ne  compromettait  pas  leurs  droits  et  laissait  subsister,  en  cas  de 
nouvelles  violations,  leurs  protestations  et  leurs  réserves,  ils  jugèrent 
ce  dernier  parti  préférable,  et  signèrent  la  paix  au  moment  même 
où  les  Anglais  et  les  Américains,  en  présence  devant  la  Nouvelle- 
Orléans,  allaient  se  livrer  un  combat  sanglant  que  la  connaissance 
de  ce  traité  eût  prévenu  (1). 

Le  traité  de  Gand  stipula  seulement  la  restitution  des  prisonniers 
et  celle  des  territoires  réciproquement  conquis;  les  États-Unis  adhé- 
rèrent à  l'abolition  de  la  traite  des  noirs.  Ainsi  finit  cette  guerre, 
laissant  entières  les  questions  qui  l'avaient  amenée,  et  sans  que  ni 
l'une  ni  l'autre  des  parties  belligérantes  abandonnât  rien  des  préten- 
tions qui  leur  avaient  mis  les  armes  à  la  main. 

Cependant,  si  les  États-Unis  ne  purent  faire  reconnaître  leurs 
droits  par  les  traités,  et  obtenir  qu'on  promît  de  les  respecter  à 
l'avenir,  ils  leur  firent  donner  une  autre  sorte  de  consécration ,  en 
obtenant  une  indemnité  pour  la  violation  de  ces  droits  dans  le  passé. 
Déjà,  dans  le  prix  par  eux  payé  à  la  France,  en  1803,  pour  la  ces- 
sion de  la  Louisiane,  ils  avaient  retenu  le  montant  de  Tindemnité 
qu'ils  réclamaient  pour  les  confiscations  exercées  contre  eux  avant 
cette  époque;  ils  poursuivirent  et  obtinrent  de  même,  après  1814, 
des  réparations  pécuniaires  de  la  part  de  toutes  les  puissances  belli- 
gérantes qui  avaient  illégalement  saisi  leurs  bâtimens. 

Il  semblait  qu'il  ne  dût  plus  être  question  du  droit  de  visite  jus- 
qu'au renouvellement  d'une  guerre  maritime.  Toutes  les  nations 
étaient  en  paix.  Nulle  part  le  canon  ne  retentissait  sur  l'Océan.  Les 

(1)  Traité  de  Gand  da  24  décembre  1814. 


DU  DROIT  DE  VISITE.  189 

ordres  du  conseil,  les  décrets  de  Berlin  et  de  Milan  étaient  tombés 
avec  Napoléon.  L'Angleterre  ne  pouvait  alléguer  aucun  motif  de  vi- 
siter les  navires  des  autres  nations,  de  troubler  leur  commerce  et  de 
porter  atteinte  à  l'indépendance  de  leur  pavillon;  mais  cette  excep- 
tion, née.de  l'état  de  guerre,  elle  aspira  à  l'introduirQ  dans  la  paix, 
et  en  trouva  un  motif  spécieux. 

Wilberforce ,  avec  cette  persévérance  que  les  Anglais  apportent  à 
la  poursuite  d'une  idée,  avait  sollicité,  pendant  vingt  ans,  du  parle- 
ment, l'abolition  de  la  traite  des  noirs.  Chaque  session,  de  1787  à 
1807,  l'avait  vu  renouveler  sa  généreuse  motion ,  soutenue  d'abord 
par  une  faible  minorité,  combattue  par  des  hommes  considérables, 
tels  que  le  duc  de  Clarence,  qui  a  régné  depuis  sous  le  nom  de  Guil- 
laume IV,  lord  Eldon,  qui  a  été  chancelier,  les  lords  Liverpool,  Sid- 
mouth  et  Hawkesbury,  qui  ont  été  ministres.  Traité  par  eux  de 
fanatique,  il  vit  d'année  en  année  sa  minorité  s'accroître  jusqu'à  ce 
qu'elle  devînt  majorité ,  et  le  succès  couronna  enfin  ses  efforts.  Le 
ministère  de  M.  Pitt  et  le  parlement,  peu  favorables  à  la  mesure, 
furent  obligés  de  céder,  vaincus  par  l'opinion  extérieure  et  par  la 
persistance  d'un  homme  que  ni  la  guerre  terrible  à  soutenir  contre 
la  France,  ni  l'état  intérieur  de  l'Angleterre,  de  plus  en  plus  cri- 
tique ,  n'avaient  pu  détourner  de  son  but. 

Mais  du  jour  où  le  gouvernement  anglais  fut  obligé  d'entrer  dans 
cette  voie,  il  n'y  entra  pas  à  demi.  S'interdire  la  traite  des  noirs,  et 
la  laisser  libre  aux  autres,  ne  pouvait  lui  convenir.  C'eût  été  placer 
ses  colonies  dans  une  exception  dommageable,  qui  ne  leur  eût  pas 
permis  de  soutenir  la  concurrence  avec  celles  des  autres  pays.  L'opi- 
nion religieuse,  d'ailleurs,  qui  avait  obtenu  la  consécration  d'un  grand 
principe  d'humanité,  n'aurait  pas  tenu  le  gouvernement  quitte  à  si 
bon  marché.  Elle  voulait  qu'il  le  fît  adopter  par  tout  l'univers,  et 
l'Angleterre  avait  une  assez  haute  idée  de  sa  puissance  pour  se  croire 
capable  de  réussir  dans  ce  dessein. 

Le  gouvernement  anglais  profita  donc  de  la  première  occasion 
qui  s'offrit,  celle  du  congrès  de  Vienne,  pour  demander  que  les 
autres  puissances  adhérassent  à  l'abolition  de  la  traite  des  noirs  qu'il 
avait  prodamée.  Les  souverains  étaient  rassemblés  après  la  victoire 
pour  s'en  partager  les  fruits.  Heureux  d'être  délivrés  du  joug  de  la 
France,  le  bonheur  les  disposait  à  la  générosité.  L'Angleterre,  d'ail- 
leurs, avait  des  droits  à  leur  reconnaissance,  et  exerçait  un  juste 
ascendant  sur  eux  ;  elle  ne  trouva  donc  aucune  difiiculté  de  faire 

TOME  T.  13 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

admettre  par  eux  sa  proposition ,  et  Tabolition  de  la  traite  des  noir^ 
entra  dans  le  droit  public  européen. 

La  conséquence  de  cet  acte  fut  que  chaque  gouvernement  rendit 
des  lois  pour  empêcher  ses  sujets  de  se  livrer  au  commerce  des  noirs; 
la  France  ne  resta  pas  en  arrière.  Une  ordonnance  du  8  janvier  1817 
prononça  la  conûscation  de  tout  navire  français  qui  tenterait  de  dé- 
barquer des  noirs  dans  les  colonies.  Elle  établit  des  croisières  dans 
leur  voisinage,  pour  veiller  à  l'exécution  de  cette  défense.  Tout  bâ- 
timent français  qui  tenterait  de  Tenfreindre  dut  être  confisqué.  Les 
autres  puissances  maritimes  suivirent  son  exemple;  mais  cela  ne  suffit 
point  ù  r Angleterre,  et  avant  que  Texpérience  de  ces  mesures  eût  été 
faite,  et  en  eût  constaté  Tinefficacité,  elle  demanda  que  les  puissances 
se  concédassent  réciproquement  le  droit  de  visite  sur  leurs  bâtimens 
respectifs,  en  sorte  que  la  croisière  anglaise  pût  visiter  les  bâtimens 
français,  et  la  croisière  française  les  bâtimens  anglais,  et  ainsi  pour 
les  autres  nations.  Sans  cela,  dit-elle,  tout  bâtiment  négrier,  à  la 
vue  d'un  croiseur  de  sa  nation,  n'avait  qu'à  arborer  un  autre  pavillon 
pour  se  mettre  à  l'abri  de  la  visite,  et  rendre  vaines  les  mesures  des 
gouver^iemens.  C'était  ramener  la  question  la  plus  délicate  du  droit 
maritime,  celle  qui,  depuis  plus  de  cent  ans,  tenait  toutes  les  nations 
en  défiance  de  l'Angleterre ,  et  leur  avait  mis  plusieurs  fois  contre 
elle  les  armes  à  la  main;  c'était  leur  demander  de  renoncer  à  l'invio- 
labilité de  leur  pavillon.  La  crainte  des  conséquences  qui  en  pou- 
vaient naître  n'empêcha  point  les  puissances  placées  sous  l'influence 
de  l'Angleterre ,  trop  faibles  pour  lutter  contre  elle,  d'accéder  à  ses 
désirs.  L'Espagne,  le  Portugal,  les  Pays-Bas,  firent  avec  elle  des 
conventions  qui  consacrèrent  le  droit  de  visite  réciproque ,  et  intro- 
duisirent pour  la  première  fois  ce  principe  dans  le  droit  public  euro- 
péen. Mais  il  n'en  fut  pas  de  même  des  autres  nations  :  la  France  et 
les  États-Unis  surtout  opposèrent  une  vive  résistance  aux  vœux  de 
l'Angleterre. 

Les  démarches  de  celle-ci  auprès  de  la  France  commencèrent 
dès  1817,  lorsque  notre  territoire  était  encore  occupé  par  les  troupes 
étrangères.  Le  ministère  Richelieu  déclina  la  proposition,  par  le 
double  motif  de  l'inopportunité  d'une  telle  mesure  et  des  dangers 
qu'elle  présentait.  On  ne  manquerait  pas,  dit-il,  dans  la  situation  dou- 
loureuse où  se  trouvait  la  France,  d'y  voir  le  doigt  de  l'Angleterre  et 
un  acte  de  soumission  à  sa  volonté.  La  réciprocité  ne  serait  qu'appa- 
rente, à  raison  du  nombre  supérieur  de  bâtimens  de  guerre  que  la 


BU  DEOIT  DE  VISITE.  191 

force  de  la  marine  anglaise  lui  permettrait  d'entretenir  dans  ses  croi- 
sières, Les  marins  anglais,  enflés  par  le  sentiment  de  cette  supério- 
rité et  par  le  souvenir  récent  de  leurs  victoires,  traiteraient  sans 
ménagement  les  bâtimens  français  livrés  à  leur  inspection ,  et  qui 
pouvait  prévoir  ce  que  produirait  la  vieille  rivalité  des  deux  nations 
qui  seraient  ainsi  en  présence?  ce  Le  roi,  d'ailleurs,  ne  se  croyait  pas 
en  droit,  sans  le  concours  des  chambres,  de  livrer  ses  sujets  à  une 
jnridiction  étrangère,  en  autorisant  la  marine  anglaise  à  les  saisir, 
et  une  commission  mixte  à  prononcer  sur  la  légalité  des  prises. 
Mieux  valait  respecter  un  principe  qui  n'avait  admis  jusqu'à  présent 
aucune  exception  (1).  » 

Les  rapports  dai\^  lesquels  on  était  avec  l'Angleterre  firent  penser 
qu'on  ne  devait  cependant  pas  lui  opposer  un  refuis  sans  correctif, 
et  pour  lui  donner  une  marque  de  déférence,  pour  marquer  le  zèle 
dont  on  était  animé  contre  la  traite  des  noirs,  on  présenta  aux 
'diambres  une  loi  qui  punissait  de  peines  plus  sévères  ceux  qui  s'y 
Kvreraient  (2).  Cette  loi,  reçue  avec  quelque  ombrage,  parce  qu'elle 
paraissait  venir  de  l'étranger,  fut  votée  en  silence ,  comme  l'avaient 
été  celles  que  la  contrainte  de  l'occupation  avait  arrachées  pour 
des  contributions  de  guerre  et  pour  des  cessions  de  territoire.  On 
rendit  bientôt  après  une  ordonnance  qui  établissait  une  croisière  sur 
la  côte  d'Afrique  pour  en  assurer  l'exécution. 

L'Angleterre  ne  se  rebuta  pas  pour  cela;  elle  renouvela  ses  in- 
stances auprès  des  puissances,  au  congrès  d'Aix-la-Chapelle,  con- 
voqué pour  régler  le  mode  de  libération  du  territoire  de  la  France.  Le 
duc  de  Richelieu  fit  la  réponse  qu'il  avait  déjà  faite,  et  persista  dans 
son  refus.  Les  autres  puissances  l'imitèrent.  La  Russie  insista  sur  ce 
que  le  droit  de  visite  réciproque  demandé  par  l'Angleterre  ne  pouvait 
avoir  d'effet  qu'autant  qu'on  obtiendrait  l'adhésion  de  toutes  les 
puissances  sans  exception,  de  manière  à  ce  que  les  bâtimens  négriers 
ne  pussent  emprunter,  pour  se  mettre  a  l'abri  de  la  visite,  le  pavillon 
d'aucune  d'elles,  et  sur  ce  qu  on  ne  pouvait  se  flatter  d'arriver  à  une 
telle  unanimité.  «  Autant  il  est  vrai,  dit-elle,  que  l'établissement  uni- 
versel du  droit  de  visite  réciproque  contribuerait  à  faire  atteindre  le 
but,  autant  il  est  incontestable  que  le  concert  devient  illusoire,  pour 
peu  qu'un  seul  état  maritime  se  trouve  dans  l'impossibilité  d'y  adhérer. 
Or,  la  Russie  ne  saurait  prévoir  une  accession  aussi  unanime.  Il  lui 

(1)  Supplément  aux  Traités  de  Martent;  Gœttingue,  lSi2,  t.  III,  p.  162. 
(S}Loidttl5avrUl8iS. 

13. 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parait  hors  de  doute  qa*il  existe  des  états  qu'aucune  considération  ne 
pourra  décider  à  se  soumettre  à  un  principe  nouveau,  d'une  si  haute 
importance.  Dès-lors ,  on  ne  peut  se  dissimuler  qu'il  faut  chercher 
dans  un  système  différent  le  moyen  d'extirper  le  commerce  des 
noirs.  )>  Et  à  la  suite  de  ces  réflexions ,  le  cabinet  russe  proposait 
rétablissement,  sur  la  côte  d'Afrique,  d'une  sorte  de  chevaliers  de 
Malte,  recrutés  parmi  toutes  les  nations»  qui  auraient  pour  mission 
de  courir  sus  aux  bâtimens  négriers,  et  qui,  suflisans  pour  cette 
tâche,  seraient  cependant  trop  faibles  pour  abuser  de  leur  droit,  et 
pour  exciter  les  ombrages  des  puissances  dont  ils  tiendraient  leur 
pouvoir  (1). 

Repoussée  à  Aix-la-Chapelle,  l'Angleterre  revint  à  la  charge  à 
Vérone,  dans  le  congrès  qui  avait  pour  but  les  affaires  de  la  Grèce  et 
de  l'Espagne.  Elle  demanda  de  nouveau  que  le  droit  de  visite  réci- 
proque fût  consenti,  et  ne  réussit  pas  mieux.  M.  de  Chateaubriand 
répondit  pour  la  France,  «  que  si  celle-ci  pouvait  consentir  à  ce  qui 
lui  était  demandé,  cette  concession  aurait  les  suites  les  plus  funestes. 
Le  caractère  national  des  deux  peuples  anglais  et  français  s'y  oppo- 
sait; s'il  était  besoin  de  preuve  à  l'appui  de  cette  opinion ,  il  suffirait 
de  se  rappeler  que  cette  année  même,  en  pleine  paix,  le  sang  fran- 
çais avait  coulé  sur  le  rivage  d'Afrique.  La  France  reconnaissait  la 
liberté  des  mers  pour  tous  les  pavillons.  Elle  ne  réclamait  pour  elle 
que  l'indépendance  qu'elle  respectait  dans  les  autres,  et  qui  était  né- 
cessaire à  sa  dignité.  D 

Les  États-Unis  avaient  été  sollicités  dans  le  môme  temps  d'accorder 
leur  adhésion,  et  on  put  croire  un  moment  qu'ils  céderaient.  Leur 
ministre  à  Londres  signa,  en  1824,  une  convention  qui  consentait, 
dans  certaines  zones ,  le  droit  de  visite  réciproque  ;  mais ,  quand  le 
traité  arriva  aux  États-Unis,  il  fut  repoussé  par  l'opinion.  La  vieille 
aversion  pour  le  droit  de  visite  se  réveilla  dans  toute  sa  force,  et  le 
sénat,  auquel  appartenait  la  ratification  du  traité,  y  mit  deux  condi- 
tions :  l'une  que  les  mers  d'Amérique  seraient  retranchées  de  celles 
où  pouvait  s'exercer  le  droit  de  visite,  l'autre  que  le  traité  pourrait 
être  toujours  résilié  à  la  volonté  des  parties  en  prévenant  six  mois 
d'avance.  De  telles  restrictions  équivalaient  à  un  refus  de  ratification; 
on  ne  put  s'accorder  avec  le  gouvernement  anglais,  et  le  traité  n'eut 
pas  d'autre  suite. 

Telle  était  la  situation  des  choses  quand  la  révolution  de  1830  éclata 

(t}  Supplément  aux  T^raitéi  de  Martens;  GœitiDgue,  184S,  t.  III,  p.  100. 


DU  DROIT  DE  VISITE.  193 

en  France  et  changea  le  gouvernement  du  pays.  L'Angleterre,  en 
quinze  ans  d'efforts,  n'avait  obtenu  que  l'adhésion  de  l'Espagne,  du 
Portugal  et  des  Pays-Bas  ;  les  autres  puissances  refusaient  d'aban- 
donner un  principe  pour  lequel  elles  avaient  long-temps  combattu , 
et  à  leur  tête  figuraient  la  France  et  les  États-Unis,  dont  l'exemple 
devait  être  tout  puissant  sur  elles. 

La  nouvelle  situation  de  la  France  inspira  à  l'Angleterre  l'espoir 
de  mieux  réussir  auprès  d'elle  :  la  première,  elle  avait  reconnu  le  gou- 
vernement né  de  la  révolution;  ce  gouvernement  était  vu  avec  dé- 
fiance par  d'autres  et  pouvait  craindre  qu'une  coalition  des  souve- 
rains absolus  ne  se  formât  contre  lui.  Le  cabinet  anglais,  avec  cette 
persévérance  qu'il  apporte  dans  tous  ses  desseins,  reprit  son  œuvre 
interrompue  et  demanda  que  le'  droit  de  visite  réciproque  fût  con- 
senti par  la  France.  Il  invoqua  les  droits  de  l'humanité  violés  par  la 
continuation  de  la  traite,  et  l'honneur  qui  résulterait  pour  le  gou- 
vernement de  juillet  d'un  concours  plus  efficace  accordé  pour  la  ré- 
pression de  cet  odieux  trafic.  L'alliance  de  l'Angleterre  était  impor- 
tante à  ménager;  tout  traité  fait  avec  elle  semblait  la  resserrer,  et 
certains  membres  du  gouvernement,  il  est  juste  de  le  dire,  animés  de 
l'esprit  de  Wilberforce,  étaient  particulièrement  touchés  des  grands 
principes  de  la  liberté  humaine,  plus  disposés  par  conséquent  à  voir 
les  avantages  de  la  mesure  que  ses  dangers  ;  ils  avaient  fait  adopter 
peu  de  temps  auparavant  (le  4  mars  1831)  une  loi  terrible  contre  la 
traite,  qui  punissait  de  peines  infamantes  jusqu'aux  bâilleurs  de 
fonds  et  aux  assureurs.  La  demande  de  l'Angleterre,  par  ces  diverses 
causes,  fut  mieux  accueillie  qu'à  d'autres  époques;  on  entra  en  négo- 
ciation avec  elle,  et  une  convention  fut  signée  le  30  novembre  1831, 
par  laquelle  les  deux  gouvernemens  s'accordèrent  réciproquement 
le  droit  de  visite.  Cette  convention  détermina  les  latitudes  dans  les- 
quelles le  droit  pourrait  s'exercer;  c'étaient  celles  que  devaient  né- 
cessairement traverser  les  bâtimens  qui  se  livreraient  à  la  traite,  soit 
pour  aller  acheter  les  noirs,  soit  pour  les  transporter  à  leur  destina- 
tion. Il  fut  dit  qu'une  convention  spéciale  fixerait  chaque  année  le 
nombre  des  croiseurs  de  chaque  nation,  qui  ne  pourrait  différer  de 
plus  du  double;  que  les  croiseurs  de  chaque  nation  seraient  commis- 
sionnés  par  l'autre  pour  pouvoir  visiter  les  bâtimens  de  celle-ci;  que 
tout  bâtiment  retenu  comme  suspect  serait  conduit  dans  la  colonie 
la  plus  voisine  de  la  nation  à  laquelle  il  appartenait,  pour  y  être  jugé 
d'après  les  lois  de  son  pays;  que  les  deux  gouvernemens  enfin  agi- 
raient de  concert  pour  amener  les  autres  puissances  à  adhérer  au 


iBk  REVUS.  DKS  Deux  MONDES. 

traité.  Une  autre  coDvention  du  22  mars  1833 ,  publiée  en  môme 
temps  que  ia  première,  et  qui  ne  fixa  pas  davantage  l'attention  au 
milieu  des  troubles  et  des  crises  ministérielles  dont  le  pays  était 
agité,  expliqua  de  quelle  manière  les  navires  retenus  seraient  con- 
duits dans  un  port  de  leur  nation  et  livrés  à  leurs  juges;  la  part 
qu'auraient  les  capteurs  dans  le  produit  de  la  confiscation;  les  signes 
qui  autoriseraient  à  retenir  les  navires  comme  suspects,  tels  que  la 
disposition  intérieure,  la  nature  et  la  quantité  des  approvisionne- 
mens  de  ces  navires,  la  présence  de  certains  instrumens.  On  indiqua 
enfin  les  lieux  où  les  bàtimens  capturés  devraient  être  conduits,  et 
les  formalités  à  remplir,  en  cas  d'abus  dans  l'exercice  du  droit  de 
visite,  pour  en  obtenir  le  redressement. 

Les  deux  gouvernemens,  conformément  à  ces  conventions,  en- 
voyèrent des  croisières  et  se  délivrèrent  réciproquement  des  com- 
missions pour  leurs  croiseurs  respectifs.  L'exemple  de  la  France  et 
ses  démarches,  jointes  à  celles  de  l'Angleterre,  amenèrent  l'adhésion 
du  Danemark,  de  la  Sardaigne,  de  la  Suède,  de  Naples,  de  la  Tos- 
cane et  des  .villes  libres.  Dix  ans  on  vécut  sous  ce  régime,  et  si  on 
s'en  était  tenu  là,  si  surtout  la  bonne  intelligence  avait  continué  de 
régner  entre  la  France  et  l'Angleterre,  il  aurait  pu  durer  un  certain 
temps  encore  sans  fixer  l'attention  publique  et  sans  que  rien  avertit 
de  son  danger.  Mais  l'Angleterre  et  la  France  s'étaient  engagées,  par 
le  traité  de  1831,  à  solliciter  l'adhésion  de  toutes  les  puissances.  £lles 
agirent  à  cet  eiTet  auprès  des  cours  de  Vienne,  de  BerUn  et  de  Saint- 
Pétersbourg;  l'Angleterre-Surtout  se  donna  beaucoup  de  mouvement, 
espérant,  par  cet  accord  unanime,  en  imposer  aux  États-Unis,  et  ob- 
tenir d'eux  quelque  concession.  Les  trois  cours  finirent  par  consentir; 
seulement,  leur  dignité  ne  leur  permettant  pas  de  donner  une  simple 
adhésion  à  des  tra|tés  à  la  négociation  desquels  elles  n'avaient  point 
pris  part,  il  fallut  en  préparer  un  nouveau.  Plusieurs  fois  le  cabinet 
anglais  communiqua  des  projets  à  celui  des  Tuileries;  ce  ne  fut  qu'en 
1838  qu'il  obtint  de  l'ambassadeur  de  France  à  Londres  la  signature 
d'un  protocole  à  présenter  aux  trois  cours.  Ce  protocole  n'était  pas 
la  simple  reproduction  des  conventions  de  1831  et  1833.  L'Angle- 
terre y  avait  fait  donner  plus  d'extension  aux  zones  dans  lesquelles 
le  droit  de  visite  pourrait  être  exercé;  il  comprenait  toute  la  côte  des 
États-Unis  et  les  mers  qui  baignent  la  partie  septentrionale  de  l'Amé- 
rique et  de  l'Europe,  au-dessus  du  32"  degré  de  latitude  nord,  en 
sorte  que  toute  la  navigation  entre  l'Europe  et  les  États-Unis  y  était 
eoveloppéei  et  tous  les  navires  qui  allaient  d'un  contiaent  à  l'autre 


DU  DROIT  DE  VISITE.  197 

piraterie ,  ils  suffiraient  encore  pour  la  réprimer  comme  pour  ré- 
primer la  traite  des  noirs.  Les  États-Unis  avaient  eu  trop  à  souffrir 
du  droit  de  visite  pour  Iiii  ouvrir  la  porte ,  sous  quelque  forme  que 
ce  fût.  Ils  ne  permettraient  pas,  en  temps  de  paix  y  une  inquisition 
qu'ils  avaient  repoussée  en  temps  de  guerre ,  et,  si  on  tentait  de 
l'exercer  malgré  eux ,  ils  sauraient  faire  respecter  ce  morceau  dV- 
tamine  dont  on  parlait  avec  tant  de  dédain.  »  , 

Une  telle  correspondance,  publiée  en  France  dans  le  moment  où 
la  même  question  allait  s'y  agiter,  ne  pouvait  manquer  d'agir  forte- 
ment sur  les  esprits.  Le  ministre  des  États-Unis  à  Paris  ne  resta  pas 
non  plus  inactif.  Sentant  toute  la  gravité,  pour  son  pays,  du  traité 
conclu  entre  la  France  et  l'Angleterre,  il  présenta,  le  13  février,  au 
ministre  des  affaires  étrangères  une  note  qui  fut  publiée  quelque 
temps  après,  dans  laquelle  il  témoignait  son  regret  de  voir  la  France 
s'engager  dans  cette  politicfue,  et  demandait  si  elle  induirait  du  traité, 
comme  l'Angleterre,  la  nécessité  de  vérifier  la  nationalité  des  bâti- 
mens  américains,  auquel  cas  la  paix  serait  inévitablement  troublée 
entre  les  deux  pays.  Il  rappelait  les  luttes  qu'ils  avaient  soutenues 
ensemble  pour  la  liberté  des  mers.  Verrait-on,  disait-il,  la  France 
déserter  cette  cause  et  se  ranger  du  côté  de  l'Angleterre  contre  les 
États-Unis,  après  que  les  deux  nations  avaient  si  long-temps  com- 
battu sous  le  même  drapeau?  Une  brochure,  qui  lui  fut  attribuée, 
parut  dans  le  même  temps,  pleine  du  récit  des  maux  causés  par  le 
droit  de  visite.  Elle  rappelait  les  paroles  par  lesquelles  un  Anglais 
lui-même,  lord  Stowell,  avait  condamné  d'avance  la  prétention  élevée 
aujourd'hui  par  son  gouvernement,  de  vérifier  la  nationalité  des  bâti- 
mens  américains  malgré  eux.  Lord  Stowell,  tout  en  maintenant  le 
droit  de  visite  en  temps  de  guerre,  revendiqué  par  son  pays,  n'ad- 
mettait pas  qu'on  pût  l'exercer  en  temps  de  paix  sans  le  consente- 
ment des  parties,  a  Aucune  nation,  avait-il  dit,  ne  pouvait  exercer 
un  droit  de  visite  sur  les  bâtimens  dans  les  portions  communes  de 
rOcéan  qu'à  titre  de  puissance  belligérante;  aucune  n'avait  le  droit 
de  poursuivre  l'émancipation  de  l'Afrique  par  la  force  aux  dépens 
des  libertés  de  l'Europe  ou  de  l'Amérique.  Il  n'était  pas  permis,  en 
vue  de  l'avantage  le  plus  grand,  de  recourir  à  des  moyens  illicites, 
et,  pour  faire  triompher  un  principe,  de  renverser  les  principes  non 
moins  sacrés  qui  lui  faisaient  obstacle.  »  L'auteur,  à  l'appui  de  ces 
plaintes  contre  la  marine  anglaise,  citait  aussi  ce  passage  d'un  journal 
anglais  (le  Sun),  qui  contenait  l'aveu  de  sa  conduite  :  «  L'habitude 
de  rarbitraire  parmi  nos  officiers  de  marine,  disait-il,  est  engendrée 


196  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

était  bien  américain.  On  publia  une  correspondance  entre  le  ministre 
des  affaires  étrangères  d'Angleterre  et  le  ministre  des  États-Unis  à 
Londres,  sur  ce  sujet.  Le  ministre  anglais  y  soutenait  que ,  sans 
cette  vériGcation ,  la  répression  de  la  traite  était  impossible,  et  les 
traités  entre  les  puissances  complètement  vains.  Tout  bâtiment  né- 
grier rencontré  par  les  croiseurs,  à  quelque  nation  qu'il  appartînt, 
arborerait  le  pavillon  américain  et  se  mettrait  ainsi  à  Tabri  de  la  vi- 
site. Les  États-Unis  ne  pouvaient  refuser  aux  cinq  puissances  unies 
pour  la  répression  de  la  traite  le  moyen  d'accomplir  leurs  vues  bien- 
faisantes, quand  ce  moyen  ne  portait  aucune  atteinte  à  leurs  droits. 
On  promettait  que ,  si  le  bâtiment  était  reconnu  véritablement  amé- 
ricain, il  serait  laissé  libre  de  continuer  sa  route,  fût-il . chargé  de 
noirs.  Les  notes  du  ministre  anglais  donnaient  à  entendre  que,  si  les 
États-Unis ,  par  une  jalousie  exagérée  de  l'inviolabilité  de  leur  pa- 
villon, ne  consentaient  pas  à  la  vérification  demandée,  les  puissances 
se  passeraient  de  leur  consentement  et  ne  se  laisseraient  pas  arrêter 
par  un  morceau  d'étamincy  dans  l'accomplissement  de  la  généreuse 
mission  qu'elles  s'étaient  donnée.  Le  ministre  américain  répondait 
que  le  droit  qu'on  prétendait  exercer,  c'était  encore  le  droit  de  visite 
sous  une  autre  forme,  puisqu'il  ne  pouvait  s'exercer  qu'en  visitant 
le  bâtiment,  en  examinant  son  équipage,  et  en  fouillant  dans  ses 
papiers.  On  pouvait,  sans  doute,  usurper  le  pavillon  des  États-Unis 
pour  la  traite  des  noirs  comme  pour  la  piraterie,  mais  ils  se  réser- 
vaient ,  dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  de  réprimer  eux-mêmes 
cette  usurpation  en  visitant  les  bât  imens  qui  en  seraient  soupçonnés. 
Ils  ne  pouvaient  déléguer  à  personne  le  droit  de  s'immiscer  dans  la 
police  de  leur  navigation ,  de  vériGer  les  papiers  de  bord  de  leurs 
bâtimens  et  de  décider  de  leur  nationalité.  On  savait  trop  à  quels 
excès  les  marins  anglais,  une  fois  sur  le  bâtiment  et  ayant  la  force 
en  main ,  pouvaient  se  livrer.  Que  si  la  marine  anglaise,  soupçonnant 
un  bâtiment  de  porter  faussement  le  pavillon  américain,  le  visitait, 
ce  ne  serait  pas  en  vertu  d'un  droit  à  elle  concédé ,  mais  par  excep- 
tion et  à  ses  risques  et  périls.  Si  l'événement  justifiait  ses  soupçons, 
elle  serait  justifiée;  mais,  dans  le  cas  contraire,  elle  serait  responsable 
vis-à-vis  des  propriétaires  du  navire  dont  elle  aurait  lésé  les  intérêts  et 
vis-à-vis  du  gouvernement  américain  dont  elle  aurait  violé  le  pavillon. 
Cette  responsabilité  serait  plus  ou  moins  grande  suivant  la  conduite 
qu'on  aurait  tenue  à  bord  du  navire  et  selon  que  les  motifs  qui  au- 
raient autorisé  les  soupçons  seraient  plus  ou  moins  légitimes.  Ces 
principes  avaient  suffi  jusqu'alors  pour  assurer  la  répression  de  la 


DU  DROIT  DE  VISITE.  197 

piraterie ,  ils  suffiraient  encore  pour  la  réprimer  comme  pour  ré- 
primer la  traite  des  noirs.  Les  États-Unis  avaient  eu  trop  à  souffrir 
du  droit  de  visite  pour  lui  ouvrir  la  porte ,  sous  quelque  forme  que 
ce  fut.  Ils  ne  permettraient  pas,  en  temps  de  paix ,  une  inquisition 
qu'ils  avaient  repoussée  en  temps  de  guerre,  et,  si  on  tentait  de 
l'exercer  malgré  eux ,  ils  sauraient  faire  respecter  ce  morceau  (Té- 
tamine  dont  on  parlait  avec  tant  de  dédain.  )>  , 

Une  telle  correspondance,  publiée  en  France  dans  le  moment  où 
la  même  question  allait  s'y  agiter,  ne  pouvait  manquer  d'agir  forte- 
ment sur  les  esprits.  Le  ministre  des  États-Unis  à  Paris  ne  resta  pas 
non  plus  inactif.  Sentant  toute  la  gravité,  pour  son  pays,  du  traité 
conclu  entre  la  France  et  l'Angleterre,  il  présenta,  le  13  février,  au 
ministre  des  affaires  étrangères  une  note  qui  fut  publiée  quelque 
temps  après,  dans  laquelle  il  témoignait  son  regret  de  voir  la  France 
s'engager  dans  cette  politique,  et  demandait  si  elle  induirait  du  traité, 
comme  l'Angleterre,  la  nécessité  de  vérifier  la  nationalité  des  bâti- 
mens  américains,  auquel  cas  la  paix  serait  inévitablement  troublée 
entre  les  deux  pays.  Il  rappelait  les  luttes  qu'ils  avaient  soutenues 
ensemble  pour  la  liberté  des  mers.  Verrait-on,  disait-il,  la  France 
déserter  cette  cause  et  se  ranger  du  côté  de  l'Angleterre  contre  les 
États-Unis,  après  que  les  deux  nations  avaient  si  long-temps  com- 
battu sous  le  même  drapeau?  Une  brochure,  qui  lui  fut  attribuée, 
parut  dans  le  même  temps,  pleine  du  récit  des  maux  causés  par  le 
droit  de  visite.  Elle  rappelait  les  paroles  par  lesquelles  un  Anglais 
lui-même,  lord  Stowell,  avait  condamné  d'avance  la  prétention  élevée 
aujourd'hui  par  son  gouvernement,  de  vérifier  la  nationalité  des  bâti- 
mens  américains  malgré  eux.  Lord  Stowell,  tout  en  maintenant  le 
droit  de  visite  en  temps  de  guerre,  revendiqué  par  son  pays,  n'ad- 
mettait pas  qu'on  pût  l'exercer  en  temps  de  paix  sans  le  consente- 
ment des  parties,  a  Aucune  nation,  avait-il  dit,  ne  pouvait  exercer 
un  droit  de  visite  sur  les  bâtimens  dans  les  portions  communes  de 
l'Océan  qu'à  titre  de  puissance  belligérante;  aucune  n'avait  le  droit 
de  poursuivre  l'émancipation  de  l'Afrique  par  la  force  aux  dépens 
des  libertés  de  l'Europe  ou  de  l'Amérique.  Il  n'était  pas  permis,  en 
vue  de  l'avantage  le  plus  grand,  de  recourir  à  des  moyens  illicites, 
et,  pour  faire  triompher  un  principe,  de  renverser  les  principes  non 
moins  sacrés  qui  lui  faisaient  obstacle.  »  L'auteur,  à  l'appui  de  ces 
plaintes  contre  la  marine  anglaise,  citait  aussi  ce  passage  d'un  journal 
anglais  [le  Swn),  qui  contenait  l'aveu  de  sa  conduite  :  «  L'habitude 
de  l'arbitraire  parmi  nos  olTiciers  de  marine,  disait-il,  est  engendrée 


4 

I 


198  REVUS  DKS  DEUX  MONOBS. 

et  entretenue  par  notre  mode  de  recrutenaent  naval;  et  cette  habi- 
tilde,  ils  ne  font  pas  difliculté  de  s'y  livrer  dan^  la  visite  des  bâti- 
mens  étrangers.  y>  On  lisait  enflu,  dans  la  brochure,  cette  déclaratioù, 
que  toute  tentative  de  la  part  de  l'Angleterre  pour  soupaettre  à  la 
visite  le  pavillon  des  États-Unis  serait  le  signal  de  la  guerre  entre 
les  deux  nations,  aussi  certainemerU  que  le  soleil  de  demain  se  lève-' 
rail  sur  elles. 

Ce  fut  sous  ces  auspices  que  s'ouvrit  la  session  des  chambres  fran- 
çaises. Le  traité  du  mois  de  décembre,  comme  chacun  s'y  attendait» 
fut  tout  d'abord  attaqué,  à  l'occasion  de  l'adresse,  dans  la  chambre 
élective.  L'opposition  se  plaignit  qu'après  le  traité  du  15  juillet,  par 
lequel  l'Angleterre  s'était  séparée  de  la  France,  on  lui  eût  fait  une 
semblable  concession;  elle  reproduisit  tous  les  reproches  faits  au  droit 
de  visite  en  général,  et  cita  de  nouveaux  exemples  des  abus  produits 
par  les  conventions  de  1831  et  de  1833,  des  violences  exercées  sur 
nos  bâtimens,  des  préjudices  causés  à  notre  commerce;  elle  demanda 
pourquoi  aucun  bâtiment  anglais  n'avait  eu  à  former  de  sembla- 
bles plaintes  contre  notre  marine?  Cela  ne  venait-il  pas  de  ce  que 
nous  ne  les  visitions  point,  ou  les  visitions  avec  plus  d'égards  et  de 
modération?  Elle  en  conclut  que  la  réciprocité  n'était  qu'illusoire,  et 
que,  loin  d'étendre  les  conventions  de  1831  et  1833,  il  faudrait  les 
abolir.  Un  amendement  fut  proposé  par  elle,  dont  le  but  était  d'em- 
pêcher la  ratification  du  traité  dont  elle  se  plaignait.  Les  plaintes  de 
l'opposition  trouvèrent  cette  fois  de  la  sympathie  dans  la  majorité,  et 
tout  ce  que  purent  faire  les  amis  du  ministère  pour  dissimuler  sa  dé- 
faite'et  pour  empêcher  l'adoption  de  l'amendement  de  l'opposition, 
ce  fut  d'en  présenter  un  eux-mêmes,  un  peu  différent  dans  la  forme, 
mais  semblable  dans  le  fond;  il  était  ainsi  conçu  :  a  Nous  avons  la 
confiance  qu'en  accordant  son  concours  à  la  répression  d'un  trafic 
criminel,  votre  gouvernement  saura  préserver  les  intérêts  de  notre 
commerce  et  l'indépendance  de  notre  pavillon.  »  L'auteur  de  l'amen- 
dement expliqua  qu'il  avait  pour  but  d'empêcher  la  ratification  [du 
traité,  et  il  ajouta  qu'à  ses  yeux,  ceux  de  1831  et  de  1833  étaient 
inutiles,  parce  que  la  traite  était  réduite  à  de  telles  proportions, 
que  les  moyens  ordinaires  sufiisaient  parfaitement  pour  la  répriiT«er. 
L'amendement,  ainsi  expUqué,  fut  voté,  malgré  les  ministres,  par 
une  immense  majorité.  La  discussion  contribua  autant  que  le  vote  à 
discréditer  le  traité  qui  en  était  le  sujet,  parce  qu'on  vit  les  cabinets 
qui  s'étaient  succédé  au  pouvoir  en  rejeter  l'un  sur  l'aatre  la  lespon- 
sabilité.  Enfin,  le  ministre  des  affaires  étrangères,  pres^  de  dire» 


DU  DROIT  DE  VISITE.  199 

après  radoption  de  ramendement,  sMl  ratifierait  ou  non  le  traité» 
déclara  qu'en  présence  du  vote  de  la  chambre,  il  ne  le  ratifierait 
point,  tel  du  moins  qu'il  était  conçu.  Le  refus  de  ratification  fut  en 
effet  notifié  au  cabinet  anglais,  et  celui-ci  ne  dut  pas  en  être  mé- 
diocrement blessé,  car,  dans  le  discours  de  la  couronne  prononcé  à 
l'ouverture  du  parlement,  la  reine  avait  annoncé  ''que  c'était  chose 
conclue,  et  que  les  cinq  puissances  avaient  signé  le  traité.  L'opposi- 
tion, dans  la  chambre  des  communes,  en  fit  un  sujet  d'interpellation. 
Le  ministre  des  affaires  étrangères  du  dernier  cabinet  demanda  au 
premier  ministre  s'il  était  vrai  que  la  France  refusât  de  ratifier  le 
traité.  Ce  refus  ne  lui  paraissait  pas  probable,  parce  qu'aucune  des 
circonstances  qui  autorisent  un  refus  de  ratification  ne  se  rencontrait 
en  cette  occasion.  Le  représentant  de  la  France  signataire  du  traité 
n'avait  pas  agi  sans  autorisation;  il  n'avait  pas  dépassé  ses  pouvoirs. 
La  France,  au  contraire,  s'était  unie  à  l'Angleterre  pour  proposer 
ce  traité  aux  trois  autres  puissances,  et  rien  n'avait  été  fait  que  de 
concert  avec  elle.  M.  Peel  répondit  qu'il  conservait  en  effet  l'espoir 
que  le  traité  serait  ratifié,  et  que  le  protocole  restait  ouvert  pour 
recevoir  la  signature  de  la  France,  quand  elle  jugerait  à  propos  de  la 
donner. 

Les  chambres  se  séparèrent  dans  cette  situation,  et  peu  après 
parut  une  lettre  du  ministre  des  affaires  étrangères  d'Angleterre  au 
conseil  de  l'amirauté,  par  laquelle,  informé  que  des  violences  étaient 
commises  par  la  marine  anglaise  dans  l'exercice  du  droit  de  visite, 
fl  chargeait  le  conseil  de  donner  des  instructions  aux  commandans 
des  croisières,  pour  qu'ils  agissent  avec  plus  de  modération.  C'était 
reconnaître  la  justice  des  plaintes  portées  dans  les  chambres  fran- 
çaises. Le  dernier  cabinet,  de  qui  ces  croisières  tenaient  leurs  instruc- 
tions, se  plaignit  amèrement  de  ce  que  ses  successeurs  condamnaient 
aussi  légèrement  la  marine  anglaise  et  la  livraient  à  l'animadversion 
des  étrangers;  on  lui  répondit  que  les  juges  de  la  couronne  con- 
sultés avaient  jugé  ses  instructions  illégales,  et  que  le  devoir  de  ses 
successeurs  avait  été  de  réparer  le  mal  qu'il  avait  fait.  Cet  acte  du 
cabinet  anglais,  fait  à  bonne  intention,  tourna  contre  son  but,  parce 
qu'il  fit  sentir  le  défaut  d'égalité  dans  l'association  des  deux  marines 
anglaise  et  française.  Qu'était-ce,  en  effet,  pour  celle-ci,  qu'une 
justice  et  une  modération  qui  dépendaient  du  bon  vouloir  de  l'autre, 
et  qui  étaient  subordonnées  au  caractère  hostile  ou  bienveillant  du 
ministre  qui  occupait  le  pouToir?  La  France  ne  pouvait  6tre  flattée 
de  se  trouver  dans  une  position  semblable. 


200  REVUB  DES  DEUX  MONDES.  / 

Cependant  le  protocole  restait  toujours  ouvert,  et  on  se  demandait 
comment  finirait  ce  débat.  Le  cabinet  français  obtiendrait-il  quelque 
modification,  et,  moyennant  cela,  se  déterminerait- il  à  ratifier,  ou 
se  séparerait-il  définitivement  des  quatre  puissances,  et  le  traité 
serait-il  conclu  sans  lui?  Ce  qui  se  passait  en  Amérique  devait  avoir 
sur  la  politique  du  cabinet  dans  cette  affaire  une  grande  influence. 

L'Angleterre,  obérée  dans  ses  finances,  menacée  dans  sa  tranquil- 
lité intérieure  par  la  stagnation  des  fabriques  et  la  misère  du  peuple, 
obligée  de  faire  face,  au  dehors,  à  la  guerre  de  la  Chine  et  aux  dé- 
sastres de  l'Inde,  avait  voulu  s'assurer  du  moins  la  paix  avec  les  États- 
Unis.  Elle  y  avait  envoyé,  dans  cette  vue,  un  négociateur  d'un  haut 
rang,  lord  Ashburton,  autrefois  M.  Baring,  que  ses  vastes  relations 
commerciales  en  Amérique  et  le  mariage  qu'il  y  avait  contracté 
rendaient  plus  propre  qu'aucun  autre  à  régler  les  différends  entre  les 
deux  pays.  Le  droit  de  visite,  ou  du  moins  le  droit  de  vérifier  la  na- 
tionalité du  pavillon  américain,  devait  être  un  des  objets  de  la  négo- 
ciation. La  France  était  impatiente  de  savoir  ce  que  feraient  les 
États-Unis  :  accorderaient-ils,  sous  une  forme  quelconque,  le  droit 
de  visite?  L'opinion  du  pays  se  rallierait  alors  plus  aisément  à  une 
concession  semblable.  Persisteraient -ils,  au  contraire,  dans  leur 
refus?  Il  deviendrait  plus  difficile  que  jamais  de  ratifier  le  traité. 

On  apprit  bientôt  qiie  lord  Ashburton  n'avait  rien  obtenu,  et  que 
l'Angleterre  avait  reculé.  Le  traité  conclu  le  9  août  n'accordait  ni  le 
droit  de  visite  réciproque  ni  celui  de  vérifier  le  pavillon.  Il  statuait 
simplement  que  les  deux  gouvernemens  entretiendraient  des  croi- 
sières pour  surveiller  chacun^  séparément  et  à  part,  les  bâtimens  de 
la  nation  et  les  empêcher  de  se  livrer  à  la  traite.  C'était  précisément 
le  système  qui  avait  prévalu  dans  la  discussion  des  chambres  fran- 
çaises, et  dont  le  vœu  avait  été  exprimé  par  leur  amendement.  Le 
traité  des  États-Unis  donnait  à  ce  vœu  encore  plus  de  force,  et  toute 
pensée  de  ratifier  le  traité  sans  de  profondes  modifications  devait 
être  abandonnée.  Quelles  modifications  avaient  été  demandées?  c'est 
ce  qu'on  ignore ,  mais  tout  annonce  qu'elles  reçurent  un  mauvais 
accueil. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  le  cabinet  français  Jugea  que  le  moment  était 
venu  de  demander  lui-môme  la  clôture  du  protocole.  Le  laisser  plus 
long-temps  ouvert  n'avait  pour  lui  que  des  inconvéniens.  La  nou- 
velle session  approchait,  et  il  ne  fallait  pas  qu'on  pût  le  soupçonner 
de  vouloir  ratifier.  Ce  soupçon  lui  attirerait  de  nouveaux  orages.  Il 
demanda  donc  «t  obtint  sans  difficulté  que  le  protocole,  resté  ouvert 


DU  DROIT  DE  VISITE.  SOI 

k  sa  demandeVfût  fermé.  La  note  qui  en  demandait  la  clôture  don* 
naît  y  dit-on,  pour  motif  du  refus  déGnitif  de  ratification,  l'opposition 
rencontrée  dans  les  chambres;  à  quoi  le  cabinet  anglais  répondit  qu'il 
ne  pouvait  admettre  un  pareil  motif,  parce  qu'il  n'était  pas  de  ceux 
qui  autoriseraient  ce  refus,  et  parce  que  l'opposition  des  chambres 
françaises  rencontrait  un  sentiment  contraire  dans  le  parlement  an-* 
glais,  qui  autoriserait  le  cabinet  de  Londres  à  insister,  ajftetirez, 
aurait-il  dit,  votre  note,  et  demandez  simplement  la  clôture  du  pro- 
tocole; elle  sera  prononcée.  »  Sur  quoi  la  note  aurait  été  retirée.  Le 
traité  a  donc  été  définitivement  conclu  à  quatre,  et  ainsi  se  sont  re- 
produites jusqu'au  bout  toutes  les  circonstances  du  traité  du  15  juU- 
let  :  —  négociation  entamée  par  un  ministère,  poursuivie  par  d'au- 
tres, et  venant  mourir  dans  les  mains  d'un  dernier  cabinet  qui  en 
recueille  toute  l'amertume;  —  influence  de  la  chambre  élective  se 
jetant  à  la  traverse  d'une  négociation  et  lui  imprimant  une  direction 
difl^érente  qui  empêche,  en  1839,  d'adhérer  à  l'amoindrissement  de 
l'ÉgjTpte,  en  1842,  d'adhérer  au  droit  de  visite;  —  concert  provoqué 
par  la  France  pour  régler  une  question  à  cinq,  et  se  terminant  par  un 
traité  à  quatre  dont  elle  est  exclue. 

Ce  résultat  n'était  pas  encore  connu  aux  États-Unis  quand  le  con- 
grès s'est  rassemblé,  mais  on  a  vu  par  le  message  du  président  du  5 
décembre  qu'ils  ont  applaudi  aux  efibrts  de  leur  ministre  à  Paris  pour 
l'obtenir,  et  qu'ils  se  flattent  que  les  puissances  de  l'Europe  aboli- 
ront entièrement  le  principe  dangereux .  qu'elles  ont  laissé  s'éta- 
blir (1). 

(1)  Le  président,  rendant  compte  du  traité  fait  avec  TAngleterre,  dit  : 
•  Après  la  question  des  frontières,  la  plus  menaçante  était  celle  relative  à  la  traite 
des  noirs.  Le  traité  de  Gand  a  stipulé  que,  le  tra6c  des  esclaves  étant  inconciliable 
avec  la  justice  et  Thumanité,  TAngleterre  et  les  États-Unis  feraient  tous  leurs  ef- 
forts pour  arriver  à  Tentière  abolition  de  ce  trafic;  mais,  par  suite  des  traités  con- 
clus entre  TAngleterre  et  les  autres  puissances  sur  le  même  objet,  un  abus  tendait  à 
s^établir,  celui  de  la  visite  des  bâtimens  américains,  sous  prétexte  d*en  vérifier  la  na- 
tionalité. Cette  visite,  en  même  temps  qu'elle  entraînait  une  violation  de  nos  droits 
maritimes,  aurait  exposé  à  des  vexations  une  branche  croissante  de  notre  commerce; 
et  bien  que  lord  Aberdeen  eût  déclaré  qu'on  n'entendait  pas  détenir  un  navire  vé- 
ritablement américain  dans  les  hautes  mers,  même  alors  qu'il  aurait  des  esclaves  à 
bord,  et  que  l'Angleterre  bornait  sa  prétention  à  constater  par  une  visite  et  une 
enquête  que  le  navire  n'avait  pas  usurpé  le  pavillon  américain,  nous  n'avons  pas 
compris  comment  cette  visite  et  cette  enquête  pourraient  avoir  lieu  sans  une  sus- 
pension du  voyage,  et  par  conséquent  sans  une  interruption  du  commerce.  C'était, 
en  réalité,  le  droit  de  visite  présenté  sous  une  autre  forme  et  exprimé  en  termes 
^ifférens.  Je  regardai  donc  comme  un  devoir  de  déclarer,  dans  mon  dernier  mes- 


\ 


N 

X 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tels  sont  les  principaux  faits  auxquels  a  donné  lieu,  dans  le  siècle 
dernier  et  dans  celui-ci,  la  question  du  droit  de  visite.  On  y  voit 
quelle  importance  elle  a  toujours  eue  dans  les  guerres  maritimes ,  et 
que  ce  droit,  toujours  exercé  par  l'Angleterre,  n'a  pas  cessé  d'être 
contesté  par  les  neutres,  qui  l'ont  combattu  tantôt  par  des  protesta- 
tions, tantôt  par  la  force  des  armes. 

La  question  prend  aujourd'hui  une  nouvelle  face.  Il  ne  s'agit  plus 
du  droit  de.visite  exercé,  en  temps  de  guerre,  sur  les  neutres,  malgré 
eux ,  mais  d'un  droit  réciproque ,  exercé  en  temps  de  paix ,  sur  les 
bâtimens  des  nations  qui  l'ont  consenti,  et  dans  un  but  spécial  et 
déterminé.  Le  gouvernement  de  la  restauration  l'avait  refusé  aux 
instances  tle  l'Angleterre;  le  gouvernement  de  juillet  l'a  accordé.  Je 
crois  que  le  premier  avait  raison  et  que  le  second  s'est  trompé. 

Si  la  répression  de  la  traite  des  noirs  ne  pouvait  être  obtenue  qu'à 
cette  condition ,  ce  serait  une  question  de  savoir  si  on  a  dû  sacrifier 
à  cet  intérêt,  tout  grand  qu'il  est,  celui  de  la  paix  de  l'Europe,  que 
des  collisions  nées  de  l'exercice  de  ce  droit  pouvaient  compromettre, 
si  on  a  dû  lui  sacrifier  aussi  le  respect  pour  un  principe  qui,  dans  les 
temps  de  guerre  maritime,  fait  la  force  de  la  France.  Mais,  en  1831, 
la  traite  était  déjà  considérablement  réduite  par  le  seul  efiet  de  la 
police  que  chaque  gouvernement  exerçait  sur  ses  nationaux ,  et  nul 


sage  annuel  au  congrès,  qu'une  pareille  concession  ne  pouvait  être  faite,  et  que  les 
États-Unis  avaient  à  la  fois  la  volonté  et  le  pouvoir  d'exécuter  eux-mêmes,  et  sans 
le  secours  de  personne,  leurs  lois  contre  la  traite,  et  d'empêcher  qu'on  ne  ftt  servir 
leur  pavillon  à  un  commerce  prohibé  par  leurs  lois  et  par  la  réprobation  universelle 
du  genre  humain.  Regardant  ce  message  comme  une  instruction ,  notre  ministre  à 
Faris  a  présenté  au  gouvernement  français  une  remontrance  contre  les  consé- 
quences possibles  du  traité  conclu  entre  les  cinq  puissances,  et  sa  conduite  a  été 
approuvée. 

ff  C'est  en  conformité  de  ces  vues  qu'a  été  rédigé  Tarticle  8  du  traité  avec  TAn- 
C^eterre.  Il  stipule  que  c<  chacune  des  deux  nations  maintiendra  une  force  d'au 
moins  quatre-vingts  canons  pour  agir  séparément  et  à  part,  d'après  les  instructions 
des  gouvernemens  respectifs,  et  pour  l'accomplissement  de  leurs  lois  et  obligations 
Hespectives.  » 

«  Par  cet  article,  les  principes  du  dernier  message  ont  été  maintenus,  les  stipa-* 
latiotts  du  traité  de  Gand  exécutées  de  bonne  foi,  et  tous  les  prétextes  d'une  inter- 
Yention  étrangère  dans  notre  commerce  écartés.  Les  États-Unis,  tout  en  préservant 
la  liberté  des  mers,  sont  demeurés  tidèles  aux  traités  et  à  l'obligation  d'empêcher 
un  commerce  réprouvé  par  leurs  lois. 

«(Un  pareil  arrangement  fait  parles  autres  gouvememenssufOrait  pour  anéantir 
la  traite  des  noirs  sans  introduire  un  nouveau  principe  dans  le  code  maritime,  et 
BOQs  avons  droit  d'espérer  quMl  sera  adopté  par  quelques-uns,  sinon  par  tous.  » 


DU  DROIT  DE  VISITE.  208 

doute  que  ce  système,  joint  aux  lois  plus  sévères  adoptées  à  cette 
époque  et  au  nouveau  régime  des  colonies,  n'eût  sufli  pour  détruire 
le  commerce  des  noirs.  £t  qu*on  ne  dise  pas  que  le  droit  de  visite, 
ainsi  établi,  ne  portait  aucune  atteinte  au  respect  du  pavillon,  ea 
temps  de  guerre,  et  que  Texception ,  ici  comme  ailleurs,  a  confirmé 
la  règle.  L'Angleterre  ne  Ta  pas  ainsi  entendu.  Elle  a  maintenu  son 
droit  de  visite  en  temps  de  guerre,  et  a  pu  trouver  de  l'avantage  à  y 
accoutumer  les  peuples  en  temps  de  paix.  La  France,  en  concourant 
i  affaiblir  chez  les  peuples  la  jalouse  susceptibilité  du  pavillon ,  ris* 
quait  de  ne  pas  la  retrouver,  dans  le  temps  du  besoin ,  aussi  forte 
quelle  avait  été.  On  ne  pouvait  demander  aux  marins  russes  et  sué« 
dois  de  se  laisser  visiter  aujourd'hui  par  les  Anglais,  et  de  regarder, 
en  temps  de  guerre,  comme  un  sacrilège  l'entrée  d'un  Anglais  sur 
leur  bâtiment.  Un  tel  sentiment  ne  peut  pas  mourir  et  renaître  sui- 
vant les  temps,  pas  plus  que  suivant  les  latitudes;  s'il  faut  y  renoncer 
en-deçà  de  l'équateur,  on  ne  le  retrouvera  pas  en  passant  la  ligne. 

Il  y  avait  d'ailleurs  les  États-Unis ,  dont  l'alliance  devait  dominer 
toute  autre  considération.  Leur  refus,  depuis  1824,  d'accéder  au 
droit  de  visite  réciproque  était  connu.  Il  importait  de  ne  pas  se  sé- 
parer d'eux  sur  cette  question.  C'est  sur  eux,  maintenant,  que  re^ 
pose,  en  cas  de  guerre  maritime ,  toute  l'espérance  de  la  France, 
pour  la  défense  des  droits  des  neutres.  Il  n'était  pas  indKférent  de 
défendre  avec  eux  les  mômes  principes  de  droit  maritime,  de  coor 
server  la  même  religion. 

Les  États-Unis  ont  montré,  en  1812,  ce  qu'ils  peuvent  faire.  Ils 
ont  commencé  par  des  protestations,  et  fini  par  la  guerre.  Leur  po- 
pulation n'était  alors  que  de  six  millions  d'habitans,  leur  marine  se 
composait  de  huit  ou  dix  frégates.  Us  ont  contraint  avec  cela  l'An- 
gleterre à  affaiblir,  par  deux  fois,  son  armée  d'Espagne  pour  les  com- 
battre, et  ont  occupé  une  partie  de  sa  marine.  Que  ne  feraient-ils 
pas  aujourd'hui  avec  dix-huit  millions  d'habitans,  dix  vaisseaux  de 
ligne  et  vingt  frégatesl  De  quoi  ne  seront-ils  pas  capables  dans  vingt 
ans,  quand  ils  auront  trente  à  quarante  millions  d'habitans!  et  quelle, 
force  la  France  ne  peut-elle  pas  trouver  dans  cette  alliance,  si  elle 
prend  soindelaménagerl  En  vain  les  États-Unis  ont  déclaré,  en  181â, 
qu'ils  n'étaient  les  alliés  de  personne,  qu'ils  ne  prenaient  les  armes 
que  pour  leur  propre  cause,  et  qu'ils  les  déposeraient  aussitôt  que 
l'Angleterre  aurait  fait  droit  à  leurs  griefs.  C'était  un  hommage  rendu 
aux  principes  de  Washington,  qui  leur  avait  recommandé  de  ne 
point  se  mêler  aux  querelles  des  autres;  mais  ils  n'en  étaient  pas 


20&  REYCE  DES  DEUX  MONDES. 

moins  les  alliés  de  fait  de  Napoléon,  qui,  s*il  s'était  tenu  dans  les 
limites  d'une  guerre  possible  et  n'avait  pas  autant  défié  la  fortune , 
eût  pu  recueillir  les  plus  grands  avantages  de  cette  diversion.  L'al- 
liance qui  s'est  produite  alors  se  produirait  encore.  Que  la  guerre 
éclatât  entre  la  France  et  l'Angleterre;  la  marine  anglaise  visiterait 
inévitablement  les  bâtimens  des  États-Unis,  et  ceux-ci  seraient  en- 
traînés dans  la  guerre.  Les  deux  pays  sont  indissolublement  unis  sur 
ce  terrain,  si  nous  savons  nous  y  tenir,  et  on  peut  dire  qu'il  n'existe 
entre  l'Angleterre  et  les  États-Unis  qu'un  armistice ,  dont  la  France 
dénoncera  le  terme  quand  elle  voudra.  La  France  enfin,  par  sa  ma- 
rine, la  première  après  celle  de  l'Angleterre,  est  destinée  à  être  le 
point  d'appui  et  le  lien  des  marines  secondaires.  Elle  devait  con- 
server dans  ses  mains  le  drapeau  sous  lequel  elles  se  sont  toujours 
ralliées,  qui  porte  cette  devise  :  Point  de  droit  de  visite. 

Mais  de  ce  qu'on  se  serait  trompé  en  1831  et  1833,  ou  de  ce  qu'on 
aurait  sacrifié  à  un  intérêt  du  moment  qui  n'existerait  plus,  s'ensui- 
vrait-il qu'on  aurait  le  droit  de  rompre  immédiatement  les  conven- 
tions? Je  ne  le  pense  pas.  Les  conventions,  malheureusement,  ne 
contiennent  aucune  disposition  qui  assigne  un  terme  quelconque  à 
leur  durée.  L'Angleterre,  qui  ne  pouvait  jamais  en  éprouver  de  pré- 
judice, n'avait  aucun  intérêt  à  faire  déterminer  ce  terme;  mais  nous, 
n'étions-nous  pas  avertis  par  le  refus  qu'avait  fait  la  restauration  de 
consentir  au  droit  de  visite  réciproque ,  des  dangers  qu'il  pouvait 
avoir?  N'était-ce  pas  lé  cas  d'exiger  qu'il  fût  soumis,  au  bout  d'un 
certain  temps,  à  une  révision,  à  la  nécessité  d'un  renouvellement, 
comme  cela  se  pratique  pour  les  traités  de  commerce?  L'Angleterre 
y  aurait  consenti.  Elle  avait  consenti,  en  1824,  à  la  clause  intro- 
duite par  les  États-Unis,  portant  que  le  traité  pourrait  être  résilié, 
en  tout  temps,  à  la  volonté  des  parties,  en  prévenant  six  mois  d'a- 
vance, et  ce  n'est  pas  sur  cette  clause  que  le  traité  fut  rompu.  Ce- 
pendant, faute  d'une  clause  résolutoire,  un  traité  qui  impose  l'obli- 
gation d'entretenir  une  force  navale  sur  pied  ne  saurait  être  perpé- 
tuel. Tout  traité  dans  lequel  n'est  pas  exprimé  le  temps  précis  de  sa 
durée  prend  fin  de  deux  manières,  ou  parce  que  le  but  en  est 
atteint,  ou  parce  qu'on  reconnaît  l'impossibilité  de  l'atteindre.  Le 
but  des  conventions  de  1831  et  1833  est  l'extirpation  de  la  traite  des 
noirs.  Cet  odieux  trafic,  s'il  faut  en  croire  l'auteur  de  l'amendement 
dans  la  chambre  élective ,  a  cessé  ou  est  près  de  cesser.  Ce  doit  être 
là  le  sujet  d'une  enquête  entre  la  France  et  l'Angleterre.  D'un  autre 
côté,  l'Angleterre  a  reconnu,  dans  les  négociations  avec  les  États- 


DU  DROIT  DE  VISITE.  205 

Unis,  comme  Tavait  fait  avant  elle  la  Russie,  que  le  refus  d'une  seule 
puissance  maritime  d'adhérer  au  droit  de  visite  réciproque  rendait 
vains  les  traités  qui  le  consacrent,  et  Tarticle  9  de  la  convention  de 
1831  indique  assez  que  tout  le  système  avait  été  conçu  dans  Tespoir 
d'un  concert  unanime.  Or  la  puissance  qui ,  après  l'Angleterre,  pos- 
sède la  marine  marchande  la  plus  nombreuse ,  et  dont  le  pavillon 
pourrait  le  plus  favoriser  la  continuation  de  la  traite,  est  définitive- 
ment en  dehors  des  conventions,  et  l'Angleterre  elle-même,  par  un 
traité  fait  avec  elle,  vient  de  consacrer  cette  brèche  immense  au  sys- 
tème de  visite  réciproque,  et  de  revenir  au  droit  commun ,  qui  est  la 
police  faite  par  chaque  nation  sur  ses  bâtimens.  Il  y  a  là  encore  une 
raison  pour  que  les  traités  de  1831  et  1833  soient  soumis,  dans  une 
époque  rapprochée,  à  une  révision.  On  chercherait  en  vain  dans  le 
texte  de  ces  traités  un  moyen  plus  prompt  de  résiliation  :  celui  de  1831 
dît  bien  que  le  nombre  des  bâtimens  croiseurs  sera  fixé  chaque  année 
entre  les  deux  gouvernemens;  mais,  s'il  donne  par  là  le  droit  de  les 
réduire,  il  ne  donne  pas  celui  de  les  supprimer  entièrement.  Pour- 
quoi emploierait-on  un  subterfuge  indigne  d'une  grande  nation, 
quand  on  peut  obtenir  le  même  résultat  par  des  moyens  plus  dignes, 
d'elle?  La  France,  en  rompant  violemment  les  traités,  manquerait  au 
droit  des  gens  dans  le  moment  même  où  elle  lui  fait  appel  et  en 
veut  rétablir  les  principes.  En  employant,  au  contraire,  la  voie  des 
négociations,  en  se  prévalant  du  changement  qui  peut  s'être  opéré 
dans  la  traite  des  noirs,  et  du  traité  conclu  par  l'Angleterre  avec  les 
États-Unis ,  elle  aura  pour  elle  le  droit  et  la  raison. 

Pelet  DE  LA  Lozère. 


TOME  I.       ^  14 


EXPÉDITION 


DU 


CAPITAINE  HARRIS. 


NÀRBÀTIVE  OF  âN  EXPBMTWN  lyTO  SOVTEEnN  ATRICA, 


BT  CAPTAIir  BABA».* 


Attaquer  TAfrlque  par  le  nord,  pénétrer  jusqu*au  milieu  de  ce 
mystérieux  continent ,  a  été  le  rêve  des  plus  célèbres  voyageurs  de 
notre  siècle.  Quelques-uns  ont  remonté  les  fleuves  qui  se  déversent 
dans  TAtlantique;  de  hardis  Français,  ceux-ci  au  nom  de  la  civilisation 
et  du  christianisme,  ceux-là  dans  un  but  scientifique  et  commercial, 
sont  entrés  par  la  mer  Rouge;  on  les  a  vus  s*enfoncer  dans  VAbys- 
sinie,  parcourir  des  régions  où,  depuis  le  xvir  siècle,  l'Europe  était 
presque  entièrement  oubliée.  Ces  nobles  entreprises,  accomplies 
avec  des  succès  divers,  ont  eu,  selon  leur  importance,  le  retentisse- 
ment qui  suit  toute  action  grande  et  généreuse;  de  plus,  elles  ont 

(1)  Un  vol.  in-8o.  Bombay,  1838. 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINE  HARRIS.  Wî 

attiré  particulièrement  Tattention  sur  cette  partie  du  globe,  si  diffi- 
cile à  explorer,  si  peu  connue  encore,  si  étrangement  peuplée  de  tri- 
bus et  de  familles  presque  toutes  diflTérentes  entre  elles.  L'expédition 
du  capitaine  W.  C.  Harris,  faite  du  sud  au  nord,  du  Cap  au  Tro- 
pique, nous  a  semblé  être  un  de  ces  nombreux  rayons  qui ,  partant 
des  extrémités  de  l'Afrique,  se  rapprochent  plus  ou  moins  du  centre; 
et,  bien  que  la  relation  en  ait  été  publiée  à  Bombay  en  1838,  peut- 
être,  faute  d'avoir  été  traduite,  a-t-elle  été  moins  connue  qu'elle  ne 
méritait  de  l'être. 

Au  point  de  vue  trop  modeste  du  capitaine  Harris,  cette  excur- 
sion remarquable,  qui  de  la  colonie  du  Cap  a  été  poussée  jusqu'au 
tropique  du  Capricorne,  ce  périlleux  voyage  à  travers  de  nombreuses 
peuplades  errant  dans  des  régions  inexplorées,  ou  fixées  sur  le  bord 
de  fleuves  dont  aucune  carte  ne  trace  le  cours  entier;  ce  voyage, 
complet  dans  son  ensemble,  n'est  qu'une  gigantesque  partie  de 
chasse I  Cette  relation,  il  ne  l'avait  écrite  que  pour  quelques-uns 
^e  ses- frères  d'armes  de  l'Inde,  pour  ceux  avec  qui  il  avait  maintes 
fois  coiiru  les  bois  et  battu  la  plaine.  Il  en  eût  fait  volontiers  des 
chapitres  épars,  bons  à  être  racontés  plutôt  que  lus  au  club  des 
sportsmen;  mais  quelques  personnes,  frappées  des  détails  géogra- 
phiques et  ethnologiques  qui  fourmillent  dans  ces  pages,  décidèrent 
Fauteur  à  les  publier. 

Chasseur  déterminé  dès  son  enfance,  comme  il  le  prouve  par  de 
jolies  anecdotes  groupées  en  forme  de  préfaqe ,  le  capitaine  Harris 
avait  pour  but  principal,  en  débarquant  au  Cap,  de  faire  une  razzia 
dans  la  contrée  des  éléphans;  et  comme  ces  animaux  se  trouvent 
sur  le  territoire  du  plus  puissant  monarque  du  désert,  Moselekatse, 
roi  des  Matabilis,  le  voyageur  se  trouva  forcé  d'aller  jusqu'à  la  cour 
de  ce  potentat  demander  une  permission  en  règle.  La  route  était 
longue,  peu  frayée;  delà  les  curieux  incidens,  les  piquans  épisodes, 
le$  aventures  multipliées  dont  se  compose  ce  livre.  N'oublions  pas 
Bon  plus  que  le  capitaine  Harris,  attaché  au  corps  des  ingénieurs  de 
Bombay,  se  trouvait  circonscrit  dans  les  limites  d'un  congé  de  douze 
moiSy  et  c'est  ce  temps,  bien  court  pour  un  voyage,  qu'il  sut  utiliser 
d'une  façon  si  remarquable  en  recueillant  de  précieux  matériaux 
Htiles  à  plus  d'une  branche  de  la  science.  Les  préliminaires  ainsi 
posés,  nous  tâcherons  de  suivre  l'intrépide  chasseur  pas  à  pas,  de 
peur  de  nous  égarer  dans  des  solitudes  où  l'on  ne  rencontre  ni  routes 
tracées,  ni  habitations,  où  l'homme  abâtardi  et  dégradé  ne  sait  rien 
édifier,  rien  fonder. 

14. 


208  RKVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Parti  de  Bombay  le  IG  mai  183G,  le  capitaine  Harris  mouillait  à 
Simon's-Bay,  près  du  Cap,  le  31  du  môme  mois.  Il  laissait  derrière  lui 
les  maladies  que  l'été  apporte  avec  la  mousson  sur  la  côte  de  Mala- 
bar, et  courait  dans  l'hémisphère  austral  au-devant  de  Thiver,  comme 
nous  irions  demander  un  peu  de  soleil  aux  rives  delà  Méditerranée. 
Son  projet,  auquel  venait  de  s'associer  un  ami,  M.  Ilichardson,  était 
de  pousser  une  reconnaissance  au-delà  des  lieux  habités,  d'aller  atta- 
quer jusque  dans  leurs  déserts,  et  même  sur  les  terres  des  sauvages 
les  plus  redoutés,  les  plus  grands  animaux  de  l'Afrique.  Au  Cap,  le 
premier  soin  des  deux  voyageurs  fut  donc  de  visiter  les  enfans  des 
missionnaires  protestans  établis  au  milieu  de  ces  populations  idolâ- 
tres, de  faire  confectionner  pour  le  plus  puissant  roi  de  ces  nations 
inconnues  un  vêtement  digne,  par  la  bizarrerie  de  sa  forme  et  la 
grotesque  profusion  des  ornemens,  de  flatter  l'amour-propre,  le 
goût  d'un  despote  africain;  enfin,  de  recueillir  une  abondante  pro- 
vision de  verroteries,  de  colliers,  de  colifichets  adaptés  au  goût  et 
aux  besoins  des  naturels,  avec  lesquels  on  ne  peut  commercer  que 
par  échange.  Le  capitaine  Harris  avait  apporté  de  l'Inde  sa  tente, 
son  camp  furniture,  et  surtout  de  la  poudre,  ainsi  que  d'excellentes 
carabines.  Tout  cela  fut  mis  à  bord  d'une  godlette  faisant  voile  pour 
Algoa-Bay. 

Port  Elisabeth,  situé  au  fond  de  cette  baie  ouverte  à  tous  les  vents, 
est  une  petite  ville  de  deux  cents  maisons  au  plus,  qui  fait  face  à  la 
mer  et  s'adosse  à  de  beaux  champs  de  blé  et  d'orge.  Là,  les  voya- 
geurs passèrent  une  semaine  à  se  procurer  des  montures  et  des  atte- 
lages, devenus  fort  rares  par  suite  de  l'irruption  des  Kafres  sur  les 
terres  de  la  colonie.  Enfin,  ils  partirent  pour  Graham's-Town ,  avec 
deux  maigres  chevaux  et  deux  chariots  immenses  (l'un  pour  les 
hommes,  l'autre  pour  les  bagages),  longs  de  dix-sept  pieds,  attelés 
chacun  de  douze  bœufs,  que  les  colons  dirigeaient,  à  l'aide  d'un  fouet 
démesuré,  avec  une  adresse  dont  on  ne  peut  avoir  aucune  idée,  à 
moins  que,  débarquant  aux  mêmes  latitudes,  dans  les  plaines  de 
l'Amérique  méridionale,  on  ne  rencontre  les  bouviers  de  Tucuman 
et  leurs  caravanes  de  chariots  échelonnés  dans  la  Pampa.  Déjà  il 
fallait  camper  au  milieu  des  aloès  en  fleur,  traverser  un  pays  désolé, 
çà  et  là  semé  de  fermes  sans  maîtres  pillées  par  les  Kafres.  Bientôt 
on  gravit  la  montagne  Zwartcop  en  mettant  double  attelage  sur 
chaque  wagon.  Deux  ou  trois  autruches  et  autant  de  gazelles  se 
montraient  à  l'horizon  pour  soutenir  le  courage  et  ramener  l'espé- 
rance des  chasseurs.  Il  gelait  la  nuit;  le  thermomètre,  au  lever  du 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINE  UARRIS.  209 

soleil,  ne  montait  pas  au-delà  de  3i.  degrés  de  Fahrenheit.  Le  sep- 
tième jour,  le  chariot  aux  provisions  versa,  au  grand  préjudice  d'une 
foule  de  petits  objets.  On  arrivait  à  Graham's  ïown. 

C'est  une  assez  grande  ville,  d'environ  trois  mille  âmes.  Les  voya- 
geurs durent  y  compléter  leurs  approvisionnemens,  car  déjà  ils  étaient 
à  deux  cent  quarante-six  lieues  du  Cap.  Outre  les  conducteurs  de 
chariots,  le  personnel  se  composait  d'un  cuisinier,  Richard,  qui  déjà 
avait  accompagné  des  oITiciers  de  l'Inde  à  Litakoo,  et  d'un  Parsi, 
maître  d'hôtel.  Tandis  qu'un  musulman,  amené  de  Bombay  comme 
lui,  tournant  le  dos  à  ce  pays  d'infidèles,  s'était  bien  vite  séparé  de 
ses  maîtres,  le  Guèbre,  plus  hardi  et  plus  fidèle,  avait  voulu  courir 
les  hasards  de  l'expédition.  Au  reste,  soit  parce  qu'ils  sont  désor- 
mais sans  patrie,  soit  par  un  sentiment  de  curiqsité  propre  à  tous  les 
peuples  industrieux,  les  Parsis  entreprennent  volontiers  de  longs 
voyages.  Nous  en  avons  vu  plus  d'un  traverser  les  mers,  de  Londres 
à  Macao,  et,  si  nous  ne  nous  trompons,  ce  fut  un  Guèbre  qui  ac- 
compagna l'infortuné  Alexandre  Burnes  dans  son  aventureuse  mis- 
sion au  fond  de  l'Asie  centrale.  A  Graham's  Town,  le  capitaine 
Harris  enrôla  dans  sa  troupe  un  nouveau  serviteur,  soldat  aux  riflemen 
du  Cap,  arrière-petit-fils  d'un  Hottentot,  et  nommé  Andries  Afri- 
cander.  Comme  il  joue  un  rôle  fort  important  dans  la  suite  du  récit, 
nous  donnerons  son  portrait  tel  qu'il  est  tracé  par  le  capitaine  lui- 
même.  «  Ce  personnage  n'avait  pas  fait  moins  de  cinq  voyages  au 
pays  de  Mosel-ekatse;  non-seulement  il  connaissait  intimement  ce 
chef,  mais  il  avait  une  bonne  teinture  de  la  langue  anglaise  et  de  la 
langue  sichuana,  parlée  par  ces  sauvages.  A  l'entendre,  Andries 
était  un  habile  tireur,  un  intrépide  chasseur  d'éléphans,  un  conduc- 
teur de  chariots  achevé,  prétendant  ainsi  combiner  en  lui,  malgré 
son  physique  mutilé  (il  lui  manquait  l'œil  droit  et  l'index)  et  peu 
prévenant,  toutes  les  qualités  que  dans  notre  situation  nous  pou- 
vions exiger  d'un  domestique.  Si  ses  moyens  eussent  été  en  har- 
monie avec  les  perfections  qu'il  s'attribuait,  c'eût  été  en  effet  une 
précieuse  acquisition;  mais,  hélas I  poltron,  mutin  et  menteur,  on 
verra  qu' Andries,  une  fois  hors  de  la  portée  des  lois,  causa  plus  de 
malheurs  et  de  troubles  à  l'expédition  que  ne  peuvent  le  comprendre 
ceux  qui  n'ont  jamais  été  assez  infortunés  pour  se  trouver  exposés 
aux  machinations  d'un  si  dangereux  bandit.  »  Au  reste,  ce  portrait 
peut,  avec  quelques  légers  changemens,  convenir  à  presque  tous  les 
Hottentots.  En  vain  les  voyageurs  cherchèrent  à  engager  d'autres 
recrues  :  les  uns  ne  voulaient  pas  quitter  leurs  femmes,  les  autres 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avaient  des  terres  à  labourer.  «  Il  était  facile  de  lire  sur  les  traits  de 
tous  qu'ils  demeuraient  pleinement  convaincus  que  deux  pauvreg 
Indian  gentlemen  sans  expérience  du  pays  ne  pourraient  jamais  ac- 
complir, au  milieu  des  nations  sauvages  de  l'Afrique  méridionale, 
une  si  longue  et  si  périlleuse  expédition.  » 

A  peine  à  quelques  lieues  sur  la  route  du  village  de  Graaff-Reinet, 
Andries  avait  déjà  embarrassé  son  chariot  dans  des  buissons,  d'où 
Ton  ne  put  le  tirer  qu'à  l'aide  des  haches.  Un  autre  conducteur  avait 
volé  un  cheval;  l'homme  fut  mis  en  prison,  mais  la  béte  ne  fut  pas  re* 
trouvée;  il  fallut  pour  la  remplacer  prendre  au  hasard  un  Hottentot 
qui  se  chaufTaitau  soleil  sur  la  route. 

Le  pays  était  monotone,  inculte,  moins  coupé  de  ruisseaux,  moins 
accidenté,  couvert  de  plus  en  plus  d'une  épaisse  forêt  de  petits  arbres 
nommés  speck-^oom  par  les  Hollandais.  On  reconnaît  l'Afrique  aride 
et  nue  hors  de  la  portée  des  grands  fleuves,  on  sent  déjà  le  désert  à 
ces  mots  du  récit  :  <c  Fait  l'un  dans  l'autre  dix  lieues  par  jour,  passé 
deux  fois  la  nuit  sans  eau  pour  les  bœufs;  rencontré  des  troupes  de 
gazelles;  tué  trois  de  ces  jolies  petites  bétes.  »  A  Somerset,  bourgade 
anglaise  d'environ  vingt-cinq  feux,  les  voyageurs  essayèrent  en  vain 
de  louer  un  troisième  wagon  qui ,  après  avoir  amené  une  cargaison 
d'oranges,  retournait  à  vide  près  de  Graaff-Reinet;  le  manque  de 
nourriture  avait  mis  les  bœufs  presque  hors  de  service  ;  heureuse- 
ment aussi  la  contrée  devenait  plus  praticable.  Enfin,  après  avoir 
passé  deux  jours  à  chercher  les  attelages,  qu'un  Hollandais  malin 
s'était  plu  à  cacher,  après  avoir  presque  noyé  un  cheval  dans  le  sable 
mouvant  de  Little-Fish-River,  vu  mourir  un  beau  chien  par  la  rup- 
ture d'une  veine,  traversé  à  grand'  peine  et  trois  fois  de  suite  le 
Sunday-River,  et  parcouru  soixante-quatre  lieues  depuis  Graham's- 
Town,  la  petite  troupe  fit  halte  à  Graaff-Reinet,  dernière  station 
avant  de  pénétrer  dans  l'intérieur. 

Ce  village,  extrême  frontière  des  établissemens  hollandais,  est  dé- 
crit parle  capitaine  Harris  comme  un  endroit  délicieux.  Encadré  dans 
des  montagnes  couvertes  de  verdure ,  enlacé  dans  les  replis  du  Sun- 
day-River, dont  les  bords  sont  plantés  de  saules ,  d'acacias  chargés 
de  lianes  à  fleur  blanche,  ce  petit  hameau  charmant  se  cache  au 
milieu  de  jardins  et  de  vignes  comparables  aux  vergers  de  la  Pro- 
vence. Les  avantages  de  cette  position  n'empêchèrent  pas  la  neige 
de  couvrir  la  terre  et  les  citronniers  de  Graaff-Reinet  pendant  le 
^jour  des  deux  Indian  gentlemen  ^  dont  cette  nouveauté  réjouit  les 
égards.  An  reste,  ces  frimas  du  nord  font  mieux  ressortir  la  richesse 


EXPÉDITIOlf  DU  CAPITAINE  HARBIS.  31f 

du  sol  qii*îls  recouvrent  momentanément,  et  de  ce  contraste  il  ré- 
sulte HD  spectacle  curieux,  rare  en  Europe,  mais  assez  commun  dans 
les  den  Amériques,  où  le  climat  est  sujet  è  de  grandes  irrégularités. 

Voici  quel  fut  définitivement  le  plan  de  campagne  arrêté  par  les 
deni  voyageurs  :  aller  droit  à  New-Litakoo,  résidence  des  mission- 
naires, h  cent  soixante  lieues  dans  le  nord;  de  là,  traverser  le  pays 
de  Moselekatse,  roi  des  Matabilis,  dont  les  états  sont  renommés 
par  Tabondance  de  gibier  qu'ils  nourrissent,  pays  d'ailleurs  fort  peu 
connu;  de  là,  pousser  jusqu'au  tropique,  vers  le  grand  lac,  et  rentrer 
dans  la  colonie  parla  rivière  Likwa  ou  Vaal,  route  qu'aucun  Euro- 
péen n'avait  suivie  encore.  Mais  avant  de  mettre  ce  plan  à  exécution, 
avant  de  se  lancer  en  pleine  mer,  il  fallut  définitivement  équiper  en 
provisions,  en  hommes,  en  animaux,  ces  wagons,  véritables  na- 
vires destinés  à  sillonner  le  désert.  Une  troupe  de  douze  chevaux, 
trente  couples  de  bœufs  et  six  Hottentots,  tous  six  repris  de  justice» 
furent  loués  et  engagés.  Dans  ces  immenses  chariots,  il  y  eut  un  triple 
assortiment  d'objets  distribués  de  façon  à  tenir  le  moins  de  place  pos- 
sible :  c'étaient  d'abord  tous  les  articles  de  cuisine  inséparables  du 
gentleman  anglais,  depuis  les  sacs  de  farine  et  de  riz  jusqu'aux 
sauces  et  aux  pickles,  puis  la  poudre,  les  balles  et  le  plomb  en  sau- 
mons, enfin  les  outils  de  charronnage  et  de  serrurerie,  les  clous,  les 
marteaux,  indispensables  aux  réparations  des  voitures. 

Ce  fut  le  1*^  septembre,  «  ce  jour  de  si  bon  augure  pour  le  chasseur 
européen,  »  que  la  caravane  se  mit  en  marche,  que  les  lourds  atte- 
lages donnèrent  le  premier  coup  de  coHjer,  sous  une  pluie  battante. 
La  moitié  des  Hottentots  manquait  à  l'appel;  on  les  trouva  ivres- 
morts  dans  les  tavernes ,  et  leurs  camarades  les  ayant  couchés  au 
fond  des  chariots,  le  lendemain  matin  ils  s'éveillèrent,  assez  dés- 
agréablement sans  doute,  à  trois  lieues  de  là  dans  le  désert.  Nos 
voyageurs  s'avançaient  alors  à  travers  les  hantes  régions  des  monts 
neigeux  (Sneuwberg);  la  végétation  devenait  plus  abondante  et  l'air 
plus  froid;  des  pics  entassés  les  uns  au-dessus  des  autres,  enveloppés 
de  nuages  et  de  neige,  bornaient  l'horizon  ;  le  Spitscop  les  dominait 
tous  de  sa  cime  majestueuse,  et  rien  ne  troublait  le  silence  de  la  so- 
litude que  le  cri  de  l'essieu  et  le  fouet  des  Hottentots. 

Le  brouillard  obligea  la  caravane  à  camper  près  d'un  kraal  de 
Fingoes  (Kafres  soumis).  Là  le  capitaine  Harris  put  apprécier  le  rôle 
important  que  joue  le  tabac  dans  les  échanges  avec  les  peuplades 
africaines;  il  est  comme  la  monnaie  courante  du  désert;  on  peut  s'en 
servir  aussi  bien  pour  faire  des  présens  à  un  prince  que  pour  acheter 


212  R£VLË  DES  DEUX  MONDES. 

(les  œufs  d'autruche  ou  du  lait  de  chèvre.  Outre  le  tabac,  les  Kafres 
fument  \e.dacca  (chanvre  narcotique)  dans  une  corne  de  bœuf 
pleine  d'eau,  disposée  en  manière  de  narguilé  ou  de  houkka.  L'effet 
de  cette  drogue  est  une  ivresse  furieuse  que  le  voyageur  décrit  ainsi  : 
«Nous  pûmes  voir  un  homme,  emblème  de  la  plus  dégoûtante  mi- 
sère, assis  devant  sa  cabane  en  forme  de  four,  aspirer  cette  perni- 
cieuse substance.  Des  masses  de  fumée  étaient  repoussées  dans  son 
estomac,  et  il  en  résultait  un  violent  accès  de  toux  accompagné  d'un 
délire  furieux.  Jetant  là  son  maigre  appareil,  il  se  rua  dans  la  plaine 
comme  une  béte  féroce,  comme  un  fou  échappé  de  Bedlam.» 

Il  neigeait  toujours;  les  ruisseaux  étaient  même  légèrement  glacés 
dans  la  vallée  des  Oiseaux  [Vogel-Valley],  et  des  troupes  de  gnoos 
[catablepas  gnoo)  se  montrèrent  d'assez  près  pour  que  les  chasseurs 
en  tuassent  trois.  Voici  la  description  que  donne  le  capitaine  Harris 
de  ce  curieux  animal,  qui  paraît  se  rapprocher  assez  du  bison  ou 
bœuf  musqué  du  Missouri  et  du  pays  des  Esquimaux  :  ce  De  tous  les 
quadrupèdes,  il  est  peut-être  le  plus  bizarre  et  le  plus  grotesque;  la 
nature  l'aura  sans  doute  formé  dans  un  de  ses  caprices,  car  il  est 
presque  impossible  de  regarder  sans  rire  sa  figure  malséante.  Rou- 
lant et  bondissant  de  tous  côtés  avec  une  tête  crépue  et  barbue, 
courbée  en  arc  entre  deux  jambes  grêles  et  musculeuses,  secouant 
au  vent  sa  longue  queue  blanche,  cette  bête  a  une  apparence  à  la 
fois  féroce  et  amusante.  Tout  d'un  coup  elle  s'arrête,  montre  un  front 
imposant,  secoue  la  tête  d'un  air  moqueur  et  défiant;  ses  yeux  rouges 
et  sauvages  lancent  un  feu  sinistre,  son  renifiement  ressemble  au 
rugissement  du  lion Bientôt,  battant  ses  flancs  de  sa  queue  flot- 
tante, l'animal  se  cabre,  bohdit,  frappe  ses  talons  en  se  livrant  à  de 
fantasques  gambades,  et  en  un  clin  d'œil  il  est  parti  au  galop,  faisant 
voler  la  poussière  derrière  lui,  tandis  qu'il  balaie  la  plaine.  »  Bientôt 
ce  sont  les  gazelles  [spring  buck^  gazella  euchore),  qui  couvrent  la 
plaine  par  myriades,  comme  pour  fournir  aux  voyageurs  un  repas 
abondant  et  toujours  facile,  a  Quand  elles  sont  chassées,  dit  le  capi- 
taine Ilarris,  ces  élégantes  créatures  font  des  bonds  extraordinaires, 
s*élevant  dans  l'air  avec  leurs  dos  courbés,  comme  si  elles  allaient 
prendre  leur  vol....  Elles  offrent  le  plus  extraordinaire  exemple  de 
fécondité;  il  est  impossible  de  se  faire  une  idée  de  leur  nombre  :  se 
précipitant  comme  des  sauterelles  du  fond  des  plaines  sans  limites  de 
l'intérieur,  d'où  la  soif  les  chasse  de  bien  loin,  on  les  a  vues  arrêter 
des  lions,  tant  leur  phalange  était  serrée,  et  entraîner  avec  elles  des 
troupeaux  de  moutons.  Les  champs  qu'on  voyait,  Icsoir,  fiers  de  la 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINE  HARRIS.  213 

verdure  d'une  récolte,  espérance  des  laboureurs,  sont  dans  une  seule 
nuit  tondus  au  ras  de  la  terre,  et  le  berger  dépouillé  est  contraint 
d'aller  ailleurs  chercher  le  pâturage  pour  son  troupeau,  jusqu'à  ce 
que  les  nuées  bienfaisantes,  chargées  de  tonnerre,  fassent  renaître 
la  végétation  sur  ce  sol  brûlé.  »  Cette  dernière  phrase  rappelle  les 
vers  d'un  poète  hindou  sur  les  pluies  désirées  de  la  mousson  ;  c'est 
un  souvenir  de  l'Inde  qui  perce  dans  le  récit  du  capitaine  Harris. 

Avant  de  quitter  la  frontière  (un  peu  fictive)  de  la  colonie,  la  cara- 
vane fit  halte  chez  \eJleld-commandant,  vieux  Hollandais  de  l'an- 
cienne race,  dont  la  naïveté  un  peu  lourde,  les  manières  surannées, 
divertirent  les  deux  Anglais.  C'était  cependant  une  famille  digne  de 
figurer  parmi  celles  que  les  anciens  maîtres  flamands  nous  ont  lé- 
guées, les  enfans  debout  derrière  le  père,  le  père  gravement  assis 
dans  un  grand  fauteuil  de  cuir. 

Le  Nu-Gareep  River  (l'un  des  deux  principaux  bras  du  Great 
Orange  River)  borne  la  colonie  de  ce  côté,  c'est-h-dire  vers  le  nord; 
au-delà  s'étend  le  pays  des  Bushmans,  que  la  civilisation  a  fait  reculer 
et  chasse  encore  chaque  jour.  «Maudits  parmi  les  peuples  de  la  terre, 
ils  sont  ennemis  de  tous  les  hommes,  et  tous  les  hommes  sont  leurs 
ennemis;  ne  vivant  que  de  chasse  ou  des  dons  spontanés  de  la  na- 
ture, ils  partagent  le  désert  avec  l'oiseau  de  proie  et  la  béte  féroce, 
au-dessus  desquels  ils  ne  s'élèvent  que  d'un  degré.  » 

Ici  commencent  les  plaines  unies,  arides,  jaunâtres,  tachetées  çà 
et  là  d'un  buisson  noir  et  mal  venant;  sur  la  terre,  une  rare  autru- 
che; sous  le  ciel,  un  vautour  solitaire;  partout  la  stérilité.  Dans  cette 
solitude,  les  chariots  semblaient  ramper  l'un  après  l'autre;  pas  plus 
d'écho  qu'au  grand  désert  de  Suez;  une  mer  solide  couleur  des 
nuages  sous  un  ciel  bleu  couleur  des  flots  calmés.  Les  jours  étaient 
brûlans,  les  nuits  glaciales;  le  mirage  fatiguait  les  yeux,  un  froid 
piquant  engourdissait  le  corps.  Mais  au  milieu  d'une  pareille  mono- 
tonie de  soufirances  successives  et  régulières,  les  grands  évènemens 
du  voyage  apportaient  leur  distraction.  Tantôt  c'était  la  rencontre 
d'une  saline  abandonnée,  vers  laquelle  hommes  et  bétes  se  ruaient 
avidement,  croyant  arriver  au  bord  d'un  lac;  tantôt  le  passage  de  la 
rivière  Orange,  qui  roule  ses  eaux  transparentes,  larges  et  profondes, 
entre  les  saules  pleureurs  qui  baignent  leurs  branches  flexibles  dans 
les  flots  nuancés  des  rayons  du  couchant;  tantôt  enfin  le  divertissant 
spectacle  d'une  troupe  de  Griquas  forçant  l'autruche  à  pied.  Ces  Gri- 
quas,  au  milieu  desquels  est  établie  une  mission,  sont  des  Hotten- 
tots  mulâtres;  leur  armée  entière,  moins  deux  hommes,  fut  en  1831 
anéantie  par  Moselekatse.  C'est  presque  une  race  de  pygmées,  qui 


S14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vit  de  racines  bulbeuses ,  de  sauterelles  et  de  reptiles.  Réduits  à  se 
cacher  parce  qu'ils  sont  inférieurs  en  taille  et  en  force  aux  peuples 
voisins ,  les  Griquas  n'excellent  qu'à  courir»  c'est  presque  dire  à  se 
sauver;  leurs  cabanes  sont  à  peine  visibles  à  Tœil  du  voyageur,  et  ils 
se  retirent  parfois  si  loin  des  sources  et  des  rivières,  qu'y  leur  faut 
aller  chercher  l'eau  à  une  et  deux  lieues  de  leur  gîte;  encore  n'ont- 
ils  pour  l'apporter  d'autres  vases  que  les  œufs  d'autruche.  Nous  n'in- 
sisterons pas  davantage  sur  cette  malheureuse  race,  que  le  capitaine 
Harris  décrit  avec  presque  autant^le  soin  que  les  animaux  du  désert» 
mais  nous  mentionnerons  comme  très  significative  et  très  caractéris- 
tique la  rencontre  d'un  autre  gentleman  anglais,  qui  revenait|d'une 
chasse  à  l'éléphant.  Singuliers  hommes,  qui,  habitués  dès  leur  en- 
fance à  servir  sur  tous  les  points  du  globe ,  projettent  d'un  congé  & 
Fautre  une  expédition  contre  les  lions  dans  les  déserts  d'Afrique,  un 
steeplé-diase  à  Saint-Alban ,  une  chasse  au  kangourou  à  la  Nouvelle- 
Hollande,  et  tout  cela  sans  modifier  leurs  habitudes,  sans  enthou- 
siasme apparent,  et  souvent  sans  plaisir  1 

Nos  voyageurs  étaient  arrivés  à  Kuruman  ou  New-Litakoo,  petit 
endroit  assez  gracieux,  groupe  d'habitations  enchâssées  dans  le  dé- 
sert; ils  y  trouvèrent  les  missionnaires  dont  ils  avaient  visité  les  en- 
fans  au  Cap. 

Mais  avant  d'approcher  de  la  capitale  de  Moselekatse,  il  est  utile 
de  dire  deux  mots  de  ce  chef  remarquable,  devenu  depuis  quelques 
années  la  terreur  des  plaines  traversées  et  parcourues  par  les  émi- 
grans  hollandais.  Son  histoire  est  esquissée  par  le  capitaine  Harris  à 
peu  près  en  ces  termes  :  a  Moselekatse  est  le  souverain  despotique 
de  la  puissante  tribu  des  Abaka  Zooloos  ou  Matabilis;  son  père  était 
un  petit  chef  dont  le  territoire  se  trouve  au  nord-nord-est  de  Natal. 
Attaqué  ,et  battu  par  une  peuplade  voisine,  Moselekatse  se  réfugia 
près  de  Chaka,  chef  des  Zooloos,  jusqu'à  la  mort  duquel  il  resta  dans 
un  état  de  servilité  pareil  à  celui  des  Fingoes  parmi  les  Kafres.  Peu 
à  peu  cependant  Moselekatse  gagna  la  faveur  et  la  confiance  de 
Chaka;  avec  le  temps,  il  se  trouva  chargé  de  la  garde  d'immenses 
troupeaux  et  commandant  d'un  point  militaire  d'une  certiiine  impor- 
tance. L'occasion  se  présentant,  il  se  révolta,  prit  la  fuite  avec  son 
monde  et  le  bétail  vers  le  nord-ouest,  détruisit  sur  sa  route  les  tribus 
qui  occupaient  la  contrée,  et  devint  bientôt  la  terreur  de  toute  une 
vaste  étendue  de  pays.  Quand  il  n'eut  plus  d'ennemis  à  combattre, 
Moselekatse  fixa  sa  résidence  aux  sources  des  rivières  Molopo  et  Mo- 
riqua»  où  il  règne  aujourd'hui.  » 

On  conçoit  ce  qu'un  pareil  voisin  doit  avoir  de  terrible  pour  les 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINB  HABRIS.  StS 

pauvres  Griquas,  chez  qui  personne  n*atteintla  hauteur  de  cinq  pieds 
anglais;  mais  ce  qui  peut  les  consoler,  c*est  que  d'autres  tribus  aussi» 
humiliées,  errantes,  dispersées,  tremblent  au  seul  nom  de  Mose- 
lekatse  :  telle  est  celle  des  Bechuanas,  que  nos  voyageurs  eurent 
bientôt  Toccasion  de  visiter  dans  leur  kraal  de  Motito.  Les  restes  de 
cette  horde  décimée  ont  été  recueillis  par  les  missionnaires,  qui  sont 
venus  à  bout  de  les  habiller  tant  bien  que  mal;  les  femmes  aiment 
passionnément  à  se  barbouiller  de  rouge ,  à  enduire  de  graisse  et 
d'huile  leurs  visages  et  leurs  vétemens  de  cuir;  leurs  cheveux  lai- 
neux sont  séparés  et  tordus  en  petites  cordes  à  l'extrémité  desquelles 
sont  suspendus  des  morceaux  de  métal.  Les  colliers  de  verre  forment 
la  véritable  richesse  d'un  Bechuana,  mais  tous  sans  exception  portent 
le  cure-dent  d'ivoire  et  la  gourde-tabatière.  Leur  langage  est  d'une 
remarquable  douceur,  abondant  en  voyelles  et  en  labiales,  ce  qui 
sans  doute  contribue  à  rendre  les  inflexions  de  leur  voix  agréables  et 
harmonieuses,  car  les  intonations  dépendent  de  l'organisme  de  la 
langue. 

On  arrêta  les  chariots  afin  d'entrer  en  marché,  d'échanger  les  ar- 
ticles anglais  contre  les  peaux  et  les  fourrures;  mais,  pour  nous  servir 
d'une  expression  orientale,  sans  doute  familière  au  capitaine  Harris,  le 
bazar  n'était  pas  chaud.  Les  voyageurs  fermèrent  boutique,  voyant 
que  la  tabatière  avait  inutilement  circulé  de  main  en  main;  alors  un 
Bechuana  voulut  s'approprier  un  verre  conune  indemnité  d'un  pré- 
tendu donoimage  causé  à  son  chanq),  un  autre  s'assit  sur  le  timon  et 
refusa  d'en  descendre;  on  se  querella,  il  y  eut  presque  collision,  et 
quelques  canardières  furent  sorties  de  la  caisse  aux  armes...  Mais 
déjà  tout  était  calmé,  et  il  ne  restait  plus  trace  de  Bechuanas. 

Dans  cette  contrée  lointaine  et  sauvage,  nous  nous  plaisons  à 
trouver  le  nom  d'un  Français,  M.  Lemue,  missionnaire,  et  son 
4igréable  femmcy  dont  les  soins  obligeans  et  l'accueil  hospitalier  pa- 
raissent avoir  laissé  un  profond  souvenir  dans  l'esprit  du  capitaine 
€t  de  son  compagnon. 

Cependant  le  bétail  avait  souffert,  les  chevaux  s'étaient  maintes 
fois  évadés  durant  la  nuit;  les  déboires,  les  ennuis  les  inquiétudes, 
les  vents  contraires  d'un  voyage  sur  la  terre  ferme  sont  marqués  çà 
et  la  dans  le  journal  de  route.  Ici  c'est  un  Ilottentot  qui  se  jette  sur 
le  baril  au  genièvre  et  s'enivre  au  point  de  ne  plus  pouvoir  se  tenir 
sur  ses  jambes;  là  ce  sont  ses  compagnons  qui,  pour  montrer  leur 
ardeur  au  travail  et  le  bon  état  de  leurs  facultés  mentales ,  brisent  lé 
timon  d'un  chariot.  Une  autre  fois,  tous  se  mutinent  à  l'instigation 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Andries,  se  calment  par  crainte  de  leurs  maîtres;  puis,  tout  d*un 
coup,  se  jetant  les  uns  sur  les  autres,  ils  se  battent,  se  boxent,  s'as- 
somment, et  enfin  s'en  vont  laver  leurs  blessures  à  un  ruisseau,  sans 
rancune,  meilleurs  amis  qu'auparavant,  et  si  bien  consolés  que,  tout 
triomphans  des  coups  donnés  et  reçus,  ils  achètent  à  des  sauvages 
leurs  parasols  de  plumes  d'autruches  «  faits  en  forme  de  panaches 
de  catafalques,  »  et  les  attachent  fièrement  à  leurs  chapeaux. 

Et  peu  à  peu,  à  force  de  patience,  voici  la  caravane  rendue  dans 
un  pays  tout  différent,  dans  une  grasse  plaine  couverte  d'une  herbe 
abondante  émaillée  de  fleurs,  où  pousse  l'acacia  nommé  mokalaay 
dont  les^feuilles  fines  et  tendres  sont  si  recherchées  de  la  giraffe.  Là 
galopent  les  quaggas  zébrés  [equus  quagga),  les  gnoos  à  tête  droite 
[catohlepas  gorgon)\^\jXo\xv  du  lac  salé  de  Little  Chooiy  les  autruches 
et  les  gazelles  viennent  paître  un  herbage  que  refusent  les  animaux 
apprivoisés.  Magnifique  spectacle  d'une  nature  riche,  fertile,  belle  à 
voir,  qui  se  couvre  de  verdure,  loin  des  troupeaux  et  des  bergers, 
pour  nourrir  les  animaux,  seuls  maîtres  de  ces  solitudes;  qui  lance 
au  milieu  du  désert  des  ruisseaux  et  des  fleuves,  afin  que  ces  vallées 
soient  arrosées  et  rafraîchies  comme  celles  qui  produisent  les  mois- 
sons et  les  fruits  semés  et  plantés  par  la  main  de  l'homme  I 

Quelques  ^Barolongs  et  BatlarooSy  de  la  famille  dispersée  des  Be- 
chuanas,  vinrent  en  armes  demander  du  tabac  aux  chariots,  à  la 
grande  consternation  du  cuisinier  Richard;  la  frayeur  lui  donna  une 
expression  si  grotesque,  il  enfonça  son  bonnet  sur  ses  yeux  et  croisa 
ses  bras  avec  une  telle  expression  de  désespoir,  que  nous  le  trouve- 
rons désormais  désigné,  par  antiphrase,  sous  le  nom  de  Cœur-de- 
LionI 

La  chasse  continuait,  les  quaggas,  les  gnoos,  les  gazelles,  les  har- 
tebests  (  acronotus  caama  )  tombaient  sous  le  plomb  des  chasseurs; 
la  nuit,  la  chair  de  ces  animaux  attirait  les  hyènes;  le  jour,  les  Be- 
chuanas,  sortant  tout  à  coup  comme  de  dessous  terre,  dévoraient 
la  bête  morte.  Ces  sauvages  vont  aussi,  avec  de  maigres  chevaux  et 
des  chariots  disloqués,  à  la  chasse  de  la  giraffe  et  de  l'élan;  des  trous 
profonds,  creusés  et  disposés  en  demi-cercle  sur  une  étendue  d'un 
mille,  sont  les  pièges  dans  lesquels  ils  les  poussent. 

En-deçà  de  Siklagole-Bivery  le  pays  n'offrait  aucune  trace  d'ha- 
bitans,  bien  que  les  ruines  de  gros  villages  se  montrassent  de  tous 
côtés.  Dans  une  chasse  fantastique,  comme  celle  de  Pécopin,  le  capi- 
taine Harris,  après  avoir  chargé  d'innombrables  troupes  de  toutes 
espèces  de  gnoos,  de  zèbres  et  de  hartebestSy  perdit  sa  boussole  et 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINE  HARRIS.  217 

oublia  sa  route.  A  qui  demander  son  chemin?  Les  cabanes  bâties 
sur  les  arbres  n'étaient  point  ces  guérites  au  haut  desquelles  le 
Bechuana  dort  à  Tabri  des  lions,  mais  bien  des  phalanstères  de  gros- 
becs  [loxia  socia)y  des  ruches  immenses  construites  par  des  républi- 
ques entières  de  ces  curieux  oiseaux.  Les  lions  commencèrent  avec 
la  nuit  leur  redoutable  tapage,  et  c'est  au  bruit  de  ces  rugissemens 
prolongés  que  le  chasseur,  après  avoir  fait  rôtir  une  pintade,  s'en- 
dormit de  fatigue  auprès  d'un  grand  feu.  Le  capitaine  Harris  avoue 
avoir  bu,  ce  soir-là,  de  Teau  à  son  souper.  —  Le  lendemain,  au  lieu 
de  son  cheval  qui  était  allé  paître  un  peu  plus  loin,  le  voyageur  ren- 
contra un  fort  beau  lion;  l'animal  le  regarda  dédaigneusement  par- 
dessus l'épaule  et  se  retira  avec  un  certain  air  méprisant.  L'homme 
prit  une  route  opposée  qui,  par  hasard,  le  remit  sur  la  trace  des  cha- 
riots, et  bientôt  ils  eurent  retrouvé,  celui-ci  la  paisible  solitude  où  il 
règne,  celui-là  ses  compag4ions  dépaysés. 

Il  s'agissait  de  faire  une  chasse  dans  ces  parages,  entre  le  Siklagole 
et  le  Meritsane,  deux  rivières  qui,  prenant  leurs  sources  bien  loin 
dans  l'est,  au  milieu  des  petites  collines  de  Kunuana,  renferment  la 
plaine  où  nous  nous  arrêtons  maintenant  et  se  réunissent  pour  se'jeter 
à  l'ouest  dans  le  Molopo.  Pareils  à  des  baleiniers  qui  se  lancent  dans 
leurs  pirogues  et  laissent  le  navire  en  panne,  les  deux  amis  partent 
à  cheval  loin  des  chariots  dételés;  autour  d'eux,  c'est  l'Éden  des  chas- 
seurs :  un  parc  verdoyant  où  paissent  en  liberté  les  beaux  quadru- 
pèdes de  ces  vallées,  tandis  que,  du  haut  des  mimosas,  mille  et  mille 
gros-becs  prennent  l'air  et  causent  aux  fenêtres  de  leurs  cabanes. 
Les  gnoos  et  les  quaggas,  inquiétés,  frappaient  du  pied,  et  c'était  un 
bruit  comparable  à  celui  de  dix  escadrons  chargeant  à  la  fois,  car 
leur  troupe  montait  à  quinze  mille  au  moins!  Au  coup  de  fusil,  quel 
désordre  dans  la  bande  !  quelle  déroute  et  quelle  poussière  !  On  peut 
juger  du  carnage  que  portaient  au  milieu  de  ces  inoffensifs  animaux 
les  patent  rifles  à  deux  coups;  aussi,  derrière  les  deux  Anglais  se; 
pressaient  toujours  des  Griquas  affamés  qui,  prenant  le  rôle  de  vau- 
tours et  de  chakals,  achevaient  avec  des  cris  d'allégresse  les  victimes 
palpitantes.  Quand  ils  étaient  bien  gorgés,  ronds  comme  des  ton- 
neaux, gonflés  comme  des  tambours,  les  sauvages  suspendaient  à 
leur  cou,  pour  le  lendemain,  de  longues  guirlandes  de  viande  sai- 
gnante; quelquefois,  ils  étaient  si  empressés  à  dépecer  la  bête,  que 
le  capitaine  Harris  n'avait  pas  même  le  temps  de  la  dessiner;  c'est 
ce  qui  arriva  pour  un  élan  blessé,  dont  les  beaux  yeux  noirs  tou- 
chaient le  chasseur  lui-même,  et  qui,  tombé  sur  les  genoux,  jetait 


218  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

UD  regard  presque  humain  sur  ces  féroces  bipèdes.  L'élan ,  égal  en 
grosseur  au  bœuf  bossu  de  Gouzerate,  pèse  environ  deux  mille;  il  n*y 
avait  pas  un  sauvage  assez  fort  pour  porter  la  tête  de  celui  dont 
parle  le  capitaine.  La  chair  de  Télan  est»  dans  toute  F  Afrique,  plus 
estimée  que  celle  d'aucun  autre  quadrupède;  la  femelle,  plus  mince 
et  moins  haute  que  le  mâle,  a  des  bois  comme  lui. 

La  nuit,  c'étaient  des  paniques  générales  :  bœufs,  chevaux,  mou- 
tons, brisaient  leurs  cordes,  s'échappaient,  se  jetaient  confusément 
sous  les  voitures.  Cœur-de-Lion  se  retranchait  sur  le  sommet  du 
chariot  aux  bagages,  les  Hottentots  tiraient  des  coups  de  fusil;  au 
matin,  on  voyait  quelques  lions  qui  se  retiraient  tranquillement  après 
avoir  dévoré  une  demi-douzaine  de  brebis.  Un  des  chevaux  aima 
mieux  retourner  à  sa  ferme  que  de  rester  dans  le  désert  exposé  à 
ces  attaques  incessantes;  six  mois  après ,  les  voyageurs  le  retrouvè- 
rent à  son  écurie,  à  plus  de  cent  soixante  lieues  de  là.  Rien  ne  prouve 
cependant  qu'il  eût  retrouvé  la  boussole  du  capitaine  Harris.    * 

La  caravane  marchait  toujours  au  nord  vers  la  capitale  de  Mose- 
lekatse;  les  naturels  Batlapis  et  autres  aidaient  les  chasseurs  avec 
leurs  meutes  de  chiens  sauvages  (hyœnaœnatica)^  maigres  bétes  allon- 
'  gées,  assez  semblables  au  chakal  de  l'Inde,  et  qui,  comme  lui,  pour- 
suivent le  gibier  par  groupes  organisés ,  par  détachemens  distincts. 
Le  15  octobre,  les  wagons  traversaient  le  AJolopo,  limite  occidentale 
des  états  de  Moselekatse,  rivière  dont  les  bords  verdoyans  sont  om- 
bragés de  touffes  d'acacias;  de  grands  et  épais  roseaux  empiètent  sur  le 
lit  de  ce  petit  fleuve,  et  recèlent  des  hippopotames  qui  ne  manquèrent 
pas  d'allonger  leur  horrible  museau  par-dessus  la  faible  barrière  dis- 
posée autour  du  camp.  Là  aussi  se  trouvent  des  gemsboks  [oryx  capen- 
sis)j  sans  doute  la  fabuleuse  licorne  des  anciens.  Enfin,  ce  même  jour, 
le  capitaine  fit  rencontre  de  trois  rhinocéros  se  promenant  de  com- 
pagnie ,  tandis  que  M.  Richardson  recevait  la  visite  de  cinq  lions. 

Le  Pars!  faisait  bonne  contenance  au  milieu  de  tous  ces  incidens; 
Cœur-de-Lion  pleurait  jour  et  nuit,  moins  par  la  crainte  des  grandes 
bêtes  du  désert  que  parce  qu'on  approchait  du  terrible  Moselekatse; 
déjà  même  Andries  était  parti  en  avant  pour  porter  un  message  au  roi 
des  Matdbilis.  Ce  même  jour,  19  octobre,  la  petite  troupe,  après  avoir 
traversé  une  plaine  couverte  de  cendres  (on  avait  brûlé  l'herbe  sèche 
pour  qu'elle  se  renouvelât  plus  vite),  campa  à  deux  lieues  et  demie 
de  Mosega,  près  d'une  ligne  de  lacs  dans  lesquels  une  douzaine  de 
buffles  sauvages  prenaient  leur  bain,  ne  montrant  que  les  naseaux  et 
les  yeux  hors  de  l'eau. 


EXPÉfilTiON  DU  €APITAI!«B  HAARIS.  H« 

Le  grand  monarque  était  absent;  son  premier  ministre,  Kapîli^ 
envoja  quatre  hommes  vers  les  chariots  :  ils  étaient  grands,  beaux 
ée  visage  malgré  leur  couleur  foncée,  et  supérieurs  en  tout  aux  sau- 
vages précédemment  observés.  Comment  la  Providence  a-t-elle  placé 
^U^les  Hottentots,  les  Zooloos  et  les  Matabilis,  entre  trois  ennemis 
pnissans,  ces  pauvres  petits  Griquas,  ces  Lilliputiens  opprimés  de 
toutes  parts?  Seraient-ils,  comme  cela  a  lieu  dans  tant  d'autres  pays 
de  Tancien  et  du  nouveau  continent,  la  race  aborigène  conquise  et 
remplacée  par  une  race  étrangère  plus  robuste?  ou  bien  sont-ils 
venus  euxHnémes  d'une  autre  région,  partout  traqués,  toujours 
fuyant?  C*est  dans  le  lobe  de  l'oreille,  perforé  à  cet  usage ,  que  les 
Matabilis  portent  la  gourde-tabatière;  peu  d'entre  eux  fument,  mais 
priser  est  pour  eux  une  passion  générale,  et  voici  comment  ils  s'y 
prennent  :  on  verse  dans  le  creux  de  sa  main,  à  l'aide  d'une  cuillère 
d'ivoire,  la  moitié  de  la  tabatière,  et  alors  on  s'assied  bien  à  l'aise 
seu9  un  buisson;  là,  dans  un  recueillement  solennel,  on  aspire  vi- 
gwireusemeut  tout  le  tabac  d'un  seul  coup,  et  il  résulte  de  cet  acte 
un  bonheur  inexprimable  qui  se  calcule  par  l'abondance  des  larmes 
arrachées  au  priseur.  Déranger  brusquement  une  société  livrée  à 
œtte  sérieuse  délectation  serait  le  fait  d'un  manant  étranger  aux 
lois  de  la  civilité  et  du  bon  goût. 

Au  bas  d'une  éminence  riche  en  pâturages ,  dans  une  douce  et 
fertile  vaHée,  bassin  d'environ  quatre  lieues  de  circonférence,  borné 
au  nord  et  au  nord-est  par  les  monts  Kurrichanes,  d'où  s'échappe 
la  rivière  Mariqua ,  dans  un  pays  désormais  largement  cultivé ,  et 
jadis  habité  par  les  Baharootzis,  s'élève  le  douair  militaire  de  Mosega, 
et  quinze  autres  des  principaux  kraals  du  grand  roi;  là  aussi  vivaient 
avec  leurs  familles  des  nûssionnaires  américains  dont  les  conseils  de- 
vaient être  utiles  aux  voyageurs.  Les  sauvages  assiégeaient  toujours 
les  wagons,  demandant  du  tabac  à  priser  avec  tant  d'insistance,  qu'il 
fallait  de  temps  à  autre  disperser  la  foule  à  coups  de  fouet ,  et  cela 
n'a  rien  de  fort  extraordinaire;  à  Flores,  la  plus  occidentale  des 
Âçores,  jetez  le  reste  d'un  cigarre,  et  vingt  enfans  se  battront  dans 
la  poussière  pour  le  ramasser. 

Moselekatse  tenait  alors  sa  cour  dans  un  autre  kraal,  situé  à  dix- 
huit  lieues  au  nord;  prévenu  de  l'arrivée  des  blancs,  il  leur  envoya 
souhaiter  la  bienvenue.  La  fMrésence  des  missionnmres  est  sans  doute 
ce  qui  éloigne  de  Mosega  ce  despote  insensé;  ne  sont-ils  pas,  quoir- 
que  soumis  à  son  bon  plaisir,  de  génans  témoins  de  ses  extravagantes 
cruautés?  Les  voyageurs  se  mirent  en  route  le  lendemain  matin , 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SOUS  les  auspices  du  deputy-governor  de  sa  majesté;  ce  grotesque 
personnage,  assis  sur  le  devant  des  chariots,  s'était  emparé  sans 
façon  du  cloak  de  Cœur-de-Lion ,  et  le  pauvre  cuisinier,  voyant  son 
manteau  frotter  à  nu  la  peau  grasse  et  huileuse  du  sauvage,  était  le 
dernier  à  rire  de  cette  familiarité.  Un  interprète  converti  par  les 
missionnaires.  Baba,  accompagnait  ce  cortège,  dont  la  marche  n'é- 
tait rien  moins  que  triomphale,  les  Hottentots  tremblant  déjà  de  pa- 
raître devant  Moselekatse. 

Les  villages  matabilis  sont  formés  de  huttes  rondes  fort  basses,  dis- 
posées circulairement  et  adossées  à  une  barrière  d'épines  haute  de 
six  pieds  environ;  l'ouverture,  par  laquelle  il  faut  entrer  en  rampant 
sur  les  genoux  et  sur  les  mains,  est  tournée  en  dedans,  et  donne 
sur  une  espèce  de  place  circulaire  aussi ,  qui  sert  de  parc  au  bétail. 
Malgré  la  proximité  de  ces  villages,  assez  considérables  pour  fournir 
cinq  mille  combattans,  le  gibier  se  montrait  toujours  abondant;  tantôt 
c'étaient  de  redoutables  troupes  de  buffles  assiégées  dans  les  lacs, 
harcelées  dans  la  plaine,  tantôt  des  rhinocéros  solitaires  pris  dans 
les  labyrinthes  de  haies  factices  solidement  enlacées ,  pièges  infail- 
libles d'où  la  béte  ne  peut  plus  sortir. 

Bientôt  il  fallut  quitter  la  vallée  et  aborder  les  Ktirrichanes  Moun- 
fains,  dont  le  versant  est  décoré  de  magnifiques  arbres  embellis  de 
lianes  élégantes  qui  là ,  comme  dans  tous  les  climats  tropicaux ,  se 
suspendent  en  festons  fleuris  aux  plus  hautes  branches,  et  balancent 
sur  la  tête  du  passant  leurs  thyrses  embaumés.  D'ailleurs,  c'était  alors 
le  printemps  dans  l'hémisphère  austral;  la  pluie  tombait  par  intervalle 
avec  tant  de  forde,  que  la  terre  imbibée  donnait  à  toutes  les  racines 
une  sève  plus  vigoureuse;  le  tonnerre  grondait;  l'atmosphère  chaude 
favorisait  aussi  les  développemens  d'une  végétation  renouvelée.  Des 
montagnes  étagées  en  gradins,  des  vallons  ombragés,  des  ruisseaux 
coulant  à  pleins  bords,  un  ciel  alternativement  bleu  et  tacheté  de 
nuages  noirs  pleins  d'éclairs,  que  faut-il  de  plus  pour  compléter  ces 
admirables  paysages  que  le  voyageur  ému  contemple  avec  reconnais- 
sance, comme  si  la  nature  les  avait  composés  exprès  pour  lui? 

Il  y  a  douze  ans  qu'une  populeuse  cité  de  Baharootzis  occupait  ce 
versant;  les  restes  de  cette  tribu,  détruite  par  Moselekatse,  se  sont 
dispersés  dans  les  montagnes.  Quelles  terribles  révolutions  s'accom- 
plissent inaperçues  parmi  ces  sauvages,  dont  toute  la  politique  con- 
siste à  s'exterminer  les  uns  les  autres!  Arrivés  là,  les  chasseurs  furent 
avertis  par  un  héraut  que  sa  majesté  les  recevrait  le  lendemain  seu- 
lement, et  qu'ils  eussent  à  attendre.  «  Cet  imbongo,  chargé  de  procla- 


EXPÉDITlOPr  DU  CAPITAINE  HARRIS.  221 

mer  les  titres  du  roi,  sortit  tout  à  coup  du  kraal ,  pour  nous  donner 
un  aperçu  de  la  biographie  de  sa  majesté,  dit  le  capitaine  Harris. 
Marchant  doucement  vers  les  chariots,  il  commença  la  scène  par  un 
rugissement  et  un  bond ,  imitation  frénétique  des  allures  du  roi  des 
animaux;  puis,  plaçant  son  bras  devant  sa  bouche  et  le  balançant 
comme  une  trompe,  pour  représenter  Téléphant,  il  le  leva  tout  droit 
par-dessus  la  tôte  et  fit  entendre  une  espèce  de  cri  strident;  ensuite 
il  marcha  comme  Tautruche  sur  la  pointe  du  pied ,  et ,  prosterné 
humblement  dans  la  poussière,  il  se  mit  h  pleurer  comme  un  enfant. 
Dans  les  entr'actes,  il  racontait  les  exploits  et  les  prouesses  de  son 
maître  à  si  haute  voix,  qu'il  en  faisait  retentir  les  échos^  Cet  athlé- 
tique sauvage,  haut  de  six  pieds  anglais,  nu  comme  au  jour  où  il 
était  né,  surexcité  par  celte  pantomime  violente,  s'arrêta  enfin,  la 
bouche  contournée  et  inondée  d'écume,  le  corps  ruisselant  de  sueur, 
les  yeux  étincelans.  » 

Nous  ne  dirons  rien  des  grands  personnages  qui  successivement 
vinrent  au-devant  de  la  caravane,  ni  môme  du  page  Mohanycom, 
chargé  d'apporter  les  félicitations  du  monarque;  leur  mission  était 
de  faire  l'inventaire  de  tous  les  objets  contenus  dans  les  chariots,  et 
d'en  donner  le  détail  à  leur  maître ,  qui ,  mourant  d'envie  de  voir 
par  ses  yeux  les  belles  choses  destinées  à  lui  être  offertes,  ne  tarda 
pas  à  se  montrer.  A  mesure  qu'il  avançait,  les  chefs  de  sa  suite  pous- 
saient un  grand  cri  et  brandissaient  leurs  épieux;  suivait  une  troupe 
de  femmes,  la  calebasse  de  bière  sur  la  tête;  deux  hérauts,  sautant, 
caracolant,  chargeant  la  foule  avec  leurs  courts  bâtons,  hurlaient 
tous  les  glorieux  titres  du  souverain,  et,  sur  sa  route,  le  peuple  ré- 
pétait: Uahjah!  Eaiyah!  L'expression  du  despote,  singulièrement 
pénétrante,  vive,  défiante,  n'était  pas  trop  désagréable;  il  est  grand, 
bien  tourné,  agile,  quoique  déjà  d'un  certain  embonpoint;  la  dignité 
de  ses  manières,  la  justesse  de  ses  questions,  la  finesse  de  son  re- 
gard scrutateur  guettant  les  réponses,  tout  dénote  en  lui  l'homme 
supérieur  aux  barbares  qu'il  domine  de  toute  sa  hauteur.  Trois 
plumes  vertes  de  perroquet  placées  sur  la  tête  (deux  en  avant  et  une 
en  arrière),  un  seul  rang  de  petits  grains  de  verre  bleu  passés  au 
cou,  voilà  tous  ses  ornemens  royaux;  il  est  nu,  sauf  la  ceinture, 
devant  et  derrière  laquelle  pendent  deux  queues  de  léopard.  Pour 
s'entendre,  il  fallut  trois  interprètes,  qui  faisaient  passer,  les  paroles 
des  interlocuteurs  d'abord  en  bechuana,  puis  en  hollandais,  puis  en 
anglais,  et  vice  versa. 

Les  présens  furent  placés  devant  Moselekatse  par  le  Parsi,  çtle 

TOMB  I.  15 


322  RBVUE  DBS  DBCX  UONBfiS. 

grand  roi»  ne  pouvant  plus  garder  la  gravité  imperturbable  digne  de 
son  rang»  s'oublia  devant  toute  rassemblée  au  point  de  mordre  son 
pouce  et  d'ouvrir  les  yeux  si  grands  ^u'il  eût  vu  ses  oreilles,  selon 
l'expression  chinoise,  et  alors  il  se  mit  à  se  frotter  la  poitrine  «comme 
un  gamin  devant  un  beau  morceau  de  pain  d'épice,  en  criant  :  Mo- 
nantie  twrUa!  que  c'est  beau,  que  c'est  boni  » 

Comme  le  lecteur  n'aurait  pas,  à  entendre  la  nomenclature  de  ces 
présens,  la  dixième  partie  de  la  joie  qu'éprouva  Moselekatse  à  les 
posséder  du  regard,  nous  lui  en  ferons  grâce;  toutefois  nous  laisse- 
rons le  capitaine  raconter  lui-même  l'effet  produit  par  la  prodigieuse 
houppelande  :  «  Il  se  leva  brusquement,  gros  d'une  grande  idée^  et 
@t  signe  au  Parsi  d'approcher  et  de  l'aider  à  se  revêtir  de  l'habit; 
ainsi  arrangé,  il  se  secoua  à  plusieurs  reprises  en  regardant  sa  per- 
sonne dans  un  miroir  avec  une  évidente  satisfaction.  Puis  il  voulut 
habiller  à  son  tour  le  page  Mohanycom,  afin  de  s'assurer  si  le  vête- 
ipent  faisait  aussi  bien  par  derrière;  une  fois  ce  point  difficile  dû- 
ment éclairci,  le  despote  jeta  bas  sa  ceinture,  et,  se  montrant  inpuris 
ncUuralibuSy  il  commanda  à  toute  la  cour  de  l'assister  dans  une  opé- 
ration bien  autrement  compliquée,  à  savoir  de  le  faire  entrer  dans 
une  paire  de  culottes  de  tartan.  » 

On  conçoit  avec  quel  empressement  le  roi  des  Matabilis  fit  em- 
porter ces  richesses,  précieuses,  auxquelles  il  joignit  les  pantalons  de 
soie  rouge  du  Parsi,  sous  prétexte  qu'on  avait  oublié  de  les  lui  don- 
ner. Jusqu'alors  son  vêtement  de  cérémonie,  son  habit  de  cour,  avait 
consisté  en  un  tablier  composé  de  lanières  de  peau  de  chèvre  noire, 
chargé  de  colifichets,  de  verroteries  enlacées  de  la  façon  la  plus 
bizarre  et  la  plus  capricieuse.  Ses  visites  aux  wagons  devinrent  fré- 
quentes, trop  fréquentes  même;  il  était  difficile  de  soustraire  à  sa 
vue  certains  articles  trop  indispensables  pour  pouvoir  lui  être  offerts, 
et  sa  majesté,  furetant  partout,  ouvrant  les  coffres,  faisait  une  revue 
exacte  et  parfois  une  razzia  effrayante,  choisissant  tantôt  des  colliers 
pour  ses  femmes,  tantôt  des  souliers  pour  lui.  Quelquefois,  vêtu  du 
splendide  duffel,  il  s'asseyait  au  milieu  de  sa  cour  sur  une  chaise 
empruntée  aux  voyageurs,  et  Taisait  allumer  six  chandelles  de  cire, 
provenant  de  la  même  source,  pour  mieux  illuminer  sa  radieuse 
personne.  Souvent  sa  majesté  s'enivrait  d'outchtiaUay  espèce  de  bière 
faite  avec  du  grain  kafre  fermenté;  tout  le  jour,  on  voyait  de  longues 
files  de  femmes  arriver  en  chantant  vers  le  kraal  royal,  portant  sur 
leurs  têtes  des  tasses  pleines  de  ce  breuvage.  Au  reste,  il  envoyait 
lui-même  des  bœufs  et  de  vieilles  vaches  à  ses  hôtes;  ils  n'avaient  à 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINB  HARRIS.  223 

se  plaindre  que  de  sod  importunité.  De  hardis  trafiquans  s*étaient 
plus  d'une  fois  montrés  à  sa  cour,  et  l'appât  du  gain  arrêtait  en  lui 
les  instincts  sanguinaires. 

La  chasse  aux  éléphans  est  le  privilège  exclusif  du  souverain.  Ce- 
pendant il  accorda,  volontiers  aux  deux  Anglais  la  permission  de  se 
livrer  à  ce  plaisir  de  prince;  mais  le  point  important  était  de  pouvoir 
obtenir  la  liberté  de  retourner  par  la  rivière  Xaal,  et  aucun  des  inter- 
prètes n'osait  faire  cette  demande  à  Moselekatse,  parce  que  des  émi- 
grans  avaient  été,  sur  cette  même  route,  surpris,  pillés  et  massacrés 
par  les  Matabilis;  une  armée  venait  d'être  mise  sur  pied  pour  conti- 
nuer la  campagne  contre  d'autres  colons,  et  Moselekatse  éprouvait 
la  plus  grande  répugnance  à  parler  et  à  entendre  parler  de  cette 
guerre  sourde  faite  par  les  sauvages  aux  blancs  de  la  contrée.  Les 
wagons  capturés  sur  le  colon  Érasmus  et  sur  les  siens  étaient  là, 
dans  le  kraal  de  Kapain.  Malgré  la  défense  faite  par  les  deux  voya- 
geurs, les  stupides  Hottentots  ne  cessaient  de  questionner  les  pas- 
sans,  de  leur  demander  des  détails  sur  cette  fatale  expédition,  et  jl 
eût  sufB  d'un  mot  sur  ce  sujet  rapporté  au  roi  pour  encourir  sa  co- 
lère et  s'exposer  peut-être  à  éprouver  le  même  sort,  si  la  caravane 
s'obstinait  à  suivre  le  cours  de  Vaal  River.  Ainsi,  d'une  part,  Mo- 
selekatse, avec  toute  l'adresse  du  sauvage,  cherchait,  par  ses  bonnes 
manières,  à  effacer  Fimpression  fâcheuse  que  produisait  parmi  les 
blancs  cette  attaque  accompagnée  d'un  massacre  général;  de  l'autre, 
feignant  d'ignorer  cet  événement  capital,  les  voyageurs  faisaient 
peu  à  peu  des  cadeaux  au  roi,  achetant  ainsi  les  promesses  et,  pour 
ainsi  dire,  le^  passeports  qu'ils  voulaient  lui  arracher. 

Andries  trahissait  ses  maîtres  et  les  sacrifiait  h  la  cupidité  du  Ma- 
tabili;  il  cherchait  à  décourager  les  gens  de  la  troupe  en  leur  faisant 
peur  des  flèches  empoisonnées  des  Bushmans.  Après  avoir  exigé 
successivement  tout  ce  qui  pouvait  lui  être  accordé,  Moselekatse 
voulut  avoir  la  tente.  Les  chasseurs  refusaient,  se  réservant  ce  cadeau 
comme  un  dernier  moyen  de  triompher  des  répugnances  du  despote. 
Enfin,  ennuyé  sans  doute  de  la  présence  de  cette  caravane,  Mosele- 
katse consentit  à  laisser  partir  le  capitaine  et  sa  troupe  par  la  route 
désirée,  et  à  leur  fournir  des  guides  comme  sauve-garde,  au  cas  où 
ils  rencontreraient  l'armée,  qui  revenait  de  son  expédition,  sous  les 
ordres  du  ministre  Kapili;  il  consentit  à  tout  cela  pour  une  masse 
imposante  de  grains  de  verre!  La  tente  lui  fut  aussi  cédée,  et,  tandis 
qu'il  se  complaisait  à  se  coucher  dans  sa  nouvelle  maison,  à  essayer 
Ton  après  l'autre  sur  sa  personne  les  cent  colifichets  dont  il  se 

15. 


^t3U  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyait  possesseur,  nos  deux  voyageurs  songèrent  à  se  mettre  en 
marche. 

Nous  passerons  sous  silence  les  curieux  détails  que  donne  le  capi- 
taine Harris  sur  Tintérieur  de  Moselekatse,  sur  son  sérail ,  sur  ses 
femmes,  parmi  lesquelles  gémit  une  petite  Griqua  prisonnière,  fille 
d'un  chef  de  Bechuana  tué  avec  les  siens  sur  les  bords  de  cette  fatale 
rivière  Vaal,  et  nous  quitterons  avec  eux  la  cour  de  cet  ignoble  sau- 
vage, dont  on  rit  un  instant,  puis  dont  on  a  horreur  et  dégoût  au 
bout  de  quelques  pages ,  comme  après  quelques  jours  de  résidence 
près  de  lui.  Les  plus  barbares  d'entre  les  souverains  n'oublient  pas 
que,  s'ils  sont  rois,  il  y  en  a  d'autres  qu'eux  sur  la  terre,  et,  bien 
qu'il  se  croie  le  plus  grand  monarque  du  monde,  Moselekatse  daigna 
s'informer  du  roi  Guillaume,  du  nombre  de'scs  troupeaux,  et  charger 
ces  messieurs  de  le  complimenter  de  sa  part. 

Une  fois  en  paix  avec  Moselekatse,  les  voyageurs  n'avaient  rien  à 
craindre  des  autres  tribus,  ils  pouvaient  parcourir  librement  le  désert, 
et  commencer  ce  qui  les  tentait  le  plus,  la  chasse  aux  éléphans,  le 
plus  noble  des  sports.  N'oublions  pas  que  les  chevaux  boitent,  que 
les  bœufs  s'égarent  la  nuit,  et  que  les  Hottentots  s'enivrent  si  bien, 
qu'il  faut  les  dénicher  sous  les  buissons;  et,  tout  en  suivant  la  cara- 
vane dans  le  sud-est ,  faisons  cette  dernière  observation  à  propos  de 
Moselekatse  :  que,  dans  les  divers  degrés  de  barbarie  ou  de  civilisa- 
tion, les  peuples  sont  portés  à  baiser  la  main  qui  les  opprime,  parce 
qu'elle  est  forte,  et  que  rien  ne  ressemble  tant  à  une  nation  sauvage 
qu'une  nation  abâtardie;  toutes  les  deux  sont  en  enfance,  l'une  n'en 
sort  pas  encore,  l'autre  y  est  retombée. 

Nous  voici  sur  les  bords  de  la  Moriqua  :  elle  sort  de  dessous  une 
haie  de  magnifiques  arbres  épineux  et  traverse  de  beaux  pAturages 
semés  çà  et  là  de  grands  acacias  à  fleur  jaune;  des  mimosas  groupés 
en  petits  massifs  forment  des  oasis  d'ombre  où  viennent  s'abriter  les 
pintades.  Plus  loin,  sur  la  rive  nord,  s'étend  une  plaine  bordée  de 
montagnes  bleues;  des  mokaalas  Sixxx  feuilles  en  parasol,  plantés  in- 
distinctement dans  l'immensité,  sont  comme  la  bannière  autour  de 
laquelle  se  rallient  et  dorment  les  gnoos,  les  sassaybys  [acronatus 
lunata  )  et  les  hartebests.  Parfois  des  sauvages  assez  doux  se  laissent 
voir  au  passage,  et  quelque  monstrueux  rhinocéros  met  la  caravane 
en  émoi.  Mais  dès  le  lendemain  matin,  au-dessus  des  buissor.s,  tout 
au  haut  d'un  arbre,  le  capitaine  Harris  aperçoit  une  tête  gracieuse 
qui  se  balance  au  bout  d'un  cou  droit  comme  un  pin  :  c'était  tlie  long 
:!i02cght  giraf/cy  la  giraffe  après  laquelle  il  avait  si  long-temps  soupiré. 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINE  HARRIS.  225 

Quel  temps  de  galop  sur  les  traces  de  la  majestueuse  bête  !  Le  cheval 
tombe  dans  un  trou ,  le  chasseur  fait  une  culbute  (  ce  n'était  pas  la 
première),  mais  qu'importe? Tanimal  est  blessé,  et  la  victoire  reste 
au  cavalier  moulu  dans  sa  chute.  Combien  de  pareils  exploits  dans  ce 
livre ,  et  toujours  racontés  de  la  manière  la  plus  variée  et  la  plus  di- 
vertissante  I  Ces  combats  d'un  Européen  contre  de  gros  quadrupèdes 
presque  fabuleux  pour  nous  rappellent  les  histoires  (  nous  ne  dirons 
pas  les  contes  ),  les  légendes  héroïques  et  chevaleresques  de  FHippo- 
griphe ,  de  la  Chimère  et  de  la  Tarasque ,  avec  cette  différence  tou- 
tefois ,  qu'ici  l'homme  a  sous  ses  mains  des  armes  trop  sûres  poiur 
que  le  fantastique  puisse  intervenir  dans  la  lutte.  Cette  promenade 
triomphante  conduisit  les  deux  chasseurs  aux  bords  du  Tolaan-Riverj 
dans  un  isthme  délicieux  où  ils  visitèrent  le  fils  de  Moselekatse,  an 
aristocratie  and  intelligent  lad,  de  quatorze  à  quinze  ans.  Le  con- 
quérant qui  fonde  un  empire  et  une  dynastie  est  fier,  hautain,  or- 
gueilleux de  ses  exploits,  mais  il  s'appuie  sur  lui-même;  le  fils  du 
conquérant,  même  chez  les  sauvages,  se  montre  seulement  vain,  c'est- 
à-dire  glorieux  de  ce  qu'il  n'a  pas  gagné,  d'une  position  toute  faite. 

Le  1"  novembre,  au  matin,  parut  un  corps  de  guerriers  matabilis, 
qui  chassaient  devant  eux  un  large  troupeau  de  bœufs;  ils  se  diri- 
geaient vers  le  kraal  du  souverain;  ces  bœufs  étaient  le  butin  pris 
sur  les  émigrans,  ces  soldats  ceux  de  Kapili.  Le  pays,  de  plus  en  plus 
varié,  présentait  des  cascades,  des  bois,  et  dans  le  lointain  les  monts 
Kashan.  Toutefois  la  rencontre  de  bergers  matabilis  armés  de  lances 
et  de  boucliers  et  plus  nombreux  qu'ils  ne  l'auraient  désiré,  rendait 
de  temps  à  autre  la  position  des  voyageurs  assez  précaire.  Encore 
teints  du  sang  des  Hollandais,  exaltés  par  cette  victoire  récente ,  en 
guerre  contre  tout  homme  blanc,  ces  Kafres  hideux  regrettaient 
qu'une  escorte  royale  mît  les  étrangers  à  l'abri  de  leurs  coups.  Aussi 
ce  fut  une  double  joie  pour  le  capitaine  Harris  de  s'éloigner  du  mi- 
lieu de  ces  kraais  et  de  rencontrer  pour  la  première  fois  des  traces 
d'éléphans. 

Tout  en  suivant  les  monts  Kashan,  la  caravane  était  à  chaque 
instant  assaillie  par  les  lions;  les  excursions  produisaient  aussi  des 
résultais  de  jour  en  jour  plus  satisfaisans.  Un  water-buck  (aigocerus 
ellipsipryjnnus]  tomba  sous  les  balles  du  capitaine  :  il  prétend  être 
le  seul  Européen  qui  ait  jamais  tiré  sur  ce  curieux  animal,  connu 
dans  la  science  depuis  dix  ans  à  peine.  Ses  yeux  sont  larges  et  bril- 
lans,  ses  boispesans,  blancs,  légèrement  cannelés,  longs  de  trois  pieds, 
presque  perpendiculaires  à  la  tête;  les  pointes  se  recourbent  en 


326  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avant;  le  cou  est  garni  d'une  crinière,  la  queue  touffue  à  son  extré- 
mité. La  femelle  n'a  pas  de  bois.  Enfin ,  un  soir,  après  s'être,  avec 
l'aide  des  sauvages,  fortement  retranchés,  de  peur  des  lions,  chaque 
nuit  plus  nombreux,  les  chasseurs,  campés  sur  une  hauteur,  mirent 
le  feu  aux  herbes  de  la  plaine  pour  refouler  les  éléphans  dans  un  en- 
droit donné;  ils  avaient  vu  la  veille  trois  Uonnes  couchées  près  du 
cadavre  gigantesque  d'un  de  ces  animaux,  et,  en  avançant,  ils  trou- 
vèrent le  sol  horriblement  foulé  par  les  pieds  d'une  troupe  nombreuse 
qui  avait  pris  sa  route  vers  les  montagnes.    . 

Les  monts  Kashan,  courant  nord  et  sud,  renferment  les  sources  de 
toutes  les  rivières  qui  se  déversent  à  l'ouest  dans  l'Atlantique,  à  l'est 
dans  le  canal  de  Mozambique.  Une  population  heureuse  de  Bechuanas 
occupait  ces  contrées  avant  que  Moselekatse  l'eût  détruite;  un  faible 
reste  des  tribus  conquises  habite  encore  ces  rocs  creusés  par  des 
torrens  innombrables,  et  ce  fut  un  sauvage  de  la  nation  des  Ba- 
quanas,  haut  de  près  de  six  pieds  français ,  qui  vint  annoncer  aux 
deux  voyageurs  la  présence  d'une  belle  horde  d'éléphans.  Aussitôt, 
traversant  des  forêts  remplies  de  babouins,  ils  arrivent  sur  la  trace, 
mais  des  jours  se  passent  avant  qu'on  puisse  atteindre  la  bande; 
rhinocéros  blancs,  hyènes,  sangliers,  buffles,  se  lèvent  devant  eux; 
aigles  et  vautours  planent  sur  leurs  tètes;  ils  vont  toujours.  La  mous- 
son verse  ses  pluies,  le  tonnerre  gronde  avec  fureur,  ébranlant  les 
montagnes;  les  éclairs  illuminent  un  horizon  de  ténèbres  effrayantes; 
les  bœufs  se  perdent  dans  l'obscurité;  les  chariots,  battus  par  la  tem- 
pête, vacillent  sur  les  essieux ,  s'enfoncent  dans  les  sables  des  ri- 
vières; les  chevaux  sont  dans  l'eau  jusqu'aux  genoux,  sur  un  sol  dé- 
trempéi  enfin,  à  la  première  éclaircie,  la  trace  perdue  se  retrouve, 
elle  est  plus  fraîche,  l'éléphant  est  là.  Laissons  le  héros  de  la  chasse 
parler  lui-même  :  a  Là,  à  notre  inexprimable  satisfaction ,  nous  dé- 
couvrîmes un  grand  troupeau  de  ces  animaux  long-temps  cherchés, 
qui  broutaient  nonchalamment  à  l'entrée  du  vallon;  notre  attention 
avait  été  dirigée  de  ce  côtéipar  une  forte  émanation  que  nous  appor- 
tait la  brise.  N'ayant  jamais  vu  le  noble  éléphant  dans  ses  forêts 
natales,  nous  fixions  nos  regards  sur  lui  avec  un  indicible  intérêt; 
Andries  était  si  agit^,  qu'il  ne  pouvait  articuler  une  parole.  Les  yeux 
ouverts ,  les  lèvres  tremblantes,  il  poussa  enfin  ce  cri  :  Dar  stand  de 
oliphantj  Deux  Matabilis  furent  envoyés  vers  les  éléphans  pour  les 
amener  en  bas  dans  la  vallée,  que  nous  remontâmes  lentement,  sans 
bruit,  contre  le  vent.  Arrivés  à  trois  cents  pas  environ ,  nous  pres- 
sâmes nos  chevaux  et  primes  une  position  plus  élevée,  dans  un  vieux 


EXPÉDITION  DU  CAFITAHIB  BLàRRIS.  917 

village  construit  en  pierre.  Les  cris  des  sauvages»  qui  se  montrèrent 
en  haut  frappant  leurs  boucliers,  firent  que  les  animaux  marchèrent 
sans  nous  voir,  de  notre  côté,  jusqu'à  vingt  pas  de  Tembascade.  Le 
groupe  était  de  neuf,  toutes  femelles  à  larges  défenses.  Nous  choi- 
sîmes la  plus  heXie  et,  avec  le  plus  grand  sang-froid,  lui  envoyantes 
une  décharge  ëe  cinq  balles;  eUe  tomba ,  se  remit  un  peu,  poussa 
un  petit  cri  de  désespoir,  tandis  que  les  autres,  redressant  leurs 
trompes,  gravirent  la  colline  avec  la  plus  grande  vitesse,  leurs  larges 
oreilles  en  éventatt  clapotant  sur  les  joues  en  raison  de  la  rapidité  de 
leur  course,  i» 

£n  se  retournant,  les  chasseurs  voient  une  seconde  vallée  en- 
tourée de  colUnes  pierreuses  et  nues,  traversée  par  un  petit  ruisseau, 
paysage  immense,  pan(H*ama  UDk]ue,  entièrement  couvert  d*élè- 
phansi  La  nuit,  au  milieu  de  Torage  et  du  vent,  ces  gigantesques 
animaux ,  horriblement  troublés  dans  leur  habituelle  quiétude,  pas- 
saient près  des  voyageurs  en  poussant  avec  leurs  trompes  une  plainte 
ou  un  cri  de  colère  pareil  à  Téclat  de  la  trompette. 

Cependant  le  capitaine  Harris  éprouva  un  sentin^nt  de  pitié  pour 
les  pauvres  bétes  si  impitoyablement  harcelées;  ce  fut  lorsqu'un  de 
ces  beaux  quadrupèdes,  en  tombant  près  de  son  petit  trop  jeune 
encore  pour  fuir,  rappela  à  Tofficier  anglais  son  propre  éléphant,  sa 
monture  favorite  dans  ses  courses  à  travers  les  jungles  de  Tlnde. 
Comme  pour  venger  leurs  sujets  (quils  ne  ménagent  guère  eux- 
mêmes),  les  lions,  rois  du  désert,  attaquaient  le  camp  en  plein 
jour,  et  il  faUait  les  repousser  à  coups  de  fusil  du  haut  des  chariots; 
il  y  en  avait  de  tout  âge,  depuis  le  lionceau  encore  sans  crinière, 
jusqu'au  vieux  lion  si  décrépit  qu'il  n'avait  plus  de  dents ,  et  ne 
daignait  pas  prendre  la  fuite.  Assurément,  pour  qu'un  animal  arrive 
à  ce  degré  de  vieillesse  et  meure  dans  son  gîte  de  mort  naturelle ,  il 
faut  qu'il  règne  en  maître  sur  ses  nombreux  ennemis,  et  qu'il  s'en 
fasse  craindre  môme  quand  il  n'a  plus  la  force  de  se  défendre. 

Sur  les  bords  du  Limpopo,  le  crocodile  et  l'hippopotame,  amphibies 
tous  les  deiàx,  se  partageaient  l'empire  des  eaux  et  se  disputaient  la 
possession  des  marais  et  des  grève».  La  chasse  du  dernier  de  ces  ani- 
maux n'était  ]|bs  sans  danger,  et  elle  présentait  aussi  des  difficultés 
particulières,  en  ce  que  l'hippopotame,  presque  cadié  sous  l'eau» 
ne  montrait  pour  point  de  mire  que  Textrémité  de  son  museau.  Sa 
chair  est  excellente;  elle  passe  môme  pour  une  des  délicacies  les  plus 
recherchées  sur  les  tables  hollandaises,  et  nos  deux  Anglais  ne  né- 
gligèrent pas  de  s'en  assurer  par  eux-mêmes.  Quant  aux  pieds  d'élé- 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

phant,  îls  les  déclarent  indignes  d'être  goûtés,  et  pareils  en  tout  à  de 
fortes  semelles  de  bottes. 

Celte  rivière  de  Limpopo  est  comme  le  point  auquel  viennent  se 
rallier  les  troupes  d'éléphans,  de  buffles,  d'hippopotames  et  de  rhi- 
nocéros, presque  à  l'exclusion  des  animaux  plus  faibles  qui  doivent 
nécessairement  aller  chercher  pâture  ailleurs.  Au  reste,  la  Providence 
a  fait  la  part.de  chacun  :  les  plus  gros,  comme  s'ils  craignaient  de 
trop  se  montrer  et  d'attirer  l'ennemi  de  trop  loin ,  se  tiennent  dans 
les  joncs,  sous  les  arbres,  dans  les  fossés;  les  petits,  au  contraire, 
quaggas,  antelopes ,  cerfs  de  toute  espèce ,  comptant  sur  l'agilité  de 
leurs  jambes ,  paissent  en  plaine. 

Il  fallait,  laissant  à  l'ouest  la  rivière  Limpopo,  traverser  au  nord  les 
monts  Kashan;  les  guides  de  Moselekatse  refusèrent  d'aller  au- 
delà,  parce  qu'ils  seraient  entrés  sur  le  territoire  de  Dingaan,  leur 
ennemi  acharné.  ((  Ces  montagnes,  dit  le  capitaine  Harris,  assuré- 
ment les  plus  hautes  de  l'Afrique  méridionale,  ne  sont  peut-être  pas 
aussi  élevées  qu'elles  le  paraissent,  parce  qu'elles  surgissent  brus- 
quement d'en  bas,  sans  transition  de  terrain.  Du  haut  d'une  des 
cimes  que  nous  gravîmes,  l'extraordinaire  réfraction  de  l'atmosphère 
nous  permit  d'apercevoir,  dans  la  direction  de  Delagoa,  une  très  loin- 
taine chaîne  d'autres  montagnes  courant  aussi  nord  et  sud,  que  l'on 
dit  être  la  limite  orientale  des  conquêtes  de  Moselekatse.  C'est  dans 
cette  région,  à  l'est  des  vallons  si  beaux,  mais  si  malsains,  dans  les- 
quels la  Vaal  prend  sa  source,  que  Triechard,  le  chef  des  premiers 
émigrans  hollandais,  alla  s'établir  sur  les  bords  de  ce  qui  semble  être 
une  large  rivière,  tributaire  du  Limpopo  au  dire  des  indigènes;  toute- 
fois la  source  et  le  cours  de  cette  rivière  sont  encore  inconnus.  Elle 
fut  découverte  par  Robert  Scoon.  » 

De  là,  les  voyageurs,  marchant  toujours,  observant  le  cours  des 
ruisseaux  et  la  direction  des  montagnes,  campèrent  sur  la  rivière  ^f a- 
chachochan,  au  lieu  même  où  périrent  les  Griquas,  vaincus  par  Mo- 
selekatse, car  ses  états  ont  été  conquis  à  la  pointe  de  la  lance;  il  a 
d'ailleurs  gagné  plus  de  terrain  que  de  sujets,  ce  qui  peut-être  n'est 
pas  contre  la  politique  d'un  prince  dont  les  troupeaux  sont  toute  la 
richesse.  Après  une  splendide  chasse  aux  giraffes,  fort  curieuse  en 
elle-même  et  par  les  détails  que  donne  le  capitaine  Harris  sur  les 
mœurs  de  ce  gracieux  animal,  la  caravane  tourna  définitivement  le 
dos  au  tropique  et  mit  le  cap  au  sud.  Bientôt  le  pays  devint  moins 
riant,  moins  peuplé  de  sauvages  et  d'animaux;  à  peine  rencon- 
trait-on quelques  gazelles  et  quelques  débris  errans  des  tribus  Be- 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINE  HARRIS.  229 

chuanas  décimées  par  le  lieutenant  de  Moselekatse.  Ces  pauvres 
gens,  assis  devant  leurs  huttes,  ne  répondaient  à  aucun  appel,  à 
aucune  avance,  pas  même  à  celle  d*une  tabatière  ouverte  et  tendue 
vers  eux.  Souvent  même  ils  paraissaient  si  misérables,  que  les  chas- 
seurs, en  passant,  leur  tuaient  un  buffle,  un  rhinocéros,  qu'ils  lais- 
saient sur  place  afln  qu'ils  pussent  s'en  repaître.  Ce  qui  inquiétait 
les  Bechuanas,  c'était  l'escorte  de  Matabilis  toujours  présente,  parce 
que  la  caravane  rentrait  dans  les  limites  du  territoire  de  Moselekatse, 
et  ce  fut  môme  avec  un  des  chefs  que  se  traita  en  dernier  ressort 
la  grande  question  du  retour  par  la  Vaal.  Le  seul  événement  qui 
marqua  le  voyage  jusqu'à  cette  rivière  fut  la  découverte  d'une  nou- 
velle espèce  d'antelope  du  sous-genre  aigoceros;  les  bois  de  cet  an- 
telope  sont  plats,  hauts  de  trois  pieds,  et  retombent  gracieusement 
sur  le  dos  en  forme  de  croissant. 

Le  16  décembre ,  il  fallut  dire  adieu  «  à  ces  forêts  enchanteresses 
de  Kashan ,  »  quitter  «  ce  paradis  du  sportsman ,  »  et  rentrer  dans  le 
désert,  où  l'eau  est  rare,  où  l'œil  n'a  plus  pour  se  reposer  la  verdure 
des  arbres  et  de  la  plaine.  L'escorte  des  Matabilis,  chargée  de  quel- 
ques nouveaux  présens  pour  le  souverain,  le  grand  éléphant  Mosele- 
katse, prit  le  chemin  de  Mosega;  les  Anglais  flrent  route  au  nord, 
tirant  çà  et  là  quelques  élans,  traversant  ruisseaux  et  fondrières, 
rencontrant  de  loin  en  loin  et  à  de  grandes  distances  des  sauvages 
de  la  tribu  indépendante  des  Barapootsis,  établis  aux  sources  de  la 
Vaal.  L'arrivée  aux  bords  de  cette  rivière  fut  saluée  par  les  Hotten- 
tots  à  grands  coups  de  fouet,  et  telle  était  la  soif  des  bœufs,  qu'ils 
trottèrent  en  sentant  l'eau;  les  hippopotames  se  baignaient  joyeuse- 
ment dans  cette  rivière,  plongeant  comme  des  loutres. 

Pareille  au  Kichna,  qui,  prenant  sa  source  à  vingt  lieues  du  rivage 
malabar,  va  se  jeter  dans  le  golfe  du  Bengale,  la  Vaal  part  de  derrière 
Delagoa-Bay ,  à  3  degrés  ouest  de  ce  port.  «  Joignant  le  cours  prin- 
cipal du  Great-Orange,  dont  elle  est  un  des  bras,  à  250  milles  géo- 
graphiques au-dessous  du  confluent  de  la  Chonapas,  elle  traverse  de 
Test  à  Touest  le  continent  africain  comme  une  grande  artère,  et  se 
décharge  dans  l'Atlantique.  »  Désormais  le  pays  à  parcourir  jusqu'à 
la  colonie  était  complètement  inexploré;  les  lions  et  les  sauvages 
inquiétaient  la  marche  de  la  pjetite  troupe  déjà  bien  diminuée,  quant 
au  bétail,  par  la  perte  d'un  bœuf  et  la  consommation  journalière 
que  les  hommes  et  les  animaux  de  la  plaine  faisaient  des  maigres 
brebis  achetées  à  Somerset;  le  capitaine  lui-même  souflrait  d'une 
chute  sur  les  pierres;  les  chariots,  à  demi  disloqués  et  chargés  de 


230  RBTUE  BES  DEUX  WONVES. 

dépouilles»  menaçaient  ruine.  Le  ^  décembre,  la  caravane  arriva 
devant  la  Nama-Hari  ou  Donkin  River;  cette  rivière  prend  sa  source 
à  cinquante  lieues  dans  Test,  à  moitié  chemin  entre  Port-Natal  et 
Delagoa-Bay»  dans  les  hautes  montagnes  qui  séparent  la  Kafrerie  du 
pays  des  Bechuanas.  La  chaleur  deveneit  accablante,  les  attelages 
périssaient  de  soif  et  de  fatigue  au  milieu  de  cette  contrée  désolée, 
si  rarement  rafraîchie  par  un  ruisseau;  et  ces  cours  d*ea«  si  rares, 
il  fallait  les  franchir,  travail  exorbitant  qui  achevait  d'abattre  à  tout 
jamais  ces  pauvres  bétes ,  souvent  liées  au  joug  douze  heures  de 
suite  sans  brouter  une  poignée  d*herbe. 

Trois  jours  entiers,  les  voyageurs  errèrent  dans  la  solitude,  ne 
sachant  si  les  traces  qu'ils  rencontraient  étaient  celles  des  Griquas 
on  celles  des  émigrans;  des  Bushmans  pygmées  et  des  buissons  nains 
animaient  seuls  ce  désert.  Aux  orages  de  la  mousson  déjà  passée 
succédait  le  simoun;  c'était  un  triste  christmas  pour  des  Anglais, 
désormais  privés  de  leur  tente,  et  tant  bien  que  mal  logés  dans  des 
chariots.  Enfin,  après  une  reconnaissance  poussée  sur  divers  points, 
on  trouva  des  squelettes  de  chevaux  «  et  des  lambeaux  de  corps  hu- 
mains, qui  furent  déclarés,  d*après  la  dimension  des  crânes,  appar- 
tenir à  des  HoUandais.  »  Voilà  tout  ce  qui  restait  d'une  troupe  d' émi- 
grans partis  dans  l'espérance  d'un  meilleur  avenir  I  Quelques  jours 
après,  «  assez  tard  dans  l'après-midi,  nous  donnâmes  dans  une  or- 
nière creusée  par  des  chariots,  dit  le  capitaine  Harris,  et  nous  tra- 
versâmes la  rivière  en  suivant  un  sentier  qui  nous  mena  à  un  camp 
d'émigrans  abandonné.  Leurs  huttes  de  roseaux,  désormais  désertes, 
offraient  un  abri  si  invitant,  que  nous  résolûmes  d'y  faire  halte  un 

jour ,  afin  de  reposer  nos  bœufs,  de  nettoyer  les  chariots,  et  de 

donner  aux  Hottentots  l'occasion  de  danser  en  l'honneur  du  nou- 
vel an.  d  Conçoit-on  ces  stupides  et  hideuses  figures  grimaçant  et 
sautant  sans  pitié  sur  la  place  temporairement  habitée  par  leurs 
maîtres,  leurs  amis,  peut-être  leurs  parens,  et  insultant  par  une 
orgie  aux  ruines  de  paiHe  et  de  jonc  de  ce  qui  fut  six  mois  la  colonie 
d'une  coloniel  Et  au  milieu  de  quel  paysage  cela  se  passait-il?  Le  voici  : 
a  Nous  traversâmes  une  étendue  de  terrain  d'environ  trois  lieues, 
bas  et  imprégné  de  sel,  rempli  de  mares  et  de  petits  lacs.  Le  nombre 
d'animaux  sauvages  rassemblés  dans  cette  plaine  humide  est  vrai- 
ment fabuleux;  les  routes  battues  par  leurs  marches  et  contre-mar- 
ches ressemblent  à  des  voies.  A  chaque  pas,  d'incroyables  troupeaux 
de  toute  espèce  de  gazelles  et  de  gnoos,  des  escadrons  de  quaggas 
communs  et  zébrés  exécutaient  leurs  évolutions  compliquées;  par- 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINE  HARRIS.  '        231 

fois  on  petit  groupe  d*autruches  vêtues  de  leurs  plumes  blanches 
jouaient  le  rôle  d'officiers  supérieurs  et  d'état-major  avec  tant  de 
vérité,  que  le  spectateur  ne  pouvait  s'empêcher  de  songer  à  une 
revue  de  cavalerie.  »  Et  devant  une  pareille  scène,  les  Hottentots 
buvaient! 

Ainsi  les  animaux  sont  redevenus  maîtres  des  plaines  qu'arrose  la 
Vaal;  elles  sont  immenses,  unies,  longues  à  traverser  au  pas,  mono- 
tones à  mourir;  la  nature ,  pour  abréger  l'ennui  du  voyageur,  y  a 
semé  sur  ses  pas  les  plus  gentilles  fleurs,  les  bulbeuses  surtout,  si 
odorantes  et  si  variées,  afin  que,  laissant  tomber  plus  près  de  lui  son 
regard  fatigué  d'un  horizon  sans  limites,  il  trouve  à  souhait  mille 
corolles  entr' ouvertes,  mille  parfums  odorans  qui  le  charment  et  le 
captivent.  Combien  de  fois  dans  la  vie  ne  trouve-t-on  pas  de  longues 
périodes  d'années  ainsi  faites,  où  tout  serait  ennui  si  Ton  ne  savait 
apprécier  dans  le  cercle  le  plus  restreint  les  plaisirs  simples  et  cachésl 

Au-delà  sont  les  monts  Wittebergen  ou  Quathiama,  large  cein- 
ture basaltique  qui  enserre  le  rivage  oriental  à  une  distance  de  vingt- 
neuf  à  trente  lieues  de  la  mer;  pays  peu  connu,  où  se  cachent  les 
sources  du  Caledon  et  du  Nu-Gareep,  où  vivent  retirées  beaucoup 
de  nations  sauvages,  parmi  lesquelles  plus  d'une  sont  cannibales, 
si  on  en  croit  les  rapports  de  hardis  missionnaires  français  qui,  les 
premiers,  ont  fait  connaître  les  tribus  des  Barimos  et  des  Ba-Mahon 
kanas. 

Traverser  ces  contrées  pendant  l'été  (décembre  et  janvier),  c'était 
choisir  le  meilleur  temps  pour  n'éviter  aucun  des  nombreux  incon- 
véniens  qui  les  rendent  presque  inhabitables  :  chaleur  suffocante, 
sources  rares,  marais  fétides,  mirage  éternel  qui  montre  aux  yeux 
fatigués  des  lacs  fuyansi  Mais  un  dernier  et  véritable  malheur  y 
attendait  la  caravane.  Des  débris  d'animaux,  des  huttes  creusées 
en  terre,  annonçaient  le  voisinage  des  Bushmans;  les  voyageurs  al- 
laient en  avant,  heureux  de  sentir  le  terme  prochain  de  leur  expé- 
dition, lorsqu'un  jour  a  plusieurs  fantômes  à  forme  humaine  se  des- 
sinèrent è  l'horizon ,  courant  à  toutes  jambes  vers  le  sommet  d'une 
colline  déjà  couverte  d'une  troupe  d'individus  de  même  espèce.  »  On 
entra  en  pourparler;  rien  ne  se  passa  d'extraordinaire  ;  seulement 
on  veilla  bien  autour  des  wagons  durant  la  nuit,  tandis  que  les  Bush- 
mans allumèrent  des  feux  sur  les  hauteurs.  Le  lendemain,  la  petite  . 
troupe  traversa  un  camp  d'émigrans,  désert  comme  le  premier,  passa 
tme  rivière  (la  Modder),  et  chemina  toujours,  escortée  de  près  ou  de 
loin  par  les  Bushmans.  Enfin,  une  nuit  les  bœufs  disparurent.  Ce 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

irétaient  pas  des  lions  qui  les  avaient  dévorés;  ils  venaient  d*ôtre 
enlevés  par  ces  pygmées,  qui,  retranchés  sur  une  éminence,  criaient 
avec  fierté  :  «  Les  voilà,  ils  sont  ici,  vos  bœufs;  venez  les  prendre,  si 
vous  êtes  des  hommesl  y>  11  fut  convenu  qu'on  ferait  contre  les  vo- 
leurs une  attaque  nocturne  à  la  manière  de  celles  de  Bas-de-Cuir 
contre  les  Peaux-Rouges,  mais  assurément  moins  sérieuse,  et  de  part 
et  d'autre  assez  grotesque.  Que  l'on  se  figure  cinq  ou  six  hommes 
montés  sur  des  «  squelettes  de  chevaux,  »  partant  à  minuit  pour 
assiéger  dans  leurs  trous  une  horde  de  Lilliputiens!  Après  cinq  heures 
d'attente,  le  jour  paraît,  les  fusils  armés  menacent  l'invisible  ennemi; 
mais,  au  lieu  des  pillards,  nos  deux  voyageurs  ne  trouvèrent  que  les 
cadavres  de  dix-neuf  de  leurs  bœufs,  dévorés  par  des  chiens.  La 
colère  des  chasseurs,  frustrés  dans  leur  vengeance,  dut  nécessaire- 
ment tomber  sur  les  innocens  quadrupèdes  de  la  plaine.  La  ressource 
dernière  était  de  monter  les  meilleurs  chevaux  et  d'aller  chercher 
du  secours.  Les  deux  Anglais  firent  route  au  sud,  et  leur  bonne 
étoile  les  mena  droit  à  un  camp  d'émigrans  hollandais.  Là  fiin't,  à 
vrai  dire,  leur  voyage  dans  ce  qu'il  a  d'aventureux.  De  nouveaux  atte- 
lages allèrent  rejoindre  les  wagons  et  les  conduisirent,  après  de  lon- 
gues journées  encore,  «  à  la  civilisation,  »  puis  à  la  colonie  du  capi- 
taine. Ainsi  cet  incident,  capital  en  lui-même,  mais  sans  suite  trop 
fâcheuse,  fut  comme  le  coup  de  vent  à  l'entrée  du  port,  qui  fait 
que,  pour  preuve  du  danger  couru,  on  mouille  en  rade  avec  quelques 
voiles  en  lambeaux. 

Les  voyageurs  rapportaient  une  ample  collection  de  dessins,  de 
peaux  préparées,  de  notes  et  de  magnifiques  souvenirs;  ils  venaient 
d'accomplir  une  excursion  non-seulement  périlleuse,  mais  dans  la- 
quelle il  avait  fallu  une  grande  énergie  morale  pour  se  tracer  une 
route,  une  courageuse  persévérance  pour  la  suivre  sans  dévier,  au 
milieu  des  obstacles  incessans  qui  naissaient  des  hommes  et  des 
choses.  Quant  aux  privations,  avaient-elles  été  sérieuses?  Je  laisse 
au  lecteur  le  soin  d'en  juger  par  ce  passage  :  «  Le  voyageur  dans 
l'Inde,  accoutumé  aux  aisances  que  procurent  une  tente  et  le  service 
des  domestiques,  peut  à  peine  se  faire  une  idée  des  mille  diffi- 
cultés, détresses  et  désappointemens  qui  attendent  le  chasseur  er- 
rant dans  le  désert  d'Afrique Rien  ne  peut  surpasser 

l'ennui  que  causent  les  Hottentots,  dont  l'indolence  nous  forçait  sou- 
vent à  nous  lever  la  nuit,  La  pluie,  qui  nous  poursuivait  sans  relâche, 
triplait  au  moins  le  decomfort  que  nous  éprouvions.  Je  ne  le  nie  pas, 
parfois  j'ai  soupiré  après  les  douceurs  auxquelles  nous  avons  été  ac- 


EXPÉDITIOX  DU  CAPITAINE  HARKIS.  233 

coutumes  (dans  l'Inde);  le  pain  et  la  viande,  avec  une  simple  tasse  de 
café  et  de  thé,  composaient  des  mois  entiers  tout  notre  ordinaire.  » 
Pauvres  gens  I  Mais  c'est  un  capitaine  du  génie,  un  officier  de  l'Inde 
qui  parle;  ses  vingt-cinq  serviteurs,  sa  haute  paie,  son  grade  élevé, 
l'ont  habitué  à  un  luxe  que  nous  ne  comprenons  guère. 

Nous  avons  pensé  qu'une  pareille  relation,  postérieure  à  celles 
de  Janssens,  de  De  Mist,  des  missionnaires,  et  peu  répandue  en 
Europe,  inconnue  en  France,  ne  serait  pas  sans  intérêt,  même  si 
rapidement  analysée.  Un  coup  d'œil  net  jeté  sur  les  solitudes  où  se 
passent  des  évènemens  d'une  mince  importance,  il  est  vrai,  mais 
bien  graves  cependant  au  point  de  vue  de  l'humanité,  des  détails  to- 
pographiques sur  cette  partie  de  l'Afrique  méridionale  comprise 
entre  les  frontières  de  la  colonie,  le  tropique  du  capricorne,  l'Océan- 
Atlantique  et  la  baie  de  Delagoa,  une  description  et  presque  une 
histoire  complète  des  tribus  conquérantes  et  des  tribus  conquises, 
ainsi  qu'une  indication  des  animaux  avec  lesquels  elles  partagent 
le  désert,  un  bon  nombre  de  données  géographiques  sur  des  fleuves 
et  des  rivières,  des  montagnes  et  des  collines  rarement  explorées 
dans  leur  ensemble,  voilà  ce  qui  recommande  l'ouvrage  du  capi- 
taine Ilarris  à  plus  d'une  classe  de  lecteurs.  Chasseur  passioimé,  na- 
turaliste habile,  le  capitaine,  versé  dans  la  littérature  de  son  pays, 
sait  varier  son  style,  jeter  çà  et  là  dans  ses  pages  de  beaux  vers,  des 
citations  choisies,  qui  rompent  la  monotonie  d'une  narration,  conter 
les  épisodes  avec  esprit  et  gaieté,  et  surtout  peindre  avec  ame  les 
paysages  variés  qui  se  déploient  devant  lui.  Il  voit  la  nature  sous 
ses  aspects  multiples,  et,  comme  il  l'aime  en  artiste  et  quelquefois 
en  poète,  il  comprend  et  fait  comprendre  qu'elle  est  toujours  pleine 
de  magniQcences  dans  les  mornes  pdturages  de  la  Vaal  comme  dans 
les  sublimes  forêts  qu'abritent  les  monts  Kashan. 

A  ce  livre  précieux  à  plus  d'un  titre  sont  joints  une  carte,  un  ap- 
pendice zoologique,  et  une  esquisse  de  l'émigration  des  colons  hol- 
landais dans  le  Natal  en  183G.  Cette  dernière  partie  de  l'ouvrage 
contient  des  détails  assurément  peu  connus  sur  la  marche,  les  éta- 
blissemens  temporaires  et  défmilifs  des  émigrans;  peut-être  ne  nous 
saura-t-on  pas  mauvais  gré  d'en  donner  ici  un  rapide  aperçu. 

«  L'abandon  de  la  colonie  du  Cap  par  les  anciens  habitans  hollan- 
dais est  sans  exemple  dans  l'histoire  des  possessions  anglaises,  dit 
le  capitaine  Harris.  Des  émigrations  partielles  n'ont  rien  de  rare, 
mais  il  s'agit  ici  d'un  corps  de  cinq  à  six  mille  individus  qui  ont,  d'un 
commun  accord,  déserté  le  lieu  de  leur  naissance,  le  toit  de  leurs 


S3&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pères,  pour  se  plonger  dans  les  déserts  non  frayés  de  rintérîeur,  bra- 
vant les  périls  et  le§  fatigues  d*un  voyage  dans  ces  contrées  solitaires, 
quoique  beaucoup  d'entre  eux  fussent  sur  le  déclin  de  Tâge,  et 
cherchant  une  nouvelle  patrie  sur  un  sol  étranger  et  inhospitalier.  » 

En  effet,  c'est  un  spectacle  extraordinaire  et  solennel  que  celui  de 
cette  troupe  de  colons  se  faisant  tout  à  coup  nomades,  marchant  avec 
une  obstination  résignée  droit  devant  eux ,  tournant  le  dos  aux  ha- 
bitations, s'enfuyant  vers  le  désert,  se  vouant,  eux,  leurs  femmes  et 
leurs  enfans,  à  tous  les  dangers  d'une  émigration  aventureuse,  et 
cela  pour  se  soustraire  à  la  domination  anglaise,  pour  se  créer  hors 
des  limites  reculées  de  la  colonie  une  patrie  quelconque.  Mais  quelles 
furent  les  causes  de  cette  détermination?  C'étaient  a  les  pertes  que 
leur  faisait  éprouver  l'émancipation  des  esclaves  (essayée  par  l'An- 
gleterre sur  des  sujets  conquis),  l'absence  de  lois  qui  pussent  les 
protéger  contre  les  déprédations  et  le  vagabondage  des  gens  sans 
aveu  qui  infestent  la  colonie,  et  surtout  l'état  peu  sûr  des  frontières 
de  l'est  et  l'insuffisant  appui  que  leur  prétait  le  gouvernement^  an- 
glais contre  les  attaques  des  Kafres,  qui  avaient  changé  en  soli- 
tudes les  lieux  les  plus  richement  cultivés.  » 

Ce  sont  là,  il  faut  en  convenir,  de  sérieux  griefs,  et  l'écrivain  an- 
glais lui-même  s'étonne  que  le  gouvernement  du  Cap  ait  si  long- 
temps négligé  d'apporter  à  cet  état  de  choses  des  remèdes  dictés  par 
a  la  raison,  la  justice  et  l'humanité.  »  Pris  au  dépourvu  par  une  me- 
sure qui  les  privait  brusquement  du  travail  des  esclaves,  sans  qu'ils 
eussent  eu  le  temps  de  s'y  préparer,  exposés  aux  incursions  des  sau- 
vages, sous  les  coups  desquels  a  ils  virent,  durant  bien  des  années, 
leurs  foyers  inondés  du  sang  de  leurs  parens  les  plus  proches  et  les 
plus  chers,  »  abandonnés  complètement  parles  nouveaux  maîtres, 
qui  semblaient  ne  voir  dans  cette  colonie,  si  florissante  et  si  labo- 
rieuse, autre  chose  qu'un  port  de  relâche  sur  la  route  des  Indes  et 
de  la  Nouvelle-Hollande,  les  colons  de  la  frontière  secouèrent  un 
joug  pesant,  puisqull  était  inutile,  et  brisèrent  hardiment  les  derniers 
liens  par  lesquels  ils  tenaient  aux  nations  civilisées. 

Quand  cette  grande  détermination  fut  arrêtée,  quand  ce  projet 
d'émigration  fut  bien  mûri  par  ]es  mécontens,  il  se  tint  des  conseils  : 
où  aller,  où  fuir  pour  être  à  l'abri  des  Anglais  et  des  sauvages,  des 
maîtres  qui  opprimaient  sans  secourir,  des  ennemis  chaque  jour 
plus  entreprenans?  Et  comme  on  parlait  beaucoup  sur  la  frontière 
de  la  richesse  du  sol  dans  le  Natal,  on  résolut  de  se  diriger  vers  ce 
point;  un  détachement  de  hardis  colons  s'avança  jusqu'à  cet  Eldo- 
radOy  et  le  rapport  que  firent  les  éclaireurs  de  la  contrée  explorée 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINE  HAmiS.  235 

fat  asses  encourageant  pour  que  toute  ki  troupe  se  préparât  au  dé- 
part Une  attaque  soudaine  faite  par  les  Kaff  es  retarda  ce  moment 
dédsif»  tout  en  le  rendant  plus  dé^rable  encore.  A  peine  les  hosti- 
lités eurent-elles  cessé  que  trente  familles,  composant  le  premier 
détachement,  se  mirent  en  route  sous  le  commandement  de  Louis 
Triecbard.  Afin  d^éviler  la  rencontre  des  tribus  kafres,  les  émigrans 
traversèrent  au  nord-^est  la  (kande-Rrvière,  tournèrent  les  monta- 
gnes qui  séparent  la  Kafrerie  du  pays  des  Bechuanas,  pour  des- 
cendre ensuite  droit  à  Test,  dans  les  plaines  de  Natal;  mais  hélas! 
«  ces  monts  présentent  une  barrière  insurmontable  :  ce  sont  d*innom- 
biables  collines  pyramidales  entassées  en  désordre  et  de  la  manière 
la  {dus  fantastique;  un  pic  s'élève  et  se  dresse  au-dessus  d'un  autre 
comme  pour  arrêter,  entraver  la  marche  de  Thomme,  et  h  plus  forte 
ndscMi  celle  de  tout  chariot  roulant  sur  un  essieu,  n  Aussi  ces  pion- 
vi^Sf  ignorant  la  topographie  d'une  contrée  encore  si  peu  étudiée, 
dépassèrent  de  beaucoup  la  latitude  de  Port-Natal ,  et ,  &  la  fin  de 
mai  1836,  ils  se  trouvèrent,  entre  les  26*  et  27'  degrés,  dans  une 
jMne  fertile,  mais  déserte,  à  Test  de  la  belle  rivière  traversée  par  nos 
voyageurs,  qui  eoule  doucement  au  nord-est,  au  milieu  d'un  pays 
plat,  et  se  jette  dans  le  Limpopo,  dont  les  eaux  se  déversent  au  fond 
de  Belagoa-Bay,  à  l'entrée  du  canal  de  Mozambique.  Pour  revenir  au 
point  qu'ils  cherchaient,  il  eût  fallu  traverser  les  états  de  Dingaan,  roi 
des  Zooloos,  c'est-à-dire  affi-onter  un  redoutable  ennemi  dans  une 
contrée  éminemment  insalubre;  et  comme  les  pâturages,  l'eau  po- 
table, le  bois,  le  gibier,  abondaient  sur  les  bords  de  cetfte  rivière  et 
dans  les  [daines  qu'elle  arrose,  Triechard  et  les  siens  résolurent  de  s'y 
fixer.  Cet  exemple  fut  suivi  par  d'autres  détachemens  qui  s'achemi- 
nèrent avec  leurs  troupeaux  au-delà  de  Great-Rwer,  à  travers  le  dé- 
sert, et  sans  autre  détermination  bien  arrêtée  que  celle  d'abandonner 
leurs  anciennes  demeures.  Sourds  aux  avis  des  missionnaires  ren- 
contrés çà  et  là  sur  leur  route,  ils  se  répandirent  imprudemment  le 
long  des  rives  fertiles  et  verdoyantes  de  la  Vaal,  en  attendant  que  Fin* 
térieur  fût  exploré  et  que  leurs  plans  fussent  ultérieurement  arrêtés. 
En  mai  1836,  deux  petits  détachemens  poussèrent  une  reconnais- 
sance dans  le  nord-est;  ils  virent  Triechard  établi  à  Zout-pans-Berg, 
et,  après  un  voyage  de  seize  jours  dans  une  région  fertile  et  inhabitée, 
ils  arrivèrent  jusqu'aux  environs  de  Delagoa-Bay,  près  de  Conrad 
Buys,  qui  vivait  au  miUeu  d'une  tribu  de  naturels  désignés,  à  cause 
de  |a  forme  remarquable  de  leurs  nez,  par  le  nom  de  Knof-nosed 
Kafin  (Kafres  au  nez  bossu).  Satisfaits  de  leur  exploration,  les  deux 


236  REVCB  DES  DEUX  MONDES. 

chefs  Bronkhorst  et  Potgeiter  revenaient  gaiement  apporter  à  la 
petite  colonie  la  nouvelle  qu'une  terre  riche  et  abondante  les  atten- 
dait; mais  ils  ne  trouvèrent  rien  qu'un  sol  ensanglanté,  couvert  des 
ossemens  de  leurs  frères  I  C'était  Moselekatse  qui  les  avait  attaqués, 
et  vidgt-quatre  d'entre  les  colons  étaient  morts  dans  le  combat. 

Les  états  de  ce  monarque  sont  immenses;  la  Vaal  les  borne  au 
sud,  et  c'est  de  ce  côté  que  des  Griquas,  profitant  de  l'absence  des 
guerriers  matabilis,  avaient  poussé  leurs  incursions  souvent  cou- 
ronnées d'un  plein  succès,  puisqu'ils  étaient  venus  à  bout  d'enlever, 
dans  l'une  de  ces  expéditions,  tous  les  troupeaux  paissant  en  liberté 
sur  les  terres  de  Moselekatse.  Depuis  lors,  le  monarque  avait  expres- 
sément défendu  à  tout  homme,  trafiquant,  chasseur  ou  autre,  d'a- 
border ses  états  par  ce  côté  :  de  fortes  divisions  de  Matabilis  parcou- 
raient ces  parages  pour  mieux  faire  respecter  ses  ordres;  mais  la 
route  restait  toujours  ouverte  par  Kuruman  ou  New-Littakoo.  Or 
les  émigrans,  formidables  parle  nombre,  s'avançant  par  le  chemin 
prohibé  jusqu'aux  frontières  et  même  jusqu'au  territoire  de  Mose- 
lekatse, devaient  exciter  la  colère  de  cet  ombrageux  despote;  de 
plus  leur  magnifique  bétail  était  une  tentation  pour  lui.  Il  s'était 
décidé  à  donner  une  leçon  aux  pionniers,  afin  de  leur  apprendre 
qu'on  n'entrait  pas  ainsi  sans  cérémonie  sur  ses  domaines,  et  qu'au 
moins  fallait-il  tâcher  d'obtenir  sa  bienveillance  par  des  présens.  La 
leçon  avait  été  terrible.  Les  cinq  cents  guerriers  envoyés  contre  les 
émigrans  rencontrèrent,  chemin  faisant,  le  colon  Erasmus  qui  chas- 
sait l'éléphant,  toujours  dans  la  partie  réservée.  Un  soir  qu'il  arri- 
vait seul  à  ses  chariots  avec  son  fils,  Erasmus  les  vit  serrés  de  près 
par  une  bande  de  sauvages  armés;  il  partit  au  galop  vers  le  camp  le 
plus  voisin,  eh  ramena  sept  colons  déterminés,  et,  après  un  combat 
opiniâtre,  les  Matabilis  se  retirèrent,  laissant  un  grand  nombre  de 
morts;  les  Hollandais  n'avaient  perdu  qu'un  des  leurs. 

Ceci  n'était  que  le  prélude  d'un  drame  plus  sanglant;  neuf  chariots 
groupés  à  une  petite  distance  du  camp  furent  jassaillis  par  un  parti 
de  ces  mômes  sauvages,  le  bétail  fut  enlevé,  vingt-quatre  Hollandais 
restèrent  sur  la  place.  Six  jours  après,  Erasmus,  voulant  savoir  au 
juste  quel  avait  été  le  sort  des  siens,  osa  reparaître  dans  ce  lieu  fatal  : 
deux  de  ses  fils  étaient  prisonniers,  les  cadavres  de  ses  cinq  esclaves 
gisaient  sur  le  sol,  et  la  trace  des  chariots  indiquait  qu'ils  avaient  cté 
conduits  vers  Kapain.  Le  capitaine  llarris  les  y  trouva  en  effet,  ren- 
fermés dans  le  milieu  du  kraai. 

Après  ce  désastre,  les  émigrans,  rejoints  par  ceux  qui  revenaient 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINE  HARRIS.  237 

da  nord-est,  revinrent  sur  leurs  pas,  s'éloignèrent  de  ia  frontière  si 
rigoureusement  défendue,  et  campèrent  de  nouveau  aux  bords  de 
la  Donkin  ou  Nama-Hari,  tributaire  de  la  Yaal.  Abattus  par  le  décou- 
ragement et  le  chagrin,  ou  peut-être  heureux  d'une  indépendance 
si  chèrement  achetée,  les  émigrans  restaient  là,  sans  songer  à  traiter 
d'une  manière  quelconque  avec  Moselekatse ,  qui  bientôt  les  fit  atta- 
quer par  une  véritable  armée.  Leur  mode  de  défense,  car  il  n'était 
plus  temps  de  fuir,  fut  celui  qu'adoptent  généralement  aussi  les  car- 
reteros  de  la  Pampa;  fls  formèrent  un  enclos  avec  leurs  cinquante  wa- 
gons bien  liés  entre  eux  par  les  cordes  d'attelage;  au  centre  de 
cette  forteresse  improvisée,  ils  en  formèrent  une  plus  petite  pour  les 
femmes  et  les  enfans.  Pleins  de  courage  et  de  résolution ,  ils  mar- 
chèrent à  cheval  au-devant  des  cinq  mille  Matabilis,  mais  tout  en  se 
battant  ils  finirent  par  reculer  jusque  dans  leurs  retranchemens;  là, 
les  sauvages  les  chargèrent  avec  furie;  dix  fois  repoussés,  dix  fois 
ils  revinrent  au  combat.  Les  Hollandais  avaient  à  défendre  leur  vie, 
celle  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfans;  après  un  quart  d'heure 
d'une  lutte  désespérée,  les  sauvages  furent  complètement  battus; 
lançant  leurs  javelots  par-dessus  l'enceinte,  ils  s'éloignèrent  bientôt, 
sans  pouvoir  cacher  leur  perte,  qui  était  de  cent  cinquante  guerriers. 
L'attaque  avait  été  dirigée  par  Kapili,  ce  ministre  de  Moselekatse 
que  nous  avons  vu  plusieurs  fois  venir  s'asseoir  sous  la  tente  du 
capitaine  Harris.  Parmi  les  émigrans,  il  y  avait  eu  deux  morts  et  dix 
blessés;  c'était  beaucoup  pour  une  petite  armée  abandonnée  à  elle- 
même;  d'ailleurs,  les  troupeaux  restaient  au  pouvoir  de  l'ennemi,  et 
les  Hollandais  eurent  beau  le  poursuivre  vigoureusement  dans  sa  re- 
traite :  bœufs  et  moutons,  tout  fut  perdu. 

Une  partie  des  Hollandais  escorta  alors  les  fenunes  et  les  enfans 
jusqu'à  la  mission  de  M.  Archbell ,  à  Tchaba-Uncha ,  où  ils  restèrent 
en  sûreté;  les  autres,  munis  de  nouveaux  attelages,  revinrent  camper 
sur  les  bords  de  la  Modder,  où  ils  furent  rejoints  par  un  fort  détache- 
ment, dont  le  chef,  Maritz,  riche  et  ambitieux  fermier  de  Graaf-Rei- 
net,  fut  bientôt  proclamé  gouverneur-général  de  la  colonie  nomade. 
Il  y  avait  alors,  rassemblés  autour  de  Tchaba-Uncha,  gros  village  de 
Griquas-Barolongs ,  cent  cinquante  chariots  gardés  et  habités  par 
une  population  de  huit  cents  âmes. 

Le  capitaine  Harris  raconte,  dans  un  style  pittoresque,  la  revanche 
que  prit  Gert-Maritz  sur  les  Matabilis  :  ce  A  peine  eut-il  en  main  les 
rênes  du  gouvernement,  que  son  premier  soin  fut  de  former  un 
détachement  assez  considérable  pour  se  venger  de  l'injure  reçue... 

TOME  I.  16 


S3S  RBTUB  DES  DEUX  MONDES. 

Le  3  janvier  1837,  un  commando  (expédition),  consistant  en  cent  sept 
Hollandais,  quarante  Griquas  à  cheval  et  soixante  sauvages  à  pied, 
quitta  Tchaba-Uncha,  guidé  par  un  prisonnier  matabili,  qui  ne  voulut 
jamais  se  risquer  à  reparaître  devant  son  roi.  Prenant  considérable- 
ment à  l'ouest  du  point  de  départ,  ils  traversèrent  presque  à  sa 
source  le  Eart-River,  et  tombèrent  dans  le  chemin  de  Kurruman; 
par  cette  manœuvre  adroite,  ils  s'approchèrent  des  kraals  de  Mose- 
lekatse,  précisément  du  côté  où  ce  monarque  devait  le  moins  s'at- 
tendre à  une  attaque.  Une  gracieuse  et  fertile  vallée,  bornée  au  nord 
«t  au  nord-«st  par  les  monts  Korrichane^  et  formant  un  bassin  de 
trois  &  quatre  lieues  de  circonférence,  renfermait  le  village  militaire 
de  Mosega  et  quinze  des  principaux  kraals,  dans  lesquels  se  trou- 
vait, avec  une  grande  troupe  (}e  guerriers,  le  lieutenant  Kapili,  à 
peine  guéri  d'une  blessure  au  genou  reçue  dans  le  dernier  combat. 
Ce  fut  là  que  se  dirigèrent  lesfloUandais.  Dès  que  les  premiers  rayons 
du  soleil  éclairèrent  cette  matinée  du  17  janvier,  si  célèbre  dans  les 
annales  des  émigrans,  la  petite  bande  de  Maritz  sortit  tout  à  coup 
en  silence  d'un  passage  caché  dans  les  montagnes,  et  avant  que  le 
soleil  atteignit  le  zénith,  les  cadavres  de  quatre  cents  guerriers 
choisis ,  la  fleur  de  la  barbare  chevalerie  des  Matabilis ,  jonchaient  la 
vallée  ensanglantée  de  Mosega.  Aucune  créature  humaine  ne  se 
doutait  du  danger,  et  le  trou  que  fit  une  balle  dans  le  contrevent 
4e  la  chambre  à  coucher  d'un  des  missionnaires  américains  fut  le 
premier  avertissement  de  l'attaque  méditée.  Un  de  leurs  domesti- 
ques, Bechuana  converti  (Baba,  qui  servit  d'interprète  au  capitaine), 
fut  pris  pour  un  Matabili,  et  poursuivi  de  si  près,  qu'il  n'échappa 
qu'en  plongeant  dans  la  rivière  comme  un  hippopotame...  Les  sau- 
vages coururent  aux  armes  à  la  première  alerte,  et  se  défendirent 
courageusement,  mais  ils  tombèrent  comme  des  moineaux  à  mesure 
qu'ils  sortaient  des  retranchemens,  car  aucun  d'eux  ne  put,  avec 
sa  javeline ,  percer  la  cuirasse  de  peau  de  bœuf  qui  couvrait  la  poi- 
trine des  Hollandais.  » 

Moselekatse  ne  se  trouvait  pas  là;  enflé  par  le  récent  succès  de  ses 
campagnes,  ce  despote,  retiré  à  Kapain,  songeait  tranquillement  & 
sa  gloire,  et  c'en  était  fait  de  lui  si  Maritz  eût  porté  plus  loin  ses  pas 
victorieux  ;  mais  il  se  contenta  de  ramener  sept  mille  têtes  de  bétail 
et  ses  chariots:  les  missionnaires  revinrent  aussi  à  Thaba-Uncha, 
ib  craignaient  avec  raison  le  ressentiment  de  Moselekatse. 

Le  capitaine  Harris  avait  donc  visité  Kapain  entre  la  victoire  et  la 
défaite  des  Matabilis,  entre  la  déconûture  d'Erasmus  et  l'attaque  de 


EXPÉmTION  DU  CAPITAINB  HARRIS.  331^ 

Haritz;  aussi  trouva-t-il,  à  son  retour  dans  la  colonie,  toutes  les  tête» 
tournées  par  le  succès  de  cette  expédition  ;  la  manie  de  rémigratioD 
avait,  comme  une  véritable  épidémie,  fait  des  progrès  rapides,  a  La 
promesse  de  terres  illimitées  possédées  sans  taxe  ni  impôts  tenta 
des  centaines  de  colons  que  leur  éloignement  de  la  frontière  avait 
rendus  moins  prompts  à  s'enflammer;  d'autres  qui,  comme  la  chauve- 
souris  de  la  fable,  attendaient  prudemment  Fissue  des  choses,  pn>- 
damèrent  enfin  ouvertement  leur  horreur  de  la  domination  an- 
glaise. Il  y  en  avait  aussi  qui,  agissant,  disaient-ils,  au  nom  de  la 
parenté,  allaient  parce  que  les  leurs  étaient  partis  :  ceux-ci  mus  par 
l'ambition,  par  le  goût  des  aventures  et  de  la  vie  nomade;  ceux-là,, 
et  c'était  le  plus  grand  nombre,  par  le  désir  naturel  d'avoir  part  au 
butin.  Pendant  des  semaines,  la  frontière  fut  dans  une  grande  fer- 
mentation :  chaque  jour,  on  voyait  de  longues  caravanes  de  Hollan- 
dais se  plonger  dans  le  désert,  et  se  rallier  aux  drapeaux  de  leurs 
compatriotes  expatriés.  » 

Ainsi,  voilà  que  l'amour  de  l'indépendance  se  traduit  chez  les  Hol- 
landais pacifiques  et  prudens  par  une  aveugle  folie  qui  les  pousse  à 
enti'eprendre  sans  réflexion  des  expéditions  extravagantes  et  témé- 
raires! En  avril  1837,  Piet  Retief,  commandant  de  Winterberg,  offi- 
cier brave  et  distingué,  se  trouvant,  avec  une  forte  division  de  cava- 
lerie, campé  à  une  assez  grande  distance  de  la  troupe  de  Maritz,  céda 
aux  instances  de  ses  compatriotes,  et  accepta  le  titre  de  gouverneur 
et  général  en  chef.  Digne  de  remplir  ce  poste  éminent,  Retief  donna 
des  preuves  de  sa  capacité  en  nommant  des  ofliciers,  dictant  des  lois 
sages,  et  surtout  en  passant  des  traités  avec  les  tribus  voisines,  Basu* 
tos.  Barolongs,  Baharootzis  et  Lishuanis,  toutes  ennemies  déclarées 
deMoselekatse.  Ces  dispositions  une  fois  prises,  les  émigrans  retour» 
lièrent  vers  le  lieu  du  premier  désastre,  et,  en  mai  1837,  «  plus  de 
mille  chariots  et  environ  mille  six  cents  hommes  en  état  de  porter  lés- 
âmes, avec  leurs  femmes,  leurs  enfans,  leurs  esclaves,  se  trouvèrent 
réunis  au  confluent  des  deux  grands  bras  de  la  Vet-IUver.  Un  rom- 
mando  de  cinq  cents  hommes  devait  partir  le  l*"'  juin  pour  aller  de- 
mander à  Hoselekatse  une  cession  de  territoire  ou  pour  détruire  le 
despote;  alors  ils  seraient  tous  allés  vers  Triechard,  et  là  ils  devaient 
poser  la  première  pierre  de  leur  ville;  New-Amsterdam  devait  lever 
son  front  au  sein  même  du  désert.  y> 

Cependant  le  prudent  Matabili  se  retira  en  lieu  de  sûreté  au-delà 
da  tropique,  attendant  une  occasion  de  porter  aux  émigrans  le  coup 
décisif  dont  ils  le  menaçaient  eux-mêmes.  La  cyscorde  se  mit  dans  le 

16. 


240  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

camp;  ceux-ci  voulaient  occuper  sans  retard  les  fertiles  plaines  aban- 
données par  Moselekatse,  ceux-là  persistaient  dans  le  dessein  de  re- 
joindre Triechard  à  Delagoa-Bay.  C'était  l'avis  de  Retief.  Placés  entre 
la  mer  et  les  montagnes,  les  Hollandais  pourraient  résister  plus  faci- 
lement aux  attaques  des  sauvages  et  aux  poursuites  des  Anglais;  en 
sa  qualité  de  général  en  chef,  il  adressa  donc  au  gouvernement  du 
Cap  la  lettre  suivante  :  c(  Le  soussigné ,  commandant  en  chef  des 
camps-unis,  expose  humblement  que  nous,  colons,  comme  sujets  du 
gouvernement  anglais,  avons,  dans  ces  circonstances  fâcheuses,  fait 
connaître  nos  maux  à  plusieurs  reprises  au  gouvernement  de  sa  ma- 
jesté; mais,  ayant  trouvé  que  tous  nos  efforts  pour  obtenir  justice  res- 
taient sans  succès,  nous  avons  enfin  résolu  d'abandonner  le  lieu  de 
notre  naissance,  afin  d'éviter  de  nous  rendre  coupables  d'aucun  acte 
qui  pût  être  considéré  comme  un  grief  à  l'égard  de  nos  gouvernans. 
Cet  abandon  de  notre  pays  nous  a  occasionné  des  pertes  incalculables; 
.malgré  cela,  nous  ne  nourrissons  aucune  haine  contre  la  nation  an- 
glaise, et,  pour  rester  d'accord  avec  ces  sentimens,  le  commerce  entre 
nous  et  les  marchands  anglais  sera,  de  notre  part,  librement  établi 
et  encouragé,  tout  en  comprenant  bien  que  nous  sommes  reconnus 
comme  peuple  indépendant  et  dégagé  de  tout  lien  d'obéissance.  » 

Cette  déclaration  était  claire  :  les  émigrans  établis  en  pays  neutre 
secouaient  le  joug  de  l'Angleterre,  qui  les  avait,  la  première,  aban- 
donnés à  leur  sort,  et  ils  voulaient  se  constituer  en  état  libre,  d'après 
les  lois  qui  régissent  les  républiques  unies  de  l'Amérique  du  Nord. 
Il  y  avait  dans  cette  résolution,  franchement  exprimée,  quelque  chose 
d'audacieux  et  de  chevaleresque;  trente  années  passées  sous  le  joug 
de  l'Angleterre  n'avaient  rien  changé  dans  l'esprit  patriotique  des 
Hollandais. — Peu  de  temps  après,  Retief  et  les  siens  parvinrent  à 
franchir  les  monts  Quathlamba  ou  Draakenbergs;  voyage  long  et  fati- 
gant qui  les  amena  dans  le  pays  de  Dingaan,  roi  de  toutes  les  tribus 
zooloos,  avec  lequel  ils  voulaient  traiter  de  la  cessign  du  territoire 
convt)itè  à  Port-Natal.  Mais  un  roi  des  Mantatis,  Sikonyela,  ennemi 
de  Dingaan  (dont  il  avait  pu  jusqu'ici  éviter  de  subir  le  joug  en  se 
retirant  derrière  les  montagnes,  aux  sources  de  Nu-Gareep  Hiver), 
ayant  enlevé  une  partie  du  bétail  des  Zooloos,  vint  à  passer  non  loin 
du  camp  de  Retief.  Dingaan  put  croire  que  les  émigrans  avaient  pris 
part  à  l'incursion  de  son  ennemi,  et  leur  commandant  dut  se  rendre 
au  plus  vite  près  du  despote  pour  se  disculper,  car  les  apparences 
étaient  contre  lui;  il  était  important  d'empêcher  toute  nipture  aa 
moment  où  la  grande^  question  paraissait  sur  le  point  d'être  décidée. 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINE  HARRIS.  241 

Relief  promît  de  remettre  à  Dingaan  les  troupeaux  volés  et  les  vo- 
leurs; il  ne  tint  sa  promesse  qu'^n  partie,  car  il  se  garda'bien  dé  livrer 
à  son  ennemi  Sikonyela,  avec  qui  il  avait  toujours  eu  des  relations 
amicales.  Sans  doute  le  despote  zooloo  se  mit  dans  une  terrible  colère 
quand  il  se  vît  frustré  dans  sa  vengeance,  et,  de  la  part  du  chef  des 
émigrans ,  c*était  une  louable  et  généreuse  action  d'avoir  risqué  de 
nuire  à  ses  intérêts  en  sauvant  la  vie  à  un  sauvage.  Enfin,  le  traité 
fut  conclu,  et  Dingaan  céda  aux  Hollandais  tout  le  pays  appelé  Natal, 
entre  Tugala  et  Unzimvooboo.  D'après  cette  convention,  la  nouvelle 
colonie  se  trouvait  complètement  en  dehors  de  la  domination  an- 
glaise, établie  dans  un  pays  aussi  distinct  des  possessions  du  Cap  que 
le  sont  celles  des  Portugais  à  Mozambique. 

«Mais,  dit  le  capitaine  Harris,  il  était  écrit  dans  la  destinée  de  Re- 
tief  qu'il  n'aborderait  jamais  cette  terre  promise.  »  Une  brillante  vic- 
toire remportée  sur  Moselekatse,  un  riche  territoire  concédé  par  Din- 
gaan, des  traités  conclus  avec  toutes  les  tribus  kafres,  tels  étaient  les 
résultats  de  cette  campagne,  dont  le  commencement  avait  été  si  fatal; 
un  tel  succès  aveugla  les  émigrans,  et  leur  imprudence  les  perdit. 
Dans  la  matinée  du  6  février  1838,  les  Hollandais  compagnons  de  Re- 
lief sellaient  leurs  chevaux  pour  retourner  au  camp,  heureux  d'y  ap- 
porter une  si  bonne  nouvelle;  tout  était  terminé;  ils  se  voyaient  déjà, 
paisibles  habitans  des  plaines  de  Natal,  occupés  à  faire  paître  leur 
bétail  dans  un  pays  nouveau  où  aucun  joug  ne  pèserait  sur  eux,  où 
aucun  souvenir  amer  ne  troublerait  leur  repos.  Ils  allaient  donc  partir 
quand  Dingaan  les  pria  de  rester  pour  être  témoins  d'une  fête  brillante 
donnée  en  leur  honneur.  Afin  qu'ils  prissent  eux-mêmes  aux  danses 
une  part  active,  il  désira  qu'ils  laissassent  loin  d'eux  leurs  armes  à 
feu.  Un  jeune  homme  de  la  troupe,  Thomas  Halstead,  venait  d'être 
secrètement  averti  qu'il  se  tramait  une  trahison;  il  en  informa  Retief, 
le  supplia  de  ne  pas  s'abandonner  à  la  merci  des  sauvages;  son  avis  ne 
fut  pas  écouté,  et  Thomas  seul  cacha  dans  sa  manche  un  poignard. 

Les  danseurs  étaient  trois  mille  Zooloos  qui ,  selon  la  coutume , 
avançaient  et  reculaient;  peu  à  peu  ils  se  rapprochèrent  du  centre, 
serrant  toujours  de  plus  près  les  émigrans.  Enfin  au  signal  donné 
par  Dingaan^  et  tandis, que  les  Hollandais  sans  défiance  buvaient  la 
bière  fermentée  qtfon  leur  versait  largement,  les  sauvages  se  préci- 
pitèrent sur  leurs  victimes.  Ces  infortunés  furent  traînés  par  les  che- 
venx  jusqu'au  bord  de  la  rivière,  à  un  mille  de  là;  après  avoir  d'abord 
assommé  Retief  avec  une  certaine  ostentation  de  perfidie,  ils  brisè- 
rent le  crâne  des  uns  avec  des  massues  et  tordirent  le  cou  des  autres. 


3bS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Halstead  avait  eu  le  temps  de  renverser  de  ^eux  coups  de  poignard 
les  deux  sauvages  qui  le  saisissaient;  mais  il  ne  gagna  à  cet  acte  de 
courage  que  d*étre  le  témoin  de  la  plus  horrible  boucherie  :  son  tour 
vînt,  il  fut  écôrché  vif  et  mourut  dans  les  plus  cruelles  tortures.  On 
sut  alors  que,  dans  une  précédente  occasion ,  le  même  plan  avait  été 
concerté,  mais  que,  rodicier  chargé  de  cette  mission  sanguinaire 
n'ayant  pas  voulu  obéir,  Dingaan  s*en  était  remis  à  lui-même  du  soin 
de  massacrer  les  Hollandais. 

Bientôt  arriva  aux  établissemens  anglais  la  nouvelle  du  massacre 
de  Retief  et  de  ses  compagnons;  il  était  question  aussi  d*un  corps  de 
Zooloos  qui  devait  surprendre  le  reste  du  camp  hollandais.  De  son 
côté,  le  gouvernement  anglais  avait  envoyé  des  forces  imposantes 
vers  les  émigrans  pour  les  ramener  vers  la  colonie  ou  les  arrêter  par 
la  voie  des  armes.  Il  parut  urgent  d'avertir  ces  Boors  (paysans)  dé- 
voués à  une  mort  certaine,  mais  la  fatalité  voulut  que  le  déborde- 
ment des  rivières  empêchât  les  courriers  d'arriver  à  temps  pour  pré^ 
venir  le  désastre.  Pleins  de  sécurité ,  les  émigrans  étaient  si  loin  de 
s'attendre  à  une  attaque,  qu'ils  n'avaient  pris  aucune  des  précautions 
que  leur  prescrivait  cependant  un  genre  de  vie  aussi  aventureux. 
Dans  la  nuit  du  17  février,  dix  mille  sauvages  se  ruèrent  pêle-mêle 
dans  le  camp  endormi,  «  et,  réveillant  les  Boors  de  leurs  songes 
de  paix  et  de  tranquillité  avec  des  cris  et  des  hurlemens,  ils  em- 
menèrent vingt  mille  têtes  de  bétail  après  avoir  égorgé  de  cinq  à 
six  mille  individus  sans  distinction  d'âge  ni  de  sexe,  déchirant  avec 
une  barbarie  sans  exemple  ces  victimes  assoupies ,  coupant  le  sein 
des  femmes  :  ils  mirent  le  comble  à  tant  de  cruautés  en  brisant  le 
crâne  des  pauvres  petits  enfans  sur  la  roue  des  chariots,  n 

Un  peu  avant  le  dénouement  de  cet  horrible  drame,  un  corps 
d'environ  mille  Anglais  et  gens  de  couleur  assez  mal  choisis  s'était 
mis  en  marche  furtivement  pour  se  réunir  aux  émigrans  de  Natal; 
mais,  arrivés  au  camp  à  midi,  ils  ne  virent  plus  ni  ceux  quils  cher- 
chaient, ni  l'ennemi  qui  avait  ensanglanté  la  plaine.  Ils  ne  purent 
atteindre  que  quatre  mille  têtes  de  bétail  et  cinq  cents  femmes  qu  ils 
ramenèrent  captives.  Les  missionnaires,  forcés  de  quitter  Mosega^ 
se  réunirent  à  leurs  collègues  au  Port-Natal,  et  de  là  ils  tirent  voile 
pour  le  Cap.  Quand  ces  hommes  paisibles  demandèrent  au  tyran 
zooloo  la  permission  de  se  retirer,  il  leur  répondit  :  «  Partez,  allez- 
vous-en  vite  1  Quand  cette  demande  ne  serait  pas  venue  de  vous,  je 
vous  aurais  chassés  de  mes  états ,  car  j'ai  appris  des  filles  de  ma  fa- 
mtHe  que  vous  ne  parlez  jamais  de  moi  que  comme  d'un  menteur  et 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINB  HARRIS.  S43 

d'un  assassin,  et  que  vous  priez  sans  cesse  le  ciel  de  délivrer  la  terre 
<l*un  si  odieux  mécréant  I  »  £t  cependant  il  ne  leur  fit  éprouver  au:- 
cune  vexation  dans  leur  retraite,  bien  que  les  femmes  du  sérail, 
appelées  en  témoignage  par  le  roi,  eussent  répété  les  éloges  que  les 
missionnaires  faisaient  de  sa  majesté. 

L'arrière-garde,  la  réserve  des  émigrans,  établie  à  Touest  des  Dra- 
kenberg,  ne  tarda  pas  à  projeter  une  incursion  sur  le  territoire  en- 
nemi pour  venger  la  mort  des  malheureux  colons;  car  les  choses 
étaient  ainsi  disposées,  qu'une  série  non  interrompue  d'attaques  et 
de  surprises  mutuelles  devait  marquer  cette  guerre  entre  les  Kafres 
et  les  blancs.  Le  6  avril,  un  corps  de  quatre  mille  Boors  à  cheval, 
commandés  par  Piet  Uys  et  Jacobas  Potgeiter,  se  mit  en  campagne 
pour  tenter  un  coup  de  main  sur  Unkunginglove ,  capitale  des  Zoo- 
loos.  «  Le  premier,  dit  le  narrateur,  était  un  patriarche  qui,  durant 
Tannée  précédente,  avait  quitté  la  colonie  pour  des  raisons  particu- 
lières, lui  et  ses  descendans  jusqu'à  la  troisième  génération.  Beau- 
coup de  ses  (ils  et  petits-Gls  avaient  déjà  misérablement  péri,  et  c'était 
maintenant  le  tour  de  l'aïeul  de  joindre  ses  os  à  ceux  des  siens  qui 
gisaient  sans  sépulture  dans  une  région  lointaine.  » 

C'est  par  l'ouest  que  la  petite  troupe  entra  sur  les  terres  de  Dîa- 
gaem ,  et  rien  ne  s'opposa  à  son  passage;  seulement,  sur  les  hauteurs, 
derrière  la  capitale  du  sauvage,  était  déployée  sa  puissante  armée. 
Deux  rocs,  couverts  chacun  d'une  division,  se  trouvaient  liés  entre 
eux  par  un  défilé  dans  lequel  un  troisième  corps  se  tenait  en  embus- 
cade. L'ennemi  se  montrait  supérieur  en  nombre,  ses  dispositions  an- 
nonçaient un  parti  pris  de  se  défendre  avec  courage;  toutefois,  sans 
hésiter  un  instant,  les  émigrans  chargèrent,  divisés  en  deux  déta- 
chemens.  Dès  le  commencement  de  l'attaque,  les  chevaux  que  com- 
mandait Potgeiter,  efiFrayés  par  les  hurlemens  et  le  bruit  des  javelots 
frappant  sur  les  boucliers  de  cuir,  furent  mis  en  pleine  déroute.  Ce 
fut  une  confusion  irréparable,  et  le  vieux  Uys  reçut  à  lui  seul  tout 
le  choc  de  cette  multitude  de  sauvages  exaspérés.  Sa  petite  bande 
le  soutint  avec  un  courage  héroïque;  profitant  même  du  désordre 
causé  dans  les  bandes  ennemies  par  son  feu  bien  nourri,  le  vieillard 
se  jeta  avec  vingt  des  siens  au  plus  épais  de  la  mêlée  pour  sauver  un 
ami  renversé  au  fond  d'un  ravin  par  la  chute  de  son  cheval,  mais  un 
roc  à  pic  l'arrêta,  et  il  fut  cerné  par  les  Zooloos.  Un  de  ses  petits-fils, 
âgé  de  douze  ans,  combattit  bravement  et  succomba  le  premier  aux 
pieds  de  son  aïeul;  lui-même,  la  cuisse  traversée  par  une  zagaie, 
épuisé  par  la  perte  de  son  sang,  criblé  de  blessures,  il  porta  jusqu'à 


216  REVUE  DES  DEUX  MOXDES. 

fout  hollandaise?  Si  trente  années  de  conquête  n'avaient  pu  habi- 
tuer les  colons  au  joug  anglais,  la  cause  en  était-elle  dans  l'inaptitude 
des  vaincus  à  se  faire  à  des  lois  protectrices,  mais  étrangères,  ou  dans 
rîndîfférence  des  vainqueurs  à  se  concilier  Taffection  de  ceux-là? 
Toujours  est-il  que  Maritz  s'entêta  à  rester  au  Port-Natal;  il  avait 
autour  de  lui  six  cent  cinquante  hommes  en  état  de  porter  les  armes, 
et  trois  mille  cinq  cents  femmes ,  enfans  et  serviteurs.  Avec  trois 
cents  cavaliers  et  quatre  pièces  de  campagne ,  il  voulait  prendre  sa 
revanche  sur  Dingaan,  comme  autrefois  sur  Moselekatse;  mais  il 
donna  brusquement  sa  démission  de  généralissime,  et  fut  remplacé 
par  Landmann,  homme  plus  prudent,  quoique  moins  capable,  qui 
conseilla  de  différer  l'expédition.  D'ailleurs,  le  repos  et  Tabondance 
des  pâturages  devaient  rendre  h  leurs  chevaux  épuisés  la  force  qui 
leur  manquait,  et  il  valait  mieux  attaquer  Dingaan  pendant  Thiver, 
époque  à  laquelle  ce  despote  ne  faisait  pas  volontiers  la  guerre,  le 
vêtement  trop  léger  de  ses  soldats  ne  leur  permettant  pas  de  tenir  la 
campagne  pendant  la  saison  rigoureuse.  Les  mois  de  juillet  et  août  se 
passèrent  donc  de  la  part  des  émigrans  en  patrouilles,  en  reconnais- 
sances poussées  parfois  loin  du  camp,  qu'ils  avaient  cette  fois  fortifié 
de  leur  mieux. 

Dès  le  printemps,  les  Zooloos  reprirent  les  hostilités.  Dingaan 
avait  mis  l'hiver  à  profit,  et  les  émigrans  furent  plus  surpris  qu'ef- 
frayés de  voir  une  centaine  de  Kafres  à  cheval  et  armés  de  fusils. 
Cette  misérable  cavalerie,  après  avoir  commis  d'assez  grandes  dé- 
vastations parmi  les  troupeaux  des  Boors,  essuya  une  défoute  com- 
plète. L'astre  de  Dingaan  était  sur  son  déclin;  craignant  le  voi- 
sinage des  blancs,  il  avait  envoyé  dans  l'intérieur  son  bétail,  sa 
richesse ,  son  véritable  trésor,  sous  la  garde  d'une  division  qui  fut 
battue  et  dépouillée  par  d'autres  sauvages.  Les  émigrans ,  préparés 
de  longue  main  à  une  expédition  décisive,  se  mirent  en  campagne 
avec  leurs  quatre  pièces  de  canon;  leur  troupe  montait  à  six  cents 
cavaliers  :  dans  une  bataille  mémorable  livrée  en  vue  de  Unkunkin- 
glove,  les  Zooloos,  malgré  les  fusils  enlevés  dans  les  précédentes  atta- 
ques, ne  tardèrent  pas  à  être  culbutés,  massacrés  par  milliers;  ce  fut 
un  coup  décisif  dont  leur  nation  ne  se  relèvera  jamais.  Dingaan  mit 
lui-même  le  feu  h  sa  capitale,  et  prit  la  fuite.  La  victoire  livra  aux 
Boors  quatre  mille  six  cents  bœufs,  des  chevaux,  des  fusils,  et  beau- 
coup d'argent  qu  il  fallut  retirer  du  milieu  des  flammes;  ils  purent 
ensevelir  les  restes  de  leurs  compagnons  égorgés  avec  Retief.  Dans 
sa  retraite ,  et  sans  doute  pour  arrêter  toute  poursuite»  Dingaan  avait 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINE  BARRIS.  245 

pour  recevoir  les  débris  de  cette  émigration,  naguère  pleine  d'espé- 
rance et  de  courage,  et  encore  fallut-il  protéger  rembarquement  à 
coups  de  canon. 

II  ne  restait  plus  que  la  division  de  Maritz ,  que  nous  avons  laissée 
au-delà  des  monts  Drakenberg.  Autour  d'elle  se  rallièrent  les  émi- 
grans  dispersés  sur  les  bords  des  rivières  Reit  et  Modder.  Mille  autres 
colons  passèrent  encore  la  frontière  pour  partager  leurs  périls,  et, 
avec  plus  de  prudence  que  leurs  devanciers,  ils  arrivèrent  tous  à 
Port-Natal,  dont  ils  prirent  possession  au  nom  des  camps-unis,  fon- 
dant de  nouveau ,  avec  une  incroyable  audace  et  une  ténacité  sans 
exemple,  cette  colonie  indépendante  rêvée  par  tous  les  mécontens. 

Cependant  le  gouvernement  anglais  faisait  des  efforts  toujours 
inutiles  pour  arrêter  cette  fièvre  d'émigration;  les  magistrats,  les 
ministres  de  Téglise  réformée,  étaient  priés  d'employer  tous  les 
moyens  possibles  de  persuasion  pour  détourner  les  colons  d'accomplir 
leurs  projets.  Le  gouverneur-général  chargea  un  officier  d'état-major 
de  faire  un  rapport  sur  l'état  des  établissemens  de  Port-Natal,  et  de 
déclarer  aux  Hollandais  que  tous  ceux  qui  voudraient  rentrer  dans 
les  limites  des  possessions  anglaises  seraient  amnistiés,  reçus  à  bras 
ouverts  sans  être  inquiétés,  ni  pour  ce  crime  de  désertion,  ni  pour 
aucun  acte  que  l'on  pût  qualifier  de  rébellion.  Le  nombre  de  ceux 
qui  rentrèrent  fut  très  minime,  et  ce  durent  être  des  Anglais  ou  des 
hommes  de  couleur,  car  les  Hollandais  ayant  consulté  les  femmes 
dans  un  grand  conseil,  selon  leur  antique  usage,  celles-ci  aimèrent 
mieux  courir  les  chances  d'une  mort  cruelle,  ou  au  moins  celles 
d'une  guerre  incessante,  que  de  fouler  encore  le  sol  maudit  de  la  co- 
lonie. La  proclamation  adressée  par  le  gouvernement  anglais  aux 
émigrans  était  capable  de  produire  un  effet  instantané  sur  des  têtes 
moins  échauffées  que  celles  des  Hollandais  par  des  griefs  anciens  et 
des  malheurs  récens.  Le  gouvernement  avait  senti  quelle  responsa- 
bîté  pesait  sur  lui  ;  ne  pouvait-on  pas  l'accuser  d'être  la  cause  des 
désastres  que  les  émigrans  venaient  d'éprouver  par  la  négligence 
qu'il  avait  apportée  à  écouter  leurs  plaintes?  A  des  maux  déjà  si  ag- 
gravés, il  fallait  de  prompts  remèdes,  et  le  langage  du  gouverneur,  si 
paternel  qu'il  faisait  aux  émigrans  toutes  les  avances,  prouve  deux 
choses  :  qu'on  avait  jusqu'alors  traité  les  Hollandais  avec  un  certain 
mépris,  et  que  leur  absence  faisait  dépérir  à  vue  d'oeil  la  colonie, 
jadis  si  florissante. 

Ne  faut-il  voir  dans  ce  refus  d'accepter  une  amnistie  pleine  et  en- 
tière autre  chose  qu'un  amour-propre  excessif,  une  obstinatioa 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fout  hollandaise?  S!  trente  années  de  conquête  n'avaient  pu  habi- 
tuer les  colons  au  joug  anglais,  la  cause  en  était-elle  dans  Tînaptitude 
des  vaincus  à  se  faire  à  des  lois  protectrices,  mais  étrangères,  ou  dans 
rjndifférence  des  vainqueurs  à  se  concilier  Taffection  de  ceux-là? 
Toujours  est-il  que  Maritz  s'entêta  à  rester  au  Port-Natal  ;  il  avait 
autour  de  lui  six  cent  cinquante  hommes  en  état  de  porter  les  armes, 
et  trois  mille  cinq  cents  femmes ,  enfans  et  serviteurs.  Avec  trois 
cents  cavaliers  et  quatre  pièces  de  campagne,  il  voulait  prendre  sa 
revanche  sur  Dingaan,  comme  autrefois  sur  Moselekatse;  mais  il 
donna  brusquement  sa  démission  de  généralissime,  et  fut  remplacé 
par  Landmann,  homme  plus  prudent,  quoique  moins  capable,  qui 
conseilla  de  différer  l'expédition.  D'ailleurs,  le  repos  et  l'abondance 
des  pâturages  devaient  rendre  à  leurs  chevaux  épuisés  la  force  qui 
leur  manquait,  et  il  valait  mieux  attaquer  Dingaan  pendant  l'hiver, 
époque  à  laquelle  ce  despote  ne  faisait  pas  volontiers  la  guerre,  le 
vêtement  trop  léger  de  ses  soldats  ne  leur  permettant  pas  de  tenir  la 
campagne  pendant  la  saison  rigoureuse.  Les  mois  de  juillet  et  août  se 
passèrent  donc  de  la  part  des  émigrans  en  patrouilles,  en  reconnais- 
sances poussées  parfois  loin  du  camp,  qu'ils  avaient  cette  fois  fortifié 
de  leur  mieux. 

Dès  le  printemps,  les  Zooloos  reprirent  les  hostilités.  Dingaan 
avait  mis  l'hiver  à  profit,  et  les  émigrans  furent  plus  surpris  qu'ef- 
frayés de  voir  une  centaine  de  Kafres  à  cheval  et  armés  de  fusils. 
Cette  misérable  cavalerie,  après  avoir  commis  d'assez  grandes  dé- 
vastations parmi  les  troupeaux  des  Boors,  essuya  une  défoute  com- 
plète. L'astre  de  Dingaan  était  sur  son  déclin;  craignant  le  voi- 
siaage  des  blancs,  il  avait  envoyé  dans  l'intérieur  son  bétail,  sa 
richesse,  son  véritable  trésor,  sous  la  garde  d'une  division  qui  fut 
battue  et  dépouillée  par  d'autres  sauvages.  Les  émigrans,  préparés 
de  longue  main  à  une  expédition  décisive,  se  mirent  en  campagne 
avec  leurs  quatre  pièces  de  canon;  leur  troupe  montait  h  six  cents 
cavaliers  :  dans  une  bataille  mémorable  livrée  en  vue  de  Unkunkin- 
glove,  les  Zooloos,  malgré  les  fusils  enlevés  dans  les  précédentes  atta- 
ques, ne  tardèrent  pas  à  être  culbutés,  massacrés  par  milliers;  ce  fut 
un  coup  décisif  dont  leur  nation  ne  se  relèvera  jamais.  Dingaan  mit 
lui-même  le  feu  à  sa  capitale,  et  prit  la  fuite.  La  victoire  livra  aux 
fioors  quatre  mille  six  cents  bœufs,  des  chevaux,  des  fusils,  et  beau- 
coup d'argent  qu  il  fallut  retirer  du  milieu  des  flammes;  ils  purent 
ensevelir  les  restes  de  leurs  compagnons  égorgés  avec  Retief.  Dans 
sa  retraite ,  et  sans  doute  pour  arrêter  toute  poursuite,  Dingaan  avait 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINE  HARKIS.  9k7 

laissé  sous  sa  hutte  le  traité  par  lequel  le  territoire  de  Natal  était  à 
jamais  concédé  aux  émigrans. 

Ce  fut  alors  que  le  gouverneinent  anglais  songea  à  faire  occuper 
militairement  et  en  son  nom  le  pays  que  les  Boors  avaient  conquis 
au  prix  de  tant  de  sang  versé.  Le  langage  des  autorités  changea» 
Cette  première  proclamation,  dictée  par  une  administration  inquiète 
'SUT  le  sort  des  citoyens  qu  elle  devait  protéger,  fut  suivie  d-une 
seconde,  conçue  dans  des  termes  plus  sévères.  Il  y  était  dît  qu*un 
fort  serait  élevé  à  Port-Natal  même ,  que  défense  serait  faite  d*en* 
voyer  aucun  secours  aux  émigrans,  et  que  des  peines  seraient  infli- 
gées à  quiconque  dépasserait  la  frontière  pour  se  joindre  à  eux. 
Voici,  en  partie,  cette  déclaration,  signée  George  Napier: 

«  Je  proclame  et  déclare  que  le  seul  objet  du  gouvernement  de  sa 
majesté,  dans  Foccupation  proposée  du  Port-Natal,  est  d*empècher 
que  cet  établissement  ne  soit  au  pouvoir  de  Tune  ou  de  l'autre  des 
deux  parties  belligérantes ,  et  d'assurer  ainsi  la  puissance  d'une  in* 
tervention  capable  de  maintenir  la  paix  dans  l'Afrique  méridionale; 
que ,  dans  ce  but,  la  susdite  occupation  sera  purement  militaire , 
d'une  nature  temporaire  et  entièrement  distincte  de  toute  colonisa* 
tion  ou  adjonction  à  la  couronne,  soit  comme  colonie,  soit  comme 
dépendance  coloniale  :  donc  le  susdit  fort  sera  fermé  à  tou$  corn- 
merçans  autres  que  ceux  munis  d'une  licence  spéciale  du  gouver- 
nement   £t  j'autorise  l'officier  chargé  du  conmiandement  du 

susdit  fort  à  empêcher  par  la  force  deis  armes,  si  besoin  en  est, 
l'entrée  de  tout  navire ,  le  débarquement  de  toute  cargaison  sur  la 
c(tte  adjacente ,  à  moins  que  ledit  navire  ne  soit  également  muni 
d'une  patente  spéciale. 

a  Pour  mieux  maintenir  l'exécution  de  cet  ordre,  comme  aussi  la 
subordination  dans  les  limites  de  cette  possession  militaire,  j'auto- 
rise l'ofBcier-commandant  du  fort  à  chasser  des  limites  sus-men- 
tionnées  toute  personne  regardée  comme  préjudiciable  et  dange- 
reuse à  la  conservation  et  à  la  défense  de  ladite  possession ,  et  s'il  est 
nécessaire,  de  tenir  sous  sa  garde,  aussi  long-temps  qu'il  sera  jugé 
convenable,  les  personnes  sus-désignées,  et  également  de  saisir  et 
de  mettre  en  lieu  de  sûreté  toute  arme  et  munition  de  guerre  qui , 
lors  de  l'occupation,  seront  trouvées  chez  les  habitans  dudit  lieu, 
après  toutefois  leur  en  avoir  délivré  des  reçus.  » 

Tel  est  en  substance  le  manifeste  du  gouverneur;  il  frappe  d'in- 
terdit et  efface  de  la  carte  la  colonie'rebelle.  Le  Port-Natal  fut  occupé 
sans  opposition,  les  armes  et  les  munitions  furent  retirées  des  mains 


248  BBVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

des  Boors.  L'amnistie  proposée  de  nouveau  fut  repoussée  avec  plus 
d*énergie  que  la  première  fois  par  tous  les  émigrans  disséminés  le 
long  de  la  Tugala  et  hors  du  territoire  commandé  par  le  fort.  Alors 
on  les  menaça  de  les  priver  de  tout  secours  par  mer,  tandis  qu'on 
promettait  de  les  aider  de  la  manière  la  plus  efTicace,  si»  au  lieu  de 
pousser  au  hasard  leurs  courses  aventureuses ,  ils  consentaient  à  se 
réunir  sur  le  point  convenu,  c'est-à-dire»  s'ils  consentaient  à  refaire 
une  colonie  autour  du  pavillon  britannique.  £t  n'est-ce  pas  là  précisé* 
ment  ce  qui  leur  répugnait  plus  môme  que  le  terrible  voisinage  des 
Kafres?  On  leur  offrait  aussi  les  moyens  de  rentrer  dans  leurs  fermes 
désertes,  mais  il  y  avait  à  cette  mesure,  outre  le  refus  des  Boors,  des 
obstacles  matériels.  Le  gouvernement  se  voyait  avec  peine  privé  des 
meilleurs  colons,  dont  les  habitations  riches  et  bien  établies  formaient 
sur  la  frontière  une  ligne  de  défense  à  jamais  rompue;  de  leur  côté, 
les  émigrans,  maintes  fois  pillés  par  les  Kafres,  ne  se  trouvaient  pas 
plus  menacés  dans  les  plaines  de  Natal,  et  c'était  pour  eux  une  con- 
solation naturelle,  facile  à  comprendre,  de  se  sentir  affranchis  de 
toute  taxe,  de  tout  impôt,  à  l'égard  d'un  gouvernement  qu'ils  accu- 
saient d'avoir  si  long-temps  négligé  leurs  intérêts. 

Lorsque  la  garnison  anglaise  fut  installée  à  Port-Natal ,  Dingaan 
envoya  deux  de  ses  ministres  demander  la  paix  au  commandant  et 
renouveler  avec  lui  le  traité  de  cession,  qui  fut  conclu  de  nouveau 
au  nom  de  sa  majesté;  mais  c'était  une  question  en  dehors  de  celle 
qui  se  débattait  entre  l'Angleterre  et  les  émigrans. 

Décimés  par  des  attaques  non  interrompues  de  la  part  des  sau- 
vages et  par  les  fièvres  de  la  contrée,  les  compagnons  de  Triechard 
s'étaient  peu  à  peu  retirés  jusque  sur  le  territoire  portugais  de  Dela- 
goa.  Aucune  menace,  aucune  prière  ne  put  les  rappeler  sur  le  sol 
de  la  colonie.  Autour  du  fort,  à  vingt  lieues  environ  du  Port-Natal, 
s'éleva,  dès  1838,  le  pittoresque  village  de  Maritz-Burg.  Enclavés  une 
seconde  fois  dans  les  possessions  anglaises,  dont  le  territoire  cédé 
par  Dingaan  devenait  définitivement  une  dépendance,  les  Boors 
établis  sur  la  côte  se  virent  rejoints  encore  par  des  frères  partis  de 
tous  les  points  de  la  colonie.  Quant  à  ceux  qui,  fidèles  à  leur  premier 
plan,  persistèrent  à  conserver  leur  indépendance  et  élevèrent,  plus 
au  nord,  une  petite  citadelle  gardée  par  une  garnison  permanente 
de  quarante  hommes,  on  a  vu,  dans  les  journaux  de  septembre  et 
de  novembre  dernier,  comment  ils  ont  été  attaqués  et  soumis  enfin 
par  un  petit  corps  de  troupes  anglaises. 

Telle  est  l'esquisse  de  l'histoire  de  ces  émigrations,  rapportée  avec 


EXPÉDITION  DU  CAPITAINE  HARRIS.  849 

détail  dans  l*appendice  joint  au  voyage  du  capitaine  Harris.  Le  nar- 
rateur lui-même  termine  son  récit  par  les  réflexions  suivantes,  aussi 
sages  qu  impartiales,  a  Rien  n'égale  la  beauté  et  la  fertilité  du  pays 
qui  environne  les  nouveaux  établissemens;  des  terres  ont  été  assi- 
gnées, des  jardins  tracés,  des  champs  ensemencés  et  plantés.  Des 
centaines  de  colons  avec  leurs  familles  et  leurs  ménages  y  arrivent 
par  troupes  même  des  environs  du  Cap,  réalisant  ainsi  cette  prédic- 
tion de  sir  Benjamin  d'Urban  (secrétaire  colonial),  que  l'absence 
de  toute  mesure  pour  la  protection  des  frontières  serait  inévitable- 
ment suivie  de  Tabandon  et  de  la  ruine  de  la  colonie.  »  £t  plus  loin 
il  ajoute  :  «  Quoique  pei'sonne  ne  puisse  approuver  la  guerre  presque 
impie  que  les  émigrans  déclaraient  implicitement  au  gouvernement 
anglais,  cependant  peu  de  personnes  pourront  s*empêcher  de  sym- 
pathiser avec  leurs  souffrances;  et  qui  leur  refuserait  la  part  d'éloge 
que  méritent  tant  de  persévérance  et  de  courage?  Peu  habitués 
aux  armes,  sans  le  secours  dé  troupes  alliées,  ils  ont,  par  leurs  seuls 
efforts,  triomphé  des  plus  insurmontables  obstacles,  et,  au  prix  de  tant 
de  sang  versé,  réussi  à  humilier  les  deux  plus  puissans  potentats  de- 
l'Afrique  méridionale,  véritables  monstres  qui  avaient  détruit  ou 
soumis  à  l'esclavage  toutes  les  tribus  aborigènes  répandues  dans  le 
désert,  de  la  baie  Delagoa  à  Unzimvooboo,  de  l'Océan  indien  aux 
solitudes  que  baignent  les  flots  de  l'Atlantique.  » 

Assurément  cette  histoire  des  émigrans  hollandais  est  un  chapitre 
curieux  dans  les  annales  si  intéressantes  des  colonies.  Vainement, 
dans  leur  détresse,  ils  s'adressèrent  &  l'ancienne  patrie,  qui  avait 
peut-être  le  droit  de  les  plaindre ,  mais  non  celui  de  les  défendre. 
£lle  ne  put  même  pas  réunir  dans  d'autres  lieux,  sous  son  autorité, 
sous  sa  protection  particulière  et  spéciale,  ces.  hommes  dévoués  qui 
supposaient,  dans  l'ignorance  de  leur  cœur,  qu'un  traité  donne  au 
vainqueur  le  sol  et  non  les  habitans.  £t  si  dans  cette  circonstance 
critique  l'Angleterre  vit  sa  colonie  du  Cap  singulièrement  appauvrie 
par  la  retraite  de  plus  de  dix  mille  paysans  de  vieille  race,  cependant 
elle  a  trouvé  le  moyen  de  compenser  cette  perte  en  s'appropriant  le 
pays  conquis  par  les  déserteurs,  ce  beau  territoire  de  Natal,  que  le 
capitaine  Harris  appelle  déjà  dans  sa  carte  du  nom  de  Victoria. 

Th.  Pavie. 


POÈTES 


ET 


ROMANCIERS  MODERNES 


SE  ZiA  FRAirCS. 


XLVIII. 

HENRI  BETLE  (M.  DE  STENDHAL). 


I. 

Nous  abordons  une  tâche  épineuse  et  séduisante  tout  à  la  fois> 
celle  d'apprécier  un  Homme  d'esprit  à  qui  son  caractère  droit  et  son 
talent  doué  de  qualités  originales  semblaient  promettre  une  force 
d'action  plus  grande  que  celle  qu'il  a  exercée  sur  ses  contemporains. 
Nous  rencontrerons  dans  ce  talent  et  dans  ce  caractère  des  particu- 
larités bizarres,  d'étranges  anomalies,  des  contradictions  qui  nous 
expliqueront  comment,  après  avoir  été  plus  vanté  que  lu,  plus  lu 
que  goûté,  plus  décrié  que  jugé,  plus  cité  que  connu,  il  a  vécu,  si 
cela  peut  se  dire,  dans  une  sorte  de  célébrité  clandestine,  pour 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    25t 

mourir  d*une  mort  obscare  et  inaperçue.  I^  littérature  contempo- 
raine, il  faut  bien  Tavouer,  n'a  trouvé,  devant  la  tombe  d*un  de  ses 
membres  les  plus  distingués,  que  le  silence  ou  des  paroles  pires  que 
le  silence.  M.  fieyle  mort,  tout  a  été  dit  pour  lui.  Ses  dépouilles^ 
n*ont  point  vu  leur  cortège,  se  grossir  de  ces  regrets  qui  aiment 
l*éclat  et  qui  viennent  chercher  sous  les  plis  du  drap  funèbre  un 
reflet  du  lustre  qu'avait  jeté  le  vivant.  Nulle  vanité  ne  s*est  crue  in- 
téressée à  vivre  une  heure  des  reliefs  de  la  sienne.  Sa  vie  a-t-elle 
donc  été  tout-à-fait  sans  gloire?  Il  a  eu  plus  de  droiture  et  de  respect 
pour  lui-même  qu'il  n'en  faut  pour  mettre  un  nom  en  haute  recom- 
mandation et  léguer  un  thème  sonore  aux  oraisons  funèbres.  Il  a 
eu  plus  d'esprit  qu'il  n'en  faut  pour  se  faire  une  petite  cour  de  flal- 
tcurs  ou  de  poltrons,  et  tenir  ses  petits  levers  devant  une  foule  de 
parasites.  Il  a  eu  plus  d'idées  enfin  qu'il  n'en  faut  pour  planter  une 
bannière  à  soi  dans  le  champ  de  l'invention  et  tenir  état  de  chef 
d'école.  Mais,  hâtons-nous  de  le  dire,  M.  Beyle  a  eu  un  grand  tort, 
et  qui  n'est  pas  commun,  il  a  voulu  être  lui-même,  il  Ta  trop  voulu; 
tout  l'effort  de  sa  vie  s'est  bandé,  comme  dirait  Montaigne,  &  ce  but, 
qu'il  a  en  somme  plutôt  dépassé  qu'atteint.  A  chaque  pas  qu'il  va 
faire,  &  chaque  parole  qu'il  va  écrire,  il  semble  se  poser  cette  ques- 
tion :  En  m'y  prenant  de  cette  manière,  vais-je  ressembler  à  quel- 
qu'un? De  là  pour  lui  la  nécessité  d'inventer  sans  cesse,  même  dans 
des  minuties  où  il  n'y  a  plus  à  inventer;  de  là  aussi  l'isolement.  Des 
gens  qui  l'ont  approché  ont  vu  en  lui  un  homme  fantasque,  inègd, 
épineux;  des  gens  qui  l'ont  lu  lui  ont  reproché  d'être  un  écrivain  à 
paradoxes;  pourtant  il  a  conservé  jusqu'à  la  fin  ses  amitiés  d'en- 
fance, et  il  est  mort  sur  les  idées  qui  lui  avaient  fait,  à  un  âge  déjà 
mûr  et  nourri  d'expérience ,  écrire  sa  première  page.  Ses  livres  ne 
sont,  au  fond,  qu'une  théorie  du  bonheur,  et  sa  vie  n'a  voulu  être 
qu'une  mise  en  action  de  sa  théorie ,  laquelle  repose  sur  ce  priu^ 
cipe  :  faire  à  chaque  instant  ce  qui  plaît  le  plus.  Après  tout,  cet  excès 
avec  lequel  il  abonde  dans  ses  propres  idées  et  dans  son  propre  ca- 
ractère, ou  du  moins  dans  celui  qu'il  se  faisait,  est  le  seul  paradoxe 
dont  il  se  soit  rendu  coupable;  mais  ce  paradoxe  a  été  soutenu  trente 
ans,  et  il  s'est  épanoui  en  une  gerbe  d'effets  singuliers. 

Pour  résoudre  ce  problème  capital  qu'il  s'était  posé  :  être  soi^ 
M.  de  Stendhal  s'est  avisé  d'un  expédient  qui  a  d^à  sa  nouveauté. 
Sciemment  ou  non ,  il  a  pris  justement  le  contre-pied  de  sa  propre 
nature.  Penseur  très  sérieux  pour  lui-même,  il  a  voulu  n'être,,  à  la 
superficie  d«  moins,  qu'un  écrivain  très  léger  pour  ses  lecteurs.  BSr^ 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prit  logique  et  d'une  rare  méthode,  il  a  mis  une  ténacité  non  moins 
rare  à  rompre  le  ciment  qui  maintenait  Tédifice  de  ses  pensées  et  à 
les  répandre  comme  une  poussière  vannée  par  le  vent;  esprit  labo- 
rieux, il  a  recherché  les  dehors  de  la  négligence  et  travaillé  jusqu'à 
sa'paresse.  Ame  chaleureuse  et  convaincue,  il  a  eu  comme  horreur 
de  se  laisser  prendre  en  flagrant  délit  d'enthousiasme;  il  a  traité  sans 
pitié  sa  passion  par  les  réactifs  d'une  chimie  morale  qui  n*est  qu'à 
lui,  et  chaque  élan  de  son  ame  en  bouillonnement  a  tourné  tout  sou- 
dain en  jet  d'ironie.  Génie  brusque  et  prime-sautier,  on  ne  lui  voit 
jamais  d'abandon ,  et  l'homme  qui  se  regarde  penser  et  qui  se  sur- 
veille apparaît  jusque  dans  ses  saillies.  Ennemi  de  l'affectation,  il  a 
mis  de  l'affectation  partout,  et  jusque  dans  cette  haine.  Ennemi  de 
la  vanité,  il  s'est  plu  à  la  démasquer,  à  la  désoler  par  la  constance  et 
la  sagacité  malicieuse  de  ses  attaques;  mais  cette  idée  du  voisin  dont 
y  dénonçait  les  burlesques  effets  dans  les  autres,  il  n'a  pas  su  mieux 
qu'un  autre  en  secouer  le  joug;  le  spectre  du  voisin  a  sans  repos  ni 
trêve  posé  devant  lui;  harcelé,  tourmenté,  obsédé  par  cetter  vision 
incessante,  lui-même  l'évoquait  sans  cesse  pour  se  raidir  à  la  braver 
ou  se  fatiguer  à  la  fuir.  Épris  du  sans-géne  et  du  naturel,  il  a  passé 
sa  vie  à  se  travestir.  S'il  a  semé  à  pleines  mains  l'épigramme,  c'était 
conune  pour  se  faire  un  hallier  où  il  pût  cacher  ses  inquiétudes;  il 
n'a  tant  fait  marcher  le  ridicule  devant  lui  que  pour  n'en  pas  être 
atteint.  C'est  en  portant  la  croix  de  sa  vanité  qu'il  a  (on  peut  le  dire) 
sué  l'ironie.  Il  a  consacré  vingt  volumes  et  infiniment  d'esprit,  de  bon 
esprit  français,  à  parler  des  beaux-arts  et  à  médire  de  l'esprit,  de  l'es- 
prit français  surtout,  qu'il  trouvait  incompatible  avec  le  sentiment 
des  beaux-arts;  de  façon  que,  si  l'on  en  croit  ses  médisances,  on  ne  le 
lira  pas,  ou  que,  si  on  le  ht,  on  ne  l'en  croira  pas.  Une  moitié  de  sa 
vie  et  de  son  intelligence  s'est  dépensée  à  écrire  des  livres  pour  le 
public;  l'autre  moitié,  la  plus  forte  peut-être,  à  tisser  et  à  rompre  pour 
recommencer  sur  nouveaux  frais  les  fils  du  triple  réseau  de  mystères 
dans  le  dédale  duquel  il  aimait  à  faire  disparaître  sa  personne  et  son 
nom.  C'est  là  un  travail  assez  nouveau,  et  dans  lequel  il  n'avait  guère 
à  craindre  de  se  rencontrer  ni  avec  des  modèles  ni  avec  des  imita- 
teurs; aussi  est-ce  merveille  de  voir  ce  qu'il  y  a  mis  de  prédilection, 
d'application,  d'invention  :  tantôt  officier  de  cavalerie,  tantôt  mar- 
chand de  fer,  tantôt  douanier,  tantôt  femme  et  marquise,  de  Sten- 
dhal, LisiOy  Visconti,  Salviati,  Birkbeck,  Strombeck,  le  baron  de 
Botmer,  sir  William  R....,  Théodose  Bernard  (du  Rhône),  César- 
Alexandre  Bombet,  Lagenevais,  etc.,  etc.,  que  dire  encore? 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    253 

L'anonyme  ne  le  cache  pas  assez,  le  pseudonyme  ne  dépiste  pas 
suOisarament  Tinquisltion  qu'il  veut  déjouer.  Outre  celui  .qu'il  affiche 
sur  son  titre,  il  en  prendra  cinq  ou  six  différens  dans  le  cours  de 
Touvrâge  pour  autant  de  pensées  qui  lui  auront  paru  plus  particur- 
lièrement  compromettantes,  et  aussi  (car  c'est  encore  là  un  de  ses 
artiGces)  plus  particulièrement  insignifiantes.  Souvent  même,  si  le 
résonnement  d'un  nom  tout  entier  l'épouvante,  il  se  réduira  à  l'ini- 
tiale et  il  y  épuisera  les  vingt-six  lettres  de  l'alphabet.  Parlant  toutes 
les  langues,  portant  toutes  les 'livrées,  tour  à  tour  Anglais  et  Italien, 
Français  et  Allemand,  homme  et  femme,  noble  et  roturier,  il  semble, 
par  l'aisance  et  la  fécondité  de  ses  travestissemens,  avoir  ressuscité 
en  sa  personne  ces  maîtres  intrigans  du  bon  vieux  théâtre,  et  s'être 
fait  le  Sbrigani  d'une  pièce  où  il  ferait  jouer  au  public  le  rôle  du 
gentilhomme  limosin.  C'est  une  comédie  qu'il  s'est  donnée  à  lui- 
même  durant  toute  sa  vie;  il  fait  bon  le  voir  riant  sous  cape,  tout  bas, 
en  dedans  et  les  lèvres  pincées,  jusqu'au  moment  où  une  terreur  pa- 
nique vient  l'assaillir  au  pied  de  ce  théâtre  fantastique  qu'il  s'est 
dressé  sous  son  bonnet  de  nuit,  et  le  fait  fuir  en  renversant  toiles  et 
banquettes.  Ce  moment,  où  il  craint  d'être  découvert,  revient  pour 
lui  presque  tous  les  jours,  mais  surtout  les  jours  où  il  a  publié  quel- 
que livre  nouveau.  C'est  à  l'un  de  ces  momens  solennels  et  décisifs 
qu'on  le  voit  disparaître  tout  à  coup  et  tout  de  bon.  On  le  cherche  : 
il  est  en  voyage.  Son  livre,  jeté  dans  le  monde,  le  rejette  par  contre- 
coup à  quelque  bout  du  monde.  Il  fuit  sa  pensée  produite  au  grand 
jour;  il  fuit  cet  éclat  subit  et  ce  subit  retentissement;  il  fuit  jusqu'à 
ce  nom  imaginaire  qu'il  s'est  donné  sur  la  première  page,  et  dans 
lequel  il  tremble  lui-même  de  se  reconnaître;  il  recule,  comme  le 
canon,  devant  son  propre  éclair  et  son  bruit.  Ainsi  il  est  toujours  en 
contradiction  arec  lui-même,  ainsi  il  est  et  n'est  pas  lui;  mais -ce  qui 
devient  lui,  ce  qui  n'est  aucun  autre  que  lui,  c'est  le  bizarre  corn* 
posé,  le  résultat  final  de  cette  contradiction  perpétuelle.  Voilà,  si 
l'on  veut,  son  paradoxe. 

Que  l'on  ne  dise  pas  cependant  que  c'est  là  une  de  ces  folles 
plumes  qui  s'abandonnent  en  filles  perdues  à  tous  les  dévergondages 
de  la  pensée,  qui  n'ont  peut-être  ni  le  discernement  du  faux,  ni 
certainement  le  souci  du  vrai,  qui  se  prêtent  à  tout  et  ne  se  livrent 
è  rien,  qui  prennent  tour  à  tour  et  repoussent  sans  choix,  sans  con- 
science, sans  respect,  sans  amour,  qui  jettent  une  ombre  sur  toute 
clarté,  font  reluire  d'un  faux  jour  toutes  ténèbres,  qui  se  font  un  jeu 

TOME  I.  17 


354  REVUE  BBS  DEUX  îfONDES. 

d'insulter  à  toute  certitude»  à  leur  propre  intelligence,  et  applique- 
raient le  masque  du  sophisme  sur  la  face  même  de  la  vérité.  Cest  là 
sans  doute  ce  que  Ton  appelle  une  plume  à  paradoxes;  mais  auquel 
de  ces  traits  reconnaître  M.  de  Stendhal? 

Il  faut  se  bien  convaincre  d'abord  que  l'auteur  de  le  Rouge  et  le 
Noir  y  des  Promenades  dans  Rome,  de  Y  Histoire  de  la  peinture  en 
ItaliCy  de  la  Vie  dé  Rossini,  n'a  visé  ni  à  la  gloire  du  romancier,  ni  à 
celle  du  voyageur  ou  du  critique,  ni  à  celle  de  l'historien,  ni  même, 
quoique  sa  manière  d'écrire  soit  tout  épisodique  et  anecdotique,  à 
celle  du  biographe.  L'histoire,  le  roman,  le  voyage,  la  biographie, 
ont  été  tour  à  tour  le  cadre  dans  lequel  il  a  fait  entrer  l'objet  unique 
et  constant  de  sa  pensée.  Cet  objet,  c'est  la  science  de  l'homme, 
puis  l'objet  immédiat  de  cette  science  primordiale,  la  science  du 
bonheur.  11  n'y  avait  donc  qu'une  gloire  pour  lui,  celle  de  voir  juste 
et  de  déduire  rigoureusement.  Il  a  dit  et  répété  de  vingt  manières 
que  tout  bon  esprit  commence  par  se  faire  une  bonne  logique, 
un  art  à  lui  de  raisonner  juste  :  tel  a  été  en  effet  son  grand  travail 
préalable  sur  lui-même.  Aussi ,  a-t-il  affecté  plus  que  de  l'insou- 
ciance à  l'égard  de  toutes  les  autres  parties  de  l'écrivain ,  a6n  de 
faire  mieux  ressortir  ce  qu'il  croyait  avoir  d'excellent  dans  celle-ci. 
Il  semblerait  qu'il  laissât  au  hasard  le  soin  de  composer  ses  livres  et 
retirât  à  la  grammaire  tout  droit  sur  l'arrangement  de  ses  phrases. 
Ajoutons  qu'à  la  vérité,  s'il  paraît  avoir  peu  étudié  la  langue  sous 
le  point  de  vue  de  la  correction,  il  en  a  étudié  profondément  le 
génie  et  combiné  les  ressources  quant  aux  efiFets  qu'il  en  veut  tirer 
le  plus  habituellement.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'en  reste  pas  moins 
un  écrivain  négligé ,  et  il  n'est  que  vrai  lorsqu'il  dit  :  «  Quant  à 
moi ,  j'aime  mieux  encourir  le  reproche  d'avoir  un  style  heurté  que 
celui  d'être  vide;  »  ou  encore  :  «J'écris  comme  on  fume  un  cigare; 
une  page  qui  m'a  amusé  à  l'écrire  est  toujours  bonne  pour  moi.  o 
Mais  dans  ces  phrases  même,  où  il  confesse  et  montre  peut-être  sa 
négligence,  nous  retrouvons  ce  qui  le  caractérise  bien  autrement, 
son  horreur  pour  le  vide.  En  effet,  M.  Beyle  est  essentiellement  un 
penseur;  l'art  de  penser  a  été  le  but  de  toute  son  activité  intellec- 
tuelle; l'art  de  faire  penser  est  le  principe  de  sa  manière  d'écrire;  et 
comme  l'objet  unique  de  ses  pensées  a  été  une  science  d'observa- 
tion ,  toutes  ses  visées ,  toute  son  ambition ,  toute  sa  gloire ,  tout  le 
flpuît  de  sa  vie  ^  sont  restés  attachés  au  renom  d'observateur  péné- 
trant et  de  logicien  rigoureux.  Un  seul  paradoxe  jeté  là-dedans  de 


\ 


POÈTES  ET  ROKÀMaERS  HOBIUQBS  BB  LA  FRANCE.         9K 

gmeté  de  cœar  reityerse  du  même  coup  Unit  ee  lak)mini>édifiee;  «t 
pids,  est-Il  besoio  de  8*y  prendre  de  si  loifi  pour  enirer  dans  le  nétier 
4e  faiseur  de  paradoxes? 

M.  de  Stendhal  fcmde  si  peu  son  succès  sur  ce  genre  d'agrément, 
il. vise  si  peu  à  cet  étrange  mérite,  qui  consiste  à  surprendre  un 
instant  la  bonne  foi  de  son  lecteur,  que,  dans  la  crainte  que  la  vigi- 
lance de  celui<-ci  ne  s'assoupisse,  il  prend  soin  lui-inéme  de  la  tenir 
en  baleiAe  et  toujours  sur  ses  gardes.  Il  toiet  peu  de  propositions 
qu'il  ne  fesse  suivre  de  cet  avis  renouvelé  sous  Umtes  les  formes  : 
«J'invite  à  se  méfier  de  tout  le  monde,  même  de  asoi...  Ne  croyez 
juiiais  qu'à  ce  que  vous  avez  vu,  n'admirez  que  ce  qui  vous  feit 
plaisir,  et  supposez  que  le  voisin  qui  vous  parle  est  un  homme  payé 
pour  mentir.  »  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  tel  nûnce  détail  de  technie  musi^ 
cale  à  propos  duquel  M.  de  Stendhal  ne  vous  dise  :  «  Vérifiez  cette 
assertion  sur  le  piano  voisin;  »  ou  s'il  s'agit  de  peinture  et  de  parti- 
cularités d'anatomie  ou  de  coloris  :  ce  Allez  à  l'école  de  natation,  et 
regardez  le  nu.  »  Ce  qu'il  recommande  à  ses  lecteurs ,  il  l'a  pratiqué 
pour  lui-même.  Il  s'est  soumis  lui-même  à  toute  sorte  d'expériences 
minutieuses,  et  là  peutrétre  est  la  clé  de  bien  des  bizarreries  qui 
n'ont  été  que  des  bizarreries  pour  le  voisin.  Il  ne  lui  a  pas  suffi  de 
voir  et  de  toucher;  il  a  tenu  pour  suspects  son  tact  et  sa  vue  et  son 
ame;  il  a  soumis  toute  sa  sensibilité  à  cette  méfiance  qu'il  console 
aux  autres;  il  a  obligé  son  esprit  à  des  tours  de  force  pour  obtenir 
qu'il  en  vînt  à  pouvoir  observer  sa  propre  attention  lorsqu'elle  était 
tendue  elle-même  à  observer  autre  chose.  Le  mouvement  de  pas- 
sion, si  inopiné  qu'il  soit,  n'échappe  pas  à  cette  surveillance,  qui  est 
devmue  une  habitude.  Que  dis-rje?  et  comme  ce  mot  me  révient,  il 
n'est  pas  jusqu'à  l'habitude  elle-même,  cette  source  continue  d'actes 
inaperçus  et  involontaires,  il  n'est  pas  jusqu'à  l'habitude  qui  ne  se  soit 
laissé  surprendre  par  cette  vigilance  infatigable,  et  qui  n'ait  été  suivie 
des  yeux,  étudiée,  comme  le  serait  la  volonté  réfléchie.  Voilà  bien 
de  quoi  faire  que  nul  écrivain  ne  soit  moins  naïf  que  M.  de  Stendhal, 
mais  aussi  que  nul  ne  soit  plus  sincère. 

En  efiet,  nous  touchons  ici  à  la  dignité  de  sa  conscience  d'honune 
privé  et  d'écrivain,  et  si  nous  l'avons  vu  déjà,  à  tant  d'autres  égards, 
ae  variant,  se  forçant,  s'évitant,  se  cherchant  hors  de  lui)-mêrae,  le 
sentiment  de  cette  dignité  est  un  point  sur  lequel  il  n'a  jamais  eu  ni 
à  se  forcer,  ni  à  s'éviter,  ni  à  revenir.  Là  il  est  resté  lui,  un  lui  qui 
n'avait  rien  d'artificiel ,  qu'il  a  trouvé  tout  fait  et  consente  tel  avec 
aoin,  sans  doute,  mais  sans  efibrt,  'sans  ostentation,  et  à  peu  près 

17. 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  l'on  respire.  A  côté  de  son  ironie  perpétuelle  et  extérieure, 
il  a  eu  dans  le  for  de  sa  conscience  un  culte  sérieux  et  qui  ne  s'est 
point  démenti  pour  ce  qui  lui  a  paru  respectable,  comme  éternel  et 
capital  objet  d'intérêt  pour  Fesprit  humain.  Il  a  voué  sérieusement 
sa  vie  à  la  recherche  du  vrai,  à  Tamour  du  beau.  S'il  a  voulu  donner 
à  la  vérité  un  air  futile  et  narquois,  tidendo  dicere  verum,  c'est  un 
peu  par  envie  d'être  neuf  et  de  ne  ressembler  à  personne,  par  amour 
de  ce  qu'il  appelle  le  divin  imprévu,  un  peu  par  haine  du  pédantisme 
et  de  ta  pesanteur  des  gens  qui  l'ont  précédé  dans  cette  recherche, 
un  peu  aussi  par  démangeaison  taquine  et  pour  se  moquer  de  la 
futilité  ignorante  du  vulgaire  des  lecteurs  en  ayant  Tair  de  leur  dire  : 
Voilà  tout  ce  que  vous  pouvez  digérer  et  supporter.  Il  le  dit  même, 
et  plus  d'une  fois,  en  termes  à  peu  près  aussi  explicites  et  certaine- 
ment plus  piquans. 

Ce  mépris  du  vulgaire  est  encofe  chez  lui  un  trait  persistant,  et 
qu'il  a  su  lier  à  la  dignité  de  son  caractère,  par  le  dégoût  vrai  et 
actif  qu'il  en  a  tiré  pour  les  succès  qui  viennent  d'un  grand  acha- 
landage et  pour  les  pratiques  au  moyen  desquelles  on  l'obtient. 
«Je  voudrais,  dit-il  quelque  part,  écrire  dans  une  langue  sacrée,  d 
Ailleurs  il  invoque  un  lecteur  unique  et  qu'il  voudrait  unique  dans 
tous  les  sens;  ailleurs  encore  il  se  relâche  de  cette  rigueur  hyperbo- 
lique, et  va  jusqu'à  dire,  en  invitant  toute  autre  espèce  de  lecteur  à 
fermer  le  livre,  ce  qu'il  lui  serait  doux  de  plaire  à  trente  ou  quarante 
personnes  de  Paris,  qu'il  ne  verra  jamais,  mais  qu'il  aime  à  la  folie 
sans  les  connaître,  par  exemple  quelque  jeune  M*'"''  Roland  lisant  en 
cachette  quelque  volume,  qu'elle  cache  bien  vite,  au  moindre  bruit, 
dans  les  tiroirs  de  l'établi  de  son  père,  lequel  est  graveur  de  boîtes  de 
montres.  »  Sur  la  dernière  page  de  plusieurs  de  ses  ouvrages,  il  inscrit, 
en  grandes  capitales,  cette  dédicace  : 

TO  THE  HAPPY  FEW, 

et  ce  petit  nombre  d'heureux,  nous  l'espérons,  se  sera  rencontré  eu 
effet.  Mais  le  grand  nombre  a  été  repoussé  :  est-ce  par  de  tels  moyens? 
Sans  doute,  ces  déclarations  ou  d'autres  semblables  ne  sufBsent  pas, 
et  si  M.  de  Stendhal  s'en  était  tenu  avac  tant  d'autres  à  paraphraser 
ainsi  le  odi  profanum  vulgus,  on  pourrait  n'y  voir  que  les  boutades 
d'une  impertinence  quelque  peu  fastueuse ,  et  peut-être  un  moyen 
de  recouvrir  d'un  grand  appareil  de  fierté  quelque  dessous  de  table 
dont  l'ombre  abriterait  de  réelles  bassesses.  D'ailleurs,  jeter  des  mé- 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.         257 

pris  au  vulgaire,  ce  n- est  pas  un  acte  aussi  hardi  qu'on  le  pourrait 
croire;  c'est  même  une  insinuation  flatteuse  adressée  à  tous  ceux  qui 
voudront  bien  ne  pas  se  confondre  avec  le  vulgaire.  Les  vraies  bar* 
riëres  de  l'écrivain,  celles  qui  ont  résisté  à  l'irruption  du  succès,  ne 
sont  point  là.  Elles  sont  dans  la  nature  de  ses  idées  et  dans  sa  manière 
de  les  présenter  par  la  pointe;  elles  sont  dans  la  contexture  de  ses 
livres  et  dans  la  forme  de  son  style,  dans  cette  langue  sinon  sacrée,  du 
moins  quelque  peu  hiéroglyphique,  qu'il  s'est  créée  à  force  d'ellipses, 
de  tours  hachés,  de  sens  rompus  ou  interrompus,  et  faits  pour  rebuter 
une  curiosité  purement  oisive,  à  force  de  rapprochemens  disparates, 
au  premier  abord,  entre  des  propositions  dont  il  omet  les  termes  inter- 
médiaires, d'allusions  à  peine  indiquées,  de  demi-mots,  de  taquine- 
ries, d'espiègleries  de  tout  genre;  elles  sont  encore  dans  son  empres- 
sement à  brusquer  ou  à  persiffler  les  opinions  ou  les  goûts  établis  : 
elles  sont  en  un  mot  dans  toutes  ces  précautions  qu'il  prend  pour 
forcer  son  lecteur  à  penser  ou  à  le  prendre  en  haine.  Rien  n'est  clair 
d'ailleurs  comme  sa  petite  phrase  nette  et,  quoique  pleine,  preste  et 
concise.  Tout  le  travail  qu'il  impose  porte  sur  les  pensées,  mais  c'est 
là  un  travail  réel,  indispensable,  et  qui,  outrç  l'application  actuelle, 
demande  souvent^  pour  aboutir  à  un  résultat,  toute  une  bonne  édu- 
cation antérieure.  Voilà  derrière  quelles  difficultés  il  s'est  barricadé; 
voilà  conunent  il  s'est  rendu  inabordable  à  deux  classes  de  lecteurs 
en  dehors  desquelles  il  n'y  a  plus  de  foule  :  les  lecteurs  indolens  et 
les  lecteurs  ignorans.  Il  ne  s'est  donc  point  borné  à  répéter  d'un  air 
hautain  la  première  partie  du  vers  d'Horace;  il  en  a  mis  la  fin  dans 
sa  pratique  :  et  arceo.  Il  a  mis  à  éloigner  le  profane  un  soin,  un 
art,  presque  un  génie,  et,  dans  tous  les  cas,  une  bonne  foi  que  per- 
sonne avant  lui ,  pas  même  Horace,  n'avait  été  aussi  jaloux  d'appli- 
quer à  ce  but.  Peut-être  s'en  est-il  payé  par  le  plaisir  d'être  en  cela 
encore  conune  nul  autre;  mais  enfin  il  a  donné  des  gages  à  son  dire  : 
n  s'est  jeté  résolument,  sincèrement,  loin  des  régions  faciles  où  le 
succès  croit  et  fleurit  sous  le  battement  des  pieds  de  la  multitude, 
dans  l'île  quasi  déserte  où  devait  se  rencontrer  son  lecteur  unique 
ou  tout  au  plus  ses  quarante  M'°''  Roland,  et  il  a  brûlé  ses  vaisseaux. 
n  a  cherché  un  succès  peu  bruyant,  mais  exquis,  des  applaudisse- 
mens  rares,  mais  délicats.  Il  a  donné  à  notre  époque  cet  exemple 
trop  peu  répété  d'un  talent  et  d'une  renommée  qui  ne  sont  exploités 
ni  dans  le  sens  de  l'argent  ni  dans  le  sens  d'une  grossière  satisfac- 
tion de  vanité.  Il  s'est  tenu  debout  au  milieu  du  courant  qui  em- 
porte vers  cette  double  proie  tant  d'appétits  plus  gloutons  qu'épurés» 


i 


268  mV0S  BBS  DEUX  flIONDSS. 

et  OÙ  Qn  seandftle  de  plus  se  perd  si  facilement  dans  la  foule  des 
scandales.  C'est  là,  disons-nous,  autre  chose  que  de  la  fatuité  et  de 
rimpertînence,  et  quand,  à  certains  momens  de  sa  vie  littéraire,  des 
relations  inévitables  venaient  ramener  son  esprit  sur  ces  soins  qui 
hii  répugnaient,  il  prenait  le  moyen  le  plus  court  et  le  plus  sûr  pour 
s'y  soustraire  :  il  fuyait.  Une  telle  répugnance  lui  suflisait  sans  doute 
pour  justifier  cette  fuite  brusque  et  singulière  dans  un  moment  où 
les  auteurs  n*ont  pas  pour  habitude  de  chercher  a  le  fond  des  bois  et 
leur  vaste  silence.  »  Veut-on  absolument  qu*à  cette  raison  nous  en 
ajoutions  une  autre,  Tamour  du  divin  imprévu  ? 

Adm^tons  d'abord  qu'en  cet  aroour<;omme  dans  le  reste,  M.  Beyle 
a  été  un  homme  de  précaution,  et  que,  pour  être  singulier  en  tout, 
il  s'est  piqué,  bien  qu'il  parlât  avec  esprit>  de  ne  parier  aussi  qu'avec 
connaissance*  Il  se  moque,  en  passant,  de  l'académicien  qui  avait 
découvert  sur  une  inscription  le  roi  Feretrius,  et  ce  n'est  pas  lui  qui 
eût  fait  de  saint  Augustin  un  Grec,  ou  qui  eût  jeté  le  Rhône  dans  la 
mer  à  Marseille.  Ce  genre  de  surprise  et  d'imprévu  n'était  point  celui 
qu'il  ménageait  à  ses  lecteurs,  et  tout  l'esprit  du  monde  ne  lui  eût 
point  paru  justifier  une  si  profonde  sécurité  dans  une  si  magnifique 
ignorance.  En  pareil  cas,  il  eût  su  du  moins  qu'il  ne  savait  pas,  et  il 
se  fût  mis  à  apprendre,  à  étudier  comme  un  simple  pédant,  quitte 
à  reprendre ,  pour  importer  et»  mettre  en  œuvre  ce  lourd  butin ,  la 
légèreté  et  les  grâces  piquantes,  les  ailes  et  le  dard  d'une  abeille. 
Voyez  comment  il  s'y  prend  avant  d'oser  parler  de  ce  qui  fait  le 
sujet  unique  de  ses  écrits.  Il  pose  comme  base  de  la  connaissance 
de  l'homme  la  physiologie:  il  veut  connaître  l'homme,  il  étudie 
donc  la  physiologie,  qui  possède  déjà  de  son  temps  Bichat  et  Ca- 
banis. Il  s'attache  surtout  à  Cabanis,  qui  asseoit  justement  la  ques- 
tion sur  le  point  où  lui-même  dirige  ses  recherches,  les  rapports  du 
physique  et  du  moral.  Toutes  les  fois  qu'il  arrive  sur  ce  terrain ,  c'est 
à  Cabanis  qu'il  a  recours,  et  il  lui  emprunte  notamment  la  classifica^ 
tion  et  la  définition  des  tempéramens,  qui  occupe  une  place  asseï 
importante  non-seulement  dans  la  théorie  du  beau  antique  et  du  beau 
moderne  placée  en  tête  du  second  volume  de  V  Histoire  de  la  Pein^ 
tare  en  Italie^  mais  encore  dans  l'enchaînement  général  de  ses  idées. 
Indépendamment  de  la  physiologie,  il  y  a  tout  un  ordre  de  phéno- 
mènes qui  peuvent  être  examinés  à  part,  et  qui  résultent  du  méca-» 
nisme  de  la  pensée.  La  métaphysique,  telle  qu'elle  est  constituée,  n'a 
pas  grand  crédit  auprès  de  lui.  Cependant  il  rencontre,  dans  cette 
branche  encore^  un  homme  dont  la  méthode  lui  parait  excellente. 


POETES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DB  LA  FRANCE.    259 

fanalyse  sâre,  le  coup  d'œil  pénétrant,  et  il  s'incline  devant  M.  de 
Tracy  aussi  profondément  que  devant  Cabanis.  Voilà  déjà  Thomme 
étudié  par  abstraction ,  dans  ses  organes,  dans  ses  facultés,  et  tel  que 
le  présentent  les  sciences  qui  ont  pour  objet  Tune  ou  l'autre  des 
deux  faces  de  sa  nature.  Il  faut  le  voir  maintenant  à  l'œuvre  comme 
être  social,  et  sous  rinflûence  des  climats  ou  des  gouvernemens. 
Alors  se  présente  une  nouille  série  d'études  sérieusement  faites  et 
attestées  par  les  traces  que  l'on  retrouve  dans  ses  écrits  de  Maebia-^ 
vel,  de  Montesquieu,  de  Delolme,  de  Bentham,  de  Malthus,  aux 
élacubrations  duquel  M.  de  Stendhal  ajoute,  par  parenthèse,  une 
singulière  idée,  celle  d'utiliser,  au  profit  de  la  dépopulation,  un 
expédient  dont  on  use  encore  en  Italie  dans  un  intérêt  purement 
musical.  Tous  ces  documens  amassés,  il  reste  à  les  compléter  et  à  les 
contrôler  par  l'histoire.  Ici  M.  de  Stendhal  n'accorde  d'autorité  qu'aux 
originaux,  c'est-à-dire  aux  écrits  du  temps,  mémoires,  correspon- 
dances, récits  historiques,  pièces  authentiques,  etc.  Il  veut  prendre 
les  passions  sur  le  fait.  C'est  avec  un  beau  mouvement  d'orgueil  et 
de  défi  qu'on  le  voit  quelque  part  éloigner  d'avance  les  contradic- 
teurs par  cette  exclamation  :  ce  L'homme  qui  écrit  ces  lignes  a  par- 
couru toute  l'Europe,  de  Naples  à  Moscou,  avec  cent  auteurs  tous 
originaux  dans  sa  calèche.  »  Quant  aux  historiens  qui  ont  rédigé 
après  coup,  il  les  récuse  comme  vendus  à  un  pouvoir  ou  à  un  sys- 
tème. Nous  retrouvons  bien  là  sa  circonspection  méfiante  et  sa  mé- 
thode expérimentale. 

Tous  les  travaux  que  nous  venons  d'énumérer  jusqu'ici  n'ont  eu 
en  eflfetpour  but  et  pour  résultat  que  de  lui  aiguiser  l'esprit,  de  lui 
ouvrir  des  veines  d'informations,  de  lui  fournir  des  thèmes  à  vérifier. 
Son  étude  capitale,  a  porté  sur  l'homme  vivant,  sur  l'homme  qu'il 
pouvait  voir  et  toucher,  et  il  l'a  regardé  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Eu- 
rope, d'un  bout  à  l'autre  de  l'échelle  sociale.  Ainsi  la  physiologie,  la 
métaphysique,  la  politique,  la  philosophie  de  l'histoire,  l'histoire 
proprement  dite,  et  par-dessus  tout  cela  la  vie  pratique,  les  salons 
eMes  bivouacs  depuis  Naples  jusqu'à  Moscou,  tels  sont  les  fondemens 
sur  lesquels  M.  de  Stendhal  a  voulu  asseoir  les  quelques  idées  qu'H 
aDait  mettre  en  œuvre,  et  tous  ces  matériaux  étaient  rassemblés,  tous 
ces  foodemens  jetés,  lorsque,  pour  la  première  fois,  à  l'âge  de 
treDle-un  ans,  l'obsisrvateur  commença  l'apprentissage  d'un  nouveau 
métier,  celui  d'écrivain.  De  tous  ceux  qu'il  a  exercés,  ce  métier  est 
le  seul  qui  n*en  ait  jamais  été  un  pour  lui;  mais  les  autres  ont  mer- 


[ 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

veilleusement  concouru  à  lui  amener  tout  ce  dont  il  allait  avoir 
besoin  dans  celui-ci. 

^    II. 

Né  à  Grenoble,  le  23  janvier  1783,  Henri  Beyle  annonça  tout 
d'abord  cette  vivacité  d'intelligence  qui  a  valu  tant  d'hommes  distin- 
gués au  pays  qui  l'a  vu  naître.  Dès  sa  quatorzième  année,  il  terminait 
son  cours  de  belles-lettres  par  un  dernier  succès  dont  on  ne  trouverait 
peut-être  pas  deux  exemples  dans  les  annales  universitaires;  tous  ses 
camarades  renonçaient  à  la  lutte,  et  lui  abandonnaient  la  palme 
avant  le  combat.  Ce  feu  précoce  de  l'esprit  explique  sans  doute  le 
peu  d'attention  qu'il  donnait  alors  et  qu'il  a  donné  même  par  la  suite 
soit  à  la  correction  du  langage,  soit  à  l'orthographe.  Au  temps  de  ses 
triomphes ,  il  écrivait  cela  avec  deux  //.  Nous  marquons  ce  détail , 
parce  que  lui-même  en  a  consigné  le  souvenir  dans  son  roman  de 
le  Rouge  et  le  Noir,  en  prêtant  la  même  faute  à  son  héros,  Julien 
Sorel.  Nul  romancier,  pour  le  dire  en  passant,  n'a  d'ailleurs  été  plus 
personnel  que  lui. 

De  97  à  99,  il  étudia  les  mathématiques.  Son  père  voulait  le  faire 
entrer  à  l'École  Polytechnique,  qui  se  fondait  alors.  Il  feignit  de  se 
prêter  aux  vues  paternelles;  mais  il  avait  une  passion  vraie  ou  artiQ- 
cielle,  celle  de  la  musique  :  à  cette  époque,  il  se  croyait  appelé  à 
exprimer  par  des  sons  ce  qu'il  avait  dans  l'ame.  C'était  une  conQ- 
denee  qu'il  se  gardait  bien  de  faire  à  son  père;  seulement,  comme 
ses  a  -h  6  le  mettaient  sur  le  chemin  de  Paris,  où  il  voulait  arriver 
pour  l'amour  de  la  musique,  il  s'accommodait  de  son  mieux  aux  vues 
qu'on  avait  sur  lui.  Cette  étude  des  mathématiques,  il  n'en  faut  pas 
douter,  lui  a  été  d'une  utilité  qu'il  ne  prévoyait  apparemment  pas 
alors  :  il  y  a  pris,  en  partie  du  moins,  les  habitudes  d'esprit  aux- 
quelles il  doit  cette  analyse  exacte  et  pénétrante,  cette  netteté  d'i- 
dées qui  sont  certainement  la  partie  la  moins  contestable  de  son 
talent.  C'est  aussi  à  cette  étude  qu'il  a  dû  de  voir  enfin  Paris,  et  cela 
dans  un  beau  moment,  le  lendemain  même  du  18  brumaire.  C  était 
peu  le  temps  de  pâlir  sur  des  intégrales,  et  peu  aussi  le  temps  de 
chanter,  si  ce  n'est  le  Chant  du  Départ.  Le  jeune  Beyle  était  recom- 
mandé à  M.  le  comte  Daru,  son  parent.  Cette  protection  ne  tarda 
pas  à  lui  faire  sentir  ses  effets.  On  lui  retira  des  mains  ses  livres  et 
sa  craie;  on  les  lui  échangea  contre  un  grand  sabre.  Adieu  les  rêves 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANGE.    261 

sonores  et.  les  solitudes  mélodieuses;  que  les  forêts  chantent  elles- 
mêmes  le  consul ,  si  elles  en  sont  dignes. 

M.  Daru  avait  fait  ajouter  au  grand  sabre  les  galons  de  maréchal- 
des-logis;  ils  eurent  Thonneur  de  recevoir  le  baptême' du  feu  à  Ma- 
rengo.  Plus  tard,  quand  M.  de  Stendhal  voudra  donner  une  idée  du 
bonheur,  il  dira  :  «  Il  est  inutile  de  définir  le  bonheur,  tout  le  monde 
le  connaît,  par  exemple,  la  première  perdrix  que  Ton  tue  à  douze 
ans,  la  première  bataille  d*où  Ton  sort  sain  et  sauf  à  dixHsept.  »  Ce 
tout  le  monde  le  connaît ,  à  propos  du  bonheur  dont  il  parle ,  a  un 
petit  air  de  mot  échappé  qui  en  fait  un  trait  charmant.  Tout  le  monde 
le  connaît,  comme  tout  le  monde  écrit  cela  avec  deux  IL  C'est  là 
un  détour  adroit  et  de  bon  goût,  qui  est  devenu  familier  à  M.  de 
Stendhal  pour  éviter  de  dire  J«  et  pour  se  mettre  en  scène  sans  trop 
en  avoir  Tair.  Il  y  a  eu  surtout  un  moment  dans  sa  vie ,  quand  il 
écrivait  son  livre  de  V Amour  y  par  exemple,  où  il  aimait  à  laisser 
traîner  dans  ses  écrits  le  bout  du  grand  sabre ,  qui  ne  sonnait  plus 
depuis  long-temps  sur  le  pavé  :  il  en  avait  comme  gardé  la  dra- 
gonne attachée  à  sa  plume.  Dans  ce  livre,  le  lecteur  a  nécessaire- 
ment des  épaulettes,  il  est  en  campagne  ou  en  garnison;  on  lui  parle 
de  son  colonel.  On  ne  suppose  pas  un  instant  quMl  puisse  porter  un 
simple  frac  bourgeois,  comme  celui  de  Tauteur. 

La  carrière  militaire  de  M.  Beyle  ne  fut  pas  bien  longue.  Du  6*  ré- 
giment de  dragons,  ou  il  était  devenu  sous-lieutenant,  il  passa» 
après  un  an  de  service,  dans  Tétat-major  du  général  de  division 
Michaud;  mais,  le  grade  de  lieutenant  étant  exigé  pour  les  fonctions 
d'aide-de-camp,  il  se  vit  bientôt  obligé  de  retourner  à  ses  dragons. 
Après  deux  nouvelles  années,  M.  Beyle  s'ennuya  du  service,  et,  la 
petite  paix  de  1803  survenant,  il  saisit  cette  occasion  honorable  de 
donner  sa  démission.  Il  avait  vingt  ans.  Malgré  cette  extrême  jeu- 
nesse et  les  diversions  brillantes  en  ce  temps-là  de  la  vie  militaire,  il 
observait  déjà ,  et  son  esprit  paraissait  tourné  aux  idées  qui  depuis 
en  ont  occupé  toute  l'activité.  On  trouve  dans  t Amour  plusieurs 
anecdotes  qui  lui  sont  fournies  par  les  observations  et  les  souvenirs 
de  ce  premier  séjour  en  Italie.  Mais  ces  anecdotes  sont-elles  vraies? 
Cest  une  question  qu'il  faut  souvent  se  faire  avec  lui  quand  on  a 
quelque  raison  de  tenir  à  la  réalité  des  faits.  Il  n'aimait  point  à 
peindre  autrement  que  par  l'action  même;  il  trouvait  vague  tout  ce 
qui  ne  s'exprimait  que  par  des  mots  emportant  une  signification  gé- 
nérale. Il  dit  quelque  part  :  «  ....  Je  conterais  trente  anecdotes  et  je 
supprimerais  toutes  les  idées  générales  sur  les  mœurs.  Tout  ce  qui 


SWS  nBVUB  PBS  DEUX  MONDES. 

est  vague  en  ce  genre  est  faux.  Le  lecteur  qui  ne  connaît  que  les 
mœurs  de  son  pays  entend  par  les  mots  décence,  vertu,  duplicité^  des 
choses  matériellement  diSërentes  de  celles  que  vous  avez  voulu  dé- 
signer. » 

Cette  horreur  du  vague,  qui  se  confond  avec  Thorreur  du  vide,  en- 
gendre toute  sa  manière  d*éCrife;  c*est  par  là  qu'il  est  parvenu  à  se 
faire  un  style  si  propre  à  stimuler  la  pensée  du  lecteur;  c*est  par  là 
aussi  qu'il  est  devenu  si  grand  conteur  d'anecdotes.  Qu'il  s'agisse, 
en  effet,  de  peuples  ou  d'individus,  son  procédé  n'est  pas  de  peindre 
à  grands  traits,  mais  de  conter.  II  ne  résume  pas  ses  impressions  oa 
ses  jugemens,  il  en  expose  les  matériaux.  Sans  doute,  dans  cette 
foule  énorme  d'anecdotes  qu'il  rapporte  ou  qu'il  indique  seulement 
par  un  mot,  comme  si  on  les  connaissait,  il  y  en  a  un  grand  nombre 
qu'il  s'est  borné  à  recueillir.  Néanmoins,  lorsque  l'observation  lui 
avait  fourni  un  certain  nombre  de  traits  de  Caractère  et  que  le  petit 
événement  dans  lequel  ils  auraient  pris  du  relief  et  de  la  vie  ne  se 
présentait  pas,  M.  de  Stendhal  l'inventait.  Ainsi  il  raconte  qu'un  soir, 
i  Albano,  une  des  dames  romaines  qu'il  accompagnait  s'écria  en  pre- 
nant une  glace  :  a  Quel  dommage  que  ce  ne  soit  pas  un  péché  1  »  A 
la  rigueur,  il  n'est  pas  impossible  que  M.  de  Stendhal  ait  entendu 
cette  parole;  mais  n'est-il  pas  plus  probable  qu'il  l'aura  prise  dans 
son  imagination,  où  elle  se  sera  introduite  par  la  mémoire,  sans  que, 
cette  fois,  notre  penseur  s'en  soit  aperçu,  ou  que  plutôt  encore  il 
se  sera  borné  à  mettre  bravement  en  prose  trois  vers  de  La  Fon- 
taine, sans  même  prendre  la  peine  d'y  changer  aucune  circon- 
stance? 

Et  ne  suis  pas  du  goût  de  celle-là 

Qui,  buvant  Jrais  (ce  fut,  je  pense,  à  Home), 

Disait  :  Que  n'est-ce  un  péché  que  cela  (1)  ! 

S'il  a  pillé  quelques-unes  de  ses  anecdotes,  il  en  a  prêté  aussi; 
l'histoire  de  M.  de  Canaples,  dont  il  n'est  pas  le  premier  éditeur  il 
est  vrai,  est  devenue,  sous  la  plume  de  M.  Scribe,  une  charmante 
nouvelle  avec  des  héros  et  des  mœurs  du  xix""  siècle  et  le  titre  de 
Roi  de  Carreau.  Au  reste,  en  fait  de  mots  et  d'anecdotes,  M.  de  Sten- 
dhal, assez  riche  de  son  propre  fonds  pour  traiter  cela  comme  son 
bien,  prenait  partout.  Ainsi,  ce  mot  qu'il  aimait  sans  doute,  puisque 
plus  d'une  fois  il  le  répète,  ce  mot  sur  Raphaël  :  a  II  n'est  pas  sédiie- 

(1)  Le  DMle  eu  MMf»,  oonle^ 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  BE  LA  FRANCE.    268 

tear,  il  est  enchanteur,  »  est  tout  au  long  dans  les  lettres  (ki  présir- 
dent  de  Brosses,  qui  ne  le  répète  pas. 

Sa  démission  donnée,  il  revint  à  Grenoble  prendre  le  vent  et  aviser 
à  s'orienter  vers  quelque  carrière  nouvelle.  Avait-il  déjà  perdu  de 
Tue  sa  vocation  musicale?  Ce  qui  paraît  certain ,  c'est  qu'à  Paris ,  où 
3  se  rendit  bientôt  après,  ses  études  portèrent  tout  entières  sur  les 
matières  que  nous  avons  indiquées.  Pendant  deux  ans,  il  vécut  dans 
la  solitude  avec  ses  livres.  A  cette  époque,  le  génie  de  la  nation  était 
tout  à  la  guerre;  la  littérature  brillait  d'un  faible  éclat;  on  vivait  sur 
les  restes  de  l'abbé  Delille;  tout  languissait,  tout  s'éteignait  :  la  tra- 
gMie  en  était  à  Legouvé,  la  comédie  à  I>emoustier,  compensé,  il 
est  vrai,  par  Picard.  Le  reste  de  la  poésie  était  à  la  didactique,  à  la 
traduction,  à  la  ^scription,  à  l'imitation  des  imitations;  c'était  une 
agOBie.  a  Moi  qui  vous  parle,  dit  M.  de  Stendhal,  j'ai  vu  M.  Esmé- 
Bard  tenir  dans  Paris  état  de  grand  homme.  »  La  prose  en  était  an 
fieox  Laharpe ,  encore  tout  étourdi  du  coup  de  massue  que  la  ré- 
solution  avait  porté  à  ses  beau&  rêves  philosophiques  et  à  ses  facultés, 
ifâ  toutes  avaient  tourné  à  une  palinodie  furibonde.  La  prose  avait 
eocore,  il  est  vrai,  M""^  de  Staël  et  M.  de  Chateaubriand;  mais,  sur  ce 
derBler,  M.  de  Stendhal  n*a  jamais  su  aller  au-delà  de  cet  éloge  :  «Les 
bdies  phrases  du  Génie  du  Christianisme;  »  ce  qui  est,  il  faut  le  dire, 
sue  louange  bien  mince  dans  sa  bouche.  M'^  de  Staél  était  encore 
BMHDS  bien  venue  auprès  de  M. 'de  Stendhal;  il  la  nomme  souvent,  tou- 
jours avec  ironie,  sauf  deux  petites  fois;  il  n'a  guère  vu  chez  elle  qu'un 
faux  goût,  qu'une  fausse  chaleur,  qu'une  rhétoriqBe  jArasière  et 
boursoufflée,  et  l'emphase  des  mots  recouvrant  le  vide  (ki  sentiment 
ou  de  la  pensée.  Il  souligne  le  mot  enthousiasme  dans  cette  phrase  : 
€L  Une  femme  connue  par  son  enthousiasme  pour'les  beautés  de  la 
nature  s'est  éaiée  pour  plaire  aux  Parisiens  :  Le  plus  beau  ruisseau 
dn  monde,  c'est  le  ruisseau  de  la  rue  du  Bac!  »  Nous  ne  serions  point 
étonné  que  ce  fût  en  haine  de  Corinne  ^  qu'il  eût  adopté  dans  ses 
ouvrages  sur  l'Italie  la  forme  déshabillée  du  journal  de  voyage  et  de 
fat  note  de  carnet  non  encore  rédigée.  C'est  encore  en  haine  de  Co^ 
rinne,  en  haine  du  Génie  du  Christianisme  et  des  Martyrs^  qu'il  dit  : 
«Je  serais  ennuyeux  comme  un  faiseur  de  prose  poétique...  A  moins 

de  faire  de  la  prose  poétique  qui  ne  compte  pas Je  demanda 

pardon  pour  le  parler  bref  et  tranchant ,  je  pourrais  dire  les  mêmes 
choses  en  beau  style  néologique  et  moral,  mais...  etc.  x>  C'est  encore 
en  haine  de  Corinne^  en  haine  de  Cicéron,  en  haine  de  tous  les  pro- 
sateurs italiens,  dont  il  fait  deux  catégories»  leê  pédams  d idées  et  les 


264  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

pédansdestylcy  qu'il  fait  cet  éloge  de  Fontana  à  propos  de  son  Tempio 
Vaticano  :  a  Ainsi  que  les  ouvrages  des  hommes  qui  ont  agi,  celui-ci 
est  plein  d'idées,  et  l'auteur  ne  songe  pas  au  style.  »Ces  manières  de 
voir,  môme  dans  ce  qu'elles  pouvaient  avoir  d'injuste,  ne  lui  étaient 
pas  tellement  personnelles  qu'on  ne  les  retrouve  dans  un  écrivain 
qui  avait,  comme  lui,  porté  l'épée,  comme  lui,  aimé  l'Italie,  comme 
lui,  mêlé  les  goûts  de  l'étude  aux  travaux  de  la  guerre,  et  qui  devait 
plus  tard,  avec  un  esprit  semblable  à  quelques  égards,  arriver  à  une 
gloire  plus  grande  par  des  moyens  tout  différens.  Ce  n'est  pas,  en 
effet,  de  Paul-Louis  Courier  qu'on  peut  dire  qu'il  ne  songeait  pas  au 
style;  mais  il  n'y  cherchait  la  beauté  que  par  la  force,  et  M.  de  Sten- 
dhal l'a  plus  d'une  fois  consulté.  Quant  à  ce  dernier,  la  littérature 
de  son  temps  n'était  pas  pour  lui  une  littérature,  9lle  lui  paraissait 
manquer  d'intelligence,  de  vie,  d'inspiration,  de  vérité  :  il  s'est 
piqué  de  créer,  sinon  un  çenre,  au  moins  des  ouvrages  qui  tire- 
raient leur  mérite  de  ces  seules  qualités,  abstraction  faite  de  toute 
forme  littéraire;  mais  emporté  par  l'esprit  de  réaction  contre  la  lit- 
térature de  mots  et  de  phrases,  contre  les  idées  et  les  formes  acadé- 
miques,  contre  les  Laharpe  et  les  poétiques,  contre  les  littérateurs 
estimables  y  Iss  bons  hommes  de  lettres\  les  gens  moraux  et  tristes  ^ 
partout  où  l'humeur  l'entraine,  il  a  perdu  de  vue  dans  ce  jeu  d'escar- 
mouche, dans  ces  habitudes  de  petite  guerre  et  de  combats  d'avant- 
garde  ,  l'importance  de  la  discipline  et  de  l'ordonnance  des  ensem- 
bles; il  a  trop  méconnu  la  valeur  du  soldat  qui  combat  en  ligne,  et  il 
a  réduit  ses  espiègleries  en  erreurs. 

Quoi  qu'il  en  soit,  tout  cela  partait  d'une  vue  juste  et  nette,  et 
bien  hardie  de  son  temps;  M.  de  Stendhal  avait  compris  tout  d'abord 
que  plus  Voltaire  est  Virgile  y  moins  il  est  Virgile  (1),  c'est-à-dire 
qu'une  littérature,  conune  un  homme,  doit  d'abord  être  soi,  qu'elle 
n'existe  qu'à  celte  condition,  et  qu'elle  a  à  se  chercher  elle-même, 
non  dans  les  modèles  et  les  règles  du  passé,  mais  dans  les  besoins, 
dans  l'esprit,  dans  tous  les  rapports  qui  doivent  l'unir  intimement  à 
la  vie  de  son  temps.  Ce  fut  à  chercher  ces  rapports  qu'il  s'appliqua; 
de  là  le  plan  d'études  que  nous  avons  tracé.  C'est  pendant  ces  deux 
années  de  retraite  au  milieu  de  Paris,  de  vingt  à  vingt-deux  ans, 
qu'il  refait  lui-même  son  éducation  de  collège,  non  sur  des  livres 
classiques  trop  oubliés,  mais  sur  Cabanis,  sur  M.  de  Tracy,  sur  Mon- 
tesquieu, sur  Montaigne,  et  son  intelligence  en  est  déjà  au  point  où 

(1)  Mot  de  Montesquieu  sur  la  Henriade, 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    265 

nous  la  trouverons  vingt-cinq  ans  plus  tard  lorsqu'il  s*éeriera  :  ce  Quand 
verrai-je  un  peuple  élevé  sur  la  seule  connaissance  du  nuisible  et  de 
Futile,  sans  Juifs,  sans  Grecs,  sans  Romains?  »  En  1803,  il  était  déjà 
romantique  comme  il  le  fut  lorsqu'il  publia,  sur  le  romanticismey  ses 
brochures  de  Racine  et  Shakspeare  (1823-25).  Il  portait  déjà  en  lui 
les  idées  qui  se  résumèrent  depuis  dans  cet  argument  fondamental 
et  charmant  :  a  De  mémoire  d'historien ,  jamais  peuple  n*a  éprouvé 
dans  ses  mœurs  et  dans  ses  plaisirs  de  changement  plus  rapide  et 
plus  total  que  celui  de  17Ç0  à  1823,  et  Ton  veut  nous  donner  tou- 
jours la  même  littérature  1  Que  nos  graves  adversaires  regardent  au- 
tour d'eux;  le  sot  de  1780  produisait  des  plaisanteries  bêtes  et  sans 
sel,  il  riait  toujours;  le  sot  de  1823  produit  des  raisonnemens  philo- 
sophiques vagues,  rebattus,  à  dormir  debout,  il  a  toujours  la  figure 
allongée;  voilà  une  révolution  notable.  Une  société  dans  laquelle  un 
élément  aussi  essentiel  et  aussi  répété  que  le  sot  est  changé  à  ce 
point,  ne  peut  supporter  ni  le  même  ridicule^  ni  le  mme  pathétique; 
alors  tout  le  monde  aspirait  à  faire  rire  son  voisin,  aujourd'hui  tout 
le  monde  veut  le  tromper.  » 

Quoi  de  plus  fin  et  de  plus  solide  en  même  temps>  de  plus  plaisant 
et  de  plus  juste,  que  cet  argument  sur  lequel  repose  tout  le  roman-' 
Ocisme  de  M.  de  Stendhal?  En  1823,  cet  argument  lui  fournissait  une 
brochure;  en  1803 ,  il  avait  décidé  de  la  direction  de  son  esprit. 
M"*  de  Staël,  en  se  faisant  romantique,  s'est  faite  Germaine,  ce  qui 
est  une  autre  manière  d'être  classique.  M.  Hugo  a  déplacé  adroite- 
ment, si  l'on  veut,  et  amoindri  la  question  en  l'ajoutant  au  pro- 
granune  du  libéralisme  de  la  restauration.  M.  Sainte-Beuve  lui  a 
cherché  une  autorité  bien  lointaine  en  la  rattachant,  malgré  la  chaîne 
l»isée  des  temps,  au  mouvement  poétique  du  xw  siècle,  à  son 
Ronsard,  comn^e  il  le  dit  agréablement.  M.  de  Stendhal,  de  tous 
ceux  qui  sont  entrés  dans  cette  controverse,  serait-il  donc  celui  qui 
en  aurait  trouvé  et  dénoué  le  nœud?  aurait-il  été  le  vrai  romantique 
arant  même  que  le  romantisme  eût  trouvé  son  nom?  Il  a  dit  :  Restez 
dans  votre  pays,  restez  dans  la  question  littéraire,  restez  dans  votre 
temps;  regardez  le  sot,  il  vous  l'expliquera.  Et  en  effet,  pour  son 
oompte  personnel ,  il  n'a  cessé,  durant  toute  sa  vie,  d'avoir  les  yeux 
fixés  sur  le  sot.  C'est  là  le  terrible  voisin  qui  Ta  tant  gêné,  comme 
Pascal  son  précipice,  et  contre  lequel  il  n'a  su  se  donner  de  la  force 
qa*eD  lui  déclarant  une  guerre  à  outrance. 

L'état  de  sa  fortune  ne  lui  permit  probablement  pas  de  continuer 
ses  études  au-delà  de  ces  deux  années;  car,  ce  terme  expiré,  il  quitta 


366  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Paris  pour  Marseille ,  où  il  fut  commis  chez  un  négociant  dont  le 
père  habitait,  à  Grenoble,  dan^  la  maison  du  grand-père  de  M.  Beyle. 
Peu  de  temps  après,  en  1806,  on  le  nomma  adjoint  au  commissaire 
des  guerres,  fonction  qui  lui  valut  bientôt  celle  d'intendant  des  do- 
maines de  Tempereur,  à  Brunswick.  Dans  ce  bon  pays  allemand,  il 
trouva  un  jour  moyen  de  tirer  8  millions  d*une  mouture  qui  n'en 
devait  rendre  que  quatre,  et  comme  d'ailleurs  il  ne  cacha  point  ces 
4  millions  de  surplus  dans  sa  poche ,  cela  fit  dire  qu'il  avait  le  fev^ 
sacré;  c'était  un  mot  du  temps.  La  campagne  de  1809  vint  l'arracher 
au  Brunswick.  Il  suivit,  comme  attaché  à  Fintendance-générale, 
sous  M.  Daru,  l'armée  de  Wagram,  et  put  assister  dans  Vienne  au 
convoi  de  Haydn,  mort  le  31  mai  du  coup  qui  avait  anéanti  l'indé- 
pendance de  son  pays. 

Ce  fut,  je  crois,  dans  le  cours  de  cette  campagne  que  M.  Beyle  eut 
occasion  de  UMMftPer  qu'il  possédait  réellement  ce  feu  sacré  dont  on 
lui  avait  faillMiieur  en  des  circonstances  où  le  mot  était  moins 
heureusement  appliqué.  On  l'avait  abandonné  avec  les  malades  et 
les  approvisionnemens  dans  une  petite  ville  dont  la  garnison  avait  été 
jugée  plus  nécessaire  ailleurs.  Officier  d'administration,  le  dépôt 
qu'on  laissait  était  placé  sous  sa  responsabilité.  Le  pays  était  mal  dis- 
posé h  notre  égard,  et  n'attendait  qu'une  occasion  pour  nous  le  faire 
sentir.  A  peine  la  garnison  avait-elle  quitté  la  ville,  qu'une  insur- 
rection formidable  s'organisa,  le  tocsin  sonna,  toute  la  population  se 
leva.  Il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  massacrer  les  malades  à 
l'hôpital >  et  de  piller  ou  brûleries  magasins.  Privés  de  troupes,  les 
officiers  militaires  de  la  place  ne  savaient  où  donner  de  la  tête.  Ce- 
pendant l'émeute  devenait  plus  menaçante.  Les  abords  de  l'hôpital 
s'encombraient,  les  cris  de  mort  se  faisaient  entendre;  au  péril  de  ses 
jours,  M.  Beyle  se  jette  dans  ces  rues  abandonnées  à  une  multitude 
furieuse,  et  pénètre  dans  l'hôpital.  Les  convalescens ,  les  malades» 
les  blessés,  tout  ce  qui  peut  un  instant  se  tenir  debout  ou  à  peu  près, 
il  fait  tout  lever,  il  anne  tout.  Les  plus  impotens,  il  les  met  en  em- 
buscade aux  fenêtres,  qui,  garnies  de  matelas,  deviennent  des  meur- 
trières; les  autres,  cavalerie,  infanterie,  toutes  les  armes  confondues 
cette  fois  sous  l'uniforme  lugubre  de  l'hôpital,  il  en  fait  un  peloton; 
il  ouvre  les  portes,  et  se  précipite  sur  l'émeute.  A  la  première  dé- 
charge, tout  se  dissipa. 

Le  3  août  1810,  M.  Beyle  passa,  conune  auditeur  de  première 
classe  au  conseil  d'état ,  dans  la  grande  fournée  des  trois  cents,  et 
fiit  attaché  au  làinistère  de  la  guerre.  Peu  de  jours  après,  on  le  nom- 


POETES  ET  ROMANCIERS  MODERNBS  DB  LA  FRANCE.         367 

niait  inspecteur-général  du  mobilier  de  la  couronne.  Enfin,  en  1812, 
il  partait  comme  directeur-général  de  rapprovisionnement  de  Minsk, 
Witepsk  et  Mohilef ,  pour  ce  grand  voyage  de  Moscou  où  il  empor- 
tait tant  d'auteurs  originaux  dans  sa  calèche.  Ici  finit  le  cours  de  ses 
prospérités  officielles.  L*intermède  de  la  restauration  fut  pour  lui»  à 
part  un  grain  de  politique,  une  période  toute  littéraire.  Les  évène- 
mens  de  1814  le  firent  retourner  en  Italie,  où  il  mena  pendant  cinq 
ans  une  vie  d'observation,  d'études  et  de  relations  avec  les  hommes 
les  plus  distingués,  entre  lesquels  il  faut  nonuner  Byron,  qu'il  ren- 
contra à  Venise,  comme  il  l'a  depuis  raconté.  £n  1819,  il  revint  à 
Grenoble  pour  coopérer  à  l'élection  de  Grégoire;  puis,  après  une 
visite  à  Paris,  il  reprit  le  chemin  de  l'Italie,  qu'il  ne  quitta  qu'en 
1821.  Ce  ne  sont  plus  qu'allées  et  venues,  non-seulement  au-delà 
des  monts,  mais  aussi  en  Angleterrp  (1).  Malgré  son  libéralisme,  on 

{!)  Pour  cette  période  de  sa  vie,  nous  pouvons  un  instant  le  laisser  parler  de  lui- 
même.  On  sait  que  cela  lui  arrive  rarement,  au  moins  d*une  manière  avouée,  et 
quMl  n*a  jamais  pu  prendre  sur  lui  de  le  faire  sérieusement,  même  dans  son  épi- 
tapbe,  où,  comme  on  le  verra  tout  à  Theure,  il  se  fait  Milanais  et  presque  poète  élé- 
giaque  par  Teffet  sentimental  qu'il  a  su  donner  à  la  disposition  des  trois  mots  qui 
la  composent.  Cette  pièce  nous  a  été  remiso  avec  toute  sorte  de  petits  mystères  et 
le  pseudonyme  obligé.  Cette  fois,  ce  n*est  plus  Stendhal ,  c'est  Darlincourt. 

«  Pour  se  consoler  du  malheur  de  vendre  ses  chevaux  (mai  ISli),  M.  Darlinoourt 
fit  la  vie  de  Haydn ,  Mozart  et  Métastase.  Il  avait  réellement  assisté  au  convoi  de 
fiaydn  à  Vienne,  en  mai  1S09.  Il  y  fut  conduit  par  M.  Denon.  Ce  premier  ouvrage 
est  imité  en  partie  d'une  biographie  italienne  sur  Haydn.  Il  fut  traduit  en  anglais. 

a  En  1817,  M.  Darlincourt  publia  deux  volumes  de  VHistoire  d$  la  Peinture  en 
Italie,  qui  n'eut  aucun  succès,  et  lui  coûta  4,000  francs  chez  Didot.  En  œ  tempi4à, 
Darlincourt  ne  connaissait  pas  même  les  avantages  de  la  camaraderie;  il  en  eût  eu 
horreur.  Un  de  ses  amis  fit  insérer  dans  les  Débati  un  article  à  la  louange  de  VBie- 
ioire  de  la  Peinture;  le  lendemain,  les  Débats  se  rétractèrent.  Ces  deux  volumes 
forent  le  fruit  de  trois  ans  d'études  :  l'histoire  pittoresque  de  Florence  fut  écrite  à 
Florence;  de  Rome,  à  Rome,  et  ainsi  de  suite.  M.  Darlincourt  consulta  les  manos- 
crits  des  bibliothèques  de  Florence,  et  toutefois  fut  trompé  par  un  bibliothécaire 
qu'il  payait.  Le  fils  de  Bianca  Capello  vécut,  et  fut  toujours  traité  en  prince  par 
pitié. 

<f  En  1817,  M.  Darlincourt  publia  Rome,  Naples  et  Florence,  Ce  petit  manuscrit 
avait  été  fait  pour  ses  amis  et  sans  nul  dessein  de  l'imprimm'.  Il  eut  du  succès,  et 
VHietoire  de  la  Peinture,  qui  a  été  recopiée  dix-sept  fois,  ne  fut  lue  de  personne. 

<x  En  1822,  M.  Darlincourt,  toujours  étranger  à  la  camaraderie,  eut  grand'  peine 
k  trouver  un  libraire  qui  voulût  gratuitement  du  manuscrit  de  V Amour.  Ce  libraire 
lui  dit  au  bout  d'un  mois  :  «  Votre  livre,  monsieur,  est  comme  les  psaumes  de  M.  de 
Pompignan,  de  qui  on  disait  :  Sacrés  ils  sont,  car  personne  n'y  touche,  n 

«  En  1823  et  24 ,  il  publia  Racine  et  Shakspeare  (quarante  pages),  qui  eut  beau- 
coup de  succès  et  qui  piqua  lord  Byron. 


S68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  séjours  qu*il  fit  en  France  lui  donna  un  moment  singulier  d'im- 
portance à  la  cour.  Le  pape  venait  de  mourir.  Le  cabinet  des  Tuile- 
ries manquait  de  notes  sur  les  membres  du  sacré  collège  qui  pou- 
vaient être  appelés  à  recueillir  la  succession  de  saint  Pierre.  Per- 
sonne, autour  du  roi ,  ne  connaissait  Rome  suffisamment.  Le  temps 
pressait.  On  avait  oublié  pendant  quelques  mois  cette  mort  du  pape, 
et  le  conclave  allait  se  réunir.  Qui  sera  nommé?  C'était  une  question 
d'un  haut  intérêt  pour  la  France.  Comment  agir  et  par  qui?  Dans  cet 
embarras,  le  nom  de  M.  Beyie  est  prononcé  et  accueilli  avec  ardeur. 
On  députe  chez  lui.  Il  promet  une  note  sur  chacun  des  cardinaux 
éligibles.  11  désigna  celui  que  la  France  doit  appuyer,  et  c*est  d'une 
bouche  libérale  que  sort  le  nom  du  pape  qui  sera  porté  par  une  cour 
ultramontaine.  Probablement  sa  sainteté  a  toujours  ignoré  qu'elle 
dût  sa  tiare  ù  un  pauvre  honune  d'esprit  français  logé  dans  les  com- 

«  En  lS2i^25,  un  second  Racine  et  Shakspeare  (cent  cinquante  pages).  Succès 
d'estime.  On  n'y  comprend  rien.  Grande  colère  de  M.  Âuger,  qui  fait  lire  ce  livre 
deux  mois  après.  M.  Darlincourt  écrit  au  Globe  pour  combattre  les  trois  unités. 

((  En  1823,  Vie  de  Rossini,  fort  bien  vendue,  deux  petits  volumes.  Le  seul  des 
ouvrages  de  M.  Darlincourt  lu  sur-le^hamp  dans  la  bonne  compagnie. 

«  En  1829,  Promenades  dans  Rome^  deux  gros  volumes. 

<f  En  1830,  Rouge  et  Noir,  deux  volumes.  Quelques  articles  dans  les  revues,  avec 
des  noms  dictés  par  la  prudence.  Nolice  sur  lord  Byron  dans  Touvrage  de  M°*«  Sw. 
Belloc. 

«  M.  Darlincourt  est  pourchassé  à  Venise  et  à  Barcelone  à  cause  de  la  seconde 
édition  de  Rome,  Naplés  et  Florence.  Obligé  par  état  de  voyager,  il  lui  importe  de 
n'être  pas  connu  comme  auteur  d'ouvrages.  On  ne  comprend  pas  ces  choses  quand 
on  n'est  pas  sorti  de  France.  » 

C'est  en  1838  qu'il  nous  faisait  remettre  cette  note,  qui  nous  a  paru,  avec  son 
épilaphe,  un  curieux  témoignage  de  l'écrivain  sur  lui-même.  Voici  cette  épilapbe 
telle  qu'elle  est  dans  son  testament.  Une  tranposition  de  mots  a  été  faite  avec 
intention,  mais  à  tort,  ce  semble,  dans  celle  qu'on  peut  lire  sur  sa  tombe  au  cime- 
Uère  Montmartre,  rond-point  de  la  Croix. 

ARBIGO  BETLE, 

MILANESE. 

TISSE, 

SCRISSE , 

am6, 

MORI. 
ANNO  .... 

Il  vécut,  il  écrivit,  il  aima. —  Quoi  donc!  est-ce  là  tout?  El  dans  cette  épilaphe, 
où  il  se  donne  le  phiisir  de  mystifier  encore,  n'y  avait-il  pas  un  mot  à  ajouter  :  il 
persiffla? 


POÈTES  ET  ROMAINCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.         269 

bles  de  la  rue  Richelieu.  £n  1830,  M.  le  comte  Mole  Tavait  nommé 
consul  à  Trieste,  mais  rAutriche  lui  ayant,  malgré  ses  pseudonymes 
et  ses  déguisemens,  refusé  Yeœequatur,  à  cause  de  maint  passage 
inséré  dans  ses  ouvrages  sur  Tltalie,  on  chercha  un  souverain  plus 
accommodant,  et  ce  fut  à  Civita-Yecchia  qu'il  alla  remplir  les  fonc- 
tions consulaires  dont  il  est  resté  investi  jusqu'à  sa  mort. 

Pendant  les  trois  périodes  à  travers  lesquelles  nous  venons  de 
suivre  la  vie  de  M.  de  Stendhal,  et  dans  toutes  lesparties  de  FEu- 
rope,  il  se  trouva  mêlé  au  plus  haut  monde.  Il  était  connu  person- 
nellement de  presque  tous  les  grands  personnages  de  France,  d'Italie, 
d'Allemagne,  auxquels  la  politique,  l'esprit,  la  naissance  ou  toute 
autre  supériorité  avaient  assuré  un  rang  élevé  dans  leur  pays.  II 
savait  leur  histoire  à  tous,  le  faible  et  le  fort  de  chacun.  Leur  por- 
trait était  dessiné  dans  son  esprit  en  anecdotes.  L'art  de  présenter 
ces  anecdotes,  de  les  taire  à  propos,  d'en  montrer  une  partie  et  d'en 
cacher  une  autre,  d'être  à  la  fois  de  bon  goût  dans  la  parole,  de  bon 
goût  dans  la  réticence,  et  piquant  dans  toutes  les  deux,  faisait  de 
lui  un  homme  précieux  dans  les  salons.  Il  y  était  recherché  et  écouté, 
quoiqu'il  inventât  en  parlant^  chose  inconvenante,  comme  il  le  dit, 
parce  qu'elle  peut  surp;*endre  l'interlocuteur  et  le  laisser  sans  ré- 
plique. Il  s'y  était  tellement  acclimaté,  que,  sorti  de  là,  il  ne  pouvait 
plus  être  autre  chose  qu'un  homme  de  salon.  Ses  livres  en  effet  sont 
encore  des  causeries;  ils  en  ont  le  négligé,  la  vivacité,  les  interrup- 
tions, les  digressions,  les  précautions,  le  trait,  toutes  les  soudai- 
netés, toutes  les  grâces.  Il  a  donc  pu  étudier,  et  sous  toutes  ses 
faces,  le  mécanisme  des  passions  grandes  ou  petites  qui  meut  les 
ressorts  de  la  pauvre  machine  humaine.  La  rare  perspicacité  dont  il 
était  doué  allait  tout  de  suite  au  fond.  Toutes  les  circonstances 
oiseuses  ou  trompeuses,  il  les  éliminait  sur-le-champ.  C'était  pour 
lui  comme  une  autre  algèbre  aux  opérations  de  laquelle  l'habitude 
des  problèmes  de  l'algèbre  véritable  avait  dû  contribuer  à  rompre  son 
esprit.  Mais  à  cette  netteté  pénétrante  de  la  vue  il  ajoutait  une  ma- 
lice qui  ne  lui  venait  pas  de  Talgèbre.  Il  a  bien  justifié  pour  son 
compte  ce  mot  dans  lequel  il  résume  le  caractère  dauphinois  :  brave 
et  jamais  dupe.  Il  mettait,  à  la  vérité,  une  grande  bienséance  ^ans 
ses  plus  grandes  malices.  Si  son  œil  perçait  à  jour  toutes  les  ombres, 
tous  les  voiles,  il  n'avait  garde  de  les  déchirer  et  de  montrer  gros- 
sièrement à  nu  des  vérités  déplaisantes  ou  choquantes.  £n  même 
temps  qu'il  excellait  à  découvrir,  sous  le  mot  ou  sous  l'acte  agréable 
et  usité,  une  idée,  un  jugement,  un  sentiment  qui  avait  moins  de 

TOME  I.  18 


^0  REVUE  DBS  DEUX  RONDES. 

graces  séduisantes,  il  excellait  aussi  h  couvrir  du  mot  agréable  l'es 
idées,  tes  jogenreu»,  tes  sentimensquf  ne  Fêtaient  point,  ^irituel  et 
totupltieui!  égoîfete,  îl  trouvait  qu'on  devait  écarter  des  yeux  toute 
iiiM^e  qorr  ne  peut  que  les  blesser  sans  utiTité.  Quoique  libéral  et 
homme  d'opposition  par  conséquent,  Ton  peut  même  dire  d'aune  op- 
position taquine,  il  était  Tennemî  déclaré  des  décfemations,  des  récri- 
minations, des  scandales,  de  tout  ce  qut  fcmente  la  haine  impuis- 
sctnte,  comme  il  disait  si  souvent  et  si  Wen.  «  Trouver  une  meilteure 
mnnière  d'arranger  les  choses,  blânïerce  qui  existe,  fi  donc!  s'écrfe- 
t-a,  c'est  nous  rendre  baïssans,  c'est  chercher  à  nous  rendre  malheu- 
i^ux,  c'est  un  manque  de  politesse.  »  De  môme  il  disait  qu'il  n'y  a 
qiietes  prêtres  et  tes  pédans  qui  puissent  s'amuser  à  nous  faire  des 
taMeaux  de  la  mort  et  à  spéculer  sur  l'horreur  qu'elle  inspire  ; 
«  Puisque  la  mort  est  inévitable,  ajoutait-il ,  évitons  d'y  penser.  » 

Malgré  ces  délicatesses  d'homme  de  bonne  compagnie,  il  lui  est 
resté  une  certaine  brusquerie  qui  annonçait  que  la  franchise  milî- 
tiafre  avait  passé  par  là  :  c'est  qu'avant  d'étudier  les  passions  des  sa- 
lons et  de  vivre  de  leur  vie,  il  avait  vécu  de  la  vie  des  camps,  de  la 
vfe  subalterne  du  soldat.  C'est  aussi  que  le  tempérament  s'en  mêlait 
quelque  peu.  Cest  enfin  que  l'art  lui-même  ajoutait  quelque  chose  à 
fa  nature.  Cette  brusquerie  n'allait  point  chez  lui  jusqu'à  la  rudesse, 
excepté  avec  les  gens  qu'il  méprisait.  Une  fois  peut-être,  a  propos  des 
provinciaux,  par  exemple,  qui  professent  un  si  profond  respect  pour 
forgent  et  pour  tout  ce  qui  a  Vhonneur  de  leur  appartenir^  pour  leur 
petite  villcy  qui  est  la  première  des  villes ,  pour  leur  femme,  qui  est  la 
plus  incomparable  des  femmes^  k  propos  de  ces  provinciaux  dont  il 
faut  voir  la  figure  lorsqu'ils  nomment  une  grosse  somme  d'argent, 
il  s'échappera,  en  exprimant  Fhorreur  qu'il  y  aurait  6  être  obligé  de 
passer  sa  vfe  au  milieu  d'eux,  jusqu'à  dh-e  :  Ces  animaux-là.  Ar- 
nolphe  en  dit  autant  des  femmes. 

En  général,  il  savait  arrêter  cette  brusquerie  juste  au  point  où  elle 
eût  fait  plus  qu'ajouter  à  l'imprévu,  à  ce  divin  imprévu  qu'il  a  tant 
aimé,  dont  il  avait  su  démêler  l'importance  dans  tout  ce  qui  est 
plaisir  de  l'esprit,  et  aux  grâces  duquel  il  a  tant  sacrifié  dans  ses 
actions  comme  dans  ses  écrits.  Le  ciel  lui  avait  donné  une  raison 
originale,  l'amour  de  l'imprévu  donna  à  cette  raison  des  allures  sin- 
gulières. S'il  était  possédé  de  l'idée  fixe  de  ne  ressembler  à  rien , 
d'être  neuf ,  même  dans  les  choses  indifférentes ,  s'il  décousait  en 
écrivant  les  pensées  qu'il  avait  cousues  en  méditant,  c'était  pour  un 
amour  qu'il  a  porté  aussi  loin  que  l'amour  de  la  vérité,  c'était  pour 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    271 

l'amour  du  divin  imprévu.  Il  n'a  point  été,  son  histoire  et  ses  tra- 
vaux Vont  démontré,  un  artisan  de  paradoxes,  mais  tout  a  voulu 
être  brusque  et  imprévu  dans  sa  vie ,  hélas  !  et  dans  sa  mort.  Frappé 
d'apoplexie  à  la  porte  du  ministère  des  affaires  étrangères,  le  soir  du 
22  mars  184.2,  M.  Beyle  fut  rapporté  chez  lui,  où  il  expira  six  heures 
après.  Celui  qui,  fonctionnaire  public,  savait  si  bien  trouver  des  mil- 
lions, est  mort  pauvre,  et  le  dernier  jour  Ta  surpris  n'ayant  rien  que 
des  amis  et  des  manuscrits  qui  avaient  besoin  encore  du  lendemain. 
Voilà  sa  vie,  la  voilà  du  moins  telle  que  nous  pouvons  la  connaître 
et  la  comprendre.  Mais,  s*il  faut  tout  dire,  le  dernier  mot  de  cette  vie, 
mot  que  M.  Heyle  a  voulu  nous  suggérer  un  peu  tard  dans  son  épi- 
taphe  (amo),  n*est  ni  dans  les  souvenirs  ni  dans  Tintelligence  d'un 
homme,  il  est  dans  le  cœur  d'une  femme.  L'amour,  telle  a  dû  être 
la  pierre  de  touche  de  ce  caractère.  M.  Beyle  a-t-il  été  cette  ame 
tendre  et  passionnée  qu'il  veut  laisser  deviner  en  affectant  de  la 
cacher,  ou  n'a-t-il  été  qu'un  épicurien  railleur,  sceptique  et  madré» 
qui  craindrait  d'être  dupe  de  la  vie,  s'il  la  prenait  un  instant  au  sé- 
rieux et  s'il  cessait  d'en  rire?  On  peut  dire  de  tout  homme,  surtout 
lorsqu'il  a  passé  trente  ans  :  dis-moi  quelle  femme  tu  aimes,  je  te 
dirai  qui  tu  es.  Pour  M.  Beyle,  qui  a.  tant  exalté  un  certain  idéal  de 
femme  et  d'amour,  pour  M.  Beyle,  dont  tous  les  écrits  reposent  sur 
le  contraste  de  cet  idéal  et  de  celui  qu'il  suppose  à  ses  lecteurs  fraû- 
çais,  cette  vérité  serait  vraie  plus  encore  que  pour  tout  autre.  Il  nous 
relègue  si  plaisamment  dans  notre  Nord  et  dans  notre  vanité  ,  nous 
autres  Français  ,  nous  surtout  Français  d'en-deçà  la  Loire,  il  nous 
répète  sous  tantde  formes  le  conseil  de  la  Vénitienne  à  Jean-Jacques» 
studia  la  matemaiica^  Zanetto,  e  lascia  le  donne,  laisse  l'amour,  mon 
petit  Jean,  et  enlève  des  redoutes  à  la  baïonnette  ou  fais  des  comé- 
dies comme  Molière  et  des  romans  comme  Voltaire,  que,  lorsqu'il 
parle  de  l'amour,  il  semble  qu'il  nous  entretienne  de  choses  incon- 
nues découvertes  en  un  pays  lointain.  N'est-il  pas  même  dans  sou 
livre  de  VAmaur  un  chapitre  intitulé  Voyage  dans  un  pays  inconnu? 
Ne  dit-il  pas  dès  la  seconde  phrase  de  ce  chapitre  :  «  C'est  une  dis- 
sertation obscure  sur  quelques  phénomènes  relatifs  à  l'oranger» 
arbre  qui  ne  croît  ou  qui  ne  parvient  à  toute  sa  hauteur  qu*en 
Italie  ou  en  Espagne?  »  Il  conseille  en  conséquence  aux  hommes 
nés  dans  le  Nord  de  sauter  au  chapitre  suivant.  Or,  cet  arbre  des  pays 
chauds  dont  il  va  traiter,  c'est  l'apiour.  Sur  ce  point  qu'il  donne  lui- 
même  comme  capital  et  auquel  il  rattache  toutes  ses  théories  sur  les 
beaux-arts  et  sur  les  caractères  des  peuples,  s'est-il  laissé  entrevoir 

18. 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tel  qu'il  était?  a-t-ll  senti  vraiment  un  amour  autre  que  celui  que 
nous  pouvons  sentir  ?  l'abandon  sans  réserve  et  la  bonne  foi  aveugle 
de  la  passion  ont-ils  pu  se  concilier  chez  lui  avec  la  clairvoyance  ma- 
toise qui  analyse  toutes  les  impressions,  avec  Tironie  qui  les.devance? 
ou  bien  cet  enthousiasme  dont  il  tient  la  flamme  sacrée  enfermée 
dans  un  saint  des  saints  où  on  l'aperçoit  parfois  jeter  une  lueur  aus- 
sitôt étouffée,  cet  enthousiasme  joué,  n'est-il  qu'une  ironie  de  plus? 
Voilà  toute  la  question  :  jugée,  M.  de  Stendhal  entier  l'est  aussi,  et 
dans  le  môme  sens.  Nous  sommes  arrivé  par  l'induction  et  le  rai- 
sonnement à  le  trouver  sincère  dans  les  choses  d'intelligence;  mais 
sur  ce  point  suprême  quelle  induction  peut  pénétrer  aussi  avant  dans 
la  certitude  qu'un  seul  coup  d'œil  d'une  femme  regardant,  suivant  le 
mot  de  Jean-Jacques,  son  amant  au  sortir  de  ses  bras? 

Nous  aurions  donc  voulu  que,  par-dessus  tout,  M.  Beyle  nous  fût 
raconté  par  une  femme,  une  surtout  ce  ces  énergiques  et  passion- 
nées Italiennes  qu'il  parait  avoir  tant  aimées,  et  qui  disent  si  résolu- 
ment à  un  homme  :  «  Mon  cher,  dites  donc  à  votre  ami  qu'il  me  plaît 
et  qu'il  est  tout  présenté.  CarOy  dite  à  M...  che  mi  piace.  »  Une  telle 
femme  n'eût  point  pris  notre  curiosité  pour  un  outrage;  elle  eût 
trouvé  plus  de  bonheur  à  parler  de  son  amant  que  d'avantages  à  ca- 
cher qu'elle  l'avait  aimé.  Mais  si  nous  ne  sommes  point  parvenu  jus- 
qu'à elle,  si  nous  n'avons  point  trouvé  une  maîtresse  de  M.  de  Sten- 
dhal, nous  sommes  arrivé  du  moins,  et  tout  nouvellement,  bien  près 
d'une  femme  qu'il  a  aimée  pendant  de  longues  années  :  femme  fran- 
çaise, de  beaucoup  d'esprit  et  d'une  grande  beauté,  femme  à  qui 
M.  Beyle  n'a  offert  qu'une  tendresse  sans  exigences  et  qu'un  dévoue- 
ment désintéressé,  ce  qi\e  Matta,  dans  les  Mémoires  de  Grammonty 
appelle  servir  sans  gages.  Ce  sentiment,  qui  était  plus  que  de  l'amitié, 
plus  que  de  l'amour  aussi,  puisque  l'amour  ne  connaît  guère  l'abné- 
gation, a  laissé  un  monument  de  son  intensité  et  de  sa  pureté  dans 
une  correspondance  pleine  de  bonhomie  et  de  sereine  affection.  Nous 
le  tenons  d'un  écrivain  bien  connu  comme  expert  en  toute  sorte 
d'appréciations  délicates,  à  qui  la  correspondance  a  été  communi- 
quée.IVI.  Beyle,  bonhomme!  Une  se  moquait  donc  pas  lorsqu'il  écri- 
vait à  un  ami  fictif  ou  réel  {Lettres  sur  Haydn)  :  ((  11  y  a  long-temps  que 
nous  sommes  convenus  d'être  naturels  l'un  pour  l'autre.  »  Cette  cor- 
respondance prouve  qu'il  y  avait  en  effet  un  asile  où  M.  Beyle  osait 
dépouiller  tous  ses  masques  et  pouvait  être  naturel;  elle  prouve  aussi 
que  son  ame  comprenait  toutes  les  délicatesses,  qu'elle  était  au  ni- 
veau des  sentiraens  les  plus  élevés,  les  plus  purs,  et  qu'il  les  prenait 


POETES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANGE.         273 

assez  au  sérieux  pour  ne  pas  se  ménager  sur  les  sacrifices  quHs  im- 
posent. 

Cest  là  l'homme  qui ,  à  Timitation  de  Byron ,  s*amuse  à  dire  d'un 
petit  air  impertinent,  et  pour  narguer  la  pruderie  d*autrui  :  a  Moi 
qui  suis  immoral  I  »  C'est  là  aussi  cette  ame  gangrenée  par  le  pa- 
radoxe I 

Nous  reprochera-t-on  de  lui  faire  honneur,  à  lui  exclusivement, 
de  la  pureté  de  cette  liaison  qu'il  a  si  pieusement  cultivée?  Nous  dé- 
clinerions le  combat,  nous  nous  retrancherions  au  besoin  derrière 
l'autorité  de  La  Bruyère,  qui  a  dit  :  a  La  plupart  des  femmes  n'ont 
guère  de  principes ,  elles  se  conduisent  par  le  cœur  (jnous  dirions 
plus  volontiers  par  les  humeurs),  et  dépendent,  pour  leurs  mœurs, 
de  ceux  qu'elles  aiment.  »  , 


lïL 

Si  nous  ne  l'avions  dit  déjà,  pe  serait  ici  le  lieu  de  déclarer  haute- 
meqt  que  M.  de  Stendhal,  à  prendre  le  mot  dans  un  sens  strictement 
littéraire,  n'est  pas  un  écrivain.  Lui-même  l'a  senti,  lui-même  l'a 
voulu,  lui-même  l'a  déclaré  vingt  fois.  Nous  avons  cité  à  ce  propos 
quelques  exemples,  et  l'on  a  vu,  entre  autres,  le  passage  où  il  avoue 
s'être  fait  écrivain  pour  avoir  vendu  ses  chevaux  en  mai  1814.  A  la 
rigueur,  ceci  n'est  point  vrai  et  n'a  été  écrit  que  pour  amener  en 
parenthèse  ce  léger  trait  décoché  à  la  restauration  :  mai  1814.  Cette 
date  lui  tient  fort  au  cœur,  il  y  revient  souvent,  et  il  termine  par 
exemple  son  volume  de  Rome,  Naples  et  Florence^  par  cette  note  : 
«  L'auteur,  qui  n'est  plus  Français  depuis  1814,  est  à  un  service 
étranger.  »  C'est  là  sa  manière  de  faire  des  épigrammes  politiques; 
mais  il  a  assez  d'esprit  et  de  perspicacité  pour  savoir  qu'il  n'est  que 
vrai  lorsqu'il  déclare,  même  ironiquement,  qu'il  regrette  bien  de 
n'avoir  pas  de  talent  littéraire.  Il  is' estime  d'ailleurs  assez  pour  être 
convaincu  qu'il  a  un  talent  bien  supérieur  à  celui-là,  celui  de  voir, 
et  de  raisonner  juste.  Aussi,  ce  n'est  pas  de  sa  modestie  que  nous 
voulons  lui  faire  honneur.  Il  a  poussé  aussi  loin  que  personne  l'art 
de  trouver  le  mot  qui  va  au  fond  des  choses,  le  tour  qui  rend  avec 
le  plus  de  vivacité,  de  netteté,  de  lumière,  sa  pensée  et  l'intention 
particulière  qu'il  a  pu  y  ajouter.  En  ce  sens,  on  peut  dire  qu'il  a  dé- 
couvert des  ressources,  des  finesses  nouvelles  dans  la  langue,  qu'il 
lui  a  imprimé  son  cachet,  et  qu'il  a  une  manière  bien  à  lui.  Toute- 


974  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fois  cette  inaniëre  ne  forme  point  un  style;  il  a  du  trait,  de  la  sou- 
daineté, de  vives  et  pénétrantes  clartés,  il  a  le  génie  du  mot,  il  n'a 
point  l'art  de  la  page.  Voilà  comment  nous  entendons  qu'il  n'est 
point  un  écrivain,  et  cela,  même  en  faisant  abstraction  des  incor- 
rections qui  fourmillent  surtout  dans  ses  premiers  ouvrages. 

M.  Beyle  a,  dans  ses  écrits,  touché  du  bout  de  la  plume  à  bien  des 
choses,  à  la  religion,  à  la  morale,  aux  gouvernemens,  aux  mœurs, 
aux  beaux-arts;  tout  cela  s'est  lié  dans  sa  tête,  comme  cela  se  lie  ea 
effet  dans  la  réalité ,  aux  conditions  les  plus  essentielles  du  bonheur 
de  l'homme.  Ce  serait  être  infidèle  envers  les  idées  de  l'auteur  que 
de  vouloir  les  réduire  dans  l'analyse  à  une  rigoureuse  déductioo 
logique,  et  donner  à  cette  philosophie  légère  des  allures  d'école  qu6 
Fauteur  a  eu  surtout  à  cœur  de  lui  épargner.  Vauvenargues  a  dit 
que  toutes  les  grandes  pensées  viennent  du  cœur.  En  ajoutant  à  ce 
mot  que  toutes  les  grandes  jouissances  viennent  aussi  du  cœur,  en 
d'autres  termes  que  le  principe  de  toute  grandeur  et  de  tout  bonheur 
pour  l'homme  est  dans  ses  passions,  ou  plutôt  dans  l'énergie  de  leur 
foyer,  on  aurait,  je  crois,  toute  la  philosophie  de  M.  Beyle  vue  par 
son  plus  grand  côté.  Cette  proposition  peut  résumer  la  philosophie 
d'un  sot  comme  celle  d'un  grand  géûie;  elle  n'a  de  valeur  que  par  le 
parti  qu'on  en  tire.  M.  Beyle  en  a  tiré  une  foule  d'aperçus  très  ingé- 
nieux, très  bien  liés,  mais  il  n'a  poussé  que  vers  certains  points  où 
sa  fantaisie  l'entraînait,  et  encore,  dans  ces  directions  qu'il  a  prises» 
n'a-t-il  poussé  ique  jusqu'au  bout  de  sd  fantaisie.  Dans  tout  ce  qui 
n'est  pas  les  beaux-arts,  partie  qu'il  a  spécialement  fouillée,  ses  vues, 
arrêtées  trop  court,  s'éteignent,  faute  d'issue,  dans  des  impasses  et 
parfois  même  s'entre-détruisent.  Ainsi  il  ne  sait  que  faire  de  la 
liberté  et  de  ta  monarchie;  tantôt  c'est  la  monarchie  qui  est  mor- 
telle aux  beaux-arts  en  étouffant  les  caractères,  en  brisant  les  âmes 
des  artistes,  témoin  la  France  de  Louis  XIV  et  surtout  la  France  de 
Louis  XV,  qui  recueille  tous  les  fruits  monarchiques  que  l'autre  a 
semés;  tantôt  c'est  la  liberté,  en  ouvrant  à  ces  mêmes  caractères 
d'autres  voies  de  développement  et  d'activité,  témoin  l'Union  d'Amé- 
rique. Lui  restera-l^il  au  moins  le  gouvernement  tempéré,  le  gou- 
i^ernement  des  deux  diambres,  pour  nous  servir  de  ses  propres 
termes?  Il  le  porte  souvent  aux  nues  conoone  une  panacée  souveraine; 
puis  il  le  répudie  comme  il  a  répudié  les  autres,  par  cette  raison  qu'il 
est  trop  sage,  trop  économe,  qu'on  ne  trouvera  jamais  une  chambre 
de  députés  votant  vingt  millions  pendant  cinquante  ans  de  suite  pour 
construire  on  Saint-Pierre  de  Borne,  et  qu'il  tue  l'énergie  en  ôtant 


POÈTES  ET  ROnANCTERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    f7S 

le  danger.  «  Sous  le  gouvernement  des  dcui  chambres,  dît-îl  en- 
core, on  s'occupe  toujours  du  toit,  et  Ton  oubKe  que  le  toit  n'est 
fait  que  pour  assurer  le  salon.  »  Il  va  plus  loin,  et,  suivant  lui,  la 
liberté  détruit  en  moins  de  cent  ans  le  sentiment  des  arts.  «  Ce  senti- 
ment est  immoral,  car  il  dispose  aux  séductions  de  l'amour,  il  plonge 
dans  la  paresse.  Mettez  à  ia  tête  de  la  construction  d'un  canal  uo 
homme  qui  a  le  sentiment  des  arts;  au  lieu  de  pousser  l'exécution 
de  son  canal  raisonnablement  et  froidement,  il  en  deviendra  amou- 
reux et  fera  des  folies.  »  Croyez-vous  que  M.  Beyie  plaide  contre  ce 
sentiment  immoral?  Non.  Entre  les  beaux-arts  d'une  part,  la  liberté 
et  la  morale  de  l'autre,  son  choix  est  fait.  Il  ne  plaisante  pas  au- 
tant qu'il  en  a  Tair  lorsque,  à  propos  des  tyranneaux  de  l'Italie  du 
XV*  siècle,  il  dit  :  Ces  petits  tyrans  que  je  protège.  Ainsi,  au  nom  des 
beaux-arts ,  au  nom  du  bonheur  et  de  la  grandeur  de  l'homme ,  ff 
veut  du  danger,  il  veut  des  passions  fortes  et  des  passions  libres  du 
joug,  et,  ces  passions  une  fois  en  mouvement  dans  la  société,  il  ne 
conçoit  à  celle-ci  d'autre  organisation  que  celle  qui  résulte  du  mé- 
canisme représentatif,  lequel  a  pour  effet  de  les  neutraliser,  parce 
qu'il  est  le  joug,  le  niveau  et  la  force  de  la  loi  personnifiés.  Or,  nous 
disons  qu'il  y  a  ici  une  impasse,  et  que  M,  Beyle  le  logicien,  s'arrê- 
tent à  son  utopie  constitutionnelle,  après  sa  ihéorie  sur  les  passions» 
n'a  point  poussé  jusqu'au  bout  de  sa  logique.  Il  est  vrai  que  M.  Beyle 
déserte  môme  son  utopie  constitutionnelle;  mais  alors  que  nous  don- 
nera-t-il?  Tout  pesé,  je  pense  qu'il  n'a  voulu  que  donner  des  coups 
de  lancette  à  la  restauration.  Tous  les  passages  où  il  parle  de  Napo- 
Kon  avec  les  expressions  qu'il  emprunte  ironiquement  aux  ennemis 
de  l'empereur  déchu,  pour  en  retourner  l'effet  contre  eux-mêmes  (1), 
semblent  annoncer  que  ses  affections  intimes  étaient  restées  atta- 
chées aux  souvenirs  de  cette  période  de  sa  vie.  Ce  qui  paraîtrait  dé- 
noter encore  que  son  libéralisme  n'était  que  de  la  taquinerie  ou  une 
contagion  passagère,  c'est  que,  après  1830,  il  n'en  est  plus  trace 
^ns  ses  livres,  où  cependant  se  retrouvent  toutes  les  idées  aur- 
qnelles  il  Pavait  mêlé  antérieurement.  On  en  pourrait  tirer  aussi  une 

(f)  Ainsi,  après  avoir  conté  malignement  qu'une  dame  à  Rome  l'a  fait  appeler 
en  lOBto  bMe,  à  une  heure  de  nuit,  pour  lui  lire  une  petite  brochure  hors  de  prlir 
dwt  les  copies  manuscrites  chargées  de  fautes  et  de  non^sens  coûtent  jusqu'à  900  Tr., 
el  oà  M.  Marcirone,  aide-de-camp  de  Murât,  raconte  les  six  derniers  mois  de  la 
vie  de  son  maître,  il  ajoute  en  note  :  «  Plût  à  Dieu  que  tous  les  usurpateurs  eussent 
Ironvé  le  même  châtiment!  » 


376  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conflrmation  de  ce  que  nous  avons  dit,  que  toutes  cçs  idées  étaient 
faîtes  et  li^es  dans  son  esprit  lorsqu'il  s*est  avisé  pour  la  première 
fois  d'écrire;  car  le  libéralisme,  n'existant  pas  lorsqu'elles  se  for- 
maient, n'a  pu  se  faire  sa  place,  comme  partie  intégrante,  dans  leur 
ensemble,  et,  quand  il  est  survenu,  il  a  trouvé  un  appareil  tout  con- 
struit au  milieu  duquel  il  n'a  été  et  pu  être  qu'une  pièce  de  rapport 
tant  bien  que  mal  ajustée,  faisant  tache  et  menaçant  ruine. 

M/  Beyle,  bien  qu'il  ait  visé  à  laisser  sa  trace  danà  la  politique  et 
dans  la  philosophie,  n'est  donc  pas  plus  un  philosophe  qu'un  politique. 
n  est  toujours  et  avant  tout  un  homme  du  monde,  pétillant  d'idées 
ingénieuses ,  d'aperçus  heureux  et  fins  qu'il  veut  bien  prendre  la 
peine  de  coordonner  avec  une  logique  fort  adroite,  et  au  bout  des- 
quels il  découvre  une  théorie  du  bonheur  qui  peut  être  profitable 
aux  gens  du  monde  comme  lui.  Mais  avec  cette  théorie,  dans  l'état 
de  nos  mœurs,  de  nos  lois,  de  nos  croyances,  de  tout  ce  qui  fait  de 
nous  une  société,  un  honnête  homme  qui  n'en  saurait  pas  davan- 
tage prendrait  tout  droit  le  grand  chemin  de  la  potence,  (c  Ce  peuple, 
dit-on,  est  féroce,  s'écrie  M.  Beyle  en  parlant  de  la  canaille  de  Rome; 
tant  mieux!  il  a  de  l'énergie.  »  Sans  doute,  l'énergie  est  belle  et  pro- 
bablement la  plus  belle  chose  du  monde,  puisque  sans  elle  nulle 

,  chose  n'arrive  à  son  sublime.  Comme  homme  d'imagination,  et 
même  comme  moraliste,  M.  Beyle  a  raison  de  la  chercher,  de  l'ad- 
mirer, de  l'aimer;  mais  là  où  elle  ne  sait  se  produire  que  dans  des 
actes  comme  ceux  qu'il  se  plaît  à  citer,  c'est-à-dire  des  assassinats, 
est-ce  bien  le  Ueu  de  s'écrier  :  Tant  mieux?  Ce  sont  ces  applications 
forcées  d'idées  trop  négligées,  quoique  très  justes  et  très  utiles,  qui 
lui  ont  valu,  selon  toute  apparence,  le  reproche  de  paradoxe.  Il  sa- 
vait d'ailleurs  que  chez  nous,  et  dans  la  classe  où  devaient  se  ren- 
contrer ses  lecteurs,  ces  petits  excès  n'ont  rien  de  dangereux,  et  il 
se  livrait  en  toute  sûreté  de  conscience  au  plaisir  de  donner  à  la 
vérité  non  pas  seulement  un  air  de  vérité,  mais  un  air  et  une  saveur 
de  contraste.  Or,  quel  beau  contraste  fait  ce  tant  mieux  avec  les  ha- 
bitudes du  xix'.siècle,  qui  «  aime  le  joli  et  hait  l'énergie  1  »  M.  Beyle 
avait  en  outre ,  pour  chercher  l'extrême  et  le  singulier,  une  autre 

*  raison  que  nous  pouvons  surprendre  dans  cette  phrase  :  k  Dès  qu'il 
ose  déserter  l'habitude,  l'homme  vaniteux  s'expose  à  l'affreux  danger 
de  rester  court  devant  quelque  objection;  peut-on  s'étonner  que,  de 
tous  les  peuples  du  monde,  le  Français  soit  celui  qui  tienne  le  plus 
à  ses  habitudes?  C'est  l'horreur  des  périls  obscurs,  des  périls  qui 


POÈTES  ET  ROMANaERS  MODERNES  DE  LA!  FRANCE.    277 

forceraient  à  inventer  des  démarches  singulières  et  peut-être  ridi- 
cules, qui  rend  si  rare  le  courage. civil  (Ij.v»  C'est  pour  montrer  qu'il 
ose  déserter  l'habitude,  qu'il  ose  affronter  et  provoquer  l'affreux 
danger  de  rester  court  devant  une  objection,  c'est  pour  mettre  du 
courage  civil  jusque  dans  sa  phrase  que  M.  Beyle  ajoute  souvent 
une  rodomontade  à  l'expression  juste  et  sufGsante  de  sa  pensée.  Si 
on  retrouve  là  l'esprit  de  son  premier  métier,  on  y  retrouve  aussi 
l'homme  des  salons,  car  c'est  contre  des  dangers  de  ridicule  que 
M.  Beyle  s'excite  et  s'échauffe  ainsi.  Il  a  dit  encore  que,  «  les  grandes 
passions  étant  de  mode  dans  la  haute  société,  il  a  le  malheur  de  ne 
plus  croire  à  la  passion  que  lorsqu'elle  entraîne  à  des  actes  ridi- 
cules. »  C'est  là  une  de  ces  pensées  presque  profondes,  et,  dans 
tous  les  cas,  judicieuses  et  avisées,  qui  indiquent  le  Dauphinois 
jamais  dupe;  mais,  comme  il  tient  par-dessus  tout  à  passer  pour 
l'homme  passionné  par  excellence,  c'est  encore  là  une  des  raisons 
qui  le  poussent  aux  singularités.  L'homme  de  salon  reparaît  dans 
l'attention  affectée  qu'il  met  à  éviter  le  mauvais  goût  de  l'emporte- 
ment passionné,  soutenu  au-delà  d'une  phrase,  et  à  contenir  son 
enthousiasme  sous  le  boisseau.  N'a-t-il  pas  reconnu  en  eflFet  que  «  le 
bon  ton  consiste  assez  en  France  à  rappeler  sans  cesse,  d'une  ma- 
nière naturelle  en  apparence,  que  l'on  ne  daigne  prendre  intérêt  à 
rien?  »  Voilà  de  quel  mélange  bizarre  s'est  composée  la  physionomie 
de  M.  Beyle,  et  comment  l'homme  à  qui  l'idée  et  la  crainte  du  ridi- 
cule ont  été  le  plus  insupportables  est  aussi  l'homme  qui  s'est  le  plus 
ingénié  à  se  créer  des  occasions  de  déployer  un  faux  air  de  bravoure 
contre  le  ridicule.  Il  a  fait  comme  ces  conscrits  qui,  selon  lui-même, 
«  se  tirent  de  la  peur  en  se  jetant  à  corps  perdu  au  milieu  du  feu.  » 
Quant  aux  matières  dont  il  s'est  occupé,  bien  qu'il  en  ait  étudié 
quelques-unes  avec  une  application  suivie,  sérieuse  et  peu  com- 
mune ,  bien  qu'il  ait  pris  une  notion  suffisante  de  la  plupart  des 
autres,  et  qu'il  ait  cherché  dans  toutes  la  réalité  essentielle,  l'élé- 
ment propre  qui  les  constitue,  cependant  il  n'en  a  traité  qu'avec 
cette  façon  leste,  décousue,  mondaine,  qui  réduit  tout  à  l'agrément 
et  s'adresse  au  goût  plutôt  qu'à  l'attention.  Il  faut,  nous  l'avons  dit, 
penser,  et  penser  beaucoup,  en  lisant  M.  Beyle,  mais  nous  ne  par- 
lions que  pour  ceux  qui  le  prendraient  plus  au  sérieux  qu'il  n'a  l'air 
de  se  prendre  lui-même,  et  qui  trouveraient  de  l'intérêt  à  ressaisir 
le  principe  et  la  chaîne  de  ses  pensées  à  lui.  Nous  faisions,  d'ailleurs 

(1)  Les  mots  en  italique  sont  soulignés  par  M.  Beyle. 


9f78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

place  à  ceux  qui  se  sentiraient  tout  d'abord  plus  disposés  à  le  haïr. 
Nous  méaagerons  encore  une  place  pour  les  gens  de  loisir  qui  ne 
«e  prêteraient  qu'à  écouter  un  piquant  babillage.  Mais,  parmi  ces 
derniers,  si  quelques-uns  le  trouvent  amusant,  un  plus  grand  nom- 
bre ne  manquera  certainement  pas  de  le  trouver  impertinent. 
M.  Beyle,  fidèle  en  cela  au  précepte  du  fabuliste,  n'a  voulu  de  chaque 
matière  que  la  fleur,  même  là  où  il  semble  qu'il  n'y  en  ait  pas.  S'il 
lait  de  l'histoire, il  n'est  pas  pour  cela  un  historien,  ni  un  métaphy- 
sicien s'il  fait  de  la  métaphysique;  non,  car  il  n'en  prend  qu'à  sou 
aise  :  en  tout  il  est  un  dilettante;  il  fait  du  dilettantisme  sur  la  méta- 
{Aiysique,  la  politique,  l'économie  politique,  l'histoire,  la  physiologie, 
la  morale,  et  enfin  et  surtout  sur  l'esthétique,  pour  parler  allemand 
avec  un  mot  grec. 

Le  premier  des  livres  de  M.  Beyle,  par  ordre  de  date,  est  le  vo- 
lume des  Vies  de  Haydn,  Mozart  et  Métastase^  auquel  l'analogie  nous 
fera  adjoindre  la  Vie  de  Rossini,  publiée  beaucoup  plus  tard.  Les 
Lettres  sur  Haydn  ont'été  en  partie  traduites  de  Carpani.  L'auteur  ne 
l'a  pas  annoncé  sur  le  titre,  et  c'est  un  tort.  En  revanche,  il  donne 
là  Vie  de  Sfezart  comme  traduite  de  l'allemand  d'un  certain  M.  Schlich- 
tegroll,  que  je  soupçonne  fort,  jusqu'à  plus  ample  informé,  de  n'être 
autre  que  lui-même.  On  trouve  là,  comme  dans  les  Lettres  sur  Haydn, 
beaucoup  de  manières  de  voir,  beaucoup  de  traits  qui  lui  sont  pro- 
pres, et  cette  considération  nous  paraît  le  laver  un  peu,  quant  aux 
Lettres,  du  crime  de  plagiat.  Il  dit  d'ailleurs  dans  une  note  qu'il 
n'y  a  peut-être  pas  dans  cette  brochure  une  phrase  non  traduite  de 
quelque  étranger.  Nous  ne  connaissons  point  l'ouvrage  original  de 
Carpani;  mais,  à  en  juger  par  la  contexture  de  ces  lettres,  les  détails 
biographiques  et  le  récit  auraient  seuls  été  empruntés  à  l'auteur  ita- 
lien. Quant  à  la  pliq)art  des  appréciations,  et  surtout  quant  aux  di- 
gressions sur  la  musique  en  général ,  elles  sont  on  ne  peut  mieux 
marquées  au  coin  des  idées  constantes  du  traducteur. 

En  musique,  comme  en  tout,  M.  Beyle  se  fait  Italien;  il  prend 
parti  pour  la  mélodie.  Il  veut  bien  admirer  profondément  Haydn  et 
Mozart,  mais  Beethoven  ne  sera  déjà  plus  pour  lui  qu'un  génie  fou- 
gueux et  singulier;  quant  à  Weber,  il  ne  le  nomme  une  fois  que 
pour  lui  jeter  une  phrase  du  dernier  mépris.  Il  le  traite  presque 
comme  il  traite  La  Harpe.  L'harmonie  ne  lui  paraît  être  que  le  fruit 
patient  de  l'étude,  fruit  également  accessible  à  tous  les  hommes  qui 
auront  une  égale  dose  de  persévérance;  il  n'en  reconnaît  pas  moins 
que,  tt  plus  il  y  a  de  chant  et  de  génie  dans  une  musique,  plus  elle  est 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  ATODERNES  DE  LA  FRANCE.         279 

sujette  à  Tinstabilité  des  choses  humaines;  plus  il  y  a  d'harmonie,  et 
plus  sa  fortune  est  assurée.  »  Pour  ce  qui  est  du  principe  du  beau 
en  musique ,  î!  le  trouve  bien  moins  intellectuel  et  par  §uite  bien 
moins  unîrersel  que  dans  la  peinture  ou  tout  autre  art.  H  y  a  dans 
ces  Lettres  une  partie  d'érudition  dont  nous  ne  faisons  pa§  honneur 
è  M.  de  Stendhal ,  mais  qui  contient  un  résumé  très  substantiel  dé 
f  histoire  de  la  musique. 

La  Vie  de  Mozart  ne  sort  guère  du  cadre  purement  biographique; 
mais  la  Vie  de  Rossini  nous  paraît  être  un  chef-d'œuvre  de  critique 
musicale.  Les  idées  y  fourmillent  et  dénotent  une  intelligence  de  la 
musique,  de  ses  élémens  constitutifs,  de  ses  moyens,  dé  ses  besoins, 
<iui  atteste  une  longue  étude ,  aidée  d'une  puissante  faculté  d'ob- 
servation et  d'analyse,  et,  par-dessus  tout  cela,  du  feu,-^  de  la  verve, 
de  l'esprit  à  foison.  M.  de  Stendhal  était  fait  pour  écrire  des  biogra- 
phies comme  celle  de  Rossini,  génie  original  et  fécond,  homme 
spirituel,  fantasque,  insouciant,  prodigue  de  tout  ce  que  la  nature 
lui  a  prodigué,  plein  de  mouvemens  imprévus,  composant  et  vivant 
d'inspiration,  sans  s'inquiéter,  soit  comme  homme,  soit  comme  ar- 
tiste, d'autre  chose  que  de  son  plaisir.  Vie  singulière,  animée,  di- 
verse, et  toute  faite  d'anecdotes.  Pour  M.  de  Stendhal,  qui  trouvait 
là  presque  son  idéal ,  c'était  une  véritable  aubaine.  Aussi  noiis  ap- 
prend-il que,  de  tous  ses  ouvrages,  c'est  le  seul  qui  fut  lu  sur-le- 
champ  parla  bonne  compagnie.  Cet  ouvrage  d'ailleurs,  comme  géné- 
ralement ceux  de  M.  Beyle,  est  fait  au  pied-levé  et  au  courant  de  la 
plume,  sans  économie,  sans  vues  d'ensemble.  Tout  y  est  bien  peint, 
le  livre  est  mal  dessiné. 

Dans  son  livre  de  rAmour,  M.  Beyle  a  osé  aborder  le  plus  épuisé 
de  tous  les  sujets,  s'il  est  vrai,  comme  nous  commençons  à  en 
douter,  qu'un  sujet  puisse  être  épuisé,  ou,  ce  qui  revient  au  m^me, 
qu'un  sujet  puisse  ne  pas  l'être.  Ce  qui  nous  frappe  tout  d'abord 
dans  cet  ouvrage,  c'est  qu'il  est  beaucoup  trop  long.  Il  semble  que 
M.  Beyle  l'ait  écrit  non  pour  ce  qu'il  avait  à  dire,  mais  qu'il  ait 
cherché  è  dire  le  plus  possible  pour  échapper  au  désœuvrement  ou  à 
des  ennuis,  pour  tuer  le  temps  ou  un  chagrin.  Quelques  mots  perdus 
dans  le  cours  de  l'ouvrage,  et  notamment  un  petit  chapitre  de  deux 
phrases,  viendraient  volontiers  à  l'appui  de  cette  conjecture.  «Je 
fais,  dit  l'auteur,  tous  les  efforts  possibles  pour  être  sec.  Je  veux  inr.- 
poser  silence  h  mon  cœur,  qui  croit  avoir  beaucoup  à  dire;  je  tremble 
toujours  de  n'avoir  écrit  qu'un  soupir,  quand  je  crois  avoir  noté  une 
vérité.  »  Cependant,  avec  M.  de  Stendhal,  il  ne  faut  pas  trop  se  fler  à 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  indiceSy  qui  ne  sont  souvent  qu'une  plaisanterie  ou  une  petite 
affectation.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  retrouvons  ici  les  habitudes  d'es- 
prit du  disciple  de  Cabanis,  avec  toute  la  maiissaderie,  mais  aussi  avec 
toute  Inexactitude  de  la  science.  Il  étudie  Taraour  exactement  à  la  ma* 
nière  des  physiologistes  analysant  une  fonction  de  l'organisme  hu- 
main. Cette  méthode  appliquée  à  ce  sujet  est  probablement  ce  qu'il  y 
a  de  plus  nouveau  dans  l'ouvrage»  comme  aussi  le  mot  ingénieux 
de  cristallisation,  dont  l'auteur  a  su  tirer  un  parti  plus  ingénieux 
encore. 

Le  second  volume,  bien  qu'il  ne  se  rattache  pas  nécessairement  au 
sujet,  me  paraît  être  bien  plus  important  que  le  premier  dans  l'his- 
toire des  idées  de  Fauteur.  Ici  en  effet  M.  de  Stendhal  n'est  plus  seu^ 
lement  un  anatomiste  disséquant  avec  plus  ou  moins  de  dextérité 
une  portion  de  la  machine  sensible  qui  s'appelle  l'homme,  il  devient 
un  moraliste,  et  par  ce  mot  nous  entendons  qu'il  applique  à  la  science 
pratique  de  la  vie  les  déductions  tirées  d'un  certain  ordre  de  faits 
qu'il  a  observés.  Or,  encela,  M.  de  Stendhal  n'est  plus  lui-môme,  ou 
du  moins  il  ne  l'est  qu'à  l'ombre  de  Montesquieu.  C'est  la  théorie  des 
climats  et  des  formes  de  gouvernemens,  l'antinomie  de  l'honneur  et 
de  la  vertu,  appliquées  non  plus  à  la  politique,  mais  à  l'amour.  M.  de 
Stendhal  examine  historiquement  cette  passion  chez  différens  peu- 
'ples,  situés  sous  différentes  latitudes,  et  régis  par  des  principes  dif- 
férens. Il  attaque  l'honneur,  vil  mélange  de  vanité  et  de  courage,  né 
de  ridée  singulière  qu'eurent  certains  hommes  (c'est  la  chevalerie 
qu'il  désigne  J  de  faire  les  femmes  juges  du  mérite,  a  Depuis  1789, 
dit-il,  les  évènemens  combattent  en  faveur  de  Vutile  ou  de  la  sensa- 
tion individuelle  contre  l'honneur  ou  l'empire  de  l'opinion;  le  spec- 
tacle des  chambres  apprend  à  tout  discuter,  même  la  plaisanterie. 
La  nation  devient  sérieuse,  la  galanterie  perd  du  terrain.  »  Mais  si, 
d'après  lui,  les  chambres  nous  font  gagner  ce  point,  les  chambres, 
d'après  lui-même  encore,  ôtent  aux  femmes  une  grande  partie  de 
leur  importance  dans  l'existence  de  l'homme  ;  si  la  monarchie  dé- 
nature l'amour,  la  république  l'abolit.  Reste  donc  l'influence  unique 
des  climats.  Nous  n'avons  pas  besoin  d'ajouter  que,  sur  cette  ques- 
tion plus  que  sur  aucune  autre,  il  se  fait  Italien.  Dans  ce  pays  la 
passion  parle  seule,  et  l'opinion  n'est  rien.  L'idée  de  M.  de  Sten- 
dhal, assez  neuve,  ce  nous  semble,  nous  paraît  d'ailleurs  assez  juste; 
on  n'aura  de  grands  caractères  qu'à  la  condition  du  mépris  de  l'opi- 
nion et  de  sa  GUe  aînée,  la  crainte  du  ridicule.  Cette  crainte  est 
la  lâcheté  de  bien  des  grands  courages.  £n  ce  qui  concerne  les 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  310DERNES  DE  LA  FRANCE.  281 

femmes,  M.  de  Stendhal  dit  fort  à  propos,  dans  les  pensées  déta- 
chées qu'il  a  ajoutées  au  volume  :  «  Grand  défaut  des  femmes, 
le  plus  choquant  de  tous  pour  un  homme  un  peu  digne  de  ce  nom  : 
le  public,  en  fait  de  sentimens,  ne  s'élève  guère  qu'à  des  idées 
basses,  et  elles  font  le  public  juge  suprême  de  leur  vie;  je  dis  même 
les  plus  distinguées,  et  souvent  sans  s'en  douter  et  même  en  croyant 
et  disant  le  contraire.  »  Sur  les  idées  basses  du  public  et  sur  la  sou- 
mission des  femmes  à  ces  idées,  il  s'exprime  aussi  dans  le  premier 
volume  av€c  trop  peu  de  ménagemens  pour  que'  nous  puissions 
le  citer  ici.  A  côté  de  cela,  il  y  a  des  idées  dont  nous  ne  voulons 
point  garantir  la  justesse  et  dont  nous  blâmons  la  rudesse  d'exprès-' 
sion;  celle-ci,  par  exemple  :  a  La  force  d'ame  qu'Éponine  employait 
avec  un  dévouement  héroïque  à  faire  vivre  son  mari  dans  la  caverne 
sous  terre  et  à  l'empêcher  de  tomber  dans  le  désespoir,  s'ils  eussent 
vécu  tranquillement  à  Rome,  elle  l'eût  employée  à  lui  cacher  un 
amant.  Il  faut  un  aliment  aux  âmes  fortes.  »  N'y  a-t-il  pas  ici,  dans 
la  forme  sinon  dans  le  fond,  un  peu  de  cette  amertume  qui  aurait 
pu  pousser  M.  Beyle  à  écrire  sur  l'amour  pour  se  distrafre  de  l'amourt 
Et  cet  autre  passage,  bien  vrai  d'ailleurs,  n'est-il  pas  l'écho  d'u» 
ressentiment  personnel?  «  Voilà  qui  devrait  bien  marquer  aux  yeux 
des  femmes  la  différence  de  l'amour-passion  et  de  la  galanterie,  de 
l'ame  tendre  et  de  l'ame  prosaïque.  Dans  ces  momens  décisifs,  l'une 

gagne  autant  que  l'autre  perd Dès  qu'il  s'agit  des  intérêts  trop^ 

vifs  de  sa  passion ,  une  ame  tendre  et  fière  ne  peut  pas  être  éloquente 

auprès  de  ce  qu'elle  aime L'ame  vulgaire,  au  contraire,  calcule 

juste  les  chances  de  succès....  et,  flère  de  ce  qui  la  rend  vulgaire, 
elle  se  moque  de  l'ame  tendre,  qui,  avec  tout  l'esprit  possible,  n'a 
jamais  l'aisance  nécessaire  pour  dire  les  choses  les  plus  simples.... 
L'ame  tendre,  bien  loin  de  pouvoir  rien  arracher  par  force,  doit  se 

résigner  à  ne  rien  obtenir  que  de  la  charité  de  ce  qu'elle  aime » 

Ce  passage  est  mal  écrit,  et  nous  en  avons,  pour  cette  raison,  sup- 
primé une  bonne  moitié,  où  la  mauvaise  humeur  de  l'auteur  nous 
semblait  seule  pouvoir  être  intéressée,  ce  qui  nous  ramène  toujours 
à  notre  supposition.  Au  fond,  le  livre  de  r Amour  se  résume  en  ceci  : 
Les  Français  sont  trop  vaniteux;  les  Anglais  sont  trop  orgueilleux  et 
ont  trop  su,  comme  les  anciens  Romains,  persuader  à  leurs  femmes 
qu'elles  doivent  s'ennuyer;  les  Allemands,  qui  meurent  d'envie  d'avoir 
du  caractère,  sont  trop  rêve-creux,  ils  se  jettent  trop  dans  leurs  ima- 
ginations et  dans  leur  philosophie,  espèce  de  folie  douce,  aimable,  et 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surtout  sans  fiel.  Les  républicains  d'Amérique  adorent  trop  le  dieu 
dollar;  il  n'y  a  d'amour  qu'en  Italie. 

Dans  cet  ouvrage,  il  y  a  des  définitions  remarquables  et  qui  dé- 
notent une  rare  précision  d'esprit  :  ce  La  beauté  est  une  promesse 
de  bonheur.  —  Le  caractère  est  la  manière  habituelle  de  chercher  le 
bonheur.  —  La  cruauté  est  une  sympathie  souffrante.  —  Le  rire  est 
l'effet  produit  parla  vue  subite  d'une  supériorité  que  nous  avons  sur 
autrui.  »  Dans  un  autre  ouvrage,  il  ajoute  à  cette  dernière  pensée,  déjà 
exprimée  par  Hobbes,  que  le  sourire  est  produit  par  la  vue  du  bon- 
heur; puis  il  dit  :  «  Le  rire  domine  en  France,  le  sourire  en  Lom- 
bardie.  »  Il  y  a  encore  quelques  pensées  comme  les  suivantes  :  «  Le 
ridicule  résulte  de  la  méprise  de  l'homme  qui  se  trompe  sur  les 
moyens  d'arriver  au  bonheur.  —  Le  génie  est  un  pouvoir,  mais  il  est 
encore  plus  un  flambeau  pour  découvrir  le  grand  art  d'être  heureux. 
—  Le  pouvoir  n'est  le  premier  des  bonheurs  après  l'amour,  que  parce 
que  l'on  croit  être  en  état  de  commander  la  sympathie.  »  On  voit 
qu'il  ramène  tout  à  l'idée  du  bonheur,  idée  qui  préside  à  tous  ses 
écrits  (soit  qu'ils  aient  pour  objet  d'en  chercher  le  moyen ,  soit  qu'ils 
veuillent  le  montrer  atteint  ou  manqué  par  des  héros  d'une  action 
fictive],  et  que  pour  lui,  le  bonheur  réside  essentiellement  dans 
l'amour,  dans  l'action  des  facultés  sympathiques  de  l'homme.  Il 
donne  au  génie,  du  moins  en  tant  qu'il  s'apphque  aux  beaux-arts, 
la  même  source  qu'au  bonheur. 

L'écrit  auquel  M.  de  Stendhal  paraît  avoir  attaché  le  plus  d'impor- 
tance, et  peut-être  l'espoir  de  quelque  renommée,  celui  où  il  a  mis 
le  plus  de  soin,  d'ordre  et  de  sérieux,  celui  qu'il  a  recopié  dix-sept 
fois  y  Y  Histoire  de  la  Peinture  en  Italie,  n'est  point  un  ouvrage  ter- 
miné. On  disait,  à  la  vérité,  il  y  a  déjà  plusieurs  années,  que  l'auteur 
en  avait  deux  volumes  manuscrits  en  portefeuille.  M.  de  Stendhal, 
dans  cet  ouvrage  favori,  semble  avoir  perdu,  comme  Tame  tendre 
auprès  de  sa  maîtresse,  l'assurance,  la  pointe  de  témérité  qui  lui 
fait  affecter  dans  les  autres  des  formes  inusitées.  L'ombre  de  Mon- 
tesquieu traînait  déjà  çà  et  là  dans  le  livre  de  l'Amour;  dans  YfUs- 
toire  de  la  Pe^inture,  ce  n'est  plus  son  ombre  seulement,  c'est  son 
trait  et  parfois  sa  couleur.  Indépendamment  de  ses  théories  géné- 
rales sur  les  climats  et  les  gouvernemens,  il  y  a  dans  la  division  et  la 
marche  de  l'ouvrage,  dans  la  coupe  des  chapitres  et  dans  la  distribu- 
tion des  idées,  l'empreinte  manifeste  de  sa  méthode  et  des  procédés 
de  son  esprit.  Ces  deux  esprits  si  français  avaient  d'ailleurs  entre 


POÈTES  ET  ROMANGKRS  M0DEAXE6  J3ffi  LA  FRANCE.         SBf 

eax  nue  sorte  de  parenté  naturelle;  M.  fieyie  était  un  cadet  de  ta 
Damille.  Cest  le  même  sens  net,  acéré,  perçant,  la  môme  prestesse;  la 
môme  humeur  soudaine  et  poussée  aux  vivacités  parfois  périlleuses» 
le  même  tour  sentencieux  et  bref,  le  même  goût  (  plus  attique  chez 
le  président  du  parlement  de  Bordeaux)  pour  l'exactitude  de  la 
'  pensée  relevée  d'un  brin  de  sel,  le  même  talent  d'arrêter  l'expres- 
sion juste  au  point  où  elle  fait  entrevoir  la  pensée  et  laisse  au  lecteur 
le  plaisir  de  la  deviner  et  de  l'achever,  la  même  absence  de  décla- 
mation et  de  phraséologie.  Seulement,  sur  ce  dernier  points  on 
pourrait  dire  de  M.  Beyle,  opposé  à  Montesquieu,  ce  que  lui-même 
a  dit  des  modernes  opposés  aux  anciens,  qu'ils  étaient  simples  jj^r 
art,  comme  les  anciens  le  sont  par  simplicité.  Je  ne  sais  si,  compa- 
rativement aux  Grecs  et  aux  Latins,  Fauteur  de  la  Grandeur  et  de  la 
Décadence  des  Romains  n'atteint  que  par  l'art  à  la  simplicité;  mais 
comparativement  à  nous,  enfans  du  déclamateur  Jean-Jacques, 
poussés  au  dernier  degré  de  la  corruption  par  l'invasion  du  germa- 
nisme et  du  britannisme,  Montesquieu  est  un  écrivain  français  de 
race  pure,  qui  eût  dû  inventer  l'affectation  pour  n'être  pas  simple, 
tandis  que  M.  Beyle  n'est  simple  que  par  réaction,  et  non  pas  seu- 
lement par  art,  mais  par  affectation.  Il  a  outré  l'art  d'être  simple. 
£t  voilà  pourquoi,  malgré  toutes  les  vertus  du  sang  qui  éclatent  en 
lui,  il  n'est,  de  bien  loin,  qu'un  cadet 

Dans  Y  Histoire  de  la  Peinture  en  Italie  y  M.  Beyle  a  voulu  mani* 
festement  monter  au  rang  des  aînés.  Le  livre  est  composé  avec  suite, 

* 

écrit  avec  tenue.  Les  phrases  sont  achevées,  tes  mots  aussi.  L'iro- 
nie, si  elle  y  reparaît,  y  prend  elle-même  un  caractère  plus  élevé.  On 
n'y  voit  plus  de  ces  bouffonneries  qui  n'ont  pour  objet  que  d'agacer 
le  lecteur  et  de  faire  pièce  à  ses  manies  présumées.  Nous  ne  voulons 
point  dire  que  ce  soit- là  encore  la  véritable  méthode  ni  le  véritable 
style  historique;  nous  disons  seulement  qu'avec  quelques-unes  des 
qualités  les  plus  éminentes  de  l'historien,  il  y  a  ici  l'intention  d'at- 
teindre aux  autres.  Ainsi  qu'on  pouvait  s'y  attendre,  l'ordre  adopté 
par  l'auteur  est,  non  pas  l'ordre  tiré  du  développement  de  la  pein- 
ture en  raison  de  la  somme  d'idées  ou  de  ressources  progressive- 
ment acquises  par  les  artistes,  et  abstraction  faite  en  quelque  sorte 
des  personnes,  mais  Tordre  biographique.  Nous  savons  quelle  est 
l'horreur  de  M.  de  Stendhal  pour  les  choses  abstraites.  C'est  ce  qu'il 
appelle  le  vague.  Il  réduit,  il  ramène  toujours  le  style  à  l'expression 
concrète,  les  pensées  à  un  fait ,  les  ensembles  de  faits  à  des  noms 
propres.  Aussi  l'histoire  fi'a  pour  lui  que  deux  échelles  de  proportion^ 


28i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  deux  formes  :  Tanecdote  et  la  biographie.  Avec  l'une  il  peint  les 
individus,  avec  l'autre  les  époques.  En  cela  il  est  bien  lui,  et  ce 
n'est  point  par  là  qu'il  procède  de  Montesquieu.  Mais  de  môme  que, 
dans  son  livre  de  V Amour,  la  partie  capitale,  celle  où  il  a  placé  ses 
idées  les  plus  chères,  n'est  point  l'analyse  et  l'histoire  de  l'amour, 
de  même,  dans  \ Histoire  de  la  Peinture,  sujet  dont  il  s'est  toujours 
occupé,  et  avec  passion ,  il  a  déposé  le  résultat  de  ses  méditations, 
âe  fruit  de  toute  sa  vie,  dans  un  morceau  qui  ne  tient  que  fort  indi- 
rectement au  récit,  qui  l'interrompt,  qui  l'éclipsé.  Cette  disserta- 
tion, qui  n'a  de  métaphysique  que  le  fond,  est  une  histoire  de 
l'idée  du  beau  depuis  l'origine  des  arts  jusqu'à  nos  jours,  ou,  si 
Ton  veut ,  une  théorie  comparée  du  beau  antique  et  du  beau  mo- 
derne. Jamais,  que  nous  sachions,  des  idées  plus  abstraites  n'ont 
revêtu  des  formes  plus  arrêtées ,  plus  nettes ,  plus  palpables.  Sans 
doute,  on  peut  ne  pas  accepter  toutes  les  opinions  de  l'auteur,  et  lui- 
même,  faisant  la  part  de  ce  qui  n'est  point  démontré  ni  démontrable, 
déclare  en  un  endroit  :  «Je  n'ai  point  dit  :  je  vais  vous  prouver  cela, 
mais  :  daignez  vériOer  dans  votre  ame  si  par  hasard  ce  n'est  point 
cela.  »  Il  prend  le  beau  à  sa  première  origine,  c'est-à-dire  à  la  pierre 
informe  dans  laquelle  l'homme  encore  sauvage  reconnaît  et  adore 
Une  représentation  de  son  Dieu.  Bientôt  cette  pierre  brute  ne  suffit 
plus  aux  idées  déjà  acquises  par  la  peupFade  devenue  moins  sauvage. 
Le  ciseau  commence  à  la  dégrossir  et  à  lui  donner  une  forme  qui  se 
rapproche  grossièrement  de  celles  du  corps  humain.  Puis  viendront 
les  statues  des  Égyptiens,  enfin  l'Apollon  du  Belvédère.  M.  Beyie  va 
construisant  une  à  une ,  avec  une  sagacité  merveilleuse,  les  idées 
qui,  suivant  Tordre  logique  de  l'esprit  humain  et  la  marche  des  civi- 
lisations, ont  dû  s'ajouter  successivement  à  la  notion  où  l'artiste 
avait  pris  son  premier  idéal,  le  Dieu  sa  première  forme,  jusqu'au  mo- 
ment où  le  génie  d'une  civilisation  raffinée  éclate  dans  le  magni- 
fique ensemble  de  perfections  et  d'idées  que  représente  la  tête  du 
Jupiter  mansuetus.  Appuyé  sur  le  principe  que  le  beau  est  la  saillie  de 
rutile,  il  prend  dans  les  besoins,  dans  les  croyances,  dans  les  mœurs, 
dans  les  données  diverses  et  nécessaires  de  la  vie  antique,  tous  les 
élémens  du  beau  antique.  Chaque  trait  qu'il  ajoute  à  son  bloc  de 
pierre  devenu  statue  correspond  à  un  incident  du  développement 
social;  puis,  examinant  à  leur  tour  les  caractères  propres  et  distinc- 
tifs  qui  se  sont  ajoutés  à  la  civilisation ,  à  la  vie  moderne,  il  en  fait 
jailUr  sans  effort  tout  ce  qui,  dans  notre  ame,  s'ajoute  à  l'idéal  des 
anciens,  à  leur  perception  du  beau.  Nous  le  répétons,  on  peut  re- 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    385 

jeter  en  tout  ou  en  partie  les  idées  de  l'auteur;  mais,  même  à  ne  voir 
dans  ce  morceau  que  de  la  gymnastique  intellectuelle,  il  touche  à 
tant  de  questions  et  de  connaissances,  il  remue  une  si  grande  masse 
de  faits  et  d'observations,  il  force  Tesprit  à  tant  de  réflexions,  ne 
fût-ce  que  pour  contrôler  et  vérifier,  il  est  conduit  avec  tant  d'ai- 
sance, de  fermeté,  de  clarté,  il  étincelle  de  tant  d'aperçus  neufs,  se- 
duisans,  féconds,  pleins  de  jets  de  lumière,  [qu'on  ne  saurait  dire 
s'il  est  plus  instructif  ou  s'il  est  plus  amusant.  Ce  que  nous  croyons 
pouvoir  affirmer,  c'est  que  l'on  retirera  de  ces  deux  cents  pages  plus 
d'idées  que  du  livre  de  Winkelmann.  Or,  c'est  là  un  mérite  émi-' 
nent  chez  M.  de  Stendhal,  et,  si  on  lui  conteste  celui  d'avoir  pensé 
juste  pour  son  compte,  on  ne  saurait  du  moins  lui  dénier  ce  talent 
assez  rare  et  qui  n'échoit  qu'aux  esprits  vigoureux  oii  singulièro- 
ment  déliés  :  faire  penser.  C'est  dans  ce  morceau  que  l'auteur  a  usé, 
fort  explicitement  des  théories  de  Montesquieu,  de  la  science  de 
Cabanis  et  même  de  celle  de  Lavater.  Chose  singulière!  M.  de  Sten- 
dhal, qui  ne  veut  voir  dans  l'homme  que  des  fonctions  et  des  phé- 
nomènes physiologiques,  prend  à  chaque  instant  parti  pour  l'ame 
pure  et  pour  toute  cette  portion  de  la  sensibilité,  pour  tous  ces  mou- 
vemens  de  la  passion  immatérielle  dont  le  scalpel  ne  saurait  re- 
trouver le  ressort.  Si  quelque  objection  tirée  d'une  raison  froide  et 
prosaïque  vient  le  contrarier:  c<  Quand  donc,  s'écrie-t-il,  les  gens 
raisonnables  comprendront-ils  qu'il  est  des  choses  dont,  pour  leur 
honneur,  ils  ne  devraient  jamais  parler?»  Ce  qui  rappelle  ce  vers  plus 
récent  de  M.  de  Musset  : 

Mon  premier  point  sera  qu'il  faut  déraisonner. 

Il  repousse  bien  loin  les  coeurs  secs,  les  athées  des  beaux-arts.  La  raison 
chez  lui  s'était  faite  matérialiste,  il  était  resté  spiritualiste  par  le  sen- 
timent. Les  idées  qu'il  emprunte  soit  aux  physiologistes  philosophes 
comme  Cabanis,  soit  aux  philosophes  physiologistes  comme  de  Tracy, 
soit  enfin  à  Montesquieu,  sont  d'ailleurs  plutôt  des  arcs-boutans  dont 
il  étaie  ses  théories,  qu'une  partie  intégrante  de  ces  théories  même. 
Ainsi,  par  exemple,  Montesquieu,  dans  son  Essai  sur  le  Goût,  ne  semble 
distinguer  l'idée  du  bon  de  l'idée  du  beau  qu'au  moyen  de  l'idée  de 
l'utile;  témoin  ce  passage  :  ce  Lorsque  nous  trouvons  du  plaisir  à  voir 
une  chose  avec  une  utilité  pour  nous,  nous  disons  qu'elle  est  bonne; 
lorsque  nous  trouvons  du  plaisir  à  la  voir,  sans  que  nous  y  démêlions 
une  utilité  présente,  nous  l'appelons  belle.  »  Tout  au  rebours,  M.  de 

TOME  I.  19 


286  REVUE  DES  DEUX  JIONDES. 

Stendhal,  nous  le  savons  déjà,  ne  voit4ans  le  beaa  que  la  saillie  de 
tutUe.  S'il  considère  la  beauté  par  rapport  à  lui  qui  la  contemple,  il 
la  définit  une  promesse  de  bonheur,  une  aptitude  à  donner  du  bon- 
heur, une  promesse  d*un  caractère  utile  à  son  ame.  S'il  la  considère 
dans  le  sujet  animé  qui  Toffre  à  ses  yeux,  il  la  définit  en  disant 
qu*elle  est  l'expression  d'une  certaine  manière  habituelle  de  chercher 
le  bonheur.  Ainsi,  bien  loin  de  séparer  l'idée  de  l'utile  de  l'idée  du 
beau,  il  n'arrive  analytiquement  à  celle-ci  que  par  l'autre,  et  pour 
lui  cette  utilité  est  toujours  présente.  C'est  là  d'ailleurs  l'idée  centrale 
d'où  rayonnent,  vers  tous  les  points  de  la  sphère  de  connaissances 
qu'il  a  embrassée,  les  principes  secondaires  dont  chaque  série  parti- 
culière constitue  une  branche  spéciale  de  connaissances  ou  de  doc- 
trines; c'est  de  l'idée  de  l'utile  qu'il  part  pour  tout  contrôler  et  pour 
arriver  à  tout.  £n  morale  (il  n'a  jamais  assez  d'épigranunes  contre 
les  gens  moraux),  en  morale,  il  veut  que  toute  éducation  repose  sur 
la  seule  connaissance  de  l'utile.  Il  définit  la  vertu  et  le  vice  ce  qui  est 
utile  et  ce  qui  est  nuisiUe;  il  niera  la  vertu  chrétienne  parce  qu'elle 
est  un  calcul  et  qu'elle  se  réduit  à  ne  pas  manger  des  truffes  de  peur 
des  crampes  d^edomac;  il  ne  donne  le  nom  de  vertu  qu'à  une  action 
pénible  qui  est  en  même  temps  utile  à  d'autres.  Dans  la  religion,  il 
ne  voit  qu'une  grande  machine  de  civiUsation  et  de  bonheur  éternel, 
rien  de  plus,  rien  de  moins;  il  dit  encore  :  ce  Comme  vous  le  savez, 
une  religion,  pour  avoir  des  succès  durables,' doit  avant  tout  chasser 
Fennui.  )>  Et  quand  il  écrit,  avec  un  faux  air  d'onction^  ces  mots  :  la 
seule  vraie  religion,  il  ne  manque  jamais  d'ajouter  aussitôt,  entre 
parenthèses  ou  en  note  :  celle  du  lecteur.  Si  M.  Beyle  avait  été  un  vé- 
ritable philosophe  et  non  un  dilettante  philosophant,  ce  principe  de 
l'utile,  d'où  il  a  su  faire  découler  tout  ce  qu'il  a  voulu  avoir  d'idées 
en  philosophie,  en  religion,  en  morale,  en  politique,  en  esthétique, 
ce  principe  eût  pu  devenir  dans  ses  mains  ime  des  idées  les  plus  fortes 
qui  aient  jamais  lié,  fécondé  et  vivifié  tout  un  ensemble  de  concep- 
tions sur  l'homme,  sur  ses  facultés  et  ses  rapports*  Dans  l'état  où  il 
a  laissé  les  dioses ,  ce  n'est  déjà  point  l'effort  d'un  esprit  ordinaire 
que  d'avoir  pu  s'élever  à  la  conception  d'une  idée  qui  rayonne  en 
tous  sens  sur  tant  de  branches  de  spéculations  différentes,  et  leur 
sert  de  foyer  commun.  Cela  prouve  qu'avec  l'analyse  perçante  que 
nous  lui  connaissons  déjà,  M.  de  Stendhal  avait  aussi  reçu  en  don  la 
puissance  de  la  synthèse ,  assemblage  qui  est  certainement  la  plus 
belle  ébauche  de  philosophe  qui  puisse  sortir  des  mains  de  la  nature, 
quand  beaucoup  d'enfantillage  ne  s'y  vient  point  ajouter  par  surcroit. 


POÈTES  ET  ROHANCIBim  M0BBHNË9  BS  LA  FRANCE.    29F 

Le  principe  de  M.  de  Stendha)  est  d'ailleursr,  avec  plus  d^étendne  et  de 
portée,  une  transfiguration  de  Yintéréty  d*Helvétius ,  Helvétitis  dont 
il  ferait  volontiers  le  plus  grand  philosophe  qui  ait  jamais  été,  mais  ft 
qui  il  reproche  une  petite  faute  bien  légère,  à  la  vérité,  et  bien  facile 
à  réparer,  celle  de  n'avoir  point  sub^itué  à  ce  vilain  et  disgracient 
mot  dintérét  le  joli  mot  de  plaisir.  Là-dessu$,  comme  sur  bien 
d'autres  points  semblables,  nous  nous  permettons  de  dire  :  voilà 
Tenfantillage.  Bentham  avait  aussi  adopté  le  principe  de  l'utile,  mais 
d'une  manière  plus  étroite. 

Eome^  Naples  et  Florence^  de  même  que  les  Promenades  dans  Rome, 
contiennent  en  détail  les  applications  des  idées  qui  sont  réduites  en 
système  dans  Y  Histoire  de  la  Peinturé.  C'est  à  ces  ouvrages,  ainsi 
qu'aux  Mémoires  éCun  Touriste^  que  M.  Beyle  a  donné  la  forme  de 
simples  notes  écrites  au  jour  le  jour.  Nous  n'oserons  pas  affirmer 
qu'il  n'y  ait  pas  autant  d'affectation  que  de  sincérité  dans  la  négli- 
gence apparente  de  cette  forme,  et  c'est  ici  que  M.  Beyle  nous  paraît 
avoir  une  paresse  travaillée.  Mais  quel  qu'ait  pu  être  le  travail  d'arran- 
gement préliminaire  qui  a  conçu  et  ordoni^é  ce  désorjlre,  les  faci- 
lités qu'un  tel  plan  laissait  dans  le  détail  à  l'auteur  restent  telles,  qu'il 
a  dû  éprouver  un  plaisir  délicieux  à  écrire  chacune  des  pages  qu'il  a 
consacrées  à  cette  Italie,  si  profondément  étudiée,  sentie,  aimée 
par  lui.  Aucun  de  ces  ouvrages  ne  forme  un  tableau.  C'est  plutôt  un 
assemblage  de  ces  coups  de  crayon  conmie  on  en  trouve  dans  les 
cartons  de  tous  les  peintres,  et  où  le  trait  d'un  personnage  se  trouve 
répété  sous  mille  faces  et  dans  mille  attitudes  différentes.  Mal^é  ce 
procédé,  qui  sent  trop  l'intérieur  de  l'atelier,  et  qui  n'en  devrait  pas 
sortir,  l'Italie  et  les  Italiens  ont  été  peints  par  M.  de  Stendhal  avec 
une  finesse  de  vue,  un  détail  et  un  fini  que  les  ouvrages  du  même 
genre,  et  mieux  faits  d'ailleurs,  n'offriraient  probablement  dans 
aucune  langue  ni  au  sujet  d'aucun  peuple. 

Je  ne  sais  point  de  voyageur  qui,  en  mettant  le  pied  sur  un  sol 
étranger^  se  soit  posé  cette  question  si  simple  en  apparence  en  même 
temps  que  si  précise  et  si  complète  :  «  Je  veux  connaître  les  habitudes 
sociales  au  moyen  desquelles  les  habitans  dfe  Rome  et  de  Naples  cher- 
chent le  bonheur  de  tous  les  jours...  Un  homme  bien  élevé  et  qui  a 
cent  mille  francs  de  rente,  comment  vit-il  h  Rome  ou  à  Naples?  Un 
jeune  ménage  qui  n'a  que  le  quart  de  cette  somme  à  dépenser, 
comment  passe-t-il  ses  soirées?  »  Qu'est-ce  que  Montaigne,  cet  esprit 
si  observateur,  si  judicieux ,  si  jaloux ,  lui  aussi ,  de  sa  fantaisie  et 
de  80D  originaUtë,  qu'est-ce  que  Montaigne,  tout  le  premier,  a  vu  en 

19. 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Italie,  dans  cette  belle  Italie  du  xvr  siècle,  toute  fraîche  sortie  des 
mains  de  Jules  II  et  de  Léon  X?  Que  lui  reste-t-il  à  dire,  lorsqu'il  a 
dépeint  ses  auberges»  décrit  des  réceptions,  des  cérémonies,  et  ra- 
conté que,  dans  je  ne  sais  plus  quelle  ville,  «  ils  nettoient  les  verres 
à  tout  (avec)  une  espoussette  de  poil  emmanchée  au  bout  d*un 
bâton?  »  Voilà  les  observations  dont  est  rempli  le  journal  qu'a  laissé 
une  intelligence  des  plus  fermes,  des  plus  curieuses  et  des  plus  clair- 
voyantes, placée  au  milieu  d*un  peuple  encore  tout  bouillant  des 
passions  et  du  génie  qui  ont  donné  à  ce  siècle  un  nom  à  part  dans 
les  annales  de  Tesprit  humain.  Je  cherche  Thomme  et  la  vie  dans  ces 
peintures  que  nous  laissent  la  plupart  des  voyageurs ,  je  n'y  trouve 
que  le  mannequin  costumé  et  l'appareil  extérieur  de  la  vie.  Chez 
M.  de  Stendhal,  au  contraire,  tout  va  au  fond,  ce  qui  n'est  que 
détail  curieux  et  vain  spectacle  est  supprimé.  Le  paysage  lui-même, 
lorsque  l'auteur  y  a  recours,  n'est  présenté  qu'à  cause  de  ses  in- 
fluences et  pour  expliquer  Tame  de  l'homme.  La  religion,  les  gou- 
vernemens,  toutes  les  circonstances  qui  entourent  l'homme  et  le 
modifient,  y  jouent  exactement  le  même  rôle,  et  aucune  n'est  omise. 
Un  tel  mérite  est  fait  pour  racheter  bien  des  bizarreries  dont  la  plu- 
part même  sont  cherchées  en  vue  d'un  effet  détourné  et  railleur. 
Tout  choque  au  premier  abord  dans  M.  Beyle,  parce  que  rien  n'est 
préparé,  et  que,  pareil  à  la  Galatée  qui  provoque  et  s'enfuit,  il  a  mille 
petits  artifices  pour  irriter  la  curiosité  et  éviter  de  se  livrer  sur-le- 
champ.  Il  faut  avoir  la  clé  de  ses  idées  et  s'être  familiarisé  avec  ses 
allures  pour  savoir  par  où  le  prendre.  Mais  lorsqu'enfin  on  le  saisit, 
encore  bien  qu'on  s'accroche  à  plus  d'un  piquant,  il  plaît  comme 
la  robuste  beauté  de  Galatée,  il  est  dru,  savoureux,  et  l'on  ne  re- 
grette rien  aux  poursuites  qu'il  a  coûtées. 

Il  a  vu  dans  l'Italien  l'homme  qui  marche  le  plus  sûrement  vers 
l'art  d'être  heureux;  dans  le  Français,  il  ne  voit  guère  que  l'honune 
qui  se  trompé  le  plus  gaiement  sur  ce  sujet  capital.  Le  trait  domi- 
nant du  caractère  italien  paraît  être  à  ses  yeux  l'énergie  et  l'abandon 
sincère  de  la  passio  n  :  a  Ici,  les  gens  ne  passent  point  leur  vie  h  juger 
leur  bonheur.  Mi  piaccy  ou  non  mi  piace,  est  la  grande  manière  de 
décider  de  tout.  t>  Dans  sa  manière  rapide  de  raisonner,  il  vous  dira  : 
(c  De  là  le  génie  pour  les  arts,  de  là  aussi  l'absence  de  ridicule  et,  par 
<^uite,  de  comédie.  »  Le  premier  peint  va  de  lui-même,  et,  quant  au 
second,  chacun  étant  tout  à  sa  passion,  personne  n'a  le  loisir  de  s'oc- 
cuper de  celle  de  son  voisin,  ni^  dans  aucun  cas,  l'envie  d'en  rire.  £n 
France  au  contraire,  pays  de  vanité,  l'opinion  est  tout;  on  vit  dans  les 


POETES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    289 

autres.  On  ne  se  bornera  pas  k  juger  son  bonheur,  on  le  fera  juger 
par  autrui,  et  Ton  dira  volontiers  à  son  voisin  :  Veuillez  m'apprendre 
sifai  duplaisity  si  je  suis  heureux.  De  là  une  incapacité  absolue  de 
sentiment  dans  les  beaux-arts,  quoiqu^il  y  ait  une  intelligence  très 
déliée  pour  les  comprendre.  De  là  aussi  le  ridicule  et  la  comédie. 
Uopinion  veut  tout  contrôler  et  se  faire  justice  lorsqu'on  la  méprise 
ou  qu'on  l'oublie.  La  crainte  du  ridicule,  née  de  la  monarchie  et  de 
l'influence  d'une  cour,  ne  tue  pas  seulement  le  génie  des  arts,  elle 
tue  les  caractères,  personne  n'osant  plus  être  soi.  Nous  voilà  donc 
réduits  aux  bonheurs  et  aux  vertus  qui  viennent  de  la  vanité,  comme 
la  vaillance  à  la  guerre,  et,  pour  patrie,  au  plus  vilain  pays  du  monde 
que  les  nigauds  appellent  la  belle  France. 

Avec  cette  vue  primitive  sur  les  hommes  et  sur  le  sol,  les  Mémoires 
d'un  Touriste  étaient  peu  exposés  à  des  excès  d'enthousiasme;  aussi 
l'auteur,  pour  s'accommoder  mieux  à  nos  mœurs,  débute-t-il  par  se 
donner  la  qualité  de  marchand  de  fer  et  par  nous  entretenir  des  fail- 
lites ou  autres  affaires  intéressantes  qui  l'obligent  à  se  mettre  en 
voyage,  aucun  autre  intérêt  n'étant  réputé  digne  de  notre  attention. 
Cet  ouvrage,  bien  que  fait  d'après  le  même  procédé  que  Borne  y 
Naples  et  Florenccy  et  les  Promenades  dans  Rome^  est  en  effet  d'une 
tout  autre  couleur.  Plus  d'admiration,  plus  de  tendresse,  plus  de 
beaux-arts,  car  nous  n'osons  comprendre  dans  cette  qualiflcation 
l'art  gothique,  en  présence  duquel  la  plume  de  l'auteur  va  se  ren- 
contrer pour  la  première  fois  :  ce  Quelle  laideur,  grand  Dieu  I  il  faut 
être  bronzé  pour  étudier  notre  architecture  ecclésiastique.  »  Tel  est 
le  cri  qu'il  pousse;  et  ailleurs  encore  :  a  Je  ne  me  sens  pas  asse? 
savant  pour  aimer  le  laid  et  ne  voir  dans  une  colonne  que  l'esprit 
dont  je  puis  faire  preuve  en  en  parlant;  »  il  ne  pardonne  pas  à  ce 
genre  d'esprit;  dans  le  premier  volume  des  Promenades^  il  le  renvoie 
à  Platon,  à  Kant,  et  à  leur  école  :  «  L'obscurité,  dit-il,  n'est  pas  un 
défaut  quand  on  parle  à  de  bons  jeunes  gens  avides  de  savoir  et  sur- 
tout de  paraître  savoir^  mais,  dans  les  beaux-arts,  elle  tue  le  plaisir.  » 
Dans  les  Mémoires  d'un  Touriste,  il  a  affaire  à  l'esprit  savant  et  obscur 
qui  découvre  un  symbole  dans  chaque  pierre,  et  il  déclare,  à  propos 
d'un  chœur  d'église  qui  incline  visiblement  à  gauche,  que  les  archi- 
tectes apparemment  ont  voulu  rappeler  que  Jésus-Christ  expira  sur  la 
croix  la  tête  inclinée  à  droite.  Quand  il  redevient  sérieux,  il  saisit  très 
bien,  et  avec  cette  netteté  que  nous  lui  connaissons,  les  caractères 
distinctifs  du  style  gothique;  nous  ne  parlons  pas  de  l'érudition  fraî- 


390  BfflVTTB  M»  TfRVX  MONBBS. 

chement  acquise  qii*H  déploie  sor  cette  matière,  et  qu'il  venait  sans 
doute  de  puiser  b  une  source  amie. 

Les  Mémoires  éPnn  Touriste  s'attaquent  d'ailleurs  à  de  plus  forts 
que  ces  pauvres  savans.  Les  journaux  que  M.  Beyle  n'avait  pas  res- 
pectés, même  dans  le  temps  de  sa  plus  grande  ferveur  libérale,  sont 
appelés  cette  fms  un  des  grands  malheurs  de  Paris,  et  bien  plus,  «  un 
des  grands  malheurs  de  la  civilisation,  un  des  plus  sérieux  obstacles 
&  l'augmentation  du  bonheur  des  hommes  par  leur  réunion  sur  un 
point.  1»  De  la  nécessité  politique  du  journal  dans  les  grandes  villes 
naît  la  triste  nécessité  du  charlatanisme,  seule  et  unique  religion 
du  xix*"  ^cle.  A  Rome,  où  il  n'y  a  pas  de  journaux,  le  charlatanisme 
est  inconnu,  «ce  qui  lui  laisse  la  chance  de  produire  encore  de  grands 
artistes.  » 

Plus  qu'aucun  autre  des  ouvrages  de  l'auteur,  les  Mémoires  d'un 
Touriste  sont  empreints  d'une  négligence  qui,  cette  fois,  n'est  pas 
jouée.  On  voit  qu'il  a  peu  de  goût  à  la  besogne;  rien  n'est  plus  dé- 
cousu, il  y  a  des  longueurs  et  des  répétitions  fastidieuses,  il  y  a  des 
hors-d'œuvre  d'érudition  sur  les  races  et  surtout  sur  le  système  oro- 
graphique de  la  France,  qui  semblent  une  leçon  apprise  de  la  veille 
et  jetée  là  pour  remplissage.  Tout  ce  charme,  toute  cette  grâce  pi- 
quante qu'il  a  su  répandre  dans  Borne,  Naples  et  Florence,  cet  intérêt 
solide  qui  soutient  les  deux  gros  volumes  des  Promenades  dans  Rome, 
ont  disparu  dans  cette  excursion  en  France.  L'esprit  qui  abonde  en 
maint  endroit  et  quelque  joli  épisode,  comme  celui  de  la  jeune  Bre- 
tonne sur  le  bateau  à  vapeur,  ne  suffisent  pas  pour  donner  à  ce  livre 
un  attrait  que  l'auteur  n'a  pas  trouvé  dans  son  voyage ,  et  auquel  il 
n'a  pu  suppléer  que  par  l'épigramme.  Comme  ouvrage  d'étude,  c'est 
trop  peu  sérieux  et  trop  incomplet,  les  trois  quarts  de  la  France  s!y 
trouvant  omis.  Comme  ouvrage  d'agrément,  c'est  trop  souvent  en- 
nuyeux. Tout  ce  que  le  livre  contient  d'observations  importantes  sur 
le  caractère  français  se  trouve  d'ailleurs  dans  les  autres  ouvrages  de 
l'auteur. 

Ses  romans  ont  voulu  concourir  pour  leur  part  à  démontrer  la  supé- 
riorité des  caractères  qui  ont  pour  ressort  la  passion  sur  les  caractères 
qui  ont  pour  ressort  la  vanité  ou  tout  autre  mobile,  l'idée  du  devoir, 
par  exemple.  Le  premier  de  ces  romans,  Armance,  ou  Un  Salon  au 
dix-neuvième  siècle,  n'est  pas  un  essai  heureux.  Tout  y  est  forcé, 
rien  n'y  a  sa  mesure,  rien  n'y  est  intelligible;  l'auteur  n'avait  pas 
encore  le  sentiment  de  la  perspective  du  récit.  Faute  de  savoir  mon- 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANGE.    291 

trer  ou  cacher,  développer  ou  restreindre  à  propos,  il  s'y  prend  de 
manière  à  ce  que  Ton  ne  puisse  saisir  le  report  qui  unit  les  actions 
des  personnages  à  leurs  intentions  ou  à  leur  caractère  annoncé.  On 
croit  se  promener  dans  une  maison  de  fous.  M.  de  Stendhal  a  voulu 
peindre  le  côté  triste  et  maladif  des  jeunes  gens  du  xix"  siècle.  Il  n*a 
griffonné  qu'une  caricature  indéchiffrable.  C'est  le  seul  de  ses  livrel^ 
où  il  ait  trouvé  l'art  d'être  constamment  ennuyeux. 

Dans  le  Rongent  le  Noir,  il  paraît  avoir  repris  le  même  type  de  ca- 
ractère en  le  développant  et  le  complétant.  Il  en  a  retiré  aussi  la  rê- 
verie sombre  et  la  tristesse  dont  on  ne  sait  pas  la  cause.  Quand  Julien 
Sorel  devient  sombre,  c'est  que  ses  passions  ont  rencontré  un  objet 
qui  les  irrite;  il  devient  sombre  par  haine  impuissanteyÇàv  envie,  par 
vanité  blessée,  par  ambition ,  par  toutes  les  passions  mauvaises  dont 
l'auteur  fait  le  lot  du  xix*"  siècle.  Pourquoi  .M.  de  Stendhal  ajoute-t-Q 
à  tous  ces  élémens  de  malheur  l'idée  du  devoir  qui ,  lorsqu'elle  e^ 
librement  acceptée,  ne  peut  être  qu'un  élément  de  bonheur,  s'D  est 
vrai,  surtout  comme  il  l'affirme  lui-même,  qu'il  n'y  a  dans  la  volonté 
rien  d'autre  que  le  plaisir  du  moment?  Cette  idée  du  devoir,  donnée^ 
nous  le  savons,  comme  contraste  à  l'idée  de  l'utile,  avait  déjà  bien 
assez  embrouillé  son  premier  roman ,  où  l'on  voit  le  héros  principal 
se  rendre  malheureux  à  plaisir,  en  allant  se  chercher  des  devoirs  dans 
les  visions  les  plus  fantasques,  et  violer  en  même  temps  les  plus 
simples  devoirs  d'humanité.  L'idée  du  devoir  est -elle  donc  d'ail- 
leurs si  inhérente  aux  mœurs  de  notre  époque?  Il  nous  semble  que 
non;  et  si  l'auteur  n'a  voulu  que  présenter  une  idée  négative  de 
ridée  de  plaisir,  ne  pouvait-il  pas  mieux  rencontrer?  A  défaut  du 
plaisir,  ce  n'est  point  le  devoir  qui  meut  les  générations  nouvelles  : 
c'est  l'intérêt,  c'est  futiley  et  cela  était  vrai  en  1827  et  en  1880  au 
moins  autant  qu'aujourd'hui.  Quelles  sont  d'ailleurs  les  circonstances 
dans  lesquelles  M.  de  Stendhal  meta  l'œuvre  cette  idée  de  devoir? 
Julien  Sorel,  pour  en  citer  un  exemple,  nouvellement  établi  dans  la 
maison  de  M.  de  Raynal,  s'impose,  un  certain  jour,  comme  devoir, 
d'avoir  baisé,  lorsque  dix  heures  du  soir  sonneront,  la  main  de  M"®  de 
Raynal,  sinon  il  se  brûlera  la  cervelle.  Ici,  nous  devons  l'avouer,  Tau- 
teur  et  nous  ne  parlons  plus  une  langue  commune,  et  nous  ne  pou- 
vons comprendre  celle  qu'il  parle.  A  qui  fera-t-on  admettre  et  com- 
prendre cette  confusion  qu'il  admet  et  qu'il  comprend  sans  doute 
entre  le  devoir  et  l'obligation  que  s'impose  un  drôle  vaniteux  de  violer 
les  lois  de  l'hospitalité,  les  lois  de  la  reconnaissance,  et  les  devoirs  les 
plus  sacrés?  tout  cela  pour  le  plaisir  de  se  brûler  la  cervelle  s'il  man- 


29S  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

que  d*audace,  car  il  n*a  pas  môme  Taraour  pour  excuse;  Tamour  ne 
spécule  pas  ainsi.  Si  M.  de  Stendhal  n'a  voulu  que  représenter  dans 
cet  exemple  la  vanité  française,  il  Ta  outrée  monstrueusement  et  au 
point  de  la  rendre  aussi  inadmissible  qu'inintelligible.  La  vanité  peut 
pousser  un  homme  au  suicide,  mais  seulement  pour  les  humiliations 
qui  ont  des  témoins,  et  non  pour  une  simple  reculade  de  la  con- 
science. Ce  dernier  fait  n'est  justiciable  que  de  l'orgueil ,  qui  seul  le 
connaît,  et  l'orgueil  ne  s'impose  point  d'aussi  ridicules  devoirs.  Ce 
qu'une  ame  haute  commence  par  respecter,  c'est  elle-même.  Le  ca- 
ractère de  Julien  Sorel  est  donc  faux,  contradictoire,  impossible, 
incompréhensible  en  certaines  parties.  Nous  ne  reconnaissons  point, 
dans  cette  morose  création  du  romancier,  la  vanité  de  ce  Français 
sanguin,  jovial,  insouciant,  présomptueux,  que  le  physiologiste  a 
plus  d'une  fois  dépeint.  Sans  doute  M.  de  Stendhal  a  réussi  à  figurer 
un  personnage  on  ne  peut  plus  malheureux;  mais  comment,  sauf 
beaucoup  de  détails  parfaits  d'observation  et  de  justesse,  a-t-il  pu 
voir  dans  le  dessin  général  de  cette  figure  l'image  et  la  personnifica- 
tion de  la  jeunesse  française?  Cette  jeunesse  savante,  pédante,  am- 
bitieuse, dégoûtée,  il  n'était  point  fait  pour  la  comprendre.  De  son 
temps,  on  était  tout  autre  chose. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  Rouge  et  le  Noir  a  été  lu,  et  nous  serions 
presque  tenté  d'en  conclure  qu'il  n'a  pas  été  compris,  car  le  patrio- 
tisme d'antichambre^  pour  parler  comme  M.  de  Stendhal  après  Tur- 
got,  ne  lui  eût  point  pardonné.  Ce  livre  s'est  sauvé  par  le  charme  et 
la  nouveauté  des  détails,  qui  ont  masqué  l'idée  fondamentale  par  la 
transpiration  des  opinions  politiques  de  l'auteur,  par  l'odieux  jeté 
sur  quelques  figures  de  prêtres,  enfin  par  la  beauté  réelle  des  deux 
caractères  de  femmes,  beauté  touchante  chez  l'une,  énergique  et 
fière  chez  l'autre.  Sur  ce  propos,  il  est  à  remarquer  que  les  femmes, 
dans  les  romans  de  M.  de  Stendhal,  ont  toujours  un  rôle  plus  beau 
que  les  hommes,  même  quand  les  hommes  ont  un  beau  rôle,  ce  qui 
tournerait  à  la  gloire  de  celles  qu'il  a  aimées.  Malgré  tout,  il  s'est 
rencontré  dans  ce  roman  assez  de  bonnes  choses  pour  que  des  écri- 
vains qui  ont  trouvé  du  plaisir  à  ravaler  M.  de  Stendhal  après  sa  mort 
aient  trouvé  de  l'avantage  à  le  piller  de  son  vivant.  L'éducation  fas- 
hionable  que  reçoit  Julien  Sorel,  devenu  secrétaire  de  M.  de  La  Mole 
et  diplomate,  a  été  copiée  depuis  pour  l'éducation  du  héros  d'un 
autre  roman  aussi  connu  que  le  Rouge  et  le  Noir. 

Dans  cet  ouvrage,  M.  de  Stendhal  a  voulu  montrer  comment,  par 
la  vanité,  les  Français  savent  se  rendre  .malheureux;  dans  la  Char- 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    293 

treitse  de  Parme,  il  a  essayé  de  montrer  comment,  par  la  passion ^ 
un  peuple  qui  n'a  point  de  vanité  sait  se  rendre  grand,  sinon  heu- 
reux. Quel  cœur  est  plus  déchiré  que  celui  de  Fabrice?  Au  moins 
Tœil  se  repose  ici  sur  de  beaux  caractères.  Ce  roman,  qui  mar- 
que Fapogée  du  talent  de  M.  de  Stendhal,' témoigne  aussi  de  Tap- 
titude  qu'il  avait  à  se  perfectionner  encore,  le  solstice  de  la  vie 
déjà  passé.  Mais  probablement,  après  la  Chartreuse  d£ Parme,  Fau- 
teur, conune  romancier,  n'eût  fait  que  déchoir.  C'était  là,  en  effet, 
le  couronnement  logique  de  toute  sa  vie  et  de  toutes  ses  pensées, 
le  livre  spécial  pour  lequel  il  semblait  être  né  à  la  vie  d'écrivain, 
le  fruit  mûr  et  doré  promis  par  tous  ses  ouvrages  antérieurs,  qui  n'en 
ont  été  que  la  floraison  dans  ses  phases  successives.  Ju$qu'ici, 
M.  de  Stendhal  n'a  fait  que  chercher  son  idéal,  ou  l'expliquer,  soit 
par  des  idées  positives,  soit  par  des  contrastes  et  de  la  critique.  Il  en 
a  analysé  tous  les  élémens,  il  en  a  montré  les  faces  diverses,  et 
comme  rassemblé  une  à  une  les  parties.  Cette  fois,  l'idéal  a  un  corps, 
il  marché,  il  est  animé  du  souffle  de  vie.  La  voilà,  cette  vie,  telle 
que  M.  de  Stendhal  l'a  conçue ,  avec  de  grandes  âmes  qui  ont  Une 
sensibilité  profonde  et  une  logique  droite.  Pour  qui  a  lu  les  vingt 
volumes  qui  ont  précédé  ceux-ci,  la  Chartreuse  de  Parme  n'est  que 
le  résumé  en  action  de  toutes  les  idées  et  de  toutes  les  théories  qu'il 
a  rencontrées  antérieurement  à  l'état  de  formules  analytiques.  Nous 
dirons  même  que  ce  passage  d'un  état  à  l'autre  se  fait  trop  sentir. 
Nous  avons  déjà  remarqué  comme  M.  de  Stendhal  aime  les  incidens 
et  les  petits  faits  minutieux  pour  peindre  ses  idées;  il  les  aime  non- 
seulement  par  instinct,  mais  par  système,  car  il  dit  quelque  part: 
(1  Les  La  Harpe  auraient  bien  de  la  peine  à  nous  empêcher  de  croire 
que,  pour  peindre  un  caractère  qui  plaise  pendant  plusieurs  siècles, 
il  faut  qu'il  y  ait  -beaucoup  d'incidens  qui  peignent  le  caractère  et 
beaucoup  de  naturel  dans  la  manière  d'exposer  ces  incidens.  »  Or, 
comme  il  a  amassé  beaucoup  d'observations  résumées  dans  sa  tête 
en  aphorismes,  et  qu'il  lui  faut  amener  un  incident  pour  reproduire 
dans  un  personnage  chacun  des  aphorismes  dont  l'ensemble  se  rap- 
porte au  caractère  qtfil  lui  a  prêté,  il  semble  que  ces  caractères 
n'aient  pas  été  conçus  d'un  jet,  mais  formés  de  petites  pièces  rap- 
portées. C'est  de  la  mosaïque,  et  non  de  la  peinture. 

Je  me  figure  M.  de  Stendhal  travaillant  à  peu  près  comme  un 
homme  qui  ouvrirait  La  Rochefoucauld,  je  suppose,  et  qui  se  dirait  : 
A  l'aide  de  pensées  extraites  de  ce  livre  qui  peint  les  hommes,  je 
vais  reconstruire  un  héros  que  je  ferai  agir.  J'inventerai  un  incident 


39S  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

pour  chacune  des  maximes  que  faurai  choisies,  et  j*aurai  un  roman. 
Ce  procédé  est  très  sensible,  noHS  îe  répétons,  dans  le  Rouge  et  le 
Noir,  et  il  se  montre  encore  dans  la  Chartreusey  mais  peut-être  est-il 
plus  sens3)le  pour  nous  qjie  pour  les  lecteurs  moins  familiarisés  avec 
les  idées  préexistantes  dans  Tesprit  de  Tauteur.  Quoi  qu'il  en  soit, 
dussions-nous,  être  appelé  un  La  Harpe,  nous  croyons  que  les  ou- 
vrages durables  sont  ceux  où  la  vie  prend  du  relief  dans  les  images 
les  plus  nettes  et  les  plus  fortes,  et  par  conséquent  se  condense  dans 
quelques  traits  simples  et  faciles  à  saisir  comme  à  retenir.  Nous  le 
croyons  par  raison,  à  priori;  nous^e  croyons  par  expérience.  Le 
héros  épique  dont  la  figure  colossale  s*est  le  plus  profondément 
empreinte  dans  le  souvenir  et  l'imagination  des  âges  est  un  person- 
nage qui  ne  fait  que  pousser  un  cri  et  tuer  un  homme;  mais  ce  cri 
dessine  mieux  son  ame  et  sa  puissance  que  ne  le  feraient  cent  ba- 
tailles, et  cet  homme  qui!  tue  est  Hector.  Combien  sont  petits,  à 
côté  d' Achille,  tous  ces  autres  chefs  dont  le  courage  et  la  force  se 
montrent  chaque  jour  sous  une  nouvelle  face,  dans  une  nouvelle 
épreuve  I  Qui  a  jretenu  les  mille  combats  d'Ajax  ou  de  Diomède?  qui 
a  oublié  le  cri  d'Achille  et  le  combat  où  périt  Hector?  La  multiplicité 
des  incidens  n*est  donc  point  nécessaire  pour  rendre  une  concep- 
tion, si  peu  ordinaire  qu'elle  soit;  nous  dirons  même  que,  plus  elle 
sera  forte  et  durable,  plus  elle  sera  simple.  Lorsqu'un  trait  est  bien 
choisi,  lorsqu'il  est  un  trait  de  génie,  il  suffit,  et  lorsqu'un  seul  suffit, 
pourquoi  en  ajouter  plusieurs?  On  n'est  donc  conduit  à  inventer  beau- 
coup que  parce  que  Ton  ne  sait  pas  trouver  ou  choisir»  On  se  rabat 
sur  la  monnaie  de  M.  de  Turenne;  mais  la  multiplicité  des  détails, 
si  elle  n'atteste  pas  toujours  l'indigence  du  génie,  atteste  au  moins 
son  désordre. 

Ce  roman  a  été  Fobjet  d'éloges  auprès  desquels  pâlirait  tout  le  bien 
que  nous  en  pourrions  dire;  il  s'est  vu  aussi  dénigré  assez  récem- 
ment encore,  sans  esprit  de  justice.  On  a  été  jusqu'à  reprocher  à  l'au- 
teur la  manière  dont  il  défigure  et  rap.etisse  la  bataille  de  Waterloo. 
Heureusement  M.  Beyle  avait  du  bon  sens.  Qui  ne  voit  qu'il  ne  cède 
point  à  la  tentation  de  décrire  cette  bataille  et  de  faire  un  brillant 
hors  d'oeuvre,  mais  qu'il  décrit  tout  simplement  les  impressions  de 
son  héros  mis  aux  prises  avec  le  danger,  en  ne  montrant  de  ce  danger 
que  ce  que  le  personnage  en  peut  voir  lui-même?  Ce  tableau  d'une 
bataille  et  d'une  déroute  vues  de  près,  et  non  à  vol  d'oiseau  ou  de 
bulletin,  nous  paraît  au  contraire  d'une  énergie  admirable  en  même 
temps  que  d'une  vérité  aussi  neuve  que  frappante.  Qu'eût-on  prè- 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    295 

féré?  Sans  doute,  une  belle  bataille  avec  de  longues  lignes  de  troupes 
bien  rangées  et  un  bel  empereur  au  milieu,  conune  dans  ces  enlu- 
minures qui  servent  de  tapisserie  aux  cafés  militaires  de  la  province. 
Mais  qui  eût  aperçu  Fabrice,  le  héros  de  Faction  et  non  de  la  bataille» 
au  milieu  de  ces  cent  mille  honmies  qui  jouent  leur  vie  et  à  côté  de 
cet  empereur  qui  joue  son  empire?  M.  Beyle  a  caché  tout  cela  pour 
ne  laisser  voir  que  des  généraux  qui  passent  au  galop,  des  boulets 
qui  font  jaillir  la  boue,  des  cantinières,  des  blessés,  des  traînards, 
qui  volent  des  chevaux ,  toutes  les  brutalités ,  toutes  les  petites  mi- 
sères de  la  grande  gloire  des  batailles.  lia  laissé  l'histoire  pour  rester 
dans  son  sujet,  au  lieu  de  quitter  son  sujet  pour  se  jeter  dans  This- 
toire.  Il  a  donné  une  nouvelle  preuve  de  cette  précision  d'intelli- 
gence, de  cette  netteté  d'esprit  que  nous  avons  si  souvent  rencon- 
trées chez  lui.  Nous  lui  reprocherions  plutôt  d'avoir  ppussé  jusqu'à  la 
niaiserie  la  simplicité  de  Fabrice,  qui  se  demande  encore,  six  mois 
après,  s'il  a  assisté  à  une  vraie  bataille.  Nous  savons  bien  que  l'auteur 
veut  dire  :  Ce  n'est  point  là  la  vanité  française;  niais  il  le  dit  si  long- 
temps, que  l'invraisemblance  du  moyen  £ait  évanouir  le  sel  de  l'in- 
tention. 

Le  Rauge  et  le  Noir  et  la  Chartreuse  de  Parme  sont  les  deux  ro- 
mans que  devait  écrire  M.  de  Stendhal.  l\i  se  font  suite,  ils  se  com- 
plètent, ils  résument  toutes  ses  idées,-  l'un  par  le  côté  critique» 
l'autre  par  le  côté  idéal.  C'est  le  monde  qu'il  a  conçu,  appuyé  sur  ses 
deux  pôles.  Après  ces  deux  romans,  il  n'eût  pu  en  écrire  un  tfx)i- 
sième,  au  moins  sur  le  même  plan  philosophique  q«e  les  premiers. 
Ses  voyages  en  Italie  et  son  voyage  en  France  résument,  avec  la 
même  disposition  symétrique,  les  mêmes  idées  à  un  état  différent. 
Ses  autres  ouvrages  n'en  sont  que  l'application  à  divers  objets  de  la 
connaissance  ou  de  la  sensibilité  humaine.  Ainsi  il  a  pu  montrer 
toutes  les  faces  de  sa  pensée,  et  la  mort  est  venue  le  surprendre  au 
moment  où  il  n'avait  plus  rien  à  dire. 

!Nous  en  avons  fini  avec  ses  livres;  sauf  une  histoire  de  Napoléon, 
en  dix  volumes,  qu'il  laisse,  dit-on,  manuscrite,  il  ne  reste  plus 
que  quelques  articles  de  revties  françaises  ou  anglaises,  une  bro- 
chure contre  le  saint-simonisme  <le  1825,  intitulée  :  D'un  nouveau 
complot  contre  les  Industriels^  quelques  nouvelles,  les  unes  plus  éten- 
dues, comme  VAbhesse  de  Castro  et  les  €encij  insërées  dâjos  <;ett6 
Bévue  j  et  empruntées  toutes  les  deux  à  des  manuscrits  italiens;  les 
autres,  de  moindre  importance,  comme  ie  Ceffre  et  leJRevenmnt\  le 
PkUire^  etc.  Nous  n'avons  à  y  signaler  que  les  qualités  orcUnaires  et 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déjà  connpes  de  l'auteur;  mais  nous  dirons  un  mot  encore  sur  une 
brochure  que  nous  avons  citée  déjà  plusieurs  fois,  Racine  et  Shak- 
speare.  Cette  brochure  contient  probablement  les  mêmes  choses  qu'un 
ouvrage  italien  de  M.  Beyle,  Del  Bomanticismo  nelle  arti,  în-8",  Fi- 
renze,  1819,  sur  lequel  nous  regrettons  de  n'avoir  d'autre  renseigne- 
ment que  ce  titre  inscrit  en  tête  de  l'opuscule  français  que  nous 
avons  entre  les  mains.  Tout  le  romantisme  de  M.  de  Stendhal  peut 
être  ramené  à  cette  proposition  qui  en  fixerait  aussi  le  point  de  dé- 
part :  les  hommes  qui  ont  vu  la  retraite  de  Moscou  ne  peuvent  pas  avoir 
goût  aux  mêmes  choses  que  les  aimables  gentilshommes  de  Fontenoy, 
qui,  chapeau  bas,  disaient  aux  Anglais  :  Messieurs,  tirez  les  premiers. 
Le  romanticisme,  pour  lui,  est  l'art  de  présenter  aux  peuples  les 
œuvres  littéraires  qui,  dans  l'état  actuel  de  leurs  habitudes  et  de  leurs 
croyances,  sont  susceptibles  de  leur  donner  le  plus  de  plaisir  possible. 
Le  dassicisme y  dM  contraire,  leur  présente  la  littérature  qui  donnait 
le  plus  grand  plaisir  possible  à  leurs  arrière-grands-përes.  Racine  a 
été  romantique  dans  son  temps,  comme  Shakspeare  dans  le  sien,  et 
nous  ne  devons  pas  plus  imiter  l'un  que  l'autre.  Seulement,  iupar 
hasard,  et  uniquement  parce  que  nos  circonstances  sont  les  mêmes 
que  celles  de  l'Angleterre  en  1590,  la  nouvelle  tragédie  française  res- 
semblerait  beaucoup  à  celle  de  Shakspeare.  n  Voilà  dans  quels  termes 
de  bon  sens  et  dans  quelles  limites  bien  dépassées  depuis  M.  Beyle 
établissait  sa  thèse  en  1823. 

Dès-lors,  au  reste ,  il  se  séparait,  en  les  répudiant  formellement, 
des  hommes  qui  soutenaient  à  côté  de  lui  le  drapeau  romantique. 
Quant  aux  moyens  qu'il  demandait  pour  réaliser  cet  art  dramatique 
le  mieux  approprié  à  nos  mœurs  et  à  nos  croyances,  ils  se  bornent  à 
ceci  :  la  suppression  du  vers  et  la  suppression  des  deux  unités  de 
temps  et  de  lieu.  «Notre  tragédie  n'est,  dit-il,  qu'une  suite  d'odes 
entremêlées  de  narrations  épiques;...  la  tirade  est  peut-être  ce  qu'il 
y  a  de  plus  anti-romantique  dans  le  système  de  Racine;  et,  s'il  fallait 
absolument  choisir,  j'aimerais  encore  mieux  voir  conserver  les  deux 
unités  que  la  tirade.  »  L'esprit  français  de  M.  de  Stendhal  n'a  jamais 
pu  s'acconunoder  beaucoup  du  vers  français;  il  verrait  probablement 
sans  regret  notre  langue  se  réduire  à  la  prose,  et  laisser  à  d'autres 
langues  plus  richement  douées  la  gloire  de  la  poésie.  Il  n'ose  aller 
cependant  jusqu'à  proscrire  formellement  l'ode ,  l'épopée,  ni  surtout 
l'épître  familière  et  la  satire;  mais,  rencontrant  le  vers  sur  un  terrain 
qui  ne  lui  appartient  pas  nécessairement,  il  lâche  la  bride  à  une  im- 
patience trop  contenue,  et  engage  un  combat  à  outrance.  Malgré 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.         297 

celte  antipathie  déclarée,  ce  n'est  pas  à  lui  que  pourrait  s'appliquer 
un  mot  de  mépris  que  contient  cette  strophe  d'un  poète  contem- 
porain : 

J'aime  surtout  les  vers ,  cette  langue  immortelle  ; 
C'est  peut-être  un  blasphème ,  et  je  le  dis  tout  bas, 
Mais  je  Taime  à  la  rage;  elle  a  cela  pour  elle 
Que  les  sots  d'aucun  temps  n'en  ont  pu  faire  cas. 
Qu'elle  nous  vient  de  Dieu ,  qu'elle  est  limpide  et  belle , 
Que  le  monde  l'entend  et  ne  la  parle  pas. 

Jamais  en  effet,  avec  plus  de  sens,  de  raison  et  de  mesure,  M.  de 
Stendhal  n'a  eu  plus  de  légèreté,  d'acuité,  de  malice,  d'esprit,  dans 
toute  la  force  du  mot,  que  dans  ces  deux  brochures,  l'une  de  1823, 
l'autre  de  1825,  où  il  attaque  l'alexandrin  tragique.  Et  à  vrai  dire,  en 
lisant  M.  de  Stendhal,  il  m'est  venu  souvent  une  pensée  dont  je  com- 
mence par  demander  pardon,  c'est  que  sept  ou  huit  de  nos  écrivains, 
réputés  par  excellence  hommes  d'esprit,  et  comme  tels  en  posses- 
sion de  la  plus  grande  faveur  et  du  succès  le  plus  déclaré,  pleins 
d'agrément  d'ailleurs,  et  justifiant  par  là  leur  bonne  fortune,  ne 
sont  point  réellement  des  hommes  d'esprit,  mais  tout  simplement 
des  hommes  d'imagination.  Ils  arrivent  à  l'effet  en  outrant  certains 
aspects  des  choses,  en  brisant  certaines  proportions,  certains  rap- 
ports, et  en  présentant  ainsi  tout  à  coup  les  objets  sous  une  image 
neuve  et  inaccoutumée;  ils  isolent  ce  qui  veut  être  uni,  il  rapprochent 
dans  un  contraste  deux  termes  peu  destinés  à  se  faire  contraste,  et 
le  plaisir  de  la  surprise  en  jaillit.  Mais  c'est  l'imagination  qui  crée 
cette  fantasmagorie.  J'appelle  esprit  une  dose  indéfinie  de  bon  sens 
et  d'observation,  assaisonnée  d'une  dose  égale  de  logique  som- 
entendue.  Avoir  de  l'esprit,  c'est  arriver  tout  droit  et  brusquement 
au  résultat  final  et  jusque-là  inaperçu,  quoique  juste,  d'une  combi- 
naison d'idées.  J'ai  grand'peur  qu'il  ne  reste  plus  un  homme  d'esprit, 
dans  le  sens  pur  de  la  tradition  française ,  parmi  nos  écrivains  de 
profession.  M.  de  Stendhal  a  été  tout-à-fait  un  homme  d'esprit,  mal- 
gré qu'il  en  ait ,  et  bien  dans  le  prolongement  de  la  grande  lignée 
française. 

Cette  question  du  romantisme,  dont  il  s*est  emparé  en  mattre  dans 
Racine  et  Shakspeare,  a  été  aussi  traitée  par  lui  dans  l'ancien  Globe 
en  quelques  articles  sur  les  unités.  Parmi  les  hommes  distingués  dont 
il  est  devenu  le  collaborateur,  il  s'en  trouvait  un  qui  a  été  en  quel- 


298  BEVUE  DES  DEUIL  MONDES. 

que  sorte  son  disciple,  et  qui  depuis,  voué  à  la  politique,  a  acquis  à 
son  nom,  comme  député,  une  importance  parlementaire,  et,  comme 
écrivain ,  doni^é  à  ses  interventions  dans  la  polémique  un  certain 
caractère  de  solennité.  Un  autre  écrivain,  resté  fidèle  à  des  travaux 
plus  paisibles,  talent  remarquable  par  la  fermeté,  parle  goût  dans 
rinnovation ,  par  la  sobriété  dans  Timagination ,  par  le  calme  dans  la 
force,  et  enfin  par  une  puissance  d'ascension  continue  vers  un  terme 
de  perfection  de  plus  en  plus  élevé,  a  subi  aussi  les  influences  de 
M.  Beyle  au  point  de  s'en  faire  à  lui-môme  une  sorte  de  tyrannie.  Il 
avait,  pour  ainsi  dire,  installé  son  maître  et  son  ami,  non  seulement 
dans  son  cabinet,  mais  encore  dans  son  imagination,  et  là  il  le  faisait, 
en  esprit,  juge  de  toutes  ses  pensées  et  de  l'expression  qu'il  leur 
dounait.  Qu'en  .dirait  Beyle?  telle  était  la  question  qu'il  se  posait  à 
chaque  ligne  qu'il  allait  écrire.  Qu'en  dirait  Beyle,  répéterons-nous 
aussi,  si  ce  n'est  qu'elles  sont  trop  rares? 

Voilà  dans  quelle  classe  d'esprits  M.  Beyle  a  su  rencontrer  un  peu 
plus  que  son  lecteur  unique,  beaucoup  plus  même  que  de  simples  lec- 
teurs; et  sur  ces  esprits,  où  l'on  peut  reconnaître  l'empreinte  de  l'ac- 
tion qu'il  a  exercée,  on  peut  aussi  juger  le  sien  mieux  encore  peut- 
être  que  sur  ses  ouvrages,  gâtés  par  lui  systématiquement  et  à  plaisir. 
Nous  avons  dit  pourquoi,  avec  beaucoup  de  qualités  éminentes,  dont 
la  première  est  la  clarté,  il  n'était  point  fait  pour  un  succès  populaire. 
Il  a  traduit  son  to  thehappyfew  par  :  les  gens  qui  eu  1817  ont  plus 
de  cent  louis  de  rente  et  moins  de  vingt  mille  francs.  Mais  même  dans 
cette  classe  qui  veut  du  loisir  occupé ,  pour  un  lecteur  qui  aura  le 
courage  de  mâcher  le  brou  amer  et  piquant  dont  il  a  enveloppé  la 
pulpe  substantielle  et  savoureuse  de  sa  pensée,  il  y  en  aura  vingt  qui 
le  rejetteront.  Que  si  nous  arrivons  jusqu'aux  penseurs  etaux  hommes 
d'étude,  ils  reconnaîtront  et  ils  aimeront  en  lui  une  force  réelle,  mais 
ib  lui  en  reprocheront  le  gaspillage;  ils  reconnaîtront  qu'il  a  beau- 
coup aimé  la  vérité,  mais  ils  lui  reprocheront  d'avoir  aussi  beaucoup 
aimé  son  plaisir  et  de  l'avoir  pris  pour  guide  même  dans  la  recherche 
de  la  vérité;  ils  lui  reprocheront  encore  d'avoir  souvent  fait  servir  celle- 
ci  plutôt  à  l'étonnement  qu'à  l'enseignement  de  ses  lecteurs;  ils  recon- 
naîtront qu'il  a  remué,  combiné,  lié  fort  bien  beaucoup  d'idées,  mais 
ils  lui  reprocheront  d'en  avcnr  laissé  beaucoup,  et  d'importantes,  en 
dehors  de  ses  spéculations.  £t  ses  qualités  même  d'observateur  pers- 
picace lui  seront  d'autant  plus  justement  imputées  à  crhne  qu'il  aura 
été  un  observateur  plus  incomplet. 


POETES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.         299 

L'indifférence  que  lui  ont  témoignée  toutes  les  catégories  de  lec- 
teurs n'a  donc  été  jusqu'à  un  certain  point  que  justice,  car,  ayant 
beaucoup  reçu  de  la  nature,  il  a  beaucoup  prorais,  et  n'a  donné  à  per- 
sonne ce  que  chacun  avait  le  droit  d'attendre.  Il  ne  nous  paraît  pas 
être  de  ceux  que  la  postérité  relève  du  jugement  des  contemporains; 
il  ne  vivra  probeblennent  fa&.  Cependint,  à  cause  des  vices  même 
qui  Tempécheront  de  vivre,  autant  que  pour  les  qualités  qui  devaient 
le  rendre  durable,  nous  comprendrons  très  bien  que  chacune  des  gé- 
nérations qui  se  succéderont  lui  apporte  en  contingent  son  lecteur 
uniqucy  quelque  esprit  curieux,  singulier,  enthousiaste,  qui  lui  sera 
non  seulement  un  lecteur,  non  seulement  un  admirateur,  mais  un 
amant  follement  épris ,  passionné,  jaloux.  Il  sera  aimé  pour  ce  qu'il 
y  a  de  vrai  dans  sa  nature  et  dans  son  intelligence,  et  pour  ce  qu'on 
y  devra  admirer;  il  sera  adoré  pour  ce  qu'il  y  a  mis  de  faux  et  pour 
ce  qu'on  aurait  à  lui  pardonner,  car  c'est  ainsi  que  va  l'amour.  Tout 
ce  que  peut  dire  aujourd'hui  de  M.  Beyle  un  juge  impartial,  c'est 
qu'il  a  été  moins  paradoxal  qu'on  ne  l'a  voulu  prétendre,  moins  vrai 
que  lui-môme  n'y  a  prétendu. 

Auguste  J^ussière. 


POÈMES  PHILOSOPHIQUES 


Noi. 


I. 


Solitudes  que  Dieu  fit  pour  le  Nouveau-Monde , 
Forêts ,  vierges  encor ,  dont  la  voûte  profonde 
A  d'éternelles  nuits  que  les  brûlans  soleils 
N'éclairent  qu'en  tremblant  par  deux  rayons  vermeils, 
(Car  le  couchant  peut  seul  et  seule  peut  Taurore 
Glisser  obliquement  aux  pieds  du  sycomore), 
Pour  qui,  dans  l'abandon,  soupirent  vos  cyT)rès? 
Pour  qui  sont  épaissis  ces  joncs  luisans  et  frais? 
Quels  pas  attendez-vous  pour  fouler  vos  prairies? 
De  quels  peuples  éteints  étiez-vous  les  patries? 
Les  pieds  de  vos  grands  pins,  si  jeunes  et  si  forts. 
Sont-ils  entrelacés  sur  la  tête  des  morts? 
Et  vos  gémissemens  sortent-ils  de  ces  urnes 


LÀ  SAUVAGE.  301 

Que  trouve  Tlndien  sous  ses  pas  taciturnes? 
Et  ces  bruits  du  désert ,  dans  la  plaine  entendus , 
Est-ce  un  soupir  dernier  des  royaumes  perdus? 
Votre  nuit  est  bien  sombre  et  le  vent  seul  murmure. 

—  Une  peur  inconnue  accable  la  nature. 

Les  oiseaux  sont  cachés  dans  le  creux  des  pins  noirs. 
Et  tous  les  animaux  ferment  leurs  reposoirs 
Sous  Técorce,  ou  la  mousse,  où  parmi  les  racines. 
Ou  dans  le  creux  profond  des  vieux  troncs  en  ruines. 

—  Uorage  sonne  au  loin ,  le  bois  va  se  courber. 
De  larges  gouttes  d*eau  commencent  à  tomber; 
Le  combat  se  prépare  et  l'immense  ravage 
Entre  la  nue  ardente  et  la  forêt  sauvage. 


n. 


Qui  donc  cherche  sa  route  en  ces  bois  ténébreux? 
Une  pauvre  Indienne  au  visage  fiévreux. 
Pâle  et  portant  au  sein  un  faible  enfant  qui  pleure; 
Sur  un  sapin  tombé,  pont  tremblant  qu'elle  effleure. 
Elle  passe,  et  sa  main  tient  sur  l'épaule  un  poids 
Qu'elle  baise;  autre  enfant  pendu  comme  un  carquois. 
Malgré  sa  volonté,  sa  jeunesse  et  sa  force. 
Elle  frissonne  encor  sous  la  pagne  d'écorce. 
Et  tient  sur  ses  deux  fils  la  laine  aux  plis  épais. 
Sa  tunique  et  sou  lit  dans  la  guerre  et  la  paix. 
—  Après  avoir  long-temps  examiné  les  herbes 
Et  la  trace  des  pieds  sur  leiu's  épaisses  gerbes 
Ou  sur  le  sable  fin  des  ruisseaux  abondans. 
Elle  s'arrête  et  cherche  avec  des  yeux  ardens 
Quel  chemin  a  suivi  dans  les  feuilles  froissées 
L'homme  de  la  Peau-Bouge  aux  guerres  insensées. 

TOME  I.  20 


1 

1 

•     I 


REVUE  M»  BBUX  MONDES. 

Comme  la  lice  ermite,  afbmée  et  chassant» 
Elle  flaire  Todeiir  du  saunage  passant 
Indien»  emienri^de sa  raee  Indleme, 
Et  de  qui  la  famille  a  massacré  la  sienne. 
Elle  écoute,  regarde  et  respire  à  la  foi» 
La  marche  des  Hûrons  sur  les  feuiiies  des  bois; 
Un  cri  lointain  reffiraie»  et  dans  la  forêt  verte 
Elle  s'enfonce  enfin'par  une  route- ouverte. 


Elle  sait  que  les  blancs-»  par  le  fer  et  le  feu» 
Ont  troué  ces  grands  bois  semés  des  mains  de  Dieu» 
Et»  promenant  an  loin  le  flamme  qui  calcine» 
Pour  labourer  la  terre  ont  brdlé  la  racine  » 
L'arbre  et  les  joncs  touffus  que  le  fleuve  arrosait. 
Ces  Anglais  qu*autrefois  sa  tribu  méprisait 
Sont  maîtres  sur  sa  terre»  et  TOsage  indocile 
Va  chercher  leur  foyer  pour  demander  asile. 


III. 


Elle  entreen  une' allée  où  d'abord  elle  voit 

La  barrière  d'Hft  parc.  —  Ui»  chemin  large  et  droit 

Conduit  à  la  maison^ de  f<f>nne britannique» 

Où  le  bois  est  donè  dans  les  angles  de  brique , 

Où  le  toit  invisible  entre  un  double  rempart 

S'enfonce  »  où  le  charbon  famé  de  toute  part  » 

Où  tout  est  dos  et  sain  »  où  vient  Manthe  et  luisante 

S'unir  à  l'ordre  froid  la  propreté  décente. 

Fermée  krennemi»  la  maison  s'ouvre  au  jour 

Légère  comme  un  kiosk»  forte  comme  une  tour. 

Le  chien  de  Terre-Neuve  y  hurie  près  des  portes» 


LA  SAmrAGB.  SOS 

Et  des  blonds  serviteurs  les  agiles  cohortes 

S*empressent  en  silence  aux  travaux  familiers, 

Et,  les  plateaux  en  main,  montent  les  escaliers. 

Deux  filles  de  six  ans  aux  lèvres  ingénues 

Attachaient  des  rubans  sur  leurs  épaules  nues , 

Mais  voyant  rindierine ,  elles  courent,  leur  main 

Rappelle  et  l'introduit  par  le  large  cbenain 

Dont  elles  ont  ouvert,  à  deux  mains,  la  barrière; 

Et  caressant  déjà  la  pâle  aventurière  : 

a  As-tu  de  beaux  colliers  d'Àzalëa  pour  nous? 

m  Ces  mocassins  muscpiés ,  si  jolis  et  si  doux , 

<(  Que  ma  mère  à  ses  pieds  ne  vent  d'autre  chaussure? 

a  Et  les  peaux  de  castor,  les  a-4-on  sans  monture? 

m  Vends-tu  le  lait  des  noix  et  la  Sagamité  (1)? 

(c  Le  pain  anglais  n*a  pas  tant  de  suavité. 

aCest  Noël,  aujourd'hui,  Noël  est  notre  fête, 

<c  A  nous,  enfans;  vois-tu?  la  Bible  est  déjà  prête; 

«  Devant  Torgue.ma  mère  et  nos  aœiffs  vont  s'asseoir, 

<t  Mon  frère  est  sur  la  porte  et  mon  père  au  parloir.  y> 


L'Indienne  aux  grands  yeux  leur  sourit  sans  répondre. 

Regarde  tristement  cette  maison  de  Londre 

Que  le  vent  malfaiteur  apporta  dans  ses  bois 

Au  lieu  d'y  balancer  le  hamac  d'autrefois. 

Mais  elle  entre  à  grands  pas ,  de  cet  air  calme  et  grave 

Près  duquel  tout  regard  est  un  regard  d'esclave. 


Le  parloir  est  ouvert,  un  pupitre  au  mHieu; 
Le  Père  y  lit  la  Bible  à  tous  les  gens  du  lieu. 
Sa  femme  et  ses  enfans  sont  debout  et  l'écoutent. 


(1)  Pâte  de  maïs. 

20. 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  d*audace,  car  il  n'a  pas  môme  Famour  pour  excuse;  Tamour  ne 
spécule  pas  ainsi.  Si  M.  de  Stendhal  n'a  voulu  que  représenter  dans 
cet  exemple  la  vanité  française,  il  Ta  outrée  monstrueusement  et  au 
point  de  la  rendre  aussi  inadmissible  qu'inintelligible.  La  vanité  peut 
pousser  un  homme  au  suicide,  mais  seulement  pour  les  humiliations 
qui  ont  des  témoins,  et  non  pour  une  simple  reculade  de  la  con- 
science. Ce  dernier  fait  n'est  justiciable  que  de  Torgueil ,  qui  seul  le 
connaît,  et  l'orgueil  ne  s'impose  point  d'aussi  ridicules  devoirs.  Ce 
qu'une  ame  haute  commence  par  respecter,  c'est  elle-même.  Le  ca- 
ractère de  Julien  Sorel  est  donc  faux,  contradictoire,  impossible, 
incompréhensible  en  certaines  parties.  Nous  ne  reconnaissons  point, 
dans  cette  morose  création  du  romancier,  la  vanité  de  ce  Français 
sanguin,  jovial,  insouciant,  présomptueux,  que  le  physiologiste  a 
plus  d'une  fois  dépeint.  Sans  doute  M.  de  Stendhal  a  réussi  à  figurer 
un  personnage  on  ne  peut  plus  malheureux;  mais  comment,  sauf 
beaucoup  de  détails  parfaits  d'observation  et  de  justesse,  a-t-il  pu 
voir  dans  le  dessin  général  de  cette  figure  l'image  et  la  personnifica- 
tion de  la  jeunesse  française?  Cette  jeunesse  savante,  pédante,  am- 
bitieuse, dégoûtée,  il  n'était  point  fait  pour  la  comprendre.  De  son 
temps,  on  était  tout  autre  chose. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  Rouge  et  le  Noir  a  été  lu,  et  nous  serions 
presque  tenté  d'en  conclure  qu'il  n'a  pas  été  compris,  car  le  patrio- 
tisme d'antichambre,  pour  parler  comme  M.  de  Stendhal  après  ïur- 
got,  ne  lui  eût  point  pardonné.  Ce  livre  s'est  sauvé  par  le  charme  et 
la  nouveauté  des  détails,  qui  ont  masqué  l'idée  fondamentale  par  la 
transpiration  des  opinions  politiques  de  l'auteur,  par  l'odieux  jeté 
sur  quelques  figures  de  prêtres,  enfin  par  la  beauté  réelle  des  deux 
caractères  de  femmes,  beauté  touchante  chez  l'une,  énergique  et 
fière  chez  l'autre.  Sur  ce  propos,  il  est  à  remarquer  qile  les  femmes, 
dans  les  romans  de  M.  de  Stendhal,  ont  toujours  un  rôle  plus  beau 
que  les  hommes,  môme  quand  les  hommes  ont  un  beau  rôle,  ce  qui 
tournerait  à  la  gloire  de  celles  qu'il  a  aimées.  Malgré  tout,  il  s'est 
rencontré  dans  ce  roman  assez  de  bonnes  choses  pour  que  des  écri- 
vains qui  ont  trouvé  du  plaisir  à  ravaler  M.  de  Stendhal  après  sa  mort 
aient  trouvé  de  l'avantage  à  le  piller  de  son  vivant.  L'éducation  fas- 
hionable  que  reçoit  Julien  Sorel,  devenu  secrétaire  de  M.  de  La  Mole 
et  diplomate,  a  été  copiée  depuis  pour  l'éducation  du  héros  d'un 
autre  roman  aussi  connu  que  le  Rouge  et  le  Noir. 

Dans  cet  ouvrage,  M.  de  Stendhal  a  voulu  montrer  comment,  par 
la  vanité,  les  Français  savent  se  rendre  .malheureux;  dans  la  Char- 


POETES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    293 

treuse  de  Parme  y  il  a  essayé  de  montrer  comment,  par  la  passion» 
un  peuple  qui  n'a  point  de  vanité  sait  se  rendre  grand,  sinon  heu- 
reux. Quel  cœur  est  plus  déchiré  que  celui  de  Fabrice?  Au  moins 
l'œil  se  repose  ici  sur  de  beaux  caractères.  Ce  roman,  qui  mar- 
que l'apogée  du  talent  de  M.  de  Stendhal /témoigne  aussi  de  l'ap- 
titude qu'il  avait  à  se  perfectionner  encore,  le  solstice  de  la  vie 
déjà  passé.  Mais  probablement,  après  la  Chartreuse  de Parmey  l'au- 
teur, comme  romancier,  n'eût  fait  que  déchoir.  C'était  là,  en  efiFet, 
le  couronnement  logique  de  toute  sa  vie  et  de  toutes  ses  pensées, 
le  livre  spécial  pour  lequel  il  semblait  être  né  à  la  vie  d'écrivain, 
le  fruit  mûr  et  doré  promis  par  tous  ses  ouvrages  antérieurs,  qui  n'en 
ont  été  que  la  floraison  dans  ses  phases  successives.  Jusqu'ici, 
M.  de  Stendhal  n'a  fait  que  chercher  son  idéal,  ou  l'expliquer,  soit 
par  des  idées  positives,  soit  par  des  contrastes  et  de  la  critique.  Il  en 
a  analysé  tous  les  élémens,  il  en  a  montré  les  faces  diverses,  et 
comme  rassemblé  une  à  une  les  parties.  Cette  fois,  l'idéal  a  un  corps, 
il  marche,  il  est  animé  du  souffle  de  vie.  La  voilà,  cette  vie,  telle 
que  M.  de  Stendhal  l'a  conçue ,  avec  de  grandes  âmes  qui  ont  line 
sensibilité  profonde  et  une  logique  droite.  Pour  qui  a  lu  les  vingt 
volumes  qui  ont  précédé  ceux-ci,  la  Chartreuse  de  Parme  n'est  que 
le  résumé  en  action  de  toutes  les  idées  et  de  toutes  les  théories  qu'il 
a  rencontrées  antérieurement  à  l'état  de  formules  analytiques.  Nous 
dirons  même  que  ce  passage  d'un  état  à  l'autre  se  fait  trop  sentir. 
Nous  avons  déjà  remarqué  comme  M.  de  Stendhal  aime  les  incidens 
et  les  petits  faits  minutieux  pour  peindre  ses  idées;  il  les  aime  non- 
seulement  par  instinct,  mais  par  système,  car  il  dit  quelque  part: 
(c  Les  La  Harpe  auraient  bien  de  la  peine  à  nous  empêcher  de  croire 
que,  pour  peindre  un  caractère  qui  plaise  pendant  plusieurs  siècles, 
il  faut  qu'il  y  ait  -beaucoup  d'incidens  qui  peignent  le  caractère  et 
beaucoup  de  naturel  dans  la  manière  d'exposer  ces  incidens.  »  Or, 
comme  il  a  amassé  beaucoup  d'observations  résumées  dans  sa  tête 
en  aphorismes,  et  qu'il  lui  faut  amener  un  incident  pour  reproduire 
dans  un  personnage  chacun  des  aphorismes  dont  l'ensemble  se  rap- 
porte au  caractère  qtfil  lui  a  prêté,  il  semble  que  ces  caractères 
n'aient  pas  été  conçus  d'un  jet,  mais  formés  de  petites  pièces  rap- 
portées. C'est  de  la  mosaïque,  et  non  de  la  peinture. 

Je  me  figure  M.  de  Stendhal  travaillant  à  peu  près  comme  un 
homme  qui  ouvrirait  La  Rochefoucauld,  je  suppose,  et  qui  se  dirait  : 
A  Taide  de  pensées  extraites  de  ce  livre  qui  peint  les  hommes,  je 
vais  reconstruire  un  héros  que  je  ferai  agir.  J'inventerai  un  incident 


5!SRE  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  chacune  des  maximes  que  j*aarai  choisies,  et  j*aurai  un  roman. 
Ce  procédé  est  très  sensible ,  noHS  le  répétons ,  dans  le  Rouge  et  le 
NoiTy  et  il  se  montre  encore  dans  la  Chartreuse,  mais  peut-être  est-il 
plus  sens3)le  pour  nous  que  pour  les  lecteurs  moins  familiarisés  avec 
les  idées  préexistantes  dans  Tesprit  de  Fauteur.  Quoi  qu'il  en  soit, 
dussions-nous,  être  appelé  un  La  Harpe,  nous  croyons  que  les  ou- 
vrages durables  sont  ceux  où  la  vie  prend  du  relief  dans  les  images 
les  plus  nettes  et  les  plus  fortes,  et  par  conséquent  se  condense  dans 
quelques  traits  simples  et  faciles  à  saisir  comme  à  retenir.  Nous  le 
croyons  par  raison,  à  priori;  nous -le  croyons  par  expérience.  Le 
héros  épique  dont  la  figure  colossale  s*est  le  plus  profondément 
empreinte  dans  le  souvenir  et  l'imagination  des  âges  est  un  person- 
nage qui  ne  fait  que  pousser  un  cri  et  tuer  un  homme;  mais  ce  cri 
dessine  mieux  son  ame  et  sa  puissance  que  ne  le  feraient  cent  ba- 
tailles, et  cet  homme  quTT  tue  est  Hector.  Combien  sont  petits,  à 
côté  d'Achille,  tous  ces  autres  chefs  dont  le  courage  et  la  force  se 
montrent  chaque  jour  sous  une  nouvelle  face,  dans  une  nouvelle 
épreuve  1  Qui  a  retenu  les  mille  combats  d'Ajax  ou  de  Diomède?  qui 
a  oublié  le  cri  d'Achille  et  le  combat  où  périt  Hector?  La  multiplicité 
des  incidens  n*est  donc  point  nécessaire  pour  rendre  une  concep- 
tion, si  peu  ordinaire  qu'elfe  soit;  nous  dirons  même  que,  plus  elle 
sera  forte  et  durable,  plus  elle  sera  simple.  Lorsqu'un  trait  est  bien 
choisi,  lorsqu'il  est  un  trait  de  génie,  il  suffit,  et  lorsqu'un  seul  suffit, 
pourquoi  en  ajouter  plusieurs?  On  n'est  donc  conduit  Hwvenfer  beau- 
coup que  parce  que  Ton  ne  sait  pas  trouver  ou  choisir.  On  se  rabat 
sur  la  monnaie  de  M.  de  Turenne;  mais  la  multiplicité  des  détails, 
si  elle  n'atteste  pas  toujours  l'indigence  du  génie,  atteste  au  moins 
son  désordre. 

Ce  roman  a  été  l'objet  d'éloges  auprès  desquels  pâlirait  tout  le  bien 
que  nous  en  pourrions  dire;  il  s'est  vu  aussi  dénigré  assez  récem- 
ment encore,  sans  esprit  de  justice.  On  a  été  jusqu'à  reprocher  à  l'au- 
teur la  manière  dont  il  défigure  et  rapetisse  la  bataille  de  Waterloo, 
Heureusement  M.  Beyle  avait  du  bon  sens.  Qui  ne  voit  qu'il  ne  cède 
point  à  la  tentation  de  décrire  cette  bataille  et  de  faire  un  brillant 
hors  d'oeuvre,  mais  qu'il  décrit  tout  simplement  les  impressions  de 
son  héros  mis  aux  prises  avec  le  danger^  en  ne  montrant  de  ce  danger 
que  ce  que  le  personnage  en  peut  voir  lui-même?  Ce  tableau  d'une 
bataille  et  d'une  déroute  vues  de  près,  et  non  à  vol  d'oiseau  ou  de 
bulletin,  nous  paraît  au  contraire  d'une  énergie  admirable  en  même 
temps  que  d'une  vérité  aussi  neuve  que  frappante.  Qu'eût-on  pré- 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    395 

féré?  Sans  doute,  une  belle  bataille  avec  de  longues  lignes  de  troupes 
bien  rangées  et  un  bel  empereur  au  milieu,  comme  dans  ces  enlu- 
minures qui  servent  de  tapisserie  aux  cafés  militaires  de  la  province. 
Mais  qui  eût  aperçu  Fabrice,  le  héros  deTaction  et  non  de  la  bataille» 
au  milieu  de  ces  cent  raille  hommes  qui  jouent  leur  vie  et  à  côté  de 
cet  empereur  qui  joue  son  empire?  M.  Beyle  a  caché  tout  cela  pour 
De  laisser  voir  que  des  généraux  qui  passent  au  galop,  des  boulets 
qui  font  jaillir  la  boue,  des  cantinières,  des  blessés,  des  traînards, 
qui  volent  des  chevaux ,  toutes  les  brutalités ,  toutes  les  petites  mi- 
sères de  la  grande  gloire  des  batailles.  lia  laissé  l'histoire  pour  rester 
d<ins  son  sujet,  au  lieu  de  quitter  son  sujet  pour  se  jeter  dans  This- 
toire.  Il  a  donné  une  nouvelle  preuve  de  cette  précision  d'intelli- 
gence, de  cette  netteté  d'esprit  que  nous  avons  si  souvent  rencon- 
trées chez  lui.  Nous  lui  reprocherions  plutôt  d'avoir  ppussé  jusqu'à  la 
niaiserie  la  simplicité  de  Fabrice,  qui  se  demande  encore,  six  mois 
après,  s'il  a  assisté  à  une  vraie  bataille.  Nous  savons  bien  que  l'auteur 
veut  dire  :  Ce  n'est  point  là  la  vanité  française;  mais  il  le  dit  si  long- 
temps, que  l'invraisemblance  du  moyen  fait  évanouir  le  sel  de  l'in- 
tention. 

Le  Range  et  le  Noir  et  la  Chartreuse  de  Parme  sont  les  deux  ro- 
mans que  devait  écrire  M.  de  Stendhal.  \\é  se  font  suite,  ils  se  com- 
plètent, ils  résument  toutes  ses  idées,-  l'un  par  le  côté  critique, 
l'autre  par  le  côté  idéal.  C'est  le  monde  qu'il  a  conçu,  appuyé  sur  ses 
deux  pôles.  Après  ces  deux  romans,  il  n'eût  pu  en  écrire  un  troi- 
sième, au  moins  sur  le  même  plan  philosophique  (pie  les  premiers. 
Ses  voyages  en  Italie  et  son  voyage  en  France  résument,  avec  la 
même  disposition  symétrique,  les  mêmes  idées  à  un  état  différent» 
Ses  autres  ouvrages  n'en  sont  que  l'application  à  divers  objets  de  la 
connaissance  ou  de  la  sensibilité  humaine.  Ainsi  il  a  pu  montrer 
toutes  les  faces  de  sa  pensée,  et  la  mort  est  venue  le  surprendre  au 
moment  où  il  n'avait  plus  rien  à  dire. 

Nous  en  avons  fini  avec  ses  livres;  sauf  une  histoire  de  Napoléon» 
en  dix  volumes,  qu'il  laisse,  dit-on,  manuscrite,  il  ne  reste  plus 
que  quelques  articles  de  revives  françaises  ou  anglaises,  une  bro- 
chure contre  le  saint-simonisme  4e  1825,  intitulée  :  D^un  nouvea» 
complot  contre  les  Inditstrielsy  quelques  nouvelles,  les  unes  plus  éten- 
dues, comme  VAbbes^  de  Castro  et  les  €fiuci,  insérées  iam  cette 
Revue  y  et  empruntées  toutes  les  deux  à  des  joanuscrits  ttaiiens;  les 
autres,  de  moindre  importance,  comme  U  Ceffre  et  k  Revenant  y  le 
PhiUre,  etc.  Nous  n'avons  à  y  sîgnalef  iiue  les  ^nudités  onfinaîr es  et 


2%  REVUE  DES  DEUX  HOXDES. 

déjà  connpes  de  Fauteur;  mais  nous  dirons  un  mot  encore  sur  une 
brochure  que  nous  avons  citée  déjà  plusieurs  fois,  Racine  et  Shak- 
speare.  Cette  brochure  contient  probablement  les  mêmes  choses  qu'un 
ouvrage  italien  de  M.  Beyle,  Del  Bomanticismo  nelle  arti,  in-8",  Fi- 
renze,  1819,  sur  lequel  nous  regrettons  de  n'avoir  d'autre  renseigne- 
ment que  ce  titre  inscrit  en  tête  de  l'opuscule  français  que  nous 
avons  entre  les  mains.  Tout  le  romantisme  de  M.  de  Stendhal  peut 
être  ramené  à  cette  proposition  qui  en  fixerait  aussi  le  point  de  dé- 
part :  les  hommes  qui  ont  vu  la  retraite  de  Moscou  ne  peuvent  pas  avoir 
goût  aux  mêmes  choses  que  les  aimables  gentilshommes  de  Fontenoy, 
qui,  chapeau  bas,  disaient  aux  Anglais  :  Messieurs,  tirez  les  premiers. 
Le  romanticismey  pour  lui,  est  l'art  de  présenter  aux  peuples  les 
œuvres  littéraires  qui,  dans  l'état  actuel  de  leurs  habitudes  et  de  leurs 
croyances,  sont  susceptibles  de  leur  donner  le  plus  de  plaisir  possible. 
Le  classicisme  y  an  contraire,  leur  présente  la  littérature  qui  donnait 
le  plus  grand  plaisir  possible  à  leurs  arrière-grands^përes.  Racine  a 
été  romantique  dans  son  temps,  comme  Shakspeare  dans  le  sien,  et 
nous  ne  devons  pas  plus  imiter  l'un  que  l'autre.  Seulement,  a  par 
hasardy  et  uniquement  parce  que  nos  circonstances  sont  les  mêmes 
que  celles  de  l'Angleterre  en  1590,  la  nouvelle  tragédie  française  res- 
semblerait beaucoup  à  celle  de  Shakspeare.  »  Voilà  dans  quels  termes 
de  bon  sens  et  dans  quelles  limites  bien  dépassées  depuis  M.  Beyle 
établissait  sa  thèse  en  1823. 

Dès-lors,  au  reste,  il  se  séparait,  en  les  répudiant  formellement, 
des  hommes  qui  soutenaient  à  côté  de  lui  le  drapeau  romantique. 
Quant  aux  moyens  qu'il  demandait  pour  réaliser  cet  art  dramatique 
le  mieux  approprié  à  nos  mœurs  et  à  nos  croyances,  ils  se  bornent  à 
ceci  :  la  suppression  du  vers  et  la  suppression  des  deux  unités  de 
temps  et  de  lieu.  «Notre  tragédie  n'est,  dit-il,  qu'une  suite  d'odes 
entremêlées  de  narrations  épiques;...  la  tirade  est  peut-être  ce  qu'il 
y  a  de  plus  anti-romantique  dans  le  système  de  Racine;  et,  s'il  fallait 
absolument  choisir,  j'aimerais  encore  mieux  voir  conserver  les  deux 
unités  que  la  tirade.  »  L'esprit  français  de  M.  de  Stendhal  n'a  jamais 
pu  s'accommoder  beaucoup  du  vers  français;  il  verrait  probablement 
sans  regret  notre  langue  se  réduire  à  la  prose,  et  laisser  à  d'autres 
langues  plus  richement  douées  la  gloire  de  la  poésie.  Il  n'ose  aller 
cependant  jusqu'à  proscrire  formellement  l'ode ,  l'épopée,  ni  surtout 
l'épître  familière  et  la  satire;  mais,  rencontrant  le  vers  sur  un  terrain 
qui  ne  lui  appartient  pas  nécessairement,  il  lâche  la  bride  à  une  im- 
patience trop  contenue,  et  engage  un  combat  à  outrance.  Malgré 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    S97 

cette  antipathie  déclarée,  ce  n*est  pas  à  lui  que  pourrait  s'appliquer 
un  mot  de  mépris  que  contient  cette  strophe  d*un  poète  contem- 
porain : 

J'aime  surtout  les  vers ,  cette  langue  immortelle  ; 
C*est  peut-être  un  blasphème ,  et  je  le  dis  tout  bas, 
Mais  je  Taime  à  la  rage;  elle  a  cela  pour  elle 
Que  les  sots  d'aucun  temps  n'en  ont  pu  faire  cas. 
Qu'elle  nous  vient  de  Dieu ,  qu'elle  est  limpide  et  belle , 
Que  le  monde  l'entend  et  ne  la  parle  pas. 

Jamais  en  effet,  avec  plus  de  sens,  de  raison  et  de  mesure,  M.  de 
Stendhal  n'a  eu  plus  de  légèreté,  d'acuité,  de  malice,  d'esprit,  dans 
toute  la  force  du  mot,  que  dans  ces  deux  brochures,  l'une  de  1823, 
l'autre  de  1825,  où  il  attaque  l'alexandrin  tragique.  Et  à  vrai  dire,  en 
lisant  M.  de  Stendhal,  il  m'est  venu  souvent  une  pensée  dont  je  com- 
mence par  demander  pardon,  c'est  que  sept  ou  huit  de  nos  écrivains, 
réputés  par  excellence  hommes  d'esprit,  et  comme  tels  en  posses- 
sion de  la  plus  grande  faveur  et  du  succès  le  plus  déclaré,  pleins 
d'agrément  d'ailleurs,  et  justifiant  par  là  leur  bonne  fortune,  ne 
sont  point  réellement  des  hommes  d'esprit,  mais  tout  simplement 
des  hommes  d'imagination.  Ils  arrivent  à  l'elfet  en  outrant  certains 
aspects  des  choses ,  en  brisant  certaines  proportions ,  certains  rap- 
ports, et  en  présentant  ainsi  tout  à  coup  les  objets  sous  une  image 
neuve  et  inaccoutumée;  ils  isolent  ce  qui  veut  être  uni,  il  rapprochent 
dans  un  contraste  deux  termes  peu  destinés  à  se  faire  contraste,  et 
le  plaisir  de  la  surprise  en  jaillit.  Mais  c'est  l'imagination  qui  crée 
cette  fantasmagorie.  J'appelle  esprit  une  dose  indéfinie  de  bon  sens 
et  d'observation,  assaisonnée  d'une  dose  égale  de  logique  5owj- 
entendue.  Avoir  de  l'esprit,  c'est  arriver  tout  droit  et  brusquement 
au  résultat  final  et  jusque-là  inaperçu,  quoique  juste,  d'une  combi- 
naison d'idées.  J'ai  grand'peur  qu'il  ne  reste  plus  un  homme  d'esprit, 
dans  le  sens  pur  de  la  tradition  française ,  parmi  nos  écrivains  de 
profession.  M.  de  Stendhal  a  été  tout-à-fait  un  honmfie  d'esprit,  mal- 
gré qu'il  en  ait,  et  bien  dans  le  prolongement  de  la  grande  lignée 
française. 

Cette  question  du  romantisme,  dont  il  s'est  emparé  en  maître  dans 
Racine  et  Shahspeare,  a  été  aussi  traitée  par  lui  dans  l'ancien  Globe 
en  quelques  articles  sur  les  unités.  Parmi  les  hommes  distingués  dont 
il  est  devenu  le  collaborateur,  il  s'en  trouvait  un  qui  a  été  en  quel- 


298  BEVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

que  sorte  son  disciple»  et  qui  depuis,  voué  à  la  politique,  a  acquis  à 
son  nom,  comme  député,  une  importance  parlementaire,  et,  conune 
écrivain ,  donijé  à  ses  interventions  dans  la  polémique  un  certain 
c>aractère  de  solennité.  Un  autre  écrivain,  resté  fidèle  à  des  travaux 
plus  paisibles,  talent  remarquable  par  la  fermeté ,  par  le  goût  dans 
l'innovation ,  par  la  sobriété  dans  imagination ,  par  le  calme  dans  la 
force,  et  enfin  par  une  puissance  d'ascension  continue  vers  un  terme 
de  perfection  de  plus  en  plus  élevé,  a  subi  aussi  les  influences  de 
M.  Beyle  au  point  de  s'en  faire  à  lui-môme  une  sorte  de  tyrannie.  Il 
avait,  pour  ainsi  dire,  installé  son  maître  et  son  ami,  non  seulement 
dans  son  cabinet,  mais  encore  dans  son  imagination,  et  là  il  le  faisait, 
en  esprit,  juge  de  toutes  ses  pensées  et  de  l'expression  qu'il  leur 
dounait.  Qu'en. dirait  Beyle?  telle  était  la  question  qu'il  se  posait  à 
chaque  ligne  qu'il  allait  écrire.  Qu'en  dirait  Beyle,  répéterons-nous 
aussi,  si  ce  n'est  qu'elles  sont  trop  rares? 

Voilà  dans  quelle  classe  d'esprits  M.  Beyle  a  su  rencontrer  un  peu 
plus  que  son  lecteur  unique,  beaucoup  plus  même  que  de  simples  lec- 
teurs; et  sur  ces  esprits,  où  l'on  peut  reconnaître  l'empreinte  de  l'ac- 
tion qu'il  a  exercée,  on  peut  aussi  juger  le  sien  mieux  encore  peut- 
être  que  sur  ses  ouvrages,  gâtés  par  lui  systématiquement  et  à  plaisir. 
Nous  avons  dit  pourquoi ,  avec  beaucoup  de  qualités  éminentes,  dont 
la  première  est  la  clarté,  il  n'était  point  fait  pour  un  succès  populaire. 
Il  a  traduit  son  to  the  happy  few  par  :  les  gens  qui  en  1817  ont  plus 
de  cent  louis  de  rente  et  moins  de  vingt  mille  francs.  Mais  même  dans 
cette  classe  qui  veut  du  loisir  occupé ,  pour  un  lecteur  qui  aura  le 
courage  de  mâcher  le  brou  amer  et  piquant  dont  il  a  enveloppé  la 
pulpe  substantielle  et  savoureuse  de  sa  pensée,  il  y  en  aura  vingt  qui 
le  rejetteront.  Que  si  nous  arrivons  jusqu'aux  penseurs  etaux  hommes 
d'étude,  ils  reconnaîtront  et  ils  aimeront  en  lui  une  force  réelle,  mais 
ils  lui  en  reprocheront  le  gaspillage;  ils  reconnaîtront  qu'il  a  beau- 
coup aimé  la  vérité,  mais  ils  lui  reprocheront  d'avoir  aussi  beaucoup 
aimé  son  plaisir  et  de  l'avoir  pris  pour  guide  même  dans  la  recherche 
de  la  vérité;  ils  lui  reprocheront  encore  d'avoir  souvent  fait  servir  celle- 
ci  plutôt  à  l'étonnement  qu'à  l'enseignement  de  ses  lecteurs;  ils  recon- 
naîtront qu'il  a  remué,  combiné,  lié  fort  bien  beaucoup  d'idées,  mais 
ils  lui  reprocheront  d'en  avoir  laissé  beaucoup,  et  d'importantes,  en 
dehors  de  ses  spéculations.  £t  ses  qualités  même  d'observateur  pers- 
picace lui  seront  d'autant  plus  justement  imputées  à  crime  qu'il  aura 
été  un  observateur  plus  incomplet. 


POETES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LÀ  FRANCE.    299 

L'indîfiFérence  que  lui  ont  témoignée  toutes  les  catégories  de  lec- 
teurs n*a  donc  été  jusqu'à  un  certain  point  que  justice,  car,  ayant 
beaucoup  reçu  de  la  nature,  il  a  beaucoup  promis,  et  n*a  donné  à  per- 
sonne ce  que  chacun  avait  le  droit  d'attendre.  Il  ne  nous  paraît  pas 
être  de  ceux  que  la  postérité  relève  du  jugement  des  contemporains; 
il  ne  vivra  probablemeot  fas.  Cependant,  à  cause  dés  vices  même 
qui  TempécheroTit  de  vivre,  autant  que  pour  les  qualités  qui  devaient 
le  rendre  durable,  nous  comprendrons  très  bien  que  chacune  des  gé- 
nérations qui  se  succéderont  lui  apporte  en  contingent  son  lecteur 
unique^  quelque  esprit  curieux,  singulier,  enthousiaste,  qui  lui  sera 
non  seulement  un  lecteur,  non  seulement  un  admirateur,  mais  un 
amant  follement  épris,  passionné,  jaloux.  11  sera  aimé  pour  ce  qu'il 
y  a  de  vrai  dans  sa  nature  et  dans  son  intelligence,  et  pour  ce  qu'on 
y  devra  admirer;  il  sera  adoré  pour  ce  qu'il  y  a  mis  de  faux  et  pour 
ce  qu'on  aurait  à  lui  pardonner,  car  c'est  ainsi  que  va  l'amour.  Tout 
ce  que  peut  dire  aujourd'hui  de  M.  Beyle  un  juge  impartial,  c'est 
qu'il  a  été  moins  paradoxal  qu'on  ne  Ta  voulu  prétendre,  moins  vrai 
que  lui-môme  n'y  a  prétendu. 

Auguste  Qussiére. 


POÈMES  PHILOSOPHIQUES 


Noi. 


I. 


Solitudes  que  Dieu  fit  pour  le  Nouveau-Monde , 
Forêts,  vierges  encor ,  dont  la  voûte  profonde 
A  d'éternelles  nuits  que  les  brûlans  soleils 
N'éclairent  qu'en  tremblant  par  deux  rayons  vermeils, 
(Car  le  couchant  peut  seul  et  seule  peut  Taurore 
Glisser  obliquement  aux  pieds  du  sycomore). 
Pour  qui,  dans  l'abandon,  soupirent  vos  cyprès? 
Pour  qui  sont  épaissis  ces  joncs  luisans  et  frais? 
Quels  pas  attendez-vous  pour  fouler  vos  prairies? 
De  quels  peuples  éteints  étiez- vous  les  patries? 
Les  pieds  de  vos  grands  pins ,  si  jeunes  et  si  forts , 
Sont-ils  entrelacés  sur  la  tête  des  morts? 
Et  vos  gëmissemens  sortent-ils  de  ces  urnes 


LÀ  SAUVAGB.  '301 

Que  trouve  rindien  sous  ses  pas  taciturnes? 
Et  ces  bruits  du  désert ,  dans  la  plaine  entendus. 
Est-ce  un  soupir  dernier  des  royaumes  perdus? 
Votre  nuit  est  bien  sombre  et  le  vent  seul  murmure. 

—  Une  peur  inconnue  accable  la  nature. 

Les  oiseaux  sont  cachés  dans  le  creux  des  pins  noirs. 
Et  tous  les  animaux  ferment  leurs  reposoirs 
Sous  Técorce,  ou  la  mousse,  où  parmi  les  racines. 
Ou  dans  le  creux  profond  des  vieux  troncs  en  ruines. 

—  L*orage  sonne  au  loin ,  le  bois  va  se  courber. 
De  larges  gouttes  d*eau  commencent  à  tomber; 
Le  combat  se  prépare  et  l'immense  ravage 
Entre  la  nue  ardente  et  la  forêt  sauvage. 


n. 


Qui  donc  cherche  sa  route  en  ces  bois  ténébreux? 
Une  pauvre  Indienne  au  visage  fiévreux , 
Pâle  et  portant  au  sein  un  faible  enfant  qui  pleure; 
Sur  un  sapin  tombé,  pont  tremblant  qu'elle  eCBeure, 
Elle  passe,  et  sa  main  tient  sur  l'épaule  un  poids 
Qu'elle  baise;  autre  enfant  pendu  comme  un  carquois. 
Malgré  sa  volonté,  sa  jeunesse  et  sa  force. 
Elle  frissonne  encor  sous  la  pagne  d'écorce. 
Et  tient  sur  ses  deux  fils  la  laine  aux  plis  épais. 
Sa  tunique  et  son  lit  dans  la  guerre  et  la  paix. 
—  Après  avoir  long-temps  examiné  les  herbes 
Et  la  trace  des  pieds  sur  leurs  épaisses  gerbes 
Ou  sur  le  sable  fin  des  ruisseaux  abondans. 
Elle  s'arrête  et  cherche  avec  des  yeux  ardens 
Quel  chemin  a  suivi  dans  les  feuilles  froissées 
L'homme  de  la  Peau-Rouge  aux  guerres  insensées. 

TOME  I.  20 


REVUE  Dtt  DBUX  MONDES. 

Comme  la  liœ  erFSote,  affiunëe  et  chassant , 
Elle  flaire  rôdeur  du  sauvage  passant 
Indien ,  ennemi  de  sa  race  Indieme, 
Et  de  qui  la  famille  a  massacré  la  sienne. 
Elle  écoute,  regarde  et  respire  à  la  feto> 
La  marche  des  Hùrons  sur  les  feuilles  des  bois; 
Un  cri  lointain  Teffraie,  et  dans  la  forêt  verte 
Elle  s*enfonce  enfin  par  une  route  ouverte. 


Elle  sait  cpie  les  blancs-,  par  le  fer  elle  fen> 
Ont  troué  ces  grands  bois  semés  des  mains  de  Dieu, 
Et,  promenant  au  loin  Ifrflamme  qui  calcine. 
Pour  labourer  la  terre  ont  brûlé  la  racine , 
L'arbre  et  les  joncs  touffus  que  le  fleuve  arrosait. 
Ces  Anglais  qu'autrefois  sa  tribu  méprisait 
Sont  maîtres  sur  sa  terre ,  et  TOsage  indocile 
Va  chercher  leur  foyer  pour  demander  asile. 


IIL 


Elle  entre  en  une  allée  où  d^abord  elle  voit 

La  barrière  d*nn  parc.  —  Vn  chemin  large  et  droit 

Conduit  à  la  maison  de  ferme  britannique , 

Où  le  bois  est  cloué  dans  les  angles  de  brique , 

Où  le  toit  invisible  entre  un  double  rempart 

S*enfonce ,  où  le  charbon  fume  de  toute  part , 

Où  tout  est  clos  et  sain ,  où  vient  blanche  et  luisante 

S*unir  à  Tordre  froid  la  propreté  décente. 

Fermée  à  Tennemi,  la  maison  s'ouvre  au  jour 

Légère  comme  un  kiosk,  forte  comme  une  tour. 

Le  chien  de  Terre-Neuve  y  hurle  près  des  portes. 


LA  SAUVAGE.  SOS 

Et  des  blonds  serviteurs  les  agiles  cohortes 

S*empressent  en  silence  auxtravanx  familiers. 

Et,  les  plateaux  en  main,  montent  les  escaliers. 

Deux  filles  de  six  ans  aux  lèvres  ingénues 

Attachaient  des  rubans  sur  leurs  épaules  nues , 

Mais  voyant  T Indienne,  elles  courent,  leur  main 

L'appelle  et  Tintroduit  par  le  large  chenûn 

Dont  elles  ont  ouvert ,  à  deux  mains ,  la  barrière; 

Et  caressant  déjà  la  pâle  aventurière  : 

<c  As-tu  de  beaux  colliers  d*Azaléa  pour  nous? 

(1  Ces  mocassins  musqués,  si  joUs  et  si  doux, 

<(  Que  ma  mère  à  ses  pieds  ne  vent  d'autre  chaussure? 

a  Et  les  peaux  de  castor,  les  a-t-on  sans  moreiure? 

«  Vends-tu  le  lait  des  noix  et  la  Sagamité  (1)? 

«  Le  pain  anglais  n*a  pas  tant  de  suavité. 

«Cest  No6l,  aujourd'hui,  Nofîl  est  notre  fête, 

(1 A  nous,  enfans;  vois-tu?  la  Bible  est  déjà  prête; 

«  Devant  Vorgue  ma  mère  et  nos  sœurs  vont  s'asseoir, 

<t  Mon  frère  est  sur  la  porte  et  mon  père  au  parloir,  n 


L'Indienne  aux  grands  yeux  leur  sourit  sans  répondre, 

Regarde  tristement  cette  maison  de  Londre 

Que  le  vent  malfaiteur  apporta  dans  ses  bois 

Au  lieu  d'y  balancer  le  hamac  d'auta^fois. 

Mais  elle  entre  à  grands  pas,  de  cet  air  calme  et  grave 

Près  duquel  tout  regard  est  un  regard  d'esclave. 


Le  parloir  est  ouvert,  un  pupitre  au  milieu; 
Le  Père  y  lit  la  Bible  à  tous  les  gens  du  lieu. 
Sa  femme  et  ses  enfans  sont  debout  et  l'écoutent, 


(1)  Pâte  de  maïs. 

20. 


3ÙÏ  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  des  chasseurs  de  daims,  que  lesllurons  redouteot. 
Défricheurs  de  forêt  et  tueurs  de  bison» 
Valets  et  laboureurs ,  composent  la  maison. 


Le  Maitre  est  jeune  et  Mond,  vêtu  de  noir,  sévère 
D'aspect  et  d'un  maintien  qui  veut'qu'on  le  révère. 
L'Anglais-Américain,  nomade  et  protestant, 
Pontife  en  sa  maison ,  y  porte,  en  l'habitant, 
Un  seul  livre,  et  partout  où,  pour  l'heure,  il  réside. 
De  toute  question  sa  papauté  décide , 
Sa  famille  est  croyante,  et,  sans  autel,  0  sert. 
Prêtre  et  père  à  la  fois ,  son  Dieu  dans  un  désert. 


Celui  qui  règne  ici  d'une  façon  hautaine 

N'a  point  voulu  parer  sa  maison  pimtaine. 

Mais  l'œil  trouve  un  miroir  sur  les  aciers  brunis, 

La  main  se  réfléchit  sur  les  moubles  vernis; 

Nul  tableau  sur  les  murs  ne  fait  briller  Timage 

D'un  pays  merveilleux,  d'un  grand  homme  ou  d'un  sage; 

Mais,  sous  un  cristal  pur,  orné  d'un  noir  feston , 

Un  billet  en  dix  mots  qu'écrivit  Washmgton. 

Quelques  livres  rangés,  dont  le  premier,  Shakspeare 

(Car  des  deux  bords  anglais  ses  deux  pieds  ont  l'empire). 

Attendent  dans  un  angle,  à  leur  taille  ajusté, 

Les  lectures  du  soir  et  les  heures  du  thé. 

Tout  est  prêt  et  rangé  dans  sa  juste  mesure. 

Et  la  maîtresse,  assise  au  coin  d'une  embrasure, 

D'un  sourire  angélique  et  d'un  doigt  gracieux 

Fait  signe  à  ses  enfans  de  baisser  leurs  beaux  yeux. 


LA  SAUVAGE.  305 


IV. 


—  La  sauvage  Indienne  au  milieu  d'eux  s'avance  : 
«Salut,  maître.  Moi,  femme,  et  seule  en  ta  présence. 
Je  te  viens  demander  asile  en  ta  maison. 
Nourris  mes  deux  enfans;  tiens-moi  dans  ta  prison 
Esclave  de  tes  fils  et  de  tes  filles  blanches, 
Car  ma  tribu  n'est  plus,  et  ses  dernières  branches 
Sont  mortes.  Les  Hurons,  cette  nuit,  ont  scalpé 
Mes  frères;  mon  mari  ne  s'est  point  échappé. 
Nos  hameaux  sont  brûlés  comme  aussi  la  prairie. 
J'ai  sauvé  mes  deux  fils  à  travers  la  tuerie; 
Je  n'ai  plus  de  hamac,  je  n'ai  plus  de  mais. 
Je  n'ai  plus  de  parens,  je  n'ai  plus  de  pays.  » 
— Elle  dit  sans  pleurer  et  sur  le  seuil  se  pose, 
Sans  que  sa  ferme  voix  ajoute  aucune  cliose. 


Le  Maître,  d'un  regard  intelligent,  humain. 

Interroge  sa  fenune  en  lui  serrant  la  main. 

a — Ma  sœur,  dit-il  ensuite,  entre  dans  ma  famille; 

Tes  pères  ne  sont  plus;  que  leur  dernière  fille 

Soit  sous  mon  toit  solide  accueillie,  et  chez  moi 

Tes  enfans  grandiront  innocens  comme  toi. 

Es  apprendront  de  nous,  travailleurs,  que  la  terre 

Est  sacrée  et  confère  un  droit  héréditaire 

A  celui  qui  la  sert  de  son  bras  endurci. 

Cain  le  laboureur  a  sa  revanche  ici , 

Et  le  chasseur  Abel  va,  dans  ses  forêts  vides. 

Voir  errer  et  mourir  ses  familles  livides, 


306  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Comme  des  loups  perdus  qui  se  mordent  entre  eux. 
Aveuglés  par  la  rage,  affamés,  malheureux, 
Sauvages  animaux  sans  but,  sans  loi,  sans  ame, 
Pour  avoir  dédaigné  le  Travail  et  la  Femme. 


Hommes  à  la  peau  rouge  1  Enfans,  qu'avez-vous  fait? 
Dans  Tair  d'une  maison  votre  cœur  étouffait. 
Vous  haïssiez  la  paix,  Tordre  et  les  lois  civiles. 
Et  la  sainte  union  des  peuples  dans  les  villes, 
Et  vous  voilà  cernés  dans  Fanneau  grandissant. 
Cest  la  Loi  qui  sur  vous  s'avance  en  vous  pressant. 
La  Loi  d'Europe  est  lourde,  impassible  et  robuste. 
Mais  son  cercle  est  divin,  car  au  centre  est  le  Juste. 
Sur  les  deux  bords  des  mers  vois*ttt  de  tout  côté 
S'établir  l^tement  cette  grave  beauté? 
Prudente  fée,  elle  a,  sans  sa  marche  cyclique, 
Sur  chacun  de  ses  pas  mis  une  République. 
Elle  dit,  en  fondant  chaque  neuve  cité  : 
—  Vous  m'appelez  la  Loi,  je  suis  la  Liberté. 
Sur  le  haut  des  grands  monts,  sur  toutes  les  collines^ 
De  la  Louisiane  aux  deux  sœurs  Carolines, 
L'œil  de  l'Européen  qui  l'aime  et  la  connaît 
Sait  voir  planer,  de  loin,  sa  pique  et  son  bonnet. 
Son  bonnet  phrygien,  cette  pourpre  où  s'attache^ 
Pour  abattre  les  bois,  une  puissante  hache. 
Moi,  simple  pionnier,  au  nom  de  la  raison 
J*ai  planté  cette  pique  au  seuil  de  ma  maison. 
Et  j'ai,  tout  au  milieu  des  forêts  inconnues. 
Avec  ce  fer  de  hache  ouvert  des  avenues; 
Mes  fils,  puis,  èprès  eux,  leurs  fils  et  leurs  neveux 
Faucheront  tout  le  reste  avec  leurs  bras  nerveux, 
Et  la  terre  où  je  suis  doit  être  aussi  leur  terre, 
Car  de  la  sainte  Loi  tel  est  le  caractère 
Qu'elle  a  de  la  Nature  jiitei|Mrété  les  cris. 


LA  SAUVAGE.  907 

Tourne  sur  tes  enfans  tes  grands  yeux  attendris. 
Ma  sœur,  et  sur  ton  sein.  Cherche  bien  si  la  vie 
Y  coule  pour  toi  seule.  Es-tu  donc  assouvie    . 
Quand  brille  la  santé  sur  ton  front  triomphant? 
Que  dit  le  sein  fécond  de  la  mère  à  Tenfant? 
Que  disent  en  courant  les  veines  amu*éest 
Que  disent  en  tombant  les  gouttes  épurées? 
Que  dit  le  cœur  qui  bat  et  les  pousse  à  grands  flots? 
Ah  I  le  sein  et  le  cœur,  dans  leurs  divins  sanglots 
Oîvles  soupirs  d'amwr  aax  douleurs  se  confondent, 
,  Aitx  morsures  d'enfant  le  cœur,  le  sein,  répondent  : 
€  A  toi  mon  ame,  à  toi  ma  vie,  à  toi  mon  sang, 
a  Qui  du  cœur  de  ma  mère  au  fond  du  tien  descend» 
«  £t  n*a  passé  par  moi,  par  mes  chastes  mamelles, 
«  Qu'issu  du  philtre  pur  des  sources  maternelles; 
ce  Que  tout  ce  qui  fut  mien  soit  tien,  ainsi  que  lui  !  » 

—  Oui  I  dit  la  blonde  Anglaise  en  l'interrompant. — Ouîl 
Répéta  rindienne  en  offrant  le  breuvage 
De  son  sein  nud  et  brun  à  son  enfant  sauvage. 
Tandis  que  Tautre  fils  lui  tendait  ses  deux  bras. 


«  —  Sois  donc  notre  convive,  avec  nous  tu  virnifl, 
Poursuivit  le  jeune  homme,  et  peut-être,  chrétienne 
Un  jour,  ma  forte  loi,  femme,  sera  la  tienne. 
Et  tu  célébreras  avec  nous,  tes  amis, 
La  fête  de  Noël  au  foyer  de  tes  fils.  » 


C"  Alfred  de  Vigny, 


Xe«  Poèmes  philosophiques,  dont  celui-Kïi  est  le  premier,  formeront  un 
qui  doit  faire  saite  aux  Poèmes  antiques  et  modernes  de  M.  de  Vigny. 


LES  ORIGINES 


DE  LA  PRESSE 


.1.  —  l'atelier  de  6UTETCBER6.  —  ÉTAT  DES  ESPRITS  AU 
XT«  SIÈCLE.  —  AlfTÉCÉDElCS  DE  L'IUPRIUERIE. 

On  a  beaucoup  écrit  sur  les  origines  de  Timprimerie.  Sans  discuter 
les  opinions  de  mes  devanciers,  sans  me  mêler  à  la  controverse  sou- 
tenue par  plus  de>cent  érudits  respectables,  souvent  spirituels,  trop 
ingénieux  quelquefois,  et  tous  d'un  avis  différent,  je  m*en  tiendrai  » 
avec  une  modeste  simplicité,  aux  vieux  documens  que  Schœpflia 
TAlsacien  publia  en  1760,  et  qui  contiennent  les  procès-verbaux 
relatifs  à  la  vie  de  Gutenberg.  C'est  le  dossier  des  litiges  judiciaires 
soutenus,  entre  1441  et  1470,  par  le  gentilhomme  mayençais  Jean 
Chaird'oie  de  Bonnemoniagne;  tel  est  le  nom  bizarre  qu'il  portait  : 
c(  Hans  Gensfleisch  von  Gutenberg.  »  Ce  dossier  authentique,  ce 
vieux  dialecte  allemand  mêlé  de  patois  d'Alsace,  ces  dépositions 
de  témoins  obscurs,  ces  bavardages  de  servantes,  ces  causeries  de 
bourgeois  surannés,  rumeurs  de  faubourg  et  de  place  publique,  sen- 
tences de  bourgmestres,  réclamations  de  fournisseurs,  promettent 
peu  de  chose;  grace^  à  eux  cependant  la  clé  de  Tatelier  primitif  est 
retrouvée.  On  voit  les  presses,  les. vis,  les  formes,  les  caractères,  la 


LES  ORIGINE^  W  f^'^iWisSE.  309 

petite  maison  de  pierre  rosaire  sur  les  iords  du  Rhin,  la  voûte  sou- 
terraine de  l'inventeur;  un  excessif  amour  du  paradoxe  pourrait 
seul  se  refuser  à  la  conviction  que  ces  antiques  parchemins  nous 
apportent. 

Avant  de  suivre  Gutenberg  dans  sa  vie,  il  est  bon  d'examiner  le 
temps  où  nous  vivrons  tout  à  l'heure;  Au  milieu  du  xv*  siècle,  une 
grande  chose  allait  finir.  Le  monde  féodal  était  mourant.  Il  avait 
représenté  la  force  brutale  et  sauvage,  victorieuse  de  la  discipline 
romaine  énervée;  il  tombait  à  son  tour,  victime  de  son  principe 
poussé  à  l'excès.  Il  avait  abusé  de  sa  grandeur,  et  sa  hiérarchie  for- 
midable s'était  brisée  dans  l'anarchie  des  rivalités.  Le  sang  des  Ar- 
magnacs et  des  Bourguignons  l'étouffait.  Le  comte  de  Raiz  disait  la 
messe  noire  en  l'honneur  du  démon,  en  égorgeant  des  enfans  nou- 
veau-nés; dernier  monstre  comme  il  en  apparaît  toujours  quand  les 
institutions  finissent,  Héliogabale  de  cette  société  sanglante.  En  face 
de  lui,  comme  un  symbole  contraire,  Jeanne  d'Arc  s'élevait  sur  les 
débris  de  la  féodalité  croulante,  dernier  type  du  beau,  tel  qu'il  était 
conçu  dans  une  époque  d'action  et  de  piété. 

Unité  dans  le  monde  politique,  lumière  et  analyse  dans  le  monde 
intellectuel ,  c'étaient  les  deux  aspirations  de  cette  époque.  Les 
grands  vassaux  s'effacent,  les  monarchies  grandissent,  le  tiers-état 
lève  la  tête;  les  rois  lui  ont  donné  la  main.  La  chevalerie  elle-même 
est  une  épée  d'ornement,  une  arme  de  parade,  un  souvenir  plutôt 
qu'un  fait.  A  la  place  des  saint  Louis,  des  Sugcr  et  des  Bayard, 
quelques  hommes  d'un  sens  net  et  ironique  deviennent  les  instru- 
mens  politiques  du  temps  nouveau.  C'est  un  maître  des  comptes 
Dommé  Jean  Bureau,  un  banquier"  nommé  Jacques  Cœur;  plus  tard 
un  roi  plus  madré  que  ces  bourgeois,  plus  futé  que  ces  habiles, 
Louis  XL  II  achève  de  tuer  la  féodalité  dont  il  lègue  le  cadavre  à 
ses  successeurs.  François  I"  n'y  retrouvera  qu'un  fantôme  qu'il 
essaiera  en  vain  de  ranimer. 

L'esprit  européen  se  débattait  violemment.  Dès  le  règne  de 
Charles  VI,  le  justicier  commençait  à  compter;  le  clergé,  qui  avait 
favorisé  le  mouvement  intellectuel,  marchait  de  pair  avec  l'homme 
de  loi;  l'écritoire  devenait  une  arme  redoutée.  C'était  un  temps  de 
grande  fermentation  d'esprit.  Une  fureur  de  lecture,  que  Louis  XI 
et  le  duc  de  Bourgogne  ressentaient  à  la  fois,  une  frénésie  d'écriture 
attestée  par  les  gains  énormes  et  la  haute  considération  des  copistes, 
une  ardeur  de  savoir,  de  comprendre,  de  secouer  enfin  l'arbre  de 
fie  et  de  mort,  l'arbre  de  science,  une  fièvre  générale^  avaient  saisi 


310  B^vm^^mipint  MOKiiBs. 

tQute  TEurope.  En  Italie,  Pêtnirque  et  son  triomphe,  Boccace  et 
ses  bouneurs,  Dante  et  sa  gloire  classique  sollicitaient  et  exaltaient 
cette  fièvre  ardente.  Alors  le  plus  beau  cadeau  est  un  manuscrit,  la 
plus  belle  possession  celle  d'un  volume.  On  se  met  à  écrire  si  violeBi- 
ment,  que  les  mots  se  confondent;  les  lettres  ne  font  fins  qu'un 
trait,  les  mots  une  ligne,  et  les  lignes,  comme ,4itClemengis,  une 
broderie  indéchiffrable  avec  des  jours  et  des  jipiebfli^étremens  <pltts 
divers  que  les  tours  dentelées  de  nos  cathédf||lcid^  «fendant  cin- 
quante aps,  tous  les  hommes  instruits  se  plaignent  de  nilisibilité  des 
caractères  cursifs;  on  multiplie  les  abréviations,  conune  si  la  pensée, 
inopatiente  de  son  instrument  imparfait,  Teût  brisé  dans  sa  colère. 

Cette  irrésistible  pression  que  le  genre  humain  exerce  sur  ses  des- 
tinées mérite  bien  plus  d'être  remarquée  que  les  dates,  les^doûu- 
mens,  les  citations  et  les  témoignages.  Le  genre  humain  avait  besein. 
d*un  instrument  nouveau,  et  il  le  créa.  Pendant  tout  le  caq^meace- 
ment  du  xv*"  siècle,  on  sent  la  véhémence  de  l'élément  comprimé 
qui  va  reculer  ses  parois  ou  les  briser.  Le  Midi  possède  d^à  des 
génies  aimables  ou  sublimes  et  jouit  des  produits  de  Tintelligence, 
prenûers  fruits  ôclos  sous  le  soleil  et  à  Taide  de  l'héritage  antique. 
Où  est  plus  inquiet  au  Nord;  on  est  plus  jeune,  moins  avancé,  {dus 
ambitieux.  Le  peuple  s'éveille,  la  population  augmente,  les  bourgeds 
se  réuuissent,  le  bien-être  suscite  de  nouveaux  besoins.  Ce  ^ue  r<m 
a,  on  le  perfectionne;  ce  4ue  Ton  a'a  pas,  on  l'emprunte.  Le  clergé 
inférieur  sert  cette  impulsion  ;  le  haut  clergé ,  vêtu  de  sa  cotte  4e 
mailles  ^t  tenant  la  croix  pacifique,  chrétien  et  féodal,  contradiotiou 
étrange,  se  croirait  déshonoré  s'il  renonçait  à  l'une  de  ses  forces 
actives,  et  à  la  plus  vive  de  .toutes,  à  l'éducation  des  sociétés;  il  y  tra- 
vaille, quoi  que  Ton  ait  dit^  tout  en  faisant  des  fautes,  en  sacrifiaot 
à  aes  intérêts,  en  créant  tmis  papes  et  en  tuant  des  hommes;  ce^ue 
je  n'excuse  pas. 

C*est  dans  de  telles  circonstances  et  sous  ces  influences  que  Ton 
trouva  le  moyen  de  se  passer  de  copistes,  de  remédier  à  leurs  erreurs 
ou  à  leur  lenteur,  de  copier  mécaoiquement,  de  copier  exactement, 
de  OAultiplier  l'exemplaire  à  l'inGni,  de  le  perpétuer  à  jamais,  c'est- 
à-dire  d'éterniser  l'idée.  L'imprimerie  naquit. 

Mais  d'où  vintr-eile?,Qiieb}ues-uns  disent  de  Chine  et  de  Tartarie. 
Bernbard  de  Malinckrot  (1)  examine  la  question  <de  savoir  si  Satmçne 

(i)  Ite  artu  a9pr^gr99Êmmr*itfé^if^ffnfithio0^  etc.,  a  B.  Malinckrot,  Decano  mo- 
lUMIt^episi,  etc.  (  Coioni»  Agcip.  ifU),  in-io.) 


m 


I  LES  ORIGmeS  DB  LA  PRSSSE.  311 

fut  le  premier  imprimeur  (1).  Un  autre  érudit,  Robert  Mentel  (2)^ 
n'est  pas  éloigné  d'attribuer  le  même  honneur  au  Grec  Agesilas,  qui^ 
selon  Plutarque,  fit  paraître  sur  le  foie  d'une  victime  immolée  l'em- 
preinte du  mot  nikêy  victoire,  tracé  en  noir  dans  le  creux  de  sa  main. 
Ce  qui  est  certain ,  c'est  que  depuis  l'époque  de  Marcus  Tullius 
(QcerOy  on  était  aux  portes  de  ce  miracle,  sans  dépasser  le  seuil, 
suf  lequel  on  restait  suspendu.  Cicéron  avait  di*  :  a  Prenez  toutes 
lèy  lettres  de  l'alphabet;  séparez-les,  jetez-les  à  terre.  Ces  caractères 
composeront-ils  une  phrase?  y>  Ce  sont  bien  là  les  indices  élémen- 
taires de  l'imprimerie.  On  avait  été  plus  loin,  on  avait  séparé  et 
mobilisé  les  caractères  pour  apprendre  à  lire  aux  enfans,  comme 
le  prouvent  Quintilien  (3)  et  saint  Jérôme  (4J.  Des  types  mobiles 
gravés  à  l'envers  servaient  à  imprimer  des  noms  sur  les  poteries  et 
les  terres  cuites,  qui  souvent  oflDrent  quelques  lettres  retournées  par 
hasard  (5).  Cependant,  ni  Cicéron,  ni  les  grands  hommes  du  moyen- 
âge  n'avaient  songé  à  l'extension  de  cette  industrie.  Il  faut  que  l'es- 
prit humain  et  les  besoins  de  notre  race  travaillent  des  millions  de 
fois  sur  l'expérience  avant  de  tirer  toutes  les  conséquences  d'un  fait. 
Cette  gradation  imperceptible,  éternelle,  invincible,  perfectionnant 
sans  cesse  l'héritage  légué,  prouve  notre  puissance  et  notre  faiblesse, 
la  grandeur  de  l'humanité,  la  petitesse  de  l'homme.  Les  anciens  con- 
naissaient la  force  de  la  vapeur;  ils  ne  l'appliquaient  pas.  Auxvi''siè- 
de,  cette  force  parut  si  frappante  à  un  homme  d'esprit,  à  l'Italien 
ManzoUi,  qu'il  bâtit  le  système  du  monde  avec  la  vapeur.  Il  a  dit  po- 
ritivement,  dans  son  poème  intitulé  le  Zodiaque  de  la  Vie  humaine^ 
que  les  astres,  les  comètes  et  tous  les  mondes  marchent  à  la  vapeur: 

Vidi  ego,  dùm  Roma;,  decimo  régnante  Leoue, 
Essem ,  opus  a  figulo  factum ,  juvenisque  figuram, 
Efflantem  angusto  validum  ventum  oris  hiatu. 
Quippe  cavo  infusam  retinebat  pectore  lympbam, 
Quœ  subjecto  igni  resoluta  exibat  ab  ore 
In  faciem  venti ,  validi  longèque  furebat. 
Ergo  etiam  ventus  resoluta  emlttitur  undâ, 

(1)  Saturnus  an  invenerit  typographiam ,  p.  2. 

(S)  R,  Mentelii  de  verà  typographiœ  oriçifui  par<gne$it,  Palriëiis,  1650,  id^o, 

pag.  M. 

(3)  Eburneas  literarwn  format.  (  Institut.  Orat.  I.  2.) 

(4)  Fiant  literœ  biuceœ,  (  Epist.  ad  Paulam.) 

(5)  WaldTs  Getchichteder  Wisi9n§ehaftèfr^  etc.  Haflé,  1784,  p.  391. 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dum  vapor  exhalans  fugit  impellente  calore; 
Namque  fugare  soient  sese  contraria  semper,  etc.  (1). 

«  Léon  X  régnait  quand  je  vis  à  Rome  l'œuvre  étrange  d'un  potier. 
C'était  une  figure  de  jeune  homme  dont  la  bouche  exhalait  un 
soufQe  violent.  Dans  sa  poitrine»  on  avait  introduit  de  l'eau  qui  se 
transformait  en  vapeur  par  l'action  du  feu  au-dessus  duquel  elle  était 
placée,  et  qui  sortait  avec  fureur.  C'est  ainsi  que  l'onde  vaporisée 
devient  une  force  irrésistible,  etc.,  etc.  0  ManzoUî  déduit  le  système 
du  monde  de  cette  puissance  qu'il  retrouve  partout.  Notre  temps, 
qui  croit  fort  à  la  magie  de  la  vapeur,  ne  va  pas  aussi  loin ,  et  ne  la 
donne  pas  pour  le  dieu  unique. 

Le  véritable  inventeur,  c'est  le  genre  humain.  Il  est  naturel  de 
fondre  un  caractère  dans  un  moule,  après  l'avoir  vu  gravé  en  relief; 
c'est  chose  naturelle  de  sculpter  une  lettre  dans  le  métal  après  l'avoir 
déjà  gravée  sur  bois;  il  est  logique  de  diviser  les  lettres  de  l'alphabet 
quand  on  a  divisé  les  mots,  de  séparer  les  mots  après  avoir  séparé 
les  pages,  et,  en  remontant  toujours,  de  graver  des  pages  après  avoir 
gravé  des  cartes,  de  faire  des  cartes  avec  des  empreintes  après  avoir 
fabriqué  des  cachets  ou  des  sceaux  en  relief,  enfin  d'essayer  le  relief 
après  avoir  usé  du  cachet  creux  :  rien  de  plus  simple.  Il  a  fallu  ce- 
pendant, pour  descendre  tous  ces  degrés,  du  cachet  à  l'imprimerie, 
quatre  mille  ans.  C'est  un  roman ,  un  drame  souvent  terrible  que 
l'infini  perfectionnement  humain. 

L'imprimerie  est  née,  non  pas  en  dépit  de  la  religion  chrétienne  et 
catholique,  mais  dans  son  sein  même  et  bercée  par  elle.  Comme  pre- 
miers monumens,  conune  atomes  élémentaires  et  primitifs  de  cette 
découverte,  on  trouve  des  légendes  grossièrement  sculptées,  des 
reproductions  de  prières  sur  des  blocs  de  bois ,  des  fragmens  bi- 
bliques, des  livres  d'éducation  rédigés  par  les  moines.  Cela  devait 
être.  Le  clergé  était  seul  instituteur  des  âmes  et  des  esprits.  Que 
l'on  explique  la  naissance  de  l'imprimerie  par  les  petits  Donats  de 
Hollande  (2) ,  ou  par  les  jeux  de  cartes  du  xv^  siècle  (3) ,  on  ne  peut 
échappera  l'influence  du  clergé.  Les  philosophes  des  derniers  temps, 
assez  peu  dévots,  comme  chacun  sait,  ont  caché  de  leur  mieux  cette 
source  ecclésiastique  :  que  n'ont-ils  pas  dit  contre  les  moines  augus- 
tins,  dominicains  et  bénédictins  I  Ces  moines  sont  les  premiers  pro- 

(1)  Marcelli  Palingenii  Zodiacus  vitœ  humanœ.  Aquarius,  p.  339,  v.  19. 

(2)  Voyez  les  ingénieuses  dissertations  de  M.  Léon  Delaborde.  Tecbener,  18iO. 
(3;Hegewisch,  Vehcrsieht,  etc.,  1827.  Halle. 


LES  ORIGINES  DE  LA  PRESSE.  313 

moteurs  de  rimprimerie,  ou  plutôt  les  premiers  imprimeurs.  Us 
avaient  fait  les  cathédrales,  les  avaient  ornées,  sculptées,  festonnées 
et  chargées  de  vitrages  transparens  accompagnés  de  légendes.  Tous 
les  arts  s'étaient  développés  sous  leur  main.  Le  clergé  s'était  tout  ap- 
proprié, jusqu'aux  jeux;  il  avait  insinué  son  ame  et  son  esprit  dans 
toutes  choses.  Il  avait  pris  le  drame,  la  satire,  la  caricature,  Fode,  la 
musique,  et,  rapportant  à  Dieu  et  à  lui-même  toutes  les  créations, 
tous  les  plaisirs,  tous  les  besoins  de  l'homme,  il  l'avait  cerné  et  en- 
veloppé de  toutes  parts.  On  peut  blâmer  si  l'on  veut,  on  ne  peut  nier 
ce  caractère  populaire  et  universel  du  catholicisme  qui  se  Ut  dans  nos 
cathédrales  et  dans  les  mystères  qu'il  y  a  fait  jouer.  Le  moyen-âge, 
gigantesque  fusion,  était  nécessairement  synthétique.  Cette  synthèse 
catholique  a  touché  son  apogée  au  xiii®  siècle. 

Pas  de  belle  église  qui  ne  fût  ornée  de  ses  verreries,  enchâssées 
et  brillantes  comme  des  diamans,  tachant  çà  et  là  le  pavé  de  pourpre, 
d*azur,  d'orange,  et  présentant  toute  l'histoire  de  la  Bible  resplendis- 
sante au  soleil.  C'était  la  Bible  du  pauvre.  Il  ne  savait  pas  lire,  mais 
il  voyait.  Ne  pouvant  empêcher  les  passions  ni  le  développement 
des  facultés  humaines,  le  clergé,  c'est-à  dire  l'esprit  catholique,  les 
avait  confisquées  à  son  profit;  ainsi  il  avait  pris  les  bateleurs,  il  avait 
fait  jouer  des  jongleurs,  il  avait  écrit  et  représenté  des  comédies,  il 
8*était  emparé  de  la  musique.  Quand  il  vit  les  cartes  à  jouer  courir 
entre  les  mains  de  tout  le  monde ,  il  essaya  d'appliquer  les  cartes  à 
.des  usages  plus  nobles  et  plus  pieux.  On  y  perdait  de  l'argent;  il 
voulut  qu'on  espérât  y  gagner  son  salut. 

On  s'était  fort  épris  du  jeu  de  cartes.  De  toutes  les  dynasties,  la 
moins  périssable  assurément  est  celle  du  roi  David,  de  Salomon  et  de 
César,  têtes  graves  que  nous  connaissons  tous,  qui  portent  si  béné- 
volement leur  diadème  innocent,  et  que  Rabelais  semble  avoir  résu- 
mées dans  la  benoîte  figure  de  son  Pantagruel.  Un  monarque  du  jeu 
de  cartes  n'est  pas  à  mépriser;  c'est  l'idéal  d'un  roi  selon  le  peuple 
du  moyen-âge,  qui  voyait  en  lui  son  paternel  défenseur  contre  les 
suzerains.  Rien  de  plus  historique  que  ces  figurines  aux  jambes  écar- 
tées et  aux  yeux  écarquillés,  et  ce  petit  éventail  que  tient  la  reine 
*  Judith,  et  la  pique  du  varlet  ou  valet,  notre  ami  Hector,  et  son  air 
mutin,  et  les  armoiries  des  reines,  blason  si  large  qu'il  couvre  la 
moitié  de  leurs  chastes  corps,  et  les  piques  symboles  des  soldats ,  et 
les  trèfles  symboles  des  paysans,  et  les  carreaux  symboles  des  bour- 
geois, et  les  cœurs  symboles  des  femmes.  Tout  enfans,  nous  cher- 
chons le  sens  de  ces  mystères  et  nous  causons  quelques  heures  avec 


.  Sti  REVUE  DES  DEUX  MOHDES. 

Lancelot.  Ces  belles  images  étaient  peintes  et  dorées  d*un  côté»  blan- 
ehes  de  raatre,  fortes  comme  des  plaques  de  bois,  vivement  enltinii- 
nées,  et  elles  charmaient  tout  le  monde.  On  aimait  le  symbole  alors, 
et  c'était  une  très  belle  allégorie.  Les  rois  et  les  reines  y  gagnaient 
à  coup  sûr,  et  les  puissans  y  avaient  toujours  raison. 
Le  clergé  s'avisa  donc  de  vouloir  bannir  Jes  cartes,  jeu  de  hasard 

.  et  d'abomination,  et  de  conseiller  aux  fabricans  la  création  de  feuilles 
de  parchemin  séparées,  portant,  au  lieu  de  ce  païen  César  et  de  cette 
païenne  Didon,  de^beaux  saints  et  de  belles  saintes  avec  des  légendes 
et  quelquefois  leurs  noms.  L'œuvre  n'était  pas  difficile;  il  suffisait  de 
copier  les  vitraux  de  toutes  les  églises.  On  jouait  aux  cartes  avec  les 
fidèles,  et  quand  même  ils  n- auraient  pas  su  lire,  il  n'y  avait  pas 
moyen  de  fermer  les  yeux  et  de  ne  pas  se  rappeler  Moïse,  Pharaon, 
Joseph  ou  Jacob.  Bientôt  ces  nouvelles  cartes,  grandes  comme  la 

.  main,  furent  recherchées;  on  les  assembla  pour  en  faire  des  recueils 
de  gravures.  Les  vitres  et  les  fenêtres  des  couvens  déteignirent  sur 
ces  petits  volumes  primitifs.  Toutes  les  verreries  du  couvent  d'Hirs- 
<^u  se  retrouvent,  dit  Lessing  (1),  dans  le  vénérable  bouquin  nommé 
Biblia  Pauperum.  Cette  fécondité  de  l'idée  est  le  plus  profond  et  le 
plus  admirable  des  prodiges. 

Ces  cartes  étaient  gravées  sur  .bois  comme  les  anciennes  cartes  à 
jouer.  Point  de  perspective,  de  proportion,  de  dégradation  de 
lumière.  Cependant  l'étude  des  vitraux  perfectionna  ces  graveurs  sur 
bois;  ils  formèrent  deux  confréries,  celle  des  tailleurs  de  bois  et  celle 
des  peintres  de  lettres  ou  ymagiers,  toutes  deux  fort  riches.  Ainsi  le 
dessin,  la  gravure,  la  peinture;  l'empreinte  imitée  du  cachet  antique, 
avaient  déjà  contribué  à  former  cet  art,  qui  n'était  encore  qu'une 
ébauche. 

Tout  cela  se  passait  dans  le  moment  où  fermentait  la  singulière 
exaltation  que  j'ai  décrite,  où  le  roi  cherchait  des  livres,  où  le  pauvre 
voirait  déchiffrer  une  inscription,  où  l'on  retenait  un  copiste  six  mois 
à  l'avance,  où  Alphonse  de  Naples  faisait  la  paix  avec  Médicis,  qui 
lui  avait  prêté  un  manuscrit.  Puisque  l'on  gravait  déjà  des  légendes 
de  saints  sur  des  blocs  de  bois,  pourquoi  ne  pas  y  graver  des  mots» 
des  phrases  et  des  paragraphes?  Pourquoi  ne  pas  se  servir  du  même 
moyen  pour  tirer  beaucoup  de  copies?  Le  clergé  ne  pouvait  que  ga- 
gner à  cette  popularisation  des  légendes  et  des  psaumes.  Ces  gros- 
sières images  de  saints  que  l'on  voit  suspendues  au  foyer  de  nos 

.    (1)  lêitings  Bê^rœg^  ^  ii  S.  397. 


LES  ORIGINES  9E  LA  PRESSE.  315 

cbamûëres  sont  précisément  semblables  mix  informes  essais  de  Tim- 
primerie.  Elle  débute  par  de  petits  spécula  humanœ  saivationis^  par 
des  grammaires  à  l'usage  des  couvens,  par  des  fragraenstle  cantiques 
qui  remplaçaient  économiquement  les  livres  imprimés,  le  ne  cher- 
di^ai  pas  ici  quand  finit  Fépoque  de  la  gravure  en  bloc  ou  xylogra^ 
pkUy  quand  et  par  quelles  mains  heureuses  se  mobilisèrent  les  ca- 
ractères de  Talphabet  auxquels  ce  fractiounement  donna  tant  de 
pouvoir,  si  ce  fut  à  Harlem  en  14^0,  à  Strasbourg  on  1440,  à  Mayence 
en  1460»  à  Bamberg  en  1461,  que  le  prodige  s'opéra.  Chaque  opinion 
compte  de  grandes  autorité»;  il  ne  serait  pas  impossible  qu'elles 
eusseBt  toutes  raison»  que  des  essais  incomplets,  des  tentatives  avor- 
tées, nombreuses,  disséminées,  ^ient  précédé  la  découverte  déibiî- 
tive,  qui  4evttt  remplacer  le  manuscrit  par  le  livi^  imprimé. 

Un  livre  était  alors  chose  sacrée;  on  Tachetait  six  cents  firancs. 
On  le  déposait  chez  le  notaire,  on  le  mettait  dans  un  coffre  d'or;  >on 
raitacfaaîl;  avec  une  grosse  chaîne  au  pupitre  de  lecture,  de  peur 
qii^il  ne  s'envolât.  Ce  fut  une  joie  de  pouvoù*,  au  moyen  de  Uocs  ou 
piMcbes  <de  bois,  reproduire  même  grossièrement  un  beau  raanus- 
cnt.  L'ouvrier  gravait  les  lettres  à  rebours,  ks  enduisait  d'encre 
grasse,  et  le  rouleau  passé  sur  le  parchemin  ou  le  papi^  donnait  ime 
empreinte  imparfaite  de  ces  caractères  mal  taillés.  Inégaux,  mai 
venus.  Jamais  il  n'imprimait  que  d'^un  côté;  il  collait  deux  pages 
blanches  lenserable,  ce  qui  leur  donnait  la  consistance  d'une  fenille 
de  carton.  C'était  quelque  chose  de  fort  laid  que  ces  Spécula  et  ces 
BmudSj  siravissans  pour  le  bibUophile;  aïeux  de  nos  beaux  exem- 
plaires, ils  étaient  fort  répandus  et  très  nombreux,  surtout  en  Flandre, 
où  te  mouvement  religieux  se  mêlait  au  mouvemeist  mdnstriel,  tt 
sv  toute  la  ligne  du  Rhin,  dont  les  villes  s'élevaient  florissantes  au 
miieu  de  leurs  vignobles  rians  et  magnifiques. 

/Nous  entrons  dans  un  singulier  roman, plein  de  faits  singuliers. 
n  a  trois  parties  et  compte  cinq  acteurs  :  un  vieil  orfèvre  rusé, 
riche  et  habile;  sa  fille,  blonde  Allemande;  on  jeune  oopistq  spiri- 
tnel  et  hardi,  quelque  peu  clore;  <un  gentilhomme  alchimiste  et 
p«Dvre,<et  un  bourgeois  avide  de  faire  sa  fortone;  c'^t  là  son  seul 
caractère.  Ce  dernier  se  nonmie  André  Dryzehn;  l'orfèvre,  Hans 
Faust;  sa  fille,  Christine  Faustine;  le  clerc,  PierreSchœffer,  «ft  le  gen- 
tffliomme,  Gutenberg.  Quelques-uns  des  faits  que  j'alléguerai  sem- 
bleront peu  conformes  à  ce  qu'on  lit  dans  les  biographies  et  les  ma- 
nuels, la  plupart  de  ces  livres  persistant  dans  la  vénérable  et  com- 
mode habitude  de  copier  l'erreur  antérieure,  sauf  à  surajouter  quel- 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  erreur  nouvelle.  Je  me  suis  plu  à  lire  et  à  étudier  les  documens 
priii^itifis  (1)  que  TAlôacien  Schœpflin  déterra  en  1760,  lorsque  le 
Pfenningthum,  la  tour  des  archives  de  Strasbourg,  cénotaphe  de  par- 
chemins que  Ton  n^aurait  jamais  lus,  vint  à  crouler.  Il  fallut  entrer 
dans  le  sanctuaire,  et  il  y  pénétra  avec  les  architectes.  Il  y  trouva  des 
bulles  d'or,  la  vieille  bannière  déteinte,  des  diplômes  et  des  actes 
en  allemand  du  xv"  siècle  (2).  Là  se  trouve  la  vie  de  Gutenberg, 
trahie  par  plusieurs  procès  minutés  en  vieux  langage  et  rongés  des 
rats,  car  il  a  passé  sa  vie  dans  les  procès  perdus,  les  espérances  dé- 
çues, près  de  son  fourneau  allumé  et  des  élémens  de  ses  inventions 
inutiles  pour  lui,  utiles  au  monde.  C'est  une  vieille  et  éternelle  his- 
toire, une  légende  de  plus  dans  le  martyrologe  du  génie;  l'argent 
s'empare  du  talent,  l'exploite  et  le  brise.  L'histoire  de  l'esprit  a  sa 
moralité  tragique  :  tout  premier  inventeur  est  victime;  Prométhée 
dérobe  la  foudre,  et  succombe. 

A  cette  époque  où  l'on  s'ingéniait  de  toutes  parts  à  imiter  l'art 
des  copistes  au  moyen  de  blocs  de  bois  plus  ou  moins  mal  sculptés^ 
en  1424,  au  moment  où  l'Italie  versait  sur  l'Europe  un  souffle  en- 
ivrant, et  où  la  féodalité  se  mourait  dans  ses  orgies,  un  chevalier  de 
Mayence,  de  vieille  famille  et  pauvre,  meurt  dans  cette  ville,  ne  lais- 
sant à  son  fils,  âgé  de  quinze  ans,  qu'une  petite  rente  sur  la  ville, 
son  épée  et  beaucoup  d'orgueil.  A  peine  son  père  mort,  Hans 
Gensfleisch  Gutenberg  quitta  sa  cité  natale  et  partit  pour  Stras- 
bourg. C'était,  comme  le  prouvera  suffisamment  son  histoire,  un 
caractère  altier,  entreprenant  et  singulier.  Les  rentes  du  père  ne 
furent  pas  payées  au  mineur,  qui  épuisa  sa^bf*urse  et  réclama  vaine- 
ment le  solde  de  ce  qui  lui  était  du.  Soit  qu'il  eût  étudié  à  Stras- 
bourg ou  que  d'autres  soins  aient  occupé  le  jeune  homme,  comme 
semble  le  prouver  le  procès  que  lui  fit  plus  tard  Anna  von  Iserin 
Thûr,  fille  noble,  pour  une  promesse  de  mariage  qu'il  n'avait  pas 
remplie,  il  est  certain  qu'à  vingt-cinq  ans  il  n'avait  pas  pu  se  faire 
payer  de  la  ville  de  Mayence.  Le  jeune  gentilhomme,  mécontent  et 
ajuste  titre,  déclare,  comme  Coriolan,  la  guerre  à  sa  patrie.  Il  fait 
arrêter  et  emprisonner  le  greffier  mayençais  Nicolas ,  comme  res- 

(1)  Fournier,  Wetler  et  Dibdin  ont  attaqué  TautheDlicité  de  œs  actes.  Oberlin, 
Bœr,  et  surtout  M.  Léon  Delaborde,  en  ont  prouvé  l'irrécusable  sincérité.  Deut 
autres  documens  faux,  dont  nous  ne  parlerons  pas,  ont  été  fabriqués  en  faveur  de 
Gutenberg  par  Bodman ,  archiviste  mayençais. 

(2)  Die  itt  die  worheit,  etc.  —  Voyez  Schœpflin ,  Vindiciœ,  etc.;  Meerman,  Ort- 
gines,  etc. 


LES  ORIGINES  DE  LA  PRESSE.  317 

ponsable  de  la  dette.  Mayence  essaie  de  transiger;  les  deux  sénats 
de  Strasbourg  et  de  Mayence  négocient.  Hans  Gutenberg  relâche  son 
prisonnier  sur  bonne  promesse  de.  paiement;  mais  vainqueur  sur  ce 
point,  il  est  battu  sur  un  autre.  Anna  Iserin  gagne  son  procès  contre 
lui,  le  force  au  mariage  et  devient  Anna  Gutenberg.  C'est  Favant- 
scène  de  cette  singulière  vie,  telle  qu'elle  résulte  des  pièces  de  ces 
deux  procès. 

Pendant  que  la  belle  Ennelin  ou  Annette  faisait  son  bonheur  malgré 
lui,  quelles  idées,  quelles  études,  quelles  rêveries  occupaient  le  gen- 
tilhomme? Dans  cette  ville  curieuse,  remplie  du  moyen-âge,  demi- 
allemande,  demi-française,  active,  rêveuse,  véhémente,  réfléchie, 
qui  se  mire  dans  le  Rhin  et  qui  regarde  les  Vosges,  comment  passa-^t-il 
son  temps?  On  ne  le  voit  ni  marchand,  ni  banquier,  ni  honome 
d'armes,  ni  homme  de  loi;  il  rêve.  Cependant  le  rêveur  qui  attaque 
une  ville  et  traite  avec  elle  d'égal  à  égal  n'est  pas  un  homme  sans 
énergie.  Par  qtels  enchantemens  inspira-t-il  une  vénération  si  grande 
à  ses  nouveaux  concitoyens,  qu'ils  accoururent,  l'entourèrent,  le 
supplièrent  de  vouloir  bien  lui  communiquer  ses  secrets,  de  les  leur 
vendre,  de  les  admettre  en  société  de  ses  bénéfices,  de  les  faire  par- 
ticiper à  ses  découvertes  et  à  ses  succès  [artes  mirabilesy  — Sin  kunste 
und  afenthur)1  J«  n'en  sais  rien;  mais  ce  que  peu  de  savans  ont  voulu 
voir,  c'est  cet  éirange  ascendant  de  Gutenberg  à  vingt-cinq  ans, 
pauvre  et  marié,  sur  ce  qui  l'environne.  On  croit  en  lui;  on  espère 
en  lui;  il  a  le  grand  arcane;  il  est  souffleur,  alchimiste,  sorcier.  C'est 
quelque  chose  de  comique,  et  que  le  dramaturge  anglais  Ben  Jonson 
a  très  bien  peint  dins  son  Alchimiste  y  que  ce  flot  de  bons  bourgeois 
avides  de  gain ,  se  disputant  d'avance  l'or  que  fera  le  possesseur  du 
secret  merveilleux. 

Nous  sommes  biei  loin  de  l'imprimerie,  et  nous  en  sommes  bien 
près  cependant.  Un  nommé  André  Dryzehn  a  un  petit  patrimoine  et 
ne  désire  qu'une  ch)se,  s'associer  à  ce  Gutenberg  qui  est  sorcier. 
Dryzehn  avait  le  fansUsme  de  Gutenberg;  ce  dernier  fait  traité  avec 
lui  et  lui  apprend  un  secret  pour  tailler  le  diamant,  un  secret  pour 
faire  ou  perfectionnerles  miroirs.  Dryzehn  y  gagne  beaucoup;  mais 
il  soupçonne  Gutenberg  de  lui  cacher  d'autres  arcanes.  Il  signe  un 
nouveau  traité ,  auque.  prennent  part  un  nommé  Heilmann  et  un 
nommé  Riff*.  A  ce  traite  il  sacriDe  son  patrimoine,  met  ses  meubles 
en  gage,  emprunte  sur  les  diamans  de  sa  femme,  et  meurt  n'ayant 
pas  une  obole,  étendu  tcut  habilh'î  sur  un  lit,  se  confessant  au  curé 

TOME  I.  2t 


3t8  HVDE  DES  DEUX  MOmmS. 

de  SMut-Mactio ,  nammë  Eckbart,  mais  sans  se  plaindre  de  Guten- 

bwg  (t). 

Cette  noii¥eUe  invention  ^  avait  déjà  dévoré  sa  fortune  et  qui 
doit  en  dévorer  deux  autres,  cet  art  magique,  c'est  l'imprimerie.  £o 
dehors  de  la  ¥ille,  près  de  Saint-Axbogast,  dans  une  maison  isolée, 
s*iôtait  réfugié  Talchimiste ,  qui  travaillait  seul ,  et  que  ses  associés 
visitaient.  Il  est  facile  de  se  le  représenter  dans  cette  antique  mai- 
son allemande,  au  fond  d'une  grande  cave  de  pi^re  4e  taille  rose 
coBune  toutesles  pierres  du  bord  du  Rbin,  la  robe  de  cbambre  fourrée 
sur  les  épaules,  le  bonnet  fourré  sur  les  yeux,  assis  près  de  sa  forge 
et  cherchant,  non  comme  le  croyait  le  vulgaire,  et  comme  Nicolas 
Blamel  4m  Angelo  Catho,  les  figures  ^enethliaques  et  la  sixième 
maison  du  zodiaque,  mais  bien  le  grand  arcane,  Timprimerie,  Tin- 
fini  donné  à  la  pensée  de  Thomme.  Avec  Targçnt  de  ses  associés,  il 
avait  inventé  beaucoup  de  cdioses,  comme  le  prouvent  les  titres  ori- 
ginaux. Andr^  Scbultheiss,  charpentier,  lui  avait  fabnqué.un  pres- 
soir à  vis,  et  la  machine  qui  fait  le  vin  devait  graver  les  paroles.  Il 
avait  des  formes  <îontenant  quatre  pages  et  composant  Tin-b'';  il  avait 
des  lettres  mobiles  de  plomb,  non  encore  fondues  peut-être,  mais 
gravées.  Ainsi  le  gentilhomme  de  vingt-huit  ans  a  été  du  connu  à 
rinconnu,  comme  Christophe  Colomb.  Il  a  beaucoup  vaincu,  et  il  a 
encore  beaucoup  à  vaincre.  Le  plomb  était  trop  mot  et  ne  marquait 
pas.  L'acier  était  trop  dur,  trop  cassant,  et  coupiit  le  papier.  Le 
bois,  trop  facile  à  s'user,  dohnait  des  empreintes^ auxquelles  la  net- 
teté manquait.  Les  métaux  sans  aUiage  n'avaient  aucun  moelleux, 
et  la  dUIiûulté  de  la  taille  était  extrême  pour  donier  aux  caractères 
cette  égalité  et  cette  pureté  qui  charment  et  lep^sent  l'œil.  Les 
gulders  des  associés  s'en  allaient.  Mais  ce  qui  a  lu  surtout  retarder 
l'invention,  et  c'est  encofe  là  une  remarque  quia'a  pas  été  faite  par 
des  hommes  infiniment  plus  savans  que  nous,  c'est  un  défaut,  un 
défaut  de  race,  un  défaut  du  temps,  l'orgueil ie  Gutenberg. 

Croit-on  que  legentilhonmie  industriel  qui  le  prunier  réalisa  la 
phrase  de  Cicéron,  vaiaement  semée  dan^  le  i^hamp  de  seize  cents 
années,  surveillât  en  personne  ses  ouvriers,  s>n  atelier,  son  entre- 
prise, comme  Ain  gentilhomme  ou  un  prince  le  feraient  aujourd'hui? 

(1)  Voyez  les  dépositions  de  Schultheiss,  de  Sideiine^r  et  du  curé  Ëckbart.  Celle 
de  la  mercière  Barbara  et  sa  conversation  avec  Dryzeln  pendant  une  nuit  (  uffHn 
naehtalhrleye)  est  aussi  fort  curieuse.  l\  aurait  fallu  in  volume  pour  justifier  tous 
les  faits  et  toutes  les  assenions  du  texte. 


LES  OBfGim»  DE  LA.  PM^E.  919 

Non  pas.  Il  aurait  dérogé.  Il  était  féodal  et  chevaliBF  de' nom  et 
d'armes,  Gutenberg  Gensfleisch.  Il  donnait  des  idées.  Dryzehn, 
qni,  d*après  ses  conversations  rapportées  par  la  serrante  Barbara^ 
n*avait  pas  la  tête  très  forte,  se  chargeait  de  la  partie  matérielle; 
l'atelier  était  dans  sa  maison  à  Strasbourg.  Gutenberg,  homme  mys- 
térieux et  secret,  restait  dans  sa  propre  maison  du  faubourg.  Il  re- 
cevait ses  associés  et  les  faisait  boire  (1).  Ceux-ci  versaient  l'argent 
à  pleines  mains,  et  Gutenberg,  engagé  à  la  poursuite  de  ce  nou- 
veau monde,  s'endettait  horriblement.  Ils  ne  se  plaignaient  pas  du 
solitaire  dévoué  à  l'entreprise;  ils  se  ruinaient  de  compagnie,  ache- 
tant plomb,  étain,  matériaux,  coupant,  essayant,  fondant,  coulant  et 
ne  pouvant  obtenir  qu'une  imitation  imparfaite  des  manuscrits  si 
beaux  et  si  réguliers  où  la  main  des  scribes,  comme  dit  Janus  Dousa, 
poète  latin ,  a  semait  des  épis  de  caractères  élégans  sur  d^  plaines 
de  papier  vélin.  »  On  se  désespérait,  et  l'argent  s'écoulait.  Riff  quitta 
la  partie.  André  mourut,  sans  prononcer  une  parole  de  mauvaise 
humeur  contre  Gutenberg,  le  prince  de  ce  groupe,  et  qui  se  montre 
toujours  calme,  rêveur,  infatigable  et  mystérieux.  A  peine  André 
mort,  le  gentilhomme  se  souvient  qu'il  y  a  en  forme  une  feuille 
in-i"  prête  à  imprimer;  il  sait  la  valeur  de  sa  découverte  :  «  Allez 
vite,  dit-il  à  son  valet,  défaites  la  fornie  et  jetez  les  parties  qui  la 
composent  sur  la  presse  ou  sous  la  presse;  que  personne  n'en  voie 
rien.  y>  Il  ajouta  :  «  Telle  est  la  nature  de  la  chose  que,  les  parties 
une  fois  décomposées,  on  ne  sait  plus  ce  que  c'est.  » 

Le  frère  du  mort  est  si  persuadé  de  la  réussite,  qu'il  veut  rem- 
placer André  dans  l'affaire;  Gutenberg  le  déboute  de  sa  demande,  au 
moyen  d'un  procès.  En  14.42,  son  oncle  Loheymer  meurt  à  Mayence 
et  lui  laisse  une  rente  que  Gutenberg,  toujours  endetté  par  son  œuvre 
magique,  vend  au  chapitre  de  Saint-Thomas.  Enfin,  ruiné  sans  doute, 
il  quitte  Strasbourg,  et  l'on  n'entend  plus  parler  de  lui.  Pas  un  volume 
ne  porte  sa  signature.  Le  noble  ne  fera  pas  métier  d'artisan.  C'est  la 
première  époque  de  cette  misérable  vie.  Un  brave  bourgeois  est  tué 
déjà  par  la  première  explosion  de  cette  autre  poudre  à  canon,  et  les 
inventions  de  Guteûberg,  presse,  vis,  formes,  caractères  mobiles, 
essais  de  gravure  cb  relief,  n'ont  abouti  qu'à  des  résultats  incom- 
plets, sa  ruine  exceptée,  qui  est  complète. 

(I)  a  ...  Keingelt  nsgeben,  do  uise  fur  essen'und  trinken,  etc.  »  Déposittoir  de 
H^lmano. 

21. 


320  RBTUB  DES  DEUX  MONDES. 

Jusqa*en  1450,  il  disparaît,  noyé  sans  doute  dans  une  de  ces  ob- 
scurités où  la  misère  plonge  ceux  que  la  Némésis  choisit.  Pendant 
ce  temps,  FEurope  avançait,  et  la  France  faisait  ses  affaires;  F  An- 
glais, chassé  de  Paris,  chassé  de  Bordeaux,  acculé  à  la  mer,  qui  est 
son  domaine,  laissait  partout  ses  morts  sur  nos  parages.  L*£spagne 
marchait  à  sa  libération  définitive,  et  l'Italie  étincelait  des  clartés  de 
Tart.  Nous  retrouvons  tout  à  coup  Talchimiste  gentilhomme  sans 
le  sou ,  mais  sans  crainte,  à  Mayence,  en  1450.  Il  avait  quarante-un 
ans.  Déjà  la  plus  belle  portion  de  son  âge  était  dévorée  par  le  tra- 
vail. Il  cherchait  ce  qui  manque  toujours  au  génie,  Fargent.  Sans 
doute  il  eut  quelque  peine  à  le  trouver;  ne  pouvait-on  pas  dire  qu*il 
avait,  neuf  ans,  travaillé  au  grand  œuvre  et  n'avait  rien  produit,  que 
par  conséquent  il  en  imposait?  Enfin  il  trouva  son  homme,  et  le  troi- 
sième acte  héroïque  s'ouvrit. 

Un  vieil  orfèvre,  usurier,  riche  et  retors,  avait  une  fille  nommée 
Christine  et,  selon  Fusage  du  temps  et  de  F  Allemagne,  Fustinn,  parce 
que  lui  s'appelait  Faust.  II  comprit  que  la  fortune  lui  venait,  amenée 
par  le  génie;  mais,  dans  le  contrat,  il  prit  ses  précautions,  n'avança 
son  argent  qu'à  très  gros  intérêts  et  se  réserva  les  bénéfices.  Guten- 
berg  avait  donné  son  dernier  gulden  pour  avoir  du  plomb.  L'orfèvre 
avance  huit  cents  gulders.  Gutenberg  sera  vaincu  par  For  et  la 
ruse.  II  continue  à  imprimer  et  à  lutter  contre  toutes  les  difficultés 
de  l'alliage  et  de  la  fonte.  Il  cherche,  il  projette,  il  travaille,  il  dé- 
pense. Alors  paraît  sur  la  scène  un  nouvel  acteur  fort  intéressant  et 
qui,  va  décider  de  la  destinée  de  Gutenberg.  C'est  un  jeune  clerc 
qui  a  voyagé,  qui  a  vu  la  belle  ville  de  Paris  et  qui  a  exercé  dans 
FUniversité  le  métier  de  copiste.  Il  écrivait  merveilleusement  bien, 
et  on  voit  dans  plusieurs  bibliothèques ,  entre  autres  dans  celle  de 
Strasbourg,  des  manuscrits  signés  de  lui  qui  sont  des  chefs-d'œu- 
vre. Il  se  nomme  Pierre  Schœffer,  il  est  roturier;  le  vieux  Faust 
Fadmet  chez  lui  pour  Faider  dans  ses  travaux.  On  peut  croire  que 
la  jeune  Fustinn  partagea  Fadmiration  de  son  père  pour  la  science 
du  voyageur.  Profitant  des  longs  travaux  précédens,  adresse  ou 
bonheur,  Fun  et  l'autre  sans  doute,  le  jeune  clerc,  qui  cherchait 
aussi  le  grand  œuvre,  apporte  un  jour  à  l'orfèvre  une  belle  feuille, 
bien  réussfe,  égale,  semblable  au  manuscrit  le  plus  net.  Depuis 
vingt-cinq  années,  on  tendait  à  ce  but.  Dryzehn  était  mort  à  la  peine. 
Gutenberg  y  avait  blanchi.  C'était  vers  1454.  0  joie  pour  le  vieux 
Faust  1  II  y  retrouvera  toutes  ses  avances  avec  dépens,  fraîs  et  inté- 


LES  0RI6DIB8  DB  LA  PUMB.  SSl 

rets,  tous  ses  métaux  qo*il  a  fondus,  et  que  le  creuset  de  Gutenberg 
a  détruits  pour  essayer  le  nouvel  alliage  I  Le  glorieux  Schœffer  est 
conduit  à  Tautel ,  où ,  couvert  de  gloire  et  d*encre  d'imprimeriet  fl 
épouse  Christine  Fustinn. 

Gutenberg  vieillit  et  ne  sert  à  rien.  Gentilhomme  et  fier,  il  vit 
isolé;  les  huit  cents  gulders  ont  rapporté  des  intérêts;  Faust  est  un 
homme  habile,  il  connaît  les  aflbires  de  ce  monde.  N*ayant  plus  be- 
soin de  son  associé,  il  lui  fait  un  procès,  a  Rendez-4noi  deux  miHe 
vingt  guUerSy  »  intérêts  compris.  La  sonune  avait  fructifié;  huit  cents 
fiaient  deux  mille,  c*est  ^arithmétique  de  Tusure.  Gutenberg  ne 
pouvait  que  perdre  son  procès  :  il  le  perdit,  fut  exprojMié,  laissa  ses 
matériaux ,  ses  caractères  et  ses  presses  à  Faust,  secoua  la  poussière 
de  ses  pieds,  et  quitta  Mayence,  vaincu  par  Tor,  comme  il  avait 
quitté  Strasbourg,  vaincu  par  la  pauvreté.  On  ne  sait,  pendant  dix 
ans,  ce  qu'il  devint  (1). 

A  cinquante-cinq  ans,  il  n'avait  pas  de  pain.  Consonunée  dans  une 
seule  œuvre,  sa  vie  s'était  perdue.  Le  prince  évéque  de  Mayence, 
Adolphe  de  Nassau ,  le  recueillit  par  charité  en  1465,  et  lui  fit  une 
pension  en  l'admettant  parmi  ses  gentilshommes.  Il  consacra  encore 
son  argent  à  travailler  à  son  art  favori  et  sa  fierté  à  le  cacher.  Tous 
les  historiens  de  la  typographie  ont  cherché  pour  quoi  Gutenberg  n*à 
pas  réclamé,  pourquoi  aucun  livre  ne  porte  son  nom;  la  cause  en  est 
claire.  Il  était  trop  gentilhomme  pour  avouer  son  génie.  Ce  don  Qui- 
chotte d'espèce  nouvelle  use  quarante  obscures  années  à  doter  le 
monde  de  la  grande  invention  et  aime  mieux  être  volé  par  Sancho 
que  de  descendre  à  la  plainte  ou  de  s'avouer  artisan.  Du  temps  dç  * 
son  association  avec  Faust,  on  avait  commencé  Fimpression  d'na 
beau  psautier,  le  chef-d'œuvre  de  Tart  naissant.  Il  eut  la  douleur  de 
le  voir  paraître  en  1457,  lorsque  peut-être  il  était  en  prison,  ce  qui 
semble  assez  probable.  Pendant  ce  temps,  Faust  et  Schœffer  ache- 
vaient leur  entreprise,  et  ces  beaux  livres  qu'ils  déclaraient  écrits 
sans  plume  et  faits  par  un  procédé  magique  étonnaient  toute  l'Eu- 
rope. Qu'il  nous  soit  permis  de  nous  figurer  les  souffrances  de  cet 
inventeur  pendant  les  douze  années  de  son  noviciat  et  son  angoisse, 
dans  la  prison  peut-être;  où  peut-il  avoir  été  si  ce  n'est  là?  Enfin  il 

(1}  Je  m^écarte  de  quelques  hypothèses,  spiritueUement  déduites,  diaprés  les- 
quelles Gutenberg,  endetté,  ruiné,  chassé  par  le  vieux  Faust,  aurait  fondé  àMayenoe 
un  atelier  rival.  Je  m*en  tiens  au  texte  des  documens,  à  Tabsenoe  totale  de  preuves 
relatives  à  ce  nouvel  atelier,  et  surtout  au  train  commun  des  choses  humaineS' 
qui  frappe  d'une  inipuissauce  incurable  Thomme  que  la  fortune  a  vaincu. 


822,  maanm  dus  dbox.  monde». 

meurt  à  plus  desoiiante  ans^  et  le  syndic  Humery,  qui  s*appelait  Ho- 
merius  par  amour  de  Tantiquité,  hérite  de- ^es  instrumens,  sous  la 
condition  que  Tévéque  de  Mayence  lui  impose  de  ne  pas  les  em- 
porter de  la  ville. 

Cependant  le  beau^përe  et  Fheureux  gendre  adoré  que  Faust,  au 
bas  d'un  livre,  appelle  Peter  meus^  mon  petit  Pierre,  achèvent  leur 
édifice  sur  la»cendre  de  Tinventeur.  Ils  pensent  à  faire  beaucoup 
d'argent,  à  tenir  leur  art  mystérieux ,  secret ,  magique ,  à  vendre 
cher,  à  fabriquer  vite,  à  faire  fortune.  Ils  établissent  leur  sanctuaire 
dans  des  caves,  in  œdibus  subterraneiSy  Faust,  magicien  à  barbe  blan- 
che ,  fait  jurer  sur  la  bible  à  ses  ouvriers  qu'ils  ne  diront  pas  un  mot 
du  mystère;  il  leur  fait  signer  des  billets  payables,  s'ils  ne  gardent 
pas  le  secret,  et  pour  dernière  précaution  qui  équivalait  à  toutes  les 
autres,  il  ne  les  laisse  pas  sortir.  C'étaient  de  vrais  esclaves,  dît  un 
auteur,  velut  in  ergastulo  hahiti.  Au  bas  de  ses  impressions,  il  ne 
s'attribue  pas  l'invention,  afin  de  ne  pas  exciter  la  colère  de  Gutén- 
berg,  qui,  après  tout,  peut  parler;  mais  il  y  place  son  nom  et  celui  de 
son  gendre,  et  parle  de  Vart  magique,  de  Vinvention  divine  (\m  lui  a 
fourni  ce  moyen  ce  d'écrire  sans  plume.  »  Puis,  apprenant  que  Paris 
est  curieux  de  telles  nouveautés ,  il  part  pour  cette  ville,  y  vend  très 
cher  ses  belles  bibles,  comme  si  c'étaient  des  manuscrits,  et  y  meurt 
de  la  peste,  au  milieu  des  satisfactions  de  son  avarice ,  deux  années 
avant  Gutenberg.  C'était  un  terrible  homme  que  le  vieux  Faust. 

Schœffer,  qui  avait  été  tenu  en  bride  par  lui ,  continuait  à  exploiter 
son  atelier  un  peu  moins  sévèrement,  car  il  avoua  la  vérité  à  l'abbé 
Tritheim  qui  la  consigna  dans  sa  chronique  (1).  Mais  une  nuit,  les 
cloches  sonnent,  les  tambours  battent,  la  ville  est  pillée;  deux  arche- 
vêques, Adolphe  de  Nassau  et  Dieterich  de  Mayence,  se  la  disputent. 
Adolphe  reiste  vainqueur.  Depuis  ce  temps,  on  n'entend  plus  parler  de 
Schœffer,  apparemment  tué,  dans  ses  caves  souterraines,  par  quel- 
que soldat  ivre.  Il  faut  en  efiet  que  ce  siège  ait  été  sanglant  pour 
que  tous  les  ouvriers  de  Schœffer  se  soient  enfuis;  il  faut  que  Schœf- 
fer y  ait  péri  pour  que  l'on  n'entende  plus  parler  de  lui  désormais. 
Son  fils  Jean  lui  succède  et  avoue  dans  la  dédicace  de  son  beau  Tite- 
Live,  offert  à  Maximilien,  que  l'invention  primitive  appartient  à  Gu- 
tenberg. 

Aussitôt  il  part  des  imprimeurs  pourNaples,  pour  Paris,  pour  Rome, 
pour  Milan ,  pour  Florence.  C'est  une  graine  d'imprimeurs  qui  se  ré- 

(1)  Hirsaug.  Chrowic» 


LES  ORIGINES  BE  LA  PBfiSSE.  338 

pand  dans  Tair.  Le  monde  de  la  pensée  est  conquis.  Qiese  étrange» 
exceptée  Finnocente  Fustinn,  qui  semble  n'avoir  d'autre  r^e  que 
d'aimer  Schœflfer  ot  de  Tépouser,  tous  nos  actews  meurent  tris- 
tement et  tragiquement  :  Tavare  et  fourbe  Faust,  de  la  peste;  Gu- 
tenberg,  réduit  à  Taumône;  SchœflTer,  pUlé,«t  André  Dryzehn  de  dou- 
leur et  ruiné.  Légende  singulière  et  pleine  «de  passion  ^que  Watter 
Scott  n'eût  pas  dédaignée.  Le  génie  humain  a  enfin  trouvé  son 
trjunent ,  rapide,  violent,  éternel.  Comment  s':en  servîra-t-il? 


II.  —  «rrraoLOGiE  de  la  abes^b.  —  légendes  de  haelbh, 

DE  EAMBBEG  ET  D-QXFORD. 

Mayence  est  en  flammes;  un  évoque  l'assiège,  un  évéque  la  .dé- 
fend. Les  soldats  d'Adolphe  de  Nassau  la  mettent  au  pillage,  et,  dans 
les  ruines  de  1  atelier  souterrain  où  le  vieux  Faust,  ce  sorcier  de  l'im- 
primerie naissante,  avait  caché  ses  ouvriers,  on  voit  entassés  péle- 
méle  les  presses  primitives ,  les  caractères  inventés  par  Gutenbe^, 
et  Scbœfier  lui-même  égorgé  au  milieu  des  instrumens  de  ce  grand 
art  naissant,  dont  il  a  hérité  et  qu'il  a  perfectionné.  Aussitôt  se  ré- 
pandent dans  toutes  les  directions  les  hommçs  que  le  vieux  F^aust 
avait  associés  dans  cette  franc-maçonnerie  de  la  pensée  et  de  l'indus- 
trie.  Ils  ne  se  croient  plus  liés  par  aucun  serment;  ils  vont  exercer 
eux-mêmes  cette  science  magique,  conune  ils  le  disaient  au  bas  de 
leurs  livres  primitifs,  ce  secret  d'écrire  sans  main  et  sans  plumes,  par 
une  me?^veiUeme  concordance  de  moules  et  de  types.  C'est  bien  un  art 
allemand,  une  science  germanique;  si  les  provinces  rhénanes  et  les 
Flandres  l'ont  nourri ,  c'est  l'Allemagne  qui  l'ndqpte.  Partout  les  pre- 
miers missionnaires  de  l'imprimerie  sont  les  apôtres  sortis  du  caveau 
de  Faust.  Menteiin  s'établit  à  Strasbourg  en  1466,  Ulrich  2ell  à  Co- 
logne en  1467,  Zainer  à  Augsbourg  en  1468,  Sensenschmid  à  Nu- 
remberg en  1470,  Richel  à  Bâle  en  1474,  Briaendisà  Lubeck  en  147$; 
les  trente  premiers  imprimeurs  dont  on  cite  et  connaît  les  noQis 
sont  Allemands.  C'était  pourtant  le  pays  le  plus  arriéré  de  toute  l'Eu- 
rope. Ainsi  les  forces  naïves  et  ingénues,  le  courage,  la  patience  » 
l'ardeur  soutenue  de  la  lutte,  tout  ce  que  les  nations  civilisées  per4wt 
dans  leurs  plaisirs  se  trouve  en  dépôt  chez  les  natiops  neuves  et 
barbares;  c'est  là  que  Dieu  vient  reprendre,. au  ^noment  nécessaire, 
l'élément  dont  la  civilisation  a  besoin,  la  sève  et  la  vigueur  gui  renou- 
vellent le  monde. 


33k  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  esprits  attendaient,  les  peuples  étaient  préparés;  la  flamme 
jetée  dans  les  épis  gagne  et  dévore  la  moisson  sèche  et  jaunissante  avec 
une  rapidité  moins  énergique  que  celle  qui  propagea  rirapriraerie 
en  Europe.  En  vingt  années,  de  1466  à  1486,  on  voit  quatre-vingt- 
six  ateliers  d'imprimerie  qui  sortent  de  terre,  et  cela  non-seulement 
dans  les  capitales,  mais  dans  de  petites  villes  de  second  et  de  troi- 
sième ordre,  comme  Alost,  Udine,  Zwoll,  Reggio,  Rostock,  Ulm  et 
Lawingen.  La  merveille  enivrait  toutes  les  pensées,  savans  et  rois, 
manans  et  grands  seigneurs.  Ceux  qui  ne  connaissaient  pas  les  dé- 
tails de  l'opération  magique  s'ingéniaient  à  la  deviner;  ils  passaient 
des  mois  à  imiter  Gutenberg,  à  fondre,  à  couler,  à  tailler,  à  égaliser 
des  caractères.  Toute  une  famille  se  mettait  à  l'œuvre,  et  à  la  fin  de 
ces  vieux  livres,  elle  ne  manquait  guère  de  chanter  le  Te  Deum  de 
son  chef-d'œuvre  accompli.  A  Florence,  un  orfèvre  nommé  Bernard 
Cennini,  aidé  de  ses  fils  Pierre  et  Dominique,  parvint  à  imprimer, 
en  1472,  la  vie  de  sainte  Catherine  de  Sienne,  exploit  dont  il  conserva, 
dans  ces  mots  naïfs  qui  terminent  le  volume,  le  souvenir  mémo- 
rable :  Aidé  de  mon  fils  Dominique^  jeune  homme  d'un  très  bon  ca- 
ractère y  fai  gravé  sur  cuivre  et  ensuite  fondu  les  lettres  qui  m^ont 
servi  à  imprimer  ce  volume;  mon  autre  fils  Pierre  Va  corrigé  avec 
tout  le  soin  quHl  a  pu  y  mettre.  —  Tu  vois,  ajoute  le  républicain  de 
Florence,  qu'il  n'y  a  rien  que  ne  puisse  faire  le  génie  des  Floren- 
tins : 

Florentinis  ingeniis  nil  arduum. 

Que  devinrent,  dans  ce  mouvement  général  émané  de  l'Alle- 
magne, notre  France  et  sa  grande  ville?  Bientôt  nous  examine- 
rons en  détail,  dans  toute  l'Europe  et  chez  nous-mêmes,  les  progrès 
rapides  de  l'invention  nouvelle.  J'ai  encore  à  parler  de  ses  temps 
fabuleux,  de  sa  mythologie,  de  sa  légende;  légende  curieuse,  néces- 
saire à  l'histoire  de  l'esprit  humain.  C'est  un  conte  de  fées,  un  rêve 
allemand  à  propos  de  types  de  plomb  et  de  morceaux  d'étain.  Tout 
le  monde  attendait  ce  messie  industriel  avec  tant  d'anxiété,  on  avait 
si  long-temps  travaillé  à  trouver  le  grand  arcane,  les  premiers  essais 
avaient  été  couverts  de  si  mystérieuses  ténèbres,  et  l'on  était  si 
légitimement  glorieux  du  succès  obtenu,  que  l'imagination  popu- 
laire, travaillant  à  sa  guise  sur  la  réalité  de  la  merveille,  la  fit  dispa- 
raître dans  l'éclat  fabuleux  de  ses  arabesques.  Rien  de  plus  maté- 
riel sans  doute  que  les  procédés  de  l'imprimerie;  rien  de  plus  idéal 
que  cette  légende  que  l'orgueil  national  a  brodée  de  mille  façons 


LES  ORIGINES  DE  LA  PRESSE.  325 

hétéroclites.  L'histoire  des  fictions  n'est  pas  à  dédaigner;  tissue  par 
notre  folle  du  logis ,  Timagination,  elle  donne  la  couleur  à  la  vie,  et 
Féclat  aux  réalités.  L'impression  est  descendue  du  ciely  dit  FAnglais 
Burges.  A  ce  titre,  elle  a  sa  légende.  La  Hollande,  la  Belgique» 
ritalie,  r Angleterre,  fabriquèrent  de  singuliers  contes  que  Ion  a  pris 
pour  la  vérité,  et  qui  devaient  assurer  à  telle  ou  telle  ville  le  grand 
titre  de  mère  de  l'imprimerie, 

Conunençons  par  l'Angleterre.  En  fait  d'orgueil  national,  elle  n'est 
pas  la  moins  hardie,  et  ici  son  invention  romanesque  doit  prendre 
le  pas  sur  toutes  les  autres. 

Henri  VI,  dit  la  légende  anglaise,  entendant  l'archevêque  de  Can- 
torbéry  faire  tout  haut  l'éloge  de  l'invention  de  l'imprimerie,  qui 
ne  se  pratiquait  encore  que  dans  deux  villes i  Mayence  et  Harlem» 
envoya  un  agent  déguisé,  qu'il  chargea  de  dérober  à  ces  villes 
leur  secret,  de  leur  escamoter  leur  invention.  Mayence  et  Harlem 
se  tenaient  sur  leurs  gardes,  fort  jalouses  de  leur  trésor;  souvent 
elles  avaient  mis  en  prison  des  étrangers  soupçonnés  d'une  inten- 
tion subreptice.  Le  diplomate  déguisé  ne  pénétra  donc  pas  dans  la 
ville;  mais,  au  moyen  d'une  bonne  fenune  qui  vendait  des  herbes,  il 
parvint  à  se  mettre  en  rapport  avec  l'un  des  ouvriers  de  Gostar,  l'im- 
primeur de  Harlem.  On  le  couvrit  d'or;  il  se  sauva  de  la  ville,  malgré 
la  vigilance  des  sentinelles  qui  protégeaient  l'imprimerie  naissante» 
et  sous  bonne  garde  vint  établir  ses  presses  à  Oxford.  Ce  traître, 
nommé  Corsellis,  ne  fut  laissé  libre  que  lorsque  l'on  eut  obtenu  de 
lui  toute  la  révélation  du  mystère.  Il  travailla  sous  clé,  avec  deux  hal- 
lebardiers  à  côté  de  lui.  On  ne  cite  pas  un  seul  livre  qui  porte  sa 
signature ,  et  le  savant  docteur  Middleton  a  osé  le  traiter  d'impri- 
meur idéal;  mais  comme  il  y  a  encore  des  Corsellis  dans  l'Oxford- 
shire,  les  bons  Anglais  soutiennent  que  les  premières  impressions 
appartiennent  à  ces  Corsellis. 

Malheureusement,  d'autres  Anglais  de  bonne  foi,  Middleton,  Cotton 
et  le  charmant  historien  littéraire  D'Israëli ,  ont  cherché  la  source 
du  conte.  C'est  un  intérêt  de  servilité  politique  qui  l'a  inventé.  Sous 
Charles  II ,  pendant  cette  restauration  anglaise  qui  fit  tant  de  bas- 
sesses ,  et  qui  copia  si  follement  la  France  de  Louis  XIV,  un  avocat 
royaliste,  voulant  délivrer  la  couronne  de  l'embarras  que  lui  causait 
la  presse,  conçut  une  des  idées  les  plus  comiquement  ingénieuses 
et  les  plus  burlesquement  politiques  dont  un  homme  de  parti  puisse 
s'aviser.  Il  prétendit  faire  du  roi  le  seul  imprimeur  de  l'Angleterre; 
le  pouvoir  dormirait  bien  tranquille  :  il  n'imprimerait  que  ce  qui  lui 


9B6  wÊTSEr  ]»ES  Dure  mmvm. 

plairaH;  Mais  9wt  qaéi  fioader  ce  nouveau  privilège  de  la  coorotme? 
Sur  un  conter  Atkios  in¥enta  ee  Corsellis,  agent  du  roi<  au  xv""  siëete, 
et  chargé  dlntroduire  à'  Oxé)rd  la  presse  et  les  caractères^  D'après 
cet  ingénieur  roman,  que  Meermawdiscute  avec  un  grand  sérieux,'  le 
trône,  ayant  importé  l'imprimerie' en  Angleterre  et  ne  Vayant  jamais 
cédée  à  personne,  a  le  droit  de  la  confisquer  à  son  profit,  ou  delà 
reprendre,  si  elle  lui  a  été  enlevée,  et  tout  irapriraear ,  par  cela  seul 
qu'il  imprime,  a  droit  à  être  pendu;  ce  qui  est  un  très  beauf  raison- 
nement, digne  de  ces  temps  de  folie  désespérée* (1). 

Telle  est  la  légende  d'0?Lford.  Bamberg  a  aussi  la  sienne  {%  ainsi 
que  Florence  (3),  qui  s'app  uie  sur  l'autorité  de  ce  bon  Cennini ,  que 
nous  avons  vu  travailler  tout  à  l'heure  avec  ses  deux  fils, — atnsi  qae 
la  ville  d'Anvers ,  fière  dé  son  antique  corporation  des  imprimeur»  de 
cartes  à  jouer,  qu'elle  essaie  de  confondre  avec  les  imprimeuns  de 
lettres  moulées  et  de  caractères  mobiles  (k).  Innocente  suppositfon 
d'état,  pardonnable  mensonge,  amusement  d'un  amour-propre  peu 
dangereux!  Tout  le  monde  avait  quelques  prétentions  légitimées;  les 
vœux,  le  désir,  le  travail,  les  longs  efforts,  les  tentatives  multipliées 
appartenaient  évidemment  à  ce  pays  limitrophe  de  l'Allemagne  et  de 
laiFrance^  qui  fut,  au  moyenrdge,  la  vraie  patrie  de  l'industrie  bour- 
geoise. Vous  diriez  que  la  France,  le  monde  de  l'action,  la  patrie  du 
fait  pratique,  devait  s'entendre  et  se  liguer  avec  la  Germanie ,  le 
nafonde  de  la  pensée  métaphysique^  pour  faire  éclore  la  découverte 
qui  rend  la  pensée  active,  et  la  perpétue  sous  une  forme  palpable. 
Harlem,  Anvers,  Strasbourg,  Mayence,  Bâle,  Nuremberg,  toute 
cette  ligne  de  villes  commerçantes,  catholiques,  curieuses,  indus- 
trieuses, depui»  la  mer  jusqu'aux  limites  de  la  Suisse,  a  pris  surtout 
part  à  la  fabrication  de-ces  petits  livres  sacrés  qui  ont  devancé  l'im- 
primerie. En  la  devançant,  l'ont-ils  créée?  Non  sans  doute;  ils  pré- 
paraient, sans  l'atteindre,  le  point  de  perfection  praticable,  conquis; 
vers  1451,  par  Gutenberg,  qui  périt  dans  son  œuvre  même,  et  qui  en 
laissa  le  fruit  à  de  plus  rusés,  comme  il  arrive  toujours. 

Mais  Harlem  nous  attend  et  nous  appelle;  elle  a  aussi  son  grand 
homme,. qui  s'appelle  Costar.  Il  n'est  pas  tout-à-fait  certain  que  ce 
grand  homme  ait  jamais  existé.  La  Sema  ne  4e  pense  pas.  De  grandes 
autorités,  M.  Van  ft^aôW  M.  Brunet,  M.  Renouard,  repoussent  très 

(1)  Voyez  AtkiDS  On  the  Origin  ofPrinting. 

(2)  Voyez  Peignot,  Dictionnaire  bibliographique,  article  Bamberg. 

(3)  Voyez  Domenicho  Manni ,  Délia  prima  profnulgazione  de'  libri,  1761. 

(4)  Desroches,  Invention  de  V Imprimerie.  Bruxelles,  1777. 


LES  ORIGINES  DE  LA  PRESSE.  32? 

yivement  cette  opinion,  qui,  pouf  messieurs  d6  Harlem,  est  ar- 
rivée à  l*état  de  croyance  et  de  fanatisme.  Meerman  y  avait  consacré 
sa  vie  et  un  gros  volume  bien  écrit.  La  légende  harlémienney  aban- 
donnée au  xviir  siècle,  vient  d'être  brillamment  ravivée  par  un  ar- 
tiste érudit  que  je  ne  combattrai  pas  (1). 

Est-il  bien  vrai  qu'un  rêveur,  se  promenant  dans  une  pâle  forêt 
hollandaise,  au  milieu  des  bouleaux  gémissans  et  de  leurs  feuillages 
blancs  et  plaintifs,  ait  vu,  comme  le  dit  M.  Michelet,  Técorce ridée 
des  hêtres  se  détacher  d'elle-même  en  lettres  mobiles,  et  vouloir 
parler?  C'est  la  tradition  hollandaise;  j*y  crois  faiblement,  les  Hol- 
landais doivent  me  le  pardonner.  Us  ont  institué  des  fêtes  séculaires 
en  l'honneur  de  Costar,  béni  sa  maison ,  érigé  sa  statue;  mais  cela 
ne  prouve  rien.  D'après  cette  légende,  le  bourgeois  de  Harlem» 
Coster  ou  Costar,  eut  un  jour  l'idée  dé  tailler  ces  écorces  de  hêtre» 
et  d'en  faire  des  lettres;  l'écorce  de  hêtre,  dit  M.  Renouard,(ne  se 
prête  à  rien  de  tel  et  ne  a  supporterait  aucune  pression ,  comme 
peuvent  s'en  convaincre  tous  ceux  qui  ont  d^s  leur  bûcher  quel- 
ques morceaux  de  ce  boi$.  »  Cette  imprimerie  primitive  attira  une 
foule  d'acheteurs;  puis,  une  belle  nuit  de  Noël,  voici  qu'un  ouvrier 
de  Costar,  qui  était  le  frère  aîné  de  Gutenberg,  dévalisa  l'imprimerie 
de  son  maître  et  emporta  tout,  presse,  caractères,  ustensiles  :  il  se 
sauva  ÀMayence,  où  il  trouva  son  frère  cadet,  notre  ami  Jean,  auquel 
il  livra  le  secret  fatal.  C'est  là  un  conte  bizarre  :  un  docteur  assez  peu 
croyable,  quoique  médecin,  nommé  Adrien  Junius,  ou  plutôt  Der 
Jonghe,  l'inséra  dans  un  livre  écrit  en  l'honneur  de  la  Hollande,  cent 
cinquante  ans  après  l'inyention  de  l'imprimerie,  et  il  eut  soin  de  dire 
qu'il  le  tenait  d'un  vieillard  qui  l'avait  entendu  dire  à  un  autre  vieil- 
lard, lequel  autre  vieillard  fut  jadis  l'ami  de  ce  chimérique  Costar. 
Là-dessus  la  ville  de  Hariem  a  bâti  une  statue  à  Costar;  elle  lui  a 
donné  un  visage  de  fantaisie  et  l'a  divinisé.  Je  n'y  vois  pas  le  moin- 
dre mal. 

(1)  L'existence  d'un  véritable  Costar  ou  Gosier,  qui,  imprimeur  à  fiariem  en 
1480,  aurait  possédé  le  secret  de  la  mobilité  donnée  aux  types,  e&t  encore  un  point 
hypothétique  et  conjectural  sur  lequel  je  rçgi'eUe  de  m'écarier  de  quelques  bril- 
lantes déductions  récemment  appuyées  par  beaucoup  de  sagacité  et  d'érudition.  Que 
la  première  idée  de  l'imprimerie  mobile  ait  été  suggérée  à  Gutenberg  par  la  vue 
d'an  petit  livret  hollandais  ou  Donat  gravé  sur  bois,  rien  de  plus  vraisemblable; 
mais  entre  ces  Donats  et  la  belle  Bible  de  Mayence,  il  y  avait  un  espace  immense 
à  franchir  :  Gutenberg  en  eut  le  pressentiment;  il  le  franchit  et  y  périt.  Faust  en 
recueillit  le  bénéfice,  et  l'imprimerie  fut  créée. 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  statue  de  Gutenberg  vêtu  en  ouvrier,  ce  qui  est  une  faute 
conunise  par  le  grand  sculpteur  Thorwaldsen  (Gutenberg  était  avant 
tout  gentilhomme  )  y  a  été  aussi  inaugurée  chez  les  Mayençais. 
Schœffer,  qui  me  semble  plutôt  un  heureux  coureur  d'aventures 
qu'un  grand  homme,  possède  la  sienne  à  Gernsheim.  Le  canon  est 
la  dernière  raison  des  rois;  il  paraît  que  les  statues  sont  la  dernière 
raison  des  savans.  Quand  même  on  y  ajouterait  celle  de  Jansen  à 
Anvers,  celle  de  Mentelin  à  Strasbourg,  celle  du  fantastique  Corsellis 
à  Oxford,  et  celle  de  Cennini  à  Florence,  ces  statues  n'auraient  rien 
de  très  instructif.  Les  sept  statues  ne  prouveraient  rien.  Dans  cette 
question ,  il  faut  bien  se  garder  d'écouter  les  gens  de  Bamberg,  de 
Harlem,  de  Mayence,  d'Oxford  et  de  Strasbourg;  tous  ont  des  pré- 
tentions. Ce  qu'on  doit  consulter,  c'est  l'histoire  humaine,  plus  in- 
téressante et  plus  vraie  que  cette  grande  et  interminable  controverse 
soutenue  par  d'honnêtes  bourgeois  préchant  chacun  pour  son  saint, 
et  quand  les  argumens  sont  épuisés,  mettant  un  champion  armé  à 
leurs  portes,  accompagné  d'une  armée  de  savans  qui  disent  mille 
folies.  Voltaire  n'aurait  pas  manqué  de  recueillir  ces  étranges  bi- 
zarreries et  de  s'en  amuser  quelques  instans.  Les  auteurs  des  dis- 
cours prononcés  en  Allemagne  en  offrent  une  collection  curieuse. 
L'un  écrit  un  discours  sur  Y  Impression  produite  par  l'Impression,  jeu 
de  mots  délicieux;  l'autre  adresse  une  superbe  hypotypose  aux  types, 
qui  sont,  dit-il,  des  semences  plus  fécondes  que  le  blé  et  plus  puis- 
santes que  des  cartouches;  un  troisième  nomme  les  imprimeurs  les 
«  embaumeurs  du  passé,  »  et  dit  que  l'encre  de  l'imprimerie  a  rem- 
placé la  myrrhe  d'Arabie  (1).  Passons  sur  ces  saillies  d'un  enthou- 
siasme de  mauvais  goût,  et  revenons  à  l'histoire  véritable. 


III.  —  DÉBUTS  ET  PROGRÈS  DE  L^IMPRIMERIE  EN  EUROPE.  — 
L* ATELIER  D*ALDE  MAIfUCE.  —  LUCRÈCE  BORGIA. 

L'imprimerie,  dès  long-temps  préparée  par  les  arts,  par  le  com- 
merce, parla  dévotion,  par  le  besoin  d'apprendre  et  le  mouvement 
des  esprits,  inventée  sur  la  limite  de  la  France  et  de  l'Allemagne, 
traversa  les  Alpes,  et,  à  peine  arrivée  en  Italie,  elle  y  prit  feu  pour 
ainsi  dire.  C'était  là,  dans  cette  malheureuse,  brillante  et  magnifique 
Italie,  sillonnée  par  le  commercé,  baignée  de  voluptés,  éclatante  de 

(1)  Voyez  Aretin ,  Vébw die  Folgen,  etc.;  Munich,  1801. 


LES  ORIGINES  DE  LA  PRESSE.  329 

génie,  que  la  flamme  trouvait  ses  alimens  tout  préparés.  Deux  des 
ouvriers  de  Gutenberg,  Arnold  Pannartz  et  Conrad  Schweynheîm, 
allèrent  s'établir  à  Subiaco,  et  de  ce  couvent,  situé  dans  une  gorge 
solitaire  des  Apennins,  firent  une  imprimerie.  Les  solitaires  des  Apen- 
nins vendaient  très  peu,  et  leur  magasin,  situé  dans  une  localité  qui 
ne  favorisait  point  le  commerce,  leur  laissèrent,  comme  ils  le  dirent, 
beaucoup  d'exemplaires  sur  les  bras;  ils  demandèrent  secours  au 
pape  Paul  II ,  et  ils  l'obtinrent,  propter  nimiam  paupertatem ,  à  cause 
de  leur  excessive  pauvreté.  Le  pape  les  fit  venir  à  Rome,  et  bientôt 
Venise,  Milan,  Vérone,  Ferrare,  Florence,  Naples,  Trévise,  Cré- 
mone, Mantoue,  Parme,  Padoue,  eurent  leurs  imprimeries. 

C'était  une  magie  de  voir  tous  les  morts  de  Tantiquité  se  redresser 
dans  leur  tombe,  pourvus  d'immortalité  et  populaires;  le  caractère 
de  la  presse  est  surtout  d'être  populaire.  Les  grands  et  les  princes 
non-seulement  ne  s'opposaient  pas  à  ce  mouvement  triomphal,  mais 
ils  le  favorisaient.  Us  ne  virent  l'insurrection  probable  des  esprits  que 
{dus  tard,  quand  leur  intérêt  menacé  les  avertit.  Papes  et  cardinaux, 
altesses  et  grandes  dames,  s'empressèrent  autour  de  ce  berceau 
d'Hercule.  Les  premiers  patrons  du  géant  qui  venait  de  naître  furent 
Paul  II,  Léon  X,  Maximilien,  Ximenès,  Henri  VIII,  François  I", 
Elisabeth.  On  vit  François  I"  visiter  l'atelier  de  l'imprimeur,  et  rester 
debout  pendant  que  l'on  corrigeait  une  épreuve,  a  afin,  disait-il,  de 
prouver  son  respect  pour  la  science.»  Une  étrange  association,  qui. 
va  nous  surprendre ,  protégea  surtout  le  développement  de  l'impri- 
merie en  Italie  :  on  y  voit  réunis  le  cardinal  Bembo,  ce  poète  ero- 
tique, ce  philosophe  galant,  que  la  beauté  de  Lucrèce  Borgia  avait  si 
vivement  charmé;  le  savant  Aide  Manuce,  l'auteur  de  ce^  chefs-d'œu- 
vre d'impression  qui  se  vendent  au  poids  de  l'or,  et  Lucrèce  Borgia, 
la  célèbre  et  terrible  femme  que  l'on  sait.  Bembo  le  cardinal  avait 
tout  crédit  sur  l'esprit  de  Lucrèce.  Un  jour  cette  femme,  qui  avait, 
dit-on,  autant  d'esprit  qu'elle  avait  de  vices;  Lucrèce  que  son  poète 
Strozzi  nous  montre  couverte  de  longs  cheveux  blonds  tombant  sur 
ses  épaules  et  noués  par  une  bandelette  noire,  l'œil  noir  et  ardent, 
les  formes  vigoureuses  et  presque  viriles  : 

Plusque  tua  igniferi  forma  vigoris  habet! 

descendit  à  Venise  dans  l'atelier  de  Manuce  et  lui  tint  ce  discours 
que  Manuce  a  conservé  :  «  Je  défraierai,  si  vous  le  voulez,  toutes 
les  dépenses  de  votre  entreprise  nouvelle.  Ainsi ,  quoique  je  doive 


390  I»VUB  DES  BHJX.MM^. 

mourir.  Je  serai  utile  après  ma  mort.  »  Sioguiiëres  paroles  pour  une 
telle  femme  !  Les  premiers  travaux  de  Fiodustrie  qu'elle  protégeait 
furent  consacrés  au  panégyrique  de  Lucrèce.  On  la  nomma  belle, 
généreuse,  prudente,  pudique  surtout.  L'imprimerie,  menteuse 
dès  le  berceau,  prodigua  les  mêmes  panégyriques  à  ce  Borgia  sou 
frère,  que  Monaldeschi,  annaliste  grave,  qualifie  de  magnanimey  de 
généreux  et  de  sctge.  Les  éloges  des  Borgia  retentissaient  à  la  cour  de 
Ferrare,  dont  Lucrèce  était  la  reine  et  la  déesse.  Mais  pendant  que 
Manuce  multiplie  les  éloges  du  frère  incestueux  et  de  la  sœur  meur- 
trière, un  autre  Allemand,  caché  derrière  les  portières  du  sacré  pa- 
lais, écrivait  tout  ce  que  faisait,  tout  ce  que  disait  cette  effroyable 
famille  du  vice  intelligent  et  du  crime  hardi;  notant  tout,  jusqu'aux 
traits  de  cette  femme,  a  au  nez  long  et  effilé ,  creux  et  enfoncé,  ta 
front  beau,  à  la  chevelure  prodigue,  aux  lèvres  ignobles,  au  menton 
fuyant  et  à  la  taille  majestueuse  (1).  »  Plus  tard,  Timprimerie  recueil- 
lait ces  détails  et  transmettait  à  Tavenir  la  véritable  Lucrèce. 

Cependant  Tart  lui-même,  dont  nous  esquissons  trop  rapidement 
rhistoire,  allait  en  se  perfectionnant.  L'Alleinagne  avait  imité  avec 
scrupule  les  pointes  et  les  angles  aigus  de  ce  caractère  gothique,  qui 
semble  avoir  introduit  dans  l'écriture  les  caprices  de  Tarchitecture 
ogivale.  £n  Italie,  on  imita  le  caractère  romain,  si  net,  si  franc,  si 
facile»  si  bien  discipliné.  La  beauté  de  Tart  s'introduisit  dans  cette 
industrie;  ce  progrès  fut  dû  surtout  à  la  grande  famille  des  Manuce 
ou  Manuzio,  qui  constitue  une  véritable  dynastie.  Non-sculemept 
Aide  Manuce  se  débarrassa  du  gothique,  mais  il  imita  dans  ses  im- 
pressions l'écriture  penchée  et  cursive,  manum  mentitay  et  créa  ce 
que  nous  appelons  encore  Y  italique,  le  caractère  le  plus  complète- 
ment opposé  au  type  allemand  et  gothique.  On  trouva  ces  caractères 
si  4oux  à  l'œil,  que  l'on  ne  put  imaginer  qu'ils  étaient  imprimés  avec 
de  l'étaln  ou  du  plomb.  Le  bruit  se  répandit  que  Manuce  se  servait 
de  caractères  d'argent,  typi  argentei.  C'est  encore  une  légende  après 
Umt  d'autres. 

Nous  avons  pénétré  dans  le  caveau  magique  de  Gutenberg,  «i 
Allemagne;  entrons  chez  Manuce,  le  savant  de  Venise,  le  promoteur 
du  beau  et  du  grand  style  de  l'impression.  Nous  ne  sommes  plus  chez 
le  g(Mitilhomme  alchimiste,  à  côté  de  la  ville  gothique  de  Mayence» 
mais  h  Venise,  chez  l'artiste  et  le  savant  passionné.  Ses  lettres  latines 
nous  introduisent  sans  peine  dans  cette  maison  pleine  de  visiteurs;  il 

(t)vVoya  IHQirimiBumkhardti.  — LeibniU,  Ânmd. 


LBS  ORKIPfES  DE  LA  PtnSSSB.  3S1 

en  vient  de  tous  les  pays.  A  peine  lui  reste-4-il  le  temps  de  manger; 
il  vit  dans  Tatelier  même,  dont  il  ne  sort  que  poui^  faire  un  cours  de 
latin  et  de  grec.  On  lui  apporte  en  foute  tes  manuscrit» anciens,  qu'il 
corrige  pendant  les  nuits.  Le»  courtii»anB  accourent  l'écouteri  les 
jeunes  oisifs,  qui  bâillent  après  une  nnît  d^orgie,  sedent  oscitabundi, 
admirent  ses  presses  roulantes.  Sur  la  porte  de  son  imprimerie,  on 
lit  ces  mots  en  latin  :  «  Qui  que  tu  sois,  je  t'en  supplie  mille  fois,  dis 
vite  ce  que  tu  peux  avoir  à  me  dire,  et  va-1^n  bien  vite,  à  moins 
que  tu  ne  veuilles  aider  Hercule  à  porter  le  mondel  »  En  eflfet,  c'é- 
tait le  vieui  monde  que  le  sérieux  Aide  ressuscitait. 

L'AHemagne,  qui  avait  usé  d*abord  de  son  invention  pour  impri- 
mer des  missels,  des  almanachs  et  le  Doctrinal  de  Durand,  c'est-à- 
dire  les  œuvres  populaires  du  temps,  entra  bient6t  de  tout  son  pouvoir 
dans  le  mouvement  scientifique.  Elle  eut  pour  ambassadeur  principal 
auprès  de  l'imprimeur  de  Venise  le  plus  fin  et  le  plus  aimable  des 
esprits,  ce  Hollandais  qui  &  la  patiente  habileté  de  son  pays  joignait 
la  souple  et  lumineuse  finesse  de  la  France,  Érasme.  Il  voulut  re- 
cueillir en  un  seul  volume  la  quintessence  de  la  sagesse  antique, 
et  proposa  au  célèbre  Aide  Manuce  l'Impressiou  de  ce  livre  inti- 
tote  :  les  Adages,  Aide  accepta  avec  empressement.  Érasnre  se  rendit 
à  Venise.  Quand  il  se  présenta  chez  l'Italien,  on  ne  l'annonça  pas 
8008  son  nom,  et  l'iraprimeur,  toujours  occupé,  ne  se  pressa  guère 
et  ne  se  dérangea  pas  pour  recevoir  le  barbare  qui  voulait  lui  parier. 
Après  une  longue  attente,  Érasme  fut  admis  et  reçut  tes  excuses  de 
son  hôte.  Aide  interrompit  toutes  ses  impressions  d'anciens  auteurs 
pour  faire  place  à  l'œuvre  nouvelle  de  l'érudît  germaniquer  il  logea 
Érasme  et  Tadrnit  à  sa  table;  mais  bientôt  l'hostilité  s'établit  dans  leur 
personne  entre  l'Allemagne  et  l'Italie.  La  table  de  Manuce  était  fru- 
gale, et  le  maître  sérieux,  fier,  fin  et  rusé.  Érasme  était  accoutumé 
k  boire  plus  sec  et  à  rire  plus  haut.  Les  deux  représentans  de  l'Italie 
et  de  la  Germanie  se  séparèrent  brouillés,  et  il  suffit,  pour  com- 
prendre leur  incompatibilité  d'humeur,  de  jeter  les  yeux  sur  ces  deux 
figures,  peintes  par  Holbein  et  Jean  Bellini,  toutes  deux  malignes, 
sagaces,  aux  yeux  vifs,  aux  lèvres  minces,  l'une  spirituellemeni  rafl- 
teuse  et  semblable  à  ce  masque  inexorable  de  Voltaire,  l'autre  active, 
observatrice  et  malicieuse,  toutes  deux  très  peu  indulgentes. 

Dès  l'origine,  la  profession  d'imprimeur  s'était  classée  à  la  tète  de 
la  société;  elle  avait  déjà*  ses  armoiries  féodales;  Yancre  des  Aides, 
Yoranger  d'Henri  Estienne,  ne  sont  pas  autre  chose.  L'imprimerie 
s'emparait  du  symbole  pour  se  faire  un  blason,  elle  qui  allait  tuer  le 


332  RBVCE  DES  DEUX  MONDE». 

symbole,  Bembo,  ami  intime  de  Lucrèce  Borgia,  ayant  donné  à  Ma- 
nuce  une  médaille  de  Fempereur  Vespasien ,  dont  le  revers  repré- 
sente un  dauphin ,  signe  de  la  vitesse,  s*enlaçant  autour  d^une  ancre, 
signe  de  stabilité,  Érasme,  qui  était  encore  son  ami,  s'écria  que  ce 
blason  était  celui  du  savoir  faisant  la  guerre  à  Tignorance,  et  Manuce 
s'en  empara.  Plus  tard,  Maximilien,  dans  une  longue  concession 
d*armes,  créa  gentilhomme  Tun  des  fils  de  l'imprimeur,  lui  donnant 
pour  armoiries  réelles  Taigle  autrichienne  tenant  Tancre  aldine  dans 
ses  serres;  Taigle  devait  un  jour  être  vaincue  par  le  dauphin. 

Déjà  mêlée  très  activement  aux  origines  de  l'invention  par  la 
situation  limitrophe  de  Mayence,  par  la  vente  des  Bibles  de  Faust, 
par  l'éducation  que  l'université  de  Paris  avait  donnée  à  cet  habile 
copiste  Schœffer,  le  troisième  nom  dans  les  annales  de  Timprimerie, 
la  France  reparaît,  dès  Tannée  1469,  comme  Tardente  propagatrice 
du  nouvel  art.  C'est,  ne  vous  en  étonnez  pas,  la  Sorbonne  qui  l'ap- 
pelle à  Paris.  Jean  de  La  Pierre,  ou  Jean  Stein,  qui  en  était  prieur, 
entend  parler  de  la  nouvelle  invention,  et  fait  venir  à  ses  frais  trois 
ouvriers  de  Gutenberg,  Ulrich  Geringe,  Cranz  et  Freyburger.  Ils  im- 
priment, dans  la  Sorbonne  même,  sous  ses  yeux  émerveillés,  leur 
premier  volume;  le  sanctuaire  théologique  donne  asile  au  premier 
type  mobile,  conquérant  infaillible  de  l'avenir.  Aussitôt  nos  impri- 
meurs font  souche.  Toutes  les  rues  qui  environnent  la  montagne 
Sainte-Geneviève,  ce  Parnasse  du  moyen-âge,  se  peuplent  de  libraires 
et  d'imprimeurs.  Si  l' Allemagne  avait  été  féconde  en  grammaires,  en 
voyages,  en  calendriers,  en  fleurs  des  saints,  en  sermons,  en  doctri- 
naux; si  l'Italie,  dès  les  premiers  temps  de  l'invention,  avait  produit 
en  foule  les  belles  éditions  des  anciens,  on  vit  la  France,  fidèle  à 
sa  mission  intermédiaire  et  arbitrale,  publier  à  la  fois,  dès  l'origine, 
des  Gcérons,  des  psautiers,  des  vers  français,  des  contes  plaisans,  des 
livres  d'histoire,  Homère,  le  Roman  de  la  Rose,  et  des  chansons  fran- 
çaises. Remarquez  cette  place  moyenne  et  intelligente,  si  bien  si- 
gnalée par  les  produits  de  la  presse  parisienne.  Remarquez  aussi  qu'à 
peine  parvenue  en  France,  l'imprimerie  y  devient  action  et  pamphlet. 
La  pensée  allemande  a  dû  passer  le  Rhin  pour  se  réaliser  dans  l'im- 
pression; elle  a  dû  arriver  jusqu'à  la  Seine  pour  devenir  ce  qu'elle 
est,  une  force  d'attaque.  L'esprit  critique,  cette  grande  puissance  de 
la  France,  se  développa  bientôt,  grâce  à  l'imprimerie,  avec  une  vi- 
gueur qui  n'appartenait  à  nul  autre  pays.  Elle  publie  Ramus,  Etienne 
Dolet,  Rabelais,  Marot,  Villon,  tous  esprits  critiques.  L'un  des  pre- 
miers petits  volumes  curieux  du  xvr  siècle  est  cet  in-12  révolution- 


LES  ORIGINE^  DE  LA  PRESSE.  333 

naire,  la  première  partie  du  Pantagruel  de  Rabelais,  nne  des  curio- 
sités de  DOS  bibliothèques.  Josse  Bade,  Conrad  Bade»  Yascosan»  les 
Iforel,  suivent  les  traces  italiennes.  Ensuite  règne  la  grande  dynastie 
des  Estienne,  qui  sont  à  la  France  ce  que  les  Aide  sont  à  Fltalie,.  et 
qui  donnent  des  livres  souvent  aussi  beaux ,  presque  toujours  plus 
corrects  que  ceux  des  Manuces.  Cest  au  milieu  de  cette  grande 
famille  qui  est  bien  bourgeoise,  bien  française,  savante  et  mordante, 
curieuse  et  satirique,  économe  et  de  bonne  humeur,  laborieuse  et 
narquoise,  famille  qui  sent  son  vieux  Paris  et  sa  place  Maubert,  pleine 
d'une  originale  et  satirique  candeur;  famille  qui  a  occi\pé  pendant 
cent  soixante-dix  ans  son  trône,  c'est-à-dire  sa  presse; — se  battant 
contre  les  rois,  narguant  la  Sorboune,  faisant  des  vers,  imprimant 
de  la  prose,  exilée,  battue  de  Torage,  s'y  plaisant  assez; — que  brille 
la  vive  et  charmante  figure' d'Henri  Estienne,  qui  résume  tous  les. 
caractères  de  la  famille. 

Nous  avons  vu  en  Italie  l'art,  en  France  la  critique,  en  Allemagne'^ 
la  crédulité  populaire,  recevoir  dans  leurs  bras  l'imprimerie  nais- 
sante. L'Angleterre  vient  ensuite.  Sa  place,  à  elle,  est  singulière  et 
isolée.  Au  milieu  du  xv*"  siècle,  la  barbarie  y  régnait  avec  la  guerre 
civile;  la  féodalité  s'y  débattait  plus  obstinément  que  partout  ailleurs  : 
citoyens  contre  citoyens,  éçhafauds  contre  échafauds,  le  peuple 
écrasé,  sur  toutes  les  portes  des  villes  des  têtes  sanglantes,  les  Yorks 
et  les  Lancastres  se  disputant  les  lambeaux  d'une  couronne  meur- 
trière et  mutilée,  c'est  un  affreux  spectacle.  A  quoi  bon  l'intelligence? 
A  quoi  servira  l'imprimerie?  A  calmer  ces  orages  semés  de  cadavres 
humains,  à  tempérer  ces  ambitions  frénétiques.  La  marche  de  la  civi* 
lisation  anglaise  mérite  d'être  remarquée;  elle  ne  se  fit  point,  comme 
celle  de  l'Allemagne,  par  le  mélange  de  la  féodalité  guerrière  et  de 
Térudition  théologique;  elle  ne  releva  pas,  comme  en  Italie,  de  l'hé- 
ritage latin;  elle  n'eut  pas  pour  centre,  comme  en  France,  la  lutte  de 
Tesprit  critique  et  de  la  civilisation  catholique;  elle  avança  par  se- 
cousses, un  flot  de  lumière  succédant  toujours  à  une  stagnation  mo- 
mentanée, ce  qui  explique  assez  bien  le  caractère  imprévu,  les  saillies 
originales  et  les  penchans  excentriques  de  ce  peuple  et  de  cette 
littérature  (1). 

A  toutes  les  époques,  l'Angleterre,  isolée  par  sa  position  insulaire, 
a  marché  d'abord  lentement  vers  le  progrès.  Puis,  quand  les  clartés 

( I  )  Voyez  Disraeli ,  Warton ,  Hally well ,  etc. 

TOME   I.      SUPPLÉMENT.  22 


834  RBTUB  DES  DEUX  MONDES. 

étrangères  sont  Tenues  se  briser  ^nr  les  lumières  nationales,  niéme 
incomplètes,  la  nation,  recevant  un  choc  violent,  a  produit  de  grands 
résultats,  mêlés  d*ombres  et  de  claiiés,  comme  un  tableau  de  FAn- 
glais  Martin.  Ainsi  Rome  tombe  sur  elle  et  la  civilise;  mais  bientôt 
^De  se  rendort.  Les  Saxons  reviennent  secouer  son  sommeil,  dans 
lequel  eHe  retombe.  Les  Normands  s'emparent  d'elle  et  la  vivifient 
de  nouveau.  A  travers  ses  études  et  ses  imitations  de  Boccace,  des 
trouvères,  de  Tltalie,  de  la  France,  on  saisit  toujours  un  parfum 
sauvage  et  singulier,  une  mordante  saveur  qui  rsqppelle  la  bruyère  de 
ses  forêts.  Le  rhjrthme  de  sa  poésie  est  saccadé,  Tamour  de  Torigi- 
nalité  l'emporte  sur  le  charme  exquis  et  complet  de  la  forme,  et 
relance  même  n'exclut  pas  la  bizarrerie.  Un  des  flots  de  civilisa- 
tion les  plus  puissans'et  les  plus  vifs  qui  aient  jamais  fécondé  cette 
île  singulière,  c'est  assurément  l'invention  de  l'imprimerie. 

Elle  en  fit  d'abord  un  usage  plus  puéril  encore  que  l'Allemagne, 
emploi  conforme  à  la  profonde  ignorance  dans  laquelle  elle  végétait. 
C'était  en  1474,  trente  ans  après  l'invention  de  Gutenberg,  un  peu 
tard,  comme  on -voit.  Un  marchand,  né  dans  le  comté  de  Kent, 
et  nommé  Caxton,  avait  été  attiré  dans  les  Pays-Bas,  par  l'intérêt  de 
son  commerce.  Sans  éducation,  sans  érudition  et  sans  goût,  il  fut 
surtout  frappé  de  la  grande  importance  pécuniaire  de  la  nouvelle  in- 
dustrie, prit  a  à  grands  frais,  dit -il,  et  au  moyen  de  beaucoup  d'ar- 
gent, »  tous  les  renseignemens  nécessaires,  et  revint  en  Angleterre, 
accompagné  de  quatre  ou  cinq  ouvriers  allemands.  Pendant  son 
séjour  et  son  apprentissage  à  Cologne,  il  avait  déjà  fait  imprimer 
sous  ses  yeux  le  plus  fabuleux  et  le  plus  ridicule  des  livres  du  moyen- 
âge,  le  Recueil  des  Histoires  de  Troye^  en  français,  langue  déjà 
mitoyenne  et  d'un  usage  général.  <c  Voilà,  dit-il  à  la  fin  du  volume, 
un  livre  que  j'ai  fait  faire  avec  beaucoup  de  dépense,  dans  l'ordre 
que  vous  voyez.  Il  est  écrit  sans  encre  et  sans  plume;  chaque  homme 
peut  l'acheter  à  la  fois  y  et  tous  les  livres  de  cette  histoire  ont  été 
commencés  et  finis  le  même  jour.  »  Caxton  mentait.  Il  ajoutait  au 
mystère  du  fait  le  mystère  des  paroles;  la  poésie  du  commerce  a  ses 
licences,  et  il  faut  les  lui  pardonner. 

On  fit  peu  d'attention  à  ce  nouvel  art  qui  ne  sembla  pas  important 
aux  chroniqueurs.  Hall  et  Hollinshed  parlent  beaucoup  d'une  «  gi- 
rouette neuve  plantée  sur  la  croix  de  Saint-Paul ,  »  mais  fort  peu  de 
l'imprimerie.  Il  est  vrai  que  le  style  de  Caxton  et  le  choix  des  livres 
qu'il  imprimait  n'étaient  pas  de  nature  à  forcer  l'admiration.  L'An- 


LES  ORIGINES  DE  LA  PRESSE.  335 

gleterre  ne  possédait  guère  que  le  germe  sauvage  du  sentiment  lit- 
téraire, la  curiosité,  et  Caxton,  qui  était  marchand  avant  tout ,  la  sa-^ 
tisfaisait  en  publiant  cela  véritable  Histoire  du  vaillant  chevallier  Ja- 
son,  les  Merveilles  de  nécromancie  du  sorcier  Virgile,  et  la  noble 
Histoire  de  monseigneur  Hercule.  »  Il  avait  bien  quelques  scrupules 
sur  les  faits  consignés  dans  ces  récits  :  «  mais,  dit-il  dans  une  de  ses 
préfaces,  un  gentleman  m'a  assuré  que  c'était  grande  folie  et  aveu^ 
glement  de  ne  pas  y  croire.  »  Rien  n'est  plus  plaisant  que  la  simpli- 
cité de  ce  premier  imprimeur  anglais,  ce  N'ayant  pas  d'ouvrage  à 
composer,  dit-il,  et  assis  dans  mon  cabinet  où  étaient  épars  divers 
livres  et  pamphlets,  je  mis  par  hasard  la  main  sur  un  petit  livre  ré- 
cemment traduit  du  latin  par  quelque  noble  clerc  de  France,  lequel 
est  nommé  Eneydos  »  (  pour  AUneis],  C'est  tout  bonnement  l'Enéide 
de  Virgile,  devenue  un  roman  de  chevalerie,  mise  en  français  bar- 
bare et  retraduite  en  anglais  plus  barbare.  Ces  publications  igno- 
rantes suffisaient  à  des  lecteurs  ignorans;  Caxton  fit  sa  fortune;  ses 
légendes ,  ses  traités  de  la  chasse  et  de  la  fauconnerie  assouvirent 
les  appétits  peu  difficiles  de  l'époque  et  du  pays.  Avant  d'apprendre 
à  lire,  on  épële;  ne  nous  moquons  pas  trop  de  cette  gourmandise 
sans  choix  des  intelligences  rudes  et  peu  préparées.  Tout  en  impri- 
mant de  fort  mauvais  livres,  Caxton  le  vénérable  fut  le  bienfaiteur 
dg.son  pays.  Au  commencement  du  xvi*  siècle,  tous  les  esprits  bri- 
tanniques s'ouvraient  à  la  lumière,  et  bientôt  un  déluge  de  clartés  et 
de  science  venues  d'Italie  inondèrent  cette  civilisation  à  peine  ébau- 
chée. Oxford  eut  son  imprimeur  en  1478,  Saint-Albans  en  1480, 
Cambridge  en  1521;  les  ouvriers  allemands  amenés  par  Caxton  prati- 
quèrent leur  art  avec  plus  de  choix  et  de  tact,  et  l'Angleterre  eut  sa 
part  de  la  dot  universelle. 

Cependant  la  Suisse  était  fière  de  ses  Froben  et  de  ses  Oporin,  les 
Pays-Bas  deleurMartcns  etdeleursPlantins.  L'Espagne,  toute  livrée 
à  une  autre  œuvre  de  civilisation,  à  la  guerre  contre  les  Maures  et  à 
la  conquête  de  l'Amérique,  prenait  peu  de  part  à  la  conquête  intel- 
lectuelle. En  1474,  cependant,  il  y  avait  un  imprimeur  à  Valence; 
en  1475,  il  s'en  établissait  un  à  Barcelone  et  un  à  Sarragosse.  Séville 
suivait  cet  exemple  en  1476,  et  Salamanque  en  1481.  Mais  le  génie 
chevaleresque  et  d'aventures,  le  génie  du  moyen-âge,  l'esprit  du 
symbole,  dominait  trop  absolument  cette  grande  nation  pour  qu'elle 
s'occupât  avec  amour  d'une  invention  roturière,  qui  dérobe  sous  la 
vulgaire  servitude  des  soins  matériels  la  plus  haute  liberté  de  l'esprit. 

22. 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  venons  de  voir  se  dessiner  les  grands  traits  qui  distinguent 
les  races.  La  bourgeoisie  catholique  des  Flandres  prépare,  Finven- 
tion.  L'Allemagne,  vigoureuse  et  neuve,  Tenfante,  et  jette  se^ 
ouvriers  sur  l'Europe.  Lltalie  en  use  pour  la  science,  Tart  et  la 
beauté,  la  France  pour  la  critique.  L'Angleterre  bégaie  des  contes 
de  son  enfance;  l'Espagne  dédaigneuse  court  les  mers  à  la  recher- 
che d'un  monde.  Cependant  tout  change.  Les  savans  du  Nord  et  du 
Midi  fouillent  les  caveaut,  les  greniers,  les  pupitres,  les  vieilles 
malles,  tous  les  recoins  oubliés,  pour  découvrir  des  manuscrits  nou- 
veaux à  imprimer.  Le  Pogge,  tous  les  hommes  d'esprit  d'Italie  et  d'Al- 
lemagne, Leland  en  Angleterre,  consacrent  leur  vie  à  cette  recher- 
che; ils  soulèvent  (c  les  linceuls  de  toile  d'araignée  »  qui  couvraient, 
comme  dit  Leland,  la  vénérable  figure  de  tous  ces  vieux  héros.  A  la 
voix  des  empereurs ,  des  rois  et  des  abbés ,  on  continue  avec  plus 
d'ardeur  cette  investigation  universelle.  Le  temps  n'est  plus  où  les 
moines  de  Croyland  défendaient,  dans  leurs  statuts,  le  prêt  d'un 
volume  ((  sous  peine  d'excommunication,  «ce  qui  était  alors  plus  dan- 
gereux et  plus  redouté  que  les  galères;  où  Oxford  n'avait  pour  biblio- 
thèque que  trois  ou  quatre  volumes  «  dans  une  malle,  »  dit  le  cata- 
logue (1);  où  un  roi  qui  avait  besoin  d'un  livre,  comme  le  roi  Jean, 
rempruntait  à  l'abbé  du  couvent  voisin  et  donnait  un  reçu,  qu'il  si- 
gnait, pour  avoir  emprunté  le  livre  nommé  Pline.  On  voit  du  même 
coup  s'éteindre  la  nation  puissante  des  copistes,  et  naître  les  biblio^ 
thèques,  les  imprimeurs,  les  libraires,  les  bibliophiles,  les  biblîo- 
manes,  les  bibliophages.  Quelle  volupté  délicate  s'offrit  tout  à  coup 
aui  intelligences,  quand  elles  purent  disposer  en  souveraines  de  tout 
ce  que  le  monde  a  jamais  produit  d'idées  I  Au  lieu  de  ces  petites 
chambres  du  moyen-âge  qui  renfermaient  six  volumes  dans  un  bahut, 
et  dont  le  catalogue  était  peint  en  lettres  rouges  sur  les  vitraux  (2), 
les  bibliothèques  se  formèrent;  vastes  dépôts  de  tant  de  livres,  forêts 
épaisses  au  milieu  desquelles  il  est  difficile  de  trouver  aujourd'hui  sa 
route!  J'ai  été  charmé  d'une  piquante  description  que  donne  Leland 
d'une  des  premières  bibliothèques  formées,  aussitôt  après  l'inven- 
tion de  l'imprimerie,  par  la  famille  noble  des  Percy  :  «C'était  dans  une 
tourelle,  en  face  du  parc,  dans  le  silence  et  la  solitude  le  plus  agréa- 
ble; on  lisait  sur  la  porte  :  Paradis,  Il  y  avait  huit  côtés  et  huit  pu- 

(1)  Voyez  Dibdin,  Décaméron. 
(8)  Voyez  LelanéTs  Itimrary, 


LES  ORIGINES  DE  LA  PRESSE.  337 

pitrçs  égaux  suspendus  au  plafond,  qui  descendaient  au  moyen  d'un 
ressort  pour  supporter  le  livre  que  Ton  voulait  lire.  Voilà,  dit  le  bon- 
homme, une  bien  délicieuse  et  savante  invention.  »  C'est  dans  ce 
paradis  de  Tintelligence  qu'une  foule  d'esprits  aimables  ont  vécu 
voluptueusement,  quelques-uns  doués  de  génie  et  enrichissant  l'ave- 
nir de  leurs  idées,  d'autres  épicuriens  innocens  de  la  pensée,  tels  que 
ce  Hollandais  Yon  Bosch  (Dubois),  qui  fit  graver  sur  l'étiquette  de 
ses  livres  sa  propre  personne  mollement  étendue  au  milieu  de  ses 
chers  volumes,  avec  ces  mots  en  latin  pour  exergue  : 

Ce  sont  là  mes  forêts  :  j'y  chasse  sans  fatigue. 
Hxc  nunquam  lassât  densà  venatio  sylvâ.  ^ 

Ce  sont  là  les  gourmets,  les  exclusifs,  les  délicats,  et  je  les  aime  fort. 

Mais  les  vrais  et  grands  résultats  de  l'imprimerie  se  trouvent  ail- 
leurs. Elle  appartient  essentiellement  au  peuple;  elle  répand,  pro- 
page, popularise,  divise  les  connaissances  acquises  en  atomes  imper- 
ceptibles, et  les  répand  dans  l'atmosphère  comme  un  arôme  subtil 
qui  pénètre  en  dépit  d'elles-mêmes  les  intelligences  les  plus  vul- 
gaires. L'indépendance  de  l'esprit  en  est  la  conséquence  nécessaire, 
et  la  facilité  de  l'insurrection  s'y  rattache.  Tout  comprendre,  tout 
savoir  1  l'arbre  de  la  science  accessible  à  tous!  Dès  le  commence- 
ment du  xvi'^  siècle,  les  puissans  virent  ce  que  c'était  que  l'impri- 
merie;  ils  en  avaient  eu  grande  admiration  :  ils  en  eurent  peur;  la 
censure,  inventée  par  Tibère,  fut  renouvelée  par  ce  même  Borgia  qui 
avait,  dans  sa  bulle,  loué  avec  enthousiasme  les  a  nouvelles  lettres 
inventées  pour  la  commodité  des  savans.  »  On  détruisit  des  livres 
et  même  des  imprimeurs;  on  brûla  et  l'on  pendit  à  Londres,  à  Paris, 
à  Rome,  à  Naples,  à  Saragosse;  résistance  frivole  et  impuissante, 
prolongée  inutilement  pendant  deux  siècles.  C'était  une  digue  de 
jonc  tressée  par  des  enfans  pour  arrêter  un  torrent  des  Alpes.  Une 
fois  la  lumière  faite,  comment  l'éteindre?  Qui  donc  forcera  le  jour 
d'être  la  nuit?  Les  amères  censures  de  Tacite,  ce  dernier  des  Ro- 
mains, ne  revivaient-elles  pas  éclatantes  à  tous  les  yeux?  Et  quand 
même  Louis  XI,  ce  mauvais  homme  d'esprit,  aurait  mai  accueilli 
l'imprimerie,  que  d'ailleurs  il  aimait  beaucoup,  qu'aurait-il  pu  tenter 
contre  cette  seconde  délivrance  de  l'homme,  comme  l'appelait  Martin 
Luther?  L'imprimerie,  c'est  la  mémoire  du  genre  humain  fixée. 

Une  fois  adoptée  par  l'Europe  et  parvenue  à  ce  point  de  maturité, 
l'imprimerie  suit  une  marche  nouvelle  et  demande  un  autre  histo- 


W 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rien.  Ce  ne  sont  plus  des  origines  obscures  et  des  efforts  souvent 
stériles  qu'il  faut  décrire,  mais  une  succession  variée  de  conquêtes 
irrésistibles;  je  n*ai  prétendu  qu'ébaucher  ses  premières  phases,  la 
plus  intéressante  et  la  plus  dramatique  portion  de  sa  grande  histoire. 
J'ai  surtout  voulu  montrer  qu'elle  appartient  non  à  une  industrie  ma- 
térielle et  à  un  hasard  heureux,  mais  à  la  pensée  humaine,  agissant 
sur  la  nature  et  sur  elle-même,  par  ce  merveilleux  travail  qui  ne 
finira  qu'avec  le  monde.  J'ai  cherché  et  reproduit,  avec  une  fldélité 
qui  ne  semblera  superficielle  qu'à  ceux  qui  n'ont  pas  soulevé  les 
montagnes  de  volumes  entassés  par  l'imprimerie  en  son  propre  hon- 
neur, le  curieux  drame  qui  résulte  toujours  du  conflit  de  cette  pensée 
civilisatrice  et  des  passions  humaines  qu'elle  heurte,  éveille,  secoue» 
froisse  ou  favorise  dans  son  progrès.  De  là  ces  anecdotes  si  roma- 
nesques et  si  parfaitement  authentiques,  ces  caractères  si  finement 
dessinés  et  si  vivement  colorés,  ce  Faust,  cette  Lucrèce,  cet  Érasme, 
ce  Gutenberg,  qui  montrent  de  temps  à  autre  leur  figure  expressive, 
et  jouent  rapidement  leur  rôle  actif  dans  les  origines  philosophiques 
de  la  Ivresse.  Je  la  laisse  au  moment  où  elle  a  consolidé  son  pouvoir; 
elle  n'a  pas  besoin  de  mes  éloges;  les  despotismes  ne  manquent 
jamais  de  voix  qui  les  exaltent 

Philarète  Chasles. 


REVUE  LITTÉRAIRE. 


Jean-Jacques  va  tous  les  matins  se  promener  sur  les  rives  d'une  petite  île 
où  il  s'est  confiné  dans  un  de  ses  accès  de  poétique  misanthropie.  Chaque 
objet  qui  se  présente  à  lui  le  fait  penser.  La  fleur  qui  vous  regarde  à  travers 
les  herbes ,  le  peuplier  pâle ,  le  saule  éploré ,  augmentent  tour  a  tour  d'une 
note  vibrante  le  concert  qui  s'élève  dans  sou  cœur.  Un  jour  qu'il  se  sent  en 
veine  d'écrire,  il  se  souvient  de  toutes  les  voix  qu'il  a  entendues  en  lui  et  hors 
de  lui  dans  ses  excursions  champêtres,  et  il  compose  un  livre  qui  passionne 
plus  certains  esprits  qu'un  récit  de  découvertes  ou  de  conquêtes,  les  Rêveries 
cTun  Promeneur  solitaire.  Il  est  un  monde  qui  vaut  bien  le  monde  de  la 
matière,  c'est  le  monde  de  l'intelligence.  Pourquoi  le  promeneur  recueilli» 
qui  raconte  avec  simplicité  et  bonne  foi  ce  qu'il  a  pensé  dans  ses  courses  à 
travers  les  romans ,  les  poèmes  et  les  drames ,  ne  serait-il  pas  écouté  avec 
autant  d'intérêt  que  celui  qui  s'est  arrêté  devant  les  sources  murmurantes  et 
les  buissons  chargés  d'oiseaux  ?  Ce  promeneur,  c'est  le  critique.  Il  livre  au 
public,  pour  qu'il  les  juge,  les  impressions  qu'ont  fait  naître  en  lui  les  objets 
divers  et  multiples  sur  lesquels  s'est  portée  sa  vue.  Dire  à  la  critique  :  «  Vous 
faites  une  œuvre  inutile  et  sans  valeur,  parce  que  nous  pouvons  bien  voir  par 
nos  yeux  ce  que  vous  essayez  de  nous  raconter,  »  c'est  dire  à  la  peinture  et  à 
la  poésie  :  «  Pourquoi  rendre  cet  arbre  ?  Pourquoi  décrire  ce  cheval  ?  L'arbre 
dont  le  vent  balance  les  branches ,  le  cheval  dont  une  puissance  électrique 
parcourt  le  corps  frémissant,  font  paraître  ridicule  votre  amas  de  couleurs  et 
de  mots.  Vous  profanez  les  choses  vivantes  en  les  prenant  pour  en  faire  des 
Cantômes.  »  Ce  qui  dégoûte  beaucoup  de  nobles  intelligences  de  la  critique  « 


340  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

œ  sont  les  dédains  emportés  que  nombre  de  gens  lui  prodiguent.  Je  crois  que 
ces  dédains  et  ces  colères  tiennent  à  ceci  :  Tartiste  ne  touche  qu'aux  œuvres 
étemelles;  or  le  créateur  de  ces  œuvres ,  malgré  Teffrayante  tra<iition  qui 
existe  sur  Prométhée,  use  de  beaucoup  d'indulgence  envers  ceux  qui  entrent 
en  lutte  avec  lui.  Voici  bien  des  siècles  que  les  poètes  déclarent  qu'il  existe  un 
beau  idéal  dont  eux  seuls  ont  le  secret  sans  qu'aucun  foudre  ait  châtié  cette 
prétention  impertinente.  Le  critique  n'a  pak  affaire  à  des  créateurs  si  patiens, 
on  ne  lui  passe  aucun  blasphème.  Si  par  hasard  il  prétend ,  lui  aussi ,  avoir 
l'instinct  d'une  perfection  que  ne  lui  offre  nul  des  ouvrages  qu'il  interroge, 
on  le  punit  bien  vite  de  sa  superbe.  Il  a  au-dessus  de  lui  tout  un  olympe 
irrité  dont  le  tonnerre  ne  se  repose  jamais. 

n  existe  cependant  quelques  poètes  qui  ne  sont  pas  vengeurs ,  ou  du  moins 
dont  la  vengeance  est  tempérée  par  des  sentimens  de  mansuétude;  ceux-là 
méritent  d'être  cités.  Parions  donc  de  M"'  Desbordes-Valmore,  qui,  sous  le 
titre  de  Bouquets  et  Prières,  vient  de  faire  paraître  un  nouveau  recueil  de 
poésies.  Je  voudrais  pouvoir  transcrire  tout  entière  ici  une  bonne  et  charmante 
pièce  de  vers  dont  voici  la  première  strophe  : 

Jeune  homme  irrité ,  sur  un  banc  d'école , 
Dont  le  cœur  encor  n'a  chaud  qu'au  soleil, 
Vous  refusez  donc  l'encre  et  la  parole 
A  celles  qui  font  le  foyer  vermeil. 
Savant,  mais  aigri  par  vos  lassitudes, 
Un  peu  furieux  de  nos  chants  d'oiseaux , 
Vous  nous  couronnez  de  railleurs  roseaux, 
Vous  serez  plus  jeune  après  vos  études; 

Quand  vous  sourirez , 

Vous  nous  comprendrez. 

Tout  l'esprit  mélancolique  et  sans  ûel  du  livre  de  M'"*  Desbordes-Valmore  est 
dans  cette  espèce  d'ode  familière.  Où  prenez-vous  donc ,  ajoute-t-elle  un  peu 
plus  bas,  en  s'adressantà  celui  envers  lequel  elle  use  de  si  douces  représailles  : 

Où  prenez-vous  donc  de  si  dures  armes  ? 
Qu'ils  étaient  méchans,  vos  maîtres  latins! 

11  y  a  trois  choses  divines  presqu'égales  entre  elles  qui  entr'ouvrent  au  fond  du 
sourire  les  mêmes  profondeurs  lumineuses  :  c'est  la  beauté,  le  génie,  et  la 
bonté.  La  bonté  rayonne  dans  le  sourire  que  M"*  Desbordes-Valmore  a  su 
mettre  dans  ces  vers  lestes  et  gracieux  qui  vont  d'un  seul  bond  se  loger  dans 
le  cœur.  Une  tristesse  sans  bruyans  éclats ,  une  résignation  qui  a  souvent 
de  la  grâce,  une  modestie  qui  porte  en  elle  quelque  chose  d'attendrissant, 
voilà  les  qualités  qu'offrent  encore  plusieurs  autres  pièces  des  Bouquets  et 


REVUE  LITTÉRAIRE.  341 

Prières.  L'auteur  de  ce  nouveau  recueil  de  poésies  y  dit  quelque  part  avec 
finesse  et  douceur  : 

J'ai  rencontré  sur  la  terre  où  je  chante 
Des  cœurs  vibrans,  juges  harmonieux. 
Écoutant  bien  pour  faire  chanter  mieux. 

Puisse-t-il  avoir  de  nouveau  à  se  louer  de  ces  cœurs  indulgens  !  Nous  dési- 
rons sincèrement  le  succès  de  son  Jivre.  Si  pour  notre  part  nous  ressemblons 
trop  peut-être  au  jeune  homme  qu'on  reprend  avec  tant  de  bienveillance,  si 
nous  n'avons  chaud  qu'au  soleil,  combien  n'existe- t-il  point  de  tendres  et 
rêveurs  esprits  qui  étendent  de  préférence  leurs  ailes  aux  rayons  des  pâles 
lumières!  A  la  fin  d'une  veillée  solitaire,  plus  d'une  femme  pensive,  dont  les 
enfans  sont  endormis ,  quittera  peut-être  son  aiguille  pour  placer  avec  bon- 
heur ce  livre  de  poésies  sous  la  clarté  de  la  lampe  qui  vient  d'éclairer  ses  tra- 
vaux. Ceux  que  n'enivrent  point  Properce  et  Catulle,  qui  ne  se  sont  pas  em- 
brasés au  flambeau  de  Lucrèce  d*un  amour  ardent  pour  les  mystérieuses 
énergies  de  la  nature,  ceux  que  Pétrone  n'a  pas  conduits  à  ces  étranges  sa- 
turnales où  la  vie  prend  les  gigantesques  dimensions  du  rêve;  tous  ceux  enfin 
qui  ne  les  ont  pas  connus ,  ces  maîtres  latins  dont  les  leçons  font  paraître 
dure  rame  qu'elles  ont  trempée,  peuvent  goûter  un  plaisir  sans  réserve  dans 
le  livre  de  M"*  Desbordes-Valmore.  Voilà,  je  pense,  pour  les  Bouquets  et 
Prières,  un  assez  bon  nombre  de  lecteurs. 

L'œuvre  de  M"'  Desbordes-Valmore  ne  soulève  aucune  question  d'art.  Il 
faut  la  juger,  comme  elle  a  été  écrite,  avec  abandon  et  simplicité.  Pieux  hé- 
ritage d'un  poète  mort  avant  le  temps ,  une  œuvre  vient  de  paraître,  où  la 
pensée  de  l'art  règne  au  contraire,  peut-être  même  avec  trop  de  tyrannie  :  c'est 
le  livre  de  Louis  Bertrand,  Gaspard  de  la  Nuit,  fantaisies  à  la  manière  de 
Rembrandt  et  de  Callot. 

M.  Sainte-Beuve  a  déjà  raconté  les  souffrances  et  la  mort  de  Louis  Ber- 
trand. L'auteur  de  Gaspard  de  la  Nuit  a  rendu  le  dernier  soupir  dans  le 
lit  d'un  hospice.  C'est  un  de  ces  poètes  ignorés  auxquels  M.  de  Vigny  a 
élevé  dans  son  Chatterton  un  monument  semblable  à  ceux  que  les  sculp^ 
teurs  antiques  élevaient  aux  dieux  inconnus.  On  s'est  souvent  révolté,  quel- 
quefois même  avec  une  cruelle  ironie,  contre  la  partialité  que  nous  donne  la 
mort  en  faveur  de  ceux  qu'elle  atteint.  Nombre  de  gens  se  plaignent  de  l'at- 
trait de  gloire  mélancolique  prêté  aux  périls  d'une  carrière  ingrate  par  les 
honneurs  funéraires  qu'on  rend  aux  poètes  qui  ont  succombé.  Les  natures 
assez  nobles  pour  s'enflammer  au  récit  de  toutes  ces  douleurs  dont  un  peu  de 
gloire  est  le  seul  prix ,  doivent  réjojiir  et  non  pas  attrister  l'ame;  ce  serait  un 
malheur,  et  un  malheur  honteux  pour  un  siècle,  que  de  parvenir  à  les  étouffer. 
U  faut  désirer  qu'il  y  ait  toujours  des  soldats  que  l'espoir  d'une  lip:ne  dans 
«Q  bulletin  de  victoire  empêche  de  sentir  le  sang  couler  de  leurs  blessures, 


3i2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  des  poètes  dont  le  cœur  oublie  les  misères  de  la  vie  en  s'ouvrant  à  de  gé* 
séreuses  croyances  dans  .un  avenir  au-delà  du  tombeau. 
'  Louis  Bertrand  est  un  véritable  artiste,  un  artiste  dans  toute  retendue 
qu'on  puisse  donner  au  sens  de  ce  beau  nom.  Toute  sa  vie  s'est  consumée  à 
rêver  Falliance  qui  produit  les  ouvrages  durables,  Talliance  du  sentiment 
instinctif  et  passionné  de  la  nature  avec  le  sentiment  patient  et  réfléchi  du 
travail  humain.  11  a  étudié  les  vaches  dans  les  prés  et  dans  les  tableaux  de 
Pâiiï  Potter.  11  a  compri»  qu'avec  des  larmes  on  écrivait  des  lettres  d'ameûr^ 
mais  qu'on  ne  faisait  point  d'élégies,  qu'avec  de  l'enthousiasme  on  se  battait, 
mais  qu'on  ne  faisait  point  d'odes.  Comme  à  l'amant,  il  faut  au  poète  des 
larmes;  comme  au  soldat,  il  lui  faut  de  l'enthousiasme,  et  de  plus  qu'eux  il  faut 
eneore  qu'il  acquière,  par  la  rechercheinquiète  d'un  secret  de  création,  la-pui^- 
sance  de  faire  sortir  de  son  sein ,  pour  les  animer  d'une  vie  indépendante  de 
la  sienne,  ses  tendresses  et  ses  ardeurs^  Louis  Bertrand  n'a  rien  négligé  pour 
arriver  à  cette  puissance.  Il  a  cherché  l'art  de  créer  avec  une  passion  d'alchi- 
miste. Le  seul  reproche  qu'on  puisse  lui  adresser,  c'est  même  de  ne  pas  avoir 
eu  assez  de  foi  dans  la  soudaineté  de  l'expression.  Je  crois  qu'on  pourrait 
faire  dans  la  poésie  la  distinction  que  le«  théol^iens  font  dans  la  vertu.  Une 
belle  œuvre  comme  une  bonne  action  est  due  à  deux  mouvemens^  dent  l'un 
e6t*-la  grâce,  l'autre  l'effort.  Louis  Bertrand  a  trop  négligé  la  grâce  pour  ne 
s'en  rapporter  qu'à  l'effort.  Je  suis  sûr  qu'à  la  fin  de  sa  vie,  il  n'eût  pas  eo 
plus  «le  plaisir  à  voir  Venise  d'une  gondole  en  respirant  l'odeur  marine  de 
ses  lagunes  qu'à  la  voir  d'un  banc  du  Louvre  dan&un  des  tableaux  de  Gana- 
letto.  La  préoccupation  constante  et  exclusive  des  transformations  que  l'art 
fût  subir  aux  objets  doit  toujours  amener  un  semblable  résultat.  L'imagina- 
tion se  rétrécit ,  le  cœur  se  resserre  à  ne  pas  regarder  un  arbre  sans  songer 
au  moyen  de  le  réduire  pour  le  peindre,  à  ne  pas  entendre  un  chant  d'oiseau 
sans  essayer  de  le  noter.  Il  vaut  mieux  que  la  coupe  ait  quelques  ciselures  de 
moins,  et  qu'elle  soit  assez  profonde  pour  contenir  tout  le  nectar  qu'on  veut 
y  verser.  Louis  Bertrand  a  été  obligé  de  répandre  au  dehors  uii  breuvage  que 
son  vase  n'était  pas  assez  grané<pour  renfermer.  Ainsi  M.  Sainte-Beuve,  dans 
sa  notice,  cite  des  pages-emprûntes  d'une  mélancolique  élévation  que  le  poète 
a  retrandiées  parce  qu'elles  ne^pouvaient  pas  s'accorder  avec  les  dimensions 
de^son  livre. 

Maintenant  ^  qu^est-oe  que  Gaspard  de  la  Nuit^  C'est  une  œuvre  qui  a  un 
grand  charme  et  qu'il  serait  dangereux  d'imiter.  Louis  Bertrand-  vint  à  Paris 
en  1828.  On  était  alorsau  plus  fort  de  la  réaction  littéraire  contre  les^  idées 
de  l'empire.  C'était  surtout  dansles  ateliers  qu'éclatait  la  révolution.  La  pein- 
ture et  la  poésie,  qui  de  tout  lempsont  été  si  étroitement  unies,  se  conlon- 
dirent  presque  à  cette  époque^  en  se  soulevant  pour  la  même  cause;'  et  ceux 
qui  tenaient  la  plume,  et  ceux  qui  maniaient  le  pinceau,  prirent  le  même 
nom ,  artiste.  Les  éicrivainsv  eii'QSi&battant  dans  les  rangs  des  peintres  contre 
les  ^pes  traditiomiels  et  convenus,  y  contractèrent  un  goût  passionné  pour 


REVUE  LITTÉRAIRE.  343 

le  côté  pittoresque  des  objets.  On  rêva  d'appliquer  au  style  les  procédés  de 
Bjubens  et  de  Murillo.  Uabus  de  Tépithète  morale,  qui  avait  perdu  Técole  da 
Fempire,  fut  remplacé  par  l'abus  plus  grand  encore  de  Tépithète  matérielle, 
n  ne  fut  plus  permis  au  ciel  que  d'être  bleu ,  à  la  mer  que  d'être  verte;  les 
flots  paisibles  et  le  ciel  souriant  appartenaient  à  une  langue  proscrite.  Je  ne 
conçois  pas  un  homme  qui  veut  écrire  après  n'avoir  médité  que  sur  des  livres; 
on  court  risque  de  ne  pas  arriver  à  la  complète  rectitude  du  langage  sans 
l'intelligence  des  principes  du  dessin,  et  le  poète  qui  n'a  pas  le  sentiment  du 
coloris,  si  grand  puisse-t-il  être,  ne  sera  jamais  que  le  dieu  d'un  monde  sans 
soleil.  Mais  il  faut  prendre  garde  pourtant  aux  envahissemens  de  la  peinture 
dans  le  style.  L'écrivain  qui  ne  prend  ses  couleurs  que  dans  la  palette  du 
peintre  finit  par  donner  a  sa  pensée  une  enveloppe  lourde  et  opaque,,  sous 
laquelle  elle  ne  rayonne  plus.  Il  n'atteint  jamais  au  mérite  de  saisi98ante 
réalité  que  présente  un  tableau  y  et  il  perd  le  bénéfice  du  suprême  idéal  qui 
est  réservé  à  la  poésie. 

Le  style,  qui  est  la  matière  dont  sont  faites  les  œuvras  d'esprit,  doit  être 
au-dessus  du  marbre  et  des  couleurs.  On  se  souvient  de  ce  métal  de  Gprinthe 
qui  était  composé  d'airain ,  d'argent  et  d'or.  Le  style  aussi  est  dû  à  un  mé- 
lange. Il  se  compose  en  unissant  aux  élémens  terrestres  des  élémens  ravis  aux 
seules  régions  de  l'intelligence.  Gaspard  de  la  Nuit  a  le  tort  d'être  une  suite 
de  tableaux  exécutés  sans  pinceau  et  sans  crayon ,  avec  les  procédés  unique* 
ment  réservés  au  crayon  et  au  pinceau. 

Après  ces  réserves,  qu'il  nous  soit  permis  de  dire  tout  le  bien  que  nous 
pensons  du  livre  de  Louis  Bertrand.  Ce  n'est  ppint  seulement,  comme  il  le 
déclare  lui-même  dans  sa  préface ,  ce  n'est  point  seulen^ent  Rembrandt  et 
€allot  qu'il  a  aimés  et  imités.  Si  puissante,  si  originale  soitreUe,  l'inspiratiou 
de  Callot  et  de  Rembrandt,  à  laquelle  tant  d'esprits  se  sont  allumés  déjà  dans 
les  lettres  comme  dans  la  peinture,  ne  suffirait  pas  à  donner  à  Gaspard  de 
ia  Nuit  la  physionomie  insolite  par  laquelle  il  nous  séduit  dès  les  premières 
pages.  On  trouve  dans  cette  œuvre  des  traces  d'adorations  moins  connues  et 
toutes  particulières  à  la  nature  qui  les  a  ressenties.  Louis  Bertrand  n'était  pas 
un  de  ces  hommes  qui,  dans  une  galerie  de  tableaux,  vont  faire  les  stations 
prescrites  devantles  toiles  désignées  d'avance  par  l'opinion  publique  à  l'admi* 
ration;  c'était  un  de  ces  fantasques  promeneurs  dontl'ame  et  les  yeux  s'arrêtent 
où  est  le  charme  qui  les  attire ,  qui  s'attardent  tellement  dans  une  église  de 
Peeter-Neef  ou  dans  quelque  chemin  creux  de  Wynants,  qu'il  ne  leur  reste  plus 
de  temps  pour  contempler  le  Titien  ou  le  Raphaël  qu'ils  étaient  venus  visiter. 
Le  nom  de  Breughel  de  Velours  est  un  de  ceux  que  Louis  Bertrand  a  écrits 
dans  une  préface  où  il  rend  hommage  à  ses  maîtres.  Breughel  fut  un  des 
peintres  les  plus  bizarres  de  bette  école  flamande,  où  sont  é(doses  tant  de 
merveilleuses  fantaisies.  On  se  souvient  de  cet  artiste  d'Hoffmann,  qui  veut 
peindre  les  plantes  et  les  arbres  avec  le  engage  qu'ils  vous  tiennent  et  le  re- 
gard qu'ils  attachent  sur  vous.  Breughel  rappelle  ce  personnage  du  conteur 


W4>  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

allemand;  il  cherche  à  faire  tenir  tout  un  poème  dans  un  cadre  de  fleurs. 
G)mme  Abraham  Mignon,  qui  naquit  douze  ans  après  sa  mort,  il  place  dans 
les  profondeurs  d*une  tulipe  un  drame  mystérieux  dont  les  acteurs  sont  des 
scarabées.  Bertrand  a  compris  ses  paysages  à  la  manière  de  Breughel  de  Ve- 
lours. On  voit  qu'il  a  rêvé  aussi  devant  ces  naïfs  intérieurs  où  Lucas  de  Leyde 
nous  montre  la  Vierge  à  genoux  entre  un  lit  et  un  dressoir  gothiques,  ayant 
derrière  elle  une  fenêtre  ouverte  sur  une  campagne  des  rives  du  Rhin.  Enfin , 
Salvator  Rosa  et  Murillo,  qu'il  met  encore  au  nombre  des  génies  inspirateurs 
qui  ont  formé  son  talent,  marquent  leur  influence  dans  son  livre  par  des  mor- 
ceaux touchés  avec  ce  sombre  et  éclatant  coloris  dont  ils  avaient  le  secret.  Certes, 
Ton  rencontre  avec  plaisir  le  vif  souvenir  de  ces  grands  peintres,  et  cependant 
il  y  a  dans  Louis  Bertrand  quelque  chose  qui  vaut  encore  mieux  que  tous  ses 
emprunts;  c'est  ce  qu'il  est  parvenu  parfois  h  tirer  de  son  propre  cœur.  Avant 
de  venir  végéter  et  mourir  à  Paris,  le  poète  a  vécu  et  rêvé  à  Dijon.  Dijon,  où 
s'est  épanouie  sa  jeunesse,  est  pour  lui  ce  qu'est  à  l'enfant  la  maison  où  il  est 
né,  un  monde  à  la  fois  mystérieux  et  connu,  illuminé  par  l'amour  et  agrandi 
parla  rêverie.  Tous  ceux  dont  l'enfance  s'est  écoulée  en  province  retrouve- 
ront les  plus  chers  parfums,  les  voix  les  plus  argentines  de  leurs  jeunes  an- 
nées, en  lisant  les  pages  où  Bertrand  raconte  ses  excursions  sur  les  bords  de 
la  Suzon  et  ses  extases  devant  les  ruines  de  la  Chartreuse.  Nous  regrettons 
que  le  poète  de  Dijon  ne  se  soit  point  plus  souvent  livré  aux  inspirations  du 
terroir.  Pourquoi  Béranger  nous  émeut-il  si  vivement?  C'est  parce  que  nous 
croyons  respirer  dans  ses  vers  l'odeur  de  ces  bonnes  plaines  de  Montmirail 
et  de  Montereau,  où  nous  avons  si  vigoureusement  battu  les  cosaques.  Il  n'est 
point  d'endroit  où  le  sang  français  coule  plus  généreux  et  plus  chaud  que 
dans  ces  pays  de  Bourgogne  et  de  Chanipagne ,  où  le  cep  de  Brennus  fleurit 
toujours.  Si  charmantes  que  soient  les  régions  fantasques  où  l'imagination  de 
Louis  Bertrand  s'est  promenée  jusqu'à  la  lassitude,  je  crois  qu'on  leur  pré- 
tère*. encore  ces  régions  amies  avec  leurs  horizons  doux  et  familiers  aux  re- 
gards. Ceux  que  consultait  Bertrand  auraient  dû  lui  dire  :  «  Laissez  là  les 
paysages  de  Salvator  Rosa  avec  leurs  noirs  rochers,  dont  vous  n'avez  pas  en- 
tendu  les  échos;  leurs  deux  pleins  de  nuées  houleuses,  dont  vous  n'avez  point 
respiré  les  souffles  orageux,  pour  nous  dépeindre  ces  sentiers  connus  de  vos 
pas,  où  le  lapin  de  La  Fontaine  fait  encore  son  déjeuner  de  thym  et  de  ser- 
polet. » 

Ce  n'est  point  le  livre  de  M.  André  Delrieu  qui  nous  rendra  la  saveur  na- 
tale qu'on  trouve  trop  rarement  dans  l'œuvre  de  Louis  Bertrand.  La  Fie 
dt Artiste^  c'est  le  titre  que  M.  Delrieu  a  donné  à  son  ouvrage,  ne  maâque 
«ertainement  ni  de  grâce  ni  d'intérêt;  mais  il  y  a  quelque  fatigue  à  voir  peu- 
plant deux  volumes  un  Français  qui  se  consume  en  efforts  afin  de  devenir 
Allemand.  M.  Delrieu  a  fait  une  bien  autre  entreprise  que  de  vouloir  écrire 
avec  les  mots  dont  se  servent  nos  voisins  d'outre-Rhin;  il  a  voulu  écrire  avec 
leur  esprit.  Or  les  mots  peuvent  jusqu'à  un  certain  point  s'apprendre  dans 


BEVUE  LITTÉRAIRE.  3k6^ 

les  grammaires ,  taudis  qu'on  ne  dérobe  point  au  ciel  d*un  pays,  même  en. 
allant  se  baigner  dans  Tair  de  ce  ciel,  l'esprit  qu'il  donne  à  ceux  dont  il  fera 
'  verdir  la  tombe  et  dont  il  a  éclairé  le  berceau.  Tâchons  que  la  nature  se 
montre  plus  dans  nos  œuvres  que  dans  la  Henriade,  rien  de  mieux,  et  allons  . 
pour  cela  entendre  quelles  voix  s*échappent  des  roseaux  du  Rhin,  rien  de 
mieux  encore;  seulement  prenons  bien  garde  à  ces  amours  pleines  d'une 
passion  dangereuse  et  emportée  comme  toutes  les  amours  éphémères  qu'in* 
spirent  souvent  à  nos  cœurs  les  bords  étrangers.  Songeons  à  ne  point  boire 
l'oubli  du  pays  dans  le  vaste  verre  rempli  d'une  bière  écumante  que  nous 
présentent  les  enfans  de  la  Germanie.  Quand  notice  ame  est  près  de  se  noyer 
dans  le  pâle  azur  des  grands  yeux  rêveurs  de  Marguerite,  pensons  au  sou- 
rire, à  l'œil  vif  et  aux  joues  à  fossettes  de  IVIanon  Lescaut. 

11  existe  un  livre  moitié  pensée,  moitié  parfum,  où  la  rêverie  achève  ce  que 
la  réflexion  n'a  fait  qu'ébaucher,  un  livre  où  les  horizons  sont  voilés,  mais 
par  des  nuages  de  pourpre  et  d'or,  non  point  par  des  nuées  brumeuses  :  c*est 
le  Reisebilder  de  Heine.  Le  malheur  de  M.  Delrieu,  c'est  d'avoir  voyagé  dans 
les  pages  de  ce  livre  au  moins  autant  que  sur  les  rives  du  Rhin  et  dans  les 
forêts  de  la  Bohême.  Aux  véritables  paysages  qu'il  a  bien  vus  par  ses  pro* 
près  yeux,  il  mêle  les  paysages  fantasques  quUl  a  vus  seulement  par  les  yeux 
de  Heine.  Grâce  à  sa  nature  d'Allemand,  l'auteur  de  Reisebilder  trouve  moyeu . 
d'ouvrir  à  la  fois  à  son  lecteur  le  monde  réel  et  un  monde  de  porcelaines  de- 
Chine.  Il  éclaire  en  même  temps  ses  créations  de  la  lumière  des  rêves  et  de 
la  lumière  de  la  vie.  M.  André  Delrieu,  qui  n'a  point  son  secret,  reste  dans 
une  sorte  de  crépuscule  entre  les  régions  où  luit  le  soleil  de  tout  le  monde 
et  ces  contrées  merveilleuses  'peuplées  seulement  d'essaims  de  songes  que 
l'astre  de  la  fantaisie  inonde  de  ses  changeantes  clartés. 

M.  Delrieu  avait  cependant  de  quoi  se  passer  des  imitations  dans  lesquelles 
il  persévère  pendant  tout  le  cours  de  son  ouvrage.  Il  possède  un  sentiment 
qui  suffit  à  répandre  du  charme  sur  une  œuvre;  il  a  de  la  tendresse  pour 
l'art.  11  parle  de  Beethoven  avec  émotion  et  de  Mozart  avec  respect.  Il  a 
trouvé  moyen  d  encadrer  dans  ses  récits  d'excursions  une  sorte  de  nouvelle 
où  les  passions  de  l'artiste  sont  décrites  avec  chaleur  et  vérité.  Que  nVt4I  < 
écrit  simplement  ce  qu'il  voyait  et  ce  qu'il  pensait  sans  se  préoccuper  d'une ^ 
fantasmagorie  étrangère  !  Son  livre  toucherait  davantage  et  surtout  serait 
plus  clair,  car  il  faut  mettre  le  défaut  de  clarté  au  premier  rang  des  repro- 
ches qu'a  encourus  M.  Delrieu.  11  a  parcouru  les  rives  du  Rhin  et  les  roon« 
tagnes  du  Tyrol,  il  a  visité  les  jardins  de  Munich  et  les  manoirs  de  la  Hon- 
grie, il  fait  passer  un  grand  nombre  de  tableaux  devant  vos  yeux,  et  il  explique 
souvent  ces  tableaux  avec  verve;  malheureusement  il  ne  s'inquiète  pas  assez 
de  placer  de  la  lumière  dans  sa  lanterne. 

Un  écrivain  qui,  lui  aussi,  se  préoccupe  de  l'art,  vient  de  faire  sur  la 
scène  une  tentative  accueillie  par  le  public  avec  un  bienveillant  intérêt.  U  y 
avait  près  d'un  an  déjà  qu'il  était  question  d'un  drame  de  M.  Léon  Gozlan» 


'346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arrêté  dans  son  essor  par  les  lacets  de  la  censure.  Le  drame  captif  a  recouvré 
enfin  sa  liberté.  La  Main  droite  et  la  Main  gauche  relèvent  quelque  peu 
la  fortune  si  souvent  compromise  de  TOdéon.  Je  ne  saurais  donner  une  idée 
plus  exacte  de  la  pièce  de  M.  Gozlan  qu'en  la  comparant  à  un  tableau  envoyé 
dernièrement  à  Texposition  des  beaux-arts  par  un  jeune  peintre  de  notre  école 
de  Rome.  Ce  tableau  représentait  une  scène  charmante  et  impossible  où 
étaient  entassés ,  entre  un  gazon  d*émeraude  et  un  ciel  de  saphir,  les  types 
de  tous  les  âges  et  de  toutes  les  passions  représentés  par  une  foule  de  person- 
nages peints  avec  verve  et  fantaisie.  Ceux  qui  connaissent  les  procédés  du 
dessin  et  les  mystères  du  coloris  disaient  :  «  Cette  courbe  est  extravagante. 
Où  sont  pris  les  tons  de  cette  chair?  On  ne  comprend  rien  aux  reflets  de  cette 
étoffe.  »  Mais  ce  dessin,  souvent  incorrect,  avait  en  certains  endroits  tant  de 
gvace,  ce  coloris,  quelquefois  invraisemblable,  raclietait  ses  défauts  par  tant 
d'édat;  enfin  il  y  avait  dans  Tensemble  du  tableau  un  attrait  si  victorieux  de 
pétulance  et  de  jeunesse,  que  c'était,  en  définitive,  l'indulgence  qui  s'épanouis- 
sait  au  fond  de  l'ame  du  visiteur.  C'est  cet  attrait  qui  protège  aujourd'hui  la 
pièce  de  M.  Léon  Gozlan.  Il  y  a  tant  de  gens  de  ce  temps-ci  qui  font  de  l'art 
théâtral  quelque  chose  de  pis  que  l'art  des  mimes,  en  composant  pour  les 
acteurs  un  dialogue  cent  fois  moins  spirituel  que  les  coups  de  batte  d'Arle- 
quin, il  existe  une  si  détestable  bande  de  trafiquans  dramatiques,  qu'on 
accueille  avec  transport  tout  homme  qui  cherche  à  se  frayer,  dans  la  carrière 
soénique,  une  route  indépendante.  La  gloire  des  intelligences  d'élite,  c'est 
qu'elles  finissent  par  faire  adopter  aux  intelligences  inférieures  leurs  répul- 
sions et  leurs  dégoûts.  On  est  las,  jusque  sur  les  bancs  du  parterre,  de  ces 
intrigues  conduites  par  des  moyens  d'une  vulgarité  traditionnelle,  et  de  cette 
langue  triviale  qui  n'a  même  point,  comme  la  langue  de  Tabarin,  pour  se 
farire  pardonner  sa  bassesse,  des  mots  d'une  pittoresque  énergie.  Halifax  a 
failli  réusisir  le  mois  dernier  par  l'air  de  hardiesse  et  de  nouveauté  répandu 
dans  son  prologue;  M.  Léon  Gozlan  doit  le  succès  de  sa  pièce  à  ses  louables 
efforts  contre  la  banalité  de  style  et  d'action  qui  règne  encore  sur  la  scène, 
quoiqu'elle  n'y  triomphe  plus. 

Il  y  a  dans  la  Main  droite  et  la  Main  gauche  une  donnée  ingénieuse  et 
un  diali^ue soigneusement  écrit.  Un  de  ces  petits  princes  d'Allemagne  comme 
les  poètes  et  les  romanciers  les  aiment  tant,  bonhomme  simple  d'esprit, 
ingénu  de  cœur,  plus  occupé  des  fleurs  de  son  parterre  que  des  choses  de  la 
politique,  est  venu  s'établir  en  Suède  avec  ses  roses  et  ses  tulipes  pour  y  rem- 
plir des  fonctions  qui  lui  laissent  de  longs  loisirs;  il  est  le  mari  de  la  reine. 
Malheureusement  Hermann,  c'est  ainsi  que  s'appelle  le  prince  allemand,  ne 
s'est  point  borné  à  transporter  en  Suède  ses  plantes  favorites;  il  y  a  fait  venir 
tout  un  ménage  qui  ne  devrait  pas  exister  sur  les  bords  du  Rhin  et  encore 
moiiffi  à  Stockholm.  Le  bonflermann  était  secrètement  marié.  Il  tient  tant 
à  ses  habitudes,  qu'il  a  sollicité  de  sa  nouvelle  épouse  la  permission  d'appeler 
iiuprès  de  lui  sa  première  femme;  M"'''  Rodolphine ,  l'objet  de  la  vieille  et 


REVUE  LllTÉRAJRE.  347 

constante  affection  d'Hermann,  est  présentée  à  la  reine  comme  Tancienne  et 
indispensable  gouvernante  des  serres  germaniques.  Sans  rencontrer  aucun 
obstacle,  elle  va  habiter,  dans  les  environs  de  Stockholm,  la  maison  de 
plaisance  du  prince,  avec  Wilfrid,  son  Ois  et  le  Gis  du  mari  de  la  reine. 
La  reine  semble  bien  peu  clairvoyante  ou  bien  peu  inquiète  des  mœurs 
de  son  époux;  c'est  qu'elle  à  des  motifs  pour  respecter  les  mystères  de  la 
bigamie.  Elle  avait,  en  épousant  Hermann,  une  fille  et  un  mari,  tout  comme 
Hermann  en  recevant  sa  main  avait  une  femme  et  un  flls.  Sa  fille  est  auprès 
d'elle,  élevée  sous  un  nom  emprunté,  le  nom  de  la  comtesse  de  Lowem- 
bourg.  Quant  à  son  mari,  c'est  un  aventurier  qui  court  le  monde,  espèce  de 
don  César  qui  est  parti  pour  les  Grandes-Indes  et  qu'on  croit  englouti  sous 
les  sables,  sous  les  flots,  ou  dans  les  flancs  de  quelque  tigre.  Au  théâtre, 
comme  on  sait,  il  n'est  aucun  rivage,  même  celui  des  morts,  d'où  l'on  ne 
revienne;  le  don  César  de  M.  Gozlan  débarque  dans  le  même  équipage  que 
celui  de  M.  Victor  Hugo,  arrivant^  lui  aussi,  des  pays  les  plus  extravagans. 
S'il  n'entre  point  par  une  cheminée,  il  ne  se  présente  pas  d'une  façon,  beau- 
coup plus  convenable.  Il  pénètre  de  force  dans  le  palais  de  sa  femme  en  ros- 
sant les  laquais.  L'arrivée  du  major  Palmer,  c'est  le  nom  d'aventure  qu*a  pris 
ce  damné'  mari,  entraîne  une  foule  d'évènemens  que  je  n'entends  certes  point 
raconter.  Qu'il  me  sufGse  de  dire  que  Palmer,  qui  appartient  à  la  classe  si 
connue  des  libertins  sensibles,  prend  sous  son  patronage  deux  amans  séparé$ 
l'un  de  l'autre  par  une  foule  d'obstacles,  Wilfrid  et  la  comtesse  de  Lowem- 
bourg.  Wilfrid,  qui  n'est  pas  fort  au  courant  des  choses  de  ce  monde,  comme 
un  véritable  amoureux  allemand,  croyait  aimer  la  reine  dans  la  comtesse  de 
Lowembourg,  qu'il  avait  vue  passer  entourée  d'une  pompe  royale.  Aussi 
nourrissait-il  une  haine  romanesque  et  juvénile  comme  son  amour  contre  ce 
pauvre  prince  Hermann,  qu'il  ne  connaissait  pas  tout  en  habitant  sa  maison, 
grâce  à  une  suite  de  précautions  mystérieuses  prises  par  M*"'  Rodolphine» 
précautions  des  plus  difficiles  à  expliquer  et  peut-être  même  à  comprendre* 
Un  jour  Wilfrid  satisfait  cette  haine  en  insultant  Hermann  au  milieu  d'une 
fête  où  il  est  parvenu  à  se  glisser.  Il  apprend,  après  ce  scandale,  qu'il  n'a 
jamais  été  le  rival  du  prince  Hermann,  que  c'est  la  comtesse  de  Lowembourg 
qu'il  aime  et  même  dont«il  estaimé.  Cette  révélation  vient  bien  tard.  Le  mari 
de  la  reine  est  aussi  sacré  en  Suède  que  l'est  chez  certains  peuples  lointains 
le  prêtre  qui  couve,  dit-on,  les  œufs  d'où  sortent  les  oiseaux  qu'on  adore.  Un 
outrage  au  prince  Hermann  doit  se  payer  de  la  vie.  Wilfrid  est  dans  la  situa» 
tion  la  plus  désespérée,  quand  la  Providence- lui  vient  en  aide  sous  les.^ts 
de  ce  Palmer,  qu'une  bonne  action  réjouit  à  l'égal  d'un  joli  visage  et  d'^ine 
bouteille  de  vin  de  Chypre.  Palmer  a  encore. moyen,  tout  mari  répudié  qu!i} 
est^  d'agir  sur  la  reine  de  Suède^  et  même  avec  beaucoup  plus  d'efficacité  que 
le  prince  Hermann.  Il  obtient  la  grâce  de  Wilfrid.  Un  déoouement'moirié 
riant,  moitié  mélancolique,,  un  peii^  grotesque,  nous  montre  Wilfrid  qui 
s'unit  à  celle  qu'il  aime,,  le  major  Palmer  qui  part  p«ur  aller  chereher  au  loin 


AS  unTE  MBS  nnrz  Mones. 

le  rfpof  fooi  des  trdiks,  Rodoiphioe  qoi  s'âoigne  en  emportant  le 
4e  «w  ili  pour  dorer  le  reste  de  ta  ne,  enfin  k  pnnee  Hermann  et  la 
4e  Suède  qoi  §e  réingneot,  aree  le  moins  de  tristesse  possible,  à  riTie  en 
4ast  de  se  tromper. 

Tels  sont  les  (aiti  prtneipaox  sur  lesquels  repose  le  drame  de  M.  Léon 
Gozbn,  Ces  (dits  sont  entourés  d'ooe  maltitode  d^érènemens  secondaires  qne 
des  fils  inextricables  lient  entre  eux.  Uobseurité  et  la  confusion ,  voilà  les  deux 
grands  déCaiots  de  b  pièce  nourelle;  quant  à  rinexpérience  de  b  scène,  c*est 
un  de  ces  défauts  dont  on  ose  se  pbindre  à  peioe,  tant  semble  parfois  maus- 
sade et  ennuyeuse  b  qualité  qui  leur  est  directement  opposée.  Ces  bouffies 
'^*air  et  ces  ébns  d^ame,  ces  parfums  du  ciel  et  du  cœur  qu'on  cherche  avi- 
dement  de  nos  jours  dans  le  roman  et  dans  b  poésie,  M.  Léon  Gozbn  a  es- 
sayé de  les  faire  sentir  dans  son  drame.  La  manière  dont  il  a  traité  le  carac- 
tère dllermann  rappelle  une  délicieuse  bluette  de  M.  Alphonse  Karr,  les 
RévolutUmê  de  Pirmasents.  Le  prince  allemand  est  peint  avec  cette  spiri- 
tuelle et  mébncolique  bonhomie  que  Fauteur  de  Sous  Us  Tilleuls  a  ren- 
contrée si  souvent.  Le  sentiment  germanique  se  montre  |4us  d'une  fois  dans 
(a  Main  droite  et  la  Main  gauche^  et,  ce  qui  est  bien  rare,  il  5*7  montre 
presque  toujours  dans  une  juste  mesure.  Depuis  le  jour  où  elles  envoyèrent 
leurs  sons  à  travers  le  feuillage  jauni  des  bois  réveiller  b  rêverie  dans  le 
Ottur  de  René,  que  de  poétiques  pensées  les  cloches  ont  fait  naître  et  ont  ber- 
cées !  Ces  voix  du  monde  des  âmes  jouent  encore  un  rôle  et  un  rôle  heureux 
dans  b  pièce  de  M.  Gozlan.  Wiifrid  est  dans  cette  radieuse  extase  qui  suit 
rinstant  où  Ton  découvre  qu*on  est  aimé;  tout  à  coup  s*élève  dans  le  ciel  un 
son  lointain ,  écho  des  chants  qui  écbtent  sous  sa  poitrine.  Une  cloche  ré- 
sonne Wiifrid  traduit  par  une  image  de  bonheur  chacune  des  notes  mysté- 
rieuses qui  lui  arrive  en  traversant  Tair,  quand  survient  brusquement  un  de 
ses  compagnons  qui  lui  crie  :  «  Wiifrid,  sais-tu  bien  ce  que  te  dit  cette  clo- 
che ?  elle  te  dit  :  Tu  es  un  lâche  !  tu  es  un  lâche  !  car  elle  sonne  la  mort  d*ua 
homme  qui  se  dévoue  pour  toi.  »  Dans  une  des  nombreuses  péripéties  de  b 
pièce,  le  major  Palmer  s'est  accusé,  pour  sauver  Wiifrid,  de  Tinsulte  faite  à 
ilermann.  Cette  scène  est  d'un  effet  saisissant  dans  sa  dernière  partie,  dans 
sa  première  d'une  grâce  fraîche  et  nouvelle.  Je  la  choisis  entre  plusieurs  autres 
où  Ton  trouve  également  une  efflorescence  printanière  de  talent  d'autant  plus 
curieuse  h  constater  qu'elle  était  plus  inattendue  chez  un  homme  depuis  long- 
temps livré  aux  fatigantes  ardeurs  de  b  presse.  Il  y  a  dans  la  pièce  de  M.  Léon 
Gozlan  quelques  gouttes  du  philtre  dont  on  est  ivre  quand  on  a  lu  rintrigue 
et  t Amour,  de  ce  philtre  que  Schiller  compose  avec  les  larmes  qu'essuient  les 
premiers  baisers  sur  les  joues  des  jeunes  filles. 

Ce  que  nous  reproclierons  à  M.  Léon  Gozlan ,  c'est  cet  abus  si  fréquent 
dans  la  littérature  actuelle ,  et  contre  lequel  nous  avons  déjà  protesté  maintes 
fois,  du  sentiment  maternel.  Quand  se  lassera-t-on  de  nous  montrer  ces  mères 
qui  ressemblent  à  des  bétes  fauves?  Quand  cessera-t-on  dépeindre,  avec  les 


REVUE  LITTÉRAIRE.  349 

traits  qui  conviennent  à  une  passion  de  bacchante ,  la  plus  sainte  des  pas- 
sions? Quand  voudra-t-on  se  souvenir  enfin,  toutes  les  fois  qu^on  essaiera  de 
peindre  une  douleur  maternelle,  de  la  grâce  décante  qui  reluit,  à  travers  les 
pleurs,  dans  ces  deux  types  immortels  de  mères  affligées,  si  souvent  repro- 
duits par  le  pinceau  antique  et  le  ciseau  moderne ,  la  Vierge  et  la  Niobé?  Il 
existe  aussi,  dans  la  Main  droite  et  la  Main  gauche,  une  tendance  fâcheuse 
gue  le  sujet  de  la  pièce  provoquait  peut-être,  mais  qu'il  était  pourtant  possible 
d'éviter.  Le  major  Palmer,  dans  un  monologue  qui  rappelle  par  la  pensée , 
sinon  par  le  style,  les  mélodrames  du«boulevart,  se  glorifie  d'abaisser  la 
puissance  royale  en  humiliant  la  reine.  On  nous  rappelle  de  nouveau  qu'un 
trône  se  compose  de  planches  et  de  velours,  et  mille  autres  choses  de  cette 
nature  qui  n'ont  certes  point  le  mérite  d'être  originales.  Il  serait  vraiment  à 
regretter  qu'une  intelligence  comme  celle  de  M.  Gozlan  s'égarât  dans  ces 
▼oies  vulgaires,  après  avoir  fait  tant  d'heureux  efforts  pour  se  sauver  de  la 
trivialité.  Je  ne  sais  rien  de  plus  pénible  que  d'entendre  des  maximes  sédi* 
tieuses  sortir  de  la  bouche  d'un  acteur.  11  s'élève  alors  des  combles  de  la  salle 
des  applaudissemens  de  mauvais  aloi  qui  éveillent  les  honnêtes  gens  de  leur 
rêve. 

En  résumé ,  l'auteur  de  la  Main  droite  et  la  Main  gauche  a  bien  mérité 
de  la  littérature  par  la  conscience  qu'il  a  mise  à  écrire  soù  œuvre.  Tandis 
que  le  feuilleton  perd  le  roman ,  une  autre  invention  de  l'industrie  menace  en 
œ  moment  le  théâtre.  Dans  leur  fureur  d'imiter  en  tout  point  les  ouvriers , 
un  grand  nombre  d'auteurs  dramatiques  ont  formé  entre  eux  une  coalition 
semblable  à  celles  que  nous  avons  vues  récemment  se  produire  dans  les  rues. 
Sous  tous  les  rapports,  c'est  une  mauvaise  chose,  d'abord  parce  que  le  travail 
est  interrompu  pendant  les  émeutes ,  parce  qu'on  ne  s'occupe  point  de  com- 
binaisons poétiques  alors  qu'on  s'occupe  des  combinaisons  de  la  chicane;  en 
second  lieu,  parce  que  toutes  ces  intrigues  mercantiles  blessent  les  lettres  dans 
leur  dignité,  et  courent  même  le  risque  d'altérer  leur  caractère.  Tel  écrivain 
d'autrefois  qui  marchait  à  pied,  fier  de  sa  plume,  comme  le  gentilhpmme  de 
son  épée,  avait  bien  plus  le  droit  de  jeter  un  regard  de  dédain  dans  le  carrosse 
du  financier,  que  tel  écrivain  d'aujourd'hui  qui  passe ,  emporté  par  des  che- 
vaux fringans.  Ce  qui  repoussa  dans  le  trafiquant ,  ce  sont  ses  mœurs  et  non 
point  la  denrée  qu'il  débite;  si  le  littérateur  traite  de  son  talent  comme  le 
banquier  de  ses  écus ,  une  des  grandes  difféirences  qui  les  séparaient  cesse 
tout  à  coup  d'exister.  Le  talent  reste  une  chose  plus  précieuse  que  l'or,  j'en 
conviens ,  mais  l'or  a  ce  grand  avantage  que  l'exploitation  le  laisse  intact , 
tandis  que  le  talent  s'use ,  et  finit  même  par  s'anéantir  à  force  d'être  exploité. 
Enfin,  il  faut  le  dire  aussi,  une  bien  funeste  conformité  s'établit  souvent 
entre  certains  hommes  de  lettres  et  certains  marchands ,  par  suite  de  ce  mé- 
lange des  habitudes  littéraires  avec  les  habitudes  commerciales.  11  est  une 
littérature  qui  traite  le  public  comme  sont  traités  maints  chalans ,  emprun- 
tant pour  le  tromper  à  la  rouerie  des  comptoirs  ses  plus  mesquins  et  ses  plus 

TOMB  1.  '  33 


350  RBVUR  Des  DBOX  MONBES. 

honteux  stratagèmes.  Ainsi ,  je  pourrais  citer  tel  auteur  dramatique  et  tel 
romanx»epqui  mettent  aux  efodroitstle  leur  livre  et  de  leur  pièce  où  ils  savent 
que  doit  se  porter  l'attention ,  soit  à  la  On ,  soit  au  début,  quelques  phrases 
élaborées ovee  soin  «  et  s'en  rapportent,  pour  le  reste  de  l'ouvrage,  aux  dis- 
tractions^ du  public.  Au  milieu  de  faits  empreints  d'une,  pareille  dépravation , 
tout  écrivain  qui:  produit  au  jour  une  œuvre  oonseieneieuse,  n'importe  à 
qudle  école  littéraire  il  apparti^ne,  ne  saurait  être  encouragé  »  par  trop  de 
marques  de  sympathie. 

L'Académie  nous  entraîne  bien  loin.  Dieu  merci!  du  monde  d'idées  où 
nous  force  si  souvent  à  vivre  la  littérature  commerciale.  Une  de  ces  paisibles 
solennités  que  consacre  maintenant,  comme  aux  beaux  jours  du  xviii'  siècle, 
une  affluenœ  de  gens  d'élite,  avait  lieu  tout  récemment  pour  la  réception  de 
M.  Patin.  Ciuq^Mars,  Stelho,  Chatterton,  œuvres  de  n>arbre  d'où  sortent 
des  accens  de  lyre!  il  faut  en  ce  moment  vous  oublier.  Le  souvenir  de  M.  de 
Vigny  écarté,  on  reconnaît  dans  M.  Patin  un  érudit  qui  appartient  à  cette 
classe  instruite  et  patiente  où  l'Académie  a  besoin  de  se  recruter  de  temps  en 
temps  pour  meaer  à  fin  l'œuvre  de  son  dictionnaire.  M.  Patin  a  la  réputa». 
tion  d'un  habile  professeur;  ceux  qui  font  des  pèlerinages  à  la  Sorbonne  sont 
tous  d'accord  sur  le  mérite  de  son  cours  de  poésie  latine.  Il  vient  de  pu- 
blier récemment  une  étude  soigneusement  faite  de  la  tragédie  grecque.  C'est 
sur  ce  dernier  titre  que  nous  voudrions  particulièrement  l'apprécier.  UD) 
écrivain  qui  joint  à  une  érudition  de  bénédictin  des  vues  élevées  et  un  style 
chaljsureux,  M.  Charles  Magnin,  a  déjà  parlé  dans  ce  recueil  des  Études  sur 
tes  tragiques  grecs.  £n  quelques  pages,  M.  Magnin  trouve  moyen  d'évoquer 
devant  nos  yeux  plusieurs  des  scènes  les  plus  saisissantes  des  temps  antiques, 
et  de  donner  une  solution  à  un  des  grands  problèmes  que  la  perfection  de 
l'art  grec  fait  naître  pour  notre  esprit.  Cette  vivacité  ettMîtte  décisioi^  d'intd*' 
ligeuce  qui  placent  ce  petit  nombre  de  pages  au-dessus  de  maint  gros  traité 
sont  les  qualités  qu'on  regrette  en  lisant  Tœuvre  de  M.  Patin.  Dans  une  his^ 
toire  littéraire  comme  dans  toutes  les  histoires  possibles,  on  cherche  des  dé- 
tails ingénieux ,  formant  par  leur  réunion  des  tableaux  piquans  et  nouveaux» 
ou  ces  considérations  hardies  qui  jettent  sur  des  faits  connus  déjà  des  clartés 
inattendues.  La  nouveauté  des  détails  et  la  hardiesse  des  considérations^ man- 
quent également  aux  Études^  sur  les  tragiques  grecs,  M.  Patin  a  perdu  la 
docte  bonhomie  de  RoUin  sans  savoic  prendre  cette  énergie  un  peu  aven* 
tureuse  qu'on  demande  à  la  critique  moderne;  S'il  ne  porte  plus  la  robe, 
ainsi  que  le  lui  a  rappelé  M.  de  Barante,  il  marche  comme  si  c'était  d'hier 
seulement  que  la  SorlxNine  eût  quitté  la  robe.  Il  n'a  i^u»  le  vieil  acceat 
du  pays  latin  dans  sa  naïveté,  il  parle  en  français,  quoiqu'il  conserve  lespé» 
riodes  traînantes;  enfin  il  ne  refuse  point  de  reconnaître  le  jour  qu'ont  fait 
daus  la  science  quelques  ardens  génies  des  récentes  époques,  mais  ce  jour 
l'éblouit  plutôt  qu'il  ne  l'édaire.  Ses  yeux,  accoutumés  à  l'ombre  de  l'éâ^f 
je  parle  de  l'école  que  représentaient  MM.  Lemaire  et  Andrieux^  soutiennent 


RBTUE  LITTÉRAIRE.  ^1 

floal  la  trop  vive  lumière  qui  vient  du  dehors.  Après  avoir  ftfit  appel  à  l'auto- 
rité de  Goethe  ou  de  Byron  sur  un  sujet  antique,  il  revient  hien  vite  aux  notes 
de  Dacier.  Uii  seul  exempte  fera  juger  de  l'attitude  dé  M.  Patin  devant  les 
elMfe-d'œovre  de  l'art  grec.  Il  s'agit  de  Prométhée,  cette  tragédie  gigantesque 
d'Eschyle,  qui  remplissait  d'enthousiasme,  à  Tégal  des  rochers  et  de  TOcéan, 
le  cceœr  du  chantre  de  Child-Harold  :  comment  va-t-il  caractériser  cette 
i^fide  sublime  du  paganisme  dans  laquelle  l'imagination  effrayée  reconnaît 
à  ^  la 'fois  et  la  prophétie  des  luttes  étemelles  de  l'humanité  et  rinstinct 
confus  des  mystérieuses  douleurs  d'où  sortira  le  christianisme?  C'est,  nous  dit 
M.  Patin,  un  sujet  difficile  à  accepter,  car,  pour  sa  part,  il  ne  peut  point 
comprendre  la  colère  de  Jupiter  contre  les  efforts  innocens  de  la  cMlisa- 
litAi  naissante.  Cela  posé,  il  cherche  à  nous  démontrer  qu'une  fois  résigné  à 
cet  étrange  sujet,  on  trouve  des  beautés  incontestables  dans  la  pièce  du  tra- 
gî^pie  grec. 

Le  discours  de  M.  Patin  n'est  pas  de  nature  à  détruire  le  jugement  qu'on 
pcBt  porter  sur  lui  d'après  un  semblable  trait.  Il  serait  cependant  à  désirer  que 
lëft  hommes  appelés  à  prendre  place  parmi  les  représentans  de  Tintelligence 
française  se  crussent  obligés,  dans  un  jour  de  gloire,  souvent  l'unique  de  leur 
eiiatence,  de  tirer  des  pensées  qu'ils  ont  poursuivies  ou  des  évènemens  aux- 
qaeb  9s  ont  pris  part  quelque  leçon  profitable  pour  leurs  auditeurs.  On  vou- 
drait, en  un  mot,  avoir  ce  jour-là  sous  les  yeux  un  homme  qui  vous  introdui- 
rai! dans  son  ame,  qu'il  aurait  seulement  pris  soin  de  parer,  comme  on  pare 
sa  maison  les  jours  où  l'on  attend  des  hôtes.  Alors  les  discours  académiques 
anraient  cette  saveur  originale  que  tout  esprit  reçoit  de  ses  propres  impres- 
sions, au  lieu  de  cette  monotonie  fatigante  qui  naît  d'un  panégyrique  obligé. 
Le  prédécesseur  de  M.  Patin  possédait,  comme  écrivain  dramatique,  la  veine 
d'Andrieux  encore  affaiblie,  ce  qui  constitue  un  talent  presque  inappréciable 
à  «force  d'être  délicat.  A  l'indolente  culture  des  lettres,  M.  Roger  mêlait  le 
tranâl  régulier  d'une  place;  c'est  ainsi  que  s'est  passée  sa  vie.  M.  Patin  nous 
a  faconté  cette  existence  av^c  autant  de  détails  que  si  c'eût  été  celle  d'un 
des  maîtres  de  notre  scène.  Il  a  épuisé  pour  son  sujet  toutes  les  ressources 
de  Tanecdote,  toutes  les  subtilités  de  l'analyse.  T^ous  avons  appris  à  quelle 
SBOcession  d'idées,  à  quel  enchaînement  de  circonstances  notre  théâtre  devait 
la  comédie  de  r Avocat;  maint  opéra-comique  oublié  a  été  évoqué  du  néant; 
on  eût  dit  un  article  nécrologique  emprunté  aux  mémoires  de  Bachaumont 
tor  le  chevalier  Rochon  de  Chabanne  ou  sur  M.  de  la  Poupelinière.  Est-il 
rien  qui  inspire  plus  profonde  tristesse  que  de  voir,  exposée  en  vente  dans 
nné  fenaison  mortuaire ,  la  garde-robe  fanée  d'une  coquette?  Eh  bien  !  nous 
avions  pour  notre  part  le  cœur  serré  d'une  tristesse  semblable,  à  cet  étalage 
fÉMie  de  frivoles  souvenirs,  derrière  lesquels  était  aussi  l'idée  de  la  mort. 

M.  de  Barante  a  ramené  l'attention  de  l'auditoire  sur  des  sujets  à  la  fois 
flos  graves  et  plus  intéressans.  Il  n'est  point  d'homme  qui  représente  mieux 
que  notre  ancien  ambassadeur  à  Saint-Pétersbourg  l'esprit  du  monde  dans 

23. 


352  HBVDE  DBS  DEUX  HOKDI 

le  SGDS  sérieux  qu'on  peut  donaer  à  ce  mot.  Le  i 
c'est  méioe  ainsi  qu'il  mérite  son  nom,  aous  oiu- 
espace  étroit,  la  réunion  de  tout  ce  qui  parle  à  nu., 
attrait  des  voyages  y  pénètre  avec  des  hommes  qui 
du  Nil  et  salué  les  cimes  de  l'Atlas;  des  poètes  doi>. 
des  choses  de  votre  cœur  y  font  sentir  le  chumL 
noms  dont  les  oreilles  sont  doucement  cbatouill>. 
instant  le  prestige  immortel  de  la  naissaiu».  Il  k.. 
et  brillant  qui  btuiue  sur  tous  ces  élémens  et  c>. 
cieux.  Cet  esprit,  qui  est  l'esprit  du  monde,  est 
re^u, 

Uoe  urbanité  qui  n'exclut  pas  toute  ironie,  mai 
tempérée  et  presque  onctueuse,  une  grande  délii 
tout  cette  précieuse  élévation  de  pensée  qui  naît  r" 
dans  certaines  régions  de  l'ordre  social,  telles  .s 
M.  de  Barante,  et  que  son  discours  nous  a  tour 
tante  a  pris  le  rôle  que  M.  Patin  n'avait  pas  mi' 
a  parlé  de  la  littérature  ancienne  et  des  priDci|> 
applaudissemens  ont  couronné  le  rapide  passr 
Cette  terre  inspiratrice  a  rarement  été  célébrer 
entraînant  et  d'un  rhythme  plus  savamment 
v^itable  triomphe  pour  les  gens  du  monde,  qii 
comprendre  les  Grecs  sans  appartenir  à  la  <lo< 
si  long-temps  le  chef.  M.  de  Barante  n'a  pas  ci 
térisant  la  critique  moderne.  U  a  peint  avec  <i 
ciatioH  animée  qui  participe  de  la  setuatioii 
en  condamnant,  et  même  trop  sévèrement  [x 
quiètes  qu'heureuses  de  l'ait  actuel ,  il  a  teni^ 
néreux  désir  dont  elle  est  tourmentée,  de  fiii< 
lies  de  la  littérature  ce  je  ne  sais  quoi  de  i 
Shakspeare  et  par  Goethe  des  profondeurs  d 
i'ame  humaine.  C'est  l'exameu  plus  intelligt 
plus  courageuse  des  sources  de  l'histoire,  eu- 
de  toutes  les  questions  d'art  et  de  philosoph 
dont  profite  déjà,  comme  il  l'a  ai  bien  rein:. 
moins  ardu,  plus  animé,  empreint  même  i 
poétique. 

On  comprend  sans  peine  que  M.  de  Buj' 
grandes  questions  littéraires.  C'est  déjà  h< 
faut  parler  aux  hommes  assemblés  des  cli< 
les  esprits.  On  ne  peut  nier  qu'en  ce  temji^ 
nombre.  La  société  coaimence  à  se  rassci' 
se  reforment  s'éveille,  comme  autrefois,  ui. 


REVUE  UTTÉRAIRE.  353 

de  rintelligence.  Je  n*eu  veux  point  d'autre  exemple  que  Tattente  pleine  d'es- 
pérance excitée  depuis  long -temps  déjà  par  le  rôle  où  notre  tragédienne  doit 
mettre  le  comble  à  sa  renommée.  Malgré  toutes  les  préoccupations  maté- 
rielles dont  nous  remplit  la  politique  pleine  de  détails  journaliers  des  gou- 
Ternemens  représentatifs,  le  nom  de  Phèdre  éveille  aujourd'hui  autant  de 
poétiques  émotions  qu'au  temps  de  Racine  et  du  grand  roi.  Espérons  que  ces 
dispositions  heureuses  ne  seront  point  perdues  pour  Tart.  Si  les  esprits  qui 
ont  reçu  le  don  de  produire  veulent  éviter  les  deux  grands  écueils  de  notre 
époque,  les  mauvais  conseils  de  l'industrie  et  les  emportemens  souvent  gro- 
tesques d'une  vanité  fabuleuse,  notre  littérature  peut  retrouver  encore  une 
vigueur  inattendue  aux  sources  d'ordre  et  de  calme  où  la  société  elle-même 
sent  maintenant  le  besoin  de  se  retremper. 

G.   DE  MOLBNSS. 


r.x 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


li  jaii?ier  18i3. 


La  chambre  des  députés  prélude  aux  débats  parlementaires  par  des  actes 
qui  ne  sont  pas  sans  quelque  intérêt ,  et  qui  méritent  toute  Tattention  des 
hommes  politiques.  Ces  actes  ne  sont  pas  des  résultats,  mais  des  signes.  Us 
caractérisent  exactement  la  situation  et  pourraient  autoriser  des  pronostics 
qui  ne  seraient  pas  trop  téméraires. 

M.  Jacqueminot  ayant  imaginé,  dit-on ,  que  ses  nouvelles  fonctions  sont 
incompatibles  avec  celles  de  vice-président  de  la  chambre,  le  concours  était 
ouvert  pour  la  place  vacante.  L'opposition  a  réuni  ses  suffrages  sur  M.  Vi- 
vien :  elle  ne  pouvait  faire  un  meilleur  choix.  Ancien  garde-des-sceaux ,  esprit 
aussi  ferme  qu*éclaîré,  l'opposition ,  en  le  désignant ,  faisait  à  la  fois  acte  de 
justice  et  preuve  d'habileté,  car,  tout  en  déployant  son  drapeau ,  elle  présen- 
tait un  candidat  que  les  hommes  indépendans  et  dégagés  de  tout  lien  de  parti 
auraient  pu  accepter  sans  scrupule.  Opposer  à  M.  Vivien  un  conservateur 
ardent,  une  créature  du  ministère,  c*eût  été  une  imprudence.  On  aurait 
donné  à  croire  qu'on  prétendait  emporter  l'élection  de  haute  lutte.  Or,  il  est 
des  cas  où  mieux  vaut  se  contenter  d'une  victoire  plus  modeste.  C'est  ce  qu'a 
pensé  le  cabinet ,  et  il  a  eu  raison  de  le  penser.  La  force  n'est  plus  de  saison; 
il  faut  aujourd'hui  de  l'adresse.  Il  en  a  fait  preuve  en  opposant  à  M.  Vivien 
un  candidat  non  moins  digne  et  non  moins  honorable,  M.  Lepelletier  d'Aul- 
nay,  qui  n'est  l'homme  de  personne,  et  qui,  représentant  très  légitime  des 
principes  d'ordre  et  de  conservation ,  ne  représente  cependant  aucune  de  ces 


.■«K 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  355 

eoteries  qui  s'arrogent  ambitieusement  le  titre  exclusif  de  conservateurs.  Ce 
choix  a  assuré,  dans  un  second  tour  de  scrutin ,  le  succès  du  candidat  du 
ministère.  Ce  qu'il  y  a  de  remarquable,  c'est  que  M.  Vivien  est  resté  avec  les 
114  ou  115  voix  qu'il  avait  obtenues  au  premier  tour.  D'où  vient  donc  la 
différence  entre  les  deux  scrutins?  Il  est,  ce  nous  semble,  évident  que  M.  Vi- 
vien n'a  eu  que  les  voix  de  la  gauche  et  du  centre  gauche,  les  voix  des  amis 
de  M.  Barrot  et  de  M.  Thiers.  Ces  voix  lui  sont  restées  fidèles.  Mais  trente  à 
quarante  conservateurs,  ne  voulant  pas  d  abord  du  candidat  porté  par  le  mi- 
nistère, n'ont  pas  osé  non  plus  voter  pour  un  ancien  ministre  du  1"  mars;  au 
premier  tour,  ils  ont  été  chercher  dans  leurs  rangs  les  moins  ministériels 
des  conservateurs,  IM.  deWustemberg,  qui  tolère,  dit-on,  le  cabinet,  mais  ne 
l'aime  pas,  et  M.  Jacques  Lefebvre,  qui  connaît  «si  bien  l'art  de  se  rendre 
populaire  aux  dépens  des  ministres.  C'était  là  évidemment  perdre  des  voix 
par  une  sorte  d'enfantillage.  La  première  condition  pour  les  hommes  poli- 
tiques, c'est  de  savoir  ce  qu'ils  veulent.  Si  on  voulait  procurer  un  échec  au 
ministère,  il  fallait  avoir  le  courage  de  voter  pour  M.  Vivien.  Sans  cela,  pour- 
quoi se  séparer  du  gros  de  son  parti  et  se  faire  compter.^  Pourquoi  un  acte 
inutile.' 

Le  ministère  a  de  nouveau  appliqué  son  système  de  ménagement  et  de  tran- 
saction à  la  nomination  des  commissaires  pour  l'adresse.  Il  n'^  porté  que 
deux  ou  trois  de  ses  amis  les  plus  dévoués;  il  a  accepté  sans  contestation  des 
candidats  dont  le  principal  mérite  pour  lui  était  de  lui  servir  à  repousser  )es 
candidats  de  l'opposition.  On  le  voit,  le  ministère  évite  sagement  les  hautes 
lattes  et  ménage  les  esprits  rétifs,  en  retenant,  s'il  le  faut,  ses  amis  dans 
Fombre,  et  en  mettant  en  relief  des  alliés  quelque  peu  suspects. 

Cette  conduite  ne  manque  pas  d'habileté;  si  elle  n'annonce  pas  pour  la  cam- 
pagne qui  vient  de  s'ouvrir  des  opérations  de  grande  stratégie,  elle  promet 
du  moins  les  évolutions  d'une  tactique  savante.  Le  cabinet  ne  remportera  pas 
de  ces  victoires  décisives  et  glorieuses  qui  ôtent  pour  long-temps  toute  puis- 
sance comme  tout  courage  à  l'ennemi;  mais  il  espère  qu'en  définitive  il  gar- 
dera le  champ  de  bataille.  Il  prévoit  qu'il  aura,  lui  aussi,  des  pertes  à  endurer, 
des  blessures  à  cicatriser;  il  s'y  résigne.  Au  fait,  pourquoi  ne  s'y  résignerait-il 
pas.'  Vivre  comme  on  peut,  faire  ses  affaires  à  petit  bruit,  cacher  ses  plaies 
et  passer  outre,  c'est  la  sagesse  de  notre  temps.  Une  conduite  opposée  paraî- 
trait de  nos  jours  excessivement  orgueilleuse  ou  tout-à-fait  ridicule. 

Le  cabinet  manque  visiblement  d'unité.  S'il  y  a  quelque  vérité  dans  le 
compte-rendu  de  la  discussion  qui  a  eu  lieu  dans  lès  bureaux  de  la  chaihbre 
des  députés,  M.  le  ministre  des  finances  a  prononcé  sur  le  droit  de  visite^, 
sur  la  question  principale  du  jour,  des  paroles  fort  malsonnantes ,  ce  nous 
semble,  pour  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères.  De  même  M.  Duchâtel 
n'aurait  pas  gardé,  sur  la  question  de  l'union  franco-belge,  la  même  réserve 
que  M.  Guizot. 


356  REVUE  DES  DECTK  MONDES. 

Qu'importe?  La  commission  de  l'adresse,  mêlée  comme  elle  l'est,  en  viendra 
peut-être  à  proposer  sur  le  droit  de  visite  je  ne  sais  quelle  phrase  vague,  indi- 
recte, digne  de  figurer  parmi  ces  phrases  entortillées  que  le  défunt  tiers-parti 
décochait  de  ses  embuscades  contre  le  ministère  du  1 1  octobre.  Aujourd'hui 
comme  alors,  on  voudra  surtout  pouvoir  dire  :  C'est  à  nous  qu'on  la  doit.  Les 
députés  pourront  un  jour  rappeler  la  phrase  à  leurs  électeurs;  c'est  l'essen- 
tiel. Ajoutons  cependant  qu'on  n'est  pas  sans  inquiétude  sur  l'issue  du  débat 
dans  la  chambre.  On  craint  que  les  députés,  entraînés  par  la  vivacité  de  la 
discussion,  ne  gardent  pas  la  mesure  que  la  commission  aura  apportée  dans 
son  travail. 

Le  cabinet,  il  est  juste  de  le  reconnaître,  n'a  pas  été  avare  de  projets  de 
loi.  Et  cependant  il  n'a  encore  rien  présenté  sur  les  prisons,  sur  l'instruction 
publique,  sur  le  conseil  d'état,  sur  la  colonisation  de  l'Algérie.  Sur  ce  der- 
nier point,  le  discours  de  la  couronne  a  gardé  un  silence  absolu  et  qui  pour- 
rait faire  craindre  la  prolongation  indéfinie  de  ce  provisoire  qui  dévore  inuti- 
lement nos  soldats  et  les  revenus  de  notre  trésor.  Les  promenades  militaires 
de  M.  Bugeaud  et  ses  razzias,  ses  sévérités  comme  les  actes  de  sa  clémence, 
bref  son  épée,  sa  parole,  même  sa  plume,  ne  suffisent  pas  pour  fonder  en 
Algérie  un  établissement  solide,  permanent,  sur  l'avenir  duquel  la  France 
puisse  compter.  La  vigilance  et  la  régularité  de  l'administration  seront  snns 
doute  de  fort  bonnes  choses  et  fort  nouvelles  en  Afrique,  nous  remercions 
la  couronne  de  nous  les  avoir  promises;  mais  elles  ne  suffiront  pas  non  plus 
à  donner  une  base  inébranlable  à  la  domination  française  sur  le  sol  africain. 
Sans  une  forte  colonisation  européenne,  sans  une  colonisation  civile,  active, 
nombreuse,  régulière  et  pourvue  des  capitaux  nécessaires ,  rien  n'est  fondé 
pour  nous  en  Afrique.  Les  soldats  en  occupent,  en  parcourent,  en  défendent 
le  sol;  ils  ne  peuvent  y  créer  une  nation,  une  France  africaine.  Les  soumis- 
sions des  Arabes  ne  sont  que  des  trêves.  Ne  pas  le  voir,  ce  serait  un  aveu- 
glement volontaire.  Qu'une  guerre  européenne  éclate,  et  nous  aurons  tous 
les  Arabes  sur  les  bras.  Forcés  alors  de  ramener  en  France,  non  sans  diffi- 
culté, la  plus  grande  partie  de  notre  armée,  nous  compromettrons  le  reste  et 
nous  nous  exposerons  à  perdre  les  sommes  énormes  que  l'Afrique  nous  aura 
coûtées  et  les  établissemens  militaires  que  nous  y  aurons  construits  à  grands 
frais.  Résultat  inévitable,  si  le  littoral  de  l'Algérie  n'est  pas  occupé  par  une 
population  chrétienne ,  française ,  solidement  établie ,  fortement  organisée, 
qui,  aidée  d'un  petit  corps  de  troupes,  puisse  se  maintenir  et  défendre  en 
même  temps  nos  villes,  nos  ports,  nos  magasins,  nos  fortifications,  nos  arse- 
naux. En  un  mot,  la  France  ne  sera  maîtresse  assurée  de  TAlgérie  que  lors- 
que les  côtes  de  la  Provence  et  les  côtes  de  l'Afrique  ne  seront  plus  étran- 
gères les  unes  aux  autres,  et  que  la  mer  qui  les  sépare  ne  sera  plus  je  voudrais 
presque  dire  qu'un  grand  fleuve  traversant  les  départemens  du  même  em- 
pire. Tous  ceux  qui  sont  comme  nous  frappés  de  Tévidence  de  ces  vérités  ont 


REVUE  —  CHRONIQUE.  357 

dû  s*affliger  du  silence  que.  le  discours  de  la  couronne  a  gardé  sur  la  coloni- 
sation africaine. 

M.  le  ministre  des  finances  a  présenté  le  budget  pour  l'année  1844.  Il  ne 
Êiut  pas  y  chercher  de  vastes  conceptions,  des  idées  nouvelles,  mais  le  travail 
d'un  esprit  sage,  prévoyant,  d'un  administrateur  intelligent  et  loyal,  qui  ne 
s'est  point  trompé  dans  ses  prévisions,  et  dont  la  prudence  n'est  pas  sans 
quelque  hardiesse.  Si  rien  d'imprévu,  de  grave,  ne  vient  déranger  les  combi- 
naisons du  ministre,  la  France,  dans  très  peu  d'années,  aura  soldé  son 
arriéré,  accompli  d'immenses  travaux  productifs,  établi  l'équilibre  dans 
son  budget  sans  rien  ajouter  à  ses  impôts,  et  tout  en  élevant  la  dépense  au 
niveau  des  nouveaux  besoins  du  pays.  La  prospérité  générale  a  résolu  ce 
beau  problème,  et  cette  prospérité,  par  la  force  des  choses,  doit  se  développer 
dans  des  proportions  de  plus  en  plus  larges.  Nous  le  pouvons  dire  avec  un 
juste  orgueil  :  les  finances  françaises  sont  les  premières  finances  de  l'Europe. 

n  ne  faut  pas  en  juger  d'après  le  taux  des  fonds  publics.  Ce  taux  n'est  pas 
ce  qu'il  devrait  être,  et  il  ne  serait  pas  difficile  d'énumérer  les  causes  diverses 
qui  en  retardent  le  mouvement  ascendant.  Nous  ne  voulons  aujourd'hui  en 
signaler  qu'une  seule  :  c'est  la  situation  d'un  de  nos  principaux  fonds  publics, 
le  5  pour  100.  Pourquoi  n'est-il  pas  à  130  ou  135.^  Parce  qu'il  se  trouve  dans 
ane  fausse  situation.  Il  s'élève  au-dessus  de  100  parce  que  les  acheteurs 
espèrent  qu'il  ne  sera  pas  remboursé.  Il  ne  s'élève  pas  comme  il  pourrait  et 
il  devrait  s'élever,  enlre  autres  raisons,  parce  que  cette  espérance  est  toujours 
contrebalancée  en  partie  par  la  crainte  du  remboursement.  Sans  doute  plus 
létaux  du  fonds  s'élève,  plus  le  remboursement  devient  difficile;  l'équité  pro- 
tège tous  les  jours  davantage  les  acquéreurs,  et  fait  taire  le  droit.  Toujours 
esMl  que  le  droit  existe  et  qu'il  pourrait  être  appliqué.  C'est  là  une  situation 
dont  le  gouvernement  devrait  s'occuper  sérieusement,  car  elle  nous  coûte 
cher.  Le  5  pour  100,  et  par  sa  masse,  et  par  la  lenteur  de  sa  marche,  com- 
prime le  3  pour  100,  ainsi  que  tous  les  autres  effets  publics  :  d'où  il  suit, 
entre  autres  coi;séquenc*es,  que  toutes  les  fois  que  l'état  doit  recourir  au 
crédit,  cette  situation  lui  coûte  plusieurs  millions.  Il  place  à  4  et  à  3  et  1/2 
les  bons  du  trésor  qu'il  pourrait  placer  à  3  et  1/2  et  à  3.  Il  emprunte  en  3 
pour  100  à  75,  à  78,  au  lieu  d'emprunter  à  85.  Puisque  l'état  ne  veut  ou  ne 
peut  rembourser  le  5  pour  100,  mieux  vaudrait  déclarer  par  une  loi  qu'il 
n'est  pas  rachetable.  De  toutes  les  positions,  l'incertitude  est  la  plus  fâcheuse 
et  pour  le  trésor  public  et  pour  les  particuliers. 

Le  ministère  doit  informer  les  chambres  de  ce  qu'il  a  fait  pour  l'exécution 
de  la  grande  loi  sur  les  chemins  de  fer.  Ceux  qui  n'ont  voté  la  loi  que  parce 
qu'une  disposition  intercalée  autorisait  le  gouvernement  à  profiter  du  con- 
cours des  compagnies  particulières ,  non-seulement  pour  la  pose  des  rails  et 
l'exploitation,  mais  aussi  pour  la  construction  du  chemin,  ceux-là  demanderont 
au  gouvernement  quel  usage  il  a  su  faire  de  cette  disposition ,  quels  encoura- 


3S8  REVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

gemens  les  compagnies,  même  les  plus  solides,  ODt  trouvés  à  la  direction  gé- 
nérale des  ponts-et-chaussées.  Il  y  a  là  une  grave  question  qui  grossit  tous  les 
jours ,  et  qu'il  serait  sage  de  ne  pas  perdre  de  vue.  Sans  doute ,  nous  l'avons 
souvent  dit,  la  centralisation  est  chère  à  la  France,  au  point  qu'elle  en  a 
toléré,  quelquefois  même  aimé  jusqu'aux  abus;  mais  on  se  trompe  si  on  croit 
que  l'éducation  publique  n'étend  pas  ses  progrès  même  sur  ce  point.  Voyez 
phitdt  les  conseils-généraux.  Avec  quelle  promptitude  et  quel  succès  s'est  dé- 
veloppée cette  belle  institution  !  On  dit ,  on  répète  tous  les  jours  à  la  France 
ce  qui  est  vrai,  à  savoir  que  l'industrie  particulière  serait  un  puissant  auxi- 
liaire même  pour  les  travaux  publics ,  qu'elle  travaille  à  meilleur  marché  et 
plus  rapidement  que  l'état,  que  l'encourager  même  par  quelques  sacrifices, 
c'est  une  bonne  spéculation ,  car  le  jour  où  l'association  industrielle  aurait 
appris  à  déployer  sa  puissance ,  cette  force  nouvelle  serait  un  moyen  de  pros- 
périté pour  le  pays  et  d'économie  pour  le  trésor  national.  La  France,  malgré 
les  jalousies,  les  préventions,  les  préjugés  qui  voilent  encore  ces  vérités,  finira 
par  les  comprendre;  mais  si  elle  les  comprenait  trop  tard,  s'il  lui  fallait  un 
jour  ajouter  à  l'histoire  de  ses  canaux,  qui  ont  à  la  fois  épuisé  la  patience  du 
commerce  et  la  bourse  des  contribuables,  une  histoire  non  moins  doulou- 
reuse pour  les  chemins  de  fer,  ce  jour  où  la  lumière  brillerait  enfin  à  ses  yeux 
serait  un  jour  de  réaction  et  de  colère.  Jusqu'ici  le  public  français  n'a  guère 
ûxé  son  attention,  en  fait  de  chemins  de  fer  exécutés  par  des  compagnies,  que 
sur  les  folies  de  Versailles.  Sous  peu,  il  verra  les  chemins  d'Orléans  et  de 
Rouen.  Il  pourra  comparer,  juger,  en  connaissance  de  cause,  et  pour  la  durée 
des  travaux ,  et  pour  le  montant  de  la  dépense. 

D^ailleurs  est-ce  là  la  question  toute  entière  ?  Pourquoi  faire ,  par  l'impdt 
et  par  des  emprunts  officiels,  ce  qu'il  serait  possible  de  confier  aux  capitaut 
particuliers ,  à  des  capitaux  qui  nous  viendraient  peut-être  de  l'étranger  et 
laisseraient  ainsi  à  notre  agriculture,  à  nos  industries,  à  notre  commerce  le 
capital  français  ?  Regorgeons-nous  tellement  de  capital  disponible,  que  nous 
devions  décourager,  repousser  ce  qui  viendrait  s'y  ajouter  du  dehors  ?  La  pros- 
périté de  la  France  est  grande,  son  capital  s'augmente  rapidement,  et  nous 
sommes  convaincus  qu'il  pourrait,  à  toute  rigueur,  suffire  à  nos  entreprises 
actuelles.  Est-il  moins  vrai  qu'une  addition  de  capital  nous  mettrait  plus  à 
l'aise  et  nous  permettrait  de  donner  plus  d'essor  à  l'activité  nationale?  Et, 
pour  ne  pas  sortir  de  la  question  des  chemins  de  fer,  n'est-il  pas  évident  que, 
si  le  gouvernement  pouvait  en  confier  deux  ou  trois  à  des  compagnies  fran- 
çaises ou  étrangères ,  il  pourrait  alors  concentrer  ses  efforts  sur  certaines 
lignes  et  accélérer  l'achèvement  des  travaux  qui  resteraient  5  sa  charge?  Le 
système  des  chemins  de  fer  ne  sera  vraiment  utile,  productif,  que  lorsqu^il 
se  trouvera  je  dirais  presque  animé  par  l'aclivité  générale  du  pays.  Attirez  des 
capitaux  dans  toutes  les  branches  de  l'industrie  nationale ,  encouragez  les 
capitaux  à  venir  chez  nous,  à  s'y  fixer,  à  s'y  employer,  en  procurant  du  travail 


REVUE  —  CHRONIQUE.  359 

à  notre  population,  des  acheteurs  à  nos  producteurs  des  matières  premières, 
multipliez  les  communications ,  les  rapports  entre  les  divers  foyers  de  la  pro* 
doction ,  de  la  consommation  et  de  Técliange,  et  alors,  mais  alors  seulement, 
ces  grandes  dépenses  seront  des  sources  abondantes  de  revenu  pour  le  pays. 
Nous  ne  voulons  pas  des  ponts,  des  routes,  des  canaux ,  des  chemins  de  fer, 
uniquement  pour  les  admirer  comme  on  admire  Tare  de  TÉtoile,  ou  la  façade 
du  Louvre.  Ce  serait  accorder  à  messieurs  les  ingénieurs  une  salle  cTexposi* 
Uon  beaucoup  trop  vaste  et  beaucoup  trop  coûteuse.  C'est  bien  assez  de  celles 
qu^on  accorde  à  nos  légions  de  peintres  et  d'industriels.  Les  travaux  publics 
de  communication  et  de  commerce  sont  avant  tout  du  domaine^de  Vutile,  Et, 
en  définitive,  leur  utilité  se  proportionne  aux  capitaux  dont  le  pays  dispose. 
Que  serait  un  chemin  de  fer  en  Valachie  si  par  un  miracle  on  pouvait  ïy  éta- 
blir du  matin  au  soir  ?  Une  pure  curiosité.  Les  chemins  de  fer  seront  pro- 
ductif chez  nous ,  mais  leur  utilité  s'accroîtra  comme  le  capital  travaillant 
en  France.  Ce  serait  donc  une  erreur,  une  erreur  grave,  nuisible  au  pays  et 
contraire,  en  particulier,  au  succès  de  Tentreprise  même  des  chemins  de  fer, 
que  de  repousser  les  capitaux  que  les  compagnies  particulières  ne  manque- 
raient pas  d'attirer  en  France ,  si  elles  parvenaient  à  se  fcMrmer  à  des  eondi- 
tums  raisonnables. 

Espartero  a  consommé  ses  coups  d'état.  Les  cortès  sont  dissoutes  et  les  im- 
pôts exigés  sans  loi  qui  en  autorise  la  perception.  Que  les  Espagnols  doi- 
vent être  fiers  de  leur  révolution  de  septembre  !  Quel  rare  service  leur  ont 
rmdu  ceux  qui  l'ont  fomentée  ou  conseillée  !  L'Espagne  a  obtenu  en  partage 
l'honneur  de  tomber  sous  le  bon  plaisir  du  général  Espartero.  Il  y  a  vrai- 
ment là  de  quoi  perdre  la  tête  de  satisfaction  et  d'orgueil  !  Le  noble  duc  a 
voulu  que  l'Espagne  sache  bien  à  quoi  s'en  tenir;  il  n'aime  pas  le  doute, 
i'ambiguité.  Ses  coups  d'état  sont  clairs,  nets,  décisifs  :  la  première  ville 
d'Espagne  bombardée,  la  peine  de  mort  prodiguée  par  ordonnance  des  agens 
subalternes  du  duc  (  les  Espagnols  insurgés  ne  méritaient  pas  même  l'hon- 
neur d'un  décret  du  régent)  ;  une  contribution  de  13  millions  imposée  sans 
loi,  non-seulement  aux  coupables,  mais  à  la  ville  tout  entière,  aux  coupa- 
Ues,  aux  innocens,  aux  auteurs  du  mouvement  comme  à  ceux  qui  en  ont  été 
ks  victimes  (le  gouvernement  d'Espartero  n'aime  pas  les  distinctions);  les 
cortès  dissoutes  par  un  décret  sans  contre-seing  des  ministres ,  les  impots 
perçus  sans  autorisation  de  la  loi.  Avions-nous  tort  de  dire,  au  bruit  du  bom- 
bardement de  Barcelone,  qu'Espartero  avait  franchi  le  pas  fatale  et  que  dé« 
sonnais  rien  ne  pouvait  plus  l'arrêter  dans  la  carrière  de  l'illégalité  ?  La  pré- 
diction était  facile,  comme  il  serait  facile  d'en  ajouter  d'autres  à  celle-là.  Mais 
ne  cherchons  pas  à  devancer  les  évènemens  ;  simples  spectateurs,  complète-^ 
ment  désintéressés  dans  ces  luttes  déplorables,  nous  pouvons  attendre  sans 
impatience  les  récits  de  l'histoire;  c'est  un  spectacle  si  dégoûtant,  qu'on 
n'a  aucune  envie  de  l'anticiper  par  la  prévision.  Répétons  seulement  que  si- 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  Espagnols  trouvent  bon  cl*étre  traités  de  la  sorte,  ils  n'ont  rien  de  mieux 
à  faire  que  d'envoyer  une  députation  à  Bourges  supplier  le  rey  netio  de  vou- 
loir bien  les  gouverner  et  les  livrer  à  rinquisition. 

Pour  ce  qui  concerne  les  rapports  de  la  France  avec  FEspagne,  notre  gou- 
vernement s'est  dignement  conduit  à  l'endroit  de  nos  agens  à  Barcelone;  nous 
nous  sommes  empressés  de  le  reconnaître.  Reste  à  savoir  quelles  sont  au  juste 
les  réparations  qu'il  a  obtenues  du  gouvernement  de  Madrid.  M.  Guizot  s'en 
expliquera  sans  doute  sous  peu  de  jours  à  la  tribune.  Attendons. 

Les  généraux  anglais  ont  laissé  d'horribles  souvenirs  dans  rAfglianistan. 
Nous  aimerions  à  croire  que  ces  atrocités  n'ont  été  que  la  vengeance  d'un 
soldat  irrité,  un  emportement  individuel ,  et  non  une  mesure  froidement  cal- 
culée et  commandée  par  le  gouvernement.  Hélas  !  cela  est  difficile  à  penser. 
Les  faits  sont  trop  graves,  et  il  paraît  qu'ils  se  sont  répétés  dans  plus  d'un 
endroit.  C'était  évidemment  un  plan  médité  et  concerté  d'avance,  un  acte  de 
politique.  A  la  vérité,  il  ne  nous  est  pas  donné  d'en  comprendre  l'utilité.  On 
a  voulu ,  dit-on ,  effrayer  les  babitans  de  Lahore,  de  ce  royaume  que  l'Angle- 
terre se  proposerait  d'occuper.  L'explication  est  ingénieuse.  Est-elle  fondée? 
Nous  l'ignorons.  Toujours  est-il  que  le  gouvernement  anglais  a  cru  que  ces 
actes  lui  seraient  utiles,  et  il  n'a  pas  hésité  à  les  réaliser.  L'Angleterre  est  un 
des  pays  où  la  double  personnalité,  celle  de  l'individu  et  celle  de  l'état ,  se 
montie  de  la  manière  la  plus  frappante.  C'est  encore  un  trait  de  ressem- 
blance de  l'Angleterre  avec  Rome  ancienne.  L'état  est  un  dieu  inexorable 
auquel  tout  doit  être  sacrifié. 

Certes  il  n'y  a  que  justice  à  reconnaître  que  les  Anglais  sont  en  général 
des  hommes  religieux,  humains,  charitables;  il  n'y  a  pas  de  peuple  qui,  dans 
sa  vie  privée,  offre  moins  d'exemples  de  violence,  de  cruauté,  de  barbarie. 
Mais  l'intérêtide  l'état  paraît-il  l'exiger?  les  mêmes  hommes  oublient  complè- 
tement leur  individualité  et  exécutent  tranquillement  les  actes  les  plus  con- 
traires à  leurs  sentimens  naturels.  L'un  bombarde  Copenhague,  l'autre  laisse, 
au  mépris  d'une  capitulation,  pendre  l'amiral  Caracciolo;  en  Grèce,  on  livre 
Parga;  aux  Antilles,  en  1832,  pour  réprimer  une  insurrection  de  noirs,  après 
en  avoir  tué  deux  cents  dans  l'action,  on  en  fait  exécuter  cinq  cents  par  la 
main  du  bourreau.  Ce  ne  sont  pas  là  des  actes  d'emportement,  de  colère, 
de  révolution  :  non.  C'est  comme  le  sénat  de  Rome ,  c'est  comme  le  conseil 
des  dix.  Ce  n'est  pas  la  passion,  c'est  la  logique  qui  commande.  Peut-on  se  . 
dire  :  Suprema  lex  esfo?  Tout  est  dit.  Il  n'y  a  plus  d'objection  ni  de  scru- 
pule possible.  Ajoutons  que  cette  inexorable  politique  ne  se  retrouve  qu'au 
sein  des  aristocraties.  Serait-ce  à  ce  régime  sévère,  impitoyable,  que  les  aris- 
tocraties doivent  la  longue  durée  de  leur  vie  politique  ?  C'est  là  probablement 
l'opinion  de  ceux  qui  approuvent  ce  régime  ou  qui  le  pratiquent. 

La  Suisse  vient  d'entrer  dans  une  phase  nouvelle.  En  suivant  la  rotation 
prescrite  par  le  pacte  fédéral  entre  les  trois  cantons  directeurs,  Zurich,  Berne 


REVUE.  —  CHROmQUE.  361 

et  Lucerne,  la  direction  des  affaires  fédérales  se  trouve  pour  deux  années,  à 
partir  du  l*""  janvier,  confiée  au  conseil  d'état  du  canton  de  Luceme  :  c'est  à 
Luceme  que  se  réunira  la  diète;  c'est  le  chef  du  gouvernement  de  Luceme 
qui  en  sera  le  président.  Or,  le  canton  de  Luceme  qui,  ainsi  que  Berne  et 
Zurich,  était  au  nombre  des  cantons  radicaux,  ou,  comme  on  disait,  régé- 
nérés, a  subi  récemment  une  contre-révolution  complète;  le  clergé  y  a  repris 
tout  son  ascendant  (  on  sait  que  Lucerne  est  un  canton  catholique  );  le  nonce 
du  pape,  qui  avait  quitté  le  canton  pour  s'établir  à  Schwitz,  est  rentré  dans 
Luceme;  enfin  les  Lucernois  sont  venus  à  résipiscence  au  point  qu'ils  n'ont 
en,  dit-on,  l'esprit  en  repos  sur  leur  nouvelle  constitution  qu'après  l'avoir 
soumise  à  Texamen  du  saint-siége  et  en  avoir  obtenu  l'approbation.  Ces  faits 
seraient  sans  importance' s'ils  ne  pouvaient  avoir,  d'action,  d'influence,  que 
sur  le  canton  même  de  Luceme.  Libre  aux  Lucernois  de  passer  du  radica- 
lisme à  la  théocratie,  de  M.  Casimir  Pfiffer  au  nonce  du  pape  :  c'est  leur 
affaire  en  tant  que  gouvernement  cantonal  ;  mais  la  situation  devient  délicate 
pour  Lucerne  gouvernement  fédéral.  Évidemment  Berne  et  Zurich  seront  en 
méfiance,  Berne  avant  tout  par  ses  opinions  et  ses  tendances  politiques, 
Zurich  par  ses  croyances  religieuses.  Les  autres  cantons  se  grouperont  autour 
de  Berne  et  de  Zurich,  et  Luceme  n'aura  sincèrement  avec  elle  que  quelques 
petits  cantons,  et  dans  une  certaine  mesure  le  Valais  par  la  religion,  par  la 
politique  Bâle-Ville  et  Neufchâtel.  Le  canton  de  Lucerne  a  plus  que  jamais  be- 
soin de  modération  et  de  prévoyance;  il  a  plus  que  jamais  à  se  tenir  en  -ajarde 
contre  des  conseils  imprudens  ou  perfides.  La  Suisse,  avec  ses  profondes 
divisions,  est  toujours  au  bord  d'un  abîme.  Ce  serait  une  tache  ineffaçable 
dans  l'histoire  que  celle  du  canton  qui  l'y  précipiterait  même  involontairement. 

La  Servie  est  loin  d'être  tranquille.  Des  complots  et  des  troubles  en  mena- 
cent sans  cesse  le  repos,  et  probablement  ces  agitations  et  ces  tentatives  se 
rattachent  à  des  intrigues  dont  il  n'est  pas  facile  de  saisir  le  fil. 

La  Valachie  est  fortement  préoccupée  de  l'élection  de  son  nouvel  hospodar. 
Les  Valaques  ne  méconnaissent  point  la  puissance  de  la  presse ,  et  leurs  bro- 
chures se  multiplient.  Nous  ne  les  suivrons  pas  dans  ces  débats  trop  locaux 
et  trop  personnels  pour  qu'ils  aient  quelque  intérêt  pour  nous.  Laissons  à 
d'autres  le  soin  d'examiner  si  réellement  MM.  Shtirbei  et  Bibesco,  MM.  Phi- 
lippesco  et  Campignano  et  quelques  autres  méritent  tout  le  bien  et  tout  le  mal 
que  les  divers  partis  publient  sur  leur  compte.  Au  fond ,  il  est  facile  d'aper- 
cevoir qu'il  n'y  a  dans  tous  ces  débats  qu'une  question  sérieuse.  Le  nouvel 
hospodar  sera-t-il  ou  non  un  partisan  de  la  Russie?  Tous  les  hommes  qui  pa- 
raissent attachés  à  la  Russie  sont  maltraités  par  les  patriotes.  C'est  le  sentiment 
de  la  nationalité  qui  se  fait  jour  comme  il  peut,  et  qui,  dans  l'état  des  choses, 
préfère  la  Porte,  faible  et  caduque,  à  la  Russie,  despotique  et  puissante. 
Nous  sommes  loin  de  condamner  les  patriotes  valaques.  Seulement,  nous 
craignons  qu'égarés  par  des  querelles  secondaires  et  au  fond  peu  importantes. 


362  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

ils  ne  perdent  de  vue  le  but  essentiel.  Le  jour  viendra  où  la  Porte  ne  pourra 
plus  conserver  la  souveraineté  même  nominale  des  provinces  danubiennes.  Quel 
sera  alors  le  sort  de  ces  provinces.^  Seront-elles  à  la  Russie  ou  à  TAutriche? 
Seront-elles  partagées  entre  ces  deux  puissances  ?  Formeront-elles ,  comme  les 
patriotes  valaques  le  désirent ,  une  souveraineté  particulière  ?  L'état  écono- 
mique et  moral  des  populations  entrera  pour  beaucoup  dans  la  solution  de  la 
question.  La  vie  politique  ne  s'infuse  pas  et  ne  s'improvise  point.  Si  ces  po- 
pulations sont  pauvres  et  ignorantes ,  on  trouvera  qu'elles  ont  besoin  d'un 
tuteur,  et  les  tuteurs  ne  manqueront  point,  armés  l'un  du  knout,  l'autre  da 
bâton.  Les  préparer  à  l'indépendance  par  l'instruction  et  par  l'industrie,  voilà 
le  but  qu'il  faut  se  proposer.  La  vie  d'une  génération  n'est  pas  toujours 
suffisante  pour  l'atteindre.  Les  Valaques  qui  sont  venus  puiser  aux  sources 
de  notre  civilisation,  ont,  en  rentrant  dans  leurs  foyers,  une  longue  et  noble 
mission  à  accomplir. 


M.  Labitte,  chargé  de  suppléer  M.  Tissot  dans  le  cours  de  poésie  latine 
au  Collège  de  France,  a  fait  sa  leçon  d'ouverture  au  commencement  du 
mois.  Le  jeune  professeur  est  resté  fidèle  aux  antiques  usages,  aux  antiques 
convenances  universitaires;  il  a  lu  un  discours  écrit,  comme  cela  se  pratique 
d'ordinaire  aux  premières  leçons,  et  ceux  qui  Tout  entendu  ont  retrouvé  dans 
sa  pensée  les  qualités  habituelles  de  son  talent,  la  finesse,  la  sûreté  toute 
française  du  sens  critique,  et  une  érudition  spirituelle  et  discursive.  M.  La- 
bitte est  sorti  avec  bonheur  des  banalités  inévitables  de  l'exorde  :  «  Je  me 
dispenserai,  a-t-il  dit  à  ses  auditeurs,  de  tout  ambitieux  programme,  car,  à 
mon  sens,  le  moindre  inconvénient  des  programmes  est  de  n'engager  à  rien 
et  de  substituer  d'ordinaire  des  projets  à  des  résultats;  je  m'efforcerai  de 
suivre  une  autre  route.  La  meilleure  et  la  plus  simple  manière  d'entrer  en 
relation  avec  vous,  c'est  de  vous  indiquer  tout  d'abord  mon  point  de  départ 
et  mon  but,  les  deux  seules  choses  que  je  sache  bien  précisément,  et  de  vous 
montrer  dans  un  tableau  rapide  l'intervalle  qui  les  sépare.  Quelques-uns  des 
souvenirs  imposans  que  soulève  de  lui-même  le  nom  romain,  quelques  appli- 
cations naturelles  à  des  temps  plus  proches  viendront  d'eux-mêmes  se  mêler 
à  cette  courte  esquisse.  »  M.  Labitte  a  ensuite  exposé  rapidement  quelques 
idées  fort  justes  sur  les  progrès  et  sur  le  rôle  de  l'histoire  littéraire  :  «  Autre- 
foïs  elle  pouvait  se  contenter  de  suivre  les  littératures,  maintenant  elle  doit 
les  précéder;  elle  doit  être,  non  plus  un  commentaire,  mais  un  enseignement. 
Guider  les  vivans  par  l'itinéraire  des  morts,  faire  profiter  l'avenir  des  leçons 
du  passé,  donner  l'impulsion  par  l'examen  des  œuvres  vraiment  durables. 


RBVUE.  — CEERONH^UE.  3SS 

par  le  «peotacle  des  grands  siècles,  pousser  enfin  Tesprit  dans  ses  voies,  dans 
les  voies  de  la  morale  et  du  talent ,  en  montrant  Téternelle  alliance  de  la 
beauté  «t  de  la  vérité,  voilà  quelle  doit  ^tre  sa  mission  nouvelle.  »  Et  comme 
le  dit  avec  raison  le  jeune  professeur  :  <(  En  quoi  la  modestie  se  trouverait- 
dle  compromise  par  ce  but,  un  peu  grandiose  peut-être?  Cest  moins  encore 
par  le  r^ultat  obtenu ^e  par  l'effort  tentée  qu'il  est  équitable  déjuger  les 
hommes;  Teffort  est  dans  les  limites  de  la  volpnté,  le  reste  est  un  don...  Ne 
redoutons  pas  les  grands  buts,  on  ne  perd  jamais  rien  à  s'exagérer  la  portée 
de  ses  devoirs,  car  la  dignité  humaine  en  est  relevée,  car  Tesprit  gagne  à 
vivre  dans  ces  sphères  plus  sereines.  »  Envisagée  de  ce  point  de  vue,  This- 
teiredes  lettres  romaines,  faite  du  sein  de  la  France  du  xix^  siècle,  ne  peut 
manquer  d-exciter  un  intérêt  réel,  et  de  porter  en  elle  un  enseignement  profi- 
table. «  Rome  et  la  France,  quel  point  de  départ  et  qu*el  biit!  N'est-ce  pas  la 
plus  magnifique  et  la  plus  étonnante  hérédité  du  gouvernement  intellectuel? 
N'est-ce  pas  le  triomphe,  ici  des  armes,  là  des  idées;  des  deux  côtés  la  con- 
quête du  monde  ?  La  civilisation  et  les  lettres  ont-elles  jamais  eu  des  apôtres 
pKis  actifs,  plus  vigiians.^  Ce  flambeau  de  la  vie,  lampada  vital  y  selon  le 
mot  de  Lucrèce,  ce  flambeau  dont  les  nations  inquiètes  attendent  la  lumière, 
n'est-ce  pas  des  mains  de  Rome  mourante  que  Ta  recueilli  le  génie  de  la 
-France?  Soyons  justes  envers  ces  devanciers  illustres  que  nous  continuons 
saBS  leur  ressembler.  » 

Ces  quelques  lignes  que  nous  transcrivons  ici ,  recueillies,  peut-être  alté- 
rées, au  courant  de  la  parole  du  professeur,  font  deviner  cependant  sa  mé- 
thode et  son  procédé.  Comparer  le  passé  et  le  présent,  dégager,  dans  la 
poésie  même,  le  côté  réel  et  pratique,  chercher  Thomme  sous  l'écrivain,  qu'il 
s'appelle  Eschyle  ou  Shakspeare,  Virgile  ou  Dante,  montrer,  à  travers  les 
variations  de  la  surface  humaine,  l'immobilité  des  sentimens  éternels  qui 
font  dans  tous  les  âges  les  grands  artistes  et  les  grands  poètes,  et ,  dans  ces 
appréciations  diverses,  éviter  tout  à  la  fois  un  fétichisme  étroit  pour  la  poésie 
des  temps  païens ,  un  enthousiasme  exclusif  et  obstiné  pour  la  poésie  des  âges 
nouveaux ,  tel  est  le  but  que  se  propose  M.  Labitte;  les  sympathies  du  pu- 
blic ne  lui  manqueront  pas ,  non  plus  que  la  science  et  le  talent.  Il  y  aura 
profit  à  le  suivre  dans  ses  conversations  studieuses  avec  les  hommes  des 
temps  antiques;  car,  ainsi  qu'il  le  dit  lui-même  :  «  Je  ne  séparerai  point  la 
poésie  de  ftome  de  son  histoire,  je  chercherai  à  montrer  ce  qu'elle  a  reçu  du 
génie  grec ,  ce  qu'elle  a  puisé  en  elle-même ,  ce  qu'elle  a  donné  aux  sociétés 
postérieures ,  les  traces  profondes  qu'elle  a  laissées  empreintes  dans  leurs  lit- 
tératures; en  un  mot  j'aurai  à  suivre  ces  voies  romaines  qui  conduisaient  aux 
extrémités  de  l'empire,  mais  qui  toutes  ramenaient  à  la  ville  éternelle.  J'es- 
saierai surtout  de  mettre  en  relief  ce  sentiment  si  vrai  des  réalités  de  la  vie, 
que  la  poésie  latine  exprime  avec  un  accent  profond  et  réservé  en  même  temps 
qui  va  au  cœur,  tremulo  scalpantur  ubi  intima  versu,  comme  dit  Perse. 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  Rome  le  poète  n*est  plus,  comme  en  Grèce,  un  prêtre  et  un  législateur,  il 
est  tout  simplement  un  artiste ,  mens  divinior,  qui  redit  sous  une  forme 
meilleure  les  voix  que  nous  entendons  en  nous.  De  là  vient  que  la  poésie 
latine  a  incessamment  dans  la  vie  le  privilège  de  la  citation,  et  que  beaucoup 
de  ses  vers  sont  devenus  des  maximes  et  comme  des  proverbes  sanctionnés 
par  les  siècles.  Nous  trouverons  donc  dans  Fétude  des  chefs-d'œuvre  de  la 
muse  romaine  de  Fexpérience  et  des  consolations  en  même  temps  que  d'ad- 
mirables modèles....  ISos  engouemens  poétiques  ont  fait  peu  à  peu  le  tour  d% 
nos  frontières.  Au  temps  d'Henri  111 ,  nous  imitions  la  fausse  manière  ita- 
lienne; au  temps  de  Louis  Xlll,  Fenflure  espagnole;  au  xviii'  siècle,  la  manie 
anglaise  nous  a  poursuivis;  voilà  aujourdliui  que  TAllemagne  a  son  tour  avec 
ses  rêveries  et  ses  brouillards.  Le  bon  sens  français,  qui  finit  toujours  par  se 
retrouver  à  travers  ces  éclipses  passagères,  a  fait  justice  de  ces  exagérations. 
Pour  Tengoueroent  anglais,  le  patriotisme  a  suffi;  mais  pour  l'Allemagne, 
que  faut-il  faire  ?  Peut-être ,  ici  encore ,  le  commerce  des  anciens  ne  nous 
serait-il  point  inutile.  Rappelez-vous  ce  que  raconte  Tacite  de  ces  bandes 
germaines  dont  les  vents  apportaient  de  loin  le  bruit  à  Germanicus,  incon- 
diti  agminis  murmur.  ]N'était-ce  pas  un  peu  comme  la  poésie  actuelle  des 
desceudans  d'Arminius  ?  Mais  quand  les  Romains  revinrent  plus  tard ,  ces 
armées  confuses  s'étaient  disciplinées,  elles  avaient  des  drapeaux  et  des  cliefs, 
insuecerant  sequi  signa,  dicta  imperatorum  accipere.  Ne  pourrions-nous 
pas  faire  ainsi  :  ce  qui  nous  manque  également,  n'est-ce  pas  ce  qui  fait  la 
force,  la  discipline?  Je  voudrais  que  le  souvenir  de  Rome  pût  nous  guider, 
comme  il  guidait  les  Germains.  »  La  première  leçon  de  M.  Labitte  est  un  sûr 
garant  du  succès  qui  l'attend ,  et  le  public  studieux  qui  suit  les  cours  du  haut 
enseignement  applaudira  d'autant  plus  volontiers  le  professeur,  qu'il  trouvera 
par  ses  applaudissemens  même  Toccasion  de  prolester  contre  ces  maîtres 
ès-arts  de  la  vieille  université  française,  qui  semblent,  lorsqu'ils  choisissent 
un  suppléant,  ne  s'occcuper  que  du  soin  de  se  faire  valoir  par  le  contraste, 
ce  qui  aboutit  parfois  à  de  tristes  défaites. 


V.  DE  Mars. 


ETAT 


DB 


LA  PHILOSOPHIE 


EN  FRANCE. 


LES  RADICAUX,  LE  CLERGE,  LES  ECLECTIQUES. 


La  philosophie  n'est  qu'une  chimère,  c'est  le  cri  des  esprits  posi- 
tifs, et,  tant  qu'elle  subsistera,  c'est-à-dire  tant  qu'on  agitera  l'éternel 
problème  de  la  destinée  humaine,  il  y  aura  des  esprits  positifs  pour 
prendre  la  philosophie  en  pitié  et  nier  sans  relâche  et  sans  pudeur 
le  droit  au  proGt  du  fait.  Que  gagnent-ils  à  s'obstiner  ainsi  dans  les 
préjugés  de  l'éducation  et  la  religion  des  faits  établis?  Rien  que  d'être 
conduits  par  un  fil  invisible  à  leurs  propres  yeux  et  d'accepter  eu 
aveugles  ce  que  d'autres  ont  conquis  en  philosophes.  Chimères  si  l'on 
veut,  ces  chimères  philosophiques  mènent  le  mionde.  De  ce  nuage 
où  la  science  s'enveloppe,  elle  fait  incessamment  sortir  quelques - 

TOME  I.  —  l**^  FÉVRIEB   1843.  24 


366  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

unes  de  ces  idées  fécondes  qui  s'infiltrent  dans  la  littérature,  dans 
les  mœurs,  dans  Téducation,  pénètrent  peu  à  peu  jusqu'aux  derniers 
rangs  de  la  société,  finissent  par  devenir  un  patrimoine  commun  de 
tous  les  esprits,  et  donnent  ù  la  civilisation  d'une  époque  le  caractère 
auquel  l'histoire  la  reconnaît.  Quelle  est  aujourd'hui  la  véritable  ques- 
tion sociale?  Ce  n'est  ni  l'organisation  du  travail,  ni  la  réforme  poli- 
tique. Décidez  entre  la  maîtrise  et  la  concurrence,  absorbez  le  mo- 
nopole des  industries  privées  dans  un  monopole  national,  donnez  à 
des  ouvriers  qui  ne  savent  pas  lire  le  droit  d'influer  directement  sur 
les  affaires  du  pays,  tout  cela  n'est  rien.  La  première  question  par- 
tout et  toujours,  mais  lu  surtout  où  la  liberté  est  proclamée  en  fait  et 
en  droit,  c'est  l'éducation ,  et  l'éducation,  c'est  la  philosophie.  Bans 
quelques  semaines  peut-être,  on  va  discuter  cette  question,  et  qui 
sait  si,  grâce  à  cette  manie  d'ajournement  que  nous  prenons  tous  de 
si  bonne  foi  pour  de  la  prudence,  on  ne  se  bornera  pas  à  voter  solen- 
nellement quelques  bourses  ou  quelques  chaires  de  plus  ou  de  moins? 
Et  cependant  il  s'agira  là  de  la  véritable  émancipation  du  peuple,  de 
l'organisation  des  esprits,  qui  a  bien  son  importance  à  côté  des  inté- 
rêts matériels;  et  si  nous  n'étions  pas  aveugles,  radicaux  ou  conser- 
vateurs, avons-nous  un  autre  champ  de  bataille?  S'il  est  question 
d'établir  cinq  cents  lieues  de  chemins  de  fer,  vous  trouverez  aussitôt 
des  statisticiens  pour  savoir  combien  de  milliards  on  y  peut  jeter; 
mais  on  prendra  parti  sur  l'éducation,,  on  décidera  s'il  faut  moins  de 
formalités  pour  s'ériger  en  magistrats  de  la  jeunesse  que  pour  ouvrir 
une  officine  de  pharmacie,  si  l'état,  qui  prend  le  soin  d'interdire  au 
père  de  famille  d'user  le  corps  de  son  enfant  dans  les  travaux  d'une 
manufacture,  le  laissera  libre  d'infecter  son  ame  des  plus  pernicieuses 
doctrines,  ou  de  le  condamner  à  un  ilotisme  perpétuel  en  le  laissant 
croupir  dans  l'ignorance;  on  choisira  entre  la  tradition  et  la  liberté, 
entre  la  religion  et  la.phiîosophie,  sans  avoir  même  jeté  un  coup  d'œil 
sur  ce  que  sont  devenues  en  France,  au  milieu  de  tous  ces  ateliers 
et  de  ces  fabriques,  les  idées  philosophiques  et  religieuses,  tant  s'est 
enracinée  chez  nous  l'habitude  de  tout  ramener  à  des  chiffres,  et  de 
compter  les  idées  pour  des  non-valeurs! 

Le  clergé,  qui  réclame  à  grands  cris  la  liberté  de  renseignement 
parce  qu'il  connaît  l'influence  et  les  ressources  don!  il  dispose ,  et 
que,  dans  de  telles  conditions,  un  monopole  à  son  profit  lui  vandrait 
moins  que  la  concurrence,  le  clergé,  ou  du  moins  ceux  qui  se  donnent 
ja  mission  de  parler  pour  lui,  ont  commencé,  il  y  a  plus  d'un  an,  une 
sorte  de  croisade  contre  la  philosophie  de  l'Université.  A  les  entendre. 


ÉTAT  DE  LA  PHILOSOPHIE  EN  FRANCE.  367 

ils  veulent  arracher  la  jeunesse  française  à  ces  agens  officiels  de  cor- 
ruption, à  ces  empoisonneurs  publics,  qui  enseignent  l'athéisme  au 
nom  de  l'état,  et,  dans  l'impénétrable  secret  de  leurs  écoles  et  de  leurs 
collèges ,  s'occupent  incessamment  à  ruiner  la  base  de  toute  religion 
et  de  toute  morale.  Cette  philosophie  qu'on  attaque  avec  tant  d'ai- 
greur est  pourtant  la  seule  école  de  philosophie  qu'il  y  ait  aujour- 
d'hui en  France.  Elle  a  clé  fondée,  il  y  a  vingt-cinq  ans,  dans  des 
temps  difficiles  pour  l'indépendance  de  la  pensée,  et  elle  est  arrivée 
en  1830,  avec  les  autres  libertés  du  pays,  à  cet  établissement  officiel 
qui  excite  maintenant  contre  elle  ces  attaques  inintelligentes.  Quelle 
plaie  profonde  d'un  siècle  civilisé,  si  toutes  ces  philippiques  ont 
autant  de  vérité  que  de  véhémence  !  Ce  n'est  plus  ici,  comme  au 
xviir  siècle,  une  coterie  philosophique  n'ayant  pour  elle  que  ses 
écrits  et  la  vogue  des  salons;  c'est  un  corps  organisé,  dépositaire  de 
la  plus  précieuse  part  de  l'autorité  publique,  ou  plutôt  c'est  l'état 
lui-même  qui  distribue  tous  ces  poisons ,  et  contraint  les  familles  à 
subir  ce  joug  immoral.  Ne  sqmble-t-il  pas  qu'il  n'y  ait  d'autre  parti 
à  prendre  que  de  laisser  toutes  ces  colères  s'épuiser  d'elles-mêmes 
et  périr  par  leur  propre  exagération?  Nous  avons  vu  un  vénérable 
personnage  entraîné  par  la  verve  de  sa  rhétorique  jusqu  à  soutenir 
publiquement  dans  les  journaux  que  la  question  de  savoir  si  un  fils 
peut  assassiner  son  père  était  aux  yeux  de  M.  Jouffroy  une  ques- 
tion prématurée.  Basile  eût-il  cent  fois  raison,  il  ne  peut  rien  rester 
d'une  telle  calomnie.  L'Université,  d'ailleurs,  n'est  pas  un  corps 
d'inquisiteurs  ou  de  francs-juges  qui  ne  siègent  que  dans  des  sou- 
terrains et  le  masque  sur  la  figure;  elle  ne  fait  pas  jurer  le  secret  sur 
ses  doctrines  aux  élèves  qu'elle  rend  tous  les  ans  à  leurs  familles  et  à 
la  société;  elle  a,  dans  toutes  les  grandes  villes  de  France,  des 
facultés  dont  les  cours  sont  publics;  ses  membres  publient  des  ou- 
vrages que  tout  le  monde  peut  consulter;  on  a  mille  moyens  d'étudier 
ses  doctrines  ailleurs  que  dans  les  diatribes  de  ses  ennemis.  Les  gens 
modérés,  les  gens  de  bonne  foi,  laisseront-ils  la  lice  à  des  déclama* 
leurs  passionnés  dans  une  question  capitale?  Et  ces  chimères  qu'on 
invente  tout  exprès  pour  les  combattre,  ne  faudrait-il  pas  en  montrer 
le  néant ,  ne  fût-ce  que  par  respect  pour  la  morale  publique  ?  Peut- 
être  au  fond  n'est-ce  pas  telle  ou  telle  philosophie  que  l'on  attaque; 
mais  on  veut,  à  travers  l'éclectisme,  atteindre  la  philosophie  tout  en- 
tière. Et  en  effet,  qu'on  y  prenne  garde  :  tandis  que  sous  le  nom  du 
clergé  on  attaque  les  éclectiques  comme  ennemis  de  la  religion ,  les 
philosoplies  humanitaires,  qui  ont  trouvé  pendant  deux  ans  le  chris- 

24. 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tianisme  si  malade  qu'ils  croyaient  les  pauvres  idées  saint-simonien- 
nes  qu'ils  avaient  alors  de  force  à  le  supplanter,  attaquent  les  éclec- 
tiques comme  n'étant  pas  ennemis  de  la  religion.  Est-ce  une  illusion? 
Non,  certes,  rien  n'est  plus  vrai,  ces  deux  accusations  contradictoires 
se  soutiennent  de  part  et  d'autre  avec  un  égal  sang-froid ,  il  suffit 
d'ouvrir  les  yeux  pour  s'en  assurer.  Il  semble,  après  cela,  que  la 
philosophie  éclectique  n'ait  plus  qu'à  sortir  du  champ  de  bataille  et 
à  se  reposer  sur  un  de  ses  ennemis  du  soin  de  la  délivrer  de  l'autre. 
Mais  puisqu'ils  ont  fait  tout  récemment  une  coalition,  et  qu'ils  ne 
sont  point  avertis  de  leur  erreur  en  se  voyant  ensemble,  il  faut  bien 
montrer  à  tout  le  monde  et  à  eux-mêmes  le  secret  de  la  comédie,  et 
qu'ils  ne  sont  autre  chose  que  les  deux  partis  extrêmes  d'une  assem- 
blée coalisée  contre  le  pouvoir  précisément  parce  qu'il  les  ménage 
l'un  et  l'autre  et  les  empêche  d'en  venir  aux  mains. 

Faisons  comparaître  devant  nous  toutes  les  armées  philosophiques, 
et  rangeons-les  en  bataille.  Voici  d'abord  l'armée  radicale,  et  l'on 
n'y  compte  que  trois  drapeaux  :  M.  Leroux,  M.  Bûchez,  M.  de  La- 
mennais; tous  trois  séparés  par  des  différences  profondes ,  tous  trois 
dans  un  isolement  presque  absolu ,  trois  chefs  d'école  sans  écoles. 
Le  clergé  (ou  du  moins  ceux  qui  parlent  pour  lui  et  se  servent  de 
son  nom)  n'a  qu'un  seul  intérêt  en  présence  de  la  philosophie;  mais 
outre  sa  cause  générale,  il  a  quelques  philosophies  qu'il  patronne, 
jeunes  écoles  qui  aspirent  à  naître,  encore  ensevelies  dans  l'obscurité 
des  séminaires ,  et  dont  nous  attendrons  que  le  nom  et  les  doctrines 
rompent  la  fatale  barrière  et  arrivent  au  grand  jour  de  la  publicité. 
Le  seul  nom  dont  le  clergé  puisse  se  prévaloir  est  celui  de  M.  Bau- 
tain ,  dont  il  désavouait  hautement  la  philosophie  à  une  époque  assez 
rapprochée  de  nous ,  et  quand  il  n'était  pas  aussi  nécessaire  de  ras- 
sembler toutes  les  forces  du  parti.  Vient  enfin  l'ennemi  commun, 
l'éclectisme,  et ,  de  quelque  façon  qu'on  le  juge,  on  ne  peut  lui  con- 
tester ni  le  nom  d'école,  que  ses  adversaires  ne  méritent  pas,  ni 
l'influence  qu'il  a  su  conquérir  à  force  de  persévérance ,  et  dont  le 
déchaînement  qui  le  poursuit  est  une  démonstration  sans  réplique. 

Nous  réunissons  sous  le  nom  de  philosophie  radicale  les  trois  dif- 
férens  systèmes  de  M.  de  Lamennais,  de  M.  Leroux  et  de  M.  Bû- 
chez, parce  que  leur  seul  commun  caractère  est  de  se  vouer  au  ser- 
vice des  opinions  politiques  les  plus  avancées.  C'est  un  nom  nouveau 
dans  l'histoire  de  la  philosophie;  mais  il  est  presque  aussi  nouveau 
de  voir  une  doctrine  philosophique  se  mettre  à  l'abri  derrière  un 
parti  politique,  et  se  donner  des  protecteurs  à  défaut  de  disciples. 


ÉTAT   DE   LA  PHILOSOPHIE  EN   FRANCE.  369 

Aucun  d*eux  cependant  n'a  pu  faire  accepter  ses  doctrines;  on  ne 
leur  a  pris  que  leurs  noms.  De  Fouvrage  de  M.  de  Lamennais,  on  lit 
le  troisième  volume,  d'où  la  philosophie  est  absente;  l'Humanité  de 
M.  Pierre  Leroux  a  été  pour  ses  meilleurs  amis  un  sujet  de  désappoin- 
tement, et  c'est  à  peine  si  Ton  se  souvient  encore  du  volumineux  ma- 
nuel où  M.  Bûchez  a  voulu  accoupler  les  doctrines  républicaines  avec 
la  philosophie  de  M.  de  Bonald.  Nos  trois  philosophes  se  sont  reposés 
après  ces  grands  ouvrages;  jnais  on  annonce  en  ce  moment  qu'ils 
vont  sortir  de  leur  retraite.  M.  de  Lamennais  et  M.  Bûchez  préparent 
l'un  et  l'autre  la  partie  politique  de  leur  encyclopédie,  et  M.  Leroux, 
qui  aime  les  rééditions  et  qui  reproduit  volontiers  ses  anciens  écrits, 
va  lancer  de  nouveau  son  lourd  manifeste  humanitaire.  Il  est  plus 
que  temps  que  le  public  voie  autre  chose  que  des  articles  et  des  pam- 
phlets; on  ne  devient  pas  une  école  à  si  peu  de  frais,  et  quelque  bruit 
que  l'on  fasse  autour  d'un  nom,  à  force  d'éloquence  ou  bien  à  force 
de  scandale,  il  n'en  résulte  qu'une  célébrité  telle  quelle,  et  non  pas 
de  l'influence. 

Est-il  nécessaire  d'esquisser  le  plan  de  chacun  de  ces  trois  systèmes, 
et  d'en  montrer  en  détail  l'insuffisance?  Non,  car  ils  n'ont  pas  obtenu 
assez  de  crédit,  et  ne  tiennent  pas  assez  de  place  au  soleil  pour  ap- 
peler un  examen  approfondi.  Les  trois  ouvrages  dont  il  s'agit  ont  été 
jugés  quand  ils  ont  paru  avec  les  autres  livres  leurs  contemporains, 
et  il  n'y  a  pas  lieu  de  ramener  sur  ces  tentatives  impuissantes  l'at- 
tention publique,  qui  s'en  est  détournée.  Cependant  M.  de  Lamen- 
nais est  un  esprit  d'élite,  à  qui  rien  de  ce  qui  constitue  essentielle- 
ment la  philosophie  n'est  étranger,  et  qui,  dans  une  situation  moins 
équivoque,  aurait  pu  se  placer  au  premier  rang  de  la  science.  Mais 
qui  ne  voit  au  premier  coup  d'œil,  en  lisant  YEsquisscy  qu'elle  a  été 
conçue  dans  un  point  de  vue  catholique  auquel  il  a  fallu  bon  gré  ma' 
gré  substituer  ensuite  la  raison,  et  ce  qui  restait  de  la  théorie  du  témoi- 
gnage universel,  après  qu'on  eut  renoncé  à  l'intervention  du  pape? 
Les  amis  de  l'auteur  vantent  à  tout  propos  la  magnifique  unité  de  sa 
vie,  et  nous  sommes  prêt  à  y  souscrire,  s'il  ne  s'agit  que  de  la  con- 
stante sincérité  de  ses  convictions;  néanmoins,  quand  on  démontre- 
rait que  les  mêmes  principes  qui  faisaient  autrefois  de  M.  de  Lamen- 
nais un  ultramontain  et  un  absolutiste  en  font  aujourd'hui  un  démo- 
crate et  un  incrédule,  il  ne  sera  jamais  facile  de  faire  admettre  l'unité 
d'un  système  de  philosophie  qui  va  de  saint  Anselme  à  J.-J.  Rous- 
seau, et  qui  s'appuie  sur  le  dogme  de  la  trinité  pour  arriver  à  la  théorie 
du  progrès  indéfini.  Singulier  accouplementl  M.  Bûchez  écrit  sur  son 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

drapeau  :  Catholicisme  et  progrès.  Qu'est-ce  donc  que  le  catholi- 
cisme, sinon  une  autorité  immuable,  un  dogme  immuable?  Et  quel 
progrès  annoncez-vous  sous  ses  auspices,  puisqu'il  ne  peut  se  renou- 
veler ni  changer  sans  périr?  Ces  grands  ennemis  de  l'éclectisme,  qui 
unissent  si  témérairement  des  idées  et  des  principes  contradictoires, 
font  assez  voir  qu'ils  n'ont  pas  toujours  l'intelligence  complète  des 
doctrines  dont  ils  veulent  composer  leurs  propres  systèmes. 

Examinez,  par  exemple,  la  philosophie  de  M.  Pierre  Leroux,  A 
coup  sûr,  s'il  existe  quelque  part  un  démocrate  sincère  et  radical, 
c'est  bien  lui ,  et  lorsqu'après  avoir  prêché  à  Lyon  la  doctrine  saint- 
sîmonienne,  puis  rompu  ouvertement  avec  la  religion  nouvelle,  et 
tenté  de  fonder  l'école  humanitaire,  il  livra  enfin  au  public,  après 
dix  années,  son  grand  ouvrage,  on  pouvait  craindre  d'y  trouver  des 
traces  de  cette  vie  aventureuse  qui  l'avait  d'abord  poussé  des  bancs 
de  la  Sorbonne,  où  il  applaudissait  M.  Cousin,  dans  la  chaire  des  pro- 
phètes saint-simoniens;  mais  on  devait  s'attendre  à  n'y  trouver  rieu 
de  contraire  au  principe  de  l'égalité,  que  les  plus  immoraux  des 
ennemis  de  M.  Leroux,  les  éclectiques  eux-mêmes,  ne  songent  pas 
à  contester.  Et  cependant  qu'arriva-t-il  ?  Que  l'on  suive  un  instant 
l'enchaînement  de  son  système.  Selon  M.  Pierre  Leroux,  tout  l'homme 
est  dans  ces  trois  phénomènes,  sensation,  sentiment,  connaissance; 
il  n'est  pas  question  de  la  liberté;  ces  trois  phénomènes  sont  insé- 
parables des  phénomènes  corporels,  d'où  il  résulte  que  l'existence  de 
Famé  séparée  du  corps  est  une  abstraction,  ou  un  pur  rien.  S'en- 
suit-il que  tout  périt  avec  nous,  et  que  le  système  de  M.  Pierre  Le- 
roux ne  diffère  en  rien  de  la  vieille  doctrine  matérialiste?  Loin  de 
là  :  chacun  de  nous  est  immortel,  non  comme  individu,  mais  comme 
espèce,  et  c'est  une  base  suffisante  pour  la  morale,  puisqu'il  ne  s'agit  - 
que  de  transporter  notre  amour  et  nos  espérances  à  cet  être  général 
et  abstrait  qui  est  la  substance  commune  de  tous  les  individus ,  et 
qui  s'appelle  l'humanité.  Cette  ame  qui  habite  mon  corps  et  le  fait 
vivre  ne  doit  le  quitter  un  jour  que  pour  en  revêtir  aussitôt  un 
autre,  et  selon  que  j'aurai  été  digne  de  colère  ou  de  faveur,  je 
renaîtrai  philosophe  ou  prolétaire.  La  justice  de  M.  Leroux  est  sa- 
tisfaite à  ce  prix,  et  pourvu  que  dans  une  autre  vie  j'aie  mérité  les 
biens  et  les  maux  de  la  vie  présente,  il  n'importe  que  je  le  sache 
ou  que  je  Tignore  :  c'est  peine  ou  récompense  à  mon  insu.  C'est  le 
cas  de  dire  avec  Bossuet  justifiant  le  péché  originel  :  Ne  voyons- 
nous  pas  les  maladies  se  transmettre  du  père  coupable  aux  enfans 
ÎQDOceDS  par  un  juste  jugement  de  Dieu,  et  la  vengeance  des  lois. 


ETAT  DE  LA  PHILOSOPHIE  EN  FRANCE.  371 

après  aYOÎr  frappé  le  criminel,  le  punir  dans  sa  postérité,  et  con- 
damner ses  descendons  à  la  dégradation  et  à  l'ignominie?  Cette 
théorie  de  la  métempsycose  n'est  pas  nouvelle,  elle  remonte  jus- 
qu'à Pythagore,  et  même  jusqu'aux  Indes  et  à  l'Égjpte,  M.  Pierre 
Leroux  prend  soin  de  le  déclarer;  et  quand  on  est  disposé  comme 
lui  à  voir  dans  le  fratricide  de  Caïn  l'énergique  sjmbole  par  lequel 
Moïse  flétrit  l'établissement  de  la  propriété,  quand  on  ne  sait  aucune 
diflTérence  entre  Moïse,  Rousseau  et  Babœuf,  quand  on  appelle  la 
pfique  un  repas  égalitaire,  il  n'est  pas  bien  difficile  de  montrer  que 
la  métempsycose  remonte  jusqu'à  l'Egypte;  seulement,  pourquoi  se 
borner  à  constater  l'origîne  de  cette  théorie?  Pour  bien  faire,  il  fau- 
drait encore  ajouter,  ce  qui  est  vrai,  qu'elle  y  servait  de  base  à  la  dis- 
tinction infranchissable  des  castes.  Comment  parler  en  effet  d'éga- 
lité? comment  même  rappeler  l'ancienne  formule  des  temps  féodaux, 
le  hasard  de  la  naissance?  Il  n'y  a  point  hasard,  mais  justice  dans 
l'inégale  distribution  des  biens  de  ce  monde;  celui  qui  naît  au  der- 
nier i-ang  expie  les  fautes  de  sa  vie  passée,  et  je  ne  suis  pas  plus 
tenu  de  partager  avec  lui  mon  bien-être  que  de  tirer  les  malfaiteurs 
de  leur  prison,  et  de  les  établir  avec  moi  dans  une  égalité  parfaite 
des  biens  que  la  société  nous  procure.  Les  égalitaires  qui  travaillent 
«vec  M.  Pierre  Leroux  à  établir  entre  tous  les  hommes  une  commu- 
nauté parfaite  de  toutes  choses,  ne  seraient  pas  moins  fous  à  ce  prix 
que  le  bon  chevalier  de  la  Manche,  qui  délivra  si  généreusement  les 
prisonniers  de  la  Sainte-Hermandad,  et  qui  déjà  prenait  pour  des 
géans  et  des  sorciers  et  pourfendait  à  grands  coups  de  lance  ces 
honnêtes  agens  de  la  tranquillité  publique. 

Qui  l'eût  pensé?  Ces  trois  systèmi&s  disparates  s'accordent  à  ad- 
mettre le  dogme  de  la  trinité,  et  M.  Leroux  lui-même,  ce  grand  ad- 
mirateur des  encyclopédistes,  est  infidèle  en  ce  point  à  leur  vieille 
polémique,  et  de  gaieté  de  cœur,  sans  y  être  obligé  par  aucun  scru- 
pule, il  charge  sa  philosophie  de  ce  lourd  fardeau.  Ce  n'est  pas  iin 
moyen  de  se  rendre  populaire  en  France  que  de  proposer  à  croire  et 
&  comprendre  ce  que  l'église  catholique  propose  à  croire  seulement 
et  regarde  comme  un  mystère.  Quelle  est  la  raison  de  cet  emprunt 
hit  au  christianisme  par  trois  hommes  dont  F  un  n'y  a  jamais  cru , 
Fautre  a  cessé  d'y  croire,  et  l'autre  n'y  croit  pas  de  la  bonne  façon? 
Cest  l'héritage  de  l'ancien  romantisme  littéraire.  Cette  philosophie 
démocratique  descend  en  ligne  droite  du  romantisme,  et  se  trouve 
comme  lui  mi-partie  d'idées  libérales  exagérées  et  de  je  ne  sais  quel 
retour  à  un  christianisme  poétique.  Jamais  alliance  ne  fut  si  mal— 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

heureuse,  jamais  emprunt  si  mal  choisi.  Le  hon  sens  public  ne  se 
révolte  pas  quand  on  lui  dit  que  Dieu  a  parlé  et  qu'il  a  révélé  des 
mystères;  mais  accepter  le  mystère  et  rejeter  la  révélation,  ou  plutôt 
transformer  le  mystère  en  philosophéme  et  enseigner  au  nom  de  la 
raison  ce  que  la  raison  ne  peut  ni  démontrer  ni  comprendre,  c'est 
retourner  aux  premiers  âges  de  la  pensée  philosophique  et  rêver 
des  hypothèses  mystérieuses  pour  abuser  les  autres  et  se  tromper 
soi-même  sur  les  problèmes  qui  intéressent  le  plus  l'humanité.  Cette 
entreprise  était  au  moins  plus  sérieuse  dans  l'école  d'Alexandrie. 
Pour  Plotin  et  ses  successeurs,  la  troisième  hypostase  représentait  le 
Dieu  vivant  qui  gouverne  le  monde  dans  le  temps  et  dans  l'espace, 
tandis  que  Tunité  absolue  répondait  au  besoin  de  la  dialectique,  qui 
nous  représente  Dieu  comme  l'être  inconditionnel,  élevé  au-dessus 
de  l'étendue  et  de  la  durée,  et  dans  lequel  il  n'y  a  ni  changement  ni 
mouvement.  Ainsi  ils  avaient  voulu,  dans  un  seul  Dieu,  réunir  les 
attributions  contradictoires  du  Dieu  de  la  philosophie  vulgaire,  conçu 
à  l'image  de  l'homme,  et  de  celui  de  l'école  d'Élée,  placé  si  haut 
au-dessus  du  monde,  qu'il  ne  pouvait  plus  sortir  de  son  unité  absolue 
et  demeurait  sans  aucun  rapport  avec  la  multiplicité  et  le  mouve- 
ment. Ils  affrontaient  ce  flot  dont  parle  Platon  dans  la  République  et 
qui  menace  de  l'engloutir,  mais  en  corrigeant  cette  conception  de  la 
plus  sévère  dialectique  par  l'introduction  dans  la  même  nature  d'hy* 
postases  inférieures.  Le  mal  était  de  guérir  une  blessure  par  une 
autre,  et,  au  lieu  d'un  Dieu  mobile  ou  d'un  moteur  immuable,  les 
deux  écueils  qu'avait  rencontrés  la  métaphysique  de  leurs  devan- 
ciers, de  nous  donner  un  Dieu  à  la  fois  mobile  et  immobile,  une  unité 
qui  est  triple,  une  triplicité  qui  est  une.  Suivez  donc  au  moins  l'école 
d'Alexandrie  jusqu'au  bout,  si  vous  voulez  l'imiter,  et  comme  elle 
renonçait  à  la  raison  pour  établir  ses  hypostases  et  se  jetait  dans 
l'enthousiasme,  choisissez  votre  genre  de  folie;  mais  connaissez  l'état 
où  vous  êtes,  et  n'attribuez  pas  à  la  raison  ce  qu'elle  repousse  de 
toute  sa  puissance. 

M.Bautain  est  aussi  un  trinitaire,  quoique  pour  lui  la  question  soit 
bien  différente  :  il  est  catholique,  et  croit  par  conséquent  au  mystère 
de  la  Trinité.  Son  but  est  de  rendre  les  mystères  intelligibles  :  entre- 
prise, comme  on  voit,  très  étrangère  aux  intérêts  de  la  foi.  M.  Hau- 
tain ne  croit  pas  malgré  l'absurdité  et  à  cause  de  l'absurdité,  suivant 
la  vieille  et  énergique  formule;  il  ne  demande  à  la  raison  aucun  sa- 
crifice, et  recevant  de  la  tradition  tout  le  dogme  religieux,  il  sait  le 
moyen  de  le  transformer  en  système  philosophique.  c(  Ce  qu'on  veut 


ÉTAT  DE   LA  PHILOSOPHIE  EN  FRANCE.  373 

bien  appeler  ma  philosophie,  dit-il,  n'est  que  la  parole  chrétienne 
scientiQquement  expliquée.  »  La  prétention  est  un  peu  haute  et  ne 
passera  pas.  En  esquissant  d'un  trait  rapide  la  philosophie  de  M.  Hau- 
tain, c'est  cette  philosophie  que  nous  voulons  faire  connaître,  ct*non 
pas  l'explication  scientifique  de  la  parole  chrétienne.  Pourquoi  cette 
halte  sur  un  système  ignoré?  C'est  ce  même  M.  Bautain  qui  publiait, 
il  y  a  un  an,  dans  sa  Morale  y  ces  grandes  découvertes  sur  l'alphabet 
qui  surpassent  celles  de  Molière,  et  effacent  à  jamais  la  science  de 
M.  Jourdain.  Extravagant  si  l'on  veut,  son  système  a  eu  des  parti- 
sans dans  un  coin  de  la  France;  il  a  été  censuré  par  un  évoque;  il 
reprend  faveur  aujourd'hui  dans  ce  môme  clergé  qui  poursuit  avec 
tant  de  force  la  philosophie  éclectique.  M.  Bautain  est  directeur  du 
collège  ecclésiastique  de  Juilly,  et  pendant  qu'il  se  fait  suppléer  à 
Strasbourg  par  M.  Delcasso,  il  enseigne  h  Paris  sa  philosophie  chré- 
tienne dans  les  réunions  du  Cercle  catholique.  C'est  enfin  le  seul 
philosophe  que  le  clergé  possède  dans  son  sein;  le  clergé  est  des- 
cendu de  M.  de  Bonald  à  M.  Bautain,  et  il  n'est  pas  sans  intérêt  de 
voir  si  cette  doctrine  tient  mieux  sur  ses  pieds  et  aboutit  à  une  mo- 
rale plus  pure  que  la  philosophie  éclectique.  Un  seul  mot  d'ailleurs 
suffira. 

M.  Bautain  accepte  les  conclusions  du  système  de  Kant  sur  la 
raison  humaine;  il  nous  fait  ensuite  sortir  de  celte  subjectivité  et  de 
cet  isolement  où  le  kantisme  nous  condamne ,  en  adoptant  l'hypo- 
thèse d'une  faculté  mystique  supérieure  à  la  raison,  et  qu'il  appelle 
l'intelligence;  faculté  toute  passive,  tout  endormie,  que  la  parole  de 
Dieu  doit  réveiller  et  féconder.  Ainsi  nous  ne  sommes  rien  que  par 
la  parole,  et  il  n'y  a  rien  en  nous  qui  juge  la  parole  et  l'accepte  en  la 
comprenant  :  le  peu  que  nous  sommes  ne  commence  d'exister  véri- 
tablement qu'après  la  parole  reçue.  11  y  a  là  l'étemel  paralogisme  de 
ceux  qui  veulent  démontrer  la  nécessité  de  la  foi  en  établissant  que 
rien  ne  peut  être  démontré;  et  ce  qui  est  digne  de  remarque,  c'est 
que  le  clergé,  qui  avait  adopté  M.  de  Maistreet  M.  de  Bonald,  s'émut 
de  ce  système  où  la  raison  était  anéantie  au  profit  du  mysticisme,  et 
le  mysticisme  au  profit  de  la  foi.  M.  Bautain  fut  condamné  à  renoncer 
à  cette  intelligence  supérieure  à  la  raison,  et  pourtant  impuissante: 
il  dut  renoncer  aux  objections  kantiennes  contre  l'autorité  de  la 
raison  elle-même;  et,  réduit  à  admettre,  malgré  lui,  une  base  rai- 
sonnable à  ses  croyances,  il  lui  fallut  reconnaître  d'abord  la  raison, 
puis  constater  ses  limites,  et  employer,  suivant  l'usage  des  doctrines 
religieuses  qui  comprennent  la  nature  de  l'homiiie,  la  force  dé- 


i. 


Sli  REVU£  DES  DEUX  MONDES. 

monstrativc  de  la  raison  à  poser  les  fondemens  de  la  foi,  et  à  établir 
cette  autorité  au-dessus  de  la  raison  elle-même. 

Ainsi  frappé  dans  le  fondement  de  toute  sa  doctrine,  M.  Bautaia 
ne  se  rebuta  pas;  à  défaut  de  cette  intelligence  qu'il  avait  rêvée,  3 
se  servira  de  cette  raison  qu'il  avait  crue  impuissante,  et  voici  ce 
que  d'abord  cette  raison  lui  fait  connaître  :  «  La  vie  part  d'un  foyer 
un,  de  l'ÊTRE,  source  de  toute  vie,  qui  la  rayonne  hors  de  lui.  Elle 
est  déterminée  ou  posée  en  formes,  et  la  forme  posée  est  ce  que 
nous  appelons  existence.  La  vie  est  une  en  elle-même,  une  dans 
tout  l'univers,  et  tout  ce  qui  vit  en  forme  déterminée  ne  vit  que  par 
la  vertu  de  la  vie  une,  etc.  »  Ce  n'est  pas  la  parole  chrétienne  assu- 
rément qui  a  révélé  à  M.  Bautain  ce  rayonnement,  et  ces  formes 
posées  et  déterminées  en  existences;  M.  Bautain  n'ignore  pas  sans 
doute  qu  il  se  sert  des  termes  mêmes  et  des  formules  du  panthéisme 
alexandrin,  de  ce  fameux  système  des  émanations  ou  des  rayonne- 
mens  (car  ces  deux  métaphores  s'employaient  l'une  pour  l'autre  dans 
l'école)  auquel  on  veut  renvoyer  l'éclectisme  moderne  comme  à  sa 
source  native.  11  faut  sans  doute  faire  deux  parts  de  la  philosophie 
de  M.  Bautain ,  renvoyer  ce  rayonnement  et  cette  vie  unique  dans 
tout  l'univers  qui  vit  en  forme  déterminée,  aux  leçons  qu'il  a  reçues 
de  M.  Cousin  à  l'École  normale;  et  réserver  le  reste  du  système  pour 
la  parole  chrétienne  scientifiquement  exprimée.  Le  premier  rayon- 
nement de  l'être  un,  source  de  toute  vie,  c'est  la  nature,  c'est-à-dire 
la  plastique  de  chaque  être,  son  extrême  dedans,  la  force  centrale 
qui  attire  si  puissamment  l'esprit  de  vie>  et  qui  est  la  racine  du  dé- 
veloppement de  l'existence,  la  substance  fixe,  stable,  indestructible. 
((  Cette  substance  sort  d'elle-même  sous  faction  et  la  direction  de  ce 
rayon  excitateur;  elle  pose  quelque  chose  d'elle  au  dehors,  elle 
évolue,  irradie.  »  Cette  nouvelle  irradiation  est  l'esprit  de  la  nature. 
L'esprit  devient  le  mâle  et  la  nature  la  femelle,  et  de  leur  accouple- 
ment naît  le  monde.  Un  monde  ainsi  produit  se  compose  nécessai- 
rement d'esprits  et  de  plastiques,  d'irradiations  et  d'accoupleraens, 
et  il  en  découle  une  physique  et  une  psychologie  dans  lesquelles 
tout  résulte  du  principe  mâle  et  du  principe  femelle,  et  qui  aboutis- 
sent à  faire  de  f  homme  un  acide  et  de  la  femme  un  alcali.  L'homme 
et  la  femme  ne  sont  qtie  deux  moitiés,  un  acide  et  un  alcali,  qui  ont 
besoin  de  s'unir  pour  former  ce  qu'il  plait  h  M.  Bantain  d'appeler 
une  indivi-dualité  (avec  un  Irait-d'union),  c'est-à-dire,  ajoute-t-il, 
une  dualité  indivisible.  Tout  cela  ne  laisse  pas  que  d'être  plaisant. 
L'auteur  donne  naissance  d*un  coup  de  baguette  ù  une  foule  d'es- 


ÉTAT  DE  LA  PHILOSOPmE  EN  FRANCE.  375 

prits,  les  uns  psychiques  et  les  autres  physiques,  avec  lesquels  il 
explique  tout,  et  qui  laissent  bien  loin  derrière  eux  les  esprits  ani- 
maux. Voilà  bien  des  petits  êtres  I  Mais  ce  qui  diminue  la  difficulté 
et  prévient  l'encombrement,  c'est  qu'ils  ont  l'étrange  propriété  de 
n'être  pas  des  substances.  Youlez-vous  comprendre  maintenant  la 
mystérieuse  union  de  l'ame  et  du  corps'î-Rien  de  plus  simple  en 
vérité  :  a  L'esprit  physique  qui  émane  du  corps  entre  en  relation 
avec  l'esprit  psychique  qui  ressort  de  l'ame,  et  par  leur  combinaison 
ils  forment  une  région  moyenne  qui  tient  des  deux  natures.  »  Ne 
vous  laissez  pas  effrayer  de  ce  mélange  de  deux  natures  contradic- 
toires; c'est  le  fond  même  de  la  théorie  de  M.  Bautain.  M.  Bautain 
n'a  pas  de  ces  vains  scrupules  qui  poussent  les  spiritualistes  à  établir 
entre  l'ame  et  le  corps  une  séparation  si  profonde.  On  a  dit  que  la 
spiritualité  de  l'ame  était  pour  M.  Jouffroy  une  question  prématurée? 
Son  condisciple  à  l'école  normale  a  su  prendre  résolument  son  parti 
sur  ce  point;  il  introduit  tout  directement  dans  l'ame  la  lumière  phy- 
sique, et  en  fait  un  des  élémens  dont  elle  se  nourrit,  a  II  en  est  de 
même  des  fonctions  de  l'intelligence.  L'esprit  est  stimulé  par  la 
lumière  physique,  par  la  parole  et  par  la  lumière  intelligible.  Il  les 
reçoit  sous  la  dépendance  de  la  volonté,  se  les  assimile,  s'en  nourrit, 
et  réagit  par  le  regard,  par  la  parole,  communique  ou  transmet  ce 
qu'il  a  reçu  et  modifié  en  lui.  Il  reçoit  la  vie  du  dehors,  vit  d'elle  et 
par  elle,  et  la  rayonne  à  son  tour  pure  ou  corrompue.  »  En  voilà 
trop,  et  pourtant  comment  résister  à  cette  citation  :  a  L'atmosphère 
est  réellement  une  région  intermédiaire  où  s'opère  le  conunerce  de 
la  terre  avec  le  monde  supérieur  dont  eUe  reçoit  la  vie.  C'est  par 
cette  région  que  les  vertus  d'en  haut  arrivent  à  la  terre  au  moyen  du 
rayon  solaire,  de  la  rosée  et  de  la  pfuie,  agens  physiques  très  propres 
'à  servir  d'organes  à  l'esprit  céleste.  »  L'auteur,  en  parlant  ainsi,  aban** 
donne  évidemment  l'explication  scientifique  du  christianisme,  car  il 
admet  une  doctrine  païenne  depuis  long-temps  condamnée  et  réfutée 
par  saint  Augustin;  mais  il  rentre  dans  l'orthodoxie  en  disant  que  a  le 
corps  humain  est  une  croix  désharmonisée,  ce  qui  peut  nous  faire 
pressentir  pourquoi  tout  a  dû  être  restauré  par  le  mystère  de  la 
croix.  »  Voilà  qui  est  orthodoxe;  je  suis  seulement  fâché  pour  le  pre- 
mier père  de  l'humanité  de  ce  que  M.  Bautain  ajoute  que  l'homme 
n'est  devenu  une  ellipse  qu'à  cause  de  sa  déchéance.  Adam  n'est  pas 
ménagé  par  nos  philosophes  modernes  :  M«  Bautain  en  fait  une 
sphère,  et  quant  à  M.  Leroux,  il  hésite  entre  un  mollusque  et  un 
polype. 


I 

i 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'Université  a  de  quoi  se  consoler  de  déplaire  aux  feuilles  reli-» 
gieuses ,  si  ce  sont  là  les  doctrines  qui  leur  agréent;  et  elle  ne  doit 
pas  s'étonner  de  se  trouver  panthéiste ,  s'il  est  une  fois  admis  que 
M.  Bautain  ne  Test  pas.  Cependant,  qui  le  croirait?  la  théorie  à  la 
mode  dans  le  clergé ,  que  quiconque  n'est  pas  catholique  est  pan* 
théiste,  a  pour  véritable  père  M.  Bautain.  J'en  demande  humblement 
pardon  à  M.  l'abbé  Maret;  mais  il  a  été  devancé  dans  la  carrière  par 
M.  l'abbé  Goschlcr  que  M.  Bautain  inspirait  directement.  Dans  une 
thèse  intitulée  du  Panthéisme  y  dédiée  à  M.  Bautain,  M.  Goschler 
débute  ainsi  :  a  Le  but  de  cette  dissertation  est  de  démontrer  par  le 
fait,  en  consultant  l'histoire  de  la  philosophie  et  ses  œuvres,  que, 
hors  la  doctrine  fondée  sur  le  texte  sacré,  tous  les  systèmes  métaphy- 
siques ont  erré  sur  la  première  des  vérités  philosophiques ,  Y  Être- 
Dieu  y  et  que  tous,  en  tout  temps,  depuis  l'origine  de  la  philosophie 
humaine  qu'on  pourrait  dater  de  la  confusion  des  langues  et  des 
esprits  dans  la  plaine  de  Sennaar  jusqu'à  nos  jours,  en  tous  lieux, 
dans  la  vallée  des  Brahmes,  sur  les  hauteurs  des  Parses,  dans  les  sanc- 
tuaires de  l'Egypte  et  dans  les  temples  de  la  Grèce;  du  Nil  au  Gange, 
de  l'Indus  au  Rhin,  tous  ont  abouti  à  une  erreur  commune  et  fatale  : 
cette  erreur  est  le  panthéisme.  » 

Il  faut  l'avouer,  il  y  a  quelque  courage  à  s'embarquer  de  gaieté 
de  cœur  dans  la  démonstration  d'une  proposition  pareille.  Non  que 
la  marche  qu'on  s'est  tracée  et  cette  longue  suite  de  siècles  puissent 
effrayer  la  patience  la  plus  robuste,  car  il  y  a  des  éruditions  de  tous 
les  degrés.  Mais  ce  résultat  auquel  on  aspire,  y  a-t-on  bien  songé? 
£t  si  jamais  on  démontre  que  la  raison  humaine,  interrogée  par  les 
plus  grands  génies ,  depuis  l'origine  du  monde ,  les  a  toujours  con- 
duits directement  et  fatalement  au  panthéisme,  à  qui  pense-t-on 
porter  secours  par  une  telle  découverte?  Est-ce  à  la  foi,  qui  devient, 
ainsi  directement  cx)ntraire  à  la  raison  ?  Est-ce  à  la  raison ,  qu'on 
avertit  d'avance  qu'elle  ne  peut  échapper  au  panthéisme  qu'en  s'ab- 
diquant  elle-même  et  en  se  condamnant  à  la  contradiction?  Cette 
étrange  théorie  n'est  heureusement  qu'un  rêve  aussi  absurde  que 
téméraire.  L'église  catholique  peut  continuer  à  enseigner  la  sépa- 
ration de  Dieu  et  du  monde  sans  choquer  la  raison  humaine;  quant 
aux  philosophes,  loin  de  regarder  cette  conséquence  comme  une 
condamnation  de  leurs  principes  s'ils  la  trouvent  au  bout  de  leurs 
systèmes,  ils  doivent  se  sentir  de  plus  en  plus  confirmés  dans  la  voie 
qu'ils  ont  suivie,  et  jouir  avec  une  sécurité  plus  entière  des  fruits  et 
des  résultats  de  leur  méthode. 


ÉTAT  DE  LA  PHILOSOPHIE  EN  FRANCE.  377 

Il  faudrait  suivre  M.  Goschler  pas  à  pas  dans  toute  son  exposition, 
et  écrire  à  côté  de  chaque  assertion  -faux  ou  doutmx.  M.  Maret, 
qui  s'est  acquis  une  grande  célébrité  dans  le  clergé,  pour  avoir  dé- 
veloppé plus  amplement  la  thèse  de  M.  Goschler,  n'a  pas  une  con- 
■aissance  plus  approfondie  des  systèmes  qu'il  veut  juger  de  si  haut. 
M.  Maret  est  un  esprit  distingué,  et  il  porte  dans  la  discussion  une 
bienveillance  et  une  impartialité  qui  honorent  son  caractère;  mais 
comment  ne  pas  lui  dire  que  l'histoire  de  la  philosophie  est  une 
science  qui  exige  des  années  d'étude  et  des  années,  qu'il  faut  vivre 
familièrement  avec  les  anciens,  compulser  les  textes,  lire  les  com- 
mentateurs, ne  se  donner  ni  repos  ni  trêve;  et  qu'encore,  au  milieu 
de  tous  ces  systèmes,  dont  quelquefois  il  ne  nous  reste  que  l'histoire 
ou  des  fragmens  décousus  épars  çà  et  là,  on  court  sans  cesse  le 
risque  de  juger  le  passé  avec  nos  idées  modernes,  de  remplir  une 
lacune  avec  ses  propres  idées,  de  donner  plus  à  l'imagination  qu'à  la. 
science?  M.  Maret  se  jette  résolument  au  milieu  de  tous  ces  pro- 
blèmes, et  pour  achever  sa  démonstration,  il  n'a  nul  souci  de  ces- 
innombrables  textes,  ni  de  cette  armée  de  commentateurs  :  il  prend 
un  manuel  publié  au  collège  de  Juilly  pour  aider  les  enfans  à  se  pré- 
parer au  baccalauréat.  Voilà  tout  son  fonds  d'érudition;  ces  petites 
indications  sommaires  lui  suffisent  pour  juger  tous  les  systèmes  de 
philosophie,  et,  comme  il  est  trop  loyal  pour  s'en  cacher,  il  le  cite  à 
chaque  page  avec  une  tranquillité,  une  naïveté  qui  ferait  dire  de  tout 
autre  que  lui,  que  c'est  là  un  livre  de  parti  et  non  un  livre  de  science. 
Tout  au  plus  se  sert-il  quelquefois  de  M.  de  Gérando,  qu'il  prend 
pour  une  autorité  en  histoire,  et  c'est  sur  cette  grande  autorité  qu'il 
se  fonde  pour  juger  l'école  même  qui  importait  le  plus  à  la  thèse 
qu'il  soutient,  l'école  d'Alexandrie.  M.  Maret  ne  sait  pas  qu'une  seule 
des  phrases  qu'il  emprunte  à  M.  de  Gérando,  sur  celte  école,  est 
une  démonstration  sans  réplique  que  M.  de  Gérando  n'a  jamais  rien 
compris  à  cette  philosophie.  Il  est  satisfait,  il  ne  sent  plus  de  scru- 
pules quand  il  a  écrit  au  bas  de  chaque  page ,  avec  une  persistance 
méritoire  :  Ennéades,  passi7n.  Les  livres  de  Plotin  s'appellent,  en 
effet,  les  Ennéades,  et  il  y  en  a  cinquante-quatre! 

Depuis  que  cette  démonstration  a  été  faite ,  l'accusation  de  pan- 
théisme est  devenue  un  lieu  commun  contre  l'école  éclectique,  et 
Fun  des  argumens  dont  on  se  sert  pour  demander  à  grands  cris  la 
liberté  de  l'enseignement.  L'Université  appartient  à  l'école  éclec- 
tique, c'est  la  vérité;  s'il  lui  reste  un  petit  nombre  de  professeurs  qui 
ne  partagent  pas  les  opinions  de  cette  école,  c'est  une  minorité  qui 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devient  tous  les  jours  plus  faible.  II  y  a  même  dans  rtJnîTersîté  plu- 
sieurs prêtres  qui  enseignent  la  philosophie  éclectique  et  ne  croient 
pas,  en  le  faisant,  contrevenir  à  d'autres  devoirs.  Soutenir  que  TUni- 
versité  entière  enseigne  le  panthéisme  depuis  vingt  ans  sous  l'auto- 
rité et  la  sanction  de  Tétat,  c'est  beaucoup  avancer  sans  doute.  Et 
comment  le  prouve-t-on?  Laissons  là  la  grosse  artillerie  de  M.  Gos- 
chter  et  de  M.  Maret;  car  ce  sont  des  pièces  de  parade  dont  on  se 
sert  pour  éblouir  des  recrues  et  qu'on  n'oserait  pas  mettre  en  ligne. 
On  établit,  au  moyen  de  deux  ou  trois  phrases  tirées  des  écrits  de 
M.  Cousin  et  séparées  de  ce  qui  les  expliquerait,  que  M.  Cousin  est 
panthéiste,  et  l'on  en  conclut  que  l'Université  tout  entière  est  pan- 
théiste. Passons  sur  le  principe,  que  nous  retrouverons  tout  à  l'heure; 
îa  conclusion  est  mauvaise. 

Qu'est-ce  qu'une  école  de  philosophie?  Est-ce  une  réunion 
d'hommes  vivant  en  commun  sous  une  autorité  suprême  et  deman- 
dant à  leur  chef  la  permission  de  penser?  Depuis  le  père  Enfantin , 
qui  nous  a  donné  ce  triste  spectacle,  personne  que  je  sache  ne  s'est 
jamais  attribué  un  tel  pouvoir.  On  est  de  la  môme  école  par  une  cer- 
taine communauté  d'idées  et  de  principes;  mais  comme  l'essence  de 
la  philosophie  est  précisément  la  Hberté  de  penser,  qui  donc  a  jamais 
imaginé  que  cette  liberté  n'existât  que  pour  le  chef  d'une  école,  et 
que  s'avouer  le  disciple  d'un  autre  fût  renoncer  soi-même  à  la  qua- 
lité de  philosophe  et  se  résigner  à  n'être  plus  qu'un  écho?  Quand 
il  s'agit  d'une  école  telle  que  celle-ci,  qui  dure  depuis  vingt  ans, 
et  qui  compte  un  si  grand  nombre  de  professeurs  et  de  disciples, 
un  adversaire  de  bonne  foi  ne  peut  conclure  sans  examen  qu'une 
erreur  du  maître  est  partagée  par  toute  l'école.  Et  quant  à  l'Uni- 
versité, qui  a  et  qui  doit  avoir  une  discipline,  on  ne  soutient  pas 
apparemment  qu'une  des  prescriptions  de  cette  discipline  soit  l'en- 
seignement du  panthéisme.  Il  peut  se  rencontrer  çà  et  là  quelques 
écarts  dans  l'enseignement  universitaire  :  la  solidarité  d'un  grand 
corps  n'est  jamais  absolue,  et  ce  serait  un  pauvre  raisonnement  que 
de  déclarer  l'église  française  hérétique,  parce  qu'on  aurait  surpris 
une  hérésie  dans  quelques-uns  des  innombrables  sermons  qui  se  dé- 
bitent chaque  jour.  Mais  il  faut  le  déclarer  hautement,  parce  que  c'est 
la  vérité,  parce  qu'une  calomnie  répétée  avec  acharnement  dans  un 
intérêt  de  parti  est  une  sorte  de  crime,  parce  que  enfin  il  s'agit  d'un 
enseignement  qui  n'est  pas  interrompu,  et  par  conséquent  d'une 
assertion  que  chacun  peut  vérifier  par  soi-même  :  l'Université  n'en- 
seigne pas  le  panthéisme,  les  professeurs  éclectiques  de  l'Université 


ÉTAT  DE  LA  PHU^SOPHIE  EN  FAANCE.  379 

n'enseignent  pas  le  panthéisme;  ils  n'enseignent  ni  le  panthéisme  ni 
aucune  des  odieuses  doctrines  qu'on  leur  prête.  Si  quelqu'un  d'entre 
eux  enseignait  le  panthéisme,  il  serait  à  l'instant  mis  en  demeure  de 
s'amender  ou  de  se  retirer  ;  et  j*syoute  que  sa  destitution  serait  pro- 
voquée ou  prononcée  par  celui-là  même  qu'on  affecte  de  regarder 
conmie  le  propagateur  du  panthéisme  en  France.  Il  n'y  a  pas  dans 
l'Université  un  seul  professeur  de  philosophie  qui  en  doute,  et  l'opi- 
nion opposée  est  tellement  étrange,  tellement  contraire  à  des  faits 
publics  et  notoires,  que  la  bonne  foi  de  ceux  qui  la  soutiennent  doit 
paraître  au  moins  suspecte. 

Est-41  donc  vrai  que  M.  Cousin  soit  panthéiste?  Au  moins  a-t-il 
peu  de  xèle,  lui  chef  d'école,  pour  sa  doctrine;  car  il  la  poursuit,  il  la 
condamne,  il  la  réfute.  £h  bieni  je  le  reconnais,  personne  ne  s'est 
jamais  avoué  panthéiste,  et  Spinosa  luinnême  repoussait  cette  impu- 
tation ;  mais  autre  chose  est  de  repousser  le  nom ,  autre  chose  de 
nier  la  doctrine  sous  sa  formule;  et  cette  négation,  H.  Cousin  ne  l'a 
pas  épargnée.  Qu'est-ce  donc  que  le  panthéisme,  et  en  quoi  consiste- 
b-il?  Le  pantliéisme  consiste  à  identiûer  Dieu  et  le  monde.  Ce  n'est 
pas  un  athéisme  déguisé,  c'est  un  athéisme  déclaré,  comme  le  dit 
11.  Cousin  lui-même  dans  sa  préface  de  Pascal.  Et  en  effet,  dire  que 
Dieu  n'existe  pas,  ou  que  c'est  le  monde  qui  est  Dieu,  n'est-ce  pas, 
sous  deux  formes,  exprimer  la  même  pensée?  Et  qu'est-ce  donc  que 
l'idée  de  Dieu,  s'il  en  reste  quelque  chose  dans  ce  prétendu  Diea 
des  panthéistes,  dans  cet  être  nécessaire  dont  nous-mêmes  faisons 
partie,  et  qui  n'est  que  collection  et  durée  successive?  Dieu  est  un 
être  étemel,  indivisible,  parfait,  substance  séparée  du  monde,  cause 
de  toutes  les  substances  particulières,  cause  intelligente  et  libre  qui 
connaît  ses  créatures  et  les  gouverne,  et  dans  la  plénitude  de  sa 
bonté  les  mène,  à  travers  les  épreuves  de  cette  vie,  vers  le  plus  grand 
bien  que  leur  nature  comporte.  Tel  est  sur  la  nature  de  Dieu  et  ses 
rapports  avec  le  monde  l'enseignement  de  M.  Cousin.  Voilà  le  pan- 
théisme qu'il  a  professé  vingt-cinq  ans  à  l'École  normale,  quatorze 
ans  devant  denx  mille  auditeurs  à  la  Faculté  des  lettres.  Il  a  démontré 
l'existence  de  Dieu  par  la  contingence  du  monde;  étrange  démons- 
tration, si  le  monde  est  Dieu  I  II  a  démontré  la  liberté  de  Dieu  et  la 
liberté  de  l'honune;  étrange  théorie  pour  un  leibnitzien ,  si  Dieu  et 
l'homme  ne  sont  qu'un  même  êtrel  Ne  l'a-t^il  fait  qu'une  fois?  c'est 
le  fonds  même  de  sa  doctrine.  Quelle  est  sa  méthode?  N'est-ce  pas 
la  méthode  psychologique?  Et  quelle  est  sa  psychologie?  En  quoi 
consiste4-elle,  ou  du  moins  quelle  en  est  la  théorie  capitale?  N'est-ce 


380  nSYVE   DES  DEUX  MONDES. 

pas  l'analyse  de  la  raison?  J'entends  bien  que  M.  Maret  Taccuse  de 
jianthéisme  pour  avoir  dit  que  le  fonds  de  la  raison  humaine  n'est 
autre  chose  que  l'idée  même  de  Dieu  qui  lui  apparaît;  mais  c'est  ud 
point  que  nous  laisserons  M.  Maret  discuter  contre  saint  Augustin. 
n  sufflt  d'ouvrir  les  livres  de  M.  Cousin,  si  les  souvenirs  ne  suffisent 
pas.  L'adversaire  qu'il  avait  à  combattre,  on  ne  peut  l'avoir  oublié, 
si  bas  que  M.  Cousin  Tait  réduit,  c'est  le  sensualisme.  M.  Cousin 
prenait  une  à  une  les  idées  de  la  raison  ;  il  les  étudiait  en  elles- 
mêmes,  et  ensuite  les  opposait  à  l'idée  sensible  correspondante,  pour 
démontrer,  et  il  le  faisait  à  outrance,  la  profonde,  Tétemelle,  l'inef- 
façable différence  qui  les  sépare.  Mais  quoi!  cette  doctrine  qui  trace 
une  telle  séparation  entre  les  idées  sensibles  et  les  idées  rationnelles, 
cette  école  qui  se  consume  à  montrer  qu'il  n'y  a  rien  dans  les  sens 
ni  dans  leurs  objets  que  d'éphémère  et  de  passager,  qu'il  faut  donc 
regarder  plus  haut,  qu'il  faut  chercher  ailleurs  pour  trouver  ce  qui 
persiste  éternellement,  le  digne  objet  de  la  pensée  et  de  l'amour,  la 
cause  de  ce  qui  est,  la  cause,  la  raison  du  monde,  c'est  cette 
école  que  vous  accusez  de  mettre  le  nécessaire  dans  le  contingent,  le 
fini  dans  l'infini,  et  de  confondre  le  monde  avec  Dieu!  tandis  que 
le  maître  et  les  disciples  qui  couvrent  la  France  vous  crient  tout 
d'une  voix  que  le  panthéisme  est  une  impiété,  que  Dieu  est  la  cause 
du  monde  séparée  du  monde,  et  qu'avec  tout  votre  zèle  vous  n'avez 
pas  encore  assez  combattu  ce  fléau  que  vous  leur  attribuez,  et  que 
pour  le  terrasser  on  enseigne  dans  leurs  écoles  des  argumens  plus 
puissans  que  les  vôtres! 

Mais  l'argument  triomphant  contre  M.  Cousin,  l'argument  sans 
réplique,  c'est,  dans  les  quinze  ou  vingt  volumes  que  M.  Cousin  a 
publiés,  une  phrase!  Cette  phrase  contient  une  énumération  des 
attributs  de  Dieu,  et,  prise  isolément,  elle  renferme  une  assertion 
panthéiste.  Nul  doute  après  cela  !  On  a  extrait  une  phrase  panthéiste 
des  ouvrages  de  M.  Cousin;  donc  il  est  panthéiste,  donc  l'école  éclec- 
tique et  l'Université  tout  entière  sont  panthéistes.  Est-ce  là  un  ar- 
gument philosophique?  N'est-ce  pas  plutôt  un  argument  de  parti? 
Ne  vous  suffit-il  pas  que  M.  Cousin  désavoue  le  sens  que  vous  prêtez 
à  cette  phrase?  Quand  il  s'agirait  d'un  mort,  on  pourrait  résister  à 
votre  interprétation  en  se  servant  du  reste  de  sa  doctrine.  Mais  il 
est  là  pour  protester;  ne  parle-t-il  pas  assez  haut?  Dieu  est  temps, 
selon  M.  Cousin;  or,  le  temps  est  limité  ;  donc  Dieu  est  limité,  sui- 
vant M.  Cousin.  Quoique  ce  raisonnement  soit  d'un  évêque,  il  pèche 
par  sa  base;  car  H.  Cousin  enseigne  deux  choses,  l'une  que  la  durée 


ÉTAT  DE  LA   PHILOSOPHIE  EN  FRANCE.  381 

est  successive  et  limitée,  l'autre  que  le  temps  est  éternel,  et  il  a  em- 
ployé, pour  le  prouver,  une  année  de  son  enseignement  et  un  volume 
de  ses  œuvres.  Jugez,  à  la  bonne  heure,  l'ensemble  d'une  doctrine; 
mais  isoler  une  phrase  de  ce  qui  la  précède  et  de  ce  qui  la  suit,  c'est 
se  condamner  soi-même  à  l'erreur.  Quel  chemin  on  ferait  faire  aux 
plus  grands  esprits  avec  un  tel  procédé!  M.  l'évêque  de  Chartres  ne 
veut  pas  que  M.  Cousin  puisse  dire  que  Dieu  est  dans  l'espace;  mais 
que  dira-t-il  de  cette  phrase  de  saint  Anselme  :  Dieu  n'est  pas  seule- 
ment dans  tous  les  lieux,  mais  dans  tous  les  êtres?  Et  de  cette  autre  : 
Il  est  nécessaire  que  la  nature  de  Dieu  soit  dans  tout  ce  qui  est,  de 
manière  qu'elle  soit  une,  la  même  et  tout  entière  en  même  temps 
en  chaque  chose  (1)?  N'est-ce  pas  lu  du  panthéisme  au  même  titre? 
Eh  bien  I  que  ce  soit  un  nom  de  plus  pour  la  liste  de  M.  Maret  et  de 
M.  Goschler  ! 

11  se  passe  en  ce  moment  un  fait  qui  mérite  au  moins  d'être  re- 
marqué. Dans  la  préface  d'un  volume  qu'il  vient  de  publier  sur  Pas- 
cal, M.  Cousin  revient  sur  cette  accusation  de  panthéisme,  et  dans 
les  termes  les  plus  explicites  il  renie  le  panthéisme  sous  son  nom  et 
sous  sa  formule;  même,  pour  ne  laisser  aucune  prise  à  l'erreur  ou 
à  la  mauvaise  foi,  reprenant  quelques-unes  de  ses  opinions,  il  en  fait 
voir  le  véritable  sens,  et  déclare  que,  si  l'on  persiste  à  les  interpréter 
autrement,  il  les  retire.  Cette  préface  contient  encore,  non  pas  une 
profession  de  foi  religieuse,  personne  n'a  le  droit  d'en  demander 
une  à  M.  Cousin ,  c'est  l'affaire  de  sa  conscience  et  voilà  tout,  mais 
une  protestation  de  son  respect  pour  la  religion  chrétienne,  une  dé- 
claration expresse  qu'en  cherchant  librement  la  vérité  par  les  lumières 
naturelles,  il  n'a  jamais  rien  avancé  qui  soit  contraire  à  l'existence  du 
fait  historique  d'une  révélation  et  aux  conséquences  religieuses  qui 
en  découlent.  L'école  éclectique  a  toujours  pensé  que  la  recherche 
de  la  nature  de  Dieu  par  la  lumière  naturelle  de  la  raison  était  une 
science,  et  que  l'exposition  des  prophéties  et  des  témoignages  qui 
établissent  la  divinité  du  christianisme  en  était  une  autre.  Cette  dé- 
claration de  M.  Cousin  devait  naturellement  lui  attirer  les  reproches 
de  ceux  qui  font  consister  la  philosophie  dans  la  négation  du  chris- 
tianisme, et  ces  reproches  ne  lui  ont  pas  manqué.  Mais  ce  qui,  au 
premier  coup  d'œil,  ne  semble  pas  aussi  naturel,  c'est  qu'une  telle 
déclaration  ait  pu  ranimer  les  craintes  du  clergé.  C  ependant  qu*a- 
vons-nous  vu?  A  peine  un  extrait  de  la  préface  de  M.  Cousin  eut-il 

(1)  Monologium,  xxiii. 

TOMJE  I.  25 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paru  dans  les  Débats^  qu'un  évoque  dirigea  contre  M.  Cousin  et 
l'Université  en  général  ce  qu'il  appelle  lui-môme  une  attaque  vio- 
lente. £t  quel  est  le  fonds  de  cette  attaque?  Tout  le  sens  de  ce  dis- 
cours, si  Ton  veut  y  prendre  garde,  le  voici  :  —  M.  Cousin  déclare  qu'il 
n'est  pas  panthéiste,  il  déclare  qu'il  respecte  la  religion,  qu'il  ne  l'a 
jamais  attaquée,  que  ni  lui  ni  ses  amis  philosophiques  ne  l'attaque- 
ront jamais ,  il  prend  une  à  une  toutes  les  opinions  que  nous  lui 
avons  attribuées  en  les  censurant,  et  sous  cette  forme  il  les  répudie; 
mais  M.  Cousin  n'en  a  pas  moins  écrit  dans  un  de  ses  ouvrages  une 
phrase  qui  a  un  sens  différent  des  opinions  qu'il  professe  aujour- 
d'hui :  par  conséquent  il  ne  lui  sera  permis  ni  de  s'expliquer,  ni  de 
s'amender  ni  môme  de  se  contredire,  et  dans  la  crainte  de  trouver 
en  lui  un  ami,  nous  nous  en  référons  aux  passages  qui  nous  parais- 
sent répréhensibles,  et  nous  oublions  volontairement  tout  le  reste, 
— Or,  quand  on  parle  et  quand  on  agit  ainsi,  on  ne  démontre  qu'une 
seule  chose,  c'est  qu'on  serait  bien  fâché  que  la  philosophie  fût  inno- 
cente, et  qu'un  certain  parti  a  besoin  qu'elle  soit  criminelle,  parce 
qu'il  a  besoin  de  l'anéantir. 

Cependant  M.  l'évoque  de  Chartres  songe  si  peu  à  détruire  la  philo- 
sophie, qu'il  daigne  lui  apporter  le  secours  de  ses  lumières.  A  la  suite 
du  long  article  où  il  fait  voir  la  faiblesse  et  le  néant  de  la  philosophie 
de  M.  Cousin,  il  en  publie  un  autre  qui  contient  le  plan  d'une  philo- 
sophie chrétienne.  M.  de  Chartres  est  par  devoir,  dit-il,  versé  dans 
ces  matières.  Il  est  plein  d'assurance  sur  la  vérité ,  la  fécondité  de 
ses  principes;  c'est  le  dernier  mot  de  la  science.  Que  les  défenseurs 
de  la  nouvelle  école  l'attaquent,  dit-il;  qu'après  l'avoir  examiné  et 
sondé  de  tous  côtés,  ils  y  cherchent  un  côté  faible I  C'est  ainsi  que 
H.  l'évoque  de  Chartres  en  a  fini  avec  la  philosophie  eu  un  quart 
d'heure  et  en  trois  petites  pages.  0  aveuglement  de  tant  de  grands 
hommes  et  de  tant  de  pères  de  l'église ,  des  Clément  d'Alexandrie , 
des  saint  Augustin,  des  saint  Thomas  et  des  saint  Anselme,  qui  ont 
consumé  une  si  grande  part  de  leur  vie  dans  l'étude  d'une  science 
si  claire  et  si  facile,  et  qui  n'offrirait  pas  de  difficultés  à  un  enfant I 
0  misère  de  Pascal,  qui  a  failli  perdre  l'esprit,  et  qui  est  mort  à  la 
peine  pour  avoir  voulu  sonder  des  profondeurs  imaginaires  I  Des*- 
cartes  dispute  sur  le  témoignage  des  sens ,  et  l'évoque  de  Cloyne  va 
jusqu'à  le  nier;  M.  de  Chartres  finit  la  question  d'un  seul  mot  : 
«  Quand  on  dit  en  ma  présence  :  Le  soleil  se  lève  à  l'orient  et  finit  sa 
course  à  Voccidenty  ma  nature  emporte  malgré  moi  et  comme  sans 
moi  mon  consentement.  Voilà  sans  doute  un  motif  légitime  de  mon 


ÉTAT  DB  LA  PHUOSOPflBI  BN  FKANCE.  38S 

acquiescement  ferme  et  absolu.  »  Que  parlez-vous  après  cela  de  vos 
Copernic  et  de  vos  Galilée  I  Le  témoignage  des  sens  est  au-4essi»  de 
toutes  les  inductions  de  la  science,  et,  comme  le  dit  énergiquement 
M.  révoque  de  Chartres,  ne  pas  s'en  contenter,  c'est  prendre  en  dé- 
goût le  soleil.  L'école  allemande  s'eflForce  de  tromper  un  passage  poar 
aller  du  moi  au  non-moi.  Kant  y  emploie  toute  sa  vie,  sans  y  par- 
venir, et  le  plus  grand  nombre  de  ses  successeurs  s'épuisent  vaine- 
ment sur  ce  problème.  «  Comment  ne  voient-ils  pas  que  cette  sépa- 
ration du  moi  et  du  non-moi,  dont  ils  font  tant  de  bruit,  est  comblée 
par  la  nature?»  En  effet,  ils  n'ont  pas  vu  cela,  et  puisque  la  sépa- 
ration est  comblée  par  la  nature,  c'est  une  question  résolue.  Où  sont 
les  difficultés?  Tout  est  clair,  tout  est  simple  et  facile;  on  avait  jus- 
qu'ici fermé  les  yeux  tout  exprès  pour  ne  pas  voir.  Quels  efforts  ne 
font  pas  les  philosophes  éclectiques  poir  démontrer  Fexistence  de 
Dieul  Ils  entassent  démonstration  sur  démonstration.  Peine  inutile! 
a  Quiconque  a  un  cœur,  et  sent  qu'il  ne  s'est  pas  donné  Tétre  à  luh- 
méme ,  peut-il  balancer?  »  La  philosophie  n'a  rien  à  voir  avec  ce 
petit  catéchisme  élémentaire.  Les  joies  austères  de  la  science  doivent 
s'acheter  au  prix  de  bien  des  angoisses;  et  s'il  n'est  pas  nécessaire  de 
faire  de  la  philosophie  une  tragédie  comme  Pascal ,  ce  n'est  pas  non 
plus  une  idylle.  J'admire  et  je  comprends  cette  tranquillité  de  M.  de 
Chartres;  mais  je  ne  puis  dire  que  je  l'envie. 

A  quoi  se  réduit  en  déGnitive  ce  programme  annoncé  avec  tant  de 
pompe  et  promulgué  par  un  évéque?  Oteï  la  course  du  soleil  et 
quelques  naïvetés ,  il  ne  contient  que  l'autorité  du  témoignage  des 
sens,  delà  raison,  de  l'histoire,  l'existeBce  de  Dieu,  rimmortaKIé  de 
Tame  et  la  divinité  de  la  religion  catholique.  Sur  ce  dernier  point, 
les  éclectiques  ne  se  chargent  pas  de  faire  une  démonstration  qui 
convient  mieux  h  un  évéque,  et  que  personne  sans  doute  ne  songe  à 
leur  demander.  Mais  que  M.  l'évèque  de  Chartres  fasse  une  enquête, 
qu'il  ne  se  fie  pas  aux  rapports  de  quelques  journaux  liostiles ,  et  il 
reconnaîtra  avec  surprise  que  toutes  ces  théories  qui  font,  suivant 
lui ,  la  base  de  la  philosophie  chrétienne,  sont  précisément  ce  qu'en- 
seignent les  professeurs  de  l'Université.  M.  l'évèque  de  Chartres  re- 
grettera peut-être  alors  d'avoir  accusé  tant  d'hommes  honorables  de 
corrompre  officiellement  la  jeunesse;  il  le  regrettera  d'autant  plus^ 
que  ses  vertus  personnelles  et  l'érainente  dignité  dont  il  est  revêtu 
semblent  donner  plus  de  poids  à  ses  accusations.  Comment  M.  l'évè- 
que de  Chartres  a-t-il  pu  dire  que  l'Université  prêche  le  suicide? 
Pour  établir  une  teUe  accusation ,  il  lui  suffit  d'une  phrase  de  M.  Da- 

25. 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nûron»  qui  ne  contient  rien  de  pareil.  Lisez  donc  au  moins  la 
phrase  suivante ,  qui  vous  apprendra  de  quoi  il  s^agit,  et,  puisque 
cette  phrase  est  extraite  d*un  programme,  lisez  le  cours  de  morale 
où  ce  programme  est  développé,  et  sachez  surtout  que,  quand  M.  Da- 
miron  prêcherait  le  suicide,  cela  prouverait  que  M.  Damiron  prêche 
le  suicide ,  et  cela  ne  prouverait  rien  de  plus. 

Un  évêque  accuse  M.  Damiron  d'enseigner  le  suicide.  M.  Pierre 
Leroux,  dans  un  même  intérêt,  accuse  M.  Damiron  d*avoir  mutilé 
le  dernier  écrit  de  M.  Jouffroy.  On  suppose  que  le  traité  sur  YOtga- 
nisation  des  Sciences  a  été  écrit  par  M.  Jouffroy  sur  son  lit  de  mort, 
quoiqu'il  Tait  conservé  en  manuscrit  depuis  1836;  on  suppose  que 
M.  Jouffroy  avait  écrit  sur  ce  manuscrit  bon  à  imprimer,  quoiqu'il 
n'ait  mis  cette  inscription  que  sur  un  petit  mémoire  sans  importance; 
on  suppose  que  M.  Jouffroy  avait  donné  à  M.  Damiron  la  mission 
de  publier  ses  œuvres  posthumes,  quoique  M.  Damiron  n'ait  reçu 
cette  mission  que  de  la  veuve.  Avec  toutes  ces  suppositions,  on 
réussit  à  fournir  un  aliment  à  la  haine  des  partis;  M.  Damiron,  le 
constant  modèle  des  plus  pures  vertus,  est  accusé  de  je  ne  sais  quelle 
lâcheté;  on  soutient  que  M.  Cousin  a  tout  conduit,  et  cela  parce 
que  M.  Jouffroy  taxait  d'inexpérience  le  premier  enseignement  de 
M.  Cousin  à  l'École  normale.  A  vingt  ans,  M.  Cousin  était  un  profes- 
seur sans  expérience  I  Le  clergé ,  qui  n'a  jamais  été  partisan  de  la 
censure,  et  qui  ne  sait  ce  que  c'est  que  de  tronquer  un  ouvrage, 
prend  l'accusation  des  mains  de  M.  Pierre  Leroux,  et  il  y  met,  c'est 
tout  dire,  autant  de  passion  que  M.  Pierre  Leroux  lui-même.  En 
eCTet,  M.  Jouffroy  ne  croyait  pas  à  la  religion;  quel  argument  contre 
les  éclectiques  1  Et  les  éclectiques  ont  failli  ôter  au  clergé  cet  argu- 
ment victorieux;  quel  grief!  Pour  moi,  je  l'avoue,  je  crois  cet  argu- 
ment si  faible,  que  je  n'aurais  pas  craint,  à  la  place  de  M.  Damiron, 
de  le  fournir  à  des  adversaires;  je  crois  aussi  qu'on  avait  le  droit  de 
pubUer  un  ouvrage  que  M.  Jouffroy  avait  gardé  six  ans  sans  le  dé- 
truire; mais  ceux  qui  crient  si  haut  que  le  supprimer  ou  l'ajourner 
aurait  été  un  crime  sont-ils  dupes  eux-mêmes  de  leurs  sophismes? 

Pendant  que  ces  belles  inventions  servent  de  thème  aux  haines 
personnelles  et  aux  déclamations  des  partis,  M.  Cousin  publie,  outre 
son  beau  travail  sur  Pascal,  le  premier  volume  de  ses  leçons  sur  la 
philosophie  de  Kant.  La  connaissance  de  la  philosophie  allemande 
est  un  des  services  que  nous  devons  à  M.  Cousin.  On  parle  de  son 
système,  de  la  doctrine  éclectique.  M.  Cousin  n'est  pas  là  tout  en- 
tier. S'il  a  eu  de  l'action  sur  les  esprits  comme  propagateur  d'une 


ÉTAT  DE  LA  PHILOSOPHIE  EN  FRANCE.  385 

philosophie  nouvelle ,  il  a  aussi  détruit  d'anciennes  et  fatales  in- 
fluences,  et  restauré  des  études  presque  abolies.  Où  en  était  l'his* 
toire  de  la  philosophie,  quand  il  commença  à  professer?  On  peut  en 
juger  par  ce  seul  fait,  que  le  Hvre  de  M.  de  Gérando  rendit,  lors- 
qu'il parut,  un  véritable  service.  M.  Cousin  s'attacha  d'abord  à  Pla- 
ton, et  bientôt  par  ses  ouvrages,  par  son  enseignement,  il  accou- 
tuma les  esprits  à  reprendre  le  chemin  des  anciennes  écoles.  Dans 
une  science  comme  la  philosophie,  où  les  problèmes  présentent  tant 
d'aspects  divers,  où  les  difficultés  semblent  naître  des  difficultés 
mêmes,  il  ne  faut  jamais  séparer  l'histoire  de  la  spéculation.  L'oubli 
et  le  dédain  du  passé  sont  une  condition  de  stérilité  pour  l'avenir. 
En  retrouvant  tous  ces  systèmes  combattus,  soutenus  tour  à  tour 
par  les  plus  grands  génies  de  tous  les  siècles,  on  retrouva  le  véritable 
champ  des  études  philosophiques,  et  l'on  remit  à  sa  place  cette  fa- 
mille de  penseurs  à  courte  vue,  dernier  reste  de  l'école  de  Locke, 
ou  plutôt  de  Condiilac,  qui  s'épuisait  et  se  consumait,  impuissante 
et  ignorée,  dans  les  froides  analyses  de  l'idéologie.  M.  Cousin  ne  se 
borna  pas  à  triompher  du  sensualisme  en  l'accablant  de  sa  dialec- 
tique, il  le  supplanta  partout,  et  détruisit  le  peu  d'influence  qui  lui 
restait  dans  les  écoles.  Au  heu  de  dater  de  Locke  et  de  Condiilac, 
on  data  de  Descartes  et  de  Leibnitz,  on  remonta  jusqu'à  Platon.  On 
apprit  presque  avec  étonnement  qu'il  y  avait  en  Ecosse  une  école 
sage  et  mesurée  qui  déjà  avait  su  faire  bonne  justice  de  la  philoso- 
phie empirique;  on  s'occupa  du  grand  et  puissant  développement 
qu'avait  pris  la  philosophie  allemande,  et  les  noms  de  Kant,  de  Fichte, 
de  Schelling,  de  Hegel,  furent  prononcés  parmi  nous  pour  la  pre- 
mière fois.  Fidèle  à  sa  méthode  historique,  M.  Cousin  dans  chaque 
école  était  à  la  fois  un  juge  et  un  disciple;  il  suivait  Kant  dans  les 
voies  nouvelles  qu'il  ouvrait  à  la  métaphysique,  mais  sans  se  livrer, 
sans  abdiquer,  opposant  à  ce  redoutable  scepticisme  une  psycho- 
logie moins  chimérique  dans  son  fondement,  sans  cesse  attentif  à 
rétablir  le  véritable  caractère  de  nos  facultés,  à  tirer  d'une  observa- 
tion plus  approfondie  de  notre  intelligence  la  nature  même  de  Fia- 
telligence  en  soi ,  et  à  faire  voir  que  cette  lumière  qui  nous  dis- 
tingue des  êtres  inanûnés  sur  lesquels  nous  régnons  est  un  bien,  un 
être  positif,  et  non  pas  une  suite  de  notre  infirmité,  une  condition 
négative  de  notre  nature  humaine.  L'antique  symbole  de  la  caverne 
troublait  Kant,  qui  craignait  toujours  que  nos  idées  ne  fussent  que 
des  ombres,  et  qu'on  ne  fît  que  proclamer  l'utilité  des  ténèbres  en 
cédant  à  la  nécessité  de  la  raison.  La  psychologie  de  M.  Cousin  ré- 


8B6  Mm  ras  UKVX.  hoivdbs. 

pendait  à  Locke  en  démontrant  Fexistence  des  idées  éternelles  et 
nécessaires,  et  à  Kant  en  eipliqnant  le  véritable  caractère  de  cette 
nécessité,  et  en  rattachant  la  raison  humaine  à  la  nature  même  de 
fabsoln. 

Le  monrement  donné  depuis  plus  de  vingt  ans  par  M.  Cousin  à  la 
philosophie  française  continue  dans  l*écoIe  éclectiqle,  et  ni  l'ardeur 
ées  études  théoriques,  ni  te  zèle  de  l'histoire  ne  s*y  ralentissent.  Les 
derniers  BNlanges  de  M.  JkmiTroy,  les  Essais  de  M.  de  Rémusat,  sont 
des  travaux  dogmatiques  qui  ont  marqué  ces  derniers  temps,  et  Von 
y  peut  joindre  les  leçons  sur  Kant,  où  la  critique  a  constamment  ce 
caractère  magistral  qui  fait  d'une  histoire  un  ouvrage  théorique. 
H.  Damiron  publie  une  longue  et  complète  réfutation  de  Spinosa,  ce 
qui  sans  doute  ne  Tempéche  pas  d'être  panthéiste  (1).  M.  Frank  rend 
à  l'histoire  un  service  inappréciable  par  ses  savantes  recherches  sur  la 
caibale(2),  mais  peut-être  n'est-ce  qu'un  moyen  adroit  pour  attaquer 
le  christianisme ,  car  on  nous  a  appris  dernièrement  que  les  éclec- 
tiques ne  parlaient  du  mysticisme  que  pour  combattre  les  idées  chré- 
tiennes sous  un  feux  nom  et  par  un  chemin  détourné.  Nous  citerions 
aussi  les  excellentes  monographies  de  M.  Charles  Schmidt,  de  Stras- 
bourg, Tune  sur  Tauter  (3),  l'autre  sur  Eckart  (4),  composées  d'après 
des  manuscrits  importans  et  qui  éclairent  d'un  nouveau  jour  une  partie 
considérable  du  mysticisme,  si  H.  Schmidt,  notre  compatriote,  écri- 
vait pour  nous  et  non  pour  l'Allemagne.  La  France  est-elle  si  dédai- 
gneuse de  l'érudition,  si  étrangère  à  la  philosophie,  que  M.  Schmidt 
ait  besoin  de  s'adresser  à  nos  voisins  et  nous  oblige  d'aller  ensuite 
leur  emprunter  nos  propres  richesses?  Cet  exemple  heureusement 
n'est  pas  contagieux  à  Strasbourg.  H.  Taillandier  y  publie  en  français 
son  travail  sur  Scott  Erigène,  M.  Lehr  nous  rend  Pfeffel ,  M.  WUm 
développe  et  perfectionne  encore  un  mémoire  déjà  présenté  à  l'Aca- 
démie des  sciences  morales  et  politiques  ;  et  qui  fera  complètement 
connaître  à  fai  France  la  philosophie  allemande  contemporaine.  A 
Paris,  une  réunion  de  professeurs  publie  des  éditions  populaires 
des  chefs -d'oeuvres  philosophiques  du  xvir  et  du  xvnr  siècle  : 
Descartes,  Leibnitz,  les  maîtres  avoués  et  reconnus  de  Fécole  édec- 

(f>  €ampu  rendm  es  rAûaêémie  âss  seisness  nwràles  et  politiques,  publié  sons 
la  difeccloa  de  M.  MigMt,  par  KM.  Yer^é  el  Loynm. 

(^}  Mémoires  des  seMons  étrangers. 

(8)  Johannes  Tamter  von  Strashurg^  von  Cari  Schmidt  ;  Hamborg ,  1841. 

(i)  Mteieter  Eekart,  von  Garl  Schmidt,  dans  les  Theologisehe  studien  und  cHfi» 
âm;  Hamborg. 


ÉTAT  DE  LA  PHILOSOPHIE  EN  FRANCE.  367 

tique;  Bossuet,  Fénelon,  cartésiens  véritables;  Locke,  qui  mérite 
aussi  de  devenir  populaire  par  Tinfluence  qu^ont  eue  ses  idées  sur 
la  révolution  philosophique  du  xviu«  siècle.  La  philosophie  aura  de 
cette  façon  sa  propagande  à  bon  marché,  et  elle  fera  voir  qu*elle 
aime  à  suivre  les  bons  exemples.  La  traduction  de  Spinosa,  que 
M.  Saisset  publie  dans  cette  collection,  n'est  pas  destinée  à  réhabi- 
liter ses  pernicieuses  doctrines;  elle  ne  paraîtra  qu'accompagnée  d'une 
réfutation  solide,  et  Ton  espère  que  quand  Spinosa  sera  entre  les 
mains  de  tout  le  monde,  on  cessera  de  le  citer  à  tout  propos  comme 
une  autorité  en  faveur  du  panthéisme;  sa  doctrine  ne  gagnera  pas  à 
être  connue.  La  traduction  des  philosophes  allemands  se  continue  et 
ne  tardera  pas  h  être  achevée.  A  la  longue  liste  des  ouvrages  de  Kaot, 
traduits  par  M.  Tissot,  M.  Trullart  vient  d'ajouter  la  Religion  dam 
ses  rapports  avec  la  raison  (1).  Kant  y  professe  ouvertementla  religion 
naturelle,  et,  ce  qui  en  est  la  suite.,  rindifféreoce  des  religions;  il 
distingue  ce  qui  peut  servir  à  la  sanctification  en  rappelant  Thomme 
par  quelque  symbole  à  la  pensée  de  Dieu  et  à  l'amour  de  la  vertu,  et 
les  pratiques  qui  passent  pour  un  moyen  direct  et  formel  d'obtenir 
des  grâces  ou  d'effacer  une  souillure,  pratiques  qu'il  n'hésiîe  pas 
alors  à  traiter  de  superstitions  et  de  fétichisme.  Ce  qui  reste  de  plus 
important  à  traduire,  pour  que  nous  ayons  à  peu  près  toutes  les 
œuvres  de  Kant,  se  compose  des  Principes  métaphysiques  de  laphy^ 
signe,  de  la  Critique  du  jugement  y  qui  contient  la  théorie  du  beau, 
et  de  ses  deux  grands  ouvrages  de  morale,  le  Fondement  de  la  métch- 
physique  des  mœurs  et  la  Critique  de  la  raison  pratique.  M.  Tissot,  att 
lieu  de  traduire  ces  deux  ouvrages  en  entier,  s'est  borné  à  faire 
passer  dans  notre  langue  quelques  analyses  médiocres  qui  cou- 
raient en  Allemagne.  Heureusement,  le  second  volume  des  leçons 
de  M.  Cousin  doit  contenir  des  extraits  abondans  de  la  Raison  pra^ 
tique  y  et  M.  Barni  nous  en  promet  la  traduction  pour  une  époque 
rapprochée.  Schelling,  Hegel,  Fichte,  sont  restés  en  arrière;  les 
traducteurs  ont  commencé  par  Kant,  et  ils  ont  eu  raison.  Il  y  a 
long-temps  que  M.  Barchou  de  Penhoen  nous  a  donné  la  Destination^ 
de  l'Homme,  de  Fichte,  et  voici  enfin  M.  Grimblot,  à  qui  nous  de- 
vons déjà  une  excellente  traduction  du  Système  de  Vidéalisme  trans- 
cendcntaly  de  M.  de  Schelling,  qui  promet  de  nous  donner  les  oeuvres 
choisies  de  Fichte.  Cette  entreprise,  qui  mérite  tant  d'être  encour 


(1)  Chez  Ladrange.  —  M.  Lortet  a  public  à  Lyoo  là  traducUon  d'une  analyse  de 
cet  ouvrage,  attribuée  en  Allemagne  à  Kant  lui-même. 


i 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ragée,  est  déjà  en  bonne  voie  d'exécution,  et  le  premier  volume,  qui 
contient  les  Principes  fondamentaux  de  la  science  de  la  connaissance, 
vient  de  paraître. 

M.  Peîsse ,  qui  nous  a  donné,  il  y  a  deux  ans,  les  Fragmens  d'Ha- 
milton,  et  nous  a  mis  ainsi  au  courant  des  progrès  et  de  la  transfor- 
mation de  Fécole  de  Reid  et  Dugald  Stewart ,  publie  maintenant  les 
Lettres  sur  la  Philosophie  de  M.  Galuppi  (1).  M.  Galuppi  est  un  des 
écrivains  les  plus  distingués  de  Tltalie,  et  il  mérite  d'autant  plus  \es^ 
honneurs  d'une  traduction  française,  que  ses  ouvrages  présentent  la 
sûreté  de  méthode  et  la  clarté  d'exposition  qui  distinguent  si  émi- 
nemment nos  écrivains  nationaux.  L'Académie  des  sciences  morales 
vient  de  publier,  dans  le  Recueil  des  Savans  étrangers^  un  mémoire 
sur  le  système  de  Fichte  (2),  où  M.  Galuppi  analyse  et  réfute  l'idéa- 
lisme transcendental ,  et  marque  ses  rapports  avec  les  principales 
doctrines  de  la  philosophie  grecque.  Un  professeur  de  l'Université , 
M.  Amédée  Jacques ,  publie  dans  la  môme  collection  un  mémoire 
%vlv\q  sens  commun.  Un  autre,  M.  Bouchitté,  a  traduit  le  Monologium 
et  le  Proslogium  de  saint  Anselme  (3),  et  ceux  qui  aiment  les  rap- 
prochemens  pourront  y  trouver  toute  la  doctrine  de  M.  de  Lamen- 
nais sur  la  trinité.  L'enseignement  de  la  philosophie  est  en  pleine 
activité  dans  toutes  les  facultés  nouvelles ,  qui  déjà  rivalisent  avec 
les  anciennes  et  propagent  le  rationalisme  sur  tous  les  points  de  la 
France.  A  Lyon,  M.  Bouillier  a  pris  pour  sujet  de  son  cours  la  théorie 
de  la  raison  impersonnelle.  Il  fait  d'abord  une  énumération  aussi  com- 
plète que  possible  des  idées  de  la  raison;  puis  il  montre  comment  elles 
peuvent  être  réduites  à  une  seule,  l'idée  de  l'infini,  dont  la  présence 
en  nous  est  la  preuve  de  l'existence  de  l'être  infini.  Loin  d'être  séparé 
du  monde  et  de  nous,  Dieu  est  si  près  du  monde,  que  le  monde  tire 
de  la  toute-puissance  de  Dieu  sa  durée,  comme  il  en  a  tiré  son  être^ 
et  si  près  de  nous,  que  notre  intelligence  n'est  plus,  si  l'idée  de  l'in- 
fini en  est  absente.  Mais  si  Dieu  est  avec  nous,  il  n'est  pas  nous,  et  le 
monde  n'est  que  sa  créature,  nécessairement  distincte  de  lui.  A  Tou- 
louse, M.  Courtade  a  pensé  avec  raison  que  devant  un  auditoire 


(1)  Librairie  de  Ladrange,  quai  des  Augustins. 

(2)  Mémoire  aur  le  système  de  Fichte ,  ou  Considérations  philosophiques  sur 
Vidéalisme  transcendental  et  sur  le  rationalisme  absolu,  par  M.  Galuppi.  Voyez 
aussi  les  Comptes-rendus  de  VÂead.  des  sciences  mor.  et  polit, 

(3)  Le  Rationalisme  chrétien  à  la  fin  du  onzième  siècle,  par  M.  Boachitté;  Paris, 
chez  Amyot. 


ÉTAT  DE  LA  PHILOSOPHIE  EN  FRANCE.  389 

coraposé  en  majorité  d'étudians  en  droit,  sa  tâche  devait  être  d'ex- 
poser  les  principes  fondamentaux  de  la  morale.  Quelle  ressource,  en 
effet,  pour  l'étude  de  la  jurisprudence,  qu'une  analyse  approfondie 
des  divers  mobiles  qui  gouvernent  les  actions  des  hommes,  et  une 
exposition  ferme,  démonstrative  de  cette  loi  naturelle,  dont  la  loi 
positive  ne  doit  être  que  l'application ,  et  qu'on  ne  saurait  nier  ni 
subordonner  aux  lois  humaines,  sans  renoncer  à  la  véritable  notion 
du  droit,  et  sans  absorber  toute  autorité  dans  l'usage  arbitraire  de  la 
force.  M.  Riaux,  professeur  à  la  faculté  de  Rennes,  fait  l'histoire  du 
xviii^  siècle;  matière  riche  et  abondante  qui  lui  fournit  l'occasion  de 
démontrer  par  l'exemple  combien  est  juste  et  nécessaire  la  devise 
écrite  par  M.  Cousin  sur  le  drapeau  de  l'éclectisme,  indépendance  et 
modération.  Ce  sont  là,  certes,  les  meilleures  réponses  aux  calom- 
nies dont  l'Université  est  l'objet  :  pendant  que  d'un  côté  on  l'accuse 
de  sacrifier  les  droits  sacrés  de  la  liberté  et  de  l'autre  de  ne  garder 
aucune  mesure  et  de  préconiser  l'anarchie  des  intelligences;  pendant 
qu'on  transforme  sa  morale  en  je  ne  sais  quelle  école  de  dépravation, 
qui  ne  trouverait  pas  un  auditoire  en  France,  quoiqu'il  s'y  trouve  des 
dupes  pour  ajouter  foi  à  ces  calomnies;  pendant  qu'on  assure  ouver- 
tement que  sa  métaphysique  est  panthéiste,  ses  professeurs  les  plus 
distingués  emploient  tout  leur  zèle  à  soutenir  des  doctrines  diamé- 
tralement contraires,  et  ils  le  font  avec  d'autant  plus  de  sécurité, 
qu'ils  n'ont  pas  à  craindre  le  reproche  d'avoir  changé  dans  leurs  opi- 
nions, et  qu'ils  savent  bien,  comme  le  savent  au  reste  la  plupart  de 
leurs  ennemis,  que  l'Université  n'a  jamais  tenu  un  autre  langage.  A 
Dijon,  M.  ïissot,  dans  son  discours  d'ouverture  de  cette  année,  a 
démontré  que  la  philosophie  est  au-dessus  des  disputes  des  philo- 
sophes ,  et  qu'il  est  indigne  d'un  sage  de  rien  conclure  contre  la 
science  des  contradictions  où  les  savans  peuvent  tomber.  Quelques 
cours  n'ont  pas  une  utilité  aussi  immédiate ,  quoiqu'il  n'y  en  ait  pas 
un  seul  qui  ne  traite  un  sujet  important.  M.  Delcasso  à  Strasbourg, 
M.  Ladevi-Roche  à  Rordeaux,  s'occupent  à  réfuter  le  fouriérisme, 
qui  n'est  peut-être  pas  de  toutes  les  utopies  la  plus  immédiatement 
dangereuse.  A  Caen ,  M.  Charma  fait  l'histoire  de  la  philosophie 
grecque;  à  Besançon ,  M.  Peyron  fait  l'histoire  de  la  logique;  le  pro- 
fesseur de  Montpellier,  M.  l'abbé  Flottes,  qui  l'année  dernière  trai- 
tait des  signes,  fait  cette  année  une  théorie  de  l'habitude.  Une  aussi 
grave  question  de  psychologie  a  sans  doute  de  quoi  intéresser  la  jeune 
population  de  l'école  de  médecine,  mais  répond-elle  véritablement  à 
ses  plus  pressans  besoins?  11  n'y  a  peut-être  pas  de  chaire  en  France 


9IP9  BEVUE  DES  DEUX  MOXBKS. 

€pn  impose  nne  aussi  grande  responsabilité  que  la  chaire  de  philoso- 
phie de  Montpellier.  Les  professeurs  ne  sont  pas  les  seuls  qui  aient 
charge  d'âmes;  tout  homme  éclairé  eierce  nécessairement  une  in- 
ikience  heureuse  ou  fatale  sur  ceux  qui  dépendent  de  lui,  et  certains 
mmistëres  surtout  donnent  à  ceux  qui  en  sont  revêtus  une  véri- 
table action  sur  la  morale  publique.  L'école  de  médecine  de  Mont- 
pellier a  toujours  été  une  pépinière  de  médecins  philosophes,  et, 
grâce  à  Dieu,  le  feu  sacré,  qu'entretient  d'ailleurs  une  sorte  d'esprit 
national ,  ne  périra  pas  entre  les  mains  des  professeurs  qui  occupent 
aujourd'hui  les  chaires  illustrées  par  les  Sauvage  et  les  Barthez  (1). 
Si  la  réaction  spiritualiste ,  que  nous  devons  surtout  à  l'influence 
de  M.  Cousin,  est  heureusement  accomplie  dans  l'enseignement  phi- 
losophique, il  faut  l'avouer,  la  plupart  des  écoles  de  droit  et  de  mé- 
decine, attachées  aux  vieilles  routines,  se  traînent  obstinément  dans 
l'ornière  du  sensualisme.  Cabanis,  Gai!  et  Broussais  régnent  en  sou- 
verains dans  les  chaires  de  physiologie,  et  l'on  y  enseigne  encore 
sans  pudeur,  au  milieu  du  xi^**  siècle,  que  la  pensée  est  une  sécré- 
tion du  cerveau.  Les  jurisconsultes  ne  valent  guère  mieux;  la  loi  po- 
sitive est  tout  pour  eux,  et  la  loi  naturelle  un  préjugé;  ceux  qui  de- 
vraient enseigner  le  droit  se  réduisent  à  soutenir  que  le  droit  n'est 
rien ,  ou  qu'il  n'y  a  d'autre  droit  que  la  force.  Ils  oublient  cette 
grande  parole  de  Montesquieu  :  «  Dire  qu'il  n'y  a  de  juste  ou  d'in- 
juste que  ce  qu'ordonnent  ou  défendent  les  lois  positives,  c'est  dire 
qu'avant  qu'on  eût  tracé  des  cercles,  tous  les  rayons  n'étaient  pas 
égaux.  »  Les  admirables  travaux  de  MM.  Rossi  et  Troplong  déter- 
mineront-ils une  révolution  favorable?  Déjà  de  jeunes  esprits  s'élan- 
cent avec  ardeur  sur  leurs  traces.  Quelques  [symptômes  de  vie  se 

(1)  Le  cours  de  physiologie  de  M.  Lordat  est  uq  véritable  cours  de  philosophie. 
La  pensée,  la  parole,  la  volonté,  dans  leur  double  rapport  d'aclion  et  de  réaction 
avec  les  agens  physiques  qu'elles  emploient,  tel  est  celte  année  Tobjei  de  son  ensei- 
goement.  Après  avoir  recherché  quelle  est  la  part  d'influence  que  la  force  vitale  et 
Tagrégat  matériel  ont  sur  les  opérations  de  la  pensée  dans  les  divers  états  de  Torga- 
nisation ,  il  a  abordé  la  théorie  du  langage,  analysé  tous  ces  actes  nombreux  en- 
chaînés Tun  à  Tautre  qui  s'exécutent  nécessairement  dans  Thomme,  depuis  le  projet 
de  convertir  une  pensée  en  des  sons  jusqu'à  la  réalisation  de  la  parole  parfaite,  et  dis- 
tingué les  diverses  sortes  d'oio/ta  ou  de  privations  de  la  parole  suivant  les  diverses 
sortes  d'impuissance  qui  peuvent  survenir  dans  chacun  des  anneaux  qui  composent 
cette  chaîne.  M.  Lordat  se  propose  d'étudier  ensuite  les  effets  de  la  volonié  sur  son 
agent  matériel ,  cette  même  question  qui  a  tant  occupé  M.  Maine  de  Biran.  Le  cours 
de  M.  Lordat  est  suivi  avec  un  empressement  extrême,  et  sa  personne  comme  son 
Calent  excitent  le  plus  grand  respect  et  la  plus  vive  sympathie. 


ÉTAT  DE  LA  PHILOSOPHIE  EN  FRANCE.  9H 

révèlent  aussi  parmi  les  physiologistes.  Outre  Técole  vitaliste  deMoiUr 
pellier,  qui  se  souvient  de  Barthez,  à  Paris  M.  Flourens  vient  de  pu- 
blier une  réfutation  de  la  phrénologie  (1);  M.  Dubois  (d'Amiens)  (2), 
suivant  les  disciples  de  Cabanis  et  de  Broussais,  sur  leur  propre  ter- 
rain, discute  à  la  fois  contre  eux  en  philosophe  et  en  physiologiste, 
également  versé  dans  les  deux  sciences ,  et  démontre,  par  rensei- 
gnement et  les  livres  de  Broussais  lui-même ,  la  vanité  de  tout  cet 
attirail  organique.  De  pareils  travaux  sont  à  la  fois  un  titre  scienti- 
fique et  une  bonne  action. 

Au  lieu  d'attaquer  les  philosophes  de  l'Université,  qui  ont  com- 
battu le  sensualisme  à  outrance,  il  vaudrait  mieux  les  aider  à  étendre 
plus  loin  les  bienfaits  de  la  révolution  qui  leur  est  due;  mais  cette 
fois  conune  toujours  les  intérêts  de  parti  nuiront  à  ceux  de  la  vérité, 
et  on  détournera  les  yeux  de  la  véritable  plaie  pour  s'indigner  contre 
des  maux  imaginaires.  Quand  le  proconsul  Geliius  vint  à  Athènes,  il 
assembla  tous  les  philosophes  qui  s'y  trouvaient  en  grand  nombre,  et, 
par  un  discours  étudié,  les  exhorta  à  terminer  leurs  longs  débats, 
leur  offrant  sa  médiation  et  ses  bons  offices.  La  proposition  ne  venait 
pas  d'un  homme  très  versé  dans  les  matières  philosophiques;  mais, 
s*il  se  présentait  à  présent  un  proconsul  animé  d'intentions  aussi 
conciliantes,  il  aurait  du  moins  un  bon  argument  à  faire  valoir: 
c'est  que  les  gens  qui  sonnent  le  tocsin  parmi  nous,  et  qui  pré*- 
tendent  détruire,  ceux-ci  la  liberté,  ceux-là  la  religion,  s'engSH 
gent  de  gaieté  de  cœur  dans  une  guerre  sans  issue;  c'est  que  les 
moyens  qu'ils  emploient  de  concert  pour  arriver  à  leurs  fins  contra- 
dictoires ne  valent  pas  mieux  que  les  causes  au  service  desquelles 
ils  se  sont  mis.  Personne  ne  croira  jamais  que  l'état  enseigne  direo 
tement  une  doctrine  immorale,  ni  que  M.  Cousin  l'impose  par  force 
à  l'Université,  et  que  M.  Villemain  pousse  le  dévouement  pour  son 
ancien  collègue  jusqu'à  engager  à  ce  point  sa  propre  responsabilité, 
et  Ihonneur  d'un  corps  auquel  il  doit  son  illustration. 

Il  faut  mettre  hors  du  débat  cette  scandaleuse  accusation  d'immo«> 
ralité  adressée  à  l'enseignement  philosophique  de  l'Université.  C'est 

(1)  Voyez  aussi  son  Mémoire  sur  Vam$  dêê  kêtu,  où  U  insiste  sur  la  disUneliom 
des  merveilles  de  rinsiinct  et  des  signes  de  sentiment  et  d^intelUgence.  Cependant^ 
malgré  ces  services  rendus  à  la  cause  du  spiritualisme,  telle  est  rinfluence  de 
rédncation  sur  les  meilleurs  esprits,  que,  dans  son  M^otre  iur  le  système  nerveux, 
M.  ffQotirens  seiirii)le  absorber  Tame  dans  roi^visne. 

(•)  Examen  dtee  Ooeirinee  de  -Cçkomâe,  ^Gàll  et  mroueeaie,  par  JL  DoM» 
(d'JMnîeB^  menbce  4b  rA(iad^iiii#  4e  Jiéd«ciiM.  iMa,  M42,  flheBCMMîm 


l 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  calomnie.  Il  sufBt  d'ouvrir  les  yeux  et  de  regarder  autour  de 
soi  pour  s'en  convaincre;  c'est  par  des  argumens  pareils  que  Ton 
perd  les  meilleures  causes.  L'Université  peut  avoir  d'importantes  ré- 
formes à  opérer  dans  son  sein;  mais  que  tous  ses  vœux  et  tous  ses 
efforts  tendent  à  inspirer  l'amour  du  beau  et  du  bien,  cela  est  plus 
clair  que  la  lumière  du  jour.  A  celte  audacieuse  calomnie,  il  n'y  a 
donc  rien  à  opposer  que  le  démenti  le  plus  formel  et  le  plus  énergique. 

Quant  à  la  double  accusation  de  ne  pas  enseigner  la  religion  et  de 
ne  pas  attaquer  la  religion,  il  est  vrai,  si  ce  sont  là  des  fautes,  l'Uni- 
versité en  est  coupable. 

Les  professeurs  de  philosophie  de  l'Université  enseignent  à  leurs 
élèves,  outre  les  méthodes  logiques  et  l'histoire  de  la  philosophie,  la 
liberté,  la  spiritualité,  l'immortalité  de  l'ame,  la  morale  fondée  sur 
le  principe  du  devoir,  et  la  providence  de  Dieu;  mais  ils  n'enseignent 
pas  la  divinité  du  christianisme.  Ils  démontrent  que  la  raison  hu- 
maine est  une  autorité  légitime,  inébranlable,  que  l'on  ne  peut  con- 
tester sans  se  réduire  au  scepticisme  absolu;  mais  ils  ne  démontrent 
pas  que  la  raison  puisse  résoudre  tous  les  problèmes  et  sonder  tous 
les  mystères,  ni  que  Dieu  ne  puisse  pas,  s'il  le  veut,  prendre  la  parole 
au  milieu  de  nous,  et  nous  accorder  une  autre  révélation  que  cette 
révélation  intérieure  qu'on  appelle  la  lumière  naturelle.  Ils  ont  tort, 
si  la  philosophie  et  la  religion  ne  sont  qu'une  seule  chose;  mais  ils 
ont  raison,  si  la  philosophie  et  la  religion  existent  et  doivent  exister 
à  part. 

Nous  disons  à  ceux  qui  veulent  anéantir  la  philosophie  au  proflt 
delà  religion,  que  ce  qu'ils  demandent  est  impossible,  qu'il  y  a  dans 
la  nature  humaine  un  besoin  de  connaître  que  la  religion  n'assouvit 
pas;  que  la  religion  donne  le  fait  et  non  pas  l'explication  du  fait; 
qu'elle  détruit  l'inquiétude  et  laisse  subsister  la  curiosité;  que 
l'homme  enfin  croît  ce  qu'il  peut  et  non  ce  qu'il  veut,  et  qu'il  lui 
faut  par  conséquent  des  démonstrations  et  des  preuves,  c'est-à-dire 
des  convictions  raisonnées  et  philosophiques.  Nous  disons  à  ceux  qui 
veulent  anéantir  la  religion  au  profit  de  la  philosophie,  que  la  philo- 
sophie ne  leur  sait  aucun  gré  de  cette  humeur  belliqueuse,  qu'elle 
n'a  nul  besoin  de  régner  toute  seule,  et  que,  loin  de  redouter  l'in- 
fluence de  la  religion,  elle  la  désire  et  la  réclame.  Que  mettrez-vous 
à  la  place  de  la  religion,  quand  il  n'y  en  aura  plus?  Monterez-vous  une 
seconde  fois  sur  la  borne,  pour  prêcher  au  peuple  vos  doctrines  hu- 
manitaires?Convertirez-vous  en  philosophes  des  ouvriers  qui  ne  savent 
pas  lire?  Apprendrez-vous  la  métaphysique  aux  petits  enfans?  Ou  bien 


ÉTAT  DE   LA  PHILOSOPHIE  EN  FRANCE.  393 

nous  ménage-t-on  une  seconde  représentation  de  cette  honteuse 
comédie  sifflée  en  1830,  et  verrons-nous  surgir  de  vos  rangs  une 
nouvelle  génération  de  dieux  et  de  prophètes? 

Qu'est-ce  que  TUniversité?  Car,  à  force  de  raisonner  en  dehors  des 
faits,  les  partis  s'égarent  dans  leurs  utopies,  et  perdent  de  vue  la 
réalité.  L'Université,  c'est  l'état  enseignant.  Nous  n'avons  pas  une 
religion  d'état  en  France  :  on  peut  le  regretter,  à  la  bonne  heure; 
mais  c'est  un  fait.  Nous  n'avons  pas  non  plus  la  liberlé  d'enseigne- 
ment  :  qu'on  la  réclame,  on  l'obtiendra  peut-être;  jusqu'ici  on  ne  l'a 
pas  obtenue.  L'état  enseigne  seul,  et  il  n'a  pas  de  religion  d'état;  ses 
professeurs  ne  peuvent  donc  ni  enseigner,  ni  attaquer  aucune  reli- 
gion. Je  défie  qui  que  ce  soit  de  répondre  à  ce  raisonnement  autre 
chose  qu'un  sophisme. 

n  ne  faut  pas  que  les  catholiques  se  plaignent  que  les  philosophes 
de  l'Université  n'enseignent  pas  le  catholicisme,  ni  que  les  protestans 
trouvent  mauvais  que  les  professeurs  de  l'Université  n'enseignent  pas 
le  protestantisme.  De  pareilles  réclamations  sont  insensées.  Plus  in- 
sensés encore,  ceux  qui  voudraient  voir  recommencer  dans  les  col- 
lèges l'œuvre  de  l'Encyclopédie,  comme  si  l'état,  qui  écrit  dans  la 
charte  liberté  et  protection  pour  tous  les  cultes ,  pouvait  ensuite  les 
faire  attaquer  par  ses  professeurs.  L'Université  fait  ce  qu'elle  doit; 
elle  a  dans  tous  ses  collèges  des  aumôniers  qui  enseignent  leur  reli- 
gion ,  et  des  professeurs  de  philosophie  qui  n'enseignent  que  la  phi- 
losophie. 

Vous  pouvez  demander  aux  chambres  deux  choses,  ou  la  suppres* 
sion  de  l'Université,  ou  la  création  de  collèges  particuliers  pour 
chaque  religion.  Voilà  des  demandes  claires  et  intelligibles;  tout  le 
reste  n'est,  de  chaque  côté,  que  prétentions  insoutenables. 

Si  l'état  se  dépouille  du  droit  qu'il  exerce  aujourd'hui,  nous  ver- 
rons ce  que  l'enseignement  gagnera  de  moralité  à  passer  dans  le 
domaine  de  l'industrie.  S'il  sépare  les  enfans  par  culte,  et  fonde  des 
collèges  cathoHques,  des  collèges  protestans,  des  collèges  Israélites, 
nous  verrons  si  l'unité  nationale  en  deviendra  plus  complète ,  et  si 
on  ne  luttera  pas,  dans  cinquante  ans  d'ici,  h  qui  fera  ou  défera  des 
èdits  de  Nantes.  Quant  aux  Saint-Barthèlemy,  il  faudra  sans  doute 
les  ajourner  un  peu  plus  loin  ;  les  progrès  ne  vont  pas  si  vite. 

Lorsqu'il  sera  une  fois  bien  entendu  que  nous  avons  la  liberté 
d'enseignement,  voici  ce  que  nous  y  gagnerons  pour  la  philosophie, 
car  ce  sont  là  les  seuls  profits  qui  nous  intéressent,  et  quand  môn^e 
on  perfectionnerait  l'éducation  littéraire  jusqu'à  la  rendre  complète 


99&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  une  seule  année,  c'est-à-dire  suffisante  pour  l'épreuve  du  bacca- 
lauréat, nous  avouons  que  cela  nous  touche  peu  :  nous  y  gagnerons 
d'abord  que  la  philosophie  humanitaire,  qui  jusqu'ici  ne  s'enseigne 
que  dans  les  journaux  et  les  pamphlets,  s'adressera  à  nos  enfans.  On 
leur  apprendra  que  la  pensée  ne  peut  exister  sans  le  corps,  ce  qui 
n'est  pas  le  matérialisme;  que,  si  notre  ame  survit  à  notre  corps,  elle 
perd  tout  souvenir  de  son  identité,  ce  qui  n'est  pas  la  négation  de 
l'immortalité  de  l'ame;  que  les  pauvres  et  les  idiots  sont  des  cou- 
pables que  la  vengeance  de  Dieu  poursuit,  ce  qui  n'est  pas  la  plus 
insolente  consécration  qui  ait  jamais  été  rêvée  du  principe  de  Taris- 
tocratie.  Ou  bien  encore,  si  la  famille  est  religieuse  et  qu'elle  n'ait 
point  de  sympathie  pour  les  transformations  de  la  doctrine  saint- 
simoniennc,  elle  mettra  son  enfant  dans  une  école  portant  enseigne 
de  catholicisme,  et  là  on  lui  apprendra  que  le  monde  est  né  de  l'ac- 
couplement de  la  plastique  avec  l'esprit  de  la  nature,  que  l'homme 
est  un  acide  et  la  femme  un  alcali,  que  l'A  est  la  voyelle  la  plus  pro- 
fonde et  l'expression  du  mouvement  central  de  l'être,  et  que  notre 
cerveau  se  nourrit  de  la  lumière  physique.  Et  nous,  nous  serons  ré- 
duits à  souhaiter  alors,  dans  l'intérêt  de  la  philosophie,  qu'on  sup- 
prime son  nom  du  programme  des  études,  et  qu'on  en  revienne  à  la 
méthode  de  cet  écrivain  célèbre  qui  disait  à  un  philosophe  :  a  £h! 
n'avons-nous  pas  le  catéchisme?  » 

£h  bieni  cela  est  vrai,  nous  avons  le  catéchisme,  et  la  doctrine 
qui  y  est  contenue  est  une  doctrine  sainte  et  vénérable;  c'est  par  elle 
qu'a  été  accompli  presque  tout  ce  qu'il  y  a  de  bien  dans  les  temps 
modernes;  il  est  digne  d'un  philosophe  d'être  le  premier  à  la  glorifier 
et  à  la  bénir.  Il  faut  le  faire  en  tout  temps,  il  faut  le  faire  surtout 
quand  quelques  esprits  égarés  calomnient  la  philosophie  au  nom  de 
la  religion.  Non,  quoi  qu'ils  fassent  les  uns  et  les  autres,  la  philoso- 
phie n'est  pas  l'ennemie  de  la  religion,  elle  ne  peut  pas,  elle  ne  doit 
pas  l'être.  On  enseignera  le  catéchisme,  et  la  première  vertu  qu'on 
y  apprendra,  ce  sera  la  charité,  qui  comprend  la  tolérance.  Mais  on 
enseignera  aussi  la  philosc^hie,  parce  que  la  philosophie,  c'est  la 
liberté,  et  que  la  liberté  est  le  premier  et  le  plus  saint  de  tous  les 
droits. 

Il  y  aura  peut-être  quelques  jeunes  écrits  dans  l'Université  qmV 
se  voj^ant  calomniés,  seront  tentés  de  réagir  contre  leurs  ennemis. 
Une  ûyostice  ne  pçut  en  légitimer  une  autre.  Le  courage  ne  con- 
siste ^s  k  céder  à  une  provocatioB ,  mais  à  y  résister,  et  à  demeurer 
£an«iie  dans  ses  pviDiàfi^^  sans  liea  ùter,  sans  rien  ajouter.  Ce  sont 


ÉTAT  DE  LA  PHILOSOPHIE  EN  FRANCE.  395 

les  lâches  qui  exagèrent  le  péril,  et  crient  aux  armes  prématurément. 
Ils  ne  savent  pas  que  la  philosophie  a  tout  l'appui  qu'il  lui  faut  tant 
qu'elle  n*a  pas  les  mains  liées  et  la  bouche  bâillonnée;  que  ses  en- 
nemis lui  sont  nécessaires,  qu'elle  en  a  besoin,  qu'elle  vit  par  eux; 
qu'elle  doit  accomplir  tous  ses  progrès  au  grand  jour,  et  que  pour 
elle,  refuser  la  discussion  ou  la  craindre,  c'est  abdiquer.  Que  vous 
importe  que  la  discussion  soit  violente,  si  ce  sont  vos  adversaires  qui 
sont  violens,  et  vous  modérés? 

M.  l'évéquc  de  Chartres  s'est  plaint  de  quelques  expressions  dé- 
daigneuses employées  à  l'égard  du  clergé;  il  se  trompe  sans  doute  : 
ce  n'est  pas  à  tous  les  membres  du  clergé  rpi' elles  s'adressent,  mais 
à  ceux,  en  bien  petit  nombre,  qui  se  laissent  entraîner  par  la  dis- 
cussion, et  oublient,  dans  la  chaleur  de  la  polémique,  ce  que  leur 
état  et  leur  croyance  leur  imposent  de  modération  et  de  retenue, 
Qui  songe  à  mépriser  le  clergé?  M.  de  Chartres  n'a  pas  besoin  d'em- 
prunter à  l'histoire  quelques  noms  glorieux.  Le  clergé  offre  encore 
assez  de  membres  illustres,  et  surtout  il  y  a  dans  le  clergé  français 
assez  de  dévouement  et  de  vertu  pour  qu'il  puisse  se  passer  d'apo- 
logistes, et  se  fasse  respecter  par  lui-môme.  Le  clergé  est-il  donc 
notre  ennemi,  qu'il  faille  le  défendre  contre  nous?  N'est  pas  notre 
ennemi  qui  veut.  Si  vous  prêchez  une  morale  pure,  vous  êtes  nos 
amis  en  dépit  de  vous-mêmes.  Et  quant  à  la  liberté,  s'il  est  vrai  qu'on 
la  menace,  ce  n'est  pas  connaître  ce  qu'elle  vaut  et  ce  qu'elle  peut, 
que  d'être  si  prompts  à  trembler  pour  elle. 

Ceux  qui  espèrent  la  victoire,  ou  qui  craignent  une  défaite,  ne 
savent  guère  ce  que  c'est  que  la  philosophie.  Elle  a  vécu  deux  mille 
ans,  et  n'a  rien  à  craindre  des  émeutes  passagères  que  l'on  peut 
susciter  contre  elle.  La  philosophie  n'est  pas  un  besoin  factice,  un 
superSu  de  la  civilisation  dont  ou  puisse  se  débarrasser  quand  elle 
devient  importune.  C'est  une  science  qui  a  sa  raison  d'être  dans  la 
nature  même  de  l'esprit  humain,  et  jamais,  quoi  qu'on  fasse,  on 
n'éteindra  dans  les  âmes  cette  noble  curiosité  qui  nous  pousse  ft 
chercher  les  causes  dans  les  effets,  et  à  rattacher  ce  monde  qui  passe 
i  l'essence  immuable  qui  ne  passe  point.  Nous  pouvons  perdre  toutes 
nos  libertés;  mais  la  liberté  de  penser  une  fois  conquise ,  les  efforts 
que  l'on  tenterait  contre  elle  ne  feraient  que  l'affermir.  S'il  y  a  des 
principes  que  la  force  peut  abattre,  il  en  est  aussi  qui  triomphent 
dans  la  persécution,  et  se  rient  de  toutes  les  barrières ,  parce  qu'ils 
sont  étemels,  et  que  le  monde  leur  appartient. 


LES 


COLONIES  PÉNALES 


m  i^'m^mi^m 


»•««< 


L'occupation  des  îles  Marquises,  au  nom  de  la  France,  a  fait  sup- 
poser que  le  gouvernement  avait  la  pensée  de  fonder,  au  milieu  de 
rOcéan  Pacifique,  un  grand  établissement  pénal.  La  peine  de  la  dé- 
portation existe  dans  notre  code;  le  moment  serait-il  venu  de  tirer 
de  l'arsenal  législatif  cette  arme  rouillée,  et  de  la  faire  servir  à  la  ré- 
pression des  délits?  Les  mauvais  effets  de  notre  système  péniten- 
tiaire, rinsuffisance  matérielle  de  nos  maisons  de  détention,  l'ac- 
croissement régulier  du  nombre  des  criminels ,  tous  ces  désordres 
appellent  un  changement  dans  l'action  répressive  de  la  société.  Le 
changement  doit-il  consister  dans  une  mesure  qui  purgerait  notre 
territoire  des  malfaiteurs  dont  il  est  infesté,  pour  verser  sur  un  sol 
étranger  et  dans  un  autre  hémisphère  cette  écume  de  la  civilisation? 

On  ne  saurait  contester  que  l'état  de  notre  régime  pénal  exige 
une  prompte  réforme.  La  marche  ascendante  du  crime  en  France  a 
quelque  chose  d'effrayant.  Il  se  développe  avec  plus  d'abondance 
que  la  richesse,  et  va  plus  vite  que  le  mouvement  de  la  population. 


LES  COLONIES  PÉNALES  DE  L'ANGLETERRE.  397 

Chaque  année,  les  comptes-rendus  de  la  justice  criminelle  attestent 
cette  progression  fatale  et  qui  ne  s'arrête  pas.  Pour  ne  citer  que  les 
derniers  résultats  connus,  en  1840,  le  nombre  des  accusations  a 
excédé  de  225,  ou  de  4  pour  100,  la  moyenne  des  trois  années  anté- 
rieures. L'accroissement  paraît  encore  plus  sensible  si  l'on  s'attache 
à  la  catégorie  purement  correctionnelle.  En  effet ,  le  nombre  des 
prévenus  de  vol  simple,  qui  était  de  17,972  en  1839,  s'est  élevé,  en 
1840,  à  19,531.  On  en  comptait  moins  de  10,000  en  1826.  Ainsi,  en 
quinze  années,  et  pendant  que  la  population  s'augmentait  à  peine 
d'un  quinzième,  l'accroissement  des  délits  les  plus  communs,  des 
vols  simples,  a  été,  à  peu  de  chose  près,  de  100  pour  100. 

Il  n'entre  pas  dans  le  cadre  de  ces  réflexions  d'examiner  par  quel 
vice  de  notre  organisation  civile  s'opère  cette  décomposition  déjà 
menaçante  de  l'état  social;  mais  tout  le  monde  s'accorde  aujourd'hui 
à  reconnaître  que  le  régime  corrupteui^  de  uos  établissemens  de  dé- 
tention y  contribue  pour  une  grande  part.  11  se  tient  dans  ces  mai- 
sons une  école  permanente  de  crime,  et  les  condamnés  qui  y  étaient 
entrés  avec  une  moralité  douteuse  en  sortent,  presque  sans  excep- 
tion, complètement  pervertis.  La  preuve  en  est  dans  le  nombre 
croissant  des  récidives.  Les  récidives  en  matière  criminelle,  qui 
étaient,  en  1839,  de  22  sur  100  accusés,  se  sont  élevées,  en  1840,  à 
23  sur  100,  et  les  récidives  en  matière  correctionnelle,  qui  compre- 
naient, en  1838,  10,258  prévenus,  se  sont  étendues,  en  1839,  à 
10,661,  et,  en  1840,  à  11,842.  En  trois  années,  l'augmentation  a 
dépassé  15  pour  100. 

Tels  qu'ils  sont,  ces  foyers  d'infection  ne  peuvent  plus  contenir 
les  détenus  que  Ton  y  envoie.  La  population  des  bagnes,  qui  était 
descendue  un  moment  à  6,000  condamnés,  en  comptait  déjà  plus  de 
7,000  en  1841.  Celle  des  maisons  centrales,  qui  flottait,  en  1839, 
entre  17  et  18,000  détenus,  envahit  maintenant,  faute  d'espace,  les 
prisons  départementales,  qui  étaient  réservées  aux  condamnés  à 
moins  d'un  an  de  détention.  Pour  obvier  à  cet  encombrement,  l'ad- 
ministration vient  de  créer  une  vingtième  maison  centrale  à  Vannes, 
sans  rautorisation  et  ménie  contre  le  vœu  formel  du  pouvoir  légis- 
latif. Mais  c'est  là  un  expédient  transitoire  qui  ne  dispense  pas  de 
chercher  des  remèdes  proportionnés  à  la  gravité  de  la  situation. 

Faut-il  substituer  à  nos  établissemens  de  détention  des  colonies 
pénales  ou  des  pénitenciers  institués  selon  la  règle  des  États-Unis? 
Doit-on  entreprendre  la  réforme  des  condamnés  au  sein  de  la  société 
qu  ils  ont  troublée  par  leurs  désordres,  ou  plutôt  désespérer  de  leur 

TOME  I.  26 


398  RBYUE  DES  DEUX  llfONDE8. 

amendement  et  s* en  débarrasser  par  un  exii  lointain  prononcé  sans  es- 
prit de  retottr?  Voilà  toute  la  question  telle  qu'elle  se  pose  aujourd'hui. 

La  discussion  des  systèmes  pénitentiaires  qui  sont  pratiqués  dans 
rAmérique  du  Nord  occupe  depuis  plusieurs  années  les  académies, 
la  presse,  les  chambres  et  l'administration.  La  question  des  colonies 
pénales  semble,  au  contraire,  avoir  échtf^é  à  la  controverse,  et 
bien  qu'elle  ait  trouvé  en  France  deux  historiens  (1)  qui  ne  man- 
quent pas  de  mérite,  bien  qu'elle  ait  fait  dans  la  Grande-Bretagne 
l'objet  de  plusieurs  enquêtes  parlementaires,  les  données  qui  peu- 
vent en  sortir  ont  encore  pour  nous  tout  l'intérêt  conune  aussi  toute 
l'obscurité  de  l'inconnu. 

Les  Étals-Unis  nous  ont  frayé  les  voies  du  système  pénitentiaire; 
le  gouvernement  britannique,  en  établissant  des  colonies  de  dépor- 
tation dans  l'Australie,  a  donné  au  monde,  par  les  désastres  même 
de  cette  entreprise,  un  salutaire  enseignement.  Nous  avons  ainsi, 
pour  nous  éclairer,  Texpérience  de  deux  grands  peuples;  il  ne  s'agit 
plus  que  de  choisir  entre  ces  exemples,  qui  nous  épargneront  du 
moins  les  périls  de  l'innovation. 

L'opinion  publique  a  hésité  long-temps  en  Angleterre  sur  le  juge- 
ment qu'elle  devait  porter  des  colonies  pénales.  Cette  cause  a  eu  ses 
panégyristes  et  ses  détracteurs,  et  ce  n'est  que  depuis  quelques 
années  que  la  statistique,  apportant  ses  inflexibles  données,  a  con-*^ 
tribué  à  fixer  les  incertitudes  de  l'histoire. 

Les  colonies  pénales  de  l'Australie  existent  depuis  plus  d'un  demi- 
siècle.  Pendant  près  de  vingt-cinq  ans,  le  gouvernement  britanniqi^ 
les  administra  sans  contrôle;  mais  en  1812,  le  parlement,  frappé  de 
l'augmentation  des  dépenses  et  de  la  faiblesse  relative  des  résultats 
que  l'on  avait  obtenus ,  ordonna  la  première  enquête  qui  ait  été  faite 
sur  le  régime  de  ces  établissemens.  Ce  document  est  d'une  nature 
purement  descriptive.  Soit  que  la  chambre  des  communes  n'eût  re- 
cueilli que  des  renseignemens  insufBsans ,  soit  que  l'esprit  critiqué 
lui  ait  manqué,  elle  se  borna  à  exposer  l'état  des  choses,  en  déclarant 
que  la  colonie ,  au  moyen  de  qûdques  réforme^ ,  paraissait  devoir 
atteindre  le  but  que  l'on  s'était  proposé  en  la  fondant.  Cependant 
l'ineflicacité  de  la  déportation,  considérée  comme  peine,  avait  ffappé 
les  esprits  éminens  de  l'époque,  sir  Samuel  Romillyj  Wilberfofce, 
Abercrombie.  Le  ministère,  pressé  par  de  tds  adversaires,  et  cédant 

(1)  Histoire  des  colonies  pénales  de  V Angleterre,  par  E.  de  Blosseville;  Histoire 
de  Botany-Bay,  p^r  J.  de  La  Pilorgerie. 


LES  COLONIES  PÉNALES  DE  L'ANGLETERRE.  399 

aux  instauces  des  chambres,  envoya  dans  la  Nouvelle-Galles  du  sud 
un  commissaire  muni  de  pleins  pouvoirs  pour  constater  la  situation 
morale  et  matérielle  de  la  colonie. 

Le  rapport  du  commissaire,  M.  Bigge,  qui  fut  publié  en  1822,  peut 
être  considéré  comme  le  recueil  de  toutes  les  infirmités  qui  aflli- 
geaient  alors  cet  établissement  naissant.  Mais,  après  avoir  étalé  tant 
de  misères,  il  ne  conclut  qu'à  des  remèdes  de  détail,  à  des  pallia- 
tifs impuissans.  Six  ans  plus  tard  (1828),  un  comité  de  la  chambre 
des  communes,  chargé  d'examiner  Tétat  de3  crimes  et  de  la  répres- 
sion, recommandait  d'abolir  la  déportation  à  temps;  cependant  il 
croyait  encore  à  Futilité  de  cette  peine,  quand  elle  devait  s'étendre 
à  la  durée  entière  de  la  vie.  Un  troisième  comité,  qui  avait  reçu  la 
mission  de  s'enquérir  de  Teflicacité  des  peines  secondaires,  fit  un  pas 
de  plus  en  1831  :  il  déclara  que  la  déportation  n'était  point  une  peine 
suffisante  pour  effrayer  les  malfaiteurs,  et  conseilla  de  la  conibiner 
avec  un  séjour  préalable  dans  les  prisons  de  la  métropole.  C'était  déjà 
pressentir  les  bases  nécessaires  de  tout  système  répressif,  qui  doit 
pourvoir  à  la  fois  à  la  détention  des  condainnés  et  au  placement  des 
libérés.  £nQn,le  comité  de  la  chambre  des  communes  nonuné,  en 
1^37,  sur  la  proposition  de  sir  W.  Molesworth,  pour  rechercher 
quels  avaient  été  les  effets  de  la  déportation  sur  l'état  moral  de  la 
/  société  dans  les  colonies  pénales  de  l'Australie,  a  formellement  pro- 
posé Tabolition  de  ce  système.  Le  rapport  du  comité,  qui  est  l'œuvre 
de  son  président,  sir  W.  Molesworth  (1),  renferme  l'historique  le 
plus  complet  et  le  plus  judicieux  des  phases  par  lesquelles  ont  suc- 
cessivement passé  les  établissemens  de  la  Nouvelle-Galles  du  sud  et 
de  la  terre  de  Yan-Diemen.  On  ne  peut  pas  suivre  un  meilleur  guide 
dans  l'étude  de  cette  grave  question. 

L'amendement  des  condamnés  est  un  point  de  vue  récent  de  la 
.philosophie  pénale.  On  se  proposait,  autrefois,  d'intimider  les  mal- 
faiteurs, ou  de  délivrer  la  société  de  leur  présence;  mais  on  ne  son- 
geait pas  à  les  corriger.  Les  châtimens  n'avaient  que  ce  but  matériel 
et  presque  immédiat.  L'Angleterre,  en  particulier,  peuple  naturelle- 
ment disposé  à  l'émigration ,  déporta  de  bonne  heure  sesicoudamnés 
au-delà  de  l'Océan,  ainsi  qu'elle  avait  exporté  ses  pauvres  et  sesdis- 
sidens' politiques  ou  religieux.  La  première  forme  de. la  d^portatioa 
{transpartation)  fut  l'exil  pur  et  simple;  elle  remonte  aux  règnesr 


(1)  Repart  from  the  sêlect  committee  ofthe  liouse  ofcommom  on  tramparta- 
tUmSj  by  sir  W.  Molesworth,  baronnet,  chainnan  of  the cooimittee;  London,  1838. 

26. 


400  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Elisabeth  et  de  Charles  P^  La  quatrième  année  du  règne  de 
George  I",  cette  peine  prit  le  caractère  qu'elle  a  conservé  depuis , 
en  joignant  à  Texii  dans  un  lieu  déterminé  la  servitude  du  travail 
forcé.  L'acte  du  parlement  donne  aux  personnes  qui  se  chargeront  ' 
de  transporter  les  condamnés  dans  les  possessions  anglaises  de  l'Amé- 
rique, et  à  leurs  héritiers  ou  représentans,  le  droit  de  disposer  en 
toute  propriété  du  travail  de  ces  malfaiteurs ,  pour  la  durée  de  leur 
condamnation.  Ceux-ci  étaient  mis  aux  enchères  et  vendus  comme 
serfs  ou  engagés  à  temps.  C'était  une  véritable  traite,  qui  se  faisait 
ouvertement  et  sous  la  protection  de  la  loi. 

On  sait  ce  qu'un  pareil  régime  souleva  d'indignation  dans  les  co- 
lonies anglaises,  et  avec  quelle  énergie  Franklin  reprocha  un  jour  au 
gouvernement  britannique  de  vider  sur  le  nouveau  monde  les  prisons 
de  l'ancien.  La  guerre  de  l'indépendance  ayant  interrompu  la  régu- 
larité  de  ces  exportations ,  et  les  geôles  de  la  Grande-Bretagne  ne 
pouvant  plus  contenir  la  multitude  croissante  des  condamnés ,  il 
fallut  aviser  sans  perdre  de  temps.  Le  système  pénitentiaire,  déjà 
confusément  entrevu  par  quelques  publicistes  et  vaguement  prescrit 
par  un  acte  du  parlement,  loin  de  pouvoir  passer  dans  la  pratique 
administrative,  n'était  pas  encore  arrivé  à  l'état  de  science.  D'un 
autre  côté ,  l'on  craignait  d'offenser  et  d'irriter  les  colonies  améri- 
caines qui  étaient  demeurées  fidèles ,  en  les  désignant  pour  être  le 
lieu  d'exil  des  malfaiteurs.  On  résolut  donc  de  fonder  une  nouvelle 
colonie,  qui  aurait  cette  unique  destination ,  et  par  un  ordre  du  con- 
seil ,  qui  porte  la  date  du  6  décembre  1786,  on  choisit  la  côte  orien- 
tale de  l'Australie  pour  y  former  l'établissement  pénal. 

Jeter  les  fondemens  d'une  colonie  a  toujours  été  une  tâche  diffi- 
cile; mais  ces  diflicultés  augmentent  nécessairement  dans  une  forte 
proportion,  lorsque  les  élémens  de  la  nouvelle  société  sont  des 
hommes  que  la  civilisation  a  rejetés  de  son  sein.  «  Les  condamnés 
que  l'on  transportait  en  Amérique  pendant  le  dernier  siècle,  dit  sir 
W.  Molesworth,  entraient  dans  des  sociétés  dont  le  noyau  était  formé 
par  des  hommes  probes  et  tempérans;  ces  enfans  de  l'imprévoyance 
se  trouvaient  jetés  un  à  un  au  milieu  d'une  population  déjà  compacte 
qui  les  absorbait  et  se  les  assimilait  aussitôt.  Ils  se  voyaient  dispersés 
et  séparés  l'un]  de  l'autre;  quelques-uns. contractaient  les  habitudes 
d'une  honnête  industrie,  et  ceux  que  la  peine  ne  réformait  point 
avaient  du  moins  la  chance  de  ne  pas  perdre,  en  traversant  celte 
épreuve,  ce  qui  leur  restait  de  moralité.  Dans  la  Nouvelle-Galles  du 
sud  y  au  contraire,  la  population  se  composait  de  la  lie  de  la  métropole, 


LES  COLONIES  PÉNALES  DE  L'ANGLETEURE.  401 

d'hommes  que  rexpérience  avait  montrés  impropres  à  toute  société, 
que  Ton  tirait  des  prisons  de  la  Grande-Bretagne,  et  que  Ton  met- 
tait en  liberté  pour  se  mêler  ensemble  dans  le  désert,  sous  la  di- 
rection de  quelques  contre -maîtres  chargés  de  les  appliquer  à  la 
tâche  au  milieu  de  ces  espaces  sans  bornes,  et  sous  la  surveillance  de 
la  force  armée  qui  devait  les  tenir  dans  là  soumission.  Les  consé- 
quences de  cet  étrange  assemblage  ont  été  le  vice,  Fimmoralité,  des 
maladies  terribles,  la  désertion,  et  une  mortalité  effrayante  parmi  les 
colons.  Les  condamnés  {convicts)  ont  été  décimés  par  les  épidémies 
durant  le  voyage,  et  décimés  encore  par  la  famine  à  leur  arrivée. 
Enfin ,  Ton  a  traité  les  indigènes  avec  une  hideuse  cruauté.  Telle  est 
rhistoire  de  la  Nouvelle-Galles  du  sud  dans  les  premiers  temps  de  la 
colonie.  » 

On  peut  diviser  l'histoire  de  la  colonie  pénale  en  deux  époques 
bien  distinctes  :  la  première,  qui  s'étend  de  1788  à  1821,  et  pendant 
laquelle  les  condamnés  ou  les  enfans  des  condamnés  étaient  les  seuls 
colons;  la  seconde  et  la  plus  récente,  pendant  laquelle  le  flot  de 
l'émigration  libre  est  venu  féconder  le  sol  de  l'Australie.  Les  progrès 
de  la  colonisation  ne  datent  que  de  cette  dernière  époque.  Tant  que 
le  gouvernement  anglais  n'a  pas  employé  d'autres  înstrumens  que  les 
malfaiteurs  rejetés  par  ses  tribunaux  sur  les  terres  australes,  cette 
gigantesque  entreprise  est  demeurée  sans  résultats.  Il  a  fallu  l'in- 
dustrie des  émigrans  honnêtes  pour  donner  l'essor  à  la  population, 
pour  mettre  le  sol  en  valeur,  pour  créer  entre  la  colonie  et  la  mé- 
tropole un  échange  quelconque  de  produits,  pour  organiser  en  un 
mot  une  société. 

Depuis  la  Bible  jusqu'aux  annales  de  la  république  romaine,  la 
tradition  des  vieilles  sociétés  leur  assigne  généralement  pour  fonda- 
teurs des  bandits  ou  tout  au  moins  des  exilés.  A  ce  compte,  les  ban- 
dits de  l'antiquité  devaient  grandement  difl'érer  de  ceux  des  temps 
modernes;  car,  si  l'expérience  que  l'Angleterre  a  faite  dans  la  Nou- 
velle-Galles du  sud  prouve  quelque  chose,  c'est  l'impossibilité  ab- 
solue de  fonder  une  colonie,  un  ordre  social,  sans  autres  élémens 
que  des  malfaiteurs  et  leurs  geôliers. 

Deux  obstacles  principaux  doivent  arrêter  le  développement  de 
toute  colonie  qui  se  recrute  dans  les  bagnes  ou  dans  les  prisons. 
C'est  d'une  part  la  disproportion  des  sexes,  les  femmes  ne  représen- 
tant communément  que  le  cinquième  de  la  population  des  condam- 
nés; c'est  de  l'autre  la  difficulté  d'employer  aux  travaux  de  défriche- 
ment et  de  culture  des  hommes  qui  ont  appartenu  en  majeure  partie 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  population  urbaine,  et  qui  ont  contracté  des  habitudes  de  dissi- 
pation et  d'oisiveté  dont  la  contrainte  seule  peut  triompher. 

Ces  difficultés  se  manifestèrent  au  plus  haut  degré  dans  les  iH'e- 
miers  temps  de  la  Nouvelle-Galles.  De  1787  à  1820,  T Australie  reçut 
25,878  déportés  des  deux  sexes,  parmi  lesquels  on  ne  comptait  que 
3,661  femmes,  ou  14  sur  100.  Aussi  le  nombre  des  enfans  nés  dans 
la  colonie  pendant  cette  période  trentenaire  fut-il  à  peine  de  1,500. 
Quant  à  Tétat  social  qui  résultait  de  cette  inégalité  des  sexes,  il  peut 
se  caractériser  d'un  mot  :  c'était  la  prostitution,  ou,  pour  mieux 
dire,  la  promiscuité.  Les  deux  tiers  des  naissances  étaient  illégi- 
times, et  il  avait  fallu,  dès  1798,  ouvrir  des  asiles  ainsi  que  des  écoles 
pour  arracher  les  enfans  à  la  contagion  des  exemples  que  donnaient 
les  mères,  cette  source  impure  de  la  jeune  génération.  On  com- 
prendra mieux  la  dépravation  vraiment  incroyable' des  femmes  dé- 
portées quand  nous  rappellerons  que  le  gouverneur  Macquarie,  le 
même  qui  déclarait  en  1810  que  le  gouvernement  ne  saurait  envoyer 
trop  de  condamnés  mâles  dans  la  colonie  pour  la  rendre  prospère, 
s'opposait  à  la  déportation  des  femmes,  qu'il  considérait  comme 
<x  nuisant  essentiellement  à  ses  progrès.  » 

L'éloignement  et  l'inaptitude  des  condamnés  pour  l'agriculture 
sont  démontrés  par  la  variété  des  tentatives  faites  pendant  plusieurs 
années  poiur  fertiliser  le  sol.  a  Je  ne  connais  pas,  disait  un  juge  de 
la  Nouvelle-Galles,  l'art  de  transformer  des  coupeurs  de  bourse  en 
fermiers.  »  En  effet,  dix  ans  après  son  inauguration,  la  colonie  ne 
produisait  pas  encore  le  blé  nécessaire  à  la  subsistance  de  ses  habi- 
tans.  La  culture  de  quelques  parcelles  de  terrain  ne  s'opérait  que 
par  voie  de  travaux  forcés.  Le  gouvernement  avait  beau  émanciper 
les  déportés,  leur  concéder  des  terres,  leur  fournir  des  instrumens 
aratoires,  des  bestiaux  et  des  vivres  pour  dix-huit  mois;  ces  nouveaux 
planteurs  avaient  bientôt  fait  échouer  les  plus  sages  comme  les  plus 
généreuses  dispositions.  Tantôt  ils  ne  savaient  pas  résister  aux  dé- 
prédations organisées  par  les  bandes  de  maraudeurs  qui  égorgeaient 
le  bétail ,  pillaient  et  brûlaient  les  fermes,  et  gaspillaient  les  récoltes 
en  vert;  tantôt  ils  dissipaient  eux-mêmes  ces  précieuses  ressources, 
négligeaient  le  sol  ou  vendaient  leur  blé  pour  avoir  du  rhum,  et  ne 
tardaient  pas  à  hypothéquer  leur  propriété  aux  débitans  de  spiri- 
tueux, devenus  les  maîtres  et  les  régulateurs  suprêmes  de  la  colonie, 
a  La  population  de  la  colonie,  dit  l'historien  Dunmore^ng,  se  com- 
posait alors  de  deux  classes,  celle  des  vendeurs  et  celle  des  consom- 
natçius.idextuun.  i»  Le^ouveriieiir  Macquarie  exprimait  la  même 


LES  COLONIES  PÉNALES  DE  L'ANGLETERRE.  403' 

vérité  sous  une  autre  forme,  quand  il  disait,  quelques  années  plus 
tard  :  «  Je  ne  connais  que  deux  classes  dans  la  colonie,  ceux  qui  ont 
déjà  subi  une  condamnation  et  ceux  qui  méritent  d'en  subir  une.  » 

La  corruption  et  la  licence  des  mœurs  devaient  rendre  Texercice 
dei'autorité  difDcile;  peu  de  colonies  présentent  dans  leur  histoire 
l'exemple  d'un  pareil  relâchement.  Dès  les  premières  années,  le  con- 
tairt  de  tant  de  malfaiteurs  avait  dégradé  et  perverti  leurs  gardiens; 
presque  tous  les  condamnés  avaient  les  soldats  pour  complices  dans 
leurs  vols  ou  dans  leurs  évasions.  Bientôt  la  démoralisation  gagna  les 
oflBciers,  qui  vivaient  en  concubinage  avec  les  femmes  déportées,  et 
qui,  à  la  faveur  d'une  position  privilégiée,  avaient  monopolisé  dans 
leurs  mains  le  commerce  du  rhum.  Dans  une  société  qui  n'eut  pas 
dé  temple  ni  de  Dieu  pendant  plus  de  dix  ans ,  l'ivrognerie  régnait 
en  souveraine,  et  les  meneurs  de  c^tte  orgie  permanente  étaient  les 
propres  agens  du  pouvoir.  Malheur  à  qui  les  troublait  dans  leurs  dé- 
sordres !  Le  gouverneur  King,  qui  avait  manifesté  des  pensées  de  ré- 
formey  se  vit  plusieurs  fois  à  la  veille  d*étre  arrêté  et  déposé  par  ses 
subordonnés.  Bligh,  qui  lui  succéda,  fut  beaucoup  moins  heureux,  et 
le  chef  de  la  révolte ,  le  major  Johnson,  ayant  déposé  son  supérieur, 
usurpa,  pendant  près  de  deux  ans,  au  grand  étonnement  de  l'An- 
j^etcrre,  des  fonctions  qu'il  ne  tenait  pas  du  gouvernement  central. 

La  colonie  pénale  d'Hobart-Town,  dans  la  terre  de  Van-Diemen, 
fondée  quinze  ans  plus  tard  que  celle  de  Sydney  et  mieux  réglée  dès 
l'origine,  parcourut  cependant  les  mêmes  vicissitudes  et  offrit  le  speo- 
tadc  des  mêmes  excès.  L'ivrognerie,  la  prostitution  et  le  vol  for- 
mèrent paiement  les  traits  saillans  de  cette  société,  où  le  rhum  était 
aussi  la  monnaie  d'échange,  où  la  ruse  et  la  violence  se  donnaient 
carrière,  où  les  faussaires  n'étaient  pas  moins  communs  que  les  vo- 
leurs de  grand  chemin ,  et  où  rautorité  n'avait  d'autre  moyen  d'ac- 
tion que  la  potence  et  le  fouet. 

•La  terre  de  Van-Diemen  eut  encore  plus  à  souffrir  que  la  Nouvelle- 
Galles  du  sud  d'un  système  de  brigandages  qui  est  connu  sous  le 
nom  de  maraudage  des  bois  ou  des  buissons  [bush-ranging] .  Les 
coDdamiiés  qui  étaient  mécontens  de  leur  sort  se  réfugiaient  dans  les 
bois,  d*où  ib  dirigeaient  de  véritables  expéditions  contre  les  fermes 
elles  villages,  tantôt  s' unissant  avec  les  naturels,  et  tantôt  les  trai- 
tant avec  la  plus  abominable  cruauté.  Cette  vie  d'aventures  a  eu  ses 
héros,  et  le  nom  de  Robin  Hood  n'est  pas  plus  célèbre  dans  les  chro- 
niques de  l'Angleterre  que  celui  de  Howe  dans  la  Nouvelle-Galles  du 
âod,  et  celui  de  Lemon  dans  la  terre  de  Van-Diemen.  a  Les  vols  da 


kOk  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

grand  chemiD,  dit  M.  de  ia  Pilorgerie  (1),  et  autres  attaques  à  main 
armée  étaient  devenus  si  fréquens,  que  le  gouvernement  se  vit  obligé 
de  recourir  aux  mesures  les  plus  sévères  pour  garantir  la  sécurité 
publique.  Le  pays  assura  cette  répression  par  des  lois  exceptionnelles 
et  par  rétablissement  d*une  police  très  étendue.  On  peut  juger  par 
un  seul  fait  du  degré  auquel  le  mal  était  parvenu.  Une  dépêche  du 
général  Darling  parle  d*une  rencontre  entre  les  soldats  de  la  police 
et  une  bande  de  quinze  maraudeurs  équipés  jusqu'aux  dents;  les  pre- 
miers^ après  un  vif  engagement  d*un  quart  d*heure,  furent  battus  et 
obligés  de  se  retirer  en  laissant  sur  le  terrain  deux  hommes  et  cinq 
chevaux. » 

La  seconde  période  d'existence  pour  la  colonie,  la  période  d'émi- 
gration et  de  renaissance,  commence  à  Tannée  1820.  Les  progrès  de 
cette  infusion  des  travailleurs  libres  dans  une  agrégation  de  forçats 
et  d'émancipés  furent  d'abord  très  lents.  Le  premier  émigraut  qui 
avait  payé  son  passage  arriva  à  Sydney  en  1819.  £n  1825,  le  nombre 
des  émigrans  fut  de  485,  en  1826  de  903,  en  1827  de  715 ,  en  1828 
de  1056,  et  en  1829  de  2016;  en  1833, 13,000  colons  libres  vinrent 
se  fixer  dans  la  Nouvelle-Galles  du  sud ,  sur  la  rivière  des  Cygnes, 
ou  dans  la  terre  de  Van-Diemen;  en  1836,  45,029  émigrans  prisent 
terre  dans  la  Nouvelle-Galles  du  sud.  La  même  colonie  avait  reçu, 
de  1793  à  1836,  74,200  condamnés,  et  cependant  sa  population 
n'excédait  pas  alors  77,096  personnes  :  les  deux  cinquièmes  du 
nombre  total  des  émigrans  avaient  péri. 

£n  décomposant  les  nombres  bruts,  on  découvre  que  la  réduction 
annuelle  avait  porté  exclusivement  sur  la  classe  des  condamnés.  Sur 
77,000  personnes  qui  formaient  la  population  de  la  Nouvelles-Galles 
en  1836,  on  comptait  59,265  hommes  libres  et  27,831  condamnés. 
Dans  la  classe  des  hommes  libres,  nous  rangeons  17,000  émancipés, 
ce  qui  ramène  le  chiffre  de  la  population  d'origine  honnête  à  42,000 
personnes,  et  le  chiffre  de  la  population  d'origine  pénale  à  44,000. 
Ainsi ,  la  première  n'avait  perdu  que  5  pour  100,  pendant  que  la 
seconde  éprouvait  un  déficit  de  40  pour  100. 

£n  1836,  la  population  des  deux  colonies  de  la  Nouvelle-Galles  et 
de  Van-Diemen  s'élevait  à  120,000  habitans.  Quelques  années  plus 
tard,  le  progrès  était  devenu  plus  sensible  :  le  recensement  opéré  le 
2  mars  1841,  dans  les  seuls  établissemens  de  la  Nouvelle-Galles,  a 
constaté  l'existence  de  130,856  colons,  dont  plus  de  100,000  appar- 

(f }  Bisioire  de  Botany-Bay. 


LES  COLONIES  PÉNALES  DE  L* ANGLETERRE.        405 

tenaient  à  la  classe  des  hommes  libres.  Celle-ci  avait  presque  doublé 
en  cinq  années.  Pour  comprendre  celte  disproportion  croissante,  il  ne 
suffit  pas  de  savoir  que  le  nombre  des  émigrans  libres  augmente 
chaque  année,  pendant  que  celui  des  déportés  se  maintient  à  peu 
de  chose  près  au  même  niveau;  il  faut  encore  se  rappeler  que  la 
classe  des  condamnés  n*a  jamais  été  dans  des  conditions  favorables 
à  la  reproduction  de  l'espèce  humaine.  Pendant  que  Ton  compte, 
dans  les  rangs  de  la  population  libre,  deux  femmes  pour  trois  hommes, 
Ton  trouve  à  peine  1  femme  pour  7  hommes  dans  les  rangs  des  con- 
damnés. Cest  l'émigration  libre  qui  fait  aujourd'hui  la  force  et  qui 
représente  l'avenir  des  colonies  que  l'on  espérait  d'abord  peupler 
avec  les  seuls  déportés.  Plus  de  100,000  émigrans  quittent  chaque 
année  les  ports  de  la  Grande-Bretagne;  en  supposant  que  la  cin- 
quième partie  de  ce  nombre  aille  s'ajouter  à  la  population  de  l'Aus- 
tralie et  de  Yan-Diemen ,  avant  un  quart  de  siècle  la  race  anglaise 
aura  couvert  les  terres  australes  de  1  million  d'hommes  et  sera  par- 
venue à  s'assimiler  ce  vaste  continent. 

Les  premiers  colons  libres  qui  vinrent  se  fixer  dans  les  établîsse- 
mens  de  l'Australie  étaient  des  fermiers  pauvres,  des  artisans  qui 
n'avaient  d'autre  capital  que  leur  industrie,  et  même  des  gens^sans 
aveu.  Il  n'y  avait,  en  efiFet,  que  la  misère  ou  le  vice  qui  pût  dimi- 
nuer, aux  yeux  de  ces  émigrans,  l'horreur  qu  inspire  toujours  le 
contact  des  malfaiteurs.  Le  gouvernement,  pour  encourager  l'expa- 
triation, offrait  alors  le  passage  gratuit,  des  concessions  de  terres,  des 
avances  en  rations,  en  instrumens  aratoires,  en  bestiaux  et  souvent 
même  en  bâtimens.  Plus  tard,  il  se  fit  lui-même  agriculteur  et  tenta 
d'exploiter,  avec  l'assistance  obligée  des  condamnés,  des  fermes 
.  établies  à  New-Castle  et  à  Emu-Plains;  mais  ces  efforts  mal  dirigés 
restèrent  sans  résultat.  Même  pour  féconder  une  colonie,  au  point 
de  vue  de  la  richesse,  le  travail  ne  saurait  suffire;  il  faut  encore  une 
base  morale,  une  impulsion  intelligente  et  une  certaine  abondance 
de  capitaux. 

La  Nouvelle-Galles  du  sud  n'a  commencé  à  prospérer  que  du  mo- 
ment où  l'émigration  qui  l'inondait  s'est  recrutée  parmi  les  classes 
moyennes  de  l'Angleterre  et  a  déposé  sur  les  terres  australes  une  al- 
luvion  d'agriculteurs  honnêtes,  laborieux  et  capitalistes  à  quelque 
degré.  Alors  la  colonisation  s'est  faite  concurremment  par  les  indi- 
vidus et  par  les  compagnies.  Il  s'est  formé  à  Londres  une  compagnie 
agricole  pour  mettre  en  valeur  le  territoire  de  la  Nouvelle-Galles;  une 
autre  s'est  plus  spécialement  attachée  h  la  terre  de  Van-Diemen;  la 


M6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

/.première  a  réalisé  un  fonds  de  25  millions.  Les  condamnés  ont  été 
chargés,  moyennant  un  prix  convenu,  de  défricher  le  sol  pour  les 
nouveaux  colons.  Le  rayon  des  terres  cultivées  s*est  étendu  par-delà 
les  Montagnes  Bleues.  Le  caototides  Plaines,  cette  immense  soli- 
tude, $*est  peuplé  de  pâtres  et  de  bestiaux.  L'Australie  a  commencé 
&  fournir  les  laines  qui  servent  à.  tisser  les  étoffes  de  Leeds  et  de 
Manchester.  La  colonie  se  peuplant ,  les  institutions  qui  annoncent 
une^ociété  civilisée  y  ont  pris  naissance.  Les  villes  se  sont  fondées 
ou  agrandies,  et  ont  semé  les  villages  autour  d'^elles.  Sydney  couvre 
aujourd'hui  une  étendue  de  2,000  acres  et  renferme  20,000  habi- 
tans.  Les  routes  se  sont  multipliées,  et  les  voitures  publiques  les  par- 
courent, comme  si  Ton  n'était  pas  sur  la  limite  du  désert.  Hobart- 
Town  et  Sydney  ont  leurs  banques  et  leurs  journaux  quotidiens, 
sans  parler  des  théâtres,  des  clubs  et  des  courses  de  chevaux. 

Un  discours  récent  du  ministre  des  colonies,  lord  Stanley,  montre 
que  le  commerce  entre  la  Nouvelle-Galles  et  la  métropole  a  pris,  en 
quelques  années,  un  développement  sans  exemple.  En  1835,  les 
ejiportationsde  la  colonie  s'élevaient  à  682,000  liv.  st.  (17,186,400  fr.); 
en  .1840,  elles  ont  représenté  une  valeur  de  1,251,000  livres  sterling 
(31,525,200  fr.).  Les  importations^  qui  se  composent,  pour  les  deux 
i  Ûërs,  de  produits  manufacturés  en  Angleterre ,  étaient  en  1835  de 
78*^,000  liv.  sterl.  (19,832,400  fr.);«n  1840,  elles  se  sont  élevées  à 
2^600^000  liv.  sterl.  (65,520,000  fr.}.  Enfin,  les  colons  de  l'Australie, 
qui  avaient  fourni  à  l'Angleterre  9,000  quintaux  de  laine  en  1830, 
en  ont  expédié  en  1840  près  de  80,000  quintaux. 

Le  prodigieux  développement  de  la  richesse  dans  l'Australie  ne 
doit  pas  être  uniquement  attribué  aux  progrès  de  l'émigration  volon- 
taire. Les  émigrans  libres  ont  apporté  leurs  capitaux  et  leur  expé- 
rience; mais  ils  ont  trouvé  un  puissant  secours  dans  le  travail  des 
condamnés,  et  l'on  peut  dire  qu'ils  n'ont  eu  que  le  mérite  de  mettre 
en  œuvre  les  matériaux  que  le  gouvernement  leur  avait  par  avance 
préparés.  Ce  phénomène  social  est  décrit  et  jugé  dans  le  rapport  de 
la  diambre  des  communes  (1838)  avec  une  grande  supériorité. 

a  Les  condamnés  étaient  assignés  comme  esclaves  aux  planteurs; 
ils  étaient  forcés  de  travailler  en  combinant  leurs  efforts,  et  produi- 
saient plus  qu'ils  ne  ipouvaient  consommer;  pour  cet  excédant ,  le 
gouvernement  avait  ouvert  un  marché,  en  défrayant  un  établisse- 
ment militaire  et  pénal  qui  a  coûté  à  l'Angleterre  plus  de  7  millions 
liv.  st.  (prè&de  200  milliQQ$4e  fr.].  Ainsi,  le  gouvernement  a  d'abord 
fourni  le  travail  aux  planteurs,  puis  il  leurra  acheté  le  produit  de  ce 


LES  COLONIES  PÉNALES  DE  L'ANGLETERRE.  40T 

travail;  le  trafic  organisé  sur  ce  pied  a  été  très  profitable  aux  plan- 
teurs ,  aussi  long-temps  que  les  demandes  ont  excédé  les  approvî- 
sionnemens,  et  il  en  a  été  ainsi  jusqu'à  ces  derniers  temps. 

((  L'histoire  de  la  prospérité  matérielle  à  laquelle  sont  parvenues 
la  Nouvelle-Galles  et  la  terre  de  Van-Diemen  est,  sous  beaucoup  de 
rapports,  au  point  de  vue  économique,  l'histoire  d'une  colonie  à 
esclaves;  et  comme  les  colonies  à  esclaves,  en  raison  de  la  combinai- 
son des  efforts  dans  le  travail  forcé,  ont  vu  leur  richesse  s'accroître 
plus  généralement  et  plus  rapidement  que  celle  des  colonies  fondées 
uniquement  par  des  hommes  libres  qui  n'ont  fias  introduit  le  prin- 
cipe de  l'association  dans  le  travail,  de  même,  dans  ces  colonies  de 
condamnés  réduits  à  l'état  de  servage^  où  les  planteurs  libres  trou- 
vaient non-seulement  des  esclaves  qui  ne  leur  coûtaient  rien,  mais 
encore  un  excellent  marché  pour  leurs  produits,  on  a  dû  accumuler 
plus  promptement  une  plus  grande  soUame  de  richesse  que  dans  au- 
cune autre  société  de  la  même  étendue.  Mais  cette  prospérité  doit- 
elle  se  maintenir?  Dans  quelle  mesure  sera-t-elle  afiFectée  par  la 
durée  ou  par  le  terme  de  la  déportation?  Le  marché  que  le  gouver- 
nement a  fourni  aux  colons  est  très  limité;  la  somme  de  travail  qu'il 
peut  leur  procurer  dans  la  personne  des  condamnés,  a  des  limites 
encore  plus  restreintes.  Pendant  plusieurs  années,  il  y  avait  dans  la 
colonie  plus  de  travailleurs  que  les  planteurs  n'en  pouvaient  em- 
ployer, et  le  gouvernement  accordait  divers  privilèges  à  ceux  qui 
consentaient  à  admettre  des  condamnés  dans  leurs  établissemens. 
Bientôt  la  demande  fut  égale  à  l'offre  pour  le  travail  des  déportés, 
et  le  gouvernement  n'éprouva  plus  aucune  difficulté  à  les  placer. 
Dans  ces  dernières  années,  la  demande  a  excédé  l'offre,  et  l'on  s'est 
fait  concurrence  pour  obtenir  des  condamnés.  A  mesure  que  le  ca- 
pital augmente ,  un  surcroît  de  travail  est  nécessaire  pour  le  rendre 
productif.  Par  une  conséquence  naturelle  de  la  disproportion  des 
sexes,  la  population  dans  la  Nouvelle-Galles  est  inférieure  au  nombre 
des  personnes  qui  ont  débarqué  dans  la  colonie;  le  capital,  au  con- 
traire, s'est  prodigieusement  accru.  Aussi,  la  Nouvelle-Galles  souffre 
beaucoup  faute  de  travailleurs;  les  troupeaux  de  moutons  sont  deux 
fois  plus  nombreux  qu'ils  ne  devraient  être,  et  il  en  périt  énormément 
faute  de  soins.  On  demande  en  ce  moment  10,000  travailleurs  dans 
la  Nouvelle-Galles,  et  le  nombre  des  condamnés  que  l'on  va  diriger 
sur  ce  point  n'excédera  pas  3,000*,  un  nombre  à  peine  sufiisant  pour 
remplir  les  vides  que  l'émancipation  et  la  mort  feront  dans  leurs 
rangs.  Si  donc  les  colonies  pénales  continuent  à  n'attendre  que  de 


h08  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nos  prisons  les  travailleurs  qui  leur  sont  nécessaires,  leur  prospérité 
a  atteint  son  point  culminant;  elle  doit  même  décliner,  à  moins  d'un 
débordement  de  crimes  qui  n*est  pas  probable  dans  ce  pays.  11  reste 
donc  démontré  que  le  travail  doit  être  fourni  par  des  sources  d'ap- 
provisionnement autres  que  la  déportation,  si  Ton  veut  que  la  Nou- 
velle-Galles et  la  terre  de  Van-Diemen  continuent  de  prospérer.  » 

On  voit  que^  si  Témigration  combinée  avec  le  travail  des  con- 
damnés a  eu  pour  effet  d'enrichir  les  colonies  australes  de  TAngle- 
terre,  cette  prospérité  essentiellement  transitoire  est  à  la  veille  de; 
subir  une  transformation  ou  d'éprouver  un  temps  d'arrêt.  Les  tra- 
vailleurs libres  peuvent  seuls  achever  ce  que  des  serfs  ont  commencé; 
de  là  rimminente  nécessité  pour  le  gouvernement  anglais  de  re- 
noncer au  système  de  la  déportation,  car  partout  où  les  esclaves  cul- 
tivent les  terres,  les  hommes  libres  refusent  de  manier  la  charrue. 
Hais,  si  Témigration  n'a  pas  sufQ  à  développer  complètement  la  ri- 
chesse matérielle ,  elle  a  été  absolument  impuissante  à  corriger  le 
vice  originel  de  cet  état  social.  La  corruption  a  succédé  à  la  violence, 
un  désordre  à  un  autre;  voilà  tout.  A  la  place  d'un  bagne,  on  a  une 
colonie  à  esclaves,  et  la  pire  sorte  d*esclavage,  celui  qui  est  imposé 
comme  peine  aux  malfaiteurs.  L'histoire  de  cette  grande  anomalie 
s'arrête  là. 

Essayons  maintenant  de  saisir  dans  le  vif  les  principaux  traits  de 
la  colonie  pénale.  Prenons-la  telle  qu'elle  est  et  au  point  où  elle  est 
arrivée.  Examinons  les  effets  que  ce  régime  produit  sur  les  déportés^ 
sur  la  société  coloniale  et  sur  la  métropole  elle-même.  Tous  ces  points 
de  vue  ont  été  soigneusement  étudiés  par  le  comité  de  la  chambre 
des  communes ,  et  nous  n'aurons  guère  qu*à  dépouiller  les  documens 
qu'il  a  recueillis.  Voici  d'abord  la  situation  des  déportés. 

Lorsque  la  sentence  a  été  rendue,  les  condamnés  à  la  déportation 
sont  enfermés  dans  les  geôles  ou  envoyés  sur  les  pontons,  où  ils 
restent  jusqu'au  moment  de  leur  départ.  A  bord  des  vaisseaux  qui 
les  transportent,  ils  sont  sous  le  contrôle  du  chirurgien  en  chef,  qui 
reçoit  lui-même  ses  instructions  de  l'amirauté.  Les  précautions  que 
Ton  a  prises  contre  les  épidémies,  et  la  discipline  que  l'on  maintient 
sur  ces  bâtimens,  ont  notablement  diminué  les  souffrances  inhérentes 
à  une  aussi  longue  traversée,  et  ont  prévenu  la  mortalité  qui  sévissait 
parmi  les  condamnés  dans  une  proportion  effrayante,  durant  les  pre- 
mières années  de  la  déportation  (1);  mais  ces  mesures  n'ont  rien  ôté 

(1)  Ea  1790,  sur  1,000  condamnés  pris  en  Angleterre  ou  en  Irlande,  281  périrent 
pendant  la  traversée. 


LES  COLONIES  PÉNALES  DE  L*ANGLET£KRE.  409 

au  mal  moral  qui  résulte  nécessairement  d'un  contact  intime  et  jour- 
nalier entre  tant  de  malfaiteurs,  et  que  doit  augmenter  Toisivetë 
obligée  d'un  voyage  de  six  mois  (1). 

A  Tarrivée  de  chaque  transport,  le  secrétaire  du  gouvernement 
colonial  passe  la  revue  des  condamnés,  et  reçoit  les  plaintes  qu'ils 
peuvent  avoir  à  élever.  Les  hommes  sont  ensuite  logés  provisoire- 
ment dans  les  baraques  destinées  à  cet  usage,  tandis  que  les  femmes 
sont  enfermées  dans  les  pénitenciers  ou  ateliers  du  gouvernement. 
Le  surintendant  des  condamnés  vient  ensuite  classer  les  nouveaux 
arrivans.  L'âge,  le  caractère  et  l'aptitude  de  chacun  sont,  autant 
que  possible,  constatés.  Ceux  qui  ont  reçu  une  éducation  profes- 
sionnelle sont  réservés  pour  les  ateliers  de  l'état,  avec  un  certain 
nombre  de  simples  manœuvres.  La  plupart  des  condamnés  sont  dis- 
tribués entre  les  planteurs  en  qualité  d'engagés  [assigned  servants). 
Les  plus  dépravés,  ceux  dont  on  désespère,  sont  relégués  dans  les 
établissemens  disciplinaires  de  l'île  de  Norfolk,  de  la  baie  de  Moretoa 
et  de  la  presqu'île  de  Tasman. 

£n  1836,  le  nombre  des  condamnés  engagés  ou  assignés  s'élevait 
à  6,475  dans  la  terre  de  Van-Diemen  ;  il  était  de  20,207  dans  la 
Nouvelle-Galles  en  1837.  Cette  espèce  de  servitude  était  donc  la  con- 
dition la  plus  générale  des  déportés ,  dont  elle  comprenait  les  cinq 
septièmes  dans  la  Nouvelle-Galles,  et  la  moitié  dans  la  terre  de  Van- 
Diemen.  On  peut  dire  que  les  autres  peines  ne  sont,  dans  l'une  et 
l'autre  colonie,  que  l'accessoire  de  celle-là.  C'est  donc  par  la  nature 
ainsi  que  parles  résultats  de  ce  mode  de  châtiment,  qu'il  faut  prin- 
cipalement juger  de  la  moralité  et  de  l'efficacité  de  la  déportation. 

Les  occupations  auxquelles  se  livraient  les  déportés  avant  leur 
condamnation  déterminent  généralement  leur  sort  dans  les  colonies 
pénales.  Ceux  qui  servaient  conune  domestiques  en  Angleterre  sont 
voués,  en  Australie,  à  la  domesticité;  il  n'y  a  pas  un  domestique  dans 
les  colonies  qui  n'ait  commencé  par  être  un  malfaiteur.  On  aurait 
de  la  peine  à  imaginer  une  peine  moins  rigoureuse.  Ceux  qui  en  sont 

(1)  «  Il  y  avait  108  femmes  condamnées  à  bord,  dont  12  avaient  des  enfans.  Les 
femmes  et  les  enfans  étaient  toujours  ensemble;  les  lits,  placés  dans  toute  la  Ion» 
gaeur  du  navire,  étaient  séparés  de  trois  en  trois  par  des  planches,  et  chaque  lit 
serrait  pour  trois  personnes.  Les  femmes  qui  avaient  un  enfant  avaient  également 
deux  compagnes  de  lit.  Jamais,  affirme  John  Owen,  langage  plus  obscène  n'avait 
frappé  son  oreille;  la  présence  des  enfans  n'arrêtait  point  ce  débordement  de  paroles 
dégoûtantes;  souvent  même  Ton  était  obligé  de  recourir  à  Teau  que  Ton  jetait  à 
pleins  seaux  sur  ces  femmes  pour  les  empêcher  de  se  mêler  aux  matelots  de  l'équi- 
page. »  (  Faits  relatifs  au  transport  VAmphitrite,  cités  par  M.  de  La  Pilorgerie.) 


410  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tobjet  se  trouvent  bien  nourris ,  bien  vétas ,  et  reçoivent  un  salaire 
de  10  ou  15  iiv.  st.  par  année  (250  à  375  fr.  ).  Dans  les  familles  res- 
pectables, ils  sont  aussi  bien  traités  que  peuvent  Vétre  les  domesti- 
ques en  Angleterre  dans  les  meilleures  maisons. 

Les  condamnés  qui  sont  des  ouvriers  habiles  ont  un  sort  égal,  sinon 
préférable,  à  celui  des  domestiques.  Quiconque  a  été  forgeron,  char- 
pefrtler,  maçon ,  charron  ou  jardinier,  se  voit  recherché  avec  em- 
pressement dans  une  colonie  où  le  travail  est  à' si  haut  prix.  Un 
condamné  de  cette  espèce  vaut  deux  ou  trois  déportés  ordinaires. 
Mais,  comme  il  n'y  a  pas  de  peine  qui  puisse  contraindre  un  artisan 
à  exercer  son  habileté,  le  maître  a  intérêt  S  se  concilier  les  bonnes 
grâces  de  son  domestique  pour  obtenir  de  lui  qu'il  apporte  du  soin  à 
son  tsavail.  C'est  ce  qu'il  fait  en  lui  payant  un  salaire,  en  lui  per- 
mettant de  travailler  à  la  tâche ,  et  même  pour  son  propre  compte, 
enfin  en  fermant  les  yeux  sur  ses  désordres;  car,  dans  les  colonies 
pénales  comme  dans  l'ancien  monde,  les  ouvriers  les  plus  habiles 
sont  peut-être  aussi  ceux  qui  ont  la  plus  mauvaise  conduite  et  qui 
s'adonnent  le  plus  à  l'ivrognerie. 

La  plus  nombreuse  classe  d'assignés  est  celle  des  condamnés  que 
l'on  emploie  comme  bergers  ou  comme  bouviers.  La  Nouvelle-Galles 
en  comptait  8,000  en  1837.  Ces  hommes  ont  une  condition  plus  dure 
sans  contredit  que  celle  qui  est  réservée  aux  domestiques  et  aux 
ouvriers.  Cependant  les  témoignages  recueillis  dans  l'enquête  de  1836  * 
les  représentent  comme  étant  mieux  nourris  que  la  plupart  des  la- 
boureurs dans  la  Grande-Bretagne;  ajoutons  qu'ils  reçoivent  de  leurs 
maîtres  soit  des  gages ,  soit ,  au  lieu  d'argent ,  du  riz ,  du  sucre ,  du 
tabac  et  de  l'eau-de-vie. 

Ce  qu'il  y  a  de  pire  dans  un  pareil  châtiment,  c'est  l'inégalité  avec 
laquelle  îl  peut  se  trouver  appliqué  selon  les  cas.  Le  sort  d'un  esclave 
dépend  nécessairement  du  caractère  de  son  maître,  et  l'assigné  est  ' 
l'esclave  du  planteur.  La  seule  différence  consiste  en  ce  que  le  plan- 
teur n'a  pas  le  droit  d'infliger  lui-même  à  l'assigné  une  punition  cor- 
porelle; mais  il  y  supplée  en  invoquant  l'autorité  du  magistrat.  L'es- 
clave est  d'ailleurs  un  condamné  à  vie,  tandis  que  l'assigné  n'est 
qu'un  esclave  à  temps. 

Les  lois  reconnaissent  certains  droits  à  l'esclave;  il  a  bien  fallu 
déterminer  ceux  qui  resteraient  à  l'assigné.  On  a  fixé  la  quantité  des 
alimens  et  la  qualité  des  vêtemens  que  le  maître  aurait  à  lui  fournir; 
les  règlemens  veulent  en  outre  que  le  maître  qui  maltraitera  un  assi- 
gné, si  le  fait  est  prouvé,  soit  privé  à  l'instant  de  ses  services.  Mais, 


LES  COLONIBS  PÉHALES  DE  L'AN6LETERRE.  411 

€«ame  tes  tribunaux  se  trouvent  séparés  la  plupart  du  t^sips  par  de 
grandes  distances  du  théâtre  des  délits ,  ce  n'est  guère  que  dans  le 
voisinage  des  villes  que  Ton  y  a  recours.  Ni  le  maître  ni  le  serviteur 
ne  peuvent  appeler  la  justice  à  jwrononcer  entre  eux.  Ils  restent  donc. 
Ton  à  regard  de  Fautre,  dans  une  situation  qui  approche  de  Tétat 
sauvage.  Le  planteur  opprime  l'assigné,  ou  l'assigné  se  joue  du  plan* 
teur,  selon  que  la  force  est  dans  les  mains  de  celui  qui  commande 
eu  de  celui  qui  obéit.  Et  comme  le  travail  devient  de  jour  en  jour 
plus  rare  et  plus  cher,  les  esclaves  de  la  colonie  pénale  sont  décidé- 
ment aujourd'hui  en  position  de  faire  la  loi.  C'est  l'abus  de  l'indul- 
gence et  non  l'abus  de  la  sévérité  qu'il  faut  craindre  désormais. 

On  comprend  qu'un  pareil  régime  ne  soit  pas  très  favorable  à  la 
réforme  des  condamnés.  Aussi,  malgré  le  nombre  des  délits  qui  de- 
meurent couverts  par  limpunité,  le  bras  de  l'exécuteur  ne  s'arrête 
pas.  En  1835,  sur  une  population  de  28,600  condamnés,  on  a  compté 
â2,000  condamnations  sommaires  dans  la  Nouvelle-Galles:  En  un 
mois,  247  condamnés  avaient  reçu  9,714  coups  de  fouet  en  puni- 
tion de  leur  paresse,  de  leur  insolence  ou  de  leur  insubordination. 
La  même  année ,  le  juge  Burton  attribuait  aux  condamnés  qui  ser- 
vaient en  qualité  de  domestiques  le  plus  grand  nombre  des  vols  sim- 
ples et  des  vols  avec  effraction  commis  à  Sydney.  Aussi  la  plupart 
des  témoins  entendus  dans  l'enquête  de  1837  ont-ils  demandé  que 
l'usage  de  placer  les  condamnés  dans  les  villes  conune  domestiques 
fût  immédiatement  aboli. 

La  domesticité  forcée  est  aussi  la  peine  que  l'on  inflige  aux  femmes 
déportées ,  quand  on  ne  les  enferme  pas  dans  les  ateliers  péniten- 
tiaires; mais  la  nature  de  leurs  travaux  rend  cette  condition  infini- 
ment plus  douce  pour  elles  que*  pour  les  honmies  :  elles  ne  sont  pas 
traitées  autrement  que  les  domestiques  libres  en  Europe ,  et  cette 
indulgence,  loin  de  les  corriger,  donne  carrière  à  tous  leurs  mauvais 
penchans.  «On  ne  peut  rien  concevoir  de  pire,  dit  sirW.  Molesworth 
dans  son  rapport;  elles  s'abandonnent  presque  toutes  à  l'ivrognerie 
et  à  la  prostitution.  Et  quand  il  s'en  trouverait  quelqu'une  disposée 
à  se  bien  conduire,  Ja  disproportion  des- sexes  est  si  grande  dans  les 
colonies  pénales,  que  cet  état  de  choses  les  livre  à  d'irrésistibles  ten- 
tations. Une  condamnée,  par  exemple,  qui  est  au  service  d'une  famille, 
et  qui  est  souvent  peut^tre  la  seule  femme  employée  dans  le  voisi- 
nage, se  voit  entourée  par  plusieurs  hommes  dépravés  qui  l'assiègent 
de  leurs  poursuites  et  de  leurs  sollicitations.  Il  faut  qu'elle  en  choisisse 
un  pour  amant,  si  elle  veut  se  délivrer  des  importunités  des  autres* 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  reste  rarement  long-temps  au  service  des  mêmes  personnes. 
Ou  elle  commet  un  délit,  pour  lequel  on  la  rend  au  gouvernement, 
ou  bien  elle  devient  enceinte,  et  se  fait  renvoyer  à  Tatelier  [factory)^ 
où  elle  reste  enfermée  aux  frais  de  Tétat.  A  l'expiration  de  sa  retraite 
ou  de  son  emprisonnement,  elle  est  engagée  de  nouveau  (reassigned)^ 
et  recommence  le  même  train  de  vie. 

a  On  comprend  sans  peine  la  pernicieuse  influence  que  doit  exercer 
sur  le  caractère  de  la  génération  naissante  l'usage  de  placer  les  en- 
fans  des  planteurs,  dès  leur  bas  âge,  sous  la  garde  de  ces  misérables. 
Plusieurs  colons  ont  refusé  de  recevoir  des  femmes  déportées  en 
qualité  de  domestiques,  et  ont  préféré  s'adresser  à  des  hommes  pour 
les  services  que  les  femmes  seules  ont  en  Europe  dans  leurs  attri- 
butions. Néanmoins,  un  grand  nombre  de  condamnées  sont  employées 
par  des  colons  de  la  classe  la  plus  vile,  qui  les  font  notoirement  servir 
au  métier  de  prostituées.  » 

Ainsi,  l'esclavage  temporaire  auquel  on  soumet  les  déportés,  en 
les  plaçant  dans  les  familles  des  planteurs,  soit  au  sein  des  villes,  soit 
au  milieu  des  plaines  de  l'Australie,  n'est  rien  moins  qu'un  système 
propre  à  réformer  leurs  penchans  dépravés.  Ceux  que  le  gouverne- 
ment se  charge  lui-même  d'occuper  et  de  surveiller  sont-ils  dans 
une  voie  plus  favorable  à  l'amendement  moral?  On  en  jugera  par 
quelques  faits. 

Le  gouvernement  emploie  les  condamnés  è  construire  ou  à  réparer 
les  routes,  et  va  même  chercher  parmi  eux  des  recrues  pour  l'admi- 
nistration. En  1835,  sur  11,903  condamnés  que  renfermait  la  terre 
.de  Van-Diemen ,  516  étaient  attachés  au  génie  civil ,  716  au  génie 
maritime,  et  318  à  la  police  en  qualité  de  constables.  Les  malfaiteurs 
.devenus  magistrats  de  la  police  judiciaire ,  voilà  un  trait  qui  peint 
..les  colonies  pénales  et  la  société  qui  en  est  sortie I  Qui  s'étonnerait 
.  ensuite  de  lire,  dans  le  rapport  de  la  chambre  des  communes,  que 
.cette  police  «  se  laisse  corrompre,  qu'elle  favorise  les  malfaiteurs, 
^gu'elle  accuse  des  innocens  et  dérobe  les  coupables  à  la  justice, 
«qu'elle  insulte  les  femmes  qu'on  lui  donne  à  garder,  en  un  mot  qu'elle 
déjoue  tous  les  efforts  du  gouvernement  pour  prévenir  ou  pour  ré- 
primer le  crime?  » 

Les  condamnés  qui  travaillent  par  escouades  [road-parties)  à  la 
réparation  des  routes,  ont  certainement  une  existence  plus  pénible 
que  celle  des  assignés.  11  est  dur  de  casser  des  pierres,  de  déblayer 
pu  de  terrasser  neuf  heures  par  jour,  sous  un  soleil  brûlant;  mais  les 
Condamnés  savent  alléger  leur  tâche  par  la  mollesse  qu'ils  mettent  à 


LES  COLONIES  PÉNALES  DE  L'ANGLETERRE.  &13 

la  remplir.  On  estime  qu'un  ouvrier  libre  fait  autant  d'ouvrage  que 
deux  condamnés.  Comme  ils  travaillent  sous  la  surveillance  de  quel- 
qu'un des  leurs  qui  ne  les  gène  guère  ou  de  quelque  émancipé  tout 
aussi  indulgent,  ils  quittent  leurs  baraques  individuellement  ou  par 
troupes,  armés  ou  sans  armes,  selon  qu'il  leur  plaît;  ils  s'entendent 
avec  les  assignés  qui  servent  chez  les  planteurs  des  environs  pour 
commettre  toute  espèce  de  déprédations,  et  le  produit  de  ces  vols  est 
.bientôt  dissipé  en  orgies.  Dans  l'opinion  de  tous  ceux  qui  ont  admi- 
nistré les  colonies  pénales,  c'est  aux  condamnés  qui  travaillent  h 
réparer  les  routes  qu'il  faut  attribuer  tous  les  vols  avec  effraction 
qui  se  commettent  dans  les  cantons  ruraux.  Cet  usage  a  presque  cessé 
dans  la  NouvelleGalles,  où  les  routes  sont  maintenant  construites  et 
réparées  par  des  entrepreneurs,  à  l'exception  de  celles  qui  occupent 
encore  les  condamnés  chargés  de  fers. 

La  déportation  est  le  châtiment  des  délits  commis  en  Angleterre. 
Hais  si  les  déportés,  au  sein  même  de  la  colonie  pénale,  enfreignent 
encore  les  lois  sur  lesquelles  repose  toute  société,  quelque  exception- 
nelle qu'elle  soit,  quelle  peine  prononcer  contre  eux?  Les  planteurs 
préfèrent  la  flagellation  à  tout  autre  châtiment  pour  les  assignés,  parce 
qu'elle  occasionne  une  moindre  interruption  du  travail;  il  en  est 
ainsi  de  tous  les  maîtres  d'esclaves,  et  ceux  de  l'Australie  pensent 
exactement  là-dessus  comme  ceux  des  Antilles,  des  États-Unis  et 
du  Brésil.  Cependant  le  code  de  la  répression  ne  pouvait  pas  s'arrêter 
là.  On  a  donc  imaginé  deux  autres  classes  de  châtimens  entre  le  fouet 
et  la  mort  :  l'un  est  une  sorte  de  bagne  en  camp  volant,  un  second 
degré  du  travail  forcé,  le  travail  dans  les  fers;  l'autre  est  une  dépor- 
tation dans  la  déportation,  qui  consiste  à  rejeter  les  condamnés  sur 
quelque  rocher  isolé,  où  ils  n'ont  d'autre  société  que  celle  de  leurs 
complices  et  de  leurs  geôliers.  Celle-ci  est  la  peine  des  crimes,  et 
celle-là  des  délits.  Un  sixième  de  la  population  des  condamnés  se 
trouve  compris  dans  ces  deux  catégories.  Voici  le  tableau  que  trace 
des  condamnés  qui  travaillent  aux  routes  le  rapporteur  de  la  chambre 
des  communes  :  «Depuis  le  coucher  jusqu'au  lever  du  soleil,  ils  sont 
enfermés  dans  des  baraques  qui  contiennent  18  à  20  hommes,  mais 
dans  lesquelles  ces  hommes  ne  peuvent  ni  se  tenir  debout,  ni  s'as- 
seoir ensemble ,  si  ce  n'est  leurs  jambes  faisant  angle  droit  à  leur 
corps,  ce  qui  ne  donné  pas  plus  de  dix-huit  pouces  d'espace  à  chaque 
individu;  ils  travaillent  durant  le  jour  sous  la  surveillance  de  soldats 
armés,  et,  pour  la  moindre  infraction  à  la  règle,  ils  sont  livrés  au 
fouet.  Comme  ils  sont  enchaînés,  on  parvient  aisément  à  faire  ré- 

TOME  I.     .  27 


.4i4>  RBVUB  0JBS  0BUX  «UONPES. 

^er  la  discipline  panni  eux.  Cette  peine ,  qui  semble  appartenir  à 
lUA  âge  barbare,  n*a  d^autre  résultat  que  de  pousser  les  malfaiteurs 
aujdésespoir.  La  nature  des  devoirs  imposés  à  la  troupe  qui  sor- 
.T^ille  les  condamnés  a  la  plus  déplorable  influence  sur  la  discipline 
etsur  le  moral  des  soldats.  Les  sentinelles  s^enivrent,  et  la  troupe 
.  .se  xlégrade  par  ce  contact  journalier  avec  des  condamnés,  parmi  les-- 
quels  elle  retrouve  dès  pères,  des  frères  ou  des  parens.  a 
.^Pans  les  établissemens  pénaux,  nous  ne.  disons  pas  pénitentiaires, 
de  Norfolk  et  de  Port-Arthur,  le  régime  paraît  être  encore  plus 
l'igoureux  et  plus  funeste  à  la  moralité  des  condamnés.  Mille  ou 
douze  cents  criminels  sont  parqués  ensemble  et  occupés  aux  plus 
rudes  travaux.  Pour  garder  ces  hommes  désespérés  >  les  soldats  se 
font  assister  d'une  troupe  de  chiens  féroces.  La  naoindre  faute  «st 
punie  par  le  fouet;  la  peine  de  toute  faute  grave  est  la  mort.  Les 
condamnés  préfèrent  généralement  la  mort  à  la  détention  dans  Tile 
de  Norfolk.  On  en  a  vu  couper  la  tête  à  quelqu^un  de  leurs  cama- 
rades ,  sans  provocation  ni  colère  apparente,  dans  le  seul  but  d'a- 
bréger leurs  propres  souffrances  en  méritant  le  dernier  supplice. 
Les  révoltes  sont  fréquentes  dans  l'île,  et  il  est  déjà  arrivé  que  les 
condamnés,  après  avoir  égorgé  leurs  gardiens,  se  sont  emparés  de 
rétablissement.  La  dernière  insurrection ,  qui  date  de  1834  et  qui 
faillit  réussir,  fut  étouffée  dans  des  torrens  de  sang  :  neuf  condaamés 
furent  tués  sur  la  place,  et  onze  exécutés,  a  L'aspect  de  ces  misérables 
annonce  leurs  crimes,  dit  le  rapport,  et,  suiv<ant  l'aveu  très  expressif 
que  faisait  un  condamné  avant  de  mourir,  quiconque  descend  dans 
cet  enfer  devient  bientôt  aussi  méchant  que  les  autres;  on  lui  prend 
son  cœur  d'homme,  et  on  lui  donne  l'ame  d'une  béte.  »  Voici  un  cata- 
logue funèbre,  mais  instructif,  qui  met  en  relief  cette  dépravation 
inouie^  Sur  116  condamnés  qui  s'évadèrent  de  Port-^Macquaric  (éta- 
blissement abandonné  aujourd'hui]  de  1822  à  1827,  75  périrent  de 
misère  dans  les  bois,  1  fut  pendu  pour  avoir  tué  et  mangé  son  com- 
pagnon ,  2  furent  frappés  à  mort  par  les  soldats,  8  furent  égorgés  et 
6  dévorés  par  leurs  compagnons,  24  atteignirent  les  districts  habités 
par  les  planteurs ,  qui  en  pendirent  15  pour  meurtre  ou  maraudage 
dans  les  bois. 

Il  reste  une  dernière  classe  de  déportés,  c'est  celle  des  condaamés 
qui  deviennent  libres,  soit  par  l'expiration  de  leur  peine,  soit  par  une 
émancipation  provisoire  et  conditionnelle  (ticket  of  leave).  Un  con- 
damné qui  est  déporté  pour  sept  ans  obtient  cette  remise  de  peine 
au  bout  de  la  quatrième  année,  à  moins  que  sa  conduite  n'ait  été 


LES  COLONîBS  PÉNAtWDir  t'AlTéHÉTERRE.  415? 

mauvaise;  ceux  qui  sont  condatrmés  à  qnatôwé  aw'dé  dèportàtfcm 
derrieiment  libres  à  la  fin  de  la  sixième  année;  et'àla  fflV  déla'htii^- 
tième  s'ils  sont  condamnés  à  vie.  Cette  liberté  provisoire  letffdrfnne 
les  moyens  de  travailler  pour  leur  propre  compte,  en  se  confdrmant 
à  certains  règlemens.  En  résultat,  et  raialgré  des  abus' fort  graves ^ 
l'institution  des  libertés  provisoires  a  eu  quelques  bons  effets  :  c'est 
une  prime  offerte  à  la  bonne  conduite,  car  le  condamné  s'expose  à 
rentrer  dans  l'état  de  servage,  s'il  fait  un  mUeiuvais  usage  dé  cette 
faculté.  Les  libérés  provisoires  n'ont  pas  de  peine  è  t^uverdu  travail 
dans  la  colonie;  ils  occupent  méme-des  postes  de  confiance,  tels  que 
celui  de  constable  dans  la  police  et  de  surveillant  dans  les  travaux 
exécutés  sur  les  routes;  ceux  qui  ont  reçu  quelque  éducation  sont 
choisis  pour  administrer  des  propriétés,  pour  être  commis  chez  des 
banquiers,  chez  des  avocats  ou  dans  des  inaisons  tlé  commerce,  et 
même  pour  présider  à  l'éducation  dés  enfâns.  On  en  connatt  qui  t)nt 
épousé  des  femmes  libres  et  qui  ont  acquis  de  glrandes  richesses; 
c'est  un  libéré  provisoire  qui  dirigeait  dans  la  Nouvellèf-Galles  le 
principal  journal  de  la  colonie. 

La  classe  des  émancipés,  sur  laquelle  repose  en  grande  partie 
l'édifice  social  des  colonies  australes,  est  dépeinte  tians  lé  rapport  de 
18S8  comme  la  plus  immorale  et  la  plus  dangereuse  à 'beaucoup 
d'égards.  C'est  là  que  se  rencontrent  les  phïs  grandes  fortunes;  on 
cite  un  émancipé  qui  possède  40,000  liv.  steH.  de  rerenu  (1  million 
de  francs).  L'origine  de  ces  fortunes  rapides  est  la  même  pour  tous. 
L'émancipé  commence  par  tenir  une  taverne  (ptefrfcV  house);  bientôt 
il  prête  sur  gage;  enfin  il  devient  propriétaire  de  terres  et  dé  grands 
troupeaux,  qu'il  achète  fréquemment  ft  ceux  qui  les  ont  dérobés.  Là 
plupart  des  émancipés  sont  ouvriers  ou*  petits  boutiquiers;  on  leur 
attribue  les  trois  quarts  des  crimes  qui  se  commettent  dans  la  colo- 
nie. C'est  parmi  eux  que  l'on  trouve  les  voleurs  de  bétail ,  les  re^ 
celeurs  d'objets  dérobés,  ceux  qui  vendent  sany  autorisation  des 
liqueurs  spiritueuses,  les  maraudeurs  enfin.  Cette  classe  d'hommes* 
ne  tardera  pa^  h  égaler  en  nombre  les  condamnés,  et  elle  forme  déjà 
un  élément  redoutable  de  la  population. 

Dans  les  colonies  pénales,  où,  suivant  l'expression  de  sir  W*.  Mb- 
lesworth,  le  vice  est  la  règle  et  la  vertu  l'exception,  l'intimidation 
peut  seule  imposer  aux  déportés  un  peu  de  retenue;  Aussi  leur  con- 
duite s'améliore-t^elle  à  mesure  que  le  châtiment  auquel  ils  sont 
soumis  est  plus  rigoureux  et  plus  immédiat;  elle  devient  plus  désor- 
donnée à  mesure  qu'ils  jouissent  d'une  plus  grande  liberté.  Le  rap- 

27. 


416  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

port  de  1838  constate  que  les  assignés  commettent  moins  de  délits 
que  les  libérés  provisoires,  et  ceux-ci  moins  que  les  émancipés.  Ce 
résultat  est  conforme  aux  données  du  bon  sens.  Un  système  pénal 
dont  Tefficacité  dépend  absolument  de  la  sévérité  de  la  peine,  et  qui 
ne  tend  pas  à  redresser  ou  à  fortifier  dans  Tame  du  condamné  Téner- 
gie  du  sentiment  moral,  doit  le  rendre  incapable  de  prévoyance  et 
Tabrutir. 

'  Si  l'on  veut  savoir  ce  que  peut  être  une  société  dont  les  malfaiteurs 
ont  formé  le  noyau,  il  n*y  a  qu*à  prendre  le  relevé  des  crimes  commis 
annuellement  dans  la  Nouvelle-Galles  et  qu'à  le  comparer  avec  les 
tables  criminelles  de  la  mère-patrie.  La  proportion  des  criminels  à  la 
population  est  en  Angleterre  de  1  sur  850  habitans;  elle  était  de 
1  sur  104  à  la  Nouvelle-Galles  en  1835.  La  proportion  des  crimes 
commis  avec  violence  aux  crimes  commis  sans  violence  est  en  An- 
gleterre de  1  sur  8  1/2;  elle  était  dans  la  Nouvelle-Galles  comme 
1  est  à  1  5/8.  Dans  la  terre  de  Van-Diemen,  on  avait  compté,  en 
1834, 1  criminel  sur  81  babitans. 

Le  nombre  des  crimes  augmente  à  la  Nouvelle-Galles  dans  une 
proportion  plus  grande  que  la  population.  £n  effet,  on  ne  trouvait 
que  1  délinquant  sur  157  babitans  en  1829,  et ,  six  ans  plus  tard ,  le 
rapport  était  de  1  délinquant  sur  104  babitans.  Ce  fait  prouve  que  la 
classe  des  bommes  libres  s'y  démoralise  tout  aussi  vite  que  celle  des 
condamnés.  La  description  que  donne  le  juge  Burton  de  la  ville  de 
Sidney  en  1836  ressemble  à  un  mauvais  rêve.  Dans  cette  Ponérople 
ou  cité  du  crime ,  les  vols  avec  effraction  se  commettaient  en  plein 
jour;  le  vice  de  l'ivrognerie  était  porté  à  un  excès  inimaginable  :  la 
consommation  des  liqueurs  spiritueuses  était  annuellement  de  quatre 
gallons  (1)  par  tête  dans  la  colonie.  On  comptait  219  tavernes  auto- 
risées à  Sidney,  sans  parler  des  innombrables  repaires  ouverts  en 
contrebande.  Joignez  à  cela  une  population  rurale  [peasantry]  dé- 
pourvue de  tout  sentiment  de  famille,  sans  parens,  sans  fenunes, 
sans  enfans,  sans  foyer,  moins  attacbée  au  sol,  en  un  mot,  que  les 
esclaves  nègres  d'un  planteur  dans  les  Indes  occidentales.  Cette  po- 
pulation babite  en  troupes  dans  de  misérables  buttes,  et  passe  dans 
d'ignobles  orgies  la  partie  de  la  nuit  qu'elle  peut  dérober  au  sommeil. 

La  chambre  des  communes  attribue  exclusivement  au  régime  que 
l'on  suit  pour  les  condamnés  cette  irritabilité  d'humeur  qui  envenime 
dans  les  colonies  pénales  tous  les  rapports  sociaux,  a  Des  serviteurs 

(1)  Le  gallon  conlient  un  peu  plus  de  quatre  litres  et  demi.  Ainsi  chaque  indi- 
vidu consommait  par  an  plus  de  dix-huit  litres  d'eau-de-vie. 


LES  COLONIES  PÉNALES  DE  L*AN6LBTEBRE.  417 

dégradés,  dit  le  rapport,  rendent  les  maîtres  soupçonneux,  et  Thabi- 
tude  du  soupçon  étant  une  fois  prise ,  les  maîtres  ne  tardent  pas  à 
douter  de  leurs  égaux  et  de  leurs  supérieurs  aussi  bien  que  de  leurs 
inférieurs.  De  là,  entre  autres  symptômes,  Timpatience  avec  laquelle 
on  reçoit  les  ordonnances  du  gouvernement  et  les  décisions  de  la 
justice ,  quelque  justes  et  fondées  en  raison  qu'elles  soient.  L'ab- 
sence de  toute  impulsion  morale  dans  les  rapports  domestiques,  et 
rbabitude  d'obtenir  Fobéissance  par  la  force,  donnent  aux  habitans 
de  TAustralie  un  ton  de  hauteur  et  de  dureté  dans  leurs  transactions 
qui  fait  dégénérer  en  querelle  toute  différence  d'opinions ,  et  qui 
amène  les  plus  lamentables  désunions.  » 

A  l'heure  qu'il  est,  les  colonies  pénales  sont  divisées  en  deux  partis, 
les  émancipistes  et  les  exclusionistes.  Les  premiers ,  veulent  que  les 
émancipés  continuent  à  être  admis  aux  fonctions  sociales,  qu'ils 
puissent  être  officiers  de  police,  jurés,  magistrats,  qu'ils  jouissent  en 
un  mot  de  tous  les  privilèges  constitutionnels.  Les  autres,  qui  attri- 
buent la  perversité  croissante  de  la  société  coloniale  à  l'indulgence 
prématurée  avec  laquelle  les  condamnés  y  sont  traités,  prétendent 
élever  une  barrière  absolue  entre  la  population  d'origine  libre  et  la 
population  déportée.  C'est,  avec  plus  de  fondement,  le  même  pré- 
jugé qui,  dans  les  colonies  à  esclaves,  sépare  les  blancs  des  noirs  et 
des  hommes  de  couleur.  Mais  les  exclusionistes  de  Sydney  se  rai- 
dissent en  vain  contre  les  conséquences  même  de  l'ordre  social  qu'ils 
ont  dû  accepter  en  y  portant  leur  industrie.  La  force  des  choses, 
aussi  bien  que  les  prescriptions  de  la  loi ,  favorise  cet  amalgame 
impur.  Tant  que  l'Angleterre  versera  ses  malfaiteurs  dans  les  colo- 
nies australes,  il  faudra  que  ceux-ci,  à  l'expiration  de  leur  peine, 
puissent  y  acquérir  le  droit  de  cité.  C'est  une  dignité  qui  ne  les  élève 
qu'à  condition  d'abaisser  son  niveau. 

Avec  l'égoïsme  qui  est  le  propre  des  vieilles  sociétés,  l'Angleterre 
se  consolerait  peut-être  d'avoir  engendré,  à  six  mille  lieues  de  ses 
riiirages ,  cette  communauté  sans  exemple  et  sans  nom ,  si  elle  avait 
ainsi  diminué  ses  propres  charges  et  amélioré  ses  mœurs;  mais 
l'événement  a  donné,  sur  ce  point,  le  plus  cruel  démenti  aux  cal- 
culs et  aux  illusions  ;de  ses  hommes  d'état.  On  a  beau  expulser  les 
grands  criminels  de  la  Grande-Bretagne  et  en  déporter  jusqu'à 
5,500  par  année ,  la  quantité  des  crimes  va  toujours  croissant  : 
l'augmentation  a  été  de  plus  de  100  pour  100  depuis  vingt  ans. 
Il  n'y  a  que  deux  moyens  d'obtenir,  dans  une  [société  bien  réglée, 
la  diminution  des  délits.  On  les  prévient,  en  arrêtant,  par  la  ter- 


iW  RBVtrr  DES  Diroir  Mcmm». 

renr  qu'inspire  lé  châtiment,  ceux  qui  auraient  la  tentation  dé  les 
commettre,  et  en  réformant,  par  un  bon  système  disciplinaire,  les 
coupables  qui  se  trouvent  sous  la  main  de  la  loi.  Nous  avons  déjà  vu 
que  la  déjportation  n^avait  pas  été  établie  dans  un  but  d'amendement, 
et  qu'elle  dépravait  au  contraire  les  condamnés,  dont  un  certain 
nombre  sont  destinés  à  revoir  la  mère-patrie.  Il  nous  reste  à  mon- 
trer que  cette  peine,  réduite  à  sa  propre  vertu,  n'exerce,  sur  l'esprit 
des  malfaiteurs  novices  ou  émérites,  aucun  effet  d'intimidation. 

La  déportation,  telle  que  l'ont  faite  cinquante  années  d'expérience, 
n'est  pas  une  peine  simple;  c'est  une  succession  de  peines  qui  em- 
brassent tous  les  degrés  de  la  souffrance,  depuis  la  gêne  la  plus 
légère  apportée  à  la  liberté  d'action  jusqu'à  la  torture  la  plus  exces- 
sive et  la  plus  prolongée.  Ce  que  les  condamnés  en  supportent  en 
moyenne  constitue  sans  contredit  un  châtiment  qui  ne  manque  pas 
de  sévérité;  mais,  si  l'on  veut  juger  de  l'effet  que  produit  la  déporta- 
tion sur  les  esprits,  il  fôut  moins  considérer  la  somme  réelle  de  dou- 
leur qu'elle  inffige  aux  coupables  que  l'opinion  qu'en  conçoivent 
ceux  qui  sont  à  la  veille  de  commettre  un  délit.  Or,  ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  que  la  race  des  malfaiteurs,  et  même  l'opinion  publique, 
dans  la  Grande-Bretagne,  s'exagèrent  l'indulgence  avec  laquelle  sont 
traités  les  déportés  dans  les  colonies.  On  ne  redoute  guère  plus  la 
déportation  que  le  simple  exil.  Il  arrive  quelquefois  que  les  soldats, 
désettent  pour  se  faire  envoyer  à  la  Nouvelle-Galles,  et  pour  obtenir 
ainsi  le  même  traitement  que  les  criminels.*  Combien  d'ouvriers, 
dans  les  temps  calamiteux ,  commettent  des  vols  avec  l'espoir  d'être 
déportés  dans  les  colonies  pénales,  où  ils  trouveront  du  moins  du 
travail  et  du  pain  assurés  I 

a  La  déportation ,  dit  le  rapport  de  1838,  est  principalement  re- 
doutée des  délinquans  que  Ton  pourrait  appeler  les  criminels  par 
accident j  de  ceux  qui  ne  font  pas  métier  du  crime,  qui  n'ont  cédé, 
en  violant  les  lois  du  pays ,  qu'à  l'impulsion  du  moment,  et  en  qui 
tout  bon  sentiment  n'est  pas  éteint;  mais  elle  n'effraie  pas  le  moins 
du  monde  la  classe  la  plus  nombreuse  des  maKaiteurs,  les  criminels, 
dhahiiudey  qui  composent  ce  que  Ton  appelle,  à  proprement  parler^ 
la  population  criminelle  du  pays ,  les  voleurs  par  état ,  les  coupeurs 
de  bourse,  les  bandits  de  grand  chemin,  enfin  tous  ceux  qui  vivent 
de  la  répétition  de  ces  délits,  et  qui,  ayant  perdu  toute  aversion  pour 
le  crime,  ne  peuvent  plus  être  contenus  que  par  la  terreur.  Ceux-là 
doivent  envisager  sans  éloignement  la  chance  d'être  exilés  dans  l'Aus- 
tralie, où  ils  entendent  dire  que  les  salaires  sont  élevés,  où  ils  sa- 


LBS  COLONIES  VtSAlBS  DB  L'ANGLETERRE.  ii9 

vent  qu'ils  trouveront  la  nourriture  et  les  vêtemeas  en  abondance, 
et  où  ils  doivent  rencontrer  d'ancieus  compagoong  de  crime,  la  plu- 
part dans  une  situation  prospère  et  honorée. 

«  L'état  d'esprit  d'un  individu  qui  va  eoramettre  aa^erime  est  exac- 
tement celui  d'un  joueur;  il  s'arrâte  avec  latisfacUon  à  toutes  les 
chances  favorables,  dédaigne  celles  qui  soot  cootraires,  et  croit  qu'il 
n'arrivera  que  ce  qui  s'accorde  avec  ses  àiain.  Il  se  flatte,  s'il  eonmet 
ua  crime,  de  n'être  pas  découvert;  s'il  estdécouvert,  de  n'4tr«'pas 
condamné;  s'il  est  déporté,  d'être  ravoyéià  la  Nouvelle-Gallas;'S'il 
«st  envoyé  à  la  Nouvelle-Galles,  de  ne  pas  s'y  trouver  plus  mal  que 
certains  de  ses  complices  qui  ont  fait  f(Htune  là-bas.  » 

Ainsi ,  la  déportation  n'est  pas  un  épouvantai)  pour  la  classe  la  ^us 
nombreuse  des  malfaiteurs,  pour  ceux  qui  font  métier  d'eafreindre 
les  lois  sociales,  pour  ceux  qui,  devenus  insensibles  à  toutes  les 
émotions  honnêtes  du  cœur  humain ,  ne  peuvent  plus  être  conteous 
que  par  la  terreur.  Où  l'on  voulait  poser  la  digue  du  a'ùne,  Use 
trouve  que  l'on  a  ouvert  une  large  brèche  par  laquelle  s'écoule  cet 
impur  et  inépuisable  torrent.  Un  témoin  entendu  dans  renqiiâte.de 
1S31,  cherchant  à  expliquer  un  tel  état  de  choses,  déclare  que,  siila 
déportation  intimide  peu,  cela  vient  de  ce  que  le  régime  de  cette 
peine  ne  répond  pas  à  l'intention  du  législateur  (the  spirit  of  the 
sentence  is  not  earried  into  effecl).  Reste  à  savoir  s^'îlétait  possible 
d'imprimer  à  la  déportation  un  caractère  vraiment  pénal,  et  si  les 
créateurs  du  système  ne  s'étaient  pas  fait  illusioasar  l'avenir  de 
cette  institution. 

Si  l'on  veut  produire  un  effet  d'intimidation ,  c'est  moins  à  la  sé- 
vérité qu'à  la  certitude  de  la  peine  qu'il  faut  viser.  La  déportation 
pèche  contre  le  premier  principe  de  t«ute  législation  pénale  en  pré- 
sentant des  chaiimens  multiples,  variables,  et  par  conséquent  inder- 
tains.  Aussi  les  rriminalistes  les  plus  dairvoyans  ont-ils  cessé  de  la 
considérer  comme  une  peine,  et  l'archevêque  de  Dublin,  M.  Wha- 
tely,  a  pu  dire,  non  sans  quelque  apparence  de  raison  :  aC'est  une 
véritable  plaisanterie  que  de  donner  à  un  système  tel  que  celui-là  le 
nom  de  système  pénal.  La  prudence  conseillerait  à  plusieurs  oiilliers 
de  personnes  en  Irlande  et  dans  le  nfldi  de  l'Angleterre  de  commettre 
un  crime  qui  leur  valût  d'être  condamnées  à  sept  ans  de  déportation 
dans  la  Nouvelle-Galles.  Les  dépenses  du  voyage  leur  seraient  ainsi 
payées;  même  la  courte  durée  d'une  servitude  de  quatre  ans  serait 
une  grande  amélioration  dans  leur  sort;  viendrait  ensuite  la  récom- 
pense sous  la  forme  d'un  congé  provisoire,  avec  la  liberté  de  tra- 


I 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vailler  poar  eux-mêmes  le  reste  de  leur  vie.  En  outre,  au  bout  d'une 
certaine  période  de  temps,  le  gouvernement  enverrait  leurs  femmes 
les  joindre,  aux  frais  du  trésor  public  (1).  » 

Nous  pensons  avoir  démontré,  par  le  simple  exposé  des  faits,  que 
la  déportation  n*a  pas  été  pour  TAngleterre  un  moyen  de  coloniser 
les  vastes  espaces  de  l'Australie,  et  que  ce  nouvel  établissement  n'a 
pris  son  essor  que  du  jour  où  l'émigration  libre  est  venue  en  faire 
cesser  l'incurable  stérilité.  Envisagée  comme  un  lieu  de  détention, 
la  Nouvelle-Galles  n'est  pas  beaucoup  plus  intéressante.  Ce  bagne 
exotique  s'est  trouvé  tout  aussi  mal  ordonné  pour  corriger  les  dé- 
portés que  pour  comprimer,  par  l'effroi  salutaire  de  l'exemple,  la  gé- 
nération en  germe  des  criminels. 

Un  système  pénal ,  qui  n'a  été  ni  une  source  de  richesse  ni  un 
moyen  d'amendement,  ne  pourrait  se  recommander  que  par  l'éco- 
nomie d'argent  qu'il  aurait  introduite  dans,  la  répression.  Sur  ce  point 
encore,  l'infériorité  de  la  déportation  a  été  constatée  sans  appel.  De 
1786  &  1837,  les  colonies  pénales  ont  coûté  à  l'Angleterre  près  de 
8  millions  de  livres  sterling  (200  millions  de  francs),  et  chaque  con- 
damné a  entraîné  ainsi  une  dépense  de  82  liv.  sterl.  (2066  fr.  40  c); 
la  dépense  annuelle  est  aujourd'hui  le  triple  de  ce  qu'elle  était  dans 
le  principe.  En  1836 ,  les  colonies  pénales  ont  grevé  le  budget  d'une 
sonrnie  d'environ  500  mille  livres  sterling  (12,500,000  fr.).  La  po- 
pulation des  prisons  et  des  bagnes  réunis  ne  coûte  pas  aussi  cher, 
en  France,  que  les  seuls  déportés  de  Van-Diemen  et  de  la  Nouvelle- 
Galles,  en  dehors  desquels  l'Angleterre  a  encore  les  détenus  de  ses 
prisons  et  de  ses  pontons  à  nourrir.  Nous  ne  parlons  pas  des  États- 
Unis,  où  le  produit  du  travail  des  prisonniers  suffit  à  leur  entretien. 

Nous  venons  d'esquisser  rapidement  et  à  grands  traits  l'histoire  des 
colonies  pénales,  ainsi  que  la  description  de  l'état  social  qu'elles  ont 
enfanté.  Il  n'est  pas  nécessaire  d'entrer  dans  de  plus  longs  détails 
pour  convaincre  tout  lecteur  de  bonne  foi  que  cette  vaste  expérience 
a  misérablement  échoué.  Le  comité  de  la  chambre  des  communes, 
dans  le  rapport  dont  nous  avons  donné  la  substance ,  conclut  à  l'abo- 
lition immédiate  du  système:  il  n'admet  ni  tempérament  ni  replâ- 
trage. Le  gouvernement  anglais  avait  proposé  de  discontinuer  la  pra- 
tique d* assigner  des  condamnés  pour  domestiques  aux  planteurs,  et 
d'employer  tous  les  déportés  au  service  de  l'état ,  soit  à  la  réparation 
des  routes,  soit  à  d'autres  travaux  pénibles  et  forcés.  Le  comité  re- 

(1)  ThoughU  on  seeondary  punishments. 


LES  COLONIBS  PÉNALES  DE  L'ANGLETERRE.  421 

pousse  cet  expédient  comme  entraînant  Falternative  d'un  régime 
militaire  dégradant  par  sa  brutalité ,  ou  d'un  laisser-aller  qui  démo- 
raliserait les  condamnés.  Il  fait  remarquer  en  outre  qu'il  faudrait 
doubler  le  nombre  des  soldats  que  l'on  entretient  dans  les  colonies 
pénales,  et  qu'un  condamné  employé  aux  routes  coûtant  14  liv.  st. 
par  an  à  l'état,  tandis  qu'un  assigné  ne  lui  coûte  que  4 1.  st. ,  le  budget 
des  dépenses  s'accroîtrait  de  300,000 1.  st.  par  année  (7,560,000.  fr). 
Enfin  l'on  avait  conseillé  de  créer  des  pénitenciers  dans  l'Australie; 
le  comité  prouve  qu'il  est  facile  de  les  construire  en  Angleterre  à 
meilleur  marché,  et  que  l'on  épargnera  d'ailleurs  ainsi  les  frais  in- 
hérensau  transport  des  condamnés,  frais  qui  s'élèvent  annuellement 
à  2  millions  de  francs. 

Nous  considérons,  quanta  nous,  l'état  de  choses  qui  existe  dans 
les  colonies  australes  comme  la  conséquence  nécessaire  de  la  dé- 
portation. Aucune  amélioration  du  système  ne  nous  paraît  possible; 
il  faut  y  renoncer  d'une  manière  absolue,  ou  se  résigner  aux  fruits 
amers  que  cet  arbre  a  portés.  Les  deux  périodes  par  lesquelles  ont 
passé  les  établissemens  de  l'Australie  étaient  le  développement  ra- 
tionnel du  principe  qu'y  avaient  déposé  leurs  fondateurs.  Us  ont 
commencé  par  être  un  bagne  perdu  au  milieu  du  désert,  et  ils  seraient 
restés  un  bagne,  si  l'on  n'avait  admis  l'émigration  libre  à  venir  oc- 
cuper l'espace  qui  demeurait  vide  devant  les  condamnés;  mais  du 
moment  où  les  émigrans  d'origine  libre  ont  pris  possession  du  sol, 
en  assez  grand  nombre  pour  le  cultiver  et  pour  s'y  multiplier  eux- 
mêmes,  deux  races  différentes  se  sont  trouvées  en  présence,  deux 
races  qui  différaient  comme  deux  castes,  dont  la  plus  forte  devait 
dominer  l'autre,  et  la  plus  faible  obéir. 

Les  colonies  australes  sont  devenues  des  colonies  à  esclaves ,  en 
vertu  de  la  loi  qui  a  institué  partout  les  esclaves  dans  l'ancien  monde, 
et  au  moyen-âge  les  serfs.  L'égalité  doit  exister  dans  les  faits  avant 
d'être  érigée  en  principe  légal.  Si  l'on  veut  que  les  malfaiteurs  ne 
soient  pas  réduits  à  l'état  d'esclavage ,  il  faut  les  isoler  de  tout  con- 
tact avec  la  société ,  et  les  enfermer  étroitement  dans  les  prisons* 
Si  vous  les  mêlez  avec  les  autres  hommes,  vous  ne  pouvez  pas  les 
{dacer  sur  le  même  rang;  car  ce  serait  dégrader  la  société.  Ils  doivent 
porter  la  peine  et  la  marque  de  leur  infériorité  morale,  et  jusqu'ici 
l'on  n'a  pas  trouvé  une  autre  place  dans  l'ordre  social  pour  ces  pa- 
rias de  la  loi ,  quand  on  leur  a  fait  respirer  l'atmosphère  où  vivent 
les  honnêtes  gens,  que  celle  qui  s'étend  depuis  l'esclavage  jusqu'à  la 
domesticité. 


49K  RST€B^  DE»  DEUX  MONDES. 

Pôurcooper  court  aux  conséquences,  il  faut  donc  supprimer  le 
prinoipe.  Les  colonies  australes  ne  remonteront  au  niveau  des  so- 
ciétés civilisées  que  lorsqu'elles  cesseront  de  servir  d'égout  aux  pri- 
son» de  la  mfétropole.  L'esclavage  pénal  est  le  signe  de  leur  origine, 
tache  qui  ne  s*effecera ,  et  lentement  encore ,  que  si  elle  n'est  pas 
renouvelée.  Quant  à  faire  autre  chose  que  ce  que  l'Angleterre  a 
fait  en  fondant  ses  colonies  pénales,  il  y  aurait  de  la  présomption  à 
y  songer.  Si  1* Angleterre  n'a  pas  réussi,  étant  maîtresse  de  la  mer; 
ayant  une  grande  navigation,  le  commerce  le  plus  étendu,  des  capi- 
taux considérables,  un  indomptable  esprit  d'entreprise,  l'habitude 
del  l'ordre,  et  le  courage  de  la  persévérance  jusqu'à  tomber  dans 
l'opiniâtreté,  quelle  nation  pourrait  concevoir  raisonnablement  l'es- 
poir du  succès? 

Soit  que  l'on  se  propose  de  fonder  une  colonie,  soit  qu'on  envi- 
sage plutôt  la  possibilité  de'réformer  lès  coupables  que  les  lois  ont 
frappés,  la  déportation  est  le  plus  mauvais  de  tous  les  systèmes.  Il  a 
ddsormaisl'expérience  autant  que  les  principes  contre  lui.  Si  l'on  ne 
veut  qu'établir  un  bagne,  il- est  puéril  de  traverser  les  mers  et  de 
transporter  des  condamnés  à  six  mille  lieues.  Si  l'on  veut  défricher 
etî peupler  de  nouveaux  territoires,  il  faut  se  rappeler  que  l'œuvre 
de-l«  colonisation  est  peut-être  celle  qui  exige  le  plus  de  liberté.  11 
nefaut  pas  charger  de  chaînes  les  mains  qui  doivent  dompterla  na- 
ture sauvage;  c'est  d'ailleurs  se  poser  un  problème  insoluble  que  de 
former  le  noyau  d'une  colonie  au  moyen  d'une  population  dont  la 
moitié  devra  perpétuellement  observer,  garder  et  contenir  l'autre 
moitié. 

Et  de  quel  droit  encore  une  nation  verserait-elle  sur  un  territoire 
étranger  l'écume  de  ses  grandes  villes?  Est-ce  bien  aux  malfaiteurs 
quiencombrent  nos  prisons  que  nous  devons  confier  la  mission  de 
communiquer  aux  peuples  non  civilisés  les  lumières  de  notre  état' 
social?  Les  sauvages  de  l'Australie,  s'ils  avaient  su  exprimer  leurs 
grtefs  dans  la  langue  de  leurs  conquérans,  n'auraient-ils  pas- eu  le 
dnM  d'élever  les  mêmes  plaintes  que  Franklin ,  au  nom  des  plan«^ 
tetirs  américains,  porta  quelques  années  plus  tôt  devant  le  parlement 
anglais  ? 

Toute  civilisation  a  ses  plaies.  Un  peuple  entretient  des  prisons 
«omme  il  défhiie  des  hôpitaux.  La  répression  des  délits  n'est  pas  uti' 
devoir  moins  étroit  que  le  soulagement  des  misères,  et  il  n'est  pas 
plus  permis  d'empoisonner  un  peuple  voisin  ou  éloigné,  civilisé  ou 
barbare 9  des  émanations  méphy tiques  de  nos  bagnes,  que  de  lui 


LES  COLONIES  PÉNALES  DE  L' ANGLETERRE.        423 

expédier  des  pauvres  à  nourrir.  On  dit  que  les  anciens  Scythes  expo- 
saient leurs  vieillards  dans  le  désert;  en  ferons-nous  de  même  pour 
nos  malfaiteurs,  et  mettrons-nous  aussi  à  la  loterie  des  colonies  pé- 
nales? Cela  serait  une  folie  désormais  sans  excuse  après  l'exemple, 
après  la  leçon  que  les  fautes  de  TAngleterre  nous  ont  donnée. 

Les  colonies  pénales  étaient  une  idée  fausse  qui  approchait  d'une 
idée  vraie.  Ce  qu'on  a  tenté  vainement  de  faire  avec  des  condamnés, 
des  libérés  pourraient  l'entreprendre  d{Nrës  avoir  payé  leur  dette  à  la 
loi.  Supposez  que  les  prisons  de  la  métropole  soient  organisées  de 
manière  à  relever  les  détenus  de  la  dégradation  morale  qui  pèse  sur 
eux,  ou  tout  au  moins  de  façon  à  prévenir  une  corruption  plus 
grande,  quel  mal  y  aurait-il  à  récompenser  ceux  qui  auraient  donné 
des  gages  de  repentir,  en  leur  ouvrant,  à  l'expiration  de  la  peine,  la 
perspective  d'un  établissement  lointain? 

On  conçoit  que  les  états  de  la  Nouvelle-Angleterre  aient  repoussé 
les  colons  souillés  de  crimes  que  leur  envoyait  le  gouvernement  de 
la  mère-patrie,  et  que  Franklin ,  dans  son  langage  simple  autant  que 
hardi,  comparait  à  des  serpens  à  sonnettes.  On  s'explique  encore 
rhorreur  que  les  scélérats  dépcntés  à.  la  Nouvelle-£alles  ont  inspirée 
aux  sauvages  de  l'Australie.  Mais  des  hommes  que  le  châtiment  au- 
rait éprouvés,  et  qui  auraient  été  purifiésjpar  la  souffrance,  ne  pro- 
voqueraient pas  cette  répulsion  universelle  dont  les  condamnés  sont 
Tobjet.  Le  seul  fait  d'avoir  été  jugés  dignes  de  commencer  une  exis- 
tence nouvelle  en  contribuant  à  reculer  la  frontière  des  sociétés  civi- 
lisées leur  conféreraitt  un  véritable  droit  aux  égards  de  tous.  Quant 
à  eux,  l'avantage  serait  évident;  on  les  arracherait  aux  antécédens 
et  aux  tentations  de  leur  vie  passée;  on  ferait  d'eux  les  pionniers  de 
la  nation;  'on  mettrait  leur  énergie,  cette  énergie  qui  s'était  trouvée 
à  l'étroit  dans  l'ordre  civil,  aux  prises  avec  les  obstacles  naturels  du 
sol  et  du  climat,  lutte  salutaire  qui  ajoute  aux  forces  morales  de 
l'homme  et  d'où  naissent  les  bonnes  pensées.  La  société  coloniale  » 
que  l'on  ne  fonde  pas  d'une  manière  durable,  avec  des  esclaves,  peut 
conunencer  du  moins  par  des  affranchis.  Les  colonies  de  libérés  nous 
paraissent  le  dernier  mot  de  tout  système  pénitentiaire,  et  le  premier 
detout  établissement  colonial. 


DISCOURS 


PROIfOIfCÊS 


DANS  LES  CHAMBRES  LEGISLATIVES 


PAR  M.  LB  BAHO»  PAS^VIBa.* 


L'époque  de  la  restauration  est  bien  faite  pour  tenter  le  talent 
d'un  véritable  historien.  Toutes  les  conditions  que  Tart  de  l'histoire 
peut  exiger  sont  remplies.  Dans  un  temps  assez  court  se  déroule  une 
action  immense.  La  scène  s'ouvre  par  la  chute  répétée  d'un  héros,  et 
Waterloo  vient  se  placer  entre  les  deux  commenceraens  de  la  res- 
tauration, qui  se  trouve  ainsi  avoir  pour  exorde  les  derniers  mo- 
mens  de  la  plus  haute  puissance  au  faîte  de  laquelle  la  France  ait 
jamais  monté.  C'est  sur  cette  ruine  que  vient  régner  une  antique 
race  de  rois;  mais  la  ruine  est  vivante.  Ceux  qui  après  quinze  années 
de  défaites  avaient  enfin  rencontré  la  victoire  savaient  bien  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  ressources,  d'avenir  et  de  force  dans  ce  peuple  que 

(1)  Librairie  d^Amyot,  rue  de  la  Paix;  4  vol.  in-S». 


DISCOURS  PARLEMENTAIRES.  425 

ia  fortune  abandonnait,  et  ç*a  été  la  gloire  de  la  France  d'exciter 
encore  Tenvie ,  même  dans  l'abime  où  elle  était  tombée.  Aussi  les 
puissances  coalisées  travaillèrent  à  élever  contre  la  France  de  mena- 
çantes barrières;  elles  la  repoussèrent  dans  ses  anciennes  limites, 
qu'elles  ne  respectèrent  pas  même  sur  tous  les  points.  Les  peuples 
qui  avaient  été  les  alliés  ou  les  sujets  de  l'empire  français  devinrent 
pour  nous  de  redoutables  gardiens,  et  l'on  n'entendit  plus  sur  les 
rives  du  Rhin,  de  l'Escaut  et  du  Var  que  le  qui  vive?  des  sentinelles 
étrangères. 

C'est  dans  cette  France,  ainsi  cernée  de  toutes  parts,  que  les  Bour- 
bons furent  mis  face  à  face  avec  un  peuple  qui  ne  les  connaissait  pas. 
Quand  Charles  II  entra  dans  Londres,  il  ne  trouva  pas  une  nation 
nouvelle.  Les  luttes  parlementaires  de  1640,  pour  avoir  dégénéré  en 
guerre  civile,  n'avaient  rien  changé  au  fond  de  la  société  anglaise. 
En  France,  au  contraire,  la  révolution  avait  été  complète;  elle  ne 
s'était  point  arrêtée  aux  surfaces  de  la  vie  politique,  et  elle  avait  pé- 
nétré jusque  dans  les  derniers  replis  du  corps  social.  Cette  différence 
n'avait  pas  échappé  à  l'ingénieuse  industrie  de  ceux  qui  mirent  dans 
la  bouche  de  Charles  X,  arrivant  à  Paris  avant  Louis  XVIII,  ce  mot 
plein  de  convenance  :  «  Il  n'y  a  rien  de  changé,  ce  n'est  qu'un  Fran- 
çais de  plus.  »  La  maison  de  Bourbon  semblait  ainsi  s'excuser  de  se 
voir  elle-même  si  peu  en  harmonie  avec  cette  France  dont  elle 
venait  reprendre  le  gouvernement  :  vjngt-cinq  ans  l'avaient  vieillie 
de  deux  siècles. 

Les  passions  qui  sous  la  restauration  s'entrechoquèrent  furent  sin- 
cères et  élevées.  Dans  les  partis  qui  militèrent,  l'un  pour  la  monar- 
chie, l'autre  pour  la  liberté,  il  y  avait  une  foi  vive,  et  cette  ardeur 
dans  les  convictions  donne  à  cette  époque  un  caractère  noble- 
ment dramatique.  A  peine  remise  des  émotions  de  la  guerre,  la 
France  se  jeta  dans  les  agitations  de  la  vie  politique.  La  liberté  de- 
vint pour  elle  un  dédommagement,  la  Charte  un  instrument  de  civi- 
lisation. C'est  au  moulent  où  l'on  eût  dit  que  l'esprit  du  siècle  était 
abattu,  qu'il  déploya  le  plus  de  forces  :  les  travaux  de  la  paix  s'orga- 
nisèrent; les  moyens  propriétaires,  les  industriels  grands  et  petits, 
les  commerçans,  les  banquiers,  eurent  bientôt  la  conscience  qu'ils 
représentaient  le  pays,  depuis  que  l'aigle  impériale  n'était  plus  le 
symbole  de  la  France.  Mais  ils  avaient  en  face  d'eux  un  parti  consi- 
dérable et  puissant,  car  il  détenait  entre  ses  mains  presque  toute  la 
grande  propriété,  et  les  événemens  paraissaient  favorables  à  ses  des- 
seins, à  ses  espérances.  Les  royalistes  ne  se  contentaient  pas  du  re- 


Iâ6  BBYW  DBS  DEUX  MONDKS. 

tour  du  roi,  et  ils  voulaient  restaurer  avec  leurs  princes  Tanciennc 
société.  Contre  la  révolution,  qui  était  pour  eux  un  objet  de  scandale 
et  de  haine,  ils  méditaient  &  leur  tour  une  autre  révolution;  telle 
était  la  pensée  qui  dans  le  camp  royaliste  se  montrait  à  demi  ou  se 
dévoilait  tout  entière»  selon  la  faveur  des  circonstances  et  riiabileté 
des  meneurs. 

Cétaient  là  de  grands  débats.  Les  hommes  d'une  société  nouvelle 
et  les  partisans  d'un  ordre  antique  aux  prises  les  uns  avec  les  autres, 
les  idées  modernes  et  les  anciennes  croyances  se  faisant  une  guerre 
acharnée,  cette  lutte  se  manifestant  par  des  systèmes,  par  des 
émeutes,  par  des  conspirations  militaires,  par  des  associations  se- 
crètes, les  triomphes  alternatifs  des  deux  opinions  qui  divisaient  la 
France,  jusqu'à  la  péripétie  Qnale  qui  éclate  comme  un  coup  de  ton- 
nerre, voilà  une  période  de  quinze  années  vraiment  féconde.  Quelle 
rapidité  dans  les  vicissitudes  des  partisl  Après  Waterloo,  les  royalistes 
exercent  une  influence  exclusive  qui  leur  est  enlevée  par  l'ordon- 
nance du  5  septembre  1816;  pendant  quatre  ans,  jusqu'au  13  février 
1820,  le  parti  libéral  est  en  progrès  et  en  prospérité.  L'assassinat  du 
duc  de  Berri  livre  entièrement  le  pouvoir  aux  royalistes,  qui  le  gar- 
aient sept  ans.  Le  k  janvier  1828,  l'avènement  de  l'administration 
Martignac  était  l'aveu  ofliciel  du  triomphe  des  opinions  libérales, 
aveu  que  Charles  X  retira  l'année  suivante  pour  remettre  le  gouver- 
nement aux  mains  d'un  parti  dont  la  France  était  lasse.  Le  ministère 
de  M.  de  Polignac  n'avait  pas  un  an  d'existence  quand  la  monarchie 
tomba.  Pendant  cette  remarquable  époque,  que  de  talens  et  de  répu- 
tations ont  brillé  I  La  restauration  nous  présente,  pour  ainsi  parler, 
la  fleur  de  l'éloquence  parlementaire  et  de  la  littérature  politique  : 
les  discours  et  les  écrits  qu'elle  a  produits  nous  offrent  des  accens 
plus  passionnés,  des  couleurs  plus  vives  que  ce  qui  se  fait  et  se  dit 
aujourd'hui  ;  on  y  remarque  tout  ensemble  plus  de  foi  et  plus  d'art. 

Dans  cette  histoire  de  la  restauration ,  au  milieu  de  ses  acteurs, 
11.  Pasquier  demande  aujourd'hui  une  place.  A  ce  personnage  émi- 
Dent  qui  aurait  pu  contracter  une  certaine  satiété  des  choses  et  des 
hoDunes  à  travers  les  vicissitudes  et  les  hnpressions  diverses  qu'il  a 
traversées,  on  dirait  que  le  goût  de  la  réputation  littéraire  est  venu. 
C'est  une  ambition  qui ,  pour  se  montrer  la  dernière,  n'a  pas  moins 
d'exigences  que  les  autres.  D'ailleurs  les  circonstances  ont  dA  paraître 
favorables  à  M.  Pasquier  pour  rassembler  sous  les  yeux  du  public  ses 
titres  oratoires  et  parlementaires.  Nous  avons  aujourd'hui  tant  d'im- 
partialité, nous  comprenons  si  bien  toutes  les  opinions  et  tous  les 


DISCOURS  PARLBMENTAIRCS.  42T* 

partis,  qa*on  peut,  sans  crainte  aucune,  faire  appel  à  notre  curiosité, 
à  notre  justice.  Même  plus  la  vie  d'un  homme  aura  été  diverse,  on- 
doyante et  variée,  plus  les  innombrables  contrastes  tie  notre  histoire 
depuis  cinquante  ans  viendront  s'y  refléter,  mieux  nous  nous  senti- 
rons disposés  à  regarder  avec  intérêt  les  oppositions  et  les  incidens 
de  ce  tableau.  C'est  le  caractère  de  notre  époque  que  l'injustice  en 
matière  d'appréciations  politiques  ne  se  trouve  plus  que  là  où  il  y  a 
maayaise  foi  systématique  ou  ignorance  épaisse.  Quant  à  la  passion 
en  elle-même,  elle  n'est  plus  assez  forte  pour  interdire  l'équité.  Nous 
avons  vu  les  mêmes  idoles  déifiées,  foulées  aux  pieds,  puis  retrou- 
Tant  leurs  autels  par  un  retour  d'enthousiasme  et  d'apothéose.  La 
monarchie  a  été  un  instant  maudite  et  condamnée;  mais  d'un  autre 
côté  la  république  a  été  couverte  d'exécration  et  d'opprobres.  L'em^ 
perenr,  qui,  en  1811,  semblait  devoir  garder  dans  sa  main  le  globe 
du  monde,  était,  en  1815,  poursuivi  par  une  foule  en  furie  dans^  un 
des  départemens  de  la  France;  cette  foule  voulait  Tassassiner.  Les 
systèmes  et  les  théories  se  sont  tour  à  tour  jeté  à  la  face  Texcommu- 
nieation  et  l'outrage;  la  philosophie  a  dit  au  christianisme  qu'il  faisait 
injure  à  l'esprit  humain,  et  la  religion  a  répondu  en  reprochant  à  la 
philosophie  de  tromper  l'homme  et  de  le  perdre.  Quel  a  été  le  ré- 
sultat de  cette  implacable  franchise  avec  laquelle  toutes  les  opinions 
et  toutes  les  causes  se  sont  acharnées  les  unes  contre  les  autres? 
Tout  a  été  percé  à  jour;  toutes  les  misères  de  l'humanité  ont  été 
mises  à  nu.  Il  a  été  donné  à  chacun  de  pouvoir  plonger  un  œil  irres- 
pectueux dans  les  infirmités  de  la  gloire  qui  paraissait  la  plus  iné- 
branlable, et  dans  les  faiblesses  de  la  pensée  qui  semblait  la  plus  so- 
lide et  la  plus  vraie.  Partant,  plus  de  foi ,  plus  d'enthousiasme;  mais 
anssi^  par  compensation,  nous  sommes  doués  d'une  intelligence  mer- 
Teilleuse  pour  assigner  à  chaque  chose,  à  tout  homme,  sa  place  et 
savaleur,  ni  trop  haut,  ni  trop  bas,  sans  colère,  sans  engouement. 
Mi  le  baron  Pasquier  n'a  donc  pas  eu  tort  de  publier  ses  discours". 

n  n'y  a  point  d'homme,  sous  la  restauration,  qui  ait  été  plus  en 
butte  aux  attaques  des  partis  et  de  tous  les  partis  que  M.  le  chan- 
celier. La  raison  en  est  simple  :  un  parti,  quel  qu'il  soit,  est  la  chose 
da  monde  qui  a  toujours  répugné  le  plus  aux  instincts  politiques.de 
U«  Pasquier.  Il  a  toujours  été  exclusivement  homme  d'aflfeires,  ser- 
viteur intelligent  du  pouvoir.  A  ses  yeux,  au  milieu  de  nos  agita- 
tions ,  le  devoir  le  plus  impérieux  a  toujours  été  de  se  rallier  au  gou- 
vernement qui  s'élevait,  dès  qu'il  lui  reconnaissait  des  pensées  d'ordre 
et  de  civilisation.  Dans  l'infinie  variété  des  ch'angemens  qui  venaient 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

affecter  le  corps  social,  le  pouvoir  était  pour  lui  T unité  nécessaire 
qu*i]  importait  de  sauver.  Trois  grands  gouvernemens  ont  été  tour 
à  tour  nécessaires  à  la  France  :  le  gouvernement  de  Napoléon,  celai 
de  la  restauration  y  la  monarchie  de  1830.  M.  Pasquier  les  a  servis 
tous  les  trois;  c'a  été  sa  vocation  naturelle  de  mettre  son  expérience 
au  service  de  ce  qui  surgissait  du  milieu  du  chaos  et  des  ruines. 

On  comprendra  quelle  irritation  devait  causer  aux  partis  une  con- 
duite politique  qui  ne  tenait  aucun  compte  de  leurs  ardeurs,  de  leurs 
haines,  de  leurs  préférences.  Le  sang-froid  de  M.  Pasquier,  la  séré- 
nité avec  laquelle  il  marchait  à  son  but,  étaient  comme  une  condam- 
nation de  leur  fanatisme,  et  ce  contraste  excitait  leur  fureur.  Les 
royalistes  frémissaient  quand  ils  voyaient  M.  Pasquier  dans  les  con- 
seils de  Louis  XVIIL  Ils  n'admettaient  point  qu'un  ancien  fonction- 
naire du  gouvernement  impérial  fût  un  digne  serviteur  de  la  monar- 
chie légitime,  et  ils  poursuivaient  sans  relâche  de  leurs  agressions 
le  ministre  qui  ne  pouvait  se  laver  du  tort ,  impardonnable  à  leurs 
yeux,  d'avoir  été  dans  les  affaires  avant  le  retour  des  princes.  M.  Pas- 
quier essuyait  ces  bordées  avec  un  aplomb  qui  n'était  pas  sans  dé- 
dain. Cependant  un  jour  la  patience  lui  échappa.  L'événement  du 
13  février  1820  avait,  en  précipitant  du  pouvoir  M.  Decazes,  amené 
le  second  ministère  du  duc  de  Richelieu,  qui,  pour  s'assurer  les 
moyens  de  gouverner,  avait  fait  entrer  dans  le  conseil  MM.  de  Vil- 
lèle  et  Corbière.  C'était  une  première  satisfaction,  une  garantie 
donnée  aux  royalistes;  mais  elles  ne  leur  suffisaient  pas.  Les  roya- 
listes sentaient  leur  force,  et  ils  voulaient  le  pouvoir  tout  entier.  Aussi 
pendant  que  leurs  chefs  étaient  déjà  dans  la  place  et  prenaient  posi- 
tion auprès  de  Louis  XYIII,  les  hommes  les  plus  ardens  du  parti 
faisaient  au  duc  de  RicheUeu  et  à  ses  collègues  une  guerre  à  ou- 
trance, et  c'était  surtout  contre  M.  Pasquier  qu'ils  lançaient  leurs 
traits  les  plus  acérés.  Dans  les  derniers  jours  de  la  session  de  1821, 
M.  de  Castelbajac  lui  adressa  à  la  tribune  le  plus  singulier  de  tous  les 
reproches;  il  l'accusa  de  ne  pas  aimer  les  royalistes  :  ce  Oui,  disait  le 
fougueux  orateur  de  la  droite ,  M.  Pasquier  hait  les  royalistes,  il  les 
repousse  comme  principe;  placé  par  ses  autécédens  dans  une  situa- 
tion fausse,  il  ne  peut  avoir  une  doctrine,  il  ne  peut  professer  une 
opinion  sans  craindre  le  Moniteur  et  d'importuns  souvenirs.  »  Cette 
véhémente  sortie  triompha  du  stoïcisme  habituel  de  M.  Pasquier,  et 
le  lendemain  il  répondit  au  royaliste  implacable;  il  convint  qu'il  avait 
des  amitiés  aussi  bien  que  des  éloignemens  politiques,  et  il  se  mit  à 
faire  l'énumération  des  unes  et  des  autres.  Il  commença  par  ses  an- 


DISCOURS  PARLBMBNTAIBES.  429 

tipathies  :  «  J*aî  de  réloignement ,  dit-îl ,  pour  ceux  qui ,  par  d'o- 
dieuses récriminations,  presque  -toujours  injustes,  toujours  impoliti- 
ques, fournissent  sans  cesse  des  armes  et  des  auxiliaires  aux  en- 
nemis de  la  monarchie.  Comme  je  redoute  toutes  les  usurpations, 
j'ai  de  l'éloignement  pour  un  petit  nombre  d*bommes  qui  voudraient 
usurper  à  eux  seuls  le  titre  de  royalistes....  Mon  éloignement  pour 
ces  mêmes  hommes  ne  diminue  pas  apparemment  lorsqu'ils  manifes- 
tent trop  clairement  à  mes  yeux  la  pensée  de  faire,  d'une  chose  aussi 
sacrée  que  la  royauté  et  du  pouvoir  qui  en  émane,  l'instrument  de 
'eurs  passions,  de  leur  intérêt,  de  leur  ambition.  Il  peut  bien  être 
permis  aux  ministres ,  quand  on  leur  répète  sans  cesse  qu'ils  ne  tra- 
vaillent que  pour  conserver  leurs  places,  de  répondre  qu'on  ne  se 
livre  à  tant  d'emportemens  que  parce  qu'on  veut  les  envahir.  » 
M.  Pasquier  terminait  en  proclamant  ses  amitiés,  et  il  élevait  aux 
nues  les  bons  citoyens,  qui,  disait-îl,  se  montraient  d'autant  plus 
royalistes  qu'ils  étaient  plus  constitutionnels  (1).  Mais  le  côté  droit 
s'était  plutôt  reconnu  dans  le  chapitre  des  éloignemens  que  dans  le 
chapitre  des  amitiés,  et  désormais  entre  lui  et  M.  Pasquier  la  brouille 
lut  irrémédiable. 

Louis  XVIII  se  sépara  avec  un  regret  véritable  de  M.  dé  Riche- 
lieu et  de  ses  collègues;  le  gouvernement  et  la  santé  lui  échappaient 
à  la  fois.  Il  avait  vu  avec  plaisir,  dans  son  conseil,  des  hommes  distin- 
gués qui  avaient  trop  de  sens  et  de  goût  pour  aller  au-delà  de  cer- 
taines limites  dans  le  royalisme  et  le  dévouement.  Jamais  il  ne  fut 
plus  utile  à  un  pays  d'avoir  un  honune  d'esprit  sur  le  trône.  Tant  que 
Louis  XVIII  conserva  une  certaine  vigueur  de  tempérament  et  de 
pensée,  il  lutta  non-seulement  contre  les  entraînemens  de  parti,  mais, 
ce  qui  est  plus  difficile  encore  et  plus  méritoire,  contre  les  obsessions 
de  famille.  «  Par  un  malheur  attaché  à  la  nature  humaine,  a  dit  Mon- 
tesquieu (2),  les  grands  hommes  modérés  sont  rares.  »  Louis  XVIII 
n'était  pas  un  grand  honune;  mais  si  Ton  considère  que,  pendant  les 
six  années  où  ses  forces  physiques  ne  le  trahirent  pas,  ce  prince  gou- 
verna avec  la  modération  la  plus  habile  et  qu  il  n'avait  permis  ni  aux 
douleurs  de  l'exil ,  ni  aux  malheurs  de  sa  race  d'obscurcir  la  péné- 
trante fermeté  de  son  jugement;  on  ne  lui  refusera  pas  une  place 
parmi  ces  rois  qu'un  bon  sens  supérieur  recommande  à  l'estime  de 
l'histoire. 

(!)  Discours,  t.  III,  p.-l 71-175. 

(9)  Esprit  des  Lois,  liv.  XXVIII,  ch.  xli. 

TOME  I.  28 


&30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  vivacité  des  opinions  libérales  ne  fut  pas  moins  hostile  à  M.  Pas- 
quier,  âous  la  restauration,  que  Tardeur  des  sentimens  royalistes.  La 
puissance  morale  de  la  gauche,  à  cette  époque,  était  immense  :  elle 
portait  à  la  tribune  Taccent  des  passions  qui  faisaient  battre  le  cœur 
du  pays,  le  regret  de  la  gloire  et  Faraour  de  la  liberté.  L'éclat  de  ses 
notabilités  et  de  ses  talens  donnait  à  sa  popularité  un  nouveau  lustre. 
A  côté  du  général  Foy,  qui  montrait  &  la  France  ce  qu'elle  aime  tant, 
l'éloquence  dans  la  bouche  d'un  soldat,  se  faisait  remarquer  le  plus 
spirituel  des  tribuns,  le  plus  agréablement  sceptique  des  bonunes  de 
parti,  Benjamin  Constant,  qu'appuyait  de  sa  haute  autorité  le  doyen 
de  la  révolution,  M.  de  Lafayette.  N'oublions  pas  Manuel,  improvi- 
sateur toujours  prêt  à  porter  dans  toutes  les  questions  une  clarté 
courageuse.  Ce  qui  assurait  encore  à  la  gauche  une  nouvelle  force 
comme  opposition,  c'est  qu'elle  ne  pouvait  prévoir,  ni  personne  pour 
elle,  le  moment  où  elle  serait  appelée  à  appliquer  ses  théories  et  ses 
doctrines.  Aussi  rien  ne  la  gênait  dans  renonciation  de  ses  principes; 
elle  allait  toujours  à  ce  qu'il  y  avait  de  plus  général  et  de  plus  absolu. 
Avec  quel  mépris,  avec  quelle  colère  elle  repoussait  toutes  les  con- 
sidérations tirées  des  nécessités  du  gouvernement  et  du  maintien 
de  l'ordre  I  Quand  on  lui  parlait  des  besoins  du  pouvoir,  elle  répon- 
dait par  des  cris  d'alarme  sur  les  dangers  de  la  liberté,  intraitable^ 
inflexible,  parce  qu'elle  se  voyait  populaire  et  applaudie. 

On  ne  s'étonnera  pas  qju'avec  de  pareilles  dispositions  d'esprit,  les 
chefs  de  la  gauche  fissent  &  M.  Pasquier  une  guerre  incessante  :  ils 
ne  lui  savaient  aucun  gré  de  ce  que  sa  conduite  et  son  langage 
avaient  de  modéré;  on  eût  dit  au  contraire  qu'ils  étaient  fâchés 
de  voir  aux  affaires  un  bonmie  dont  l'expérience ,  acquise  à  une 
grande  école,  pouvait  être  utile  au  gouvernement  de  la  restauration. 
La  presse  libérale  avait  surnommé  M.  Pasquier  Y  inévitable.  II  y  eut 
d'ailleurs  une  époque  où  la  position  de  M.  Pasquier  semblait  appeler 
sur  lui  tous  les  coups.  Quand,  après  la  mort  du  duc  de  Berri,  la  res- 
tauration demanda  aux  chambres  le  rétablissement  de  la  censure  et 
des  mesures  suspensives  de  la  liberté  individuelle,  M.  Pasquier  porta 
seul  tout  le  poids  de  la  discussion  dans  les  chambres.  Le  président  du 
conseil ,  M.  le  duc  de  Richelieu,  avait  l'habitude  de  rester  étranger 
aux  débats  de  politique  intérieure;  le  plus  brillant  orateur  du  cabinet, 
M.  de  Serres,  alors  garde-des-sceaux,  cherchait  à  ranimer  sous  le 
soleil  de  Nice  les  derniers  restes  d'une  vigueur  noblement  épuisée 
au  service  d'une  cause  qui  n'eut  pour  lui  qu'ingratitude  et  oubli. 
En  1822,  les  royalistes  firent  échouer  la  réélection  de  M.  de  Serres 


DISCOURS  PABLEBIENTAIRBS.  431 

dans  le  Haut-Rhm.  M.  Pasquier  était  donc  seul  pour  défendre  les 
projets  les  plus  importans  présentés  par  le  cabinet,  car  la  parole  de 
M:  Sméon,  alors  ministre  de  Tintérieur,  était  un  médiocre  secours. 
La  gravité  particulière  de  la  situation  inspira  à  M.  Pasquier  un  lan- 
gage plus  ferme  que  celui  qu'il  apportait  d'ordinaire  k  la  tribune. 
£11e  lui  souffla  même  une  certaine  audace.  Il  ne  craignit  pas  d'avouar 
qu'il  demandait  Tarbitrairc,  en  ajoutant  toutefois  qu'il  le  demandait 
à  des  Français  libres  (1).  Cette  franchise  souleva  contre  le  ministre 
4€8  plus  violons  orages,  et  il  fut  personnellement  pris  à  partie  à  la  tri- 
bune par  les  orateurs  de  la  gauche  :  on  attaqua  son  passé;  on  y 
diercha  les  causes  de  ce  goût  pour  l'arbitraire  qui  ne  craignait  pas 
de  s'afficher.  Les  agressions  furent  si  passionnées,  que  M.  Pasquier 
crut  devoir  défendre  à  la  tribune  les  conmiencemens  de  sa  vie  poli- 
tif|ae.  Ci  Entré  dans  les  rangs  du  conseil  d'état  en  1806,  dit-il,  je  me 
suis  vu  appelé  assez  promptement,  et  contre  toute  attente,  à  des 

fonctions- importantes,  mais  délicates  et  fort  pénibles Ma  con- 

sdence  me  rend  ce  témoignage  que  les  momens  les  plus  doux»  dans 
cette  période  de  ma  carrière  politique,  ont  été  ceux  où  il  m'a  été 
donné  d'adoucir,  par  tous  les  moyens  en  ma  puissance,  les  rigou- 
reuses  dispositions  de  la  législation  que  je  devais  mettre. en  prati- 
qoe...  Mes  principes  n'ont  pas  changé,  et  dans  toutes  les  situations 
que  j'ai  parcourues  depuis  1814-,  j'ai  constamment  repoussé  les  exa- 
gérations des  divers  partis  (2).  »  Pendant  que  M.  Pasquier  combattait 
ainsi  sw  la  brèche ,  les  royalistes  travaillaient  à  l'évincer  du  minis^ 
tère  :  MM.  de  Yillèle  et  Corbière  souriaient  sur  leurs  bancs  de  ses  ef- 
forts pour  fortifier  un  pouvoir  d^it  ils  allaient  bientôt  s'emparer. 

A  cette  époque,  iijut  dans  la  destinée  de  M.  Pasquier  non-seule- 
ment d'être  attaqué  par  les  libéraux  et  les  royalistes,  mais  encore 
d*étre  combattu  par  les  hommes  politiques  qui  commençaient  alors 
à  se  créer  une  autorité  sous  le  nom  de  doctrinaires.  Ces  derniers 
avaient  fait  leur  choix;  ils  s'étaient  séparés  du  pouvoir  et  avaient 
pris  jdace  dans  les  rangs  de  l'opposition.  Tant  que  le  gouvernement 
de  Louis  XVIII  ne  fut  pas  débordé  par  la  puissance  croissante  des 
royalistes,  ils  l'avalent  servi  :  la  défense  du  pouvoir  royal  leur  avait 
paru  à  la  fois  un  devoir,  une  nécessité,  une  position  forte.  Mais  il 
arriva  un  moment  où,  quelle  que  fût  leur  bonne  volonté,  cette  posi- 
tion n'était  plus  tenable.  L'invasion  des  principes  et  des  passions  du 


(1)  Diicours,  t.  Il,  p.  100. 
(a)i6id.,t.a,  p.  100^107. 

28. 


hS^  REVUB  DES  DECfX  MONDES. 

côté  droit  était  trop  générale  et  trop  violente  pour  ne  pas  tout  chasser 
devant  elle.  D'ailleurs  les  royalistes ,  et  ce  ne  fut  pas  une  de  leurs 
moindres  fautes,  enveloppaient  dans  la  même  antipathie  les  libéraux 
et  les  doctrinaires  :  à  leurs  yeux,  ces  derniers  étaient  aussi  des  enne- 
mis de  Tautel  et  du  trône,  et  quelquefois  même,  par  leur  ton  doc- 
toral, ils  inspiraient  au  côté  droit  plus  de  défiance  et  de  colère. 

Sous  la  restauration,  on  était  doctrinaire  quand  on  aspirait  ouver- 
tement à  la  double  aptitude  d'être  homme  d'affaires  et  d'être  homme 
de  doctrines.  Dès  1814,  quelques  esprfls  distingués  s'étaient  jetés 
dans  l'administration;  on  débutait  par  l'activité  pratique.  Après  les 
cent-jours  et  les  emportemens  royalistes  de  1815,  les  mêmes  hommes, 
dont  plusieurs  continuèrent  d'occuper  des  positions  administratives, 
èherchèrent  à  élever  et  à  soutenir  la  pratique  du  gouvernement  par 
un  constitutionalisme  théorique  qui  allait  souvent  chercher  ses  exem- 
ples en  Angleterre.  Dès  que  la  chute  de  M.  Decazes  eut^annoncé  le 
triomphe  des  royalistes,  les  doctrinaires  .eurent  le  mérite  de  se  jeter 
promptement  dans  l'opposition.  Ils  comprirent  vite  qu'il  fallait  quitter 
les  affaires  pour  les  théories,  le  rôle  de  défenseurs  du  pouvoir  pour 
celui  d'opposans.  D'ailleurs,  ils  étaient  jeunes;  ils  retrouvaient  avec 
plaisir  les  études  graves,  les  travaux  littéraires,  et  s'ils  avaient  fait 
des  sacrifices  à  leur  honneur  politique,  une  popularité  naissante 
les  en  dédommageait.  Dans  cette  situation  nouvelle  pour  eux,  les 
doctrinaires  ne  furent  pas  moins  impitoyables  que  les  libéraux  et  les 
royalistes  envers  ceux  qui,  n'étant  qu'hommes  d'affaires,  sans  avoir 
l'orgueil  des  théories,  gardaient  leurs  portefeuilles  avec  ténacité. 
Collègue  de  M.  le  baron  Meunier  et  de  M.  de  Serres  sous  le  second 
ministère  du  duc  de  Richelieu,  M.  Pasquier  fut  plus  que  tout  autre 
le  point  de  mire  des  attaques  de  ceux  qu'il  devait  bientôt  aller  re- 
joindre lui-même  dans  les  rangs  de  l'opposition.  Les  hommes  qui  se 
targuaient  d'avoir  des  doctrines  trouvèrent  piquant  et  utile  à  leur 
cause  de  faire  la  satire  des  aptitudes  exclusivement  pratiques  de 
l'ancien  fonctionnaire  impérial.  «  On  dit  que  M.  Pasquier  n'a  point 
d'opinions,  écrivait  M.  Guizot;  on  se  trompe,  il  en  a  une.  C'est  qu'il 
faut  se  méfler  de  toutes  les  opinions,  passer  entre  elles,  glaner 
quelque  chose  sur  chacune,  prendre  ici  de  quoi  répondre  là,  là  de 
quoi  répondre  ici,  et  se  composer  ainsi  chaque  jour  une  sagesse  qui 

suflise  à  la  nécessité  du  moment La  situation  de  M.  Pasquier  a 

souvent  varié  depuis  1815,  trop  souvent,  selon  moi,  même  dans  son 
propre  intérêt..,.  En  1815,  il  s'unit  aux  défenseurs  de  la  France 
nouvelle,  mais  sans  se  déclarer  l'ennemi  de  l'ancien  régime;  il  a  servi 


DISCOURS  PARLEMENTAIRES.  &â3 

eQ  1820  sous  les  drapeaux  de  l'ancien  régime,  mais  sans  que  la 
France  nouvelle  le  pût  regarder  comme  ennemi....  C'est  un  homme 
du  monde  dénué  de  principes  généraux,  mais  non  de  morale  pra- 
tique, et  qui  met  sa  conscience  politique  à  ne  pas  compromettre  son 
caractère  privé  (1).  »  De  nos  jours,  la  scène  politique  est  si  mobile, 
que  les  rancunes  ne  sauraient  être  durables.  Des  événemens  rap- 
prochent ceux  qui  s'étaient  combattus  par  des  écrits,  par  des  dîsr 
cours,  et  les  intérêts  sont  plus  forts  que  les  phrases.  La  grande  op-, 
position  que  suscita  le  ministère  de  M.  de  Villèle  réunit  l'homme  du 
monde  dénué  de  principes  généraux  et  le  doctrinaire  dogmatique. 
Dix  ans  plus  tard,  Tun  et  l'autre  défendaient  de  concert  un  gouver»- 
nement  nouveau,  et  peut-être  M.  Pasquier  aurait  d'assez  bonnes  rai- 
sons pour  demander  à  M.  Guizot  de  vouloir  bien,  dans  un  moment 
de  loisir,  recommencer  son  portrait. 

M.  le  chancelier  use  de  son  droit  quand  il  en  appelle  à  des  esprits 
moins  prévenus  que  les  partis  qui,  durant  la  restauration,  le  maltrai- 
tèrent si  fort;  toutefois,  il  n'a  pas  dû  se  dissimuler  les  dangers  d'une 
publicité  solennelle  et  littéraire  donnée  à  des  discours  politiques  qui 
tirent  presque  toujours  leur  plus  grande  valeur  de  l'intérêt  du  mo- 
ment. C'est  une  terrible  épreuve  pour  des  œuvres  parlementaires 
que  d'être  relues  quand  les  circonstances  qui  les  ont  fait  naître  sont 
déjà  loin.  Il  est  donné  à  peu  d'hommes  de  paraître  encore  orateurs, 
lorsque  la  tribune  est  fermée,  lorsque  l'auditoire  a  disparu,  lors- 
qu'enfin,  selon  le  mot  de  Buffon,  ce  n'est  plus  le  corps  jui  parle  au 
corps.  Sous  les  formes  et  les  replis  de  sa  prose  incorrecte,  Mirabeau 
est  encore  vivant;  mais  cet  homme,  privilégié  entre  tous,  se  sépare 
des  autres  orateurs  modernes  par  l'abîme  de  ses  passions  et  de  son 
génie.  Un  souffle  poétique  anime  encore  les  harangues  de  Ver- 
gniaud.  Il  est  aussi  des  hommes  qui  se  font  toujours  lire  avec  cu- 
riosité :  ce  sont  ceux  qui  ont  exercé  sur  leurs  contemporains  une 
influence  tragique.  Ainsi  on  cherche  avidement  dans  les  colonnes 
un  Moniteur  les  harangues  de  Robespierre;  l'historien  et  le  philo- 
sophe s'arrêtent  long-temps  sur  les  pages  de  ce  rhéteur  cruel  et  mé- 
diocre. Depuis  que  la  charte  nous  a  mis  en  possession  du  gouverne- 
ment représentatif,  les  œuvres  de  deux  députés  célèbres  ont  été 
rassemblées;  nous  voulons  parler  des  discours  du  général  Foy  et  de 
Benjamin  Constant.  Jusqu'à  quel  point  la  gloire  de  ces  deux  orateurs 

(1)  Des  Moyens  de  gouvernement  et  d'opposition  dans  Vélat  actuel  de  la  France^ 
parF.  Guizot,  1821. 


h3k  BSTUE.  DBS  DBUX  MONDES. 

art-elle  gagné  à  cette  seconde  publicité?  Le  patriotisme  et  la  loyauté 
du  général  Foy  ne  suffisent  pas  toujours  &  donner  à  ses  paroles  de 
la  consistance.  Il  arrive  au  lecteur  qui  parcourt  les  développemens 
un  peu  laborieux  de  cette  éloquence,  d'être  attristé  par  la  faiblesse, 
quelquefois  même  par  l'absence  de  la  pensée.  La  personnalité  de 
rbomme  est  rarement  assez  forte  pour  soutenir  Toeuvre,  et  cepen^ 
dant  il  y  a  vingt  ans  à  peine  que  ce  noble  cœur  a  cessé  de  battre. 
Benjamin  Constant  est  jrius  heureux;  l'écrivain  appuie  l'orateur.  Ses 
discours  n'ont  pas  sans  doute  la  piquante  valeur  de  ces  pamphlets, 
de  ces  pages  ingénieuses  que  n'aurait  pas  désavouées  Voltaire  :  néan- 
moins ils  en  retiennent  quelque  chose,  et  cela  suffira  pour  les  faire 
relire.  Pour  vivre  dans  la  postérité,  il  est  utile  sans  doute  d'avoir  été 
proclamé  un  grand  citoyen,  mais  il  ne  nuit  pas  non  plus  d'être  un 
homme  d'esprit. 

a  Je  ne  voudrais  pas,  dit  M.  Pasquier  dans  l'avertissement  qui 
précède  ses  discours,  qu'on  me  supposât  une  trop  haute  opinion  du 
mérite  de  ces  productions;  à  Dieu  ne  plaise  que  j'aie  la  prétention 
de  les  donner  comme  des  modèles,  non  que  plusieurs  d'entre  elles 
n'aient  eu  en  leur  temps  un  certain  éclat  y  et  des  effets  assez  considé" 
râbles...  y>  Voilà  un  ton  quelque  peu  dégagé  qui  met  la  critique  à 
son  aise;  c'est  sans  crainte,  sans  timidité,  que  M.  Pasquier  présente 
ses  discours  au  public.  11  nous  dit  quelques  lignes  plus  loin  a  qu'il 
croit  pouvoir  regarder  le  recueil  de  ses  œuvres  parlementaires'comme 
un  des  élémens  de  l'histoire  consciencieuse  d'une  époque  où  les 
débats  législatifs  ont  tenu  une  si  grande  place.  »  M.  le  chancelier  a 
soin  de  nous  apprendre  lui-même  l'importance  que  nous  devons 
attacher  au  cadeau  qu'il  nous  fait;  peut-être  y  eût-il  eu  plus  de 
tact  à  ne  pas  devancer  ainsi  l'opinion  de  ceux  qui  le  reçoivent.  Au 
isurphis,  le  noble  éditeur  a  traité  ses  discours  avec  une  sollicitude 
toute  paternelle;  il  les  a  revus,  corrigés,  développés;  il  en  est  quel- 
ques-uns même  qu'il  a  dû  récrire  en  entier.  Cjcéron  en  usait  ainsi. 
Nous  ne  blâmons  pas  ces  soins,  cette  coquetterie  :  quand  on  se  pré- 
sente à  son  siècle  avec  la  prétention  avouée  de  passer  à  la  postérité, 
il  est  naturel  qu'on  cherche  à  se  produire  avec  tous  ses  avantages. 

La  lecture  des  discours  de  M.  Pasquier  nous  a  convaincu  de  Fin- 

« 

térêt  réel  des  documens  qu'il  met  sous  les  yeux  du  public.  Ces  do- 
cumens  seront  consultés  avec  fruit  par  l'historien,  par  l'administra- 
teur, par  rbomme  politique  :  ils  nous  font  voir  le  point  où  en  étaient, 
sous  la  restauration,  la  plupart  des  questions  qui  nous  occupent  au- 
jourd'hui, politique  intérieure,  politique  étrangère,  lois  de  finances. 


DISCOURS  PARLEMENTAIRES.  &35 

mesures  répressives  de  la  presse.  II  ne  faat  pas  chercher  dans  ces 
discours  ces  vastes  aperçus,  ces  idées  générales  qui  d'un  coup  illu- 
minent un  sujet  :  quand  même  le  genre  d'esprit  qui  distingue 
M.  Pasquier  ne  les  lui  interdirait  pas,  sa  prudence  suffirait  pour 
Téloigner  de  ces  pensées  trop  complètes  qui  ont  le  tort  d'engager  un 
honmae,  de  le  compromettre.  Ce  que  M.  Pasquier  défend,  c'est  le 
fait  actuel;  ce  qui  inspire  toujours  M.  Pasquier,  c'est  la  circonstance* 
Ne  lui  demandez  pas  de  maximes  absolues,  n'attendez  pas  que  de  sa> 
bouche  tombe  jamais  un  axiome;  mais  il  vous  donnera  d'utiles  le- 
çons d'empirisme  politique.  C'est  dire  assez  que  les  personnes  avides 
d'émotions  oratoires  trouveront  bien  languissante  l'éloquence  que 
nous  cherchons  ici  à  caractériser.  M.  Pasquier  ne  s'échauffe  pas.  A 
la  passion  il  ne  répond  point  par  la  passion,  ums  par  une  modération 
presque  méticuleuse  :  toujours  occupé  à  ne  pas  paraître  trop  Ubérri 
aux  royalistes,  et  trop  royaliste  aux  libéraux^  il  ne  se  propose  pas 
d'électriser  les  esprits,  mais  au  contraire  d'en  amortir  les  ardeurs, 
en  leur  opposant  une  parole  calculée  qui  marche  à  son  but  par  d'ha- 
biles détours  et  une  froide  abondance. 

Bans  les  cabinets  où  M.  Pasquier  a  occupé  un  siège,  il  a  eu  une 
importance  réelle,  et  toutefois  secondaire.  Collègue  de  M.  le  duc 
Decazes  et  du  duc  de  Richelieu»  il  fut  primé  par  l'un  et  l'antre  tant 
dans  la  conOance  du  roi  qu'en  autorité  sur  les  chambres  et  surFopi- 
nioQ.  Louis  XY 111  avait  cependant  pour  ses  lumières  une  haute  es* 
time,  et  il  lisait  avec  intérêt  les  mémoires  que  M.  Pasquier  lui  sou«» 
mettait  de  temps  à  autre  sur  la  situation;  mais  ses  antécédens  bono'^ 
pariisteSy  que  lui  reprochaient  sans  cesse  les  royalistes,  semblaient 
un  obstacle  à  ce  qu'il  exerçât  une  influence  principale.  Si  nous  nous 
trompons,  si  la  part  de  pouvoir  échue  à  M.  Pasquier  a  été  plus  grande 
que  nous  ne  la  faisons  ici,  ses  Mémoires  nous  l'apprendront  un  jour. 
Les  discours  qu'il  vient  de  rassembler  sont,  dans  la  pensée  de  M.  le 
chancelier,  le  complément  nécessaire  de  quelqiies  écrits  dont  la  pu-- 
bUeation  ne  sera  pas  jugée  indigne  d'attention  par  ceux  qui  aiment  à 
pénétrer  dans  le  fond  des  affaires  humaines.  Si,  dans  cette  annonce» 
Mé  Pasquier  ne  s'est  pas  fait  illusion  à  lui-même,  nous  pouvons  es- 
pérer des  révélations  curieuses,  nécessaires  au  surplus  à  la  cousis^ 
tance  de  sa  réputation  politique.  A  défaut  du  rang  de  premier  mi- 
nistre et  d'éclatant  orateur,  M.  Pasquier  doit  vouloir  s'assurer  dans 
l'histoire  contemporaine  la  place  notable  d'un  homme  tenu  en  haute 
considération  par  les  divers  gouvernemens  qu'il  a  servis  »  d'ua 


436  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

homme  consulté  dans  les  crises,  dans  les  pas  difficiles,  et  qui,  s'il  n*a 
pas  joué  le  premier  rôle,  a  toujours  été  assez  avant  dans  les  grandes 
affaires  pour  apprendre  beaucoup  de  choses  aux  politiques  qui  vien* 
dront  après  lui. 

Les  futurs  historiens  de  la  restauration  auront  dlntéressans  ma- 
tériaux. M.  Pasquîer  nous  promet  positivement  .ses  mémoires;  il  y  a 
des  papiers  de  M.  de  Talleyrand  qui  doivent  paraître  à  une  époque 
détermhiée.  Si  les  mémoires  de  M.  de  Chateaubriand  ne  sont  pas 
destinés  à  nous  révéler  des  mystères  politiques,  ils  dérouleront  du 
moins  un  magnifique  tableau  des  deux  règnes  de  Louis  XVIII  et  de 
Charles  X.  M.  le  comte  Mole  ne  sera  pas  assurément  sans  confi- 
dences à  faire  &  Tavenir.  Il  y  aura  donc  abondance  de  témoignages 
illustres.  Ce  qu'on  y  cherchera  le  plus  curieusement,  ce  sont  les 
causes,  grandes  et  petites,  qui  ont  déterminé  la  chute  d'un  gouver- 
nement auquel  les  conditions  de  durée  semblaient  ne  pas  manquer. 

Il  est  facile  aujourd'hui  d'être  juste  envers  la  restauration,  même 
à  ceux  qui,  lorsqu'elle  était  debout,  n'éprouvaient  pas  une  bien  vive 
affection  pour  elle.  Les  passions  de  cette  époque  n'ont  plus  main- 
tenant d'application  et  de  sens.  D'ailleurs  nous  devons  aux  douze 
années  qui  nous  en  séparent  une  expérience  bien  faite  pour  mo- 
difier nos  impressions  et  nos  jugemens  sur  le  passé.  La  restaura- 
tion s'est  perdue  plutôt  par  la  forme  téméraire  qu'elle  a  donnée  à 
ses  entreprises  que  par  le  fond  même  des  sentimens  et  des  idées 
qu'elle  avait  à  cœur.  Nous  dirions  volontiers  qu'elle  a  perdu  son 
procès  sur  une  question  de  procédure.  Le  parti  royaliste  avait  des 
croyances  et  des  principes  qu'il  voulait  faire  partager  à  la  société 
française;  cette  ardeur  de  prosélytisme,  cette  ambition ,  n'étaient  un 
crime  ni  envers  la  constitution  ni  envers  la  liberté.  Un  parti  a  le 
droit  de  demander  le  triomphe  de  ses  opinions  à  ses  efibrts,  à  une 
lutte  persévérante  et  publique;  seulement  il  ne  faut  pas  que  ce 
triomphe  se  trouve  incompatible  dans  ses  moyens  et  dans  son  but 
avec  les  lois  fondamentales  de  la  société  qu'on  se  propose  de  gou- 
verner en  la  modifiant.  Sur  le  but ,  les  royalistes  étaient  divisés  :  les 
uns  voulaient  nier  et  détruire  les  résultats  positifs  et  légaux  de  la 
révolution,  les  autres  se  proposaient  plutôt  d'en  combattre  les  prin- 
cipes et  les  tendances  envahissantes.  Les  premiers  méditaient  une 
folie;  les  seconds,  dans  leurs  desseins,  ne  dépassaient  pas  la  mesure 
de  leurs  droits.  Cette  division  sur  le  but  mit  le  désordre  dans  les 
rangs,  et  la  direction  souveraine  finit  par  tomber  dans  les  mains  des 


DISCOURS  ^PARLEMENTAIRES.  437 

plus  déraisonnables.  Alors  tpute  prudence  se  trouva  méconnue,  et 
les  moyens  les  plus  insensés  furent  choisis  comme  les  plus  efficaces 
et  les  plus  sûrs.  Le  dénouement  ne  se  fit  pas  attendre.  La  charte, 
offensée  par  la  démence  de  ceux  qu'elle  déclarait  inviolables,  réagit 
avec  toute  la  puissance  dés  forces  révolutionnafres  qui  s'étaient 
mises  sous  son  égide.  Cette  fois,  ces  forces  avaient  le  droit  pour 
elles;  sur  la  défensive,  elles  étaient  invincibles. 

La  restauration,  dans  le  choix  des  hommes  qu'elle  avait  à  prendre 
pour  ministres,  montrait  une  certaine  défiance  contre  ceux  qui 
avaient  servi  un  autre  gouvernement;  même  quand  elle  les  acceptait, 
elle  ne  se  livrait  pas  tout-à-fait  à  eux.  Cette  réserve  était  naturelle; 
mais  parmi  les  royalistes  il  y  eut  deux  hommes  dont  la  monarchie 
restaurée  pouvait  tirer  le  plus  grand  parti,  et  qui,  tout  en  étant  em- 
ployés par  elle,  n'ont  pas,  pour  parler  avec  le  cardinal  de  Retz,  rem-' 
pli  tout  leurmérite.'c'esiM.  de  Chateaubriand  et  M.  de  Villèle.Tousles 
deux  avaient  l'entière  confiance  des  royalistes,  tous  les  deux  avaient 
sur  la  société  nouvelle  de  puissans  moyens  d'influence.  M.  de  Cha- 
teaubriand parlait  vivement  à  l'imagination  et  à  l'ame  des  jeunes  gé- 
nérations; il  leur  présentait  l'union  féconde  des  anciennes  croyances 
avec  les  idées  nouvelles,  de  l'antique  gloire  de  la  monarchie  avec  le 
vif  éclat  des  premières  années  du  siècle.  S'il  eût  été  investi  de  tout 
le  pouvoir  dont  il  était  digne,  M.  de  Chateaubriand  eût  fini  par 
amener  à  la  cause  royale  une  grande  partie  des  forces  de  la  littéra- 
ture et  de  la  jeunesse.  Cependant  M.  de  Villèle,  mandataire  habile 
des  intérêts  les  plus  positifs  des  royalistes ,  chef  aimé  et  suivi  par  les 
propriétaires  et  les  gentilshommes  des  provinces  qui  formaient  la 
{rfialange  du  côté  droit ,  s'était  mis  en  rapport  avec  la  banque,  le 
commerce  et  l'industrie,  et  travaillait  à  faire  concourir  ces  grandes 
puissances  à  la  prospérité,  non-seulement  de  la  monarchie,  mais  de 
son  parti.  L'action  combinée  de  MM.  de  Chateaubriand  et  de  Villèle» 
leur  accord  maintenu  avec  franchise  et  constance  eût  exercé  une 
influence  salutaire  et  décisive ,  en  ce  sens  qu'il  eût  fini  par  écarter 
de  la  pensée  du  côté  droit  tout  projet  de  contre-révolution  par  des 
voies  exceptionnelles.  Le  temps  a  manqué  à  la  restauration  pour 
transformer  les  questions,  ce  qui  est  une  manière  de  les  résoudre. 
Admirons  la  fatalité  :  c'est  M.  de  Villèle  qui  prosjbrivit  M.  de  Cha- 
teaubriand; l'esprit  des  afiaires  rompit  son  association  avec  l'éclat  de 
la  renommée  et  du  génie,  et  l'auteur  de  la  Monarchie  selon  la  charte 
passe  à  ropposition>>  qui  ouvre  ses  rangs  pour  le  recevoir  ;  elle  ne 


^88  BEYinB  DBS  IffiUX  UIONMES. 

le  rendra  plus.  Désormais  sans  contrepoids»  M.  de  Villële  se  trouva 
lui-même  plus  impuissant  à  mener  son  parti,  et  peu  à  peu  le  gouver- 
nement de  la  restauration  dégénéra  en  une  obéissance  forcée  aux 
exigences  les  plus  folles.  La  réaction  constitutionnelle  de  la  France 
en  1827  rendit  impossible  le  maintien  de  M.  de  Villèle  au  pouvoir. 

Ainsi  les  deux  hommes  principaux  de  la  restauration  se  trouvaient 
désarmés  :  ils  ne  pouvaient  plus  rien  pour  elle.  L*un,  par  une  oppo- 
sition vive,  s'était  aliéné  les  bonnes  grâces  de  la  royauté,  l'autre  était 
condamné  niomentanément  à  l'inaction.  C'est  alors  qu'on  put  juger 
de  quel  poids  peuvent  être  dans  les  destinées  d'un  peuple  le  carac- 
tère et  l'esprit  d'un  roi,  même  d'un  roi  constitutionnel,  appelé  d'in- 
tervalle en  intervalle  à  se  prononcer  entre  les  mouvemens  des  partis. 
Le  cours  naturel  des  choses  ramenait  au  pouvoir  le  centre  droite 
puis  le  centre  gauche.  Maintenir  aux  affaires  M.  de  Martignac  le 
I^lus  long-temps  possible,  y  appeler  M.  Casimir  Périer  quand  les  exi- 
gences constitutionnelles  auraient  parlé,  telle  était  la  conduite  indi- 
quée &  la  couronne  tant  par  la  charte  que  par  les  intérêts  les  plus 
vrais  de  la  monardiie.  Mais  Charles  X,  au  lieu  d'agir  en  roi»  conspira 
comme  un  émigré. 

Que  fûtril  advenu  si  la  maison  de  Bourbon  ne  se  fût  pas  mise  dle- 
même  en  dehors  de  la  constitution  ?  Les  douze  années  écoulées  de- 
puis 1830  autorisent  ici  d'assez  plausibles  conjectures.  Une  partie 
considérable  de  l'opposition  constitutionnelle,  et  c'était  la  plus  intel- 
ligente, adhérait  en  1828,  avec  une  loyale  franchise,  au  gouverne- 
ment des  Bourbons.  Beaucoup  de  ceux  qui,  six  ou  sept  ans  aupara- 
vant, avaient  pu  demander  la  chute  de  la  dynastie  à  des  associations 
et  à  des  menées  secrètes,  avaient  renoncé  à  ces  pensées  étroites  et 
haineuses  ;  les  esprits  s'étaient  à  la  fois  élevés  et  calmés.  U  y  avait 
d'ailleurs  derriève  les  dtiéh  de  l'opposition  constitutionnelle,  derrière 
les  orateurs  et  les  publicistes  en  renom,  toute  une  jeunesse  que  son 
âge  et  son  caractère  séparaient  des  préjugés  et  des  complots  du  vieux 
libéralisme.  Nous  n'avions^u  cceur  de  haine  contre  personne,  et  c*est 
sans  déplaisir  aucun  que  nous  voyions  sur  le  trône  constitutionnel 
les  descendans  de  Louis  XIY.  Nous  ne  demandions  qu'à  user  libre- 
ment de  nos  facultés  et  de  nos  droits,  h  respirer  l'air  de  notre  siècle; 
mais  aussi ,  quand  nous  vîmes  qu'on  voulait  nous  étouDer  entre  les 
souvenirs  de  Coblentz  et  les  stupides  entraves  de  la  congrégation ,  & 
notre  impartialité  succéda  une  indignation  violente. 

Si  la  gauche  constitutionnelle  eût  été  appelée  au  pouvoir  par 


DISCOURS  PABXEMDlTAmBS.  439 

Charies  X,  il  se  fût  fait  dans  les  rangs  de  l'opposition  la  m«rae  sé^ 
ration  que  depuis  1830  :  autonr  de  prince  exécutant  loyalement  lu 
charte  se  seraient  rangés  les  hommes  vraiment  politiques,  et,  dans 
la  défense  des  droits  de  la  couronne,  les  ministres  du  centre  gauche 
et  de  la  gauche  modérée  n'enssent  pus  manqué  k  leurs  devoirs.  Ils 
auraient  accepté  la  lutte  avec  la  partie  ta  plus  vive  de  l'opposition;  ils 
l'eussent  soutenue  avec  fermeté.  Pour  n'avoir  pas  su  ce  qu'il  y  avait 
dans  M.  Casimir  Périer  et  dans  ses  amis  de  convictions  monarchi- 
ques, la  restauration  s'est  perdue. 

En  face  d'un  ministère  du  centre  gauche  et  de  la  gauche,  le  centre 
^it  et  le  côté  drcnt  eussent  repris  une  énergie  nouvelle.  Rien  ne 
retrempe  comme  l'opposition.  Que  de  moyens  les  royalistes  avaient 
en  leurs  mains  pour  reconquérir  le  pouvoir!  Un  habile  usage  de  la 
liberté  de  la  presse,  l'influence  du  ctergè,  l'inSueDce  de  la  grande 
propriété,  étaient  de  redoutables  armes.  Nous  eussions  eu  alors  nos^ 
tories  et  nos  vhigs  solid«nent  constitués  les  uns  vis-à-vis  des  autres, 
et  peut-être  quelques  années  ne  se  seraient  pas  passées  sans  ramener 
aux  affaires  M.  de  Villële,  successeur  naturel  de  Casimir  Périer  per- 
dant la  majorité. 

Ces  conjectures  rétrospectives  n'infirment  en  rien  la  nécessité  de 
ce  qui  s'est  fait.  La  restauration  n'a  pas  vécu,  parce  qu'elle  n'a  pas 
en  la  sagesse  de  vivre.  Dans  toute  péripétie  fondamentale  qui  change 
k  situation  d'un  peuple,  il  y  a  une  raison  profonde;  la  méconnaître, 
«e  serait  Mar  à  l'histoire  toute  moralité,  et  n'en  faire,  pour  ainsi 
parier,  qu'une  désespérante  ironie.  Fatale  destinée  de  la  maison  de 
Bourbon  1  Ce  n'est  pas  h  Coblentz,  ce  n'est  pas  k  Mittan,  ce  n'est  pas^ 
à  Hartwell,  c'est  à  Paris  même,  après  un  retour  ine^>éré,  que  sa 
cause  est  irréparablement  perdue.  Napoléon  est  tombé  du  tréne  pour 
lui  faire  place;  l'empire,  élevé  par  la  main  du  conquérant,  s'est 
écroulé,  afin  que  l'antique  royaume  de  France  pât  être  rendu  à  ceux 
qui  le  revendiquaient  comme  un  patrimoine;  ils  habitent  le  palais 
de  leurs  ancêtres,  ces  princes  hier  dans  l'exil;  tout  est  calme,  la  sé- 
dition ne  gronde  pas  autour  d'eux;  même,  en  parcourant  quelques 
provinces,  ils  ont  pu  entendre  des  acclamations  populaires;  les  in- 
sensés y  répondent  en  attaquant  les  droits  du  peuple ,  et  en  trois 
jours  ils  perdent  la  couronne  de  France  entre  one  partie  de  «basse 
et  une  partie  de  vhisti 

Cest  que  dans  cette  race  l'esprit  politique  n'halûtait  plus.  Il  fiiiit 
rendre  cette  justice  aux  Bourbons ,  que  jasqB'au  dernier  moment  de 
leur  poisMuce  Us  gardèrent  des  instincts  ^éreox  et  fnuifais  :  ils 


440  -  ABVCE  DBS  DEUX  MOHDBS. 

auraient  accueilli  avec  empressement  tout  ce  qui  aurait  pu  relever 
la  France  et  l'agrandir;  mais,  en  dehors  de  ces  noUes  sentimens, 
qudle  déplorable  impuissance  pour  comprendre  le  pays  et  le  con- 
duire 1 

Au  nombre  des  choses  funestes  au  gouvernement  royal  rétabli 
en  1814,  il  faut  mettre  en  première  ligne  les  passions  et  les  exigences 
du  clergé.  L'église  abusa  de  la  restauration  ;  elle  s'en  fit  un  instru- 
ment pour  dominer  la  société»  et  comme  elle  ne  trouva  pas  dans  la 
restauration  cette  force  de  résistance  que  tout  pouvoir  civil  intelli- 
gent oppose  toujours  à  l'ambition  ecclésiastique,  elle  l'entraîna  dans 
des  entreprises  insupportables  au  bon  sens  du  pays.  Autant  il  im- 
porte à  un  état  de  posséder  une  église  florissante  et  jouissant  du 
respect  mérité  des  peuples,  autant  il  est  nécessaire  que  ce  ne  soit 
pas  l'église  qui  possède  l'état  et  le  mène.  La  restauration  se  com- 
promit de  la  façon  la  plus  grave  pour  une  cause  qui  n'était  pas  la 
sienne  :  ceui  qui,  au  nom  du  clergé,  lui  demandaient  sans  relâche 
des  concessions  nouvelles,  pensaient  à  toute  autre  chose  qu  aux  in- 
térêts de  la  monarchie.  Quel  royaliste  que  M.  de  Lamennais  I 

Pour  avoir  été  inévitable ,  la  chute  de  la  restauration  fa'en  a  pas 
moins  eu  de  notables,  inconvéniens.  Elle  a  ébranlé  l'ordre  social  tant 
en  France  qu'en  Europe;  elle  a  enflammé  les  esprits,  elle  a  ramené 
un  moment  le  goût  des  révolutions.  On  a  pu  un  instant  prendre  le 
change  sur  la  mission  et  le  génie  de  notre  siècle;  on  a  pu  penser  que 
nous  allions  recommencer  l'histoire  des  années  qui  suivirent  1789. 
La  société,  remuée  jusque  dans  ses  derniers  fondemens,  laissa 
monter  à  sa  surface  ces  passions  mauvaises  et  ces  théories  folles  qui, 
dans  des  époques  bien  ordonnées,  manquent  de  moyens  et  d'audace 
pour  se  produire.     , 

Heureusement  les  choses  ont  repris  un  cours  plus  régulier  et  plus 
calme.  Les.  mouvemens  révolutionnaires  ont  cessé;  les  symptômes 
qui  avaient  pu  faire  craindre  une  guerre  générale  ont  depuis  long- 
temps disparu.  Néanmoins,  au  milieu  du  développement  plus  tran- 
quille de  ses  institutions,  il  y  a  pour  la  société  française  des  causes 
de  faiblesse  que  le  temps  n'a  pas  jusqu'à  présent  corrigées. 

Sous  la  restauration,  le  côté  droit  du  pays,  le  parti  royaliste,  re- 
poussait de  toute  participation  au  gouvernement  tout  ce  qui  con- 
stituait les  forces  vives  du  pays,  les  banquiers,  les  industriels,  les 
«écrivains,  enfin  tout  ce  qui  représentait  la  France  nouvelle.  Exclu- 
iiion  fatale  à  ceux  qui  la  prononcèrent  I 

Or,  le  côté  droit,  qui  voulait  alors  le  pouvoir  pour  lui  seul,  se 


DISCOURS  PARLEMENTAIRES.  441 

trouve  aujourd'hui  tout-à-fait  séparé  du  gouvernement^  tandis  que 
ceux  quli  en  repoussait  disposent  souverainement  ^  depuis  1830» 
de  la  puissance  publique.  La  bourgeoisie,  qui,  sous  Fancienne  dy- 
nastie ,  se  fût  estimée  heureuse  d'un  partage,  môme  inégal ,  d'in- 
fluence et  de  pouvoir  avec  la  grande  propriété,  a  été  tout  à  coup 
poussée  au  premier  rang  par  le  souffle  impétueux  des  révolutions , 
et  elle  est  devenue  maîtresse  avant  de  savoir  tout  ce  qu'il  faut  pour 
gouverner. 

Cette  élévation  si  rapide  de  la  bourgeoisie  ne  saurait  lui  être 
imputée  &  crime,  car  la  bourgeoisie  n'a  donné  l'exclusion  à  personne» 
et  ce  n'est  pas  sa  faute  si  des  évènemens  extraordinaires  qu'elle 
n'avait  point  provoqués  ont,  pour  un  temps,  écarté  du  pouvoir  les  re-* 
présentans  de  la  grande  propriété  et  de  l'ancienne  France.  Cette  si- 
tuation de  la  bourgeoisie  serait  insoutenable  et  fausse  si  elle  était  le^- 
résultat  d'une  violence  arbitraire;  mais  ici  la  nécessité  a  tout  fait.  lî^ 
est  désirable  que  ceux  qui,  par  leur  singulière  imprudence,  ont 
perdu  toute  participation  au  gouvernement  du  pays  arrivent  à  mieux 
comprendre  enfin  leurs  devoirs  et  leurs  droits.  La  grandeur  etla>, 
proscrite  de  la  France  ne  peuvent  résulter  que  du  concours  de  tous^. 
Avec  un  gouvernement  de  charte  octroyée,  le  côté  droit  pouvait  se- 
proposer  de  tendre  la  main  à  la  bourgeoisie  et  de  l'initier  graduelle* 
ment  au  pouvoir;  aujourd'hui  la  bourgeoisie,  portée  au  timon  du 
gouvernement  par  une  révolution,  attend  que  le  côté  droit  vienne 
lui  demander  une  place. 

Nous  n'avons  pas  dissimulé  les  inconvéniens  de  la  révolution 
de  1830;  nous  en  indiquerons  maintenant  les  avantages.  Les  libertés 
et  les  droits  constitutionnels  ont  conquis  un  terrain  qu'ils  ne  peuvent 
plus  perdre;  la  loi  fondamentale  du  pays  est  désormais  assise  sur  une 
base  inébranlable  :  elle  s'interpose  avec  une  autorité  souveraine  entre 
la  nation  et  la  dynastie  qui  préside  à  ses  destinées.  Toutes  les  ques- 
tions touchant  les  droits  respectifs  de  la  couronne  et  du  pays,  ques- 
tions qui  ont  embarrassé  d'une  manière  si  funeste  la  marche  de  la 
restauration ,  sont  vidées.  La  charte  n'est  plus  octroyée ,  elle  a  été 
consentie;  le  trône  n'est  plus  chose  reconquise  :  il  a  été  librement 
offert  et  constitutionnellement  accepté.  Les  libertés  les  plus  essen- 
tielles d'une  démocratie  tempérée  ont  été  organisées.  Puisque  ces 
progrès  incontestables,  puisque  ces  garanties  précieuses  n'ont  pu 
s'obtenir  que  par  un  changement  fondamental  dans  l'état,  la  révolu- 
tion de  1830  a  donc  toute  l'autorité  d'un  fait  nécessaire  et  primordial. 


Ma  BBVUB  DBS  DBUX  MONDB9. 

Le  cachre  politique  est  tracé,  défini  :  c'est  maintenanl;  à  la  société 
de  s'y  mouvoir  avec  puissance,  d'y  trouver  son  équilibre.  Sous  la  res- 
tauration ,  les  difficultés  semUaîent  venir  toutes  de  Tétat  imparfait 
des  formes  politiques  :  les  hommes  apparaissaient  conune  des  géans 
fiie  gênaient  d'indignes  obstacles;  qudle  force  ne  devaient-itaipas 
déployer  quand  ces  liens  seraient  tombés  I  Aujourd'hui  le  champ  est 
libre ,  les  institutions  sont  plu»  avancées  qu'on  ne  pouvait  alor»  le 
prévoir  et  l'espérer.  Tout  est  gagné  du  côté  des  choses;  mais  que 
dirons-nous  des  hommes? 

n  y  a  eu  certainement,  depuis  douze  ans,  de  nobles  forces  dépen* 
sées  au  profit  de  l'intérêt  public.  Cette  bourgeoisie,  sommée  à  l'im^ 
proviste  d'accepter  et  de  contenir  une  révolution,  de  porter  le  poids 
des  plus  lourdes  affaires,  n*a  pas  plié  sous  le  faix,  c'est  beaucoup. 
Nous  avons  vu  un  homme  tiré  d'une  maison  de  banque  pour  être 
soudainement  placé  à  la  tête  du  ministère  se  trouver  non  pas  la 
science,  mais  le  génie  du  gouvernement,  car  dans  des  choses  capn 
taies  il  a  su  vouloir  et  agir.  C'est  à  côté  de  lui  qu'ont  fait  leurs  pre- 
mières armes  et  qu'ont  commencé  de  grandir  les  deux  hommes  qui 
se  disputent  aujourd'hui  l'influence  politique,  et  qui  quittaient  alors, 
l'un  le  bureau  d'un  journal,  l'autre  une  chaire  de  professeur,  pour 
monter  au  pouvoir.  Les  premières  années  qui  ont  suivi  1830  ont  été 
fécondes  en  talens,  en  courages,  en  luttes  dramatiques  et  vives.  Vie* 
torieuse  de  l'ancien  régime ,  la  bourgeoisie  a  4û  réprimer  la  démc^- 
cratie  extrême,  et  c'est  après  cette  seconde  victoire  qu'elle  a  pu  aeu^ 
lement  reconnaître  combien  il  était  embarrassant  de  gouverner. 

La  situation  est  nouvelle  et  difficile.  Les  classes  qui  sont  en  pos^ 
session  de  la  puissance  sociale  n'ont  plus  devant  elles  un  gouverne-^ 
ment  suspect  et  hostile  qu'elles  pourraient  dénoncer  conmie  un 
obstacle  malfaisant  au  bien  qu'eUes  seraient  tentées  d'accomplfa^ 
elles  constituent  elles-mêmes  le  gouvernement,  elles  disposent  de  la 
majorité  partout  où  l'élection  donne  le  pouvoir.  Pas  davantage  ces 
classes  ne  sont  gênées  dans  leur  action  par  des  partis  violons;  de 
nuUheureux  essais  de  guerre  civile  ne  troublent  plus  la  cité.  Libras 
et  puissantes,  elles  se  trouvent  donc  responsables. 

On  peut  voir,  dans  la  sphère  parlementaire,  à  la  timidilé  de  pbfr* 
sieurs  actes,  à  l'indécision  de  certaines  idées,  combien  cette  respira^ 
sabilité  est  2>entie  par  ceui^  qui  la  portent.  Il  arrive  parfois  que^  àn^ 
vaut  de  grandes  qu,e$tÎ0Q8i  leur  regard  se  trouble;  aussi,  de  peurito 
s'égarer^  ils  s'abstiennent.  L'histoire  nous  montre  ce  qu'il  faut  et 


DISCOURS  PARLEHENTÂIRES.  U3 

temps  pour  que  des  classes  entières  apprennent  l'art  de  gouverner; 
ejoutez  qu'aujourd'hui  leur  noviciat  est  d'autant  plus  difficile  que  le 
pouvoir  dont  elles  disposent,  avant  de  savoir  vraiment  Texercer,  est 
phis  grand. 

Apprendre  le  gouvernement ,  contracter  Tesprit  politique ,  voilà 
donc  quel  doit  être  le  but  constant  de  la  bourgeoisie  française.  (Test 
id  une  ambition  nécessaire,  car,  le  voulût-elle,  la  bourgeoisie  ne 
pourrait  pas  se  décharger  sur  d'autres  du  fardeau  que  les  circon- 
stances à  venir  lui  imposeront  encore  davantage.  Dans  le  siècle  der- 
nier, un  des  hommes  que  ses  contemporains  aimaient  le  plus  à  lire 
leur  indiquait  ainsi  ce  qu'à  ses  yeux  il  y  avait  de  plus  sage  à  faire  : 

Je  laisse  au  roi  mon  maître ,  en  pauvre  dtoyen , 

Le  soin  de  son  royaume ,  où  je  ne  prétends  rien. 

Assez  de  grands  esprits ,  dans  leur  troisième  étage, 

fï'ayaat  pu  gouverner  leur  femme  et  leur  ménage. 

Se  sont  mis  par  plaisir  à  régir  Funivers. 

Sans  quitter  leur  grenier,  ils  traversent  les  mers; 

Ils  raniment  Tétat ,  le  peuplent ,  renrichissent; 

Leurs  marchands  de  papier  sont  les  seuls  qui  gémissent  (1). 

Toute  cette  satire  aujourd'hui  n'a  plus  d'application;  car,  mainte- 
nant ,  quel  est  le  député ,  quel  est  le  publiciste  qui ,  par  la  pensée , 
ne  traverse  pas  les  mers ,  et  qui ,  tout  en  demeurant  au  troisième 
étage ,  ne  veuille  partager  avec  le  roi  le  gouvernement  de  l'état?  Ce 
que  Voltaire  signalait  comme  un  ridicule  est  devenu  une  nécessité  : 
au  reste,  ce  qui  le  choquait,  c'était  surtout  l'impuissance  où  étaient 
réduits  ceux  qui  entreprenaient  ainsi  de  régir  l'univers;  le  poète  ne 
se  dissimulait  pas  les  maux  que  peuple  et  bourgeois  avaient  à  en- 
durer, et  il  ajoutait  : 

On  est  un  peu  fâché,  mais  qu'y  faire?...  Obéir. 
A  quoi  bon  cabaler  quand  on  ne  peut  agir? 

Aujourd'hui,  ceux  auxquels  Voltaire  donnait  ces  conseils  de  patience 
peuvent  et  doivent  agir  :  telle  est  la  différence  des  ieaxfs. 

Le  premier  des  remèdes  à  appliquer  au  malaise  mocal  dont  nous 
nous  plaignons  est  l'éducation  politique  de  la  bourgeoisie,  car  elle 
occupe  seule  le  gouvernement,  dont  se  tient  encore  séparé  le  côté 

(I)  Voltaire ,  les  Cahaks. 


kki  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

droit  du  pays»  et  qui,  sous  peine  de  périr,  ne  saurait  aujourd'hui 
pencher  davantage  du  côté  du  peuple.  Aussi,  c'est  à  la  bourgeoisie 
que  s'adressent  toutes  les  plaintes ,  toutes  les  espérances ,  toutes  les 
accusations ,  tous  les  éloges  :  on  s'aperçoit  qu'elle  est  sur  le  trône. 
Les  uns  lui  reprochent  de  ne  pas  répondre  à  l'attente  de  la  société; 
ils  ne  trouvent  pas  dans  son  gouvernement  ce  qu'après  1830  ils  avaient 
espéré;  d'autres  célèbrent  sa  sagesse,  qui  à  leurs  yeux  est  une  ga*- 
rantie,  une  ancre  de  salut. 

Nous  ne  dirons  pas  à  la  bourgeoisie  que  ces  contradictions  prou- 
vent qu'elle  a  rencontré  le  milieu  le  plus  juste  dans  les  choses  hu- 
maines; nous  croyons  au  contraire  qu'elle  doit  beaucoup  se  préoc- 
cuper des  reproches  qu'elle  encourt.  Non  que  nous  puissions  un 
moment  nous  joindre  à  ceux  qui  prononcent  contre  elle  les  mots 
d'égoïsme  incurable,  de  bassesse  d'esprit  et  de  cœur  :  il  faut  laisser 
ces  déclamations  aux  calomniateurs  systématiques  ou  aux  enfans 
qui  ne  savent  rien  de  la  vie.  Mais  la  bourgeoisie  doit  faire  sur  elle- 
même  un  travail  d'examen  et  de  réforme  pour  ne  pas  laisser  dégé- 
nérer son  gouvernement  en  une  gestion  mesquine  d'intérêts  étroits 
.et  souvent  mal  compris  :  puisqu'ils  sont  au  pouvoir,  les  membres  de 
la  bourgeoisie  doivent  s'élever  des  préoccupations  individuelles  à  Tes- 
^prit  politique. 

Dans  l'intérieur  d'une  société,  l'esprit  politique  consiste  à  faire 
.avec  précision  la  part  de  ce  qui  doit  être  conservé,  maintenu  d'une 
.manière  inébranlable ,  et  de  ce  qui  appelle  des  réformes  motivées, 
nécessaires.  Ceux  qui  ont  le  fanatisme  de  l'immobilité  ne  sont  pas 
plus  sages  que  ceux  que  possède  la  manie  des  innovations.  Quand  un 
gouvernement  a  contre  lui  à  la  fois  les  stationnaires  et  les  utopistes, 
il  peut  penser  qu'il  est  dans  le  vrai. 

A  l'extérieur,  l'esprit  politique  consiste  à  soutenir  la  dignité  du 
pays  sans  forfanterie  comme  sans  faiblesse,  à  porter  dans  les  rapports 
avec  les  peuples,  dans  les  négociations  avec  les  gouvernemens,  toute 
la  conscience  et  tout  le  poids  de  la  grandeur  nationale,  à  sentir  ce 
qu'on  vaut,  à  ne  pas  croire  qu'à  la  première  résistance  il  sera  répondu 
par  la  guerre,  à  vouloir  que  dans  le  maintien  d'une  paix  nécessaire, 
non  pas  à  une  seule  puissance,  mais  à  toutes,  chaque  cabinet  apporte 
sa  concession,  et,  s'il  le  faut,  son  sacrifice.  En  face  d'états  qui  par- 
courent encore  une  période  ascendante  comme  l'Angleterre  et  la 
Russie,  la  France  doit  apporter  un  soin  d'autant  plus  jaloux  à  étendre 
^n  influence,  à  maintenir  ses  droits.  Si  en  ce  moment  nous  ne  pou* 
vons  nous  élever,  au  moins  ne  perdons  rien. 


DISCOURS  PARLEMENTAIRES.  445 

La  révolution  et  la  monarchie  de  1830  compteront  bientôt  autant 
d'années  que  la  restauration ,  et  déjà  le  parallèle  est  institué  aux 
yeux  du  monde.  Chaque  jour  vient  apporter  des  élémens  nouveaux 
à  cette  comparaison  qui  prépare  le  jugement  souverain  de  Tavenin 
On  raconte  que  dans  les  temps  antiques  il  y  eut  des  rois  dont  un  his- 
torien, témoin  incorruptible,  enregistrait  chaque  jour  les  actions  et 
les  paroles  :  ces  rois  ne  l'ignoraient  pas,  ik  avaient  sans  cesse  à  se 
demander  ce  qu'on  penserait  après  eux  de  leurs  discours  et  de  leurs 
actes,  et  l'on  assure  que  les  peuples  éprouvèrent  souvent  les  heu- 
reux effets  de  cette  inquiétude  salutaire.  La  prévision  des  jugemens 
de  l'histoire  aura-t-elle  moins  d'empire  sur  une  époque  démocra- 
tique? 

Lerbonier. 


TOUB I.  S9 


LES  AMÉRICAINS 


JEN  BTEÔPE 


ET  LES  EUROPÉENS 


AUX  iTATS-UMXS. 


VOYAGES  DE  CHABLES  DICKENS, 
MISS  MABTINEAU,  HAABYATT,  LIEBER,  etC,  EN  AMÉBIQUE  ; 

FENIMOBE  CÔOPEB, 
WILLIS,  SANDEBSON,  etc.,  EN  EUBOPE. 


Beaucoup  de  citoyens  des  États-Unis  ont  récemment  visité  l'Eu- 
rope et  communiqué  leurs  réflexions  au  public;  Willis  nous  a  donné 
ses  Pencillings  by  the  way  [Coups  de  crayon  d'un  voyageur) y  Fenî- 
more  Cooper  ses  Recollections  of  Europe,  England,  Italy,  Excursions 
in  Switzerland,  Résidence  in  France,  Homeward  bound,  six  volumes 
de  critiques  ou  plutôt  de  préjugés;  nous  possédons  en  outre  V Ameri- 
can in  Paris,  les  Sketches  of  Paris,  par  Sanderson,  les  Lettres  écrites  de 
Paris,  par  J.  D.  Franklin,  et  les  Sketches  of  Society  in  Great-Britain, 
par  C.  S.  Stewart.  Willis  a  de  l'esprit  et  de  la  malice  sans  bon  goût 
et  sans  convenance,  Cooper  de  la  mauvaise  humeur  sans  philoso- 
phie. Le  reste  ne  s'élève  pas  au-dessus  de  la  médiocrité. 


TOTA»IIBS  ADX  ÉTAT»-IIIfB.  U9 

jeté  ses  langes,  ne  compreonent  absolument  rien  k  ce  vieux  phénix 
social  de  ootre  moade,  qui,  depuis  1789,  s'agite  sar  son  bdcher,  es- 
pérant renaître  un  jour.  Willis ,  en  Angleterre»  se  préoccupe  de  la 
façon  dont  on  mange;  Fenimore  Cooper,  en  France,  de  celle  dont 
on  donne  le  bras  à  une  dame.  Cet  enfantillage  excessif  provoque  le 
sourire;  on  croit  voir  une  petite  fille  qui  joue,  sans  les  comprendre, 
avec  les  bijoux,  la  boite  h  mouches  et  les  mystères  de  l'aïeule. 

L'aveuglement  de  Fenimore  Cooper  au  milieu  de  nos  émeutes  est 
tODt-it-fait  burlesque.  11  n'y  aperçoit  que  des  gardes  nationaux  qui 
courent  les  rues,  et  des  gamins  qui  braillent.  Il  est  surtout  très  plai- 
sant lorsque,  après  avoir  présenté  l'émeute  sous  d'assez  aimables 
couleurs ,  mais  se  voyant  surpris  par  elle  dans  les  rues  de  Paris ,  il  se 
met  tout  à  coup  sous  la  protection  d'un  corps-de-garde  et  s'écrie  : 
s  Je  trouvai  bon  une  fois  dans  ma  vie  d'être  jutte-milieu.  n  On  con- 
naît le  talent  de  M.  Cooper  pour  la  narration  intéressante,  et  l'on 
supposerait  assez  volontiers  qa'un  raconteur  aussi  pittoresque  a  dd 
tronver  dans  le  Paris  de  1830,  dans  notre  société  mêlée  et  dans  les 
jours  les  plus  étranges  de  nos  derniers  temps,  quelques  matériaux 
dignes  de  lui.  £fa  bien  !  non;  cet  observateur  a  passé  parmi  nous  les 
tmiUes  années  de  1830,  de  1831,  de  1833,  du  choléra  et  de  Saint- 
Mèry,  sans  avoir  fait  sa  récolte.  Oui,  cela  est  arrivé  h  M.  Cooper.  On 
est  effrayé  de  cette  puérilité,  de  cette  nullité  des  observations  d'un 
boDune  de  talent  qui  ne  sait  pas  voir.  Dickens,  homme  d'esprit  qui 
baUlle  fort  agréablement,  nous  amuse  at  nous  distrait  du  moins, 
quand  il  nous  parle  des  États-Unis.  Mais  Fenimore  Cooper  h  Paris* 
remarquant  que  les  Tuileries  ont  été  eoastmite«  par  Cetberine  de 
Hêdicis,  et  qu'un  garde  national  qui  passe  est  possesseur  d'un  très 
grog  ventre,  fait  peine  en  vérité;  à  quoi  servent  le  talent  et  la  gloire? 
Si  U.  Cooper  nous  satisfait  peu  et  ne  nous  apprend  rien  lorsqu'il 
parle  de  la  France,  en  revanche  il  contient  des  révélations  fort  cu- 
rieuses sur  son  pays,  il  all^e  des  faits  dont  la  valeur  et  l'impor- 
tance futures  sont  énormes.  U  évalue  à  cinq  cent  mille  âmes  paf 
année  l'accroissement  de  la  population  en  Amérique,  y  compris 
l'émigration.  Déjà  la  populatioh  d'un  seul  état  Aéçaue  celle  des 
royaumes  de  Hanovre,  de  Wurtemberg  et  de  Danemark.  Souvent 
aussi  il  se  trompe  d'une  manière  bizarre.  A  Pbiladelpbie,  le  mot  fran- 
çais mère  a  remplacé,  pour  beaucoup  de  penooues,  le  mot  anglais 
mother.  <>tt«  ^trauge  substitution  dicte  k  H.  Ofto^a  une  réclamation 
plus  ëtrautjf:  *^ja*:.  Il  [vend  le  mot  Mère  pour  le  suliitantif  anglais 


r\ 


k- 


kiS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mistriss  Trollope,  Dickens,  ont  passé  au  crible  rAmérique;  Cooper^ 
l'auteur  des  Pencillings,  et  quelques  autres ,  se  sont  chargés  de 
faire  à  l'Europe  son  procès.  Irving,  honune  de  goût,  traite  les  An- 
glaiSy  ses  pères,  avec  une  condescendance  filiale. 

Grâce  i  ces  soixante  et  quelques  volumes  ,^  on  peut  voir  T Amë* 
rique  sans  bouger  de  place,  et  tranquillement  assis  au  coin  de  son 
feu.  On  emprunte  ainsi  les  lunettes  de  vingt  personnes  de  tous  les 
pays,  y  compris  les  Américains  eux-mêmes.  On  écoute  tous  ces  rap- 
porteurs, on  se  garde  bien  de  les  croire  sur  parole,  et  Ton  compare 
leurs  récits.  Comment  une  seule  des  faces  de  l'Amérique  septentrio- 
nale vous  échapperaitrelle,  soumise  tour  à  tour  à  l'examen  contra- 
dictoire d'un  docteur  allemand,  d'un  diplomate  suédois,  d'un  roman- 
cier américain,  d'un  prêtre,  d'un  historien,  d'un  statisticien,  sans 
compter  une  romancière,  une  économiste,  un  marin,  un  capitaine 
de  cavalerie,  un  peintre  de  mœurs  et  un  dramaturge?  Non-seulement 
les  points  de  vue,  mais  les  époques,  diffèrent,  ainsi  que  les  localités 
visitées  et  décrites.  Le  plus  récent  et  le  plus  spirituel  de  ces  voya- 
geurs, Charles  Dickens ,  ne  se  pique  ni  de  philosophie  ni  de  profon- 
deur, mais  il  est  fort  gai.  Il  a  rapporté  de  son  voyage  une  douzaine 
de  croquis,  exécutés  d'un  crayon  rapide,  qui  ne  trahit  ni  mauvaise 
humeur  ni  prétention.  Si  l'on  compare  à  ses  esquisses  comiques  les 
caricatures  amères  de  mistriss  TroUope,  les  justifications  maladroites 
de  miss  Martineau,  les  caustiques  accusations  du  capitaine  Marryatt, 
pendu  en  effigie  par  ses  bêtes,  et  qui,  en  revanche,  les  a  écartelés  et 
crucifiés  dans  son  livre,  on  obtiendra  des  résultats  curieux.  Cette 
manière  de  comprendre  et  de  vérifier  l'histoire  des  peuples  et  des 
faits  m'a  toujours  paru  infaillible.  En  rectifiant  l'une  par  l'autre  des 
valeurs  diverses,  il  est  impossible  ne  ne  pas  arriver  aux  sommes 
véritables;  en  balançant  les  opinions  hostiles ,  on  atteint  la  réalité. 
Parmi  ces  contradictions  violentes,  tous  les  faits  qui  résistent  demeu- 
rent évidens  et  acquis. 

Rien  par  exemple  ne  trahit  plus  vivement  le  fond  du  caractère 
américain  et  l'état  social  de  l'Union  que  l'aspect  singulier  sous  lequel 
nos  contrées  européennes  se  présentent  à  ses  voyageurs,  et  la  ma- 
nière dont  ils  nous  jugent.  Ils  ont  d'incroyables  admirations  et  des 
colères  peu  raisonnables.  Ils  tombent  à  genoux  devant  un  vaudeville^ 
mais  ne  donnent  pas  la  moindre  attention  à  nos  grands  évènemens 
ou  à  nos  honunes  de  premier  ordre.  Les  membres,  même  les  plus 
distingués  par  l'intelligence,  de  cette  société  qui  n'a  pas  encore  re- 


VOYAGEURS  AUX  ÉTATS-UNIS.  H9 

jeté  ses  langes,  ne  comprennent  absolument  rien  à  ce  vieux  phénix 
social  de  notre  monde,  qai,  depuis  1789,  s'agite  sur  son  bâcher,  es- 
pérant renaître  un  jour.  Willis,  en  Angleterre,  se  préoccupe  de  la 
façon  dont  on  mange;  Fenimore  Cooper,  en  France,  de  celle  dont 
on  donne  le  bras  à  une  dame.  Cet  enfantillage  excessif  provoque  le 
sourire;  on  croit  voir  une  petite  fille  qui  joue,  sans  les  comprendre, 
avec  les  bijoux,  la  boîte  à  mouches  et  les  mystères  de  Faîeule. 

L'aveuglement  de  Fenimore  Cooper  au  milieu  de  nos  émeutes  est 
tout4Hfait  burlesque.  U  n'y  aperçoit  que  des  gardes  nationaux  qui 
courent  les  rues,  et  des  gamins  qui  braillent.  Il  est  surtout  très  plai- 
sant lorsque,  après  avoir  présenté  l'émeute  sous  d'assez  aim£Â)les 
couleurs ,  mais  se  voyant  surpris  par  eUe  dans  les  rues  de  Paris ,  il  se 
met  tout  à  coup  sous  la  protection  d'un  corps-de-garde  et  s'écrie  : 
a  Je  trouvai  bon  une  fois  dans  ma  vie  d'être  juste-^nilieu.  »  On  con- 
naît le  talent  de  M.  Cooper  pour  la  narration  intéressante,  et  l'on 
supposerait  assez  volontiers  qu'un  raconteur  aussi  pittoresque  a  dû 
trouver  dans  le  Paris  de  1830,  dans  notre  société  mêlée  et  dans  les 
jours  les  plus  étranges  de  nos  derniers  temps,  quelques  matériaux 
dignes  de  lui.  £h  bien!  non;  cet  observateur  a  passé  parmi  nous  les 
terribles  années  de  1830,  de  1831,  de  1832,  du  choléra  et  de  Saint- 
Méry,  sans  avoir  fait  sa  récolte.  Oui,  cela  est  arrivé  à  H.  Cooper.  On 
est  effrayé  de  cette  puérilité,  de  cette  nullité  des  observations  d'un 
homme  de  talent  qui  ne  sait  pas  voir.  Dickens,  honune  d'esprit  qui 
babille  ifbrt  agréablement,  nous  amuse  et  nous  distrait  du  moins, 
quand  il  nous  parle  des  États-Unis.  Mais  Fenimore  Cooper  à  Paris» 
remarquant  que  les  Tuileries  ont  été  construites  par  Catherine  de 
Médicis,  et  qu'un  garde  national  qui  passe  est  possesseur  d'un  très 
gros  ventre,  fait  peine  en  vérité;  à  quoi  servent  le  talent  et  la  gloire? 

Si  M.  Cooper  nous  satisfait  peu  et  ne  nous  apprend  rien  lorsqu'il 
parle  de  la  France,  en  revanche  il  contient  des  révélations  fort  cu- 
rieuses sur  son  pays.  Il  allègue  des  faits  dont  la  valeur  et  l'impor- 
tance futures  sont  énormes.  U  évalue  à  cinq  cent  mille  âmes  pai* 
année  l'accroissement  de  la  population  en  Amérique,  y  compris 
l'émigration.  Déjà  la  populatioh  d'un  seul  état  dépasse  celle  des 
royaumes  de  Hanovre,  de  Wurtemberg  et  de  Danemark.  Souvent 
aussi  il  se  trompe  d'une  manière  bizarre.  A  Philadelphie,  le  mot  fran- 
çais mère  a  remplacé,  pour  beaucoup  de  personnes,  le  mot  anglais 
mother.  Cette  étrange  substitution  dicte  à  M.  Cooper  une  réclamation 
plus  étrange  encore.  Il  prend  le  mot  mère  pour  le  substantif  anglais 


UO  MWnm  DBS  0BVK  MOWMKK 

mafv^  qui  se  prononce  i  peu  près  de  même,  el  signifie  une  jtaneni. 
a  A-tronjatamyvLf  demancte4-il  gravemeiit  {!),  tm  JUs  appekrâm 
mère  une  jument  P» 

Dissertations  sur  la  saïqte  au  bsiiy  mv  son  identité  a^ec  le  pap  qui 
nourrit  les  enfans  anglais^  sur  les' croisées  et  leur  origine,  sm^im 
jardins  àParisellesbonsiiourgeoia  qtii  s*  avisent  de  dtner  dans  leur 
jardin,  Toità  tout  ce* qaele  célèbre  Gooper  a  recueilli  d'intéressant 
dans  ce  vieux  monde  aux  jeunes  désirs,  dans  ce  grand  rëservàir 
d'ambitions  qui  s'annulent  mutuellement  et  de  folies  qui  vendent  la 
.âagesse,-*^à  Paria.  Ses  opinions  et  ses  préceptes  politiques  sont  mar- 
qués d'un  tnnbrè  tout  particulier.  Il  dit  et  il  croit  que  le  meitlèir 
^gouvernement  pour  la  France  serait  Henri  Y  à  la  tête  d*une  fétm^ 
hlique.Vraimeiit»  cela  est  fort  joli,  imaginez  une  chattie  de  wagOM 
traînés  par  de^  cotombes  sur  un  chemin  de  fer,  ou  une  salle  de  bhl 
éclairée  à  coups  de  canon.  Toutes  les  rêveries  de  ces  hommes  pdB^ 
tiques,  qui  ne  tentent  pas  que  les  formes  politiques  ne  changeront 
rien  ft  la  maladie  interne^  produisent  sur  le  philosophe  un  effet  Irin^ 
gulier.  n  croit  voir  des  tailleurs  que  Ton  appellerait  à  titre  de  mt&b^ 
dus^  et  qui  voudraient  nous  guérir  delà  fièvre  ou  de  la  jaunisse' en 
nems  faisant  endosser,  qui  un  frac,  qui  une  veste  de  chasse.  Tel  tail- 
leur vote  pour  le  despotisme  militaire,  tel  autre  pour  le  fédéralisirae, 
tel  autre  pour  la  répvUique  coiinnerçante.  Mais,  de  toutes  ces  iii^ 
vBUtions,  la  plu»  diarmante  est  assurément  celle  de  M.  Caeipsft 
un  monarque  absolu,  fils  de  monarques  absolus,  commandant  à  imê 
démocratie  toute  poissante.  A.chaque  page,  on  est  forcé  d'admhiériii 
badaude  créduHtéde  cet  homme  qui  a  un  coin  de  génie,  écrivain  sin- 
{[ulier,  minutieux ,  trop  complet  et  cependant  incomplet.  Un  soir,  il 
rencontre  dans  les^  Tuileries,  pendant  le  feu  d'artifice,  un  petit  tieil- 
làrd  qui  lui  prédit  que  la  révohition  recommencera  en  l'an  1810,  et 
il  le  croit.  Un  aittre  Jour,  il  tombe  en  extase  devant  un  nègre,  espion 
de  son  métier,  qu'il  remontre  dans  une  antichambre,  orné  de  la 
double  vertu  de  nettoyer  des  bottes  et  d'avoir  menti  toute  sa  vie. 

Il  7  a  des  gens  qin  aiment  la  fraude  pour  h  fraude  :  tel  était  ce 
nègre,  nonmié  Barris,  que  Fenimote  Cooper  loue  singulièrement, 
iant  les  idées  de  probité  sont  àhérées  par  les  passions  politiques. 
Barris  avait,  servi  d'e^non  double  à  lord  Comwallis  pour  les  An^m, 
et  au  marquis  de  Lafayette  pour  les  Américains.  Lorsque  CornwaBia 

(1)  MêHâênm  in  F^mu»,  p.  m,  éd.  Bradry. 


TOTA€BimS  AUX  'ÊTATSHOmS.  IJSl 

se  fut  rendu,  il  trouva  dans  rantidMind>r6  du  yainqueior,  auqud  il 
faisait  sa  visite,  ce  nègre  traître  qui  nettoyait  les  bottes  du  marquis* 
—  cBahl  s'écria  le  général  anglais I  Cest  vous,  Harryl...  Je  n'aurais 
pas  cru  vous  trouver  icit  —  Il  but  Men ,  répondit  l'espion,  faire 
4|uek}ue  petite  chose  pour  sa  patrie  I  »  Ce  nègre  perfide,  qui  n'avait 
d'autre  patrie  que  la  bourse  des  deux  adversaires,  et  d'autre  patrie- 
tisme  que  sa  cupidité  honteuse,  a  prebabkflient  servi  de  modèle  au 
héros  du  roman  de  Cooper,  the  Spy.  Il  avAlt,  toute  sa  vie,  travaillé 
au  succès  des  hommes  qui  devaient  somnettrè  les  enfans  de  rÀfiique 
à  la  plus  humiliante,  à  la  plus  cruelle  des  sel^vitudes.  Une  comédie 
plaisante,  c'est  de  voir  l'admiration  de  Gooper  poiùr  cette  réponse 
etpour  ce  nègre. 

Malgré  tant  d!enfantillages,  la  lecture  des  huit  ou  db  foyaigeurs 
^américains  qui  ont  visité  l'Europe  est  assev  piquante  pour -un  Fran- 
çais. Le  ridicule  de  nos  prétentions ,  le  caractère  Hloghiue  de  nos 
halntudesetde  nos  moeurs,  ne-leur  édiappent  guère. En  général,  les 
étrangers  sont  très  bons  à  consulter;  ils  sont  frappés  des  partlcula- 
ritéff  que  nous  ne  remarquons  pas.  Cooper  lui^^némea  très  bien  ob- 
servé que  la  France  est  aujourd'hui  livrée  k  un  méftmge  dangereux 
4e  &its  qui  résultent  du  despotinne  ancien  et  de  lois  ou  de  désirs  qui 
appartiennent  à  la  démocratie.  Gentridisez,  c'est-k^4ire  deqiotisez, 
voilà  ce  que  dit  Napoléon  après  Louis  XIV.  Individualisez  et  épar- 
piUez^y  voilà  ce  que  dit  la  liberté  des  journaux,  et- ce 'que  répètent  les 
livres.  Abefurde  mélange  de  la  hmiièré  et  de  l'ombre,  du  oui  ou  du 
iMm,  des  termes  les  plus  contradictoires.  Cest  le  vrai  mal  de  la 
Xrence.Un  gouvernement  constitutionnel  n'est -pas  la  juxta^fosition 
des-  contraires ,  mais  la  lutte  féconde  des  intérêts  dont  chacun  cède 
m  peu  pour  gagner  davantage.  En  France ,  les  habitudes  sont  nées 
de  l'extrême  asservissement;  les  tendances  s'élancent  vers  l'extrême 
affranchissement.  Jugez  de  quelles  douleurs  la  nation  doit  être  as- 
saillie. 

Notre  monde  vietUi,  qui  cherche  à  se  r«jenmr,  se  rapproche  né-, 
oessairement,  par  l'intention  du  moins,  de  ce  mionde  jeune  et  à  peine 
iDimé,  qui  voudrait  se  donner  pour  accompli.  La  France  de  Mira- 
beau et  de  Voltaire  se  retrouve  dans  la  république*  nouvelle,  sôriie 
des  mains  de  Locke  et  de  Washington;  Uy  a^plus  d'une  analogie  entre 
nous  et  les  États-Unis.  Nous  coïncidons  en  pîusieurspoints  avec  cette 
création  étrange  née  du  puritanisme  anglais,  conf  démocratique  vetm 
au  monde  au  xvir  siècle  et  couvé  au  xvm^pàr  la  philosophie voltai- 
rienue.  Il  faut  lire  les  soiiante  voyageurs  dont  je  n'ai  cité  plus  haut 


452  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  principaux,  pour  reconnaître  combien  il  y  a  de  la  France 
actuelle  dans  TAmérique  septentrionale,  et  des  États-Unis  dans  la 
France.  On  part  des  mêmes  principes,  on  marche  au  même  but,  on 
se  heurte  contre  les  mêmes  erreurs;  on  croit  h  Tégalité  des  hommes, 
ce  qui  est  dangereux;  on  croit  à  la  bonté  naturelle  de  Thomme, 
conune  s'il  n'avait  ni  passion ,  ni  intérêt ,  ce  qui  est  fou.  On  regarde 
le  travail  matériel  et  industriel  comme  une  panacée  à  laquelle  jrien 
ne  résiste,  ce  qui  est  faux. 

Mais  dû  moins  cette  prépondérance  exclusive  de  l'industrie  et  du 
commerce,  dangereuse  pour  les  pays  très  avancés  en  civilisation, 
exerce-t-elle  sur  les  États-Unis  une  influence  bienfaisante?  L'Amé- 
rique septentrionale,  ce  n'est  pas  encore  un  pays,  c'est  une  ébauche; 
ni  un  gouvernement,  mais  une  épreuve;  ni  un  peuple,  mais  mille 
peuples.  Là  tout  se  transforme  sous  l'œil  du  philosophe ,  conune  les 
substances  mêlées  dans  le  vase  ou  la  cornue  se  métamorphosent  sous 
l'œil  du  chimiste.  Là,  observer  ne  suffit  pas;  il  faut  calculer  les  trans- 
formations perpétuelles  qui  s'opèrent.  Cette  civilisation  qui  s'arrange 
sur  une  échelle  si  énorme,  avec  des  circonstances  si  extraordinaires, 
mérite  une  contemplation  attentive.  Elle  est  encore  peu  avancée;  le 
laboratoire  est  bizarre  autant  que  vaste,  et  le  philosophe  ne  peut  pas 
trouver  de  sujet  plus  digne  de  lui.  • 

Malheureusement  la  plupart  des  voyageurs  qui  parcourent  les 
provinces  de  l'Union  ne  sont  pas  des  philosophes.  Miss  Butler,  ac- 
trice distinguée  et  spirituelle,  décrit  fort  bien  les  singularités  de 
mœurs  et  les  nouvelles  impressions  produites  par  ces  vastes  paysages 
sur  son  imagination  et  sa  sensibilité  féminines.  Le  capitaine  Hamil- 
ton  apprécie  avec  finesse  les  relations  diplomatiques  et  les  tendances 
politiques  de  l'Union.  L'AUemand  Puckler-Muskau  est  léger  comme 
un  Allemand  qui  se  fait  léger,  c'est-à-dire  qu'il  l'est  trop.  L'autre 
Allemand,  Grundt,  espèce  de  docteur  paradoxal,  brouille  toutes  les 
idées  et  tous  les  faits  par  un  confus  assemblage  de  souvenirs  euro- 
péens et  d'afiectations  philosophiques.  Audubon  connaît  bien  les 
oiseaux  des  bois,  mais  très  peu  les  hommes  des  viUes  et  des  villages. 
Miss  Martineau,  partie  d'Angleterre  avec  la  ferme  résolution  d'ad- 
mirer les  États-Unis ,  selon  les  lois  de  l'esthétique  et  de  l'économie 
'  politique,  a  été  surprise  de  se  voir  forcée  d'enrayer,  et  les  nuances 
de  blâme  involontaire  qui  traversent  son  admiration  préalable  produi- 
sent un  efiet  amusant.  Marryatt,  apportant  dans  ce  nouveau  monde 
les  plus  invétérés  des  préjugés  anglais,  se  venge  à  force  d'épigrammes 
de  l'ennui  que  lui  a  fait  éprouver  le  pays  des  améliorations  maté- 


Y0TAGBUH8  AUX  ÉTAT9-imi5.  488 

rieDes.  Dickens  prend  son  parti  plus  brayement;  sa  plaisanterie  est 
moins  amëre  et  pins  aimable;  elle  éclaire  avec  grâce  quelques  parti- 
cularités de  la  vie  intime  en  Amérique. 

Tyrone  Power  est  nn  acteor.  Il  a  le  style  vif,  souple,  facile ,  acci- 
denté et  nomade  d*un  mime  qui  court  le  monde.  U  a  tu  les  Amé- 
ricains par  leurs  meilleurs  côtés,  et  c'est  lui  qui  les  juge  avec  l'indul- 
gence la  plus  sympathique;  ils  l'ont  applaudi,  i^leur  en  sait  gré. 
Rien  de  plus  démocratique  qu'un  acteur.  Cette  hcÂitude  de  la  foule, 
cette  servitude  devant  la  masse,  ce  culte  de  l'apparence,  qui  plient  le 
cou  et  courbent  le  front  des  plus  nobles,  des  plus  dignes,  des  Tafana, 
des  Kemble,  des  Garrick,  sont  essentiellement  républicains.  Il  faut 
opposer  Tyrone  Power  à  Marryatt  et  à  Basil  Hall  pour  connaître  les 
mérites  et  les  qualités  des  citoyens  de  l'Amérique ,  trop  sévèrement 
JQgés  par  la  plupart  des  Anglais. 

Le  capitaine  Basil  Hall  est  de  cette  race  que  l'Angleterre  va  perdre, 
raee  qui  ne  pouvait  naître  que  dans  une  tle ,  et  que  nous  voyons 
pmndre  avec  la  première  civilisation  britannique;  race^qui  aime  à 
vmr  pour  voir,  qui  n'est  satisfaite  qu'en  courant,  qui  sort  de  chez  elle 
pour  voir  (  to  see  sights  ) ,  mot  exclusivement  anglais,  a  Oës  ma  pre- 
nûère  enfance,  dit  ce  capitaine ,  je  me  suis  désigné  à  moi-même  un 
certain  nombre  de  curiosités  à  voir,  et  je  les  ai  vues.  »  Ces  curiosités 
étaient  le  Japon,  l'Amérique,  l'Egypte  et  la  Polynésie.  Si  tons  ces 
touristes  ont  assez  mal  compris  et  jugé  superficidlement  les  États- 
Dnis,  la  comparaison  de  leurs  récits  donne  à  leur  étude  parallèle  un 
caractère  important;  ils  se  contredisent,  mais  ils  s'éclairent. 

L'élément  démocratique  anglais,  s'étant  détaché,  vers  le  milieu 
du  xvii''  siècle,  des  autres  élémens  de  la  constitution  britannique, 
s'est  réfugié  en  Amérique.  Là  il  fait  son  œuvre  tout  seul.  C'est  lui 
qd  donne  le  singulier  spectacle  auquel  nous  assistons.  Comme  ce 
même  élément,  pendant  le  cours  du  XTm*  siècle,  s'extravasa  sur  liai 
France,  et  y  produisit  les  grands  effets  moraux  par  lesquels  nous 
sommes  encore  dominés,  il  se  trouva  que  des  deux  côtés  de  TAtlan- 
tique,  la  patrie  de  Franklin  d'une  part,  et  de  l'autre  lé  pays  de  Mira- 
beau et  de  Camille  Desmoulins,  suivirent  une  voie  parallèle,  malgré 
la-diversité  des  races.  Comment  l'Amérique  ne  halrait-eUe  pas  l'An- 
gleterre? Elle  représente  la  portion  puritaine,  rebelle  et  démocra- 
tique, qui  n*a  pas  voulu  s'accommoder  originairement  de  l'aristocratie 
anglaise.  Comment  la  France  ne  serait-elle  pas  ce  qu'elle  est?  Elle 
représente  le  tiers-état  long-temps  asservi ,  mi^ntenant  triomphant 
et  le  cœur  plein  d*un  Gel  amer?  L'envie  et  la  haine  de  la  démocratie 


(Siii  RBVUE  ras  dbux  mondes. 

américaioe  ont  TOcéan  à  traverser  pour  rencontrer  le  vieil  ennemi: 
nous  n'avons  pas  autant  de  chemin  à  faire;  mais  sous  beaucoup  de 
rapports  les  deux  pays  se  rencontrent  et  se  touchent.  La  plupart  de 
nos  défauts  sont  des  défauts  américains.  Dans  ce  pays  comme  chez 
nous,  toutes  les  paroles  sont  larges,  toutes  les  phrases  sont  grandes. 
Nous  appelons  un  apothicaire  ^^Aarmacïe».  Nous  n'avons  plus  d'éph- 
ciers;  sur  un  écriteau  rouge,  on  lit  en  caractères  jaunes  :  Commerce 
universel  des  denrée  coloniales.  Les  Américains  comptent,  ainsi  que 
nous,  deux  ou  trois  mille  génies  en  prose  et  en  vers;  comme  nous,  iiB 
parlent  avec  orgueil  de  leurs  trois  cents  meilleurs  poètes.  Ils  se  mé^ 
prisent,  ils  s'injurient,  ils  se  ménagent  comme  nous;  ils  se  craignent 
mutuellement  et  se  complimentent  mutuellement  comme  nous.  Bs; 
ont  tous  les  malheurs  de  la  démocratie,  qui  pour  eux  est  le  berceau» 
qui  pour  nous  serait  la  tombe,  si  Ton  n'y  prenait  gafde. 

Il  y  a  même  dans  la  prononciation  américaine  des  points  de  red^ 
semblance  avec  la  France  qui  sont  vraiment  singuliers.  Ainsi  les 
Anglais  prononcent  tchivalry^  les  Français  chevalerie;  les  Américains 
ont  abandonné  la  prononciation  britannique  pour  la  nôtre,  et  disent 
chivalry.  L'identité  de  résultats  provenant  de  l'identité  des  institn- 
tions  mérite  fort  d'être  observée.  Tyrone  Power,  en  arrivant  à  New- 
York,  crut  se  trouver  à  Paris,  dans  quelque  parage  inconnu  de  nos 
boulevarts.  Tout  ce  que  l'on  peut  craindre  pour  la  France  se  ma-- 
nifeste  déjà  dans  l'Amérique  septentrionale  :  abaissement  du  niveau 
des  capacités,  règne  mobile  de  l'argent,  bavardage,  détérioration  des 
produits  pour  atteindre  une  modicité  de  prix  inférieurs,  délaisse* 
ment  des  femmes,  honorées  et  mises  de  côté;  habitude  de  ne  rien 
faire  pour  l'avenir;  improvisation,  rapidité,  légèreté  :  singuliers  vices 
que  l'on  n'aurait  jamais  cru  pouvoir  attribuer  à  la  racé  saxonne;  mais 
l'influence  des.  institutions  politiques  est  inévitable. 

Il  y  a  entre  nous  et  l'Amérique  toute  la  distance  qui  sépare  la 
première  jeunesse  de  l'extrême  maturité.  Nous  sommes  surtout  euH 
barrasses  de  notre  passé,  les  Américains  sont  surtout  embarrassés 
de  n'en  pas  avoir;  Nous  balayons  nos  décombres,  ils  creusent  leim 
fondations  dans  un  sol  vierge.  Notre  histoire  est  un  vieux  drame  qfé 
se  complique  à  mesure  qu'il  avance,  et  dont  les  ressorts  sont  nom- 
breux; l'Amérique  en  est  au  prologue  et  à  l'avant-^cène.  Il  y  a  ches 
nous  trop  de  souvenirs  et  d'acquisitions,  il  y  a  au  contraire  quelque 
chose  de  provisoire  et  d'incomplet  dans  cette  fabrique  immense,  toiK 
Jours  active  qu'on  appelle  les  États-Unis;  c'est  si  bien  et  si  exdusir- 
vement  un  atelier,  une  fournaise»  un  laboratoire  pour  la  fabrication 


VOYAGEURS  AUX  ÉTATS-UNIS.  4S& 

fQtore  d'une  civilisation  inconnue,  et  c'est  si  peu  une  patrie,  quelle^ 
que  soit  lapparente  ardeur  du  patriotisme  américain,  qu'après  avoir 
fiiit  fortune  là-bas,  on  se  hâte  de  venir  s'étatdir  en  Europe.  San- 
derson,  T Américain,  en  convient  expressément  et  reproche  à  l'élite 
des  citoyens  des  États-Unis  leur  goût  pour  l'Europe,  où  a  c'est  chaque 
jour  davantage  la  mode,  dit-il,  d'aller  faire  élection  de  domicile.  »  Il 
tdxA  bien  leur  pardonner  :  cette  vie  préparatoire  et  sans  repos,  cette 
«dstence  d'artisan  harassé  et  nomade ,  cette  course  haletante  vers 
la  fortune  et  les  entreprises,  offrent  peu  de  charmes  au  philosophe^ 
peu  de  loisirs  pour  la  rêverie,  peu  de  repos  pour  la  pensée.  Une  so- 
ciété dans  l'enfance  a  tous  les  caractères  de  son  âge;  elle  marche 
beaucoup  et  étourdiraent,  elle  aime  l'exercice  pour  l'exercice,  l'ac- 
tion pour  l'action;  elle  mange  vite,  court  vite,  brûle  le  pavé,  ne  re- 
coDDait  pmnt  de  passé,  et  ne  sait  ni  donner  aux  femmes  leur  place^ 
nitiever  leur  esprit,  ni  raffiner  leurs  mœurs;  elle  reste  plongée  dans 
une  admiration  de  Chérubin  devant  le  sexe  entier,  admiration  privée 
de  discernement,  instinct  plutôt  que  préférence. 

Cette  situcition  des  femmes  en  Amérique  a  fort  préoccupé  les  voya- 
geurs. Là,  elles  sont  honorées  et  isolées,  elles  sont  aimables  et  sans 
influence;  elles  ont  beaucoup  de  lecture  et  peu  d'idées;  miss  Marti- 
seau  ne  s'explique  point  cette  énigme. 

On  peut  dire  que  la  condition  de  la  femme  dans  tous  les  pays  est  le 
âgne  certain  du  degré  de  civilisation  auquel  ces  pays  mêmes  sont 
parvenus.  Elle  n'est  rien  pour  le  sauvage;  esdare  au  conmience- 
ment  de  la  civilisation,  elle  acquiert  ses  droits  et  sa  valeur  en  par- 
courant les  degrés  successifs  qui  effacent  la  tyrannie  de  la  forœ 
idbysique  et  font  régner  l'intelligence.  Ne  pas  écraser  l'être  faible, 
hii  £aire  sa  part  au  soldl ,  recoBoaître  ses  privilèges  et  lui  assigner 
ime  influence,  c'est  le  symptôme  d'une  société  très  perfectionnée, 
rt  qui  sent  que  la  loi  du  corps  est  la  loi  des  brutes.  Arrive  ensuite  ie 
moment  où  la  civilisation  s'épuise  par  son  excès,  où  elle  se  dégrade 
par  son  raffinement,  où  l'on  ne  se  contente  plus  de  protéger  l'être 
faible,  où  l'on  fait  dominer  la  faiblesse  avec  la  volupté.  Cette  époque 
4e  galanterie  et  de  décadence  aboutit  définitivement  au  mtaie  ré- 
snltat  que  la  vie  sauvage,  à  l'avilissement  de  la  femme,  à  la  promis- 
cuité des  sexes  et  à  la  confusion  des  devoirs.  La  belle  époque,  l'époque 
aaine  et  magnifique,  est  celle  où,  selon  l'état  de  chaque  société,  tont 
prend  sa  place  naturelle,  où  la  fémoie  n'est  pas  seulement  une  nour- 
rice, une  esclave,  une  ^rdienne  fidèle  de  la  maison,  où  elle  ne 
s'est  pas  transformée  encore  en  avlntre  delà  folie  cod temporaire,  en 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

distributrice  des  faveurs  de  la  mode.  Dans  nos  derniers  temps ,  elle 
a  voulu  davantage  encore;  elle  a  réclamé  pour  ses  mains  débiles  la 
charrue,  le  glaive ,  la  hache ,  le  timon  d*un  vaisseau,  le  portefeuille 
d*un  ministre  et  le  pénible  gouvernement  des  sociétés. 

Cette  ébauche  ardente  de  civilisation  qu'on  appelle  TAmérique 
septentrionale  à  donné  à  la  femme  une  situation  intermédiaire.  Là, 
elle  essaie ,  mais  en  vain ,  d'imiter  les  aristocraties  d'Europe,  et  de 
conquérir  les  élégances ,  les  recherches ,  le  bon  ton ,  auxquels  les 
vieilles  sociétés  sont  accoutumées;  imitation  factice  et  ridicule,  pa- 
rodie qui  ne  peut  réussir.  Une  société  jeune  et  marchande  n'a  pas 
assez  de  temps  pour  disposer  de  ses  balles  de  coton  et  défricher  ses 
forêts. 

Il  faut  que  l'Amérique  attende  encore;  quand  elle  aura  du  loisir, 
elle  trouvera  une  littérature  et  des  arts,  et  ce  produit  exquis  et 
singulier  d'une  civilisation  extrême ,  la  femme  du  monde,  y  appa- 
raîtra. On  s'est  beaucoup  élevé  contre  les  oisifs,  les  improductifs, 
lesliommes  de  loisir.  Sans  ce  loisir  et  cette  oisiveté ,  il  n'y  a  pas  de 
poésie,  de  style,  d'art,  d'élégance,  pas  même  de  méditation  et  de 
pensée*  Ces  fleurs  n'éclosent  que  dans  la  parfaite  abstraction  de 
tous  les  soins  matériels.  Sans  préconiser  l'esclavage  antique,  on 
peut  dire  que  la  grande  beauté  artistique  de  la  civilisation  grecque 
ne  s'est  développée  avec  tant  de  force  et  tant  d'éclat,  avec  une  aussi 
féconde  et  une  aussi  facile  splendeur,  que  grâce  aux  loisirs  dont 
jouissaient  les  Épaminondas  comme  les  Socrate,  les  Platon  comme 
les  Praxitèle.  C'étaient  des  gentilshommes.  Toute  la  partie  infé- 
rieure et  matérielle  de  la  vie  humaine  était  livrée  aux  esclaves.  Leinr 
soin,  à  eux,  était  de  moudre  ou  de  tisser.  Les  maîtres  se  chargeaient 
d*être  de  grands  hommes ,  de  grands  écrivains  ou  de  grands  artistes. 
Malgré  la  loi  du  polythéisme ,  qui  faisait  de  la  femme  la  première 
esclave ,  on  voyait  au  sein  de  cette  civilisation  singulière ,  dont  nous 
n'avons  plus  aucune  idée ,  les  Aspasie  et  les  Sapho  s'élever  tout  à 
coup  et  partager  la  couronne  des  Pindare,  des  Anacréon  et  des 
Tyrtée. 

L'Amérique  actuelle,  soumise  à  l'élément  chrétien,  immensément 
supérieur  à  l'élément  païçn,  est  par  conséquent  arrivée  à  une  phase 
de  civilisation  bien  plus  haute;  mais  elle  est  beaucoup  moins  avancée 
dans  cette  même  phase  des  nations  modernes  que  ne  l'était,  relati- 
vement aux  nations  antiques,  la  Grèce  à  l'époque  dont  nous  par^ 
Ions.  Miss  Martineau,  cette  femme  philosophe,  qui  espéra  trouver 
en  Amérique  le  paradis  de  la  philosophie  et  de  l'indépendance  ré- 


VOYAGEURS  AUX  ÉTATS-UNIS.  457 

pnblicaioe,  fut  bien  étonnée  de  reconnaître  dans  quel  cercle  étroit 
et  misérable  les  facultés  et  les  forces  féminines  étaient  parquées  et 
renfermées  par  les  Américains;  dans  plusieurs  chapitres  remarqua- 
bles par  la  verve  du  mécontentement  et  les  diffusions  de  la  mauvaise 
humeur^  elle  a  témoigné  au  monde  sa  surprise. 

Elle  n*a  pas  remarqué  que  les  premiers  jours  de  la  colonie  anglo- 
américaine  ont  eu  pour  point  de  départ ,  non  pas  Fesprit  chevale- 
resque et  catholique,  favorable  aux  femmes»  mais  l'esprit  calviniste, 
profondément  rigide  et  dénué  de  charité  pour  Tétre  faible.  Le  culte 
de  la  vierge  Marie  était  effacé;  la  séparation  des  sexes  passait  en  loi. 
Cette  rigidité  inhumaine  de  la  loi  calviniste  n'a  pas  encore  perdu 
toute  influence  :  dans  le  Connecticut ,  elle  a  laissé  des  traces  pro- 
fondes. On  n'y  tolère  point  les  théâtres;  les  directeurs  d'une  troupe 
équestre  furent  obligés  récenunent  de  s'arrêter  sur  les  limites  de  la 
province,  après  avoir  donné  des  représentations  dans  les  provinces 
voisines.  Le  gouvernement  du  Connecticut  leur  fit  parvenir  l'utile  et 
loyal  avertissement  de  ne  pas  se  hasarder  dans  les  domaines  du 
comté,  à  moins  de  vouloir  s'exposer  à  la  confiscation  de  leurs  che- 
vaux. Les  habitans  des  provinces  limitrophes  ne  manquent  pas  de 
dire  que  la  sévérité  du  Connecticut  est  pure  hypocrisie,  que  tous 
^es  habitans  se  livrent  en  secret  aux  vices  les  plus  odieux  et  les  plus 
infâmes,  ce  qui,  malgré  Tassertion  et  l'assentiment  du  capitaine 
Marryatt,  ne  semble  pas  tout-à-fait  prouvé. 

L'esprit  fondamental  et  créateur  des  États-Unis,  modifié  depuis 
Tépoque  primitive  par  la  philosophie  plus  tolérante  de  Locke,  ne  se 
rrtrouve  que  dans  le  vieux  code  puritain,  le  Code  bleu,  qu'on  aurait 
Al  nommer  le  Code  noir,  ce  Si,  dit  le  chapitre  xiii  de  cette  charte  dra- 
ooDÎenne,  un  enfant  ou  des  enfans  au-dessus  de  seize  ans,  et  possé- 
dant l'intelligence ,  frappent  ou  maudissent  leur  père  ou  leur  mère 
naturels,  il  ou  ils  sera  ou  seront  mis  à  mort  y  selon  VExode,  21,  17, 
—et  le  Lévitique,  20.»  — Si,  dit  le  chapitre  xiv,  quelque  homme  a 
un  fils  rebelle  et  entêté  (stubbom),  d'âge  compétent  et  d'intelligence 
suffisante,  lequel  fils  n'obéisse  pas  à  la  voix  de  son  père  et  de  sa  mère, 
ses  parens  naturels  doivent  mettre  sur  lui  la  main,  et  l'amener  devant 
te  magistrats,  en  prouvant  qu'il  est  indompté,  entêté,  rebelle,  qu'il 
ne  cède  ni  à  leur  voix ,  ni  à  leurs  châtimens,  mais  qu'il  vit  dans  di- 
vans péchés  notoires;  —  alors  ce  fils  sera  mis  à  mort  (shall  be  put  to 
deatk).i> 

Le  mensonge  est  puni  du  fouet,  le  blasphémateur  est  mis  au 
pilori;  Fusage  du  tabac  n'est  pas  traité  moins  cruellement.  «  Per- 


U6  IIEYUE  BSS  DBUX  HONDES. 

sonne,  dit  la  loi ,  ne  se  servira  de  tabac  >  à  moins  d'avoir  apporté  an 
magistrat  un  certificat  signé  d'un  docteur  expérimenté  en  médecine» 
lequel  attestera  que  le  tabac  est  utile  ou  nécessaire  à  cette  perscHine. 
Alors  elle  recevra  sa  licence  et  pourra  fumer.  Il  est  défendu  à  tout 
habitant  de  cette  colonie  de  prendre  du  tabac  publiquement,  sur  les 
grandes  routes,  etc.,  etc.  »  Les  extraits  des  registres  judiciaires  re- 
latifs  à  Tépoque  où  le  code  bleu  était  en  vigueur,  offrent  des  dé- 
tails beaucoup  plus  comiques,  et  d'une  pruderie  tellement  indécente 
que  notre  plume,  par  égard  pour  le  lecteur,  ne  peut  reproduire 
ici  qu'une  faible  partie  de  ces  incroyables  détails.  Ces  choses  se 
passaient  en  1660,  dans  un  coin  du  monde,  pendant  le  règne  écla- 
tant de  Louis  XIV  et  le  règne  débauché  de  Charles  II.  «  Le  l**"  mai 
1660,  on  a  fait  appeler  devant  la  cour  Jacob  Mac  Murline  et  Sarah 
Tuttle  pour  les  causes  suivantes  :  le  jour  du  mariage  de  Jean  Pot- 
ter,  Sarah  Tuttle  alla  chez  mistriss  Murline,  à  laquelle  elle  demanda 
du  fil.  Mistriss  l'envoya  en  chercher  dans  la  chambre  de  ses  filles, 
où  se  trouvaient  le  marié  Jean  Potter  et  sa  femme ,  tous  les  deux 
boiteux.  Sarah  Tuttle  y  alla ,  et ,  en  causant  avec  les  deux  boiteux, 
se  servit...  d'expressions  mal  séantes  relativement  à  cette  circon- 
stance. Alors  entra  Jacob  Potter,  frère  de  Jean  Potter,  et  Sarah 
Tuttle  ayant  laissé  tomber  ses  gants,  Jacob  les  ramassa.  Sarah  les 
lui  redemandant,  il  répondit  qu'il  ne  les  lui  rendrait  que  si  elle  lui 
donnait  un  baiser;  là-Klessus,  ils  s'assirent  tous  deux,  Sarah  Tutiie  * 
posant  son  bras  sur  l'épaule  de  Jacob,  et  Jacob  tenant  embrassée 
la  taille  de  Sarah;  ils  restèrent  ainsi  une  demi-heure  environ  de- 
vant Marianne  et  Suzanne,  qui  témoignent  aussi  que  Jacob  donna 

un  baiser  à  Sarah )>  A  ce  propos,  les  témoins  se  suivent  à  la  file, 

déclarant,  certifiant,  désignant  où  était  le  bras^  où  était  le  front,  eb. 
étaient  les  lèvres^  et  circonstanciant  ce  baiser  fatal  avec  une  rigocfor 
d'analyse  qui  mettrait  toute  la  critique  du  monde  aux  abois,  et  qui 
reniplit  les  trois  pages  les  plus  étonnantes,  les  plus  pudiques  et  les  ptas 
impudiques 9  les  jdus  sévères  et,  en  définitive,  les  plus  Kcencieuâes 
qui  se  trouvent  dans  aucun  roman,  si  Uen  qu'il  est  impossible  de  les 
tranficrîre.  Jacob  et  sa  complice  non  seulement  sont  admonestés, 
mais  mis  à  l'amende,  la  cour  déclarant  que  a  c'est  chose  singallèiie 
et  à  déplover  ëterdellement  que  jeunesse  ait  de  pareilles  idées,  et  que 
les^  personnes  del'iin  e^  l'autre  sexe  se  corronqient  ainsi  mutudle- 
ment.  En  ce  qui  concerne  Tuttle,  elle  est  une  corruptrice  injus- 
Ittfiahle  du  discours  et  de  la  parole.  Pour  ce  qui  est  de  Jacob,  sa 
jBanière  et  M  cûnduite^sont  incivfles,  immodestes,  corruptrices. 


VOTAMUaS  AUX  ETATS-UNIS*  4S9 

bIaq>héBiatrices  et  démoniaques;  »  il  ira  en  prison  et  paiera  l'a*- 
mende. 

Pour  s*ôtre  enivré,  le  pauvre  Isaïe,  domestique  du  capitaine  Tur- 
net,  paie  cinq  livres  sterling,  ce  qui ,  en  égard  au  changement  de 
valeur  de  Targent,  ressemble  fort  à  trois  cents  francs  d'aujourd'hui; 
la  serrante  Ruth  Acie  est  fouettée  peur  avoir  menti  et  reçu  chez 
elle»  la  nuit,  William  Harding,  le  don  Juan  de  la  colonie;  Marthe 
Halbon  reçoit  le  môme  châtiment  pour  avoir  soupe  avec  ce  même 
bandit  de  William  Harding;  Goodman  Hunt  est  chassé  du  Connecp- 
ticut  pour  avoir  mis  au  four  un  pâté  destiné  au  susdit  Harding»  et 
mistriss  Hunt,  sa  femme,  ayant  reçu  ou  donné  un  certain  baiser 
relatif  au  même  personnage,  évidemment  redoutable ,  est  fouettée 
et  chassée.  Toutes  ces  exécutions,  qui  tombent,  comme  on  le  voit, 
sur  des  baisers  et  des  pâtés,  datent  de  janvier  1643..  Notre  don  Juan 
William  Harding  poursuit  sa  carrière  jusqu'en  1651;  en  décembre 
de  cette  dernière  année,  nous  le  retrouvons;  il  a  épuisé  Tindulgence 
des  juges»  des  pères  et  des  maris.  On  le  condamne  a  à  payer  cinq 
livres  sterling  à  M.  Malbon,  cinq  autres  livres  à  M.  Andrews,  à  quitter 
la  colonie^  et  à  être  fouetté  très  sévèremenL  »  Triste  fin  pour  un 
don  Juan. 

Telle  était  la  législation  calviniste  qui  a  civilisé  et  préparé  les  États^ 
Unis.  Plusieurs  des  articles  de  son  code  bleu  se  font  remarquer  par 
leur  terrible  concision  :  a  Aucun  quaker  ne  recevra  le  logement  ni  la 
DQiirriture.  —  Quiconque  se  fera  quaker  sera  banni,  et,  s'il  revient» 
sera  pendu.  »  Le  crime  des  quakers»  selon  les  puritains»  était  de  ne 
pas  vouloir  tuer  les  sauvages.  Les  articles  suivans  valent  encore 
nûeox  :  a  Art.  17.  Le  jour  du  Seigneur,  personne  ne  courra;  on  ne 
se  promènera  pas  dans  son  jardin  ni  ailleurs»  et  l'on  marchera  seu- 
leoient  avec  gravité  pour  aller  à  l'église  ou  pour  en  revenir.  — 
Art.  tS.  Le  jour  du  Seigneur,  personne  ne  voyagera,  ne  fera  la  cui- 
sine» ne  fera  le  lit,  ne  balaiera  la  maison»  ne  se  coupera  les  cheveux» 
ou  ne  fera  sa  barbe.  —  Art.  31.  Il  est  défendu  à  tout  le  noonde  de 
lire  la  liturgie  anglicane,  de  fêter  la  Noël,  de  faire  des  pâtés  de  ha- 
chis {mince-pies)y  de  danser,  et  de  jouer  de  tout  instrument,  le  tam- 
boir»  la  trompette  et  la  guimbarde  exceptés,  d 

Yoilà  certes  une  civilisation  bien  peu  semblable  &  cette  dvilisation 
dievaleresque  qui  instituait  les  cours  d'amour,  et  qui»  annonçant  de 
loin  la  position  des  femmes  dans  les  sociétés  européennes»  frayait  la 
fOQte  &  la  galanterie,  à  ses  grâces,  à  ses  raCGnemens  et  k  ses  excès. 
La  cruauté  de  ce  code  bleu,  qui  trouvait  très  mauvais  que  la  jeunesse 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

eût  de  pareilles  idées,  s'est  mitigée  peu  à  peu,  mais  les  rapports  mu- 
tuels des  deux  sexes  s'en  sont  toujours  ressentis.  Aujourd'hui  la 
femme  amëricainç,  par  un  étrange  contraste,  est  soumise  à  un  étouf- 
fement  moral  joint  aux  meilleurs  traitemens  physiques.  Devant  elle» 
on  se  lève,  on  parle  bas,  on  a  soin  de  ne  traiter  aucun  sujet  qui 
puisse  lui  déplaire  ou  la  blesser;  elle  a  la  meilleure  place  à  table  ou 
dans  une  voiture  publique,  mais  elle  ne  possède  ni  influence ,  ni 
confiance,  ni  sympathie.  On  dispose  d'elle  comme  de  quelque  chose 
d'incomplet  ou  de  nécessaire,  qu'il  faut  honorer,  puisque  le  dépôt  des 
générations  humaines  lui  est  confié,  qu'on  doit  soigner,  puisque  son 
affaibUssement  altérerait  la  pureté  et  la  force  des  races ,  mais  qu'il 
faut  tenir  en  dehors  de  toute  participation  aux  droits  intellectuels  et 
moraux  de  l'homme.  La  prédication  du  dimanche  et  le  lieu-conunun 
du  journal,  la  causerie  avec  la  voisine  et  la  promenade  dans  les  bou- 
tiques, sont  les  seuls  épisodes  qui  viennent  appprter  quelque  diver- 
sion à  la  plus  monotone  et  à  la  plus  restreinte  des  existences.  Comme 
il  n'y  a  dans  l'air,  comme  il  ne  circule  dans  la  société  aucun  de  ces 
élémens  de  curiosité  intellectuelle  dont  l'Europe  est  remplie,  et  que 
les  hommes  ne  songent  qu'à  manger,  à  boire,  à  faire  fortune  et  à  faire 
banqueroute,  la  femme,  de  son  côté,  ne  pense  qu'à  se  marier  le 
plus  tôt  possible,  élève  beaucoup  d'enfans,  et  meurt  l'esprit  étiolé 
par  la  stérilité  de  sa  vie  et  la  répétition  constante  des  mêmes  devoirs 
demi-serviles  et  des  mômes  frivolités  sans  but.  Tels  sont  les  fruits  de 
l'institution  de  Calvin.  La  femme  n'y  est  plus  un  objet  d'achat  et  de 
vente,  une  chose  matérielle,  mais  elle  y  reste  passive,  timidement 
docile,  sans  ressource  et  sans  ressort.  On  la  tolère  plutôt  qu'on 
ne  l'accepte,  et  si  les  générations  pouvaient  se  multiplier  en  Amé- 
rique par  quelque  autre  moyen,  on  se  passerait  d'elle  très  volontiers. 
Dans  les  provinces  du  sud  et  de  l'ouest ,  les  familles  se  débarrassent 
de  leurs  filles  par  le  mariage  avant  môme  qu'elles  soient  nubiles.  Il 
n'est  pas  rare  de  trouver  dans  ces  états  des  femmes  de  vingt  ou 
vingt-un  ans  déjà  veuves  de  deux  maris;  il  n'est  pas  rare  non  plus 
d'y  rencontrer  de  doubles  ou  de  triples  divorces.  Toutes  les  lois  et 
toutes  les  coutumes  de  l'Amérique  tendent  à  relâcher  le  lien  sympa- 
thique des  deux  sexes,  ou  à  les  rendre  indépendans  l'un  de  l'autre.  Il 
sufiit  d'un  danger  moral  exposé  par  la  femme  devant  ses  juges,  pour 
la  délivrer  du  lien  qui  lui  pè^e  :  a  Son  mari  est  un  joueur;  —  ou  il 
est  trop  oisif  pour  alimenter  ses  enfans; — ou  il  leur  donne  de  mau- 
vais exemples  et  des  leçons  dangereuses.  »  Aussitôt  le  mariage  est 
rompu. 


VOYAGEURS   AUX  ÉTATS-UNIS.  461 

Ainsi  s'établit  une  indépendance  bizarre,  qui  assure  à  la  femme 
certains  droits  inférieurs  et  maintient  Thomme  dans  sa  dure  supé- 
riorité. Ainsi  se  formulent  une  liberté  glacée,  une  indifférence  mu- 
tuelle et  la  destruction  presque  définitive  des  affections  vives  et  des 
attachemens  durables.  Je  ne  sais  si  la  moralité  y  gagne;  plusieurs 
voyageurs  prétendent  le  contraire,  et  miss  Martineau  est  de  ce  der- 
nier avis.  S'il  faut  l'en  croire,  les  mariages  américains  étant  merce- 
naires, c'est-à-dire  exclusivement  fondés  sur  l'intérêt,  la  corruption 
secrète  y  abonde  :  corruption  sans  passion,  débauche  sans  plaisir. 
Dans  la  Nouvelle- Angleterre;  la  plupart  des  femmes  sont  mariées  à 
des  vieillards  qui  seraient  leurs  pères;  partout  la  spéculation  étouffe 
lessentimens  du  cœur;  tout  est  immolé  aux  règles  de  l'arithmétique. 
Miss  Martineau,  avec  sa  violence  de  femme,  appelle  cela  une  prosti- 
tution légale  et  se  révolte  amèrement  contre  «  la  sainteté  du  mariage 
profanée  par  l'intérêt.  »  Sans  adopter  les  véhémences  romanesques 
de  la  philanthrope,  nous  convenons  sans  peine  qu'un  pays  où  le  dés- 
intéressement de  l'amour  n'existe  pas,  et  où  les  plus  ardentes  émo- 
tions de  la  nature  humaine  sont  étouffées  par  l'égoïsme ,  marche  à 
une  corruption  froide,  plus  dangereuse  peut-être  que  les  excès  de 
la  passion  et  des  sens. 

Un  résultat  collatéral  de  cet  anéantissement  des  rapports  entre  les 
deux  sexes,  c'est  Tanéantissement  du  ménage  et  de  la  famille.  On 
va*  loger  dans  un  hôtel  garni.  Le  mari  court  à  ses  affaires,  la  femme 
reste  dans  son  boudoir.  On  dîne  à  table  d'hôte,  et  cette  vie  commune, 
sans  domicile,  sans  abri,  sans  foyer  domestique,  cette  vie  errante  et 
k  vol  d'oiseau  ne  déplaît  à  personne.  Les  hôtels  garnis  contiennent 
quelquefois  jusqu'à  cinquante  ménages,  si  l'on  peut  appeler  ainsi  la 
réunion  accidentelle  d'un  homme  et  d'une  femme  qui  se  rencontrent 
k  peine  deux  fois  par  jour,  à  dîner  et  à  déjeuner.  On  comprend  quelle 
doit  être  l'éducation  des  jeunes  personnes  qui  passent  leur  vie  dans 
ces  parloirs  encombrés  ou  assises  à  ces  tables  entourées  de  convives 
de  tant  d'espèces  différentes;  la  vie  d'hôtel  garni  doit  produire  sur 
^s  le  même  effet  que  la  vie  d'estaminet  produit  sur  les  hommes. 
D'ailleurs  il  est  difficile  d'avoir  un  ménage  dans  un  pays  où  rien  n'est 
plus  rare  qu'un  domestique;  le  mot  môme  n'existe  pas.  Cette  per- 
sonne, que  vous  payez  et  que  vous  appelez  votre  help,  votre  appui, 
accompagnera  sa  maîtresse  à  l'église,  vêtue  d'une  robe  de  soie,  avec  un 
chapeau  à  plume ,  ou  elle  se  placera  derrière  sa  chaise  à  table,  coiffée 
en  cheveux  avec  une  couronne  de  roses  et  un  peigne  d'or.  c(  J'en  ai 

TOME  I.  30 


(.62  ftBVUB  DES  DEUX  M^fDES. 

TU  une,  dit  miss  MartiQ€au>  qui,  pour  la  commodité  du  service,  avait 
ajouté  à  cet  attirail  coquet  une  paire  de  lunettes  vertes.  »  Au  moindre 
mot,  à  la  plus  légère  observation,  vous  êtes  menacé  du  magistrat  par 
«es  domestiques ,  dont  en  réalité  les  Américains  sont  les  esclaves. 
On  trouve  plus  commode  et  moins  coûteux  d*employer  les  services 
4es  garçons  d*hôtel  garni ,  qui  sont  mercenaires,  mais  actifs,  obéis- 
sans  et  empressés. 

La  femme  américaine  ne  s^attache  donc  à  rien ,  elle  n'a  point  de 
maison  à  tenir,  personne  ne  cause  avec  elle,  et  ses  prétentions  à  l'ori- 
ginalité de  la  pensée  seraient  plutôt  un  objet  d'irritation  et  de  mé- 
contentement pour  ses  concitoyens  qu'un  honneur  pour  elle.  Dans 
les  maisons  qui  tiennent  ménage,  c'est  le  mari  qui  va  au  marché, 
sans  doute  par  un  sentiment  délicat  d'économie.  Tels  sont  les  por- 
traits que  nous  donnent  les  voyageurs  que  j'ai  cités ,  car  je  suis  loin 
de  prendre  ou  d'accepter  la  responsabilité  personnelle  de  ces  accu- 
sations. S'il  faut  se  fier  à  eux,  les  femmes  américaines,  qui  n'ont 
rien  à  faire,  lisent  beaucoup  et  ne  réfléchissent  guère.  Elles  savent  en 
général  plusieurs  langues ,  mais  l'activité  de  la  pensée  leur  manque; 
la  seule  faculté  qu'elles  cultivent  est  la  plus  humble  de  toutes,  la 
mémoire.  Jolies,  d'une  fraîcheur  délicate  et  éblouissante  dans  la  pre- 
mière jeunesse,  douées  de  toute  la  finesse,  de  toute  la  bonté  et  de 
toute  la  grâce  que  Dieu  a  départies  à  leur  sexe,  ayant  du  loisir  pour 
cultiver  leur  esprit  et  élever  leur  ame,  de  la  richesse  pour  s'entourer 
des  élégances  de  la  vie,  que  leur  manque-til?  Une  société  plus  in-* 
tellectuelle,  moins  occupée  de  soins  matériels ,  moins  absorbée  par 
le  commerce;  une  société  plus  chevaleresque,  plus  impétueuse,  plus 
ardente  pour  l'idéal,  moins  concentrée  dans  l'intérêt.  Il  leur  manque 
des  juges  qui  les  stimulent  et  les  excitent.  L'ancien  monde,  malgré 
ses  nouveaux  penehans  démocratiques,  diffère  en  cela  de  la  jeune 
Amérique.  Il  doit  la  culture  intellectuelle  et  la  délicatesse  exquise 
4e  ses  fenunes  à  l'ineffaçable  trace  de  ses  vieilles  institutions,  mêlées 
de  vices  et  de  grandeur,  d'ombre  et  de  lumière,  incomplètes  d'ai^ 
leurs,  irrégulières  et  mauvaises  à  plusieurs  égards,  ecmime  tout  €e 
qui  est  de  l'humanité.  Il  se  trouve  aujourd'hui  que  les  institutions 
^américaines,  qui  repoussent  la  chevalerie,  qui  s'appuient  exclusive- 
ment sur  l'intérêt  personnel,  produisent  des  résultats  plus  dange- 
reux et  de  plus  tristes  effets. 

Au  suri^,  l'avenir  s'ouvre  encore  si  vaste  devant  cette  nation 
iK>vice,  et  sa  situation  est  si  évidemment  transitoire,  qu  il  serait 


VOYAGEURS  AUX  ÉTATS-UNIS.  46$ 

toutr&-fait  injuste  de  croire  sur  parole  les  plaintes  et  les  critiques  de^ 
touristes  de  la  Grande-Bretagne.  Us  ne  se  font  pas  faute  d'avouer 
que,  sous  le  rapport  de  l'instruction  et  de  la  politesse,  les  femmes 
américaines  sont  très  supérieures  à  leurs  frères  et  à  leurs  maris» 
Comment  cela  serait-il  autrement?  Et  quel  besoin  les  Américains 
ont-ils  aujourd'hui  de  ce  raffînement  et  de  cette  politesse?  Quel  bien 
leur  ferait  un  Dante,  un  Raphaël  ou  un  Molière?  Us  ont  une  tâche 
bien  plus  pénible  à  mener  à  bonne  fin.  C'est  à  eux  qu'il  faut  par- 
donner la  rude  ambition ,  le  négoce  ardent  et  impitoyable.  La  patrie 
en  profite;  les  individus  y  perdent.  L'activité  qu'on  exagère  abrutit. 
Cestle  repos,  la  rêverie,  l'oubU  des  nécessités  du  jour,  qui  font 
naître  toutes  les  grâces  et  toutes  les  délicatesses.  N'attendez  rien 
de  ce  pivot  de  fer  brûlant  qui  s'appelle  un  homme,  et  qui  roule  éter- 
nellement dans  un  cercle  d'activité  dévorante;  il  vous  broiera  et 
¥OQS  déchirera  en  lambeaux,  si  vous  êtes  sur  la  route  de  son  in- 
térêt. 

Oo  comprend  d'avance  quelle  espèce  d'injustice  nous  reprochons 
wx  voyageurs  anglais  en  Amérique.  Un  pays  qui  se  forme,  ils  le 
jngeBt  comme  s'il  était  mûr  et  accompli.  Ils  ne  voient  pas  que  les 
qualités  les  plus  aimables  et  les  plus  appréciées  dans  le  monde  ancien 
seraient  des  vices  et  des  dangers,  appliquées  au  monde  nouveau. 

Quelques  coteries  de  Philadelphie  et  de  New-York  essaient  de  cal- 
quer leurs  usages  sur  ceux  de  Londres  et  de  Paris;  c'est  cette  por- 
tion affectée  des  mœurs  américaines  que  M.  Grundt  a  saisie  avec 
assez  de  bonheur  et  reproduite  avec  un  sentiment  un  peu  grossier 
du  ridicule.  Quant  à  M.  Dickens,  il  est  beaucoup  plus  malin,  et  ses 
portraits  se  distinguent  par  plus  de  finesse  et  de  gaieté.  Il  ne  s*arme 
pas  d'une  folle  colère  contre  la  démocratie,  mais  il  signale  les  bons 
cMés  qu'elle  met  en  relief,  les  germes  bienfaisans  qu'elle  développe* 
Parmi  ces  qualités  que  les  institutions  nouvelles  de  l'Amérique  ont 
évidemment  protégées ,  on  trouve  en  première  ligne  l'activité,  puis- 
la  patience,  la  c.ûmplaisanoe  mutuelle  et  la  douceur  dans  les  rela— 
lions.  C'est  on  grand  maître  de  philosophie  que  la  foule.  Cette  masse 
aveugle,  cyclope  qui  n'a  pas  d'œil  et  qui  va  par  ses  instincts,  force 
ehaqne  membre  de  la  canunananté  à  ne  pas  exagérer  sa  propre  va- 
leur et  à  compter  pour  beaucoup  ses  semblables.  Oo  se  porte  Bia— 
tuellement  secours,  on  s'entr'aide,  on  tolère  le  voisin. 

L'habitude  de  la  démocratie  a  même  donné  aux  Aoiéricaias  do 
Nord  une  sorte  de  polîiesse  banale ,  une  complaisance 

30. 


k&ï  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  devient  quelquefois  insipide.  Tout  le  monde  est  de  Tavis  de  tout 
le  monde;  le  lieu  commun  devient,  pour  chacun,  un  asile  assuré. 

M.  Dickens  a  écrit  là-dessus  quelques  chapitres  assez  plaisans. 
Selon  lui,  le  fonds  de  la  langue  anglo-américaine,  c'est  ;  Oui-^  mon- 
sieiiry  mots  qui  ne  peuvent  blesser  personne,  et  que  les  citoyens  des 
États-Unis  répètent  à  tout  bout  de  champ  avec  des  inflexions  diverses. 
c(  J*ai  entendu,  dit-il,  ce  terrible  :  oui  y  monsieur^  plus  de  deux  mille 
fois  dans  une  journée.  Il  retentissait  comme  les  cloches  et  semblait, 
comme  elles,  se  prêter  à  tous  les  mouvemens  de  Tesprit,  exprimer 
toutes  les  sensations,  suppléer  à  toute  espèce  de  causerie,  et  remplir 
toutes  les  lacunes  de  l'intelligence  et  du  loisir.  Par  exemple,  la  voi- 
ture publique  s'arrête  devant  une  auberge  de  la  grande  route  par 
une  chaude  journée.  La  porte  de  la  taverne  est  déjà  obstruée  de 
convives  impatiens  qui  attendent  le  dîner  et  qui  jouissent  des  rayons 
bienfaisans  du  soleil.  Un  personnage  robuste  coiffé  d'un  chapeau  gris 
s'est  établi  sur  l'un  de  ces  fauteuils  aux  pieds  ronds  si  communs  en 
Amérique,  et  qui  bercent  par  leur  mouvement  oscillatoire  le  gentil- 
homme qui  s'y  assied.  Une  tête  passe  par  la  portière  de  la  voiture; 
elle  porte  un  chapeau  de  paille;  croyant  reconnaître  le  chapeau  gris, 
elle  engage  avec  lui  la  conversation  suivante  : 

Lb  chapeau  de  paille.  —  Je  suppute  bien  quand  je  dis  que  c*est 
le  juge  Jefferson  que  je  vois? 

Le  chapeau  gris,  se  balançant  toujours,  parlant  lentement,  sans 
aucune  émotion  et  sans  regarder  le  chapeau  de  paille  :  —  Oui,  mon- 
sieur. 

Le  chapeau  de  paille.  —  Juge,  il  fait  chaud. 

Le  chapeau  gris.  —  Oui,  monsieur. 

Le  chapeau  de  paille.  —  Il  a  fait  une  petite  pincée  de  froid  la 
semaine  dernière,  juge? 

Le  chapeau  gris.  —  Oui,  monsieur. 

Le  chapeau  de  paille,  avec  la  même  gravité  :  —  Oui,  monsieur. 

Il  se  fait  alors  une  pause,  et  les  deux  têtes  se  contemplent  mutuel- 
lement avec  un  grand  sérieux. 

Le  chapeau  de  paille  ,  reprenant  la  parole  :  —  Si  mon  calcul  est 
juste,  votre  grand  procès  des  corporations  doit  être  fini,  juge? 

Le  chapeau  gris.  — ^"Oui ,  monsieur. 

Le  chapeau  de  paille.  —  Quel  en  est  le  résultat? 

Le  chapeau  gris.  —  En  faveur  de  l'intimé,  monsieur. 


VOYAGEURS  AUX  ÉTATS-UNIS.  465 

Le  CHAPEAU  DE  PAILLE,  interrogativement  :  —  Oui,  monsieur? 

Le  CHAPEAU  GRIS,  affirmativement  :  —  Oui ,  monsieur. 

Tous  les  deux  en  duo,  très  lentement,  et  en  regardant  ceux  qui 
passent  : 

—  Oui ,  monsieur. 

Nouvelle  pause.  Ils  se  regardent  encore  plus  sérieusement  qu'au- 
paravant. 

Lb  CHAPEAU  GRIS.  —  Cette  voiture  est  en  retard,  si  je  calcule 
bien. 

Le  chapeau  de  paille  ,  sur  le  ton  du  doute  :  —  Oui ,  monsieurl 

Le  chapeau  gris  ,  regardant  à  sa  montre  :  —  Oui,  monsieur;  de 
deux  heures. 

Le  chapeau  de  paille,  en  élevant  ses  sourcils  et  d*un  air  de  pro- 
fond étonnement  :  — Oui ,  monsieur! 

Le  ghapeau  gris,  d'un  ton  positif,  en  remettant  sa  montre  dans 
son  gousset  :  —  Oui ,  monsieur. 

Tous  les  autres  voyageurs  se  parlant  Tun  à  l'autre,  dans  l'intérieur 
de  la  voiture.  —  Oui ,  messieurs. 

Le  cocher  se  retournant,  et  d'un  ton  de  mécontentement  très  vif: 
—  Non,  messieurs. 

Le  chapeau  de  paille  ,  s'adressant  au  cocher,  et  avec  un  certain 
respect  :  —  Oui,  monsieur;  mais  il  me  semblait  que  les  derniers 
milles  nous  avaient  coûté  un  assez  bon  bout  de  temps;  c'est  un  fait 
et  un  calcul. 

Comme  le  cocher  ne  voulait  pas  entrer  dans  cette  controverse, 
dont  le  sujet  ne  sympathisait  pas  avec  ses  idées,  un  autre  voyageur 
prit  la  parole  et  s'écria  :  Oui,  monsieur.  Le  chapeau  de  paille,  par  - 
politesse,  lui  répondit  de  môme,  et  le  chapeau  gris  répéta  les  susdits 
mots  sacramentels;  enfin  le  chapeau  de  paille  demanda  au  chapeau 
gris  si  cette  voiture  n'est  pas  neuve.  Il  reçut  la  réponse  accoutumée. 

Le  chapeau  de  paille.  — Je  m'en  doutais.  Elle  répand  une  forte 
odeur  de  vernis,  monsieur? 

Le  chapeau  gris.  — Oui,  monsieur. 

Tous  les  voyageurs,  du  fond  de  la  voiture  :  — Oui,  monsieur. 

Le  chapeau  gris,  s'adressant  en  général  et  en  particulier  à  chacun 
des  voyageurs  :  —  Oui ,  messieurs  ! 

Enfin  la  capacité  de  chacun  pour  la  conversation  se  trouvant  épui- 
sée, le  chapeau  de  paille ,  qui  était  évidemment  le  plus  actif  comme 
le  plus  bavard  de  ces  citoyens  de  l'Amérique,  ouvrit  la  portç,  s'élança- 


466  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  voiture  sur  la  grande  route,  et  de  la  grande  route  dans  la  salle 
à  manger.  y> 

On  n*aurait  pas  attendu  d*une  république  cet  affaiblissement  du 
caractère  individuel,  cette  crainte  de  blesser  qui  que  ce  soit,  cette 
apathie  de  la  conversation ,  cet  assentiment  perpétuel  et  insignifiant 
qui  rend  la  société  aux  États-Unis  si  tiède  et  si  fatigante.  On  est 
doux,  on  est  hospitalier,  on  se  dissimule,  on  se  gêne,  on  cède  soù 
droit  au  droit  de  tous.  On  perd  ainsi,  avec  Tâpreté  et  les  saillies 
aiguës  du  caractère  naturel,  la  naïveté  sauvage,  Toriginalité  et  la 
variété  piquante  qui  résulte  des  contrastes.  Miss  Martineau,  qui  ne 
cesse  d'exalter  sa  république  chérie,  avoue  cependant  que  les  Amé- 
ricains passent  leur  vie  à  se  flatter  mutuellement,  et  le  dégoût  que 
lui  inspire  cette  adulation  de  tous  envers  tous  lui  dicte  une  compa* 
raison  hardie  pour  une  dame  anglaise  :  a  J'en  suis  plus  révoltée , 
dit-elle,  que  de^cette  coutume  immonde  de  fumer  et  de  cracher 
partout,  qui  laisse  des  traces  dans  les  salons,  dans  les  boudoirs  et 
dans  la  chambre  des  députés.  »  Dans  l'intérieur  des  familles,  le  père 
flatte  le  fils  et  le  fils  flatte  le  père.  A  ce  défaut  de  sincérité  vient 
bientôt  se  joindre  un  mépris  général  pour  les  vertus  et  les  élog^ 
que  Ton  accorde  à  tous  sans  y  regarder  de  près.  Un  misérable 
chargé  de  banqueroutes  frauduleuses  et  soupçonné  de  faux  vientr-il 
à  mourir,  son  éloge  funèbre  retentit  dans  toutes  les  églises.  Ua 
méchant  livre  parait-il,  les  journaux  débordent  de  panégyriques. 
L'orateur  flatte  le  peuple,  le  peuple  flatte  l'orateur.  Les  ecclésias- 
tiques louent!  leurs  ouailles,  et  les  ouailles  restent  éblouies  en  face 
de  la  supériorité  de  l'ecclésiastique;  les  professeurs  admirent  leurs 
élèves,  et  les  élèves  grandissent  démesurément  le  mérite  de  leurs  pro- 
fesseurs. Tout  cela  est  puéril,  vulgaire,  et,  ce  qui  est  pis,  égoïste. 
Chacun,  dans  ce  pays  de  liberté,  se  fait,  de  l'éloge  qu'il  prodigue» 
une  monnaie  avec  laquelle  il  achète  d'avance  l'éloge  d'autrui.  On 
jette  au  nez  d'un  égal  qui  pourrait  nuire  un  mensonge  d'admiration 
auquel  répond  un  autre  mensonge. 

Ce  n'est  pas  seulement  l'Anglaise  miss  Martineau,  ni  l'officier  de 
marine  Marryatt,  qui  accusent  l'Amérique  républicaine  de  ce  défaut 
misérable  de  sincérité  et  de  liberté.  Il  a  paru  à  Boston ,  en  1835,  UB 
petit  volume  Intitulé  :  Pensées  sérieuses  sur  l'époque  actuelle^  nous  lui 
empruntons  le  passage  suivant  :  a  Sans  cesse  la  vanité  folle  de  nos 
journaux  répète  que  nous  sonunes  le  peuple  libre  par  excellence^ 


I 


YOTAGECRS  AUX  ÉTAT^-imiS.  i6T 

qÊt  chez  nous  la  liberté  de  la  pensée  et  de  Topinion  est  complète* 
Ih  bienl  Je  défle  tout  observateur  de  citer  une  seule  de  nos  pro- 
vinces où  la  pensée  et  Topinion  soient  libres.  Cest  au  contraire  un 
fint,  un  fait  déplorable,  que  dans  aucun  lieu  du  monde  Tintelligence 
n'est  plus  esclave  qu'ici.  Nulle  part  on  n*a  vu  s*établir  de  despotisme 
pki»  dur  et  plus  écrasant  que  celui  que  Topinion  publique  exerce 
ptTflii  nous,  enveloppée  de  ténèbres,  monarque  plus  qu'asiatique, 
iHégilime  dans  sa  source,  tyran  qu'on  ne  peut  ni  accuser  ni  détrôner^ 
in^istible  quand  elle  veut  étouffer  la  raison ,  réprimer  Faction,  im- 
poser silence  à  la  conviction;  soumettant  les  âmes  timides  qu'elle 
fait  ramper  devant  le  premier  imposteur.  Soyez  charlatan,  emparez- 
fons  pour  un  moment  du  préjugé  populaire;  vous  forcez  les  sages  à 
ftiir  et  à  se  cacher,  jusqu^à  la  minute  fatale  où  un  imposteur  nou^ 
veau  viendra  vous  détrôner.  Telle  est  la  situation  morale  et  intellec- 
toeUe  de  FAmérique,  la  moins  libre  en  réalité  de  toutes  les  région» 
ibi  monde  (1).  » 

On  a  pu  remarquer,  dans  le  dialogue  un  peu  diffus  des  Américains 
que  M.  Dickens  a  raillés  tout  à  Theure,  quelques  mots  singulièrement 
appliqués  :  je  suppute,  je  calcuky  je  combine;  ce  sont  des  locutions 
pifticulières  au  dialecte  anglo-américain.  Les  traits  principaux  de  ce 
dialecte  méritent  d'être  recueillis.  To  calculate  (supputer)  remplace 
les  mots  penser  et  supposer;  to  guess  (deviner)  est  employé  à  tout 
moment  au  lien  de  croire  ou  imaginer.  Au  lieu  de  direeUy  (tout  je 
ftûte),  on  vous  répond,  «  à  droite,  en  avant,  rigM  away^  »  Ces  pi- 
quantes altérations  peuvent  être  étudiées  sur  place,  au  moment 
même  où  elles  s'opèrent.  L'Amérique  transforme,  en  les  conservant, 
ks  vieux  mots  de  la  mère^patrie,  comme  l'Italie  a  changé  le  sens  da 
■K>t  virtùy  dont  elle  a  fait  la  science  des  arts,  et  la  Grèce  te  sens  da 
mot  timé.  Ce  qui  peut  paraître  aussi  fort  logique,  c'est  que  ce  peuple 
d'avenir  et  d'attente  ne  dit  jamais  :  je  conjecture,  ou  je  rafimagine. 
Biais  j'attends.  «  Attendre,  deviner  et  calculer  »  sont  les  trois  mots 
sacramentels.  Dans  le  wagon  d'une  machine  à  vapeur,  dit  M.  Dic- 
kens, il  est  à  peu  près  certain  que  vous  serez  accosté  de  la  façon 
aiivante  : 

€  J'attends  (je  conjecture)  que  les  chemins  de  fer  d'Angleterre 
sont  semblables  aux  nôtres.  » 

«  Vous  répondez  :  Non  !  —  L'Américain  reprend  avec  Taccent 
înterrogatif  :  —  Oui?  £t  quelle  différence  y  a-t-il  entre  les  nMres  et 

(1)  Sob9t  thoughts  on  the  ttate  ofthê  times^  p.  ST;  Boston,  1885. 


468  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

les  vôtres?  —  Vous  le  satisfaites.  A  chaque  pause  de  votre  com- 
mentaire, il  s'écrie  :  —  Oui?  Puis  il  continue  dans  son  idiome  :  — Je 
devine  (je  présume)  que  vous  n'allez  pas  plus  vite  en  Angleterre? 

—  Pardon,  répondez-vous. — Oui?  réplique-t-il,  et  il  se  tait  poli- 
ment, persuadé  que  vous  mentez.  Il  mord  pendant  dix  minutes  la 
pomme  de  sa  canne,  et  s'adressant  à  cette  pomme  autant  qu'à  vous  : 

—  Les  yankee  sont  comptés  (  regardés  comme  )  un  peuple  qui  va  de 
Vavanty  et  ferme  I  (Aller  de  l'avant,  going  aheady  est,  en  Amérique» 
la  plus  grande  marque  de  civilisation  possible.)  Vous  ne  pouvez  vous 
empêcher  de  répondre  :  —  Oui.^  —  et  l'Américain  répète  affirmati- 
vement et  de  la  façon  la  plus  vigoureusement  appuyée  :  —  Oui/io 

Ce  sont  là  de  fort  petits  détails,  mais  qui  font  bien  connaître  le 
caractère  d'un  peuple.  Je  les  préfère,  quant  à  moi,  aux  dissertations 
savantes.  C'est  par  ces  circonstances  familières  et  intimes  que  ce 
trahissent  les  vrais  penchans  d'une  nation  trop  jeune  encore  et  trop 
puissante  déjà,  trop  incomplète  et  trop  riche,  pour  échapper  aux  sus- 
ceptibiUtés,  aux  faiblesses,  à  la  morgue,  aux  niaiseries  des  parvenus. 
Devant  tous  les  voyageurs,  les  Américains  se  replient  avec  cette  es- 
pèce jle  sensibilité  souffrante  et  nerveuse  qui  ne  développe  pas  sous 
son  jour  le  plus  favorable  le  caractère  national;  n'apercevant  plus  que 
ce  côté  mauvais  et  timide ,  miss  *Martineau  disserte ,  Basil  Hall  ba- 
varde, Dickens  plaisante,  et  Marryatt  se  met  en  colère.  Dans  l'his- 
tqire  littéraire,  on  a  trop  rarement  observé  les  passions  de  l'écrivain; 
c'est  cependant  là  le  mobile,  le  vent  qui  souffle  dans  la  voile  et  qui 
conduit  le  bateau.  Les  rancunes  des  Anglais  les  aveuglent  trop  sou- 
vent quand  ils  s'occupent  de  l'Amérique.  Ils  choisissent  ses  plus 
mauvais  aspects  et  nous  les  présentent;  mais  que  ne  peut-on  pas 
dire  de  ce  pays  qui  contient  tout ,  qui  se  fait  de  toutes  pièces ,  qui 
change  toujours,  qui  s'étend  de  tous  côtés,  qui  n'a  de  limites  natu- 
relles que  les  deux  mers,  qui  ne  sait  pas  lui-même  ce  qu'il  est,  ce 
qu'il  peut,  ce  qu'il  doit,  ce  qu'il  sera,  qui  n'a  ni  passé,  ni  présent, 
mais  un  avenir  sans  bornesl  Vous  peindrez  sous  les  couleurs  les  plus 
diverses  la  vie  des  squatters  qui  luttent  avec  le  désert,  celle  des  fana- 
tiques qui  dansent  en  hurlant  dans  les  bois  et  celle  des  marchands 
qui  traversent  les  états  de  l'Union ,  comme  les  étoiles  filent  au  ciel. 
Toutes  ces  descriptions  isolées  seront  inexactes;  réunissez  et  grou- 
pez-les; elles  vQus  donneront  une  idée  juste  de  la  démocratie  amé- 
ricaine, de  cet  embryon  gigantesque,  de  ces  molécules  errantes  en- 
core, mais  qui  plus  tard  formeront  un  ensemble  colossal. 

Quand  on  réfléchit  sur  ces  résultats  obtenus  par  les  voyageurs,  on 


VOYAGEURS  ArX  ÉTATS-UNIS.  469 

est  porté  à  croire  que  le  climat  de  TAmérique  septentrionale  a  déjà 
exercé  sur  les  fils  des  puritains  une  action  qui  les  rapproche  un 
peu  de  Tancien  sauvage  des  forêts  américaines.  La  prédilection 
pour  les  grandes  images  et  les  vastes  métaphores,  Tamour  de  la  vie 
errante,  la  froideur  dans  les  relations  entre  les  deux  sexes,  froi- 
deur mêlée  de  dignité,  semblent  des  caractère?  empruntés  aux  abo- 
rigènes, soit  que  la  température  ait  modifié  la  race  anglo-saxonne, 
ou  que  l'exemple  des  sauvages  ait  été  contagieux.  Dans  les  romans 
les  plus  remarquables  de  Cooper,  le  sauvage  rouge  et  le  squatter  se 
touchent  ou  plutôt  se  confondent.  Voilà  bien  des  influences  diverses: 
l'ancienne  sève  de  la  race,  l'action  d'un  climat  nouveau,  la  philoso- 
phie duxviii*'  siècle,  Tesprit  démocratique,  et  enfin  Tesprit  puritain, 
dont,  comme  je  Tai  dit  plus  haut,  toutes  les  traces  ne  sont  pas  effa- 
cées. Plusieurs  scènes  rapportées  par  Marryatt  et  Dickens  rappellent 
vivement  Fépoque  de  Cromwell  ;  vous  croyez  quelquefois'  lire  une 
page  de  Butler  ou  un  roman  de  Walter  Scott.  Par  exemple,  le  der- 
nier de  ces  voyageurs  vous  met  en  face  d'un  prédicateur  qui ,  ayant 
été  marin  dans  sa  jeunesse,  forma  une  congrégation  de  marins, 
planta  le  drapeau  naval  sur  son  église  et  conjserva  dans  sa  chaire 
toutes  les  allures  d'un  capitaine  de  navire.  La  première  fois  qu'il 
prêcha ,  on  le  vit  arriver,  une  grosse  Bible  in-quarto  sous  le  bras 
gauche  et  frappant  sur  le  bois  de  sa  chaire  :  «  D'où  viennent  ces 
gens-là?  D'où  viennent-ils?  Qui  sont-ils?  Où  vont-ils?  Ah  çà!  répon- 
drez-vous?  »  Alors  il  se  mit  à  se  promener  de  long  en  large  dans  sa 
chaire,  toujours  la  Bible  sous  le  bras;  puis  il  reprit  :  «  Vous  venez  de 
là-bas,  mes  enfans,  vous  venez  de  la  cale  du  péché.  C'est  de  là  que 
vous  venez.  Et  où  allez-vous?»  Encore  une  promenade  dans  la  chaire. 
<cOù  vous  allez?  au  perroquet  de  misaine!  Là-haut!...  [forte);  là- 
haut!...  {fortissimo);  là-haut!...  [rinforzando).  C'est  là  que  vous  allez, 
vent  frais,  filant  cent  nœuds  à  l'heure!  »  Nouvelle  promenade  dans  la 
chaire,  la  Bible  sous  le  bras. 

Il  y  a  place  pour  tout,  on  le  voit,  pour  le  passé  comme  pour  le 
présent,  dans  un  pays  si  vaste;  excentricités  anglaises,  nouveautés 
françaises,  échantillons  de  mœurs  arriérées,  y  tiennent  à  l'aise.  L'ac- 
croissement de  la  population  est  proportionnel  au  cadre  énorme  qui 
la  renferme.  La  seule  petite  ville  de  Rochester,  qui  était  en  1815 
de  331  âmes,  est  aujourd'hui  de  15,000  (1).  Elle  a  plus  que  triplé 


(1)  La  population  de  Rochester  était,  en  1815,  de     331. 

—  —  —  en  1818,  —  1,049. 


470  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  trois  ans  ;  onze  ans  lui  ont  suffi  pour  atteindre  cette  multiptt- 
cation  effrayante  de  vingt-six  fois  son  nombre  primitif.  Quand  on 
pense  que  de  telles  opérations  ont  lieu  sur  toute  la  face  de  rAmé- 
rlque  sans  que  personne  s'en  doute  et  sans  qu'il  y  paraisse,  on  re^ 
connaîtra  sur  quelle^  échelle  travaille  cette  société  géante  et  enfant. 
Elle  va  si  vite  et  nmrcbe  à  si  grands  pas,  qu'on  ne  doit  point  se 
montrer  fort  exigeant  sur  l'élégance  de  ses  poses;  ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  qu'elle  avance  et  fait  d'énormes  enjambées.  Elle  met  bien 
un  peu  de  puérilité  dans  ses  créations,  et  elle  se  hâte  d'enterrer 
toute  notre  Europe  avant  que  cette  dernière  soit  bien  morte;  elle  fait 
des  villages  qui  se  nonmient  Paris  et  des  bourgades  qui  s'appellent 
Borne.  Ce  vieux  monde  renouvelé ,  cette  géographie  ancienne  en 
habits  de  carnaval,  prêtent  à  la  plaisanterie;  Syracuse  auprès  d'Or^ 
léans,  Chartres  auprès  de  Memphis,  Canton  à  c6té  de  Venise,  le 
vieux  globe  se  dédouble;  tout  déteint  sur  cette  sphère  jeune  et  in- 
connue. Vous  traversez  Troie,  vous  arrivez  à  Pontoise;  de  là  vous 
passez  à  Mondaga,  à  Tchecktawasaga;  vous  vous  trouvez  dans  le 
faubourg  de  Corinthe,  d'où  vous  arrivez  à  Madrid;  et  successive- 
ment Thèbes ,  Tripoli ,  Schenectady,  Tompkins,  Babylone,  Londres, 
Sullivan  et  Naples  passent  sous  vos  yeux.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus 
remarquable,  c'est  le  progrès  permanent  de  toutes  ces  localités.  U 
où  le  capitaine  Basil  Hall  avait  laissé  deux  boutiques  et  une  église, 
Hamilton  trouve  une  bourgade;  trois  ans  après,  miss  Martineau  y 
voit  une  petite  ville;  enfin  Charles  Dickens,  deux  années  plus  tard, 
y  admire  des  hôtels,  un  théâtre,  un  mail,  un  port,  une  jetë^.  Cette 
rapidité  de  végétation  sociale  est  le  miracle  de  l'Amérique. 

Tout  cela  pousse,  si  l'on  peut  se  servir  d'un  mot  très  vulgaire, 
comme  des  champignons.  Nous  avons  l'avantage  de  voir  ee  monde 
politique  se  faire  et  s'arranger  sous  nos  yeux.  C'est  un  plaisir.  Aussi 
ne  devons-*nous  pas,  si  nous  sommes  équitables,  demander  à  un 
peuple  qui  va  si  vite  une  société  achevée,  mais  seulement  le  commen- 
cement, l'ébauche  et  la  préparation  d'une  société.  Ne  vivez  pas,  à  la 
bonne  heure,  dans  une  forge  ou  dans  une  maison  qui  se  bâtit,  sous 
le  coup  des  marteaux  qui  retentissent,  sous  l'ardeur  des  flanunes  qui 

La  population  de  Rochester  était,  en  1820,  —  1,502. 

—  —     —        en  1822,  —  2,700. 

—  — '     —        en  1825,  —  5,273. 

—  —     —        en  1826,  —  7,669. 

—  —     —        en  1827,  —  8,000. 

(  Tabular  statistical  Viewt.) 


VOYAGEURS  AUX  ÉTATS-UNIS.  471 

pétillent  et  parmi  les  cyclopes  qui  ne  pensent  qu'à  leur  œuvre;  mais 
ne  leur  imputez  pas  à  crime  cette  activité  puissante  qui  fait  leur  force 
et  leur  grandeur.  II  est  absurde  de  s*étonner  qu'une  nation  si  rapide- 
ment parvenue  ait  les  défauts  des  parvenues,  la  susceptibilité,  l'osten- 
tation,  la  vanité,  Tesprit  de  domination,  l'inquiétude  quant  à  l'opi- 
iiion  d'autrui. 

On  doit  rendre  cette  justice  à  M.  de  Tocqueville,  qu'il  a  fort  bien 
observé  les  vices  de  cette  société;  on  ne  peut  lui  adresser  qu'un 
reproche  :  c'est  de  n'avoir  pasv  assez  dit  que  la  nôtre  est  vieille,  et 
<ia'elle  ne  peut  sans  danger  s'inoculer  les  maladies  de  la  jeunesse. 
€omme  la  plupart  des  écrivains  de  France  et  d'Amérique,  M.  Toc- 
<iueville  n'a  pas  osé  braver  notre  tyran  :  l'opinion.  La  superstition  de 
f  opinion  nous  menace;  le  culte  des  masses  est  à  nos  portes.  Avant 
de  les  subir,  il  faudrait  les  élever  et  les  ennoblir,  ces  masses  aveu- 
gles. Déjà  en  Amérique,  l'opinion  et  la  presse,  son  esclave,  ont  fait 
des  ravages  extraordinaires  et  accompli  d'incroyables  usurpations. 
H  semble  qu'il  faille  à  tous  les  peuples  un  tyran,  et  que  la  loi  de 
rhomanité  soit  de  se  soumettre  à  un  pouvoir;  celle  du  pouvoir  est 
d'abuser.  Les  Américains,  tout  en  professant  les  principes  démocra- 
tiques, ont  créé  le  pouvoir  de  l'opinion  et  s'y  soumettent.  Ce  pouvoir 
en  est  arrivé  à  l'abus;  comme  il  est  du  choix  de  la  nation ,  elle  l'en- 
courage. Armé  d'un  journal,  c'est-à-dire  d'une  des  batteries  de  topi- 
nion,  vous  y  pouvez  impunément  piller,  tuer,  assassiner.  Veut-on 
savoir  ce  que  peut  un  journal  en  Amérique?  La  récente  anecdote  que 
voici  éclairera  le  lecteur. 

Un  créancier  vient  réclamer  la  somme  qui  lui  est  due;  son  débi- 
teur se  libère  au  moyen  d'un  couteau  qui  tue  le  créancier.  Le  ca- 
daVre  reste  sur  le  plancher;  pour  se  délivrer  encore  de  ce  nouvel 
embarras,  le  meurtrier,  qui  est  un  libraire,  découpe  le  cadavre,  le 
sale  proprement,  place  les  morceaux  dans  une  boîte  entre  six  cou- 
ches de  sel ,  cloue  la  boîte ,  la  goudronne ,  l'enveloppe ,  la  ficelle , 
Tétiquette,  et  y  ajoute  cette  inscription  :  Porc  salé.  Tout  ceci  se 
passe  à  Boston,  chez  les  démocrates  d'Amérique.  La  boîte  est  jetée  à 
bord  d'un  vaisseau  et  expédiée  je  ne  sais  où.  Par  malheur,  l'homme 
salé  avait  du  sang,  et  le  sel  n'était  pas  en  quantité  suffisante;  le  sang 
coula,  et  la  boîte  ouverte  envoya  le  libraire  Coït  (c'est  son  nom) 
répondre  de  son  atroce  cuisine  devant  un  jury  de  citoyens  améri- 
cains. Trois  fois  jugé,  trois  fois  remis  en  cause,  toujours  condamné» 
toujours  vivant,  il  existait  encore  il  y  a  peu  de  mois,  et  l'on  s'inté- 
ressait à  lui;  ses  parens  étaient  riches,  ses  amis  puissans,  il  n'était 


47-2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  de  sang  mêlé ,  il  tenait  cl*une  part  au  commerce  et  d'une  autre 
aux  journaux.  C'est  là,  ô  philosophes,  Faristocratie  de  la  démocratie- 
Un  journal  de  New- York,  dirigé  par  un  nommé  Bennett,  ami  de 
Coït,  trouve  la  cause  du  saleur,  du  cuisinier  humain,  bonne  et  cu- 
rieuse à  défendre,  et  il  la  défend.  Il  ne  nie  pas  la  salaison ,  ce  serait 
absurde  et  maladroit;  il  Tavoue.  Apprentis  avocats  des  causes  noires» 
jeunes  suppôts  de  ce  grand  art  des  alchimistes  de  la  parole,  instrui- 
sez-vous et  apprenez  ce  que  peut  l'opinion  égarée  ! 

Notre  journal  new-yorkiste  s'y  prend  ainsi  :  le  lendemain  du  procès, 
son  premier  JSew-Yorky  en  gros  caractère,  donne  la  description  de  la 
séance  arrangée  en  mélodrame.  Voici  la  boîte,  les  morceaux,  le  cou- 
peret, les  habits;  quel  supplice  pour  l'accusé!  Voici  sa  femnxe,  ses 
enfans,  ses  amisi  Pauvre  homme,  dans  quelle  surexcitation  et  quelle 
ivresse  se  trouvait-il  plongé  quand  il  a  salé  son  semblable  !  Les  dix 
heures  de  supplice  du  criminel  pendant  le  procès,  sa  douleur,  son 
repentir,  sa  confession  (confession  fausse  qui  le  disculpe),  occupent 
deux  ou  trois  pages;  plus  le  journaliste  va,  plus  il  s'attendrit.  Subir 
une  telle  torture ,  dit-il ,  c'est  avoir  été  puni  d'une  manière  au  moins 
suffisante.  0  Bennett  1  dramaturge  magnifique!  je  n'ai  pas  lu  deux 
de  tes  pages  que  je  me  sens  convaincu.  Ce  vertueux  assassin  me  fend 
le  cœur.  Lorsque  le  jury  passe  huit  heures  à  délibérer.  Coït  ne  de- 
vient pas  seulement  un  objet  de  pitié,  c'est  un  héros.  0  Bennett! 
ce  Coït  étend  son  manteau  sur  les  banquettes  et  s'endort  paisiblement, 
pendant  que  sa  mort  ou  sa  vie  se  décident.  »  Il  dort ,  ce  juste ,  et  le 
président  du  jury  vient  d'une  voix  tremblante  lui  annoncer  la  sen- 
tence. Plusieurs  membres  du  jury  fondent  en  larmes.  Coït  est  fou- 
droyé. Enfin  Bennelt,  l'admirable  Bennett,  s'écrie  :  «Sera-t-il  pendu? 
C'est  la  question.  Lui  accordera-t-on  une  révision  du  procès?  Et  le 
gouverneur  osera-t-il  lui  donner  sa  grâce?  » 

Il  n'a  pas  osé  donner  cette  grâce,  mais  on  n'a  pas  osé  punir  le 
meurtrier;  la  main  du  bourreau  n'a  pas  touché  le  protégé  de  l'opî- 
V  nion,  mais  Coït  s'est  suicidé  après  trois  ans  de  délais.  Il  faut  lire  ce 
que  rapportent  au  sujet  de  la  presse  en  Amérique  tous  les  écrivains 
anglais  et  américains.  Quelques  citoyens  des  États-Unis  ont  eu  le 
courage  de  dire  la  vérité,  et  ils  ont  couru  des  dangers  très  réels. 
«  La  liberté  de  la  pensée  et  de  la  parole,  dit  quelque  part  un  philo- 
sophe allemand,  ne  semble  pas  faire  de  grands  progrès  sur  la  face  du 
globe.  Déjà  un  Anglais  m'a  dénoncé  à  la  malédiction  publique,  comme 
ayant  osé  dire  que  Byron  et  Walter  Scott  écrivaient  mieux  que  la 
plupart  de  leurs  successeurs.  Déjà  un  Italien  de  beaucoup  d'esprit 


VOYAGEURS  AUX  ÉTATS-UNIS.  473 

m'a  livré  à  Tanathème  italien ,  comme  ayant  avancé  que  la  péninsule 
actuelle  est  un  peu  déchue.  On  m'annonce,  et  cela  me  flatte  extrê- 
mement, qu'ayant  médit  de  la  Chine,  je  serai  prochainement  mis  en 
pièces  par  le  mandarin  Hou-lou-fou,  qui  prend  la  défense  du  pays 
des  théières.  Deux  ou  trois  Américains  des  États-Unis  ne  suivront-ils 
pas  ce  bon  exemple,  et  serai-je  pendu  en  effigie  à  Boston,  conune 
Ta  été  récemment  un  voyageur  qui  avait  déplu?  Le  libre  penseur,  où 
se  réfugiera-t-il  bientôt?  Pour  s'exprimer  sans  réticence  sur  une 
œntrée  quelconque ,  il  faudra  fonder  une  imprimerie  dans  une  île 
déserte,  du  côté  du  pôle.  La  facilité  et  la  rapidité  des  communi- 
cations semblent  avoir  réprimé,  au  lieu  de  l'encourager,  Tindépen- 
dance  des  idées ,  et  bientôt  l'on  reconnaîtra  avec  étonnement  que 
la  typographie,  ce  second  Verbe  de  l'humanité,  lui  a  été  donnée, 
comme  la  parole,  pour  déguiser  sa  pensée.  » 

Il  faut  citer  en  Amérique  quelques  penseurs  indépendans,  quel- 
ques héros  du  courage  moral ,  qui  sont  Clay,  Webster,  le  docteur 
Channing,  Fenimore  Cooper  et  Garrison.  Ce  dernier  a  soutenu  les . 
droits  de  l'esclave  au  péril  de  sa  vie.  Mais  dans  un  pays  où  personne 
ne  veut  servir,  comment  se  passer  d'esclaves?  Les  sonnettes  sont 
bannies,  sous  prétexte  que  cet  usage  est  humiliant.  Les  domestiques 
ou  plutôt  les  aides  [helps)j  car  il  n'y  a  pas  de  domestiques,  vous 
laissent  attendre  des  heures  entières.  Ce  chapitre  des  domestiques  . 
est  intarissable  en  plaisanteries  plus  ou  moins  bonnes;  chaque  jour 
est  témoin  des  plus  originales  aventures.  Une  maîtresse  de  maison 
attendait  quelques  amis  à  souper;  ils  vinrent  tard,  les  mets  étaient  dé- 
posés dans  un  de  ces  poêles  portatifs  destinés  à  en  conserver  la  cha- 
leur et  placés  dans  le  lieu  du  repas.  Lorsque  les  convives  entrèrent, 
on  aperçut  le  domestique  assis  à  table  et  démolissant,  pour  son  usage 
personnel,  une  très  belle  volaille;  aux  reproches  qui  lui  furent  faits, 
il  répondit  :  «  Personne  ne  venait,  tout  aurait  été  froid.  »  Un  autre 
laquais,  dont  miss  Martinean  raconte  l'histoire,  reçut  de  sa  maîtresse 
Tordre  de  ne  rien  faire  et  de  ne  rien  dire  pendant  toute  la  soirée, 
mais  d'examiner  seulement  si  chacun  avait  du  sucre  et  du  lait  dans 
son  thé.  Pendant  deux  heures  à  peu  près,  il  accomplit  Odèlement  cette 
mission,  puis  il  ouvrit  la  porte  et  s'en  alla.  Un  remords  le  prit  tout 
à  coup,  et,  entrebâillant  la  porte,  il  s'adressa  aux  personnes  qui  oc- 
cupaient un  canapé  situé  à  l'autre  coin  de  la  chambre  :  a  Ohé,  là-basi 
cria-t-il  de  toutes  ses  forces,  y  a-t-il  encore  du  sucre?  » 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  les  relations  de  domesticité  que  l'in- 
fluence de  la  destruction  des  classes  se  fait  sentir.  Là  comme  en 


Vn  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

France,  le  commerce  et  la  production  deviennent  démocratiques , 
«c'est-à-dire  s'abaissent.  Les  acheteurs  ne  se  classent  plus;  les  con- 
sommateurs sont  sur  un  pied  d'égalité;  les  fabricans  et  les  vendeurs 
n'ont  plus  qu'un  seul  niveau.  On  fait  vite  et  assez  bien  pour  que  la 
marchandise  soit  acceptée.  On  fabrique  au  pas  de  course;  on  achète 
•de  même  :  de  là'  une  médiocrité  générale  dans  les  produits.  Qu'im- 
porte le  plus  ou  le  moins  de  perfection?  Une  teinte  générale  s'em- 
pare de  ce  pays  aussi  romanesque  par  les  faits  qu'il  l'est  peu  par  les 
mœurs.  Ce  mélange  d'Allemands,  d'Espagnols,  d'Irlandais,  d'Écos- 
sais, de  Français,  tombant  à  la  fois  dans  la  masse  anglo-saxonne 
et  hollandaise  qui  fait  l'ancien  fonds  de  la  colonie,  devrait  donner 
les  fruits  les  plus  bizarres.  Nullement.  Ces  couleurs  hostiles  s'amor- 
tfssent  et  s'éteignent,  comme  la  fusion  de  toutes  les  nuances  aboutit 
sur  la  palette  d'un  peintre  à  une  teinte  grise  et  sans  nom.  Ce  n'est 
pas  qu'il  n'y  ait  là-bas  de  terribles  drames  de  la  vie  réelle.  Du  côté 
des  Montagnes  Rocheuses  et  vers  les  régions  du  sud,  la  vie  des  colons 
est  sauvage  à  épouvanter;  la  loi  se  tait  ou  reste  impuissante.  II  se 
fait  dans  ces  solitudes  des  actions  effroyables  et  inconnues^  On  s'est 
fort  étonné  en  Europe  de  cette  association  indoustanique  des  Thugs 
et  des  Phansegars,  qui  étranglaient  scientifiquement  les  voyageurs 
sur  les  grandes  routes,  et  qui  constituaient  une  secte  religieuse.  Le 
petit  volume  publié  à  Boston,  et  intitulé  :  Vie  de  Murel  et  ses  Confes^ 
sions,  prouve  que  le  même  genre  d'association,  soumis  à  des  com- 
binaisons et  à  des  lois  plus  raffinées,  comme  il  convient  aux  petits-flls 
de  la  vieille  civilisation  européenne,  existait,  il  y  a  cinq  ans  seule- 
ment, aux  États-Unis.  Môme  concours  de  volontés  pour  le  mal  et 
pour  le  lucre,  même  cupidité,  même  secret,  même  régularité  savante 
dans  l'exécution  des  meurtres.  C'est  sur  les  bords  du  Mississipî  que 
se  passent  en  général  ces  terribles  scènes;  fleuve  boueux  et  sanglant, 
dont  les  vagues,  dit  un  Américain,  ont  englouti  plus  de  cadavres,  et 
les  rives  caché  plus  de  crimes  qu'on  ne  le  saura  jamais.  Certes,  un 
écrivain  de  génie  tirerait  grand  parti  de  la  vie  de  Murely  de  celle  dte 
3fike,  des  récits  consacrés  par  les  journaux  à  la  perte  des  bateaux  à 
vapeur  le  Home  et  la  Moselle.  Il  suffit  de  parcourir  les  procès-verbaux 
des  tribunaux,  tels  que  les  papiers  publics  les  donnent,  pour  recon- 
naître les  matériaux  dramatiques  dont  l'Amérique  regorge  dans  son 
état  de  fournaise  où  se  forge,  comme  un  fer  rouge ,  la  société  de 
J'avenir. 

Ce  grand  bouillonnement  laisse  subsister,  comme  je  l'ai  dit,  queï- 
qucs-uns  des  anciens  traits  nationaux  :  l'entreprenante  énergie  et  te 


VOYAGEURS  AUX  ÉTATS-UNIS.  iTS' 

patiente  audace  du  Saxon,  la  témérité  indomptable  du  Normand,  un 
eockneyisme  exagéré,  la  vulgarité  de  Wapping,  le  calme  stérile  et 
Tégoîsme  chiffré  de  LeadenhaB-Street,  la  smariness  aventureuse  dtt 
hlachleg,  la  rigueur  formaliste  et  extérieure  du  purRain.  La  vieille 
nationalité  anglaise  n'a  pas  encore  eu  le  temps  de  se  rasseoir,  de  se 
raffiner  et  de  se  transformer  totalement;  mais  elle  y  parviendra,  et 
bientôt  on  ne  reconnaîtra  plus  sa  descendance.  Chaque  jour,  la  méta- 
morphose avance,  et  beaucoup  de  gens  ne  se  doutent  guère  de  ce  qui 
se  crée  sous  leurs  yeux.  En  1666,  les  germes  d'une  république  rem- 
pKssaient  l'Amérique;  personne  ne  s'en  doutait.  Aujourd'hui  une 
Europe  colossale  se  forme  là-bas,  et  Ton  n'y  pense  guère.  Que  de- 
viendra cette  civilisation  puritaine,  soumise  à  une  éducation  mathé- 
matique? C'est  la  première  fois  que  l'on  tente  un  pareil  essai,  et  que  la 
philantropie,  les  arts,  la  religion  elle-même,  se  formulent  par  racines^ 
cubiques  et  par  cosinus.  Le  capitaine  Hall  rapporte  que  les  jeunes 
élèves  de  l'école  militaire  de  West-Point  perdent  leurs  noms  et  sont 
dassés  mathématiquement  comme  des  chiffres.  Cette  réduction  de 
rhomme  à  l'état  de  chiffre  fonctionnera-t-elle  bien?  On  le  saura  plus^ 
tard.  Marryatt  donne  une  autre  preuve  curieuse  de  cette  royauté  do 
chiffre  :  deux  jeunes  femmes  en  diligence  parlent  de  leur  bonnet,  et 
en  parlent  mathématiquement. 

Une  telle  organisation  sociale  ne  favorise  point  la  littérature  et 
n'en  a  pas  besoin.  Cette  nation  de  fourmis  laborieuses,  d'abeilles 
actives,  d'êtres  humains,  dont  le  mouvement  de  création  est  inces- 
sant, qui  ne  se  donnent  pas  le  temps  de  manger,  qrri  méprisent  le 
loisir,  qui  abhorrent  le  repos,  est  dans  la  situation  la  plus  détestable 
pour  cultiver  l'art  et  la  poésie.  Elle  compte  cependant  quelques  imi- 
tateurs heureux  de  l'ancienne  littérature  anglaise,  —  comme  ora- 
teurs politiques  :  Webstw,  Clay,  Everett,  Cass;  -^  comme  historiens  : 
Bancroft ,  Schoolcraft ,  Butter,  Carey ,  Pitkins ,  Prescott ,  Sparks  ;  — 
les  polygraphes  Neal,  Child,  Steevens,  Leslie,  Sedgewick,  Sanderson^ 
Willis,  Hall ,  Fay,  Washington  Irving;  —  les  romanciers  Paulding, 
Ingraham,  Kennedy,  Bird,  Fenimore  Cooper;  —  les  poètes  Drake, 
Longfellow,  Sigourney,  Bryant,  Halbeck;  — les  légistes  Kent,  Story 
et  Hall;  —  mais  surtout  l'homme  courageux  qui  a  dit  aux  Américains 
leurs  dangers,  qui  leur  a  indiqué  les  écueils  contre  lesquels  leur 
prospérité  peut  faire  naufrage,  le  docteur  Chénning.  Le  grand  carac- 
tère du  talent  manque  à  la  plupart;  ils  ne  sont  pas  originaux.  C'est 
un  fait  incontestable  que  depuis  l'introduction  et  le  développement 
de  l'élément  démocratique  en  France,  l'originalité  s'y  y st  également 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

abaissée.  Ni  la  France,  ni  l'Amérique,  ne  possèdent  aujourd'hui 
d'écrivain  aussi  hardi  que  le  furent  Montaigne,  Bacon,  Sterne,  Swift, 
Molière,  Cervantes  et  Rabelais.  Cest  que  le  gouvernement  des  masses, 
chose  étrange,  ne  développe  pas  la  liberté  de  l'esprit;  il  l'étoufiFe,  et 
par  une  raison  mathématique.  Lorsque  tous  ont  droit  sur  tous,  qui- 
conque se  détache  des  autres  blesse  les  droits  de  tous.  Comment 
concilier  rorigipalité' avec  l'égalité?  L'élégance  et  l'exactitude,  la 
magniloquence  ou  l'aflFéterie,  pourront  s'accorder  avec  de  telles 
mœurs;  la  liberté  et  l'originalité,  jamais. 

Faute  d'une  littérature  et  d'une  poésie  originales,  on  a  essayé,  en 
Amérique,  cette  littérature  des  stimulans  et  des  caustiques,  qui  n'a 
n'a  pas  encore  dit  son  dernier  mot  en  France,  mais  qui  cependant 
marche  et  ne  va  pas  mal.  Les  Américains  nous  ont  dépassés.  Nos  re- 
présentations dramatiques  n'ont  pas  atteint  le  degré  d'excitation  et 
de  puissance  obtenu  récemment  par  un  drame  américain.  C'est  le 
xhef-d'œuvre  du  genre  que  ce  drame ,  qui  doit  désespérer  les  mo- 
.dernes  créateurs;  il  a  pour  titre  les  Régions  infernales ^  et  l'on  ne  se 
Jasse  pas  de  le  représenter  dans  toutes  les  provinces  de  l'Union. 
X auteur  n'a  fait  aucuns  frais  de  dialogue.  Ce  sont  des  damnés,  des 
pendus,  des  chaudières,  des  supplices,  des  écartèlemens,  des  flanunes 
rouges,  des  hurlemens,  des  grincemens;  une  obscurité  mêlée  de 
sillons  de  feu,  des  mares  de  sang,  des  sanglots  plaintifs,  des  foules 
xle  malheureux  plongés  dans  la  poix  bouillante,  et  des  diables  qui  ar- 
rachent de  longues  lanières  de  chair  humaine.  Tout  cela  remplace 
Sophocle,  Shakspeare  et  Corneille  avec  beaucoup  d'avantage.  Les 
Américains  sont  touchés  de  ce  grand  pathétique;  ils  n'ont  pas  le 
temps  de  lire;  ils  bâtissent,  creusent  des  canaux,  défrichent,  labou- 
rent, et  passent  comme  l'éclair  d'un  bout  de  l'Amérique  à  l'autre. 
Un  tel  peuple  ne  peut  pas  être  intellectuel;  en  fait  d'art  comme  de 
poésie,  la  première  condition,  c'est  le  repos,  seul  il  est  fécond. 

Philarète  Chasles. 


sr 


REVUE  LITTERAIRE 


DE  L'ALLEMAGNE 


On  serait  dans  une  grande  erreur  si ,  en  essayant  de  caractériser  le  mou- 
Tement  intellectuel  et  les  mœurs  littéraires  d'outre-Rhin,  on  osait  espérer  de 
^tlsfaire  aux  exigences  de  TAllemagne.  Depuis  que  la  nation  allemande, 
entraînée,  par  le  génie  de  quelques  grands  hommes,  hors  de  ses  habitudes 
et  de  son  docile  instinct  d'imitation,  a  vécu  de  sa  propre  vie  pendant  environ 
un  demi-siècle,  et  répandu  çà  et  là  ses  œuvres  de  poésie  et  d'érudition,  c'en 
est  fait  de  cette  modeste  nature  de  caractère  que  nous  louons  encore  par  tra- 
dition ,  que  nous  trouvons  bien  encore  dans  certains  cercles  d'honnêtes  fa- 
milles ,  garantis  par  une  grâce  providentielle  de  la  contagion,  mais  dont  on 
ne  reconnaît  plus  la  moindre  trace  parmi  les  jeunes  écrivains  qui  aujourd'hui 
dissertent  dans  six  cents  journaux  et  inondent  de  leurs  productions  la  foire 
de  Leipzig.  Un  étrange  orgueil  a  saisi  le  cœur  de  ce  peuple,  qui  jadis  chantait 
si  doucement  ses  chants  de  Minnesinger  et  ses  ballades.  Ce  n'est  plus  ce  grave 
et  laborieux  disciple  qui ,  dans  son  ardente  curiosité,  interrogeait  tour  à 
tour  le  monde  ancien  et  le  monde  moderne.  C'est  Pygmalion  se  passionnant 
pour  l'œuvre  de  ses  mains,  c'est  Narcisse  absorbé  dans  la  contemplation  de 
sa  beauté. 

Il  n'est  plus  permis  aux  étrangers  de  juger  cet  heureux  pays,  et  aux  Fran- 
çais moins  qu'à  tous  autres.  Ces  légers  Français,  disent  les  docteurs  d'Al- 
lemagne en  affectant  un  air  de  grave  supériorité,  et  par  cette  épithète  ils 
TOME  I.  31 


478  REVUE  DES  DEUX  MOHDES. 

condamnent  d'avance  toutes  nos  observations.  Si  on  les  loue ,  ils  acceptent 
avec  une  royale  bienveillance  Téloge  comme  un  hommage  qui  leur  est  dû,  et 
daignent  même  quelquefois  témoigner  qu'ils  sont  satisfaits.  Si  on  les  critique, 
oh  !  alors  il  se  fait  parmi  ces  régens  de  la  pensée  un  terrible  mouvement. 
Tous  les  journaux ,  grands  et  petits ,  sonnent  le  tocsin  ;  tous  les  folliculaires 
courent  aux  armes.  C'est  une  levée  de  drapeaux  générale,  une  vraie  croisade. 
L'Allemagne,  divisée  en  tant  de  petits  états  et  de  petites  villes,  ne  forme  plus 
qu'un  seul  empare  dès  qu'elle  sej  croit  attaquée  par  l'étrauger,  et  la  presse, 
soumise  à  tant  d'entraves ,  bâillonnée  par  tant  de  règleniens  sévères ,  s*en 
donne  à  cœur-joie  quand  elle  trouve  une  occasion  de  lacérer  un  pauvre  homme 
que  nul  article  de  censure  ne  protège.  La  déclaration  de  guerre,  le  mot  de 
raUiement,  courent  avec  la  poste  d'une  province  à  l'autre,  agitant  les  clubs 
d'étudians  et  les  habitués  des  cabinets  de  lecture.  Dans  l'espace  de  quelques 
semaines,  le  critique  qui  a  osé  émettre  un  doute  sur  le  profond  savoir  de 
l'Allemagne ,  contredire  une  de  ses  doctrines ,  blâmer  une  de  ses  tendances, 
est  poursuivi ,  insulté  dans  six  cents  feuilles  périodiques ,  traîné  au  grand 
marché  de  la  librairie,  et  marqué  d'un  sceau  indélébile  de  réprobation. 
Quand  il  en  viendrait  à  produire  un  chef-d'œuvre  vingt  ans  après  cette  fatale 
campagne,  on  lui  refuserait  encore  toute  espèce  de  mérite,  car  les  rancunes 
de  l'Allemagne  sont  implacables;  la  mort  même  ne  les  apaise  pas,  et,  comme 
l'a  dit  M.  Edgar  Quinet,  si  vous  leur  échappez  vivant,  comptez  qu'elles  bar- 
bouilleront d'encre  votre  squelette.  N'ont-ils  pas,  dans  leur  sotte  ignorance, 
nié  le  talent  d'Alfred  de  Musset,  en  défendant  les  plates  et  triviales  strophes 
de  leur  Becker,  et  ne  voyons-nous  pas  chaque  jour  encore  leurs  insolens  jour* 
naux  insulter  niaisement  aux  plus  belles  gloires  de  la  France? 

En  reprenant  cette  revue  littéraire  de  l'Allemagne,  nous  devons  nous 
attendre  à  soulever  contre  nous  les  invectives  de  la  presse  allemande,  mais 
nous  nous  résignons  d'avance  à  nous  voir  traduits  à  la  barre  de  la  Gazette 
de  Leipzig,  injuriés  dans  les  journaux  de  M.  Kùhn  et  de  ses  adhérens.  Que 
nous  importe  la  colère  de  cette  école  vaniteuse  et  stérile,  qui  n'a  pas  su  res- 
pecter même  le  génie  de  ses  maîtres,  et  qui,  après  avoir  porté  une  main  sacri- 
lège à  l'immortelle  couronne  de  Goetlie  et  de  Schiller,  s'est  posée  comme  la 
régénératrice  de  l'art  et  des  lettres  en  montrant  au  public,  d'une  main  triom- 
phante, quelques  chansons  immorales  et  quelques  romans  imités  de  Candidéf 
Il  est  au  milieu  de  cette  jeune  Allemagne ,  qui  a  pris  son  orgueil  pour  de 
la  force  et  son  scepticisme  pour  du  génie,  il  est  une  autre  Allemagne  laborieuse 
et  féconde,  réfléchie  et  puissante.  C'est  celle  de  tous  ces  graves  professeurs 
d'université,  qui  continuent  patiemment  dans  leur  retraite  austère  leur  cours 
d'enseignement  et  d'étude,  de  tous  ces  philologues  qui  se  dévouent  aux  re- 
eberclies  les  plus  pénibles  de  l'érudition,  de  tous  ces  historiens  qui  font  revivre 
à  nos  yeux ,  sous  un  jour  nouveau,  des  annales  inconnues  ou  défigurées. 
Cette  Allemagne-là ,  nous  l'aimons ,  nous  la  respectons.  Les  hommes  qui  lui 
appartiennent  ont  plus  d'une  fois  éclairé  la  France  par  leurs  travaux  et  n'ont 
pas  nié  ce  qu'ils  devaient  à  la  France.  Nous  aimons  leurs  mœurs  simples. 


.  BEVUE  LITTÉRAIRE  DB  L'AIXKBUGNE.  HS 

lear  demeure  hospitalière,  asile  sacré  où  Ton  retrouve  encore  les  saintes  affec- 
tions et  les  vertus  patriarcales  de  la  vieille  AUeiuagne. 

Avant  de  suivre  dans  ses  phases  nouvelles  le  inouvenent  de  la  littérature 
allemande,  nous  devions  faire  cette  réserve,  afin  qu'on  ne  nous  accusât 
pas  de  confondre  dans  la  même  critique  les  esprits  sérieux  et  les  prétendus 
réformateurs  modernes,  le  savoir  et  la  jonglerie,  Fhonnéte  modestie  et  la 
fatuité.  Nos  paroles  s'adressent  en  ce  moment  à  cette  tourbe  inquiète  et 
mercantile  d'écrivains  qui  se  jettent  comme  des  frelons  sur  les  fruits  qui 
'tentent  leur  convoitise,  et  portent  partout  la  piqûre  de  leur  aiguillon. 
Depuis  plusieurs  années ,  il  existe  un  fait  affligeant  qui  a  déjà  été  signalé 
dans  cette  Revue ^  et  que  nous  devons  livrer  encore  au  jugement  des  hon- 
nêtes gens.  Des  hommes  qui,  soit  pour  suspicicm  de  délit  politique,  soit 
pour  quelque  autre  motif  que  nous  ne  voulons  point  rechercher,  ont  été 
forcés  de  quitter  leur  pays,  sont  venus  se  réfugier  en  France  et  y  ont  trouvé 
un  asile  libéral.  Us  sont  là,  au  milieu  de  nous,  à  Fabri  des  poursuites  diri- 
gées contre  eux,  accueillis  avec  tous  les  égards  que  la  France  a  coutume  de 
montrer  à  ceux  qui  invoquent  son  secours,  protégés  et  en  partie  même  salariés 
par  notre  gouvernement.  11  semble  que  tout,  dans  leur  situation,  devrait  leur 
inspirer  un  sentiment  de  sympathie  pour  la  France,  que  si  nos  mœu];s,  nos 
idées,  ne  peuvent  s'allier  à  celles  qu'ils  ont  rapportées  de  leur  terre  natale, 
la  confiance  que  nous  leur  témoignons,  Thospitalité  firanche  et  souvent  affec- 
tueuse dont  ils  jouissent,  devraient  du  moins  leur  graver  dans  le  cœur  une 
pensée  de  gratitude.  Quelques-uns,  il  faut  le  dire,  ont  prouvé  plus  d'une 
fois  qu'ils  comprenaient  les  devoirs  d'une  telle  position  ;  mais  la  plupart  ont 
traité  la  France  comme  une  terre  ennemie.  Chaque  jour,  les  innombrables 
journaux  de  l'Allemagne  reproduisent  dans  leurs  colonnes  des  correspon- 
dances de  Paris  où  Ton  peint  sous  les  couleurs  les  plus  fausses  nos  hommes 
politiques ,  nos  artistes  et  nos  écrivains,  où  les  évènem^os  les  plus  simples 
sont  à  tout  instant  dénaturés  et  noyés  dans  un  tissu  de  circonstances  men- 
songères. Ce  sont  les  réfugiés  allemands  qui  rédigent  une  grande  partie  de 
ces  correspondances,  et  ces  hommes  qui  crient  au  scandale  quand  un  de  nos 
écrivains,  au  retour  d'un  long  voyage  en  Allemagne,  essaie  d'énoncer 
un  jugement  sur  leur  pays,  ne  se  donnent  pas  même  la  peine  d'étudier  la 
nation  au  milieu  de  laquelle  ils  doivent  peut-être  passer  toute  leur  vie,  et 
dont  ils  parlent  sans  cesse  avec  tant  d'assurance.  Ils  s'en  vont  de  côté  et 
d'autre  furetant  les  07i  dit,  épiant  le  scandale,  recueillant  les  pages  les  plus 
obscures  de  nos  livres  les  plus  infimes ,  les  scènes  les  plus  bruyantes  de  nos 
débats  parlementaires,  pour  en  faire  une  caricature  grossière,  sans  vérité  et 
sans  esprit. 

A  force  d'entendre  répéter  les  mêmes  fables  et  de  relire  les  mêmes  récits 
répandus  de  toutes  parts  avec  tant  de  persistance  et  d'audace ,  l'Allemagne, 
et  cette  fois  je  le  dirai,  T  Allemagne  la  plus  honnête  et  la  plus  judicieuse  ne 
doit-elle  pas  finir  par  en  être  impressionnée.'  Ne  doit-elle  pas  à  la  longue 
nous  croire  entachés  de  tous  les  ridicules  et  livrés  sans  défense  à  toutes  les 

31. 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mauvaises  passions  dont  ses  écrivains  nous  dotent  si  généreusement?  On  a 
beaucoup  parlé  de  Tanimosité  que  l'Allemagne  manifesta  contre  nous  en  1840; 

eh  bien  !  j'ose  l'affirmer,  cette  animosité  était  en  grande  partie  le  résultat  de 
ces  infidèles  correspondances.  L'Allemagne,  unie  à  nous  par  tant  de  rapports 
d'intérêts  matériels  et  de  sympathies  morales,  par  une  longue  communauté 
de  travaux  intellectuels,  l'Allemagne  ne  pouvait  en  un  jour  briser  tant  de 
liens  fraternels  et  s'éveiller  un  beau  matin  le  cœur  rempli  de  haine  pour  ceux 
qu'elle  regardait  la  veille  avec  confiance  et  affection.  Mais  ses  correspondans 
ne  l'entretenaient  que  de  nos  dispositions  hostiles  et  de  nos  projets  sangui- 
naires. Leurs  articles  injurieux  provoquaient  nécessairement  de  notre  part 
une  réponse  qui,   torturée  à  plaisir,  éveillait  de  l'autre  côté  du  Rhin  de 
nouvelles  susceptibilités  et  enfantait  de  nouvelles  récriminations.  Toute 
cette  fameuse  guerre  de  1840  n'a  été  après  tout  qu'une  guerre  de  jour- 
naux. En  France,  où  les  idées  se  succèdent  si  rapidement,  elle  a  cessé;  en 
Allemagne,  elle  dure  encore.  L'Allemagne  a  pris  en  main  la  phime  d'oie 
et  mis  son  cœur  dans  une  bouteille  d'encre.  L'hostilité  de  1840  sert  de  texte 
à  mainte  dissertation  prétendue  nationale,  elle  alimente  les  faiseurs  de  bro- 
chures et  de  gazettes  qui  avaient  grand  besoin  d'un  nouveau  tlième,  et  qui 
se  garderont  bien  de  lâcher  celui-ci  avant  de  l'avoir  retourné  en  tout  sens  et 
épuisé  jusqu'à  la  dernière  ligne.  Elle  figure  dans  le  catalogue  de  Leipzig 
sous  une  légion  d'opuscules  qui  doivent,  comme  de  vaillans  soldats,  dé- 
fendre la  patrie,  et  qui  mourront  obscurément  dans  les  magasins  des 
libraires  où  ils  ont  pris  leurs  quartiers.  Elle  éclate  même  dans  les  livres  qui 
ont  1^  prétention  d'être  sérieux.  Je  trouve  dans  un  récent  ouvrage  de  M.  de 
Raumer,  V Angleterre  en  1841,  un  passage  où  l'auteur  juge  de  son  autorité 
privée  avec  une  incroyable  assurance  la  lutte  diplomatique  de  1840,  et  d'un 
tour  ae  main  écrase  la  France,  élève  l'Angleterre ,  donne  à  lord  Palmerston 
la  sagesse  des  philosophes,  la  majesté  des  rois,  la  splendeur  du  génie,  puis 
accable  M.  Thiers  sous  le  poids  d'une  phrase  doctorale.  M.  de  Raumer  a  le 
malheur  d'écrire  beaucoup  et  de  conserver  un  pieux  respect  pour  tout  ce 
qu'il  écrit.  C'est  le  Capefigue  de  l'Allemagne,  et  un  romancier  spirituel  l'a 
représenté  tournant  de  la  main  gauche  les  feuillets  d'un  in-folio,  et  remplis- 
sant de  la  main  droite  ceux  d'un  in-8°  avec  tant  de  prestesse  et  d'habileté, 
que,  quand  il  arrive  à  la  dernière  page  du  livre  qu'il  compulse,  la  dernière 
page  du  volume  qu'il  rédige  est  toute  prête  à  être  envoyée  à  l'imprimerie. 
Nous  n'avons  point  à  nous  occuper  de  toutes  ces  compilations  plus  ou  moins 
sérieuses;  mais  que  dire  de  la  légèreté  avec  laquelle  ce  grave  professeur 
d'histoire  à  l'une  des  plus  grandes  universités  d'Allemagne  parle  d'un  événe- 
ment dont  l'Europe  entière  connaît  aujourd'hui  tous  les  détails  ? 

Un  autre  écrivain ,  après  avoir  inséré  dans  le  Phénix  et  dans  quelques 
autres  journaux,  dont  il  s'était  fait  le  rédacteur,  ces  précieux  articles  datés 
de  Paris,  veut  à  son  tour  jouir  des  honneurs  de  la  correspondance.  Il  arrive 
en  France,  y  passe  quelques  semaines,  et  publie  deux  volumes,  deux  petits 
volumes  il  est  vrai,  qui,  par  l'exiguité  de  leurs  dimensions,  font  un  singu- 


REVUE  LITTERAIRE  DE  L'ALLEMAGNE.  481 

lier  contraste  avec  ces  massifs  et  honnêtes  in-8°  qui  semblent  inbérens  à 
TAllemagne.  Mais  ces  petits  volumes ,  si  légers  en  apparence,  renferment  la 
quintessence  des  pensées  les  plus  gravjes  et  des  considérations  les  plus  éle- 
vées. Ils  touchent  à  toutes  les  questions  qui  nous  agitent  le  plus  vivement,  et 
traitent  avec  une  parfaite  assurance  du  mérite  et  des  défauts  de  nos  hommes 
les  plus  éminens.  Si ,  après  cela,  nous  ne  connaissons  pas  très  bien  notre 
situation ,  notre  valei^r  et  notre  avenir,  en  vérité  c'est  notre  faute. 

M.  Gutzkow,  qui  est  venu  de  Hambourg  pour  nous  présenter,  à  nous  et  à 
TEurope  entière,  ce  fidèle  tableau  de  notre  pays,  M.  Gutzkow  est  l'un  des  no- 
vateurs les  plus  intrépides  qui  existent  de  par-delà  les  montagnes  de  la  Thu- 
ringe  et  les  plaines  de  Saxe.  D'abord  il  a  innové  dans  le  style,  ce  qui,  à 
vrai  dire,  n'est  pas  une  tâche  sans  mérite,  car  la  langue  littéraire  allemande 
ne  ressemble  que  trop  d'ordinaire  à  un  épais  fourré  mêlé  de  broussailles ,  de 
bruyères,  où  la  lumière  du  soleil  descend  difficilement,  et  il  faut  savoir  gré 
à  celui  qui  y  pénètre  avec  un  instrument  tranchant  quelconque,  ne  fût-ce 
qu'une  serpette,  pourvu  qu'il  élague  les  branches  parasites,  les  rameaux 
touffus,  les  longues  lianes  tortueuses  qui ,  dans  les  récits  des  historiens  et  les 
contes  des  romanciers,  entravent  et  voilent  le  chemin  de  la  pensée.  M.  Gutz- 
kow s'est  fait  une  façon  de  langage  souple  et  léger,  parfois  affecté  et  souvent 
prétentieux,  mais  net  et  transparent,  chose  assez  rare  avant  lui.  Une  fois  qu'il 
a  eu  atteint  par  sa  légèreté  de  style  cette  innovation  dans  la  forme,  M.  Gut- 
zkow, fidèle  à  son  système,  en  a  imaginé  une  plus  importante  et  plus  pro- 
fonde :  c'a  été  de  mettre  à  la  place  de  ces  graves  et  pieuses  croyances  que 
l'Allemagne  conservait  comme  le  plus  pur  héritage  de  son  génie  national, 
tous  les  paradoxes  irréligieux  et  les  fantaisies  immorales  empruntés  aux  bou- 
tades misanthropiques  de  Rousseau  et  aux  contes  de  Voltaire.  Cette  fois,  la 
grave  Allemagne,  atteinte  jusque  dans  la  paix  de  son  sanctuaire,  a  crié  à 
la  profanation;  M.  IMenzell,  qui  d'abord  avait  exalté  le  génie  naissant  du 
jeune  athlète,  est  entré  dans  une  sainte  colère,  et,  abdiquant  tout  à  coup 
^l'erreur  de  son  enthousiasme,  a  lancé  contre  le  spoliateur  de  l'arche  germa- 
nique un  réquisitoire  en  forme.  La  censure  s'en  est  mêlée,  les  gouvernemens 
ont  pris  parti  pour  la  censure,  et  M.  Gutzkow  a  expié  dans  la  prison  de 
Mannheim  les  témérités  de  son  roman  de  fVally. 

Ainsi  glorifié  par  une  triple  innovation  de  style ,  de  scandale  et  d'empri- 
sonnement, M.  Gutzkow  a  dil  nécessairement  se  croire  appelé  à  de  hautes 
destinées,  et,  dans  le  radieux  sentiment  de  sa  puissance  et  de  sa  mission,  il 
a  voulu  voir,  il  a  vu  la  France  et  l'a  jugée.  Ce  qui  semble  à  tant  d'esprits 
sérieux  une  œuvre  difficile ,  Tappréciation  exacte  d'un  grand  pays ,  de  ses 
institutions,  de  ses  hommes  politiques  et  littéraires,  n'a  été  pour  M.  Gutzkow 
qu'un  léger  passe-temps.  Un  coup  d'oeil  jeté  çà  et  là,  une  note  au  crayon, 
et  voilà  son  jugement  arrêté,  sa  sentence  écrite  dans  deux  volumes,  que 
M.  Brockhaus,  qui  devrait  connaître  la  France,  puisqu'il  a  une  maison  à 
Paris ,  n'a  pas  craint  de  publier. 

Le  17  mars  de  Tannée  1842,  iM.  Gutzkow  entre  à  Paris.  Il  y  entre  le  cœur 


&82  BÎBWE  DES  DEUX  MONDES. 

rempli  d'ardentes  pensées  et  de  nombreux  désirs.  Où  ira-t-il  ?  que  verra-t-îl 
pour  commencer  l'immense  série  de  ses  explorations?  Ah!  d'abord,  s'écrie 
ie  grave  allemand^  Véry,  Véfour,  Musard!  puis  les  ministres,  la  chambre  des 
députés  et  la  chambre  des  pairs.  C'est  que  M.  Gutzkow  n'est  pas  un  obser- 
vateur comme  un  autre.  Ce  qui  attire  le  plus  notre  attention,  à  nous  pauvres 
esclaves  de  la  routine ,  est  précisément  ce  dont  il  se  soucie  le  moins.  Un 
cheval  de  fiacre  arrêté  sur  le  boulevard  l'occupe  plus,  dit-il,  que  V hôtel  des 
Capucines ,  où  M.  Guizot  donne  ses  dîners ,  et  le  pavage  en  bois  de  la  rue 
Richelieu  lui  inspire  de  profondes  réflexions.  Vous  qui  regardez  innocem- 
ment ces  blocs  octogones,  vous  vous  figurez  peut-être  qu'ils  n'ont  été  mis  là, 
à  la  place  des  pavés  de  grès,  que  pour  la  commodité  des  voitures  et  des  piétons? 
Pas  du  tout;  c'est  pour  empêcher  les  Parisiens  de  faire  de  nouvelles  barricades 
€t  une  nouvelle  révolution.  C'est  encore  une  diabolique  invention  de  notre 
gouvernement,  à  laquelle  nous  n'avions  pas  pris  garde  jusqu'à  ce  jour,  et 
que  M.  Gutzkow  a  eu  seul  la  perspicacité  de  comprendre.  Si  M.  Gutzkow 
avait  su  que  la  plupart  des  rues  de  Pétersbourg  et  de  Moscou  sont  également 
pavées  en  bois,  que  n'aurait-il  pas  dit!  Sans  doute  il  aurait  accusé  le  gouver- 
nement représentatif  de  la  France  de  profiter  des  leçons  de  la  Russie ,  de  se 
rendre  complice  des  mesures  liberticides  du  despotisme  ! 

Cette  première  découverte  doit  faire  pressentir  tout  ce  qu'il  y  a  d'aper- 
^s  ingénieux  et  de  merveilleuses  révélations  dans  le  livre  de  M.  Gutzkow. 
r^ous  ne  suivrons  pas  ce  profond  observateur  dans  le  cours  incessant  de  ses 
visites  et  de  ses  pérégrinations.  11  faudrait  des  volumes  entiers  pour  com- 
menter dignement  les  singuliers  traits  d'esprit  qu'il  sème  dans  ses  petits  livres. 
Que  n'a-t-il  pas  vu  pendant  le  peu  de  temps  qu'il  a  employé  à  connaître  Paris  ! 
Il  a  vu  M.  J.  Janin,  et  il  affirme  que  le  talent  de  l'auteur  de  PJne  mort 
haïsse  de  jour  en  jour,  et  que  le  critique  ne  conserve  sa  place  aux  Débats  que 
par  ses  complaisances  pour  les  propriétaires  de  ce  journal.  Il  a  vu  quelques- 
unes  de  nos  célébrités  parlementaires  et  de  nos  hommes  politiques.  «  Un  jour, 
dit-il ,  un  jeune  professeur  français ,  aujourd'hui  conseiller  d'état ,  arriva  à 
Berlin  dans  le  but  d'apprendre  l'allemand,  et  Je  lui  donnai  des  leçons.  Je  lui 
expliquai  l'Allemagne,  et  il  m'expliqua  la  France.  »  La  gasconnade  hambour- 
geoise  dépasse  celle  des  bords  de  la  Garonne.  Le  professeur  dont  il  est  ici 
question  a  trop  d'esprit  et  de  bon  goût  pour  se  faire  expliquer  l'Allemagne  par 
un  homme  tel  que  M.  Gutzkow,  et  s'il  a  jamais  daigné  parler  de  la  France  au 
pamphlétaire  allemand ,  M.  Gutzkow  a  certainement  bien  mal  profité  de  son 
honorable  entretien. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  fatuité,  M.  Gutzkow  vient  réclamer  l'appuî  de 
son  prétendu  disciple,  et  se  présente  sous  son  patronage  en  divers  lieux.  II 
a  été  conduit  chez  M.  Guizot,  qui,  après  lui  avoir  d'abord  exprimé  ses  vives 
sympathies  pour  l'Allemagne,  a  voulu  le  revoir  une  seconde  fois,  Ta  invité  à 
déjeuner,  et  lui  a  ex[diqué  tout  son  système  politique  et  toute  la  nullité  du 
système  de  ses  adversaires.  M.  Gutzkow,  profondément  touché  d'un  tel  témoi- 
gnage de  confiance,  et  saps  doute  charmé  aussi  du  déjeuner,  n'a  pas  assez 


REYUB  LITTBRàIRS  BB  l' ALLEMAGNE.  483 

d'ampleur  dans  la  période  et  de  superlatifs  dans  Texpression  pour  célébrer 
les  vertus  et  les  éininentes  qualités  du  ministre  des  affaires  étrangères!  C'est 
asttlement  dommage  qu'une  petite  phrase  tombe  comme  un  sinistre  final  à  la 
suite  de  ce  concert  d'éloges  :  «  M.  Guizot,  dit-il,  méprise  les  Français.  » 
Nous  pensons  que  cette  fois  encore  M.  Gutzkow  se  laisse  aller  au  plaisir 
de  commettre  une  nouvelle  gasconnade,  ou  que  son  ignorance  de  notre  langue 
ftora  faussé  dans  son  esprit  le  sens  des  paroles  qui  lui  étaient  adressées ,  car 
Aousiie  pouvons  supposer  qu'un  long  entretien  avec  M.  Guizot  puisse  inspirer 
à  celui  qui  y  a  pris  part  cette  phrase  écrite  en  forme  d'axiome  :  M.  Guiasot  mé- 
prise les  Franijais  ! 

Quant  à  MM.  Mole  et  Thiers,  qui  n'ont  point  fait  l'honneur  à  M.  Gutzkow 
de  lui  dérouler  leur  politique,  il  les  traite  avec  moins  de  considération,  et 
ne  craint  pas  de  ramasser  contre  eux  des  calomnies  tombées  depuis  long- 
temps devant  le  mépris  public.  Il  serait  puéril  de  relever  de  pareilles  misères; 
ce  serait  accorder  à  M.  Gutzkow  une  importance  qu'il  ne  mérite  pas.  Il  faut 
d'ailleurs  reconnaître  que  les  journaux  sérieux  de  l'Allemagne  n'ont  parlé 
de  son  livre  que  pour  le  stigmatiser.  M.  Gutzkow  n'a  plus  le  droit  de  repous- 
ser le  surnom  de  gamin  de  la  littérature  qui  lui  fut  décerné  dans  son  pays 
quand  il  publia  ses  premiers  romans,  et  nous  ne  nous  serions  pas  occupés 
de  cet  écrivain,  si  nous  n'avions  tenu  à  faire  voir  par  un  exemple  récent  avec 
quelje  présomption  les  régens  de  la  jeune  presse  allemande  viennent  à  nous, 
avec  quelle  insolence  ils  nous  jugent. 

Mais  pourquoi  nous  plaindrions-nous  des  réquisitoires  que  les  écrivains  de 
la  jeune  Allemagne  élaborent  contre  nous ,  lorsque  nous  les  voyons ,  dans 
leurs  momens  de  loisir,  lancer  eux-mêmes  le  fiel  de  leur  satire  contre  les  cités 
où  ils  ont  reçu  le  jour  et  le  sol  qui  les  a  nourris  ?  L'Allemagne  n'a  jamais 
eu  à  subir  de  plus  sanglantes  épigrammes  que  celles  qui  lui  ont  été  jetées 
du  sein  d'une  terre  étrangère  par  deux  de  ses  enfans ,  Bœme  et  Heine ,  et  à 
l'heure  même  où  nous  écrivons,  elle  entend  de  tous  côtés,  dans  ses  forums 
et  à  ses  tribunes ,  des  voix  amères  qui  l'accusent ,  qui  lui  reprochent  rude- 
ment son  indolence  et  sa  fiaiblesse.  A  Kœnigsberg,  un  jeune  candidates- 
lettres  ouvre  un  cours  public  d'esthétique.  Ce  cours  est  suivi  par  plus 
de  quatre  cents  auditeurs,  et  M.  Wasselrode,  qui  monte  en  chaire  au  mi- 
lieu de  cette  nombreuse  assemblée,  se  met  à  railler  avec  une  vive  et  acerbe 
ironie  les  prétentions  ridicules  et  les  vices  du  peuple  aUeniand.  S'il  veut 
parler  de  Munich  et  de  Berlin,  ^  j'aperçois,  dit*il,  sur  le  théâtre  de  ce  monde 
deux  villes  masquées  qui  se  tiennent  bras  dessus,  bras  dessous,  et  se  mur- 
murent à  Toreille  avec  une  coquette  confiance  leurs  petits  secrets  pour  attirer 
l'attention  des  autres  masques  :  l'une  avec  un  masque  antique,  un  vêtement 
grec,  veut  jouer  le  rôle  d'Athènes,  mais  elle  le  joue  mal;  sous  son  carton 
classique,  elle  boit  beaucoup  de  bière  de  Bavière,  et  sous  les  plis  ondulans 
de  la  toge  grecque,  elle  fait  le  signe  de  la  croix  et  tourne  le  rosaire  entre  ses 
mains.  L'autre  a  une  enveloppe  mystique  et  bizarre.  Elle  porte  plusieurs 
masques  et  plusieurs  costumes,  car,  de  même  que  le  personnage  du  Songe 


hSi  HEVOE  DBS  DEUX  MONDES. 

cPune  nuit  (Tété,  elle  veut  remplir  tous  les  rôles,  celui  de.  Pyrame  et  de 
Thisbé,  du  lion  et  de  la  lune.  Elle  veut  être  en  même  temps  Athènes,  Flo- 
rence, Jérusalem,  et  capitale  allemande.  Une  grande  raie  noire  la  traverse. 
Cette  raie  représente  le  méridien  de  l'esprit  et  de  Tintelligence  qu'elle  s'est 
approprié  pour  que  la  science  et  l'art  mesurent  d'après  elle  leur  longitude. 
Elle  est  reniplie  d'une  foule  tumultueuse  :  tambours  en  mouvement,  acteurs 
récitant  une  tragédie  grecque,  commissionnaires  qui  font  des  jeux  de  mots, 
gendarmes,  piétistes,  savans,  danseurs  de  ballets,  et  elle  aspire  à  gouverner 
le  monde  !  » 

M.  Wasselrode  parle  ensuite  du  peuple  allemand  et  le  caractérise  ainsi  : 
«  Voyez  ce  gros  masque  à  la  rude  charpente,  qui,  pressé  de  tous  côtés,  froissé, 
mutilé,  supporte  tout  avec  un  flegme  patient.  Essayons  de  le  voir  de  plus  près. 
Ah!  je  le  reconnais,  c'est  notre  cher  Michel,  la  meilleure  figure  qui  existe 
dans  le  carnaval  de  la  vie ,  le  pauvre  bouc  émissaire  qui  a  pris  sur  lui  toutes 
les  fautes  de  Thumanité ,  et  qui  reçoit  des  coups  quand  les  autres  peuples  se 
conduisent  mal.  Quoiqu'il  soit  doué  par  la  nature  du  caractère  le  plus  sérieux 
et  le  plus  moral ,  le  bon  Michel  est  pourtant  mis  en  tutelle  pour  toute  sa  vie, 
de  peur  qu'il  ne  se  laisse  aller  à  quelque  légèreté.  Du  haut  de  la  chaire,  on  lui 
fait  de  longs  discours  sur  les  voluptés  effrénées  de  Sodome  et  de  Gomorrhe,  de 
Babylone  et  de  Ninive;  le  pieux  Michel  se  recueille  tout  repentant,  se  promet 
à  lui-même  de  ne  point  s'abandonner  à  de  tels  plaisirs  et  de  se  mettre  régu- 
lièrement au  lit  chaque  soir  à  dix  heures.  Si,  par  hasard,  Michel,  en  buvant 
un  cruchon  de  bière  avec  son  voisin ,  a  eu  le  courage  de  calculer  qu'il  est 
assez  injuste  de  lui  faire  payer  un  impôt  considérable  pour  l'éclairage  des  rues, 
lorsqu'il  est  bien  prouvé  que  les  réverbères  ne  sont  pas  allumés  pendant  les 
trois  quarts  de  l'année ,  à  l'instant  même  les  feuilles  politiques  et  les  histo- 
riens conseillers  intimes  lui  retracent  les  horreurs  de  la  révolution  française, 
et  le  bon  Michel,  qui  pourrait  prouver  parfaitement  son  alibi  dans  cette  révo- 
lution ainsi  que  dans  toute  autre,  baisse  les  yeux  et  rougit  comme  s'il  avait 
pris  place  dans  un  club  de  jacobins,  et  dîné  avec  Maratet  Robespierre.  Si  par 
hasard  quelque  peuple  s'avise  un  beau  jour  de  remplacer  la  lourde  coiffure 
de  l'absolutisme  par  le  léger  bonnet  phrygien ,  Michel  peut  être  sûr  qu'à 
l'instant  même  la  police  lui  défendra  de  porter  son  chaud  et  agréable  bonnet 
de  nuit  en  laine,  parce  que  ce  bonnet  ressemble  beaucoup  à  celui  des  Grecs. 

«  L'homme  le  plus  timide  peut  aussi  avoir  un  moment  d'oubli ,  et,  s'il  ar- 
rive que  Michel  essaie  une  fois  de  s'adresser  à  un  de  ses  nombreux  institu- 
teurs dans  ces  termes  respectueux  :  Votre  excellence  daignera-t-elle  excuser 
et  permettre...  quoique...  sans  doute...  mais  pourtant  si  j'osais  très  humble- 
ment  avant  qu'il  ait  achevé  sa  phrase,  il  est  saisi  sur  place  par  les  gen- 
darmes et  conduit  en  lieu  de  sûreté  comme  un  tribun  populaire  et  un  démago- 
gue dangereux.  Et  cependant  voyez  quelle  figure  rayonnante  de  santé  et  quels 
muscles  nerveux!  Il  a  gardé  la  force  de  l'ancienne  race  teutonique  et  pourrait, 
comme  Goetz  de  Berlichingen,  abattre  d'un  coup  de  poing  un  bœuf  de  Hon- 
grie; mais  Michel  tient  son  poing  dans  sa  poche  et  ne  l'en  tire  que  pour 


REVUE  LITTÉRAIRE  DE  L'ALLEHIAGNB.  485 

payer  loyalement  ses  impôts.  Du  reste,  il  joue  son  rôle  comique  avec  tant  de 
naturel,  qu'on  doit  croire  qu'il  est  doué  d'un  remarquable  talent  mimique,  ou 
qu'il  y  a  dans  sou  fait  plus  de  sérieux  que  de  plaisanterie.  » 

M.  Wasselrode  passe  tour  à  tour  en  revue  les  érudits  qui  écrivent  commen- 
taires sur  commentaires,  les  poètes  qui  se  donnent  des  airs  mélancoliques  de 
Byron  et  regardent  chaque  soupir  qu'ils  exhalent  comme  un  élçin  de  leur 
génie;  puis  il  arrive  aux  pompes  impériales  de  l'Autriche  et  au  diplomate 
habile  qui ,  'depuis  quarante  ans ,  gouverne  cet  empire. 

«  Silence!  une  assemblée  nombreuse  apparaît.  L'empereur  romain  et  sa  suite 
vont  se  montrer  dans  un  quadrille  historique.  Le  peuple  accourt  de  tous  côtés 
et  se  dispute  une  place  pour  voir  ce  spectacle;  il  se  presse,  il  s^entasse  avec 
une  sorte  de  frénésie.  On  entend  les  cris  d'angoisse,  le  râlement  des  femmes 
et  des  enfans  écrasés  dans  le  tourbillon;  mais  les  masses  sont  sans  pitié.  N'im- 
porte qui  tombera,  pourvu  que  nous  puissions  dire  à  nos  enfans  et  petits  en-  ' 
fans  :  Nous  avons  vu  le  manteau  rouge  de  l'empereur  romain,  les  officiers 
impériaux  portant  sur  leur  tête  des  casques  étincelans  et  sur  la  poitrine  les 
armoiries  de  l'état,  ouvrant  avec  leurs  hallebardes  une  rue  au  milieu  delà  foule. 
Le  cortège  est  aussi  pompeux  qu'un  intendant  de  la  cour  a  pu  le  faire;  hommes 
et  chevaux  sont  couverts  d'étoffes  splendides;  tout  est  brodé,  armorié,  empa- 
naché à  la  façon  du  inoyen-âge.  Les  historiens,  qui,  non  contens  de  prêcher 
la  contre-révolution,  demandent  encore  le  contraire  delà  révolution,  afGrment 
que  ces  costumes  du  moyen-âge  sont  non  seulement  très  poétiques,  mais  qu'on 
doit  les  regarder  comme  une  garantie  du  repos  social.  £n  vérité  ils  n'ont  pas 
tort,  les  hommes  du  moyen-âge  ressemblaient  à  des  dômes  ambulans  avec 
des  façades  architectoniques,  des  flèches,  des  volutes,  des  chapiteaux.  Tous 
leurs  vétemens  criaient,  grinçaient,  sifflaient;  ils  portaient  dans  ces  vétemens 
leur  cachot  avec  eux  et  ne  pouvaient  prendre  aucun  élan  physique  ni  intel- 
lectuel. Un  homme  de  nos  temps,  avec  ses  cheveux  courts,'  son  habit  'étroit, 
sa  cravate  plissée ,  du  haut  de  laquelle  sa  tête  tourne  librement  de  côté  et 
d'autre,  appartient  au  mouvement  et  ne  peut  être  trop  surveillé. 

«  Parmi  les  liauis  fonctionnaires  de  l'état,  nous  distinguons  un  courtisan 
richement  galonné  :  c'est  le  conseiller  intime  de  son  maître;  il  marche  auprès 
de  lui  et  lui  souffle  à  l'oreille  de  pieuses  maximes  de  gouvernement.  Voyez 
quel  caractère  a  ce  masque,  comme  tout  y  est  fortement  empreint  et  gravé! 
qui  pourrait  démêler,  dans  les  hiéroglyphes  de  ses  rides,  les  passions  d'un 
homme  de  cœur?  Et  ce  sourire  glacial,  ce  sourire  démoniaque,  voyez,  quelles 
tristes  traces  il  a  laissées  sur  les  teintes  vertes  de  ce  masque  métallique;  ah! 
croyez-moi,  c'est  la  plus  malheureuse  figure  de  tout  ce  carnaval  de  la  vie,  plus 
malheureuse  encore  que  le  tragique  masque  de  fer  de  Louis  XIV I 

«  Les  autres  masques  peuvent  encore,  après  leur  travail  journalier,  leurs 
efforts  honnêtes  ou  leur  hypocrisie  fatigante,  reprendre  dans  le  sommeil 
leur  figure  humaine;  on  a  vu  de  vieux  maîtres  d'école,  pauvres  souffre-dou- 
leurs du  monde  grammatical,  sourire  dans  leur  repos  quand  leur  rêve  heu- 


MW  ftBvm  Dfis  HBra  noifBBs. 

reux  leur  rappelait  l'âge  d'or  de  la  fable  grecque.  Les  censeurs  peuvent  aussi 
sourire  dans  leur  sommeil  en  songeant  qu'ils  boirent  dans  le  même  vase  que 
la  littérature  démocratique.  La  reine  Mab  visite  la  couche  de  tous  les  hommes 
qui  souffrent,  et  assoupit  dans  un  Jl)aiser  les  souffrances  de  leurs  veilles;  le 
malheureux  conseiller  de  l'empereur  dort,  quand  il  peut  dormir,  avec  son 
lourd  masque  de  fer  et  l'expression  de  son  hypocrisie  diplomatique.  » 

Qu'on  nous  permette  de  citer  encore  un  passage  de  M.  Wasselrode  sur 
le  style  politique  de  sa  nation.  Cette  fois  on  ne  nous  accusera  pas  d'être 
le  Jouet  d'une  rigoureuse  prévention  et  d'une  erreur.  C'est  un  Allemand 
même  qui  parle  :  «  Nous  avons,  dit-il,  dans  notre  style  plus  de  variété  qu'au- 
cune autre  nation,  car  notre  langue,  comme  l'a  dit  un  poète,  pense  et  com- 
pose pour  nous.  Nous  pouvons  parsemer  nos  périodes  ie  tant  de  mots  élégans, 
de  tant  de  sel  attique,  que  les  grâces  et  les  muses  s'en  réjouiraient,  et  nous 
pouvons  pousser  la  rudesse  béotienne  jusqu'à  l'injure  la  plus  grossière.  Nous 
faisons  des  hexamètres  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  et  des  pentamètres  avec  le 
même  abandon.  Notre  langue  peut  être  si  scientifique  qu'elle  en  devienne 
incompréhensible,  et  si  frivole  que  les  rédacteurs  du  Journal  évangéligue  en 
soient  épouvantés.  La  langue  teutonique,  dont  on  a  si  souvent  loué  la  loyauté, 
peut  avoir  aussi  ses  équivoques  machiavéliques;  les  habiles  joueurs  de  gobe» 
lets  peuvent  faire  avec  cette  langue  des  tours  de  passe-passe  comme  avec  des 
cartes,  et  à  l'aide  des  mêmes  mots  avee  lesquels  ils  nous  faisaient  une  pro* 
messe  qui  excitait  notre  enthousiasme  et  notre  reconnaissance,  ils  nous  déve* 
loppent  une  idée  tout  opposée. 

«  11  en  est  de  la  langue  allemande  comme  des  Suisses  :  elle  est  née  libre  et 
républicaine,  elle  gravit  les  Alpes  escarpées,  les  glaciers  de  la  poésie  et  de  la 
pensée,  et  s'élance  avec  Taigle  vers  le  soleil;  et,  comme  les  Suisses,  elle  sert 
de  garde  au  despotisme.  Ce  que  le  roi  de  Hanovre  a  dit  à  son  peuple  en  man* 
vais  allemand,  il  n'aurait  pu  l'exprimer  mieux  s'il  avait  employé  Tanglais. 
I?otre  langue,  enfin,  est  comme  certaines  pilules  propres  à  tout;  il  lui  manque 
seulement  une  chose  dont  elle  a  grand  besoin ,  le  style  politique. 

«  Lorsque  l'Allemand  essaie  de  faire  valoir  les  simples  droits  politiques  qui 
lui  sont  assurés  par  un  papier  timbré ,  comme  sa  femme  par  un  contrat  de 
mariage ,  alors  il  enferme  ses  prétentions  dans  un  tel  réseau  de  phrases  de 
chiancellerie,  de  formules  de  respect,  de  protestations  de  fidélité  et  de  dévoue- 
ment étemel ,  qu'on  prendrait  son  écrit  pour  la  déclaration  cérémonieuse 
d'un  garçon  tailleur  plutôt  que  pour  une  juste  réclamation,  car  l'Allemand 
n'est  pas  assez  courageux  pour  user  de  ses  droits,  et  il  demande  mille  fois- 
pardon  quand  il  ose  croire,  penser,  soupçonner  ou  pressentir  qu'il  pourrait 
avoir  quelque  titre  à  formuler  une  légère  demande  politique.  Que  s'il  s'en«^ 
thousiasme  pour  son  droit  jusqu'au  point  de  s'avancer,  comme  a  dit  Schiller, 
avec  une  fierté  d'homme  devant  le  trône  des  rois,  il  fait  alors  tant  de  pathos 
théâtral ,  qu'il  n'atteint  pas  son  but.  La  plupart  de  nos  suppliques  pour  la 
liberté  de  la  presse  ne  ressemblent-elles  pas  à  ce  marquis  de  Posa ,  revota 


REVUE  LITTERAIRE  DE  L'AIXEBIAGNE.  487 

d'un  costume  scénique,  qui  se  jette  aux  pieds  de  Philippe  II,  en  lui  disant  : 
«  Donnez-nous  la  liberté  de  la  pensée.  »  £t  peutron  s'étonner  si  le  roi  s'écrie, 
en  voyant  ces  suppliques  :  «  Singulier  rêveur  !  » 

«  Le  petit  nombre  d'Allemands  qui  ont  eu  le  courage  de  se  faire  les  avocats 
de  leur  patrie,  de  représenter  ses  droits  politiques,  sont  devenus  les  victimes 
de  l'inquisition  d'état ,  par  suite  de  la  lâcheté  de  notre  style  politique. 

«  Autant  le  style  allemand  est  lâche  quand  il  s'agit  de  faire  valoir  un  droit 
politique,  autant  il  est  humblement  sot  quand  il  doit  encenser  le  pouvoir  des 
grands.  Qu'un  prince  s'avise  par  hasard  de  dire  :  Je  veux  exercer  la  justice^ 
à  l'instant  même  voilà  un  essaim  d'écrivassiers  qui  se  précipite  sur  ces  mots^ 
comme  des  abeilles  sur  une  goutte  de  miel ,  et  tressaille  de  joie  sur  cette 
découverte  faite  dans  le  désert.  Y  a-t-il  rien  de  plus  offensant  pour  un  prince 
que  de  louer  et  de  proclamer  par  toutes  les  trompettes  des  journaux  comme 
une  vertu  extraordinaire  une  simple  volonté  sans  laquelle  il  mériterait  d'être 
appelé  un  Néron  ?  Et  ce  sont  des  journaux  officiels  qui  répètent  sous  les  aus- 
pices de  la  confédération,  sous  les  yeux  des  censeurs,  de  pareilles  louanges! 
Ne  devrait-on  pas  appliquer  dans  toute  sa  sévéïité  le  paragraphe  92  du  code 
criminel  à  de  tels  prôneurs  ? 

«  Voyez  comme  le  style  politique  et  les  pensées  qu'il  doit  exprimei;  sont 
négligés  dans  ces  écoles  que  M.  Cousin  a  tant  louées!  On  devrait  y  prendre 
^rde;  on  devrait  obliger  du  moins  chaque  étudiant  de  l'université  à  écrire  à 
la  fin  de  ses  cours  un  article  pour  la  gazette  d'état,  v 

Tandis  que,  dans  une  des  grandes  villes  de  la  Prusse,  M.  Wasselrode  se 
moque  ainsi  en  plein  auditoire  de  T Allemagne  entière,  à  Munich ,  le  roi  de 
Bavière,  qui,  entre  autres  prétentions  démesurées,  a  celle  de  vouloir  se  faire 
considérer  comme  un  grand  poète  et  un  habile  prosateur,  compose  les  bio- 
graphies des  personnages  auxquels  il  a  décerné  dans  son  Walhalla  les  hon- 
neurs de  l'immortalité,  et  un  ordre  émané  de  toutes  lc|s  chancelleries  pres- 
crit à  tous  les  censeurs  de  l'AUemagne  d'empêcher  qu'on  parle  de  ce  livre 
dans  les  recueils  périodiques  et  les  journaux  quotidiens.  Le  voilà  placé  de  fait 
à  l'état  des  livres  condamnés  par  Vindex,  et  c'était  en  vérité  le  plus  grand 
service  qu'on  pût  lui  rendre;  car  cet  ouvrage  est  écrit  avec  si  peu  de  res» 
pect  pour  les  plus  simples  règles  de  la  grammaire,  qu'un  professeur  alle- 
mand me  disait  :  »  Si  un  des  élèves  de  nos  écoles  élémentaires  remettait  à 
son  maître  une  composition  faite  dans  ce  style-là,  il  mériterait  qu'on  lui 
donnât  le  fouet.  »  Pourquoi  donc  proscrire  l'enseignement  de  la  langue  fran» 
çaise  dans  les  écoles  de  Bavière,  quand  on  maltraite  ainsi  la  langue  alle- 
mande? Le  roi  Louis  serait-il  jaloux  par  hasard  du  style  de  Montesquieu  et 
de  Bossuet?  Sur  ma  foi,  il  aurait  en  ce  cas  bien  de  la  bonté,  car  il  est  inimi- 
table dans  son  genre. 

A  Zurich,  un  jeune  poète  allemand  (1),  proscrit  par  le  conseil  d'état  de  sa 
principauté,  compose  un  recueil  de  chansons  démagogiques,  fougueuses» 

(1)  Gedichte  von  Berveg,  18iS. 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ardentes,  qu'il  lance  comme  des  flèches  incendiaires  dans  son  pays.  Ten 
citerai  seulement  un  échantillon  qui  pourra  faire  juger  du  reste  : 

«  Arrachez  ies  croix  de  la  terre  et  faites-en  des  glaives.  Le  Dieu  du  ciel 
nous  pardonnera.  Ne  vous  fatiguez  plus  à  écrire  d^inutiles  strophes.  Mettez 
le  fer  sur  Tenclume.  Que  le  fer  soit  notre  sauveur! 

A  Qu^on  n'attende  point  de  paix  avant  le  jour  de  la  liberté.  Que  nulle 
femme  ne  sourie  à  Thomme ,  que  nul  épi  doré  ne  s'élève  dans  les  vallons  ! 
Que  nul  enfant  au  berceau  ne  jette  un  joyeux  regard  sur  le  monde  avant  le 
jour  de  la  liberté  ! 

Cl  Que  dans  les  villes  tout  soit  en  deuil  jusqu'à  Theure  où ,  du  haut  des 
remparts,  la  liberté  agitera  son  drapeau!  Que  les  flots  du  Rhin  tombent 
comme  une  malédiction  sur  le  sable  jusqu'à  ce  qu'ils  répètent  comme  un 
coup  de  tonnerre  le  cri  de  la  liberté  ! 

ft  Arrachez  les  croix  de  la  terre  et  faites-en  des  glaives.  Le  Dieu  du  ciel 
nous  pardonnera.  Tournez-les  contre  les  tyrans  et  les  lâches  esclaves.  lie 
glaive  a  aussi  son  sacerdoce,  et  nous  voulons  être  ses  apôtres.  » 

Un  autre  de  ces  chants  est  consacré  à  la  haine,  dernier  refuge  de  l'op- 
primé : 

«  Allons,  allons,  au  lever  de  l'aurore,  de  par-delà  les  fleuves  et  les  mon- 
tagnes; un  dernier  baiser  à  la  femme  Gdèle,  puis  prenons  la  fidèle  épée!  Gar- 
dons-la jusqu'à  ce  que  notre  main  se  dessèche.  Nous  avons  assez  aimé,  nous 
voulons  enfin  haïr. 

«  L'amour  ne  peut  nous  secourir,  Famour  ne  peut  nous  sauver.  Com- 
mence tes  mortels  jugemens,  6  haine  !  brise  nos  fers,  conduis-nous  là  où  les 
tyrans  imprudens  nous  bravent.  Nous  avons  assez  aimé,  nous  voulons  enfin 
haïr. 

«  Que  celui  qui  sent  encore  son  cœur  battre  le  dévoue  à  la  haine!  Partout 
nous  trouverons  assez  de  bois  sec  pour  allumer  notre  bûcher.  Chantez  à  tra- 
vers les  rues  allemandes  :  nous  avons  assez  aimé,  nous  voulons  enfin  haïr. 

«  Combattez  sans  relâche  les  tyrans  de  la  terre,  et  notre  haine  deviendra 
plus  sacrée  que  notre  amour.  Gardons,  gardons  Tépée  jusqu'à  ce  que  notre 
main  se  dessèche.  Nous  avons  assez  aimé,  nous  voulons  enfin  haïr.  » 

Ce  livre  a  été,  comme  on  peut  le  croire,  marqué  à  l'encre  rouge  dans  toutes 
les  chancelleries,  condamné  par  toutes  les  censures.  On  ne  peut  l'annoncer 
dans  aucun  catalogue  ni  en  rendre  compte  dans  aucun  journal  allemand,  et, 
malgré  la  surveillance  de  la  police ,  TAllemagne  en  a  épuisé  en  quelques 
mois  trois  grandes  éditions. 

Mais  TAHemagne  répète  aujourd'hui  un  hymne  bien  autrement  révolution- 
naire. La  chanson  de  Becker  dirigée  contre  la  France,  honorée  par  les  rois,  le 
peuple  allemand  la  parodie  pour  injurier  ses  rois,  et  elle  court  de  main  en 
main,  des  rives  du  fleuve  où  elle  fut  inspirée  jusque  sur  les  froides  plages  de 
roder.  On  nous  l'a  montrée  à  Dresde,  on  nous  Ta  chantée  à  Mannheim.  Je  la 
traduis  mot  pour  mot  dans  sa  rude  expression  : 


REVUE  LITTÉRAIRE  DE  L'ALLEMAGNE.  489 

«  Nous  ne  voulons  pas  Tavoir,  le  joug  maudit  de  Dieu;  nous  ne  voulons 
pas  ravoir,  le  knout  ensanglanté  du  Russe;  nous'ne  voulons  pas  les  avoir,  ces 
rois  dédamateurs  qui  démentent  aujourd'hui  ce  qu'ils  avaient  promis  hier. 

«  Pilous  ne  voulons  pas  les  avoir,  ces  régens  du  droit  divin  qui  prennent  le 
bon  Dieu  pour  leur  contrôleur;  nous  ne  voulons  pas  les  avoir,  ces  rois  poètes 
qui  bâtissent  des  glyptothèques  et  foulent  aux  pieds  la  liberté  de  la  presse. 

«  Nous  ne  voulons  pas  les  avoir,  ces  despotes  venuS  de  l'Angleterre.  Que 
chaque  peuple  garde  sa  richesse  et  sa  honte.  IN'ous  ne  voulons  pas  les  avoir, 
ces  princes  qui  nous  écrasent  ;  que  le  diable  les  emporte,  et  nous  prierons 
pour  eux.  » 

Éndemment  l'Allemagne  est  en  proie  à  une  agitation  morale  et  littéraire 
à  laquelle  elle  n'entrevoit  encore  point  de  terme.  Exaltée  par  son  orgueil,  et 
pénétrée  cependant  du  sentiment  de  sa  misère,  elle  cherche  les  hommes  de 
génie  qui  lui  ont  donné  aux  yeux  du  monde  une  auréole  de  gloire  et  ne  les 
trouve  plus.  Chaque  fois  qu'un  nouvel  écrivain  apparaît  dans  ses  steppes  frap- 
pées de  stérilité,  elle  crie  au  miracle,  et  annonce,  à  grand  renfort  d'éloges 
emphatiques  et  de  fanfares,  l'aurore  d'une  nouvelle  ère;  elle  tresse  une  cou- 
ronne et  se  hâte  de  la  poser,  tout  humide  encore  de  la  rosée  du  jour,  sur  le 
fmkt  de  celui  qu'elle  proclame  son  Messie;  mais  le  lendemain ,  cette  cou- 
ronne tombe  feuille  à  feuille.  Alors  l'Allemagne,  fatiguée  de  ses  inutiles 
efforts  pour  produire  une  œuvre  originale,  et  pressée  en  même  temps  par 
80&  incessant  besoin  d'écrire,  d'entasser  feuiUe  sur  feuille,  livre  sur  livre,  se 
retourne  vers  l'Angleterre  et  la  France;  elle  compulse,  imite,  traduit  avec  une 
ardeur  fiévreuse  tout  ce  que  nous  produisons,  tout,  depuis  nos  dissertations 
sdentifiques  les  plus  sérieuses  jusqu'à  nos  plus  légers  feuilletons.  La  traduc- 
tion lui  a  été  donnée  par  la  Providence  miséricor(iieuse  pour  la  soutenir  dans 
la  faiblesse  et  Fabreuver  dans  son  indigence.  Tout  ce  qui  vient  de  nous,  elle 
le  demande  avec  avidité  et  le  reçoit  avec  colère.  Pour  conserver  à  notre  égard 
un  air  de  supériorité,  en  même  temps  qu'elle  reçoit  d'une  main  nos  livres, 
âaborés  dans  l'atelier  de  ses  traducteurs,  elle  nous  montre  de  l'autre  une  fé- 
rule magistrale  et  nous  injurie.  Je  comprends  l'amertume  de  cette  situation. 
D  est  triste  d'avoir  été  riche  et  de  ne  l'être  plus,  d'avoir  prêté  aux  autres  et 
de  se  voir  réduit  à  vivre  d'emprunts;  mais  l'Allemagne,  qui  est  si  sage,  devrait 
peaser  dans  sa  sagesse  que  l'injustice  ne  relève  point  celui  qui  la  commet,  et 
que  l'injure  n'a  jamais  été  considérée  comme  l'expression  du  génie. 

Cest  assez  guerroyer  cependant  contre  les  défauts  actuels  d'un  pays  que 
nous  voudrions  pouvoir  louer  sans  réserve.  Essayons  de  retracer  quelques-uns 
de  ses  titres  littéraires.  Voici  venir,  sous  le  titre  d'Jtta  Troll,  un  nouveau 
poème  de  M.  Henri  Heine.  A  en  juger  par  ce  que  nous  en  connaissons,  ce 
doit  être  une  œuvre  humoristique,  spirituelle,  digne  de  l'auteur  des  Reise- 
bilder.  Déjà  l'Allemagne  en  lit  avec  avidité  les  premiers  chants.  En  attendant 
que  ce  poème  ait  été  entièremefnt  publié,  et  que  nous  puissions  l'apprécier 
aans  son  ensemble,  la  disette  de  livres  nouveaux  nous  oblige  à  retourner  vers 
le  passé.  Tieck  a  fait  paraître  son  recueil  de  poésies,  et  Tieck  est  le  représen- 


4A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  d'une  des  nuances  ies  plus  délicates  et  les  plus  attrayantes  du  vrai  génie 
de  TAllemagne. 

Le  peuple  allemand  a ,  dans  son  caractère  même ,  les  élémens  essentiels 
de  la  poésie.  11  est  rêveur,  superstitieux,  tendre  et  ardent.  Au  fond  de  son 
cœur,  il  conserve  avec  un  sentiment  pieux  les  traditions  historiques  et  les 
traditions  religieuses.  Il  aime  la  vie  de  famille  et  les  scènes  de  la  nature ,  les 
épanehemens  affectueux  et  les  vagues  caprices  de  la  pensée,  qui,  par  une 
belle  matinée  de  printemps,  s'enfuît  comme  Toiseau  a  travers  les  vallées 
odorantes  et  les  forêts  mystérieuses.  Tout  ce  qui  offre  à  ses  yeux  une  appa- 
rence idéale  exerce  sur  lui  un  grand  prestige,  et  tout  ce  qui  est  naïf  charme 
son  imagination.  Une  des  occupations  favorites  de  T  Allemagne  était  encore  ré-^ 
cemment  de  recueillir  les  légendes  de  châteaux  et  de  monastères,  les  histoires 
de  sorcellerie  et  de  m3rthologie  populaire  conservées  dans  les  manuscrits  des 
bibliothèques  ou  dans  la  mémoire  des  paysans.  Jacob  Grimm,  le  savant  philo- 
logue, n'a  pas  crq  déroger  à  sa  haute  réputation  en  publiant  un  recueil  de 
contes  pour  les  enfans  (1),  et  la  moitié  des  oeuvres  des  poètes  modernes  est 
employée  à  la  reproduction  des  naifs  récits  du  moyen-âge.  Mais  ce  n'est  pas 
seulement  dans  les  œuvres  d'art  et  de  poésie  qu'il  faut  chercher  le  reflet  du 
caractère  poétique  des  Allemands;  c'est  dans  leur  existence  même,  dans  leurs 
mœurs ,  dans  leurs  habitudes  journalières  et  leurs  loisirs  du  dimanche.  Pen- 
dant long-temps,  les  productions  littéraires  de  l'Allemagne  n'ont  été  que  Tex- 
pression  d'une  société  bien  restreinte,  d'une  coterie  de  gentilshommes  ou  de 
pédans  fardée  et  mignarde.,  revêtue  d'oripeaux  étrangers  et  dénaturée  par  le 
mauvais  goût.  Ceux  qui  voudraient  juger  de  la  nature  poétique  du  peuple 
allemand  d'après  les  Jivres  les  plus  célèbres  dt  cette  époque  tomberaient  dans 
une  grave  erreur,  car  le  peuple  n'était  pour  rien  dans  cette  littérature  d'éoole 
et  cette  poésie  de  château. 

C'était  après  la  guerre  de  trente  ans.  L'Allemagne,  épuisée,  accablée  par 
cette  lutte  désastreuse,  abdiqua  pour  ainsi  dire  son  sentiment  de  nationalité 
littéraire^  et  se  mit  patiemment  à  marcher  à  la  suite  des  écrivains  étrangecs. 
Le  présent  ne  pouvait  éveiller  en  elle  qu'une  pensée  d'humiliation  ;  lemoyen- 
âge  faisait  pitié  à  ses  savans  :  >elle  se  tourna  vers  l'antiquité;  mais  la  France 
était  là,  Qui  prétendait  reproduire  dans  ses  bergeries  et  ses  drames,  dans  les 
entretiens  de  l'hôtel  de  Rambouillet  et  les  romans  de  M^'""  de  Scudéry,  la  quin* 
tessence  de  Fantiquité,  et  l'Allemagne  n'alla  pas  plus  loin.  Elle  copia  nos  Gâtons 
galaas  et  nos  Brutus  damerets,  elle  eut  ses  Lucrèces  langoureuses,  ses  héros  en 
l^rraques,  ses  Tiras  soupirant  au  pied  des  hêtres,  et  ses  Chloés  suivies  d'un 
charmant  troupeau.  Le  labeur  mythologique  étouffa  l'inspiration;  les  ternies 
de  eonvention  remplacèrent  le'trait  senti  et  naturel.  Au  lieu  de  se  laisser  aller, 
comme  les  Minnesîngan,  aux  donoes  et  naïves  rêveries,  de  peindre  avec 
abandon  l'image  qui  Êrappait  leurs  regards  et  l'émotion  qui  agitait  leurs 
ceeurs,  les  poètes  allemands  des  xvn*  et  xvuV  siècles  s'occupaient  tout  slni- 

O)  Minàsr  wnd  Bàui  Jlku^ân. 


REVUE  LITTÉRAIRE  DE  L'ALLEMAGNE.  491 

piemHit d'arranger  avec  art  la  phraséologie  apprise  dans  les  écoles,  ils  exprî*- 
maient  les  souffrances  de  leur  amour  en  comptant  les  flèches  que  leur  avait 
lancées  Cupidon.  On  ne  cessait  de  parler  alors  des  dieux  de  Folympe  et  des 
héros  de  la  Grèce,  mais  ces  héros  et  ces  dieux  arrivaient  en  Allemagne  comme 
des  fils  de  bonne  maison  qui  venaient  de  faire  leur  éducation  en  France  et 
qjâ  en  rapportaient  les  formes  de  langage  les  plus  raffinées  et  les  modes  les 
plus  récentes.  Homère  et  Sophocle,  en  les  voyant  passer,  ne  les  auraient  pas 
reeonnus. 

On  sait  quelle  réforme  éclatante  KJopstock,  Voss,  Lessing,  Wieland,  opé- 
rèrent, vers  le  milieu  du  xyiii*  siècle,  dans  cette  prétendue  imitation  de 
l'antiquité.  Après  eux  vinrent  Goethe  et  Schiller,  ces  deux  nobles  poètes  qu! 
surent  si  bien  allier  le  génie  de  l'école  grecque  avec  celui  des  temps  modernes. 
Déjà  oh  commençait  à  revenir  des  préjugés  qui  avaient  détourné  l'attention 
des  œuvres  du  moyen-âge;  mais  ce  mouvement  d'études  rétrospectives  se  ma- 
nifiesta  surtout  lorsque  l'Allemagne,  lasse  de  court)er  la  tête  sous  la  main  de 
ftr  qui  l'avait  long-temps  asservie,  se  leva  tout  à  coup,  engagea  la  lutte,  et 
prit  pour  appui  le  passé.  Gcerres ,  nouveau  prophète,  frappa  la  roche  des 
sièdes  germaniques  et  en  fit  jaillir  une  nouvelle  source  vivifiante.  L'impulsion 
une  fois  donnée,  tous  les  poètes ,  tous  les  patriotes  allemands  se  précipitèrent 
vers  cette  époque  si  oubliée,  si  méprisée  naguère,  et  qui  apparaissait  tout 
à  coup  si  brillante  et  si  riche.  Alors  on  entendit  la  harpe  des  Minnesinger 
diantêr  comme  autrefois  les  beautés  de  la  nature  et  les  charmes  de  Tamour 
mystique.  Alors  l'épopée  des  Niebelungen  sortit  de  son  cercueil  de  fer,  et  le 
^ve  à  la  main ,  le  casque  sur  la  tête ,  fit  résonner  dans  toute  l'Allemagne 
rédat  de  sa  voix  farouche  et  le  lamentable  récit  de  son  drame  de  sang.  Oh  ! 
ee  fat  une  grande  et  noble  époque ,  celle  où  le  patriotisme  germanique  éveil* 
lait  dans  leur  tombe  tous  ces  empereurs  et  tous  ces  héros  pour  les  con- 
dnlre  sur  un  nouveau  champ  de  bataille,  pour  se  fortifier  par  le  souvenir  de 
leur  gloire  et  de  leurs  exploits.  En  quelques  jours,  l'Allemagne  avait  fran- 
chi six  siècles.  La  veille,  encore,  elle  essayait  de  se  faire  légère  et  rieuse;  elle 
imitait  les  galanteries  de  la  France  et  rimait  des  madrigaux;  le  lendemain , 
eUe  rejetait  l'habit  à  paillettes  pour  la  cotte  de  mailles;  elle  venait  de  prendre, 
comme  Vonved ,  le  héros  des  chants  danois ,  l'épée  de  ses  aïeux  dans  les  en- 
tradiies  de  la  terre ,  et  la  bannière  des  Hohenstaufen  dans  les  arceaux  des 
ertbédrales. 

Qoand  on  voit  comment  l'école  du  moyen-âge  s'est  formée  et  sur  quelles 
fanes  elle  repose,  on  comprend  Téclat  qui  l'entoure  et  l'ascendant  qu'elle 
exerce.  Cette  école  tient  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  profond  et  de  plus  vivaee 
dans  le  caractère  des  Allemands,  à  leur  gloire  littéraire  et  historique ,  à  leur 
sentiment  de  nationalité.  Elle  compte,  du  reste,  parmi  ses  prosélytes,  les 
hommes  les  plus  distingués  de  l'Allemagne  moderne.  Grimm,yan  der  Hagen, 
Gcerres,  ont  mis  à  son  service  le  fruit  de  leurs  laborieuses  études;  Burger  lui 
a  donné  deux  de  ses  chants  les  plus  populaires;  Goethe  et  Schiller  lui  doivent 
quelques-unes  de  leurs  plus  charmantes  inspiration^;  Auguste  et  Frédéric 


iil'92  BEVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Scblegel  ont  été  ses  apôtres  ardens,  Novalis  son  interprète  religieux,  Uhiand 
son  chantre  chevaleresque.  Tieck  son  poète  le  plus  fécond  et  son  conteur. 

Tieck  a  écrit  une  vingtaine  de  volumes  en  prose  et  en  vers,  et  la  plus  grande 
partie  de  ses  oeuvres  est  empruntée  aux  traditions  du  moyen-âge.  Pour  repro- 
duire sous  ces  différentes  faces  cette  époque  si  riche  et  si  variée,  il  a  recours 
à  toutes  les  formes  d'art.  Il  déroule  dans  de  longs  drames  Fhistoire  d'Octavien, 
les  infortunes  de  Geneviève  de  Brabant ,  les  merveilleuses  aventures  de  Fôr- 
tunatus.  Il  raconte,  avec  la  simplicité  et  la  bonne  foi  des  anciens  chroniqueurs, 
la  légende  des  chevaliers  amoureux  et  des  chevaliers  fidèles],  les  combats  pro- 
digieux des  quatre  fils  Aymond ,  et  les  douleurs  de  la  belle  Maguelone.  Enfin, 
il  descend  jusqu'aux  contes  d'enfans;  il  traduit  en  drames,  en  comédies,  en 
scènes  caustiques  et  douloureuses,  les  récits  de  Perrault  :  la  Barbe  bleue ^  le 
Chaperon  rouge,  le  Chat  botté. 

Dans  la  sympathie  profonde  que  Tieck  éprouvait  pour  le  moyen-âge,  il  ne 
Fa  pas  seulement  étudié  en  Allemagne,  il  Ta  cherché  en  Angleterre,  en  France, 
en  Espagne,  partout  où  il  trouvait  dans  une  tradition  populaire,  dans  un  livre 
d*art  ou  de  science,  une  manifestation  originale  du  génie  de  cette  époque.  Il 
s'est  passionné  pour  Calderon  et  Cervantes,  pour  les  mystères  et  les  fabliaux. 
Du  récit  poétique  il  a  passé  à  la  critique;  il  a  publié  sur  le  théâtre  anglais 
antérieur  à  Shakspeare  une  œuvre  excellente,  pleine  de  faits  curieux  pris  à 
leur  source  même,  et  d'observations  ingénieuses  et  neuves.  Dans  son  Phan^ 
tasus,  il  a  mêlé  habilement  la  dissertation  philosophique  à  la  nouvelle  roma* 
nesque.  C'est  une  espèce  de  Décaméron  sérieux  où  les  gracieuses  et  coquettes 
figures  de  Bocace  sont  remplacées  par  de  blondes  Allemandes  au  regard  mé- 
lancolique, où  chacun  des  interlocuteurs  a  une  forme  de  sentiment  à  soute- 
nir, une  pensée  d'art  à  exprimer,  où  chaque  conte  devient  le  sujet  d'une  inté- 
ressante dissertation. 

Toute  cette  longue  étude  du  moyen-âge  n'a  pas  été 'pour  Tieck  une  tâche 
systématique  entreprise  dans  le  but  de  se  faire  un  nom  et  de  se  donner,  aux 
yeux  de  ses  compatriotes,  un  caractère  d'originalité  en  s'éloignant  de  la  voie 
commune  pour  prendre  une  route  abandonnée.  C'est  une  œuvre  de  choix  el 
de  prédilection  qu'il  a  commencé-e  avec  ardeur  et  poursuivie  avec  une  rare 
persévérance.  Il  aime  les  naïves  légendes,  les  productions  tendres  et  reli- 
gieuses, les  mœurs  chevaleresques  du  moyen-âge  pour  elles-mêmes ,  et  non 
point  pour  la  gloire  qu'il  peut  obtenir  en  les  faisant  revivre.  Il  a  l'esprit  et  le 
cœur  tout  imprégnés  de  cette  époque,  il  la  dépeint  avec  charme  dans  ses  livres 
et  ses  entretiens.  Je  n'oublierai  jamais  le  jour  où  j'allais  d'une  main  timide 
frapper  à  sa  porte,  le  jour  où  il  m'accueillait ,  pèlerin  obscur,  dans  sa  demeure 
de  poète,  toute  pleine  de  bons  livres,  ornée  d'anciennes  gravures  et  de  quel- 
ques tableaux.  A  le  voir  alors  au  milieu  des  siens,  avec  sa  belle  et  noble  phy- 
sionomie, son  sourire  mélancolique  tempéré  par  une  légère  finesse,  ses  grands 
yeux  bleus  profonds  et  méditatifs ,  j'éprouvais  je  ne  sais  quelle  sympa^ie 
pleine  de  respect.  J'écoutais  en  silence  chacun  de  ses  récits,  et,  lorsqu'après 
l'avoir  quitté,  j'allais,  à  quelques  pas  de  sa  retraite,  errer  sur  les  bords  de 


'  REVUE  LITTÉRAIRE  DE  L* ALLEMAGNE.  ^93 

l'Elbe  on  nfasseoir  rêveur  sur  la  terrasse  du  Brùhl ,  il  me  semblait  que  je 
venais  d'entendre  un  de  ces  heureux  voyageurs  dont  il  est  souvent  question 
dans  les  traditions  du  Nord ,  un  de  ces  hommes  qu'une  main  mystérieuse  con- 
duit le  soir  dans  la  grotte  des  elfes,  et  qui  reviennent  le  lendemain  en  racon- 
ter les.  merveilles  à  leurs  amis  étonnés. 

Tieck  a  publié  une  trentaine  de  nouvelles  fort  recherchées  en  Allemagne. 
Quelques-unes  ont  été  traduites  en  français  et  ont  eu  parmi  nous  peu  de 
succès.  II  est  facile  d'en  comprendre  la  raison.  Ces  nouvelles  ne  sont  point 
du  genre  de  celles  qui  ont  le  privilège  de  nous  émouvoir;  ce  sont  pour  la 
plupart  des  études  psychologiques  fines  et  senties,  mais  dépourvues  d* action. 
Son  roman  de  Stembald^  qui  est  sans  contredit  l'un  de  ses  meilleurs,  s'a- 
dresse surtout  aux  artistes.  Sa  Révolte  dans  les  Cévennes  aurait  parmi  nous 
on  succès  plus  général  ;  malheureusement  l'auteur  n'en  a  encx)re  écrit  que  la 
première  partie.  Un  de  nos  journaux  a  publié,  il  y  a  quelques  années ,  la  tra-  ' 
duction  d'une  nouvelle  de  Tieck  intitulée  :  Le  Voyage  dans  le  Bleu  y  qui 
renfermait  des  attaques  assez  vives  contre  plusieurs  de  nos  écrivains.  C'est 
une  erreur  de  l'illustre  poète,  une  erreur  qui,  à  la  distance  où  il  se  trouve  de 
Paris,  et  avec  les  fausses  idées  que  l'Allemagne  se  fait  de  notre  littérature, 
nous  parait  excusable. 

'  Dans  les  derniers  temps ,  l'activité  littéraire  de  Tieck  s'est  un  peu  ralentie. 
I]  y  a  plus  de  cinquante  ans  qu'elle  dure.  Cependant,  chaque  automne,  il 
enrichit  encore  quelque  Taschenbuch  d'une  ou  deux  nouvelles;  il  travaille  à 
la  publication  de  ses  œuvres  complètes,  et  déjà  il  a  réuni  en  un  volume  ses 
poésies  éparses  dans  divers  recueils.  Ce  que  nous  avons  dit  de  ses  nouvelles , 
nous  pouvons  le  répéter  à  propos  de  ses  vers,  nous  ne  croyons  pas  qu'ils  soient 
de  nature  à  obtenir  beaucoup  de  succès  en  France,  et  cependant  le  volume 
de  Tieck  est  l'une  des  plus  gracieuses  et  des  plus  charmantes  productions  de 
l'AJlemagne  moderne.  Mais  la  difficulté  est  de  traduire  ces  poésies  si  diffé- 
rentes par  la  forme  et  par  le  fond  de  tout  ce  qui  se  fait  parmi  nous,  si  diffé- 
rentes même  en  grande  partie  de  ce  qui  se  fait  en  Allemagne.  La  poésie  de 
Tieck  n'est  ni  la  vive  et  sage  chansonnette  de  Goethe,  ni  la  rêverie  philoso- 
phique et  idéale  de  Schiller,  ni  le  triste  et  religieux  soupir  de  Novalis,  ni  la 
ballade  chevaleresque  ou  le  cri  patriotique  d'UhIand;  c'est  je  ne  sais  quel 
chant  musical ,  léger,  mobile ,  aérien ,  insaisissable.  C'est  un  singulier  mé- 
lange de  panthéisme  antique  et  d'émotion  religieuse ,  l'aimable  gaieté  des 
Minnesinger  unie  à  la  tristesse  du  romantisme  moderne,  l'image  riante  et 
Taustère  pensée,  un  badinage  d'enfant  et  un  cri  douloureux  de  déception; 
ajoutez  à  cela  l'amour ,  l'enivrement  de  la  nature.  Tous  les  rêves,  toutes  les 
émotions  que  cet  amour  jette  dans  nos  cœurs ,  Tieck  les  traduit  avec  une 
légèreté,  une  variété  de  versification  inexprimable.  Le  rhythme  est  pour  lui 
conune  un  instrument  sonore  et  docile  dont  il  s'exerce  à  toucher  toutes  les 
cordes,  et  à  tirer  sans  cesse  des  effets  nouveaux.  Souvent,  à  vrai  dire,  au 
fond  de  ses  chc^nts,  il  y  a  peu  de  pensée  et  de  réflexion,  mais  ses  vers  cadencés, 
TOME  1.  32 


UQk  BBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

sautilians  et  péttllans,  charment  l'oreille  et  ne  donnent  pas  à  Fesprît  le  temps 
de  réfléchir. 

Les  premières  pièces  du  recueil  de  Ti«ck  datent  de  179&,  les  dernièMS 
de  1840.  C'est  d'un  bout  à  l'autre  un  concert  de  pensers  d'amour  et  de  reli-* 
gion,  de  rêves  tendres  et  mélancoliques,  sans  une  seule  sathre,  sansunsevl 
sentiment  de  haine  et  d'envie.  Heureux  le  poète  qui ,  après  avmr  sillonné  pen- 
dant quarante  ans  les  difficiles  sentiers  de  la  littérature,  rassemble  un  jour 
les  fleurs  qu'il  a  cueillies  le  long  de  sa  route,  et  ne  trouve  pas  dans  sa  gerbe 
ock)rante  une  seule  ronce,  une  plante  amère,  une  épigramme  ! 

Ah  !  si  r Allemagne,  au  lieu  de  s'abandonner  aux  vagues  et  aventureux 
systèmes  qui  l'égarent ,  au  Heu  de  se  laisser  agiter,  dominer,  tromper  par  les 
vaniteuses  et  arides  ambitions  de  ses  jeunes  écrivains^  voulait  rentrer  dans 
ce  domaine  de  la  poésie  candide  et  pieuse ,  chevaleresque  et  pure,  qui  est  son 
vrai  domaine,  si  elle  voulait  reprendre  cette  vie  d'études  et  de  recueillement 
dont  ses  grands  maitres  lui  ont  donné  l'exiempie,  quelle  force  ne  trouverait» 
elle  pas  encore  en  die-méme,  et  quelles  œuvres  importantes  ne  pourrait-elle 
pas  enfanter!  Pour  nous,  qui  lui  avons  v<nié  une  affection  que  ses  erreaiv 
ne  pourront  effacer,  nous  accomptissens  un  devoir  rigoureux  en  prenant  les 
armes  contre  elle.  Il  nous  en  coûte  d'avoir  à  repousser  ses  agressions  quani 
nous  aimerions  à  la  remercier  de  ses  sympatiiies;  il  nous  en  coûte  de  la  odhi- 
battre,  quand^il  nous  serait  si  doux  ée  lui  tendre  la  main  et  de  la  louer. 
Mais  nous  écrivons  ces  pages  sans  passion  et  sans  cdère  systématique. 
Chaque  fois  qu'il  nous  arrivera  d'Allemagne  un  livre  remarquable,  nous  le 
signalerons  avec  empressement,  et  si  l'Allemagne  voyait  poindre  enfin,  à  kl 
place  de  ces  feux  foUets  qui  ^souvent  réblouissent  et  disparaissent,  le  my^m 
brillant  et  durable  d'une  littérature  meilleure,  nous  voudrions  être  des  pr^ 
miers  à  le  reconnattre  et  à  le  saluer. 

Malheureusement,  nous  regardons  en  vain  à  l'horizon.  A  part  un  petit 
nombre  d'œuvres  sérieusement  méditées ,  nous  ne  voyons  apparaître  de  cM 
et  d'autre  que  les  fantômes  de  l'orgueil  et  les  denrées  sans  nom  d'une  Utté* 
rature  qui  de  plus  en  plus  tombe  à  l'état  de  fabrique  et  de  négoce.  Par  une 
singulière  contradiction  d'esprit,  les  Allemands  condamnent  d'un  air  superbe 
les  œuvres  4e  nos  écrivains  que  chaque  jour  ils  traduisent  et  imitent;  ils  Oft 
ressassent  toutes  les  pages,  ils  en  tirent  la  substance,  ils  en  vivest,  et  noos 
parlent  de  l'onginalllé  allemande! 

Au  tliéâtre,  on  ne  joue  plus  que  de  èein  en  loin  les  pièces  de  Goethe,  Sohil* 
1er,  Lessing.  Depuis  la  mort  des  deux  grands  poètes  de  Weimar,  beaucsREip 
dé  tentatives  ont  été  faites  pour  prendre  leur  place;  beaucoup  de  jeunes 
esprits,  déployant  leurs  ailes  au  sortir  du  gymnase,  se  sont  crus  appelés  à 
régénérer  l'art.  Qu'est-il  résulté  de  toutes  ces  présomptions  extravagantes,  de 
toutes  ces  audaces  d'écoliers  soutenues  par  des  acdamations  de  oeteries? 
Rien,  à  part  quelques  drames,  assez  habilement  conçus  et  élégamment  écrits, 
mais  longs  et  froids,  de  M.  GriUparzer,  à  part  la  Griseldis  de  M.  Munch  Bil- 


REVUE  LITTÉRAIRE  DE  L' ALLEMAGNE.  495 

linghausen;  rien,  n'en  déplaise  à  M.  Gutzkow,  qui  a  voulu  transporter  sur  la 
scène  l'excentrique  immoralité  de  ses  romans.  Il  y  a  pourtant  à  Berlin,  dans 
cette  ville  qui  se  pose  aujourd'hui  comme  la  reine  toute  puissante ,  l'arbitre 
iptellectuel  et  le  mobile  de  l'Allemagne,  il  y  a  là  un  homme  qui  a  fait  à  lui 
seul  plus  de  drames  et  de  comédies  que  Goethe  et  Schiller.  Dans  l'espace  de 
vingt  ans,  M.  Raupach  a  rempli  les  Taschenbûcher  allemands  et  inondé  le 
théâtre  royal  prussien  de  ses  productions.  La  Grèce,  l'Italie,  le  monde  réel 
et  le  monde  imaginaire  ont  tour  à  tour  attiré  sa  fantaisie,  occupé  ses  loisirs. 
S'il  reste  quelque  sujet  à  traiter  après  lui,  ce  n'est  pas  sa  faute,  il  a  fait 
tout  ce  qui  dépendait  de  lui  pour  ne  pas  laisser  une  situation  neuve,  une 
passion  intacte  à  ses  successeurs.  Le  voilà  maintenant  qui  dépèce  Thistoire 
des  Hohenstaufen ,  la  découpe  en  silhouette,  la  groupe  par  scènes;  quel- 
ques petites  inventions  çà  et  là,  quelques  monologues  philosophiques,  quel- 
ques légers  anachronismes ,  saupoudrés  du  vernis  de  l'hexamètre,  et  toute 
une  grande  et  chevaleresque  époque  se  dresse  sur  le  théâtre  pour  l'édification 
des  Allemands.  Shakspeare  n'est  à  côte  de  M.  Raupach  qu'un  petit  garçon. 
Fi  de  Richard  II,  de  Henri  7^,  du  roi  Léar!  Taisez  les  Hohenstavfen  de 
M.  Raupach.  Voilà  comment  on  fait  revivre  une  histoire  nationale.  Le  mal- 
heur est  que  l'infatigable  dramaturge  n'a  point  les  quaHtés  nécessaires  pour 
justifier  son  étonnante  fécondité;  que,  de  l'aveu  même  des  critiques  d'outre- 
Rhtn,  les  sujets  historiques  qu'il  a  choisis  sont  d'une  trop  haute  taille  pour 
les  dimensions  de  son  esprit;  que  s'il  a  réussi  parfois,  dans  ses  incessantes 
tentatives ,  à  revêtir  d'un  style  agréable  une  situation  intéressante ,  le  plus 
souvent  il  n'a  produit  que  des  scènes  communes,  languissantes^  inanimées, 
^  des  pièces  fastidieuses.  M'"*'  Crelinger,  que  l'Allemagne  proclame  ajuste 
titre  sa  première  actrice^  M*"'  Crelinger,  condamnée  à  jouer  ces  pièces  sur  le 
théâtre  royal  de  Berlin,  leur  a  donné  quelque  peu  de  vie  par  la  puissance  de 
son  jeu;  mais  là  se  bornait  la  magie  de  son  talent,  et  M.  Raupach,  malgré 
l'énorme  quantité  de  ses  drames  et  de  ses  comédies,  n'a  jamais  pu  jouir  d'un 
instant  de  vogue  générale,  d'un  succès  populaire. 

Dans  cet  état  de  pénurie,  l'Allemagne  en  est  revenue  au  point  où  elle  était 
il  y  a  quelque  cinquante  ans.  Alors  on  traduisait  Racine  et  Molière,  Voltaire 
et  Beaumarchais;  maintenant  on  traduit  nos  vaudevilles  et  nos  opéras-comi- 
ques. La  musique  d'Auber,  d'Halévy,  résonne,  avec  celle  de  Meyerbeer,  dans 
tous  les  théâtres,  et  avec  les  valses  de  Strauss  sur  toutes  les  places  «t  dans 
tous  les  lustgarten  de  l'Allemagne.  De  IVIannheim  à  Kœuigsberg,  le  nom  de 
M.  Scribe  est  imprimé  chaque  soir  en  grosses  lettres  sur  les  affiches  de  spec- 
tacle, et  non-seulement  on  nous  traduit,  mais  on  réimprime  à  Stuttgard,  à 
Berlm,  toutes  les  pièces  de  notre  nouveau  répertoire  dramatique  depuis  les 
drames  de  MIVI.  Hugo  et  Dumas  jusqu'aux  bouffonneries  des  Variétés.  C'est 
une  autre  contrefaçon  qui  laisse  peu  de  chances  de  succès  à  celle  de  Belgique. 

Si  de  l'œuvre  des  théâtres  nous  passons  à  celle  des  journaux,  voici  une  au- 
tre méthode  de  plagiat  non  moins  curieuse  à  observer.  A  Leipzig,  à  Berlin, 
à  Stuttgard,  des  feuilles  de  pirates  qui  n'ont  à  redouter  aucun  droit  de  visite, 

32. 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reproduisent  textuellement  les  articles  de  nos  revues  et  de  nos  feuilles  quo- 
tidiennes, en  ]es  assaisonnant  de  fautes  d'impression  et  de  solécismes  ger- 
maniques. A  Hambourg,  à  Francfort,  à  léna,  et  dans  cinquante  autres  villes, 
on  imprime  des  recueils  quotidiens,  hebdomadaires,  mensuels,  composés  tout 
entiers  de  traductions.  Quelquefois  le  traducteur  éprouve  un  si  pieux  amour 
pour  l'œuvre  de  notre  pays,  qu'il  l'adopte  avec  une  tendresse  touchante  et 
supprime  le  nom  de  la  revue  à  laquelle  il  l'a  empruntée  et  celui  de  l'écrivain 
qui  l'a  signée.  De  là  des  rivalités  d'amour-propre  et  des  querelles  vraiment 
plaisantes.  On  se  dispute  la  priorité  d'une  traduction  avec  toute  la  vivacité 
qu'on  emploierait  ailleurs  à  réclamer  la  possession  d'une  œuvre  originale. 
Le  Didaskalia  de  Francfort  accuse  VEuropa^  de  M.  Lewald,  de  lui  avoir 
méchamment  dérobé  la  traduction  d'une  nouvelle  extraite  de  la  Revue  de 
Paris.  VEuropa  affirme  que  cette  œuvre  est  bien  la  sienne,  et,  pour  prou- 
ver qu'il  l'a  faite  d'après  l'original,  cite  le  nom  de  l'auteur.  Que  répondre  à 
un  tel  argument?  Les  petits  journaux  viennent  ensuite  et  grapillent  dans  les 
traductions  des  grands,  qui  une  anecdote,  qui  un  passage  de  roman,  un  ta- 
bleau de  voyage,  et  voilà  comme  notre  littérature  s'émiette  de  l'autre  côté  du 
Rhin  et  sert  au  festin  de  la  docte  Allemagne. 

De  temps  à  autre,  une  voix  grave  et  sévère  s'élève  du  milieu  de  ces  traduc- 
teurs faméliques  et  lance  contre  eux  un  arrêt  de  réprobation.  Je  lis  dans  le 
^  Deutsche  vierteljahres  Schrîft  les  lignes  suivantes  :  «  Pourquoi  traduit- 
on  plus  mal  en  Allemagneque  partout  ailleurs?  Pourquoi  le  sérieux  Allemand , 
chaque  fois  qu'il  s'occupe  d'un  idiome  étranger,  traite-t-il  si  légèrement  sa 
propre  langue?  Qu'on  pénètre  dans  cet  amas  de  soi-disant  journaux  des 
beaux  esprits,  journaux  de  modes,  chroniques  du  monde  élégant;  qu'on 
regarde  toutes  ces  feuilles  qui  se  .parent  de  l'écume  des  littératures  étrangères 
et  qui  ont  la  prétention  d'introduire  au  milieu  de  la  nation  allemande  le 
raffinement  des  mœurs;  qu'on  parcoure  l'un  après  l'autre  tous  ces  romans  à 
couverture  rose,  bleue,  jaune,  tous  ces  recueils  de  nouvelles,  où  l'esprit  des 
idoles  les  plus  brillantes  et  les  plus  vulgaires  du  peuple  de  Paris  se  trouve 
jeté  dans  la  vase  allemande.  Qu'on  se  souvienne  que  celui  qui  a  écrit  ces  li- 
vres est  Allemand,  qu'il  doit  penser,  parler,  et  écrire  en  allemand.  Qu'y 
trouvera-t-on  à  chaque  page  et  pour  ainsi  dire  à  chaque  phrase?  La  langue  à 
laquelle  on  attribue  à  juste  titre  tant  de  qualités,  la  noble  langue  allemande 
ravalée,  dégradée,  réduite  au  rôle  du  plus  grossier  drogman.  Mais  nous 
nous  sommes  habitués  à  cette  misère,  et  nous  ressemblons  à  ceux  qui,  vivant 
au  milieu  d'un  air  corrompu,  n'en  sentent  plus  les  miasmes  empestés.  «  Toutes 
ces  protestations  n'arrêtent  point  l'activité  des  traducteurs.  Les  journaux  qui 
s'ouvrent  à  ces  justes  plaintes  s'abandonnent  eux-mêmes  au  flot  qui  les  en- 
traîne. Ils  ont  de  plus  que  les  autres  l'orgueil,  ils  refusent  de  reconnaître 
leur  plagiat,  mais  leur  manteau  plus  ample  déguise  mal  leur  pauvreté.  Qu'on 
retranche  de  la  collection  de  la  Gazette  dAiigsbourg  et  des  Unterhaltungs 
Blaetter  ce  qui  appartient  à  la  France,  et  l'on  verra  ce  qui  leur  restera. 

F.  DE  Lagenevais. 


POÈMES  PHILOSOPHIQUES 


No  II. 


I. 


Les  nuages  couraient  sur  la  lune  enflammée 
Comme  sur  Tincendie  on  voit  fuir  la  fuméie. 
Et  les  bois  étaient  noirs  jusques  à  Thorizon. 
Nous  marchions,  sans  parler,  dans  l'humide  gazon» 
Dans  la  bruyère  épaisse  et  dans  les  hautes  brandes» 
Lorsque,  sous  des  sapins  pareils  à  ceux  des  landes» 
Nous  avons  aperçu  les  grands  ongles  marqués 
Par  les  loups  voyageurs  que  nous  avions  traqués. 
Nous  avons  écouté,  retenant  notre  haleine 
Et  le  pas  suspendu.  —  Ni  le  bois  ni  la  plaine 


498  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ne  poussaient  un  soupir  dans  les  airs;  seulement 

La  girouette  en  deuil  criait  au  flrmament; 

Car  le  vent,  élevé  bien  au-dessus  des  terres, 

N'effleurait  de  ses  pieds  que  les  tours  solitaires. 

Et  les  chênes  d'en  bas,  contre  les  rocs  penchés. 

Sur  leurs  coudes  semblaient  endormis  et  couchés. 

Rien  ne  bruissait  dooc,  lorsque  baissant  la  tétQ 

Le  plus  vieux  des  chasseurs  qui  s'étaient  mis  en  quête 

A  regardé  le  sable  en  s'y  couchant;  bientôt, 

Lui  que  jamais  ici  l'on  ne  vit  en  défaut, 

A  déclaré  tout  bas  que  ces  marques  récentes 

Annonçaient  la  démarche  et  les  griffes  puissantes 

De  deux  grands  loups-cerviers  et  de  deux  louveteaux. 

Nous  avons  tous  alors  préparé  nos  couteaux. 

Et,  cachant  nos  fusils  et  leurs  lueurs  trop  blanches, 

Nous  allions  pas  à  pas  en  écartant  les  branches. 

Trois  s'arrêtent,  et  moi  cherchant  ce  qu'ils  voyaient. 

J'aperçois  tout  à  coup  deux  yeux  qui  flamboyaient. 

Et  je  vois  au-Jelà  quatre  formes  légères 

Qui  dansaient  sous  la  lune  au  milieu  des  bruyères , 

Comme  font  chaque  jour,  à  grand  bruit  sous  nos  yeux. 

Quand  le  maître  revient,  les  lévriers  joyeux. 

Leur  forme  était  semblable  et  semblable  la  danse; 

Mais  les  enfans  du  Loup  se  jouaient  en  silence, 

Sachant  bien  qu'à  deux  pas ,  ne  dormant  qu'à  demi , 

Se  couche  dans  ses  murs  l'homme  leur  ennemi. 

Le  père  était  debout,  et  plus  loin,  contre  un  arbre. 

Sa  Louve  reposait  comine  celle  de  marbre 

Qu'adoraient  les  Romains ,  et  dont  les  flancs  velus 

Couvaieiii  les  demi-dieux  Rémus  et  Romulus. 

Le  Loup  vient  et  s'assied,  les  deux  jambes  dressées^ 

Par  leurs  ongles  crochus  daaale  sable  enfoncées» 

Il  ^'estjugé  perdu,  puisqu'il  était  surpris, 

Sa  retraite  coupée  et  toas  ses  chemiiis  pris; 

Alors  il  a  saisi,  dans  sa  gueide  brâlante. 


XA  «CRRT  DU  LOUP.  V$ê 

Du  chien  le  plus  hardi  la  gorge  pantelante  » 
Et  n*a  pas  desserré  ses  mâchoires  de  fer. 
Malgré  nos  coups  de  feu  qui  traversaient  sa  chair. 
Et  nos  couteaux  aigus  qui ,  tomme  des  tenailles , 
Se  croisaient  en  plongeant  dans  ses  larges  entrailles , 
Jusqu'au  dernier  moment  où  le  chien  étranglé , 
Mort  long-temps  avant  lui,  tous  ses  frieds  a  ronlë. 
Le  Loup  le  quitte  alors  et  puis  fl  nous  regarde. 
Les  couteaux  hd  restaient  au  flanc  jusqu'à  la  garie. 
Le  clouaient  au  gazon  tout  Inrigné  dans  son  sang. 
Nos  fusils  rentouratent  en  sinistre  cnAssant. 
n  nous  regarde  encore ,  ensuite  n  se  recouche 
Tout  en  léchant  le  sang  répandu  sur  sa  boudbe. 
Et  sans  daigner  savoir  comment  n  a  péri , 
Refermant  ses  grands  yeux ,  meurt  sans  jeter  tm  tri. 


n. 


JTai  reposé  mon  front  sur  mon  Ttasfl  sans  poudre. 
Me  prenant  à  penser;  et  n'ai  pu  me  résoudre 
A  poursuivre  sa  Louve  et  ses  fils  qui ,  tous  trois. 
Avaient  voulu  l'attendre,  et,  comme  je  le  crois. 
Sans  ses  deux  louveteaux,  la  belle  et  sombre  veuve 
Ne  l'eût  pas  laissé  seul  subir  la  grande  épreuve; 
Mais  son  devoir  était  de  les  sauver,  afin 
De  pouvoir  leur  apprendre  à  bien  souffrir  la  faim» 
A  ne  jamais  entrer  dans  le  pacte  d^s  villes 
Que  l'homme  a  fait  avec  les  animaux  serviles 
Qui  chassent  devant  lui,  pour  avoir  le  coucher» 
Les  premiers  possesseurs  du  bois  et  du  rocher» 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III. 


Hèlas  1  ai-je  pensé,  malgré  ce  grand  nom  d'Hommes, 
Que  j*aî  honte  de  nous,  débiles  que  nous  sommes  I 
Gomment  on  doit  quitter  la  vie  et  tous  ses  maux, 
Cest  vous  qui  le  savez,  sublimes  animaux I  y 

A  voir  ce  que  Ton  fut  sur  terre  et  ce  qu'on  laisse. 
Seul,  le  silence  est  grand;  tout  le  reste  est  faiblesse. 
— Ahl  je  t'ai  bien  compris,  sauvage  voyageur. 
Et  ton  dernier  regard  m'est  allé  jusqu'au  cœur  ! 
Il  disait  :  ce  Si  tu  peux ,  fais  que  ton  ame  arrive, 
A  force  de  rester  studieuse  et  pensive. 
Jusqu'à  ce  haut  degré  de  stofqûe  Gerté 
Où,  naissant  dans  les  bois,  j'ai  tout  d'abord  monté. 
Gémir,  pleurer,  prier,  est  également  Wche. 
Fais  énergiquement  ta  longue  et  lourde  tâche 
Dans  la  voie  où  le  sort  a  voulu  Rappeler, 
Puis  après,  conune  moi,  souffre  et  meurs  sans  parler.  » 


G"  Alfred  de  Vigny. 


Écrit  au  cbâteau  du  W** 


■■ 


L'ESPAGNE. 


LA  PRESSE.  — LES  ÉLECTIONS. 


La  crise  qui  vient  d'agiter  TEspagne  paraît  suspendue.  Le  moment  semble 
venu  de  se  rendre  compte  des  causes  qui  Pont  amenée  et  des  résultats  qu'elle 
a  produits. 

Nous  avons  déjà  raconté,  dans  une  précédente  livraison ,  comment  le  gou^ 
vemement  sorti  de  l'émeute  de  septembre  1840  avait  successivement  trompé 
les  espérances  de  tous  ceux  qui  avaient  contribué  à  son  avènement.  Cette 
universelle  déception  a  bientôt  amené  sa  conséquence  naturelle,  une  coalition 
contre  le  gouvernement;  Cette  coalition  comprenait  les  vainqueurs  et  les 
vaincus  de  septembre,  les  modérés  et  les  exaltés,  c'est-à-dire  toute  l'Espagne 
constitutionnelle.  Le  gouvernement  s'est  trouvé  isolé  an  milieu  de  la  nation, 
et  sans  autre  point  d'appui  que  l'armée.  De  là  sont  sorties  les  complications 
dont  nous  venons  d'être  témoins,  et  qui  se  sont  terminées  provisoirement  par 
la  dissolution  des  cortès  et  la  convocation  des  collèges  électoraux. 

La  coalition  des  partis  a  surtout  éclaté  par  la  presse.  11  importe  donc,  pour 
se  faire  une  idée  exacte  des  choses,  de  savoir  quel  est  l'état  actuel  de  la  presse 
périodique  en  Espagne,  même  sous  le  rapport  matériel,  si  Important  quand 
il  s'agit  de  journaux. 

T^  liberté  de  la  presse  n'existe  complètement  en  Espagne  que  depuis  le 


502  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

ministère  de  M.  Martinez  de  la  Rosa,  en  1834,  c'est-à-dire  depuis  huit  ans 
environ.  Mais  avant  cette  époque  elle  existait  de  fait,  sinon  de  droit,  et  on 
peut  faire  remonter  son  origine  jusqu'à  1832,  c'est-à-dire  au  changement  de 
politique  qui  caractérisa  la  dernière  année  du  règne  de  Ferdinand  VIL  Cest 
encore  une  des  libertés  dont  l'Espagne  est  redevable  à  l'intervention  de  la 
reine  Christine;  lorsque  la  jeune  épouse  du  roi  mourant  commença  à  prendre 
la  direction  des  affaires,  l'émancipation  de  la  presse  fut,  en  même  temps  que 
l'amnistie,  le  signal  de  la  régénération  nationale.  Depuis  lors,  la  presse  po- 
litique s'est  fortifiée,  et  a  pris  une  véritable  importance  aii  milieu  des  troubles 
qui  tourmentaient  le  pays.  Dans  cette  Espagne  où  personne  ne  lisait  il  y  a 
dix  ans,  on  compte  aujourd'hui  un  grand  nombre  de  journaux ,  dont  la  plu- 
part sont  lus,  recherchés,  et  jouissent  d'un  certain  crédit. 

Cette  révolution,  car  c'en  est  une,  est  peut-être  le  fait  qui  montre  le  plus 
combien  la  vieille  Espagne  se  modiûe  sous  l'empire  des  nouvelles  lois  et  des 
nouvelles  habitudes.  Le  goût  de  la. lecture  s'est  propagé  rapidement.  Tel 
journal  espagnol  se  débite  aujourd'hui  à  quatre  et  cinq  mille  exemplaires;  et 
puisqu'on  l'achète,  c'est  qu'on  le  lit.  Les  Espagnols  de  nos  jours  n'ont  pas 
assez  d'argent  pour  le  jeter  par  les  fenêtres.  On  peut  évaluer  à  trente  mille 
au  moins  le  nombre  actuel  des  acheteurs  de  journaux  sur  toute  la  surface 
de  l'Espagne,  ce  qui  suppose  bien  cent  cinquante  mille  lecteurs.  En  France, 
ce  double  chiffre  est  environ  six  fois  plus  fort ,  mais  il  faut  remarquer  que 
la  population  de  l'Espagne  est  à  peine  la  moitié  de  la  nôtre,  et  que  le  gou- 
vernement représentatif  n'y  est  fondé  que  depuis  huit  ans,  tandis  qu'il  a  chez 
nous  vingt-sept  ans  de  durée. 

Les  journaux  espagnols  sont  proportionnellement  plus  chers  que  les  nôtres. 
Un  journal  de  grand  format  coûte  à  Madrid  36  fr.  par  an;  un  journal  de  petit 
format  coûte  30  fr.  L'affranchissement  pour  la  province  est  de  2  fr.  parmois, 
ce  qui  porte  l'abonnement  aux  grands  journaux,  pour  la  province,  à  60  fr. 
Or,  l'impôt  du  timbre,  qui  double  les  frais  de  nos  journaux ,  n'existe  pas  en 
Espagne.  En  outre,  les  plus  grands  journaux  espagnols  ne  paraissent  pas  le 
dimanche,  ce  qui  est  une  économie  d'un  septième  sur  les  frais  généraux.  Voilà 
ce  qui  explique  comment  la  presse  périodique  espagnole  a  pu  se  soutenir  et 
même  prospérer.  Les  honoraires  des  rédacteurs  sont  relativement  à  Madrid 
ce  qu'ils  sont  chez  nous.  Les  frais  de  tout  genre,  surtout  les  frais  d'établis- 
sement, ont  été  considérables.  11  a  fallu  faire  venir  presque  tout  le  matériel 
de  l'étranger,  pressés,  caractères,  papier  même;  on  a  d'abord  beaucoup  em- 
prunté à  l'Angleterre  ou  à  la  France,  aujourd'hui  on  se  passe  presque  de  ce 
secours. 
En  ce  moment,  ou  compte  à  Madrid  seulement  treize  journaux  politiques. 
Le  plus  ancien  de  tous ,  celui  qui  était  le  seul  en  1830,  est  le  journal  offi- 
ciel, la  Gazette  de  Madrid;  il  est  insignifiant  comme  tous  les  journaux  ofâ- 
ciels  de  tous  les  pays  du  monde. 
Après  la  Gazette  vient,  dans  l'ordre  de  raucienneté ,  VEco  del  Comercio. 


LA  PRESSE  Et  LES  ÉLECTIONS  ESPAGNOLES.  '&()S 

Ce  journal  a  joué  un  très  grand  rôle,  peut-être  le  premier,  dans  Thistom  de 
la  révolution  espagnole.  Il  a  été  jusqu'à  ces  derniers  temps  l'organe  toa^pais- 
sant  du  parti  progressiste.  Il  a  commencé  à  paraître  un  peu  avant  la  mort  de 
Fwdinand  VII.  Son  principal  rédacteur  a  été  long-temps  M.  Caballero,  qui 
est  devenu  depuis  député,  et  qui  est  un  des  hommes  les  plus  actifs  et  les  plus 
habiles  de  son  parti.  De  1834  à  1840,  VÈco  del  Comercio  a  été  le  centre  où 
Tenaient  aboutir  toutes  les  menées  révolutionnaires.  MM.  Arguelles,  Cala- 
trava,  Mendizabal,  tous  les  chefs  du  mouvement.  Font  aidé  de  tous  leurs 
moyens  et  en  ont  fait  le  principal  instrument  de  leur  influence.  Cest  sa  polé- 
mique hardie  et  violente  qui  a  préparé  les  différens  coups  frappés  par  le  paiti 
exalté,  et  en  particulier  rinsiurection  de  la  Granja  et  la  révolte  de  septembre. 

Après  1840,  il  est  arrivé  à  l'ancien  parti  exalté  ce  qui  arrive  à  tous  les 
partis  vainqueurs.  Il  s'est  dissous.  Une  portion  a  passé  sous  les  drapeatix 
des  ayacuchos  ou  de  la  faction  militaire;  une  autre  s'est  faite  républicaine; 
le  reste  a  constitué  une  espèce  de  tiers-parti  qui  obéit  à  MM.  Olozaga  et 
Cortina,  et  qui ,  comme  tous  les  tiers-partis,  n'est  pas  assez  caractérisé  pour 
jilimenter  un  organe.  11  en  est  résulté  que  VEco  del  Comercio  a  tout  à  coup 
TU  son  public  lui  échapper;  il  s'est  comme  enseveli  dans  son  triomphe.  (Tétait 
la  régence  de  la  reine  Christine  qui  l'avait  fait  vivre.  La  régçnte  exclue,  il  a 
^té  fort  embarrassé  ;  il  a  traîné  encore  quelque  temps  agiès  ce  coup-fourré, 
puis  il  s'est  transformé. 

Ce  grand  événement  est  arrivé  il  y'  a  quelques  mois.  Il  a  passé  inaperçu 
au  milieu  de  beaucoup  d'autres,  mais  il  ne  laisse  pas  que  de  mériter  l'atten- 
tion de  ceux  qui  aiment  à  méditer  sur  les  lois  du  monde  politique.  Un  agent 
de  l'infant  don  Francisco  a  acheté  VEco  del  Comercio,  Le  titre  est  resté , 
mais  l'ancienne  vie  s'en  est  allée.  Aujourd'hui  ce  journal  n^est  guère  plus 
que  l'ombre  de  lui-même ,  et,  sUl  a  toujours  la  même  haine  contre  la  reine 
Chnstine,!il  ne  la  puise  plus  dans  les  emportemens  de  l'esprit  révolutionnaire, 
mais  dans  les  suggestions  intéressées  d'une  camarilla. 

Depuis  la  décadence  de  l'^co  del  Com£rcio,  le  premier  rang  dans  la 
presse  de  Madrid  appartient  au  journal  des  modérés ,  qui  s'appelait  naguère 
le  Correo  nacional  (  Courrier  national  ) ,  et  qui  s'appelle  aujourd'hui  VHe- 
raldo  (le  Héraut).  Du  temps  où  les  modérés  occupaient  le- pouvoir,  plusieurs 
journaux  ont  essayé  de  se  fonder  pour  les  représenter;  on  a  vu  d'abord  1'^^- 
pagnol^  qui  a  été  long-temps ,  par  son  caractère  et  son  format ,  un  des  plus 
beaux  journaux  de  l'Europe,  puis  la  Ley  (la  Loi) ,  el  Porvenir  (l'Avenir) ,  el 
Piloto  (le Pilote),  etc.  Toutes  ces  feuilles  se  sont  successivement  fondues 
^ans  une  seule,  le  Correo  nacional,  qui  eet  devenu  Torgane  généralement 
accepté  du  parti. 

C'est  surtout  après  l'exclusion  de  la  reine  Christine  que  la  presse  modérée 
H  montré  de  la  vigueur  et  de  l'éclat.  Les  Espagnols  ne  sont  arrivés  qu'alors 
à  cette  période  de  la  vie  politique  des  nations  libres  où  les  opinions  gouver- 
nementales peuvent  être  soutenues  avec  la  même  verve  que  les  idées  subver- 


504'  HE  VUE  DES  DEUX  MONDES. 

sives.  Jusqu'à  1840,  le  mouvement,  l'impulsion,  la  nouveauté,  Vesprit  d'op- 
position ,  tout  ce  qui  fait  le  succès  des  journaux  en  général  a  été  du  côté 
des  révolutionnaires.  Depuis  Tavénement  de  la  nouvelle  régence,  les  rôles  ont 
changé.  IVIaîtres  du  pouvoir,  les  exaltés  ont  voulu  se  modérer,  se  ménager,  ils 
se  sont  embarrassés  dans  les  restrictions  et  les  tempéramens;  leur  journal 
s'est  décoloré.  Les  modérés,  au  contraire,  ont  eu  de  leur  côté  la  passion,  la 
colère ,  l'ardeur  de  l'attaque,  le  courage ,  la  menace ,  la  liberté  :  leur  journal 
a  grandi. 

Depuis  quelque  temps,  VHeraldo  est  soutenu  par  un  nouveau  journal  de  la 
même  couleur  et  qui  s'appelle  modestement  le  Soleil  (  elSol),  Ces  deux  jour- 
naux sont  les  mieux  faits  de  Madrid  sous  tous  les  rapports.  Leur  format  est 
celui  du  Journal  des  Débats  :  ils  sont  mieux  imprimés  que  les  autres;  leur 
papier  est  meilleur,  leurs  caractères  sont  plus  neufs.  Leurs  rédacteurs  ont 
un  véritable  talent  pour  la  polémique,  et  ils  montrent  en  outre  un  courage 
extraordinaire.  Peut-être  peut-on  leur  reprocher,  comme  aux  Espagnols  en 
général,  un  peu  trop  d'emphase  dans  les  formes  et  de  vague  dans  les  idées; 
les  qualités  solides  de  l'écrivain  politique ,  celles  qui  tiennent  à  la  connais- 
sance des  affaires,  aux  fortes  études  de  droit  public  et  d'économie  politique; 
manquent  encore  à  la  plupart  des  journalistes  espagnols,  et  ce  n'est  pas  éton- 
nant :  ces  qualités  sont  celles  qui  viennent  les  dernières  et  après  une  longue 
pratique  de  la  discussion;  mais  pour  tout  ce  qui  est  abondance,  énergie,  vivat- 
cité,  ressources  d'esprit,  inspiration  passionnée,  ironie  mordante,  enfin  pour 
tout  ce  qui  constitue  la  polémique  proprement  dite,  VHeraldo  et  le  Sol  sont 
égaux,  sinon  supérieurs,  à  leurs  aînés  de  France  et  d'Angleterre. 

Ce  qu'on  appelle  la  littérature  n'est  pas  négligé  dans  ces  journaux.  Le  sys- 
tème des  romans-feuilletons  y  est  fort  en  usage.  L'Espagne  a  suivi  de  près  la 
France  dans  cette  voie.  Du  reste,  c'est  presque  toujours  la  littérature  française 
qui  alimente  cette  portion  des  journaux  espagnols.  En  ce  moment,  YlJeraldo 
et  le5o/  donnent  tous  les  deux  à  leurs  lecteurs  des  romans-feuilletons  traduits 
du  français.  Nous  aimons  mieux,  nous  l'avouons,  les  articles  sur  les  théâtres, 
les  courses  aux  taureaux,  etc.,  qui  paraissent  quelquefois  dans  l'un  et  dans 
l'autre,  et  qui  ont  pour  nous  beaucoup  pluç  de  saveur  nationale.  En  général , 
s'il  est  à  la  fois  un  éloge  et  un  reproche  à  faire  à  VHeraldo  et  au  Sol ,  c'est 
qu'ils  ressemblent  beaucoup  à  des  journaux  français  ou  anglais;  le  plus  sou- 
vent c'est  un  bien,  quelquefois  c'est  un  inconvénient. 

Après  ces  organes  des  deux  grands  partis  qui  divisent  l'Espagne,  vient  une 
espèce  de  journaux  particulière  au  pays  :  ce  sont  ceux  qui  n'appartiennent  en 
propre  à  aucun  parti ,  et  qui  sont  également  critiques  envers  l'un  et  l'autre. 
Tels  sont  le  Corresponsal  (le  Correspondant),  et  le  Castellano  (le  Cas- 
tillan). Aujourd'hui,  c^s  deux  journaux  se  rapprochent  beaucoup  du  parti 
modéré ,  mais  ils  ont  toujours  fait  et  ils  font  encore  bande  à  part.  Celui  des 
deux  qui  a  le  plus  de  succès  est  le  Castellano;  son  titre  est  le  plus  national 
de  tous ,  et  sa  rédaction  est  comme  son  titre.  C'est  un  petit  journal  dégagé, 


LA  PRESSE  ET  LES  ÉLECTIONS  ESPAGNOLES.  505 

parfaitement  indépendant,  ne  représentant  que  les  idées  et  les  jugemens  de 
son  unique  rédacteur  ;  attaquant  tantôt  la  reine  Christine ,  tantôt  le  régent 
Ëspartero,  blâmant  tour  à  tour  exaltés  et  modérés,  alliance  française  et 
alliance  anglaise,  plein  de  ce  genre  de  bon  sens  qui  caractérise  Fancien  esprit 
espagnol  et  qui  s'embarrasse  peu  des  théories;  à  la  fois  avancé  à  Fégard  des 
autres  en  ce  qu'il  ne  se  jette  pas  dans  le  vague  des  idées  et  dans  Teniportement 
des  passions,  et  arriéré  en  ce  qu'il  ne  sent  pas  le  besoin  d'une  doctrine  et  la 
nécessité  d'un  mot  de  ralliement;  s'adressant  enûn  à  cette  masse  immense  du 
public  qui ,  en  Espagne  plus  encore  qu'ailleurs ,  reste  étrangère  à  la  lutte  qui 
se  passe  devant  elle,  et  donne  successivement  tort  agx  deux  partis. 

Le  Casfellano  est  le  journal  de  Madrid  qui  se  vend  le  plus.  Il  a  peu  d'abon- 
nés, mais  il  est  crié  et  colporté  dans  la  rue  comme  les  journaux  anglais. 
De  petits  cabinets  de  lecture  mobiles  s'établissent  en  plein  vent ,  près  de  la 
Puerta  delSol  et  dans  les  autres  quartiers  les  plus  fréquentés  de  Madrid.  Les 
journaux  y  sont  dans  des  paniers  que  tient  la  plupart  du  temps  un  aveugle.. 
Le  passant  s'arrête ,  embossé  dans  son  manteau ,  lit  son  journal  pour  quel- 
ques maravédis,  et  continue  son  chemin.  C'est  surtout  le  Castellano  qui  a 
les  honneurs  de  ces  exhibitions  foraines.  Quand  les  autres  journaux  de  Ma- 
drid perdaient  de  l'argent,  il  en  a  gagné.  Ses  frais  sont  très  peu  considé- 
rables: Il  n'a  ni  la  belle  exécution  ni  la  rédaction  soignée  de  VHeraldo  et  du 
Sol;  mais  il  est  plus  approprié  qu'eux  aux  idées  et  aux  habitudes  de  la  nation, 
telles  qu'elles  sont  encore  du  moins 

Le  Corresponsal  est  moins  individuel  y  moins  essentiellement  espagnol 
que  le  Castellano;  il  se  rapproche  davantage  du  type  européen  des  grands 
journaux  politiques.  Il  a  pris  pour  spécialité  principale  les  questions  maté- 
rielles; c'est  l'organe  des  intérêts  catalans  à  Madrid. 

Le  parti  républicain  est  représenté  dans  la  presse  de  la  capitale  par  un  seul 
journal,  le  Peninsular  (le  Péninsulaire);  ce  nom  de  Péninsulaire  lui  vient 
de  l'ancienne  prétention  du  parti  ultra-progressiste  de  réunir  toute  la  Pé- 
ninsule, Espagne  et  Portugal,  dans  une  seule  république,  fédérative  ou  non. 
Le  Peninsular  n'a  ni  beaucoup  de  crédit,  ni  beaucoup  d'audace.  Il  est  contenu 
par  le  peu  de  faveur  que  rencontrent  à  Madrid  les  idées  qu'il  représente.  Ce 
serait  une  curieuse  histoire  que  celle  des  tribulations  de  la  presse  républi- 
caine en  Espagne  depuis  l'avènement  du  gouvernement  qu'elle  a  contribué  à 
fonder.  Le  fameux  journal  l'Ouragan  (  el  Huraùan  ) ,  qui  était  bien  autrement 
vif  que  ne  l'est  aujourd'hui  le  Peninsular,  a  été  contraint,  à  force  de  pro(îè8, 
de  suspendre  ses  publications.  Il  avait  fmaginé,  pour  échapper  aux  persécu- 
tions de  l'autorité,  d«3  paraître  sans  titre,  mais  cette  ingénieuse  innovation 
ne  pouvait  avoir  qu'un  succès  passager.  Un  journal  sans  titre ,  c'est  un  corps 
sans  tête.  Le  Peninsular  a  eu  quelque  temps  recours,  lui  aussi,  au  même 
expédient;  mais  il  l'a  perfectionné.  Il  a  transcrit,  en  tête  de  sa  feuille,  pour 
remplacer  le  titre  absent,  l'article  de  la  constitution  qui  établit  la  liberté  de 
^a  presse,  en  ayant  soin  de  mettre  en  capitales  les  lettres  qui  se  rencontraient 


506  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  le  texte,  dans  Tordre  nécessaire  pour  former  son  nom.  Comprenez- 
Tous  ?  C'est  une  nouvelle  forme  de  journal,  le  journal-énigme  ou  le  journal- 
acrostiche. 

Après  ces  journaux,  qu'on  appelle  indépendans ,  viennent  les  journaux 
ministériels,  qui  sont  au  nombre  de  trois  :  Viberia  (l'Ibérie),  le  Patriota  (le 
Patriote),  et  VEspectador  (le  Spectateur).  L'un  de  ces  trois  journaux,  /*£«- 
pectador,  représente  le  parti  progressiste  rallié,  et  particulièrement  les  an- 
ciens ministres  Gonzalès  et  Infante;  les  deux  autres  sont  purement  et  sim- 
plement ministériels,  et  appartiennent  tout  entiers  au  cabinet  actuel.  Les  uns 
et  les  autres  sont  sans  influence  et  presque  sans  lecteurs. 

Enfin  viennent  deux  journaux  qui  sont  pour  Madrid  ce  que  le  Charivari 
est  pour  Paris.  La  Postdata  (le  Post-scriptum)estle  Charivari  du  parti  mo- 
déré, et  la  Guindilla  (espèce  de  piment  extrêmement  fort),  le  Charitari  du 
parti  exalté.  La  Postdata  publie  des  caricatures  qui  sont,  le  plus  souvent, 
très  plaisantes  et  très  malignes.  Le  général-secrétaire  Linage  avec  une  plume 
gigantesque  en  guise  d'épée,  et  le  général-ministre  Rodil,  également  armé 
du  compas  qui  lui  servait  à  tracer  ses  fameuses  parallèles  contre  Gomez,  en 
font  les  principaux  frais.  Le  régent  lui-même  y  comparaît  souvent  -ayec  une 
face  blême,  allongée,  et  dans  des  accoutremens  plus  ou  moins  ridicules, 
le  tout  accompagné  du  cortège  obligé  de  calembours ,  de  chansons,  d'épi- 
grammes,  enfin  de  tout  un  attirail  satirique  assaisonné  du  plus  gros  sel.  Les 
Espagnols  sont  naturellement  moqueurs;  leur  ancienne  littérature  est  pleine 
de  bouffonneries.  Aussi  s'en  donnent-ils  à  cœur  joie  depuis  quHls  sont  libres, 
et,  sous  le  rapport  de  la  caricature,  ils  n*ont  plus  rien  à  désirer. 

Voilà  pour  Madrid  seulement,  et  nous  ne  parlons  pas  des  revues,  Remte 
de  Madrid  y  Revue  d'Espagne,  qui  paraissent  tous  les  quinze  jours,  dans 
le  genre  des  revues  françaises,  ni  de  plusieurs  autres  publications  comme 
les  journaux  militaires  ou  religieux,  qui  n'ont  qu'un  rapport  indirect  avec  la 
politique.  Dans  les  provinces,  le  nombre  des  journaux  n'est  pas  moins  con- 
sidérable; il  n'y  a  pas  de  ville  un  peu  importante  qui  n'ait  ses  organes. 
Dans  toute  la  Catalogne,  les  feuilles  de  Barcelone  sont  lues  à  l'exclusion  de 
celles  de  Madrid,  et  il  y  a  tel  journal  de  Barcelone  qui  a  autant  de  lecteurs 
qu'aucun  de  ses  confrères  de  la  capitale.  A  Sarragosse,  à  Valence,  à  Séville,  à 
Malaga ,  à  Cadix ,  à  Bilbao,  les  feuilles  locales  sont  également  préférées  à 
toute  autre.  On  sait  quel  a  été  de  tout  temps  l'esprit  d'indépendance  de 
chacun  des  royaumes  dont  la  réunion  a  formé  la  monarchie  espagnole;  cette 
rivalité  de  province  à  province  se  retrouve  sous  toutes  les  formes;  elle  éclate 
dans  la  presse  périodique  comme  ailleurs.  Autant  d'anciennes  capitales, 
autant  de  centres  de  publicité ,  et  toute  cette  foule  de  journaux  trouve  à 
vivre  tout  aussi  bien ,  mieux  quelquefois  que  la  plupart  de  nos  journaux  de 
province. 

Tel  est  aujourd'hui  l'état  de  la  presse  politique  en  Espagne;  il  était  le 
même  il  y  a  trois  mois  quand  la  coalition  s'est  formée.  A  cette  époque,  le 


LA  PRESSE  ET  LES  ÉLECTIONS  ESPAGNOLES.       507 

le  bruit  s*était  répandu  que  le  régent  voulait  s'emparer  du  pouvoir  absolu^ 
congédier  les  cortès,  supprimer  la  liberté  de  la  presse,  et  prolonger  la  mino* 
rite  de  la  reine;  les  rédacteurs  de  tous  les  journaux  non  ministériels  de  Ma* 
drid  se  réunirent  et  convinrent  d'un  programme  commun.  Un  manifeste 
identique  fut  publié  à  la  tête  de  chacune  des  feuilles  coalisées;  il  était  signé 
de  VEco  del  Comercio,  \Heraldo,  le  Sol,  le  Corresponsal ,  le  Castellano, 
le  Peninsular,  la  Postdata,  la  Guindilla,  de  deux  journaux  qui  n'existent 
plus,  le  Trône  et  Y  Espagnol  Indépendant,  des  deux  revues  politiques  et  d'un 
journal  religieux,  le  Catholiqtêe.  Il  y  était  dit  que  la  coalition  résisterait  par 
tous  les  moyens  à  tout  acte  arbitraire  et  inconstitutionnel ,  et  que  la  presse 
indépendante  remplirait  son  devoir,  sans  distinction  de  couleurs,  qui  était 
de  veiller  à  la  défense  des  libertés  du  pays,  et  en  particulier  de  la  plus  vitale 
de  toutes,  la  liberté  de  la  presse. 

Dès  que  cette  déclaration  fut  connue  des  feuilles  publiques  des  départe- 
mens,  elles  s'empressèrent  d'y  adhérer. 

Depuis  lors  tous  les  journaux  ont  tenu  leur  parole;  ils  ont  fait  une  rude 
guerre  aux  projets  du  gouvernement  ou  à  ses  actes,  aussi  bien  YHeraldo  que 
le  Peninsular,  le  Castellano  que  ÏEco  del  Comercio,  le  Corresponsal  que 
le  Sol.  De  son  côté,  le  pouvoir  a  fait  ce  qu'il  a  pu  pour  briser  ce  faisceau  d'op- 
position. Le  fiscal,  ou  procureur  du  roi,  a  fait  procès  sur  procès  aux  jour- 
naux de  tous  les  partis;  mais  le  jury,  qui  est  aux  termes  de  la  constitution  le 
seul  juge  des  délits  de  la  presse,  a  acquitté  systématiquement  tout  le  monde. 
On  ne  peut  se  faire  une  idée  de  la  portée  de  ces  acquittemens  qu^en  lisant 
ce  qui  s'imprime  à  Madrid;  c'est  véritablement  incroyable.  Jamais  la  presse 
française,  dans  les  temps  de  violence  qui  suivirent  la  révolution  de  1830^ 
n'a  poussé  aussi  loin  l'invective.  Le  chef  de  Tétat  est  personnellement  en 
cause  tous  les  jours,  il  n'y  a  pas  d'épithète  outrageuse  qu'on  ne  lui  adresse; 
les  mots  de  traître  et  d'assassin  reviennent  à  tout  moment.  Dix  fois  on  a 
dit  et  on  a  cru  qu'Espartero  allait  monter  à  cheval  et  balayer  cette  foule 
d'insulteurs  publics  qui  troublent  la  paix  de  son  triomphe;  mais,  soit  qu'il  ne 
l'ait  pas  osé,  soit  pour  toute  autre  cause,  il  ne  l'a  pas  encore  fait. 

Ceci  se  passait  à  la  fin  d'octobre  et  au  commencement  de  novembre.  Peu 
après ,  le  moment  fixé  pour  la  réunioix  des  cortès  est  arrivé.  On  se  rappelle 
comment  le  régent  s'était  débarrassé  au  mois  de  juillet,  la  canicule  aidant,, 
de  l'opposition  parlementaire.  L'année  étant  près  de  finir  et  le  budget  n'étant 
voté  que  jusqu'au  l"""  janvier  1843,  il  a  bien  {aUu  convoquer  les  chambres 
pour  leur  demander  de  nouveaux  subâdes.  Malgré  tous  les  moyens  d'inti» 
midation  et  de  corruption,  la  même  opposition  s'est  reproduite  dès  Fouver- 
ture,  accrue  encore  par  quelques  mois  d'un  silence  forcé,  et  encouragée  par 
le  nouvel  appui  qu'elle.trouvait  dans  la  coalition  des  journaux.  M.  Olozaga  a 
été  réélu  président  à  une  forte  majorité,  et,  ce  qui  est  plus  significatif  encore, 
M.  Cortina  a  été  nommé  vice-président.  Le  gouvernement  ne  savait  plus 
comment  s'y  prendre  pour  éluder  encore  une  fois  les  injonctions  de  l'opinion, 
de  la  presse  et  des  chambres,  quand  un  évèneinttnt  fortuit  est  venu  lui  ofirir* 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  diversion  dont  il  s'est  empressé  de  proCter.  Cet  événement  malheureux 
sous  tous  les  rapports,  mais  qui  n'a  pas  eu  toutes  les  conséquences  qu'on  en 
espérait,  c'est  le  soulèvement  de  Barcelone. 

Nous  ne  reviendrons  pas  sur  les  détails,  maintenant  bien  connus,  de  cette 
douloureuse  histoire.  Nous  nous  bornerons  à  rappeler  les  faits  principaux. 

Depuis  long-temps ,  les  exactions  du  capitaine-général  Van  Ilalen ,  les 
cruautés  du  général  Zurbano ,  et  surtout  le  bruit  d'un  prochain  traité  de 
commerce  entre  l'Espagne  et  l'Angleterre,  qui  ruinerait  les  fabriques  de  la 
Catalogne,  entretenaient  à  Barcelone  une  vive  irritation.  Le  ressentiment 
populaire,  si  facile  à  soulever  dans  cette  ville  industrieuse  et  de  tout  temps 
turbulente,  était  encore  excité  par  les  publications  furibondes  d'un  journal , 
le  Republicano.  Une  échauffourée  entre  des  ouvriers  qui  voulaient  faire  en- 
trer du  vin  sans  payer  de  droits  et  les  soldats  qui  gardaient  la  porte  de  ville 
amena  la  première  collision.  L'arrestation  du  rédacteur  du  Republicano 
acheva  de  monter  les  têtes.  Il  y  a  à  Barcelone  plusieurs  milliers  d'ouvriers  que 
le  baron  de  Meer  avait  désarmés  et  qui  avaient  été  réintégrés  dans  la  garde 
nationale  à  la  suite  de  l'émeute  de  1840,  fomentée  par  Espartero  contre  la 
reine-mère.  Ces  ouvriers  prirent  les  armes;  Van  Halen  résista  faiblement,  les 
troupes  évacuèrent  la  ville  après  deux  jours  de  combat.  Restés  mattres  de 
Barcelone  et  assez  étonnés  de  l'être,  les  insurgés  ne  surent  quel  drapeau  ar- 
borer; la  division  ne  tarda  pas  à  se  mettre  parmi  eux ,  et  bientôt  il  devint 
évident  qu'ils  étaient  liors  d'état  de  résister  à  une  attaque. 

Quant  au  gouvernement ,  il  reçut  avec  joie  la  première  nouvelle  du  mou- 
vement. Il  y  vit  une  occasion  de  frapper  de  terreur  tous  ses  ennemis  à  la 
fois  et  d'échapper  à  la  discussion  à  la  faveur  du  péril.  Le  régent  se  hâta 
de  proroger  les  chambres  et  de  partir  lui-même  pour  se  mettre  à  la  tête  de 
la  répression.  Un  grand  appareil  militaire  fut  déployé.  Des  troupes  reçurent 
l'ordre  de  marcher  de  toutes  parts  sur  Barcelone.  Le  ministre  anglais  offrit 
son  concours,  qui  fut  accepté;  des  vaisseaux  de  la  marine  royale  britan- 
nique reçurent  à  Gibraltar  l'ordre  de  se  rendre  devant  la  ville  rebelle.  Des 
paroles  d'une  violence  calculée  furent  prononcées  par  le  régent ,  soit  avant 
:  son  départ  de  Madrid,  soit  pendant  son  voyage,  pour  effrayer  tous  les  mutins 
par  la  menace  d'un  châtiment  exemplaire.  C'est  en  vain  que  les  citoyens  les 
plus  notables  de  Barcelone,  et  parmi  eux  l'évêque  du  diocèse,  intercédèrent 
pour  épargner  à  la  ville  la  vengeance  d'Espartero.  Barcelone,  à  demi  sou- 
HÛse,  fut  bombardée  sans  pitié;  l'armée  reprit  possession  de  la  citadelle  au 
^milieu  de  l'incendie.  Au  défaut  des  chefs  qui  étaient  en  fuite,  des  malheu- 
reux obscurs  furent  fusillés  sans  jugement  régulier;  une  contribution  extraor- 
dinaire de  guerre  fut  frappée  comme  en  pays  ennemi;  le  désarmement  gé- 
néral de  la  Catalogne  fut  effectué  par  la  force.  En  ce. moment,  c«s  mesures 
sauvages  s'exécutent  encore. 

L'Espagne  peut  bien  exister  sans  la  Catalogne  {bien  puede  existir  Es- 
pana  sin  Cataluna),  criait,  dit-on,  Zurbano  le  jour  de  la  révolte,  quand  il 
epgageait  ses  soldats  à  charger  dans  la  ville,  en  leur  promettant  le  pillage  de 


LA  PRESSE  ET  LES  ÉLECTIONS  ESPAGNOLES.  509 

la  riche  rue  des  Orfèvres.  11  semble  que  ce  cri  farouche  soit  la  devise  que 
le  gouvernement  espagnol  ait  adoptée  à  Tégard  de  cette  belle  et  triste  pro- 
vince. On  aurait  réellement  pris  à  tâche  de  ruiner  la  Catalogne,  de  la  dépeu- 
pler, de  Teffacer  en  quelque  sorte  de  la  carte  de  TEspagne,  qu'on  ne  s'y  pren- 
drait pas  autrement. 

Toutes  ces  barbaries  sont  d'autant  plus  coupables,  qu'elles  sont  inutiles. 
Le  bombardement  de  Barcelone  n'a  pas  atteint  son  but.  La  terreur  a  régné 
sans  doute  quelque  temps  dans  la  ville  déserte  et  dévastée,  mais  là  même 
elle  n'a  pas  duré,  et  il  ne  paraît  pas  que  le  reste  de  l'Espagne  ait  eu  peur  un 
seul  moment.  Ce  n'est  pas  seulement  la  crainte  qu'inspire  l'invincible  duc 
qui  a  empêché  l'insurrection  de  se  propager;  c'est  l'absence  de  drapeau.  Pour- 
quoi s'insurgerait-on  maintenant  en  Espagne  ?  Pour  la  république  ?  personne 
n'en  veut  ;  pour  la  reine  Christine  ?  son  retour  est  impossible;  pour  don 
Carlos.^  il  est  abandonné  de  tous;  pour  la  reine  Isabelle  ?  elle  n'est  pas  ma- 
jeure; pour  l'infant  don  François  ?  on  redoute  avec  raison  l'ambition  de  l'in- 
fante sa  femme.  Le  mouvement  de  Barcelone  n'était  qu'un  accident,  une 
émotion  sans  but.  L*attitude  des  vainqueurs  l'a  bien  prouvé  le  lendemain 
même  de  leur  victoire.  A  Valence,  il  y  a  eu  aussi  un  soulèvement  dans  le 
premier  moment,  mais,  après  quelques  heures,  l'ordre  s'est  rétabli  de  lui- 
même.  L'insurrection  victorieuse  n'avait  que  faire  de  son  succès. 

Voila  ce  qui  a  mis  fin  à  la  révolte  de  Barcelone  et  prévenu  des  révoltes 
nouvelles  autant  au  moins  que  les  bombes  du  fort  Montjuich  et  les  bandos 
sanguinaires  des  généraux  vainqueurs.  Même  sous  les  bombes,  les  corps 
francs  auraient  résisté  s'ils  avaient  eu  une  cause  à  défendre.  Espartero  a  pu 
voir  par  lui-même  qu'il  n'intimidait  qu'à  demi;  autour  de  son  quartier-général 
de  Sarria,  la  Catalogne  entière  s'est  soulevée  au  bruit  de  l'exécution  de  Bar- 
celone; il  a  pu  entendre  le  tocsin  sonqer  partout  à  somaten,  comme  dans 
les  temps  les  plus  agités  des  levées  en  massé  catalanes.  Tant  qu'il  est  resté 
dans  le  pays,  il  n'a  pas  cessé  un  seul  instant  de  prendre  pour  sa  sûreté  des 
précautions  extraordinaires,  ne  sortant  presque  jamais  de  chez  lui  et  vivant 
lui-même  comme  un  assiégé  au  milieu  de  son  armée.  Un  député  aux  cortès, 
le  colonel  Prim,  s'est  échappé  de  Madrid  malgré  le  capitaine-général,  qui  le 
menaçait  de  le  faire  fusiller,  s'il  sortait  de  la  ville  sans  passeport,  et  est  accouru 
se  mettre  à  la  tête  des  insurgés  qui  marchaient  au  secours  de  leur  capitale. 
La  seule  nouvelle  de  la  soumission  de  Barcelone  a  pu  faire  rentrer  dans  leurs 
foyers  ces  milices  populaires,  et  quand  l'occupation  a  été  consommée,  le  ré- 
gent n'a  pas  cru  devoir  entrer  dans  la  ville  vaincue,  mais  encore  ennemie;  il 
a  fait  le  tour  de  ses  murs  pour  se  rendre  à  Valence,  comme  s'il  eût  reculé  de- 
vant la  sombre  expression  des  visages  et  les  sourds  murmures  de  vengeance. 

Aujourd'hui  encore,  le  capitaine-général  Seoane,  malgré  l'inflexibilité  bien 
connue  de  son  caractère,  est  obligé  de  céder  devant  l'obstination  plus  in- 
flexible encore  des  Catalans.  Tous  les  moyens  sont  mis  en  œuvre  pour  la  ire 
rentrer  la  contribution  de  guerre  qui  a  été  décrétée  au  mépris  du  texte  formel 
TOME  T.  33 


5dO  BSVUB  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  constitution;  au  milieu  de  leurs  maisons  ruinées,  sous  le  feu  toujours 
prêt  de.la  citadelle  et  du  fort  Montjuich,  les  Barcelonais  n'ont  pas  encore  payé. 
Les  élections  municipales  ont  eu  lieu  le  lendemain  du  bombardement;  elles 
ont  donné,  malgré  Tabsence  de  la  moitié  la  plus  compromise  de  la  population, 
une  municipalité  tellement  hostile,  qu'il  a  fallu  la  casser.  L'autorité  mili- 
taire avait  fait  arrêter  un  des  habitans  les  plus  notables  de  la  ville  par  ce  seul 
motif  que  les  suffrages  des  électeurs  se  portaient  sur  lui;  après  l'avoir  coudait 
enebaîné  à^la  citadelle,  on  l'a  relâché.  Les  journaux  de  Barcelone,  un  moment 
contenus,  reprennent  peu  à  peu  leur  assurance,  et  il  en  est  un,  le  ConstUur 
douai,  autrefois  défenseur  enthousiaste  du  régent,  qui  ne  cadie  plus  l'amer- 
tume de  sa  déception.  Enfin,  on  parle  d'une  nouvelle  feuille  qui  serait  sur  le 
point  de  paraître  et  qui  s'appellerait  La  Bombe.  Les  Catalans  ont  ramassé  dans 
leurs  rues  en  feu  un  des  projectiles' destructeurs  et  veulent  le  lancer  à  la  tète 
de  ceux  qui  le  leur  ont  envoyé  :  échange  terrible  de  la  part  d'un  peuple  ! 

A  Madrid ,  l'attitude  publique  a  été  plus  significative  encore  s'il  est  pos- 
siMe.  11  n'y  a  pas  eu  de  révolte,  car  encore  un.  coup,  dans  l'état  actuel  de  l'Es* 
pagne,  une  révolte  n'aurait  pas  de  but;  mais,  le  soulèvement  excepté,  aucun 
témoignage  de  répulsion  n'a  été  épargné  au  gouvernement.  Quand  le  régent 
est  parti  pour  Barcelone,  les  eortès  l'ont  solennellem^t  invité^  par  un  vote 
formel,  à  ne  rien  faire  qui  portât  atteinte  à  la  constitution  de  l'état.  Espar* 
tero  s'est  vivement  irrité  de  cette  marque  de  défiance;  il  a  répondu  qu'il  n'a- 
vait donné  à  personne  le  droit  de  le  soupçonner  d'un  manque  de  foi.  Quel- 
ques jours  après  cependant,  Barcelone  était  mis,  non  pas  en  état  de  siége^  le 
mot  n'a  pas  été  prononcé,  mais  dans  un  état  exceptionnel,  c'est  le  terme  du 
décret.  Les  arrestations  en  masse,  les  condamnations  à  mort  sans  publicité, 
l'imposition  de  la  contribution  de  guerre,  toutes  ces  mesures  illégales  et  in- 
constitutionnelles, n'ont  été  que  des  conséquences  de  cet  état  exceptionneL 
Exceptionnel  est  fort  bon;  et  que  demandaient  donc  les  représentans  daj>ays 
quand  ils  rappelaient  la  constitution  au  soldat  irrité  qui  menaçait  Barcelone, 
si  ce  n'est  que  le  châtiment  infligé  à  la  ville  rebelle  n'eût  rien  qui  fit  excep- 
tion aux  lois  ? 

Aussi  quand  on  a  appris  à  Madrid  comment  le  régent  avait  tenu  sa  pro- 
messe, le  mouvement  d'indignation  a-t-il  été  universel.  Il  était  impossible  de 
se  démentir  plus  vite  et  plus  ouvertement.  On  a  vu  quelle  lettre  vigoureuse  a 
été  adressée  à  Espartero  par  les  députés  catalans  pour  demander  le  renvoi 
immédiat  des  ministres  qui  avaient  conseillé  ces  vidences.  Un  acte  d'accu- 
sation contre  le  ministère  a  été  en  outre  préparé  par  les  mêmes  députés  et 
devait  être  déposé  sur  le  bureau  des  eortès  dès  leur  première  séance.  A  cette 
explosion  dans  les  chambres  a  répondu  une  explosion  encore  plus  retentis- 
sante dans  la  presse.  Espartero,  étonné,  est  revenu  à  Madrid  le  plus  tard 
qu'il  a  pu.  Il  y  a  fait  son  entrée  le  1^"^  janvier,  au  milieu  d'un  silence  ^- 
cial.  Soit  fatigue,  soit  chagrin,  il  s'est  mis  au  lit  en  arrivant,  et  a  eu  une 
violente  attaque  de  son  mal  de  vessie;  puis,  après  quelques  jours  d'hésitations 


LÀ  PRESSE  ET  lES  ÉLSCnOPTS  BSI^AGNOLES.  511 

et  de  souffrance ,  il  a  rendu  le  décret  qui  dissout  les  cortès  et  crni  eti  con- 
voque  de  nouvelles  pour  le  3  avril  prochain.  Il  lui  était  dettpnu  em»re  plus 
impossible  qu'avant  son  départ  d'affronter  le  formidable  orage  qui  Fatten- 
dait  dans  la  chambre  des  députés,  et  la  fatalité  qui  le  pousse  aux  coups  d'état 
était  décidément  la  plus  forte,  qu'il  le  voulût  ou  non. 

Ainsi  l'événement  de  Barcelone  n'a  eu  d'autres  conséquences  sur  la  situa- 
tion générale  que  de  l'accuser  plus  fortement.  Cette  situation  a  reparu ,  après 
eet  épisode,  ce  qu'elle  était  avant,  avec  plus  d'irritation  de  part  et  d'autre. 
Le  gouvernement  n'y  a  trouvé  que  pour  un  moment  la  diversion  qu'il  dési- 
rait ,  et  si  l'insurrection  a  échoué ,  le  bombardement  n'a  pas  mieux  réussi. 
La  question  posée  est  toujours  la  même. 

Depuis  le  décret  de  dissolution ,  le  gouvernement  représentatif  est  sus- 
pendu de  fait  en  Espagne.  La  perception  des  impôts  a  cessé  d^étre  légale  à 
partir  du  l*""  janvier.  L'état  exceptionnet  de  Barcelone  s*est  étendu  sur  toute 
la  péninsule.  Plusieurs  députations  provinciales,  entre  autres  celle  de  Sarra- 
gosse,  ont  déjà  déclaré  que  tout  citoyen  était  en  droit  de  refuser  llmpôt.  Il 
est  vrai  que  le  gouvernement  ne  fera  pas  une  grande  perte  en  perdant  le  peu 
d'argent  qui  lui  arrivait.  Un  peu  plus  ou  un  peu  moins  de  désarroi  dans  ses 
finances  n'est  pas  ce  qui  lui  importe.  L'armée  se  paiera,  au  besoin,  par  ses 
,  propres  mains,  comme  elle  a  déjà  fait  et  particulièrement  en  Catalogne,  où 
un  ordre  du  jour  du  général  Van  Halen  avait  autorisé  les  officiers  à  puiser  de 
force  dans  les  caisses  municipales;  et,  pourvu  que  Parmée  soit  payée  tant 
bien  que  mal ,  le  reste  n'est  rien.  Les  juges,  les  administrateun,  les  employés 
de  toute  sorte,  se  tireront  d'affaire  comme  ils  pourront.  La  justice,  Fadmî- 
nistration,  les  travaux  publics,  à  quoi  bon?  On  n'en  est  pas  à  cela  près  avec  ce 
gouvernement. 

La  grande  affaire  maintenant,  ce  sont  les  Sections,  ttmt  h  monde  s'y 
prépare.  Le  gouvernement  fait  main-basse  sur  totis  les  agens  politiques  dont 
il  ne  se  croit  pas  sûr;  les  destitutions  sont  à  Vordre  du  Jour,  comme  on  di- 
sait pendant  la  révolution  française.  A  l'égard  des  partis ,  la  tactique  qu'il 
suit  est  fort  simple  :  il  cherche  à  diviser  ses  ennemis.  I/opposition  qui  a  rendu 
nécessaire  le  coup  d'état  de  la  dissolution  se  composait  de  deux  coalitions, 
.  une  première  coalition  dans  les  cortès,  une  seconde  dans  la  presse.  La  coa- 
lition des  cortès  ne  comprenait  que  des  progressistes,  les  modérés  s'étant 
volontairement  exclus  de  la  chambre  en  n'allant  pas  aux  dernières  élections; 
ht  coalition  de  la  presse  était  plus  large  et  comprenait  tous  les  partis.  Le 
gouvernement  s'applique  à  réveiller  toutes  les  vieilles  baiœs;  il  veut  remettre 
aux  prises  les  modérés  et  les  exaltés,  et ,  dans  le  sein  des  exaltés  mêmes,  rap-  - 
procher  de  lui  les  moins  irréconciliables  de  ceux  qui  se  sont  détachés.  En 
même  temps,  un  travail  très  actif  s'accomplit  dans  l'intérieur  des  partis  eux- 
mêmes.  Des  alliances  se  brisent,  d'autres  se  forment.  Tantôt  le  principe  dis- 
solvant paraît  l'emporter,  tantôt  l'esprit  de  rapprochement  a  le  dessus.  Il 
semble  qu'on  soit  à  la  veille  d'une  transaction  générale,  comme  il  arrive  sou- 
vent en  pareil  cas, 

33. 


512 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


L'ancien  parti  progressiste  se  partage ,  comme  nous  l'avons  dit ,  en  trois 
fractions  bien  distinctes.  ' 

La  première ,  qui  reconnaît  pour  chefs  MM.  Gonzalès  ^t  Infante ,  amis  et 
confidens  intimes  du  régent,  se  compose  de  ceux  qui  se  sont  partagé  Les  places 
à  la  suite  du  mouvement  de  septembre,  et  qui  ont  porté  Espartero  à  la 
régence  unique;  on  les  a  appelés  pour  ces  deux  causes  les  frères  chaussés 
(calzados)  et  les  unitaires,  La  seconde,  dont  les  chefs  sont  MM.  Olozaga 
et  Cortina ,  est  aussi  composée  d'unitaires ,  chaussés  pour  la  plupart ,  mais 
qui,  tout  en  voulant  investir  de  la  régence  le  duc  de  la  Victoire,  auraient  tenu 
à  servir  en  mém^  temps  le  gouvernement  représentatif;  ceux-là  sont  les  poli- 
tiques du  parti ,  ils  ont  contribué  à  renverser  le  ministère  Gonzalès  et  sont 
les  adversaires  du  ministère  Rpdil ,  mais  ils  ne  veulent  rien  faire  qui  soit 
personnellement  nuisible  à  Espartero.  La  troisième  fraction  est  elle-même 
un  mélange  de  beaucoup  de  nuances  diverses ,  elle  se  compose  des  anciens 
trinitaires  ou  partisans  de  la  régence  triple  qu'on  appelle  aussi  donanistas 
ou  partisans  de  la  constitution  de  1812 ,  de  tous  les  mécontens  que  le  gou- 
vernement militaire  a  faits  depuis  deux  ans,  tels  que  les  déchaussés  {deS" 
calzos\  c'est-à-dire  ceux  qui  n'ont  pas  eu  de  places,  des  Catalans  que  le  traité 
de  commerce  et  le  bombardement  de  Barcelone  ont  aliénés  sans  retour,  des 
rares  partisans  de  l'infant  don  Francisco ,  et  enfin  des  républicains  propre- 
ment dits;  ceux-là  sont  hostiles  au  régent  lui-même. 

La  première  fraction  formait  à  elle  seule  la  minorité  dans  la  chambre  dis- 
soute; la  seconde  et  la  troisième  étaient  réunies  pour  former  la  majorité. 

La  conduite  des  oeux  portions  extrêmes  dans  les  élections  était  d'avance 
toute  tracée;  celle  de  la  portion  intermédiaire  est  plus  difficile.  M.  Olozaga 
est  entre  deux  écueils.  D'un  côté,  il  risque  de  la  confondre  avec  les  aya^:u^ 
chos  purs,  de  l'autre  il  risque  de  tomber  dans  une  opposition  trop  radicale. 
Ce  dernier  danger  est  celui  qui  paraît  l'avoir  le  plus  frappé;  il  n'a  pas  voulu 
se  laisser  conduire  par  ceux  avec  qui  il  marchait  depuis  un  an ,  et  il  a  rompu 
la  coalition  par  sa  retraite.  M.  Cortina ,  quoique  engagé  un  peu  plus  avant 
que  lui  dans  l'opposition ,  Ta  suivi.  Reste  à  savoir  maintenant  ce  que  va 
devenir  ce  tiers-parti  dans  la  mêlée.  Sera-t-il  détruit  dans  le  choc  électoral  ? 
Parviendra-t-il  au  contraire  à  dominer  les  deux  élémens  qu'il  sépare?  M.  Olo- 
zaga a  assez  bien  mené  sa  barque  depuis  l'avènement  du  duc  de  la  Victoire, 
pour  qu'on  doive  attendre  de  lui  beaucoup  de  dextérité  en  présence  des  nou- 
velles difficultés  qu'il  rencontre.  Le  juste-milieu  qu'il  représente  est  peut-être 
ce  qui  concilie  le  plus  d'exigences  diverses  et  également  impérieuses;  mais 
est-il  pos  sible  ?  voilà  la  question. 

Si  l'épreuve  électorale,  est  délicate  pour  les  exaltés  elle  l'est  plus  encore 
pour  l'ancien  parti  modéré.  La  première  question  qu'il  a  dû  se  poser  était 
celle  de  savoir  s'il  irait  aux  élections  de  1843.  Cette  question  a  été  discutée 
dans  une  grande  réunion  qui  a  eu  lieu  à  Madrid.  D'un  côté,  on  a  soutenu 
qu'il  fallait  persister  à  s'abstenir;  que  se  rendre  aux  élections,  ce  serait  recon- 
naître le  gouvernement  du  régent ,  qu'il  y  aurait  à  la  fois  un  égal  danger  à 


LA  PRESSE  ET  LES  ÉLECTIONS  ESPAGNOLES.  513 

échouer  et  à  réus^r;  que ,  si  le  résultat  du  scrutin  n^était  pas  favorable  au 
parti ,  il  perdrait  de  la  force  morale  que  lui  a  donnée  depuis  deux  ans  son 
attitude  expectaute;  que  la  rentrée  des  modérés  dans  la  lice  aurait  probable- 
ment pour  effet  d'ef&ayer  la  grande  masse  des  exaltés  et  de  les  rejeter  dans 
les  bras  d'Espartero;  qu'enfin,  dans  le  cas  où  Ton  aurait  la  majorité,  on  se 
trouverait  dans  le  plus  grand  embarras,  et  qu'on  serait  amené  probablement 
à  appuyer  Espartero.  De  Tautre  côté,  on  répandait  que  rester  plus  long-temps 
en  dehors  des  affaires,  c'était  s'annuler  complètement;  que  Ton  devait,  avant 
tout,  s'attacher  à  sauver  la  monarchie  constitutionnelle,  à  empêcher  l'établis- 
sement de  la  dictature  militaire,  à  prévenir  tout  attentat  sur  la  personne  de 
la  reine;  que  le  parti  avait  tiré  de  sa  retraite  tout  le  bénéfice  qu*il  en  pouvait 
tirer;  que  la  rupture  du  chef  de  l'état  avec  la  plupart  de  ceux  qui  l'avaient 
élevé  était  désormais  complète  et  irrémédiable,  et  que,  dans  tous  les  cas,  il 
valait  mieux  s'exposer  à  maintenir  la  régence  pendant  vingt  mois  que  risquer 
de  tout  perdre  en  abandonnant  tout. 

C'est  cette  dernière  opinion  qui  l'a  emporté.  La  réunion  a  nommé  une 
commission  présidée  par  le  marquis  de  Casa  Irujo,  et  dont  le  personnage 
principal  est  M.  Isturiz,  l'ancien  ministre,  le  plus  courageux  défenseur  qu'ait 
encore  eu  en  Espagne  la  résistance.  Un  manifeste  à  la  nation  a  été  aussitôt 
publié.  Ce  manifeste  invite  les  électeurs  modérés  à  se  rendre  aux  élections 
dans  l'intérêt  de  la  monarchie  et  de  la  liberté.  Il  n'y  est  pas  dit  un  mot  du 
régent.  Pour  calmer  les  inquiétudes  possibles  des  exaltés ,  le  parti  modéré 
déclare  .qu'il  n'aspire  pas  à  la  majorité  dans  les  chambres,  qu'il  ne  veut  que 
porter  secours  à  ceux  qui  défendront  la  constitution  et  la  reine. 

U  nous  semble  que  les  modérés  ont  pris  la  bonne  voie.  Sans  doute,  s'ils 
n'avaient  voulu  que  renverser  Espartero,  il  aurait  mieux  valu,  pour  eux,  s'abs* 
tenir  et  laisser  les  ultra-révolutionnaires  faire  justice  eux-mêmes  de  l'homme 
qui  a  été  long-temps  leur  idole;  mais  quel  que  soit  le  profond  ressentiment 
des  anciens  partisans  de  la  reine  Christine  contre  le  duc  de  la  Victoire,  il  ne 
doit  pas  aller  jusqu'à  compromettre  la  paix  de  l'Espagne  et  l'avenir  de  la  mo- 
narchie. Dans  les  terribles  complications  qui  peuvent  survenir  à  tout  mo- 
ment, il  est  bon  que  quelqu'un  ait  un  droit  légal  pour  rappeler  à  haute  voix 
les  vrais  principes.  L'important  est  d'empêcher  qu'Espartero  ne  mette  la 
reine  de  côté  et  la  constitution  dans  sa  poche;  toute  çiutre  question  n'est  que 
secondaire  devant  celle-là.  Quand  le  parti  modéré  sera  représenté  dans  les 
cortès,  il  verra  ce  qu'il  aura  à  faire.  S'il  peut  sans  danger  satisfaire  son  juste 
courroux,  il  le  fera;  sinon  il  attendra.  La  majorité  de  la  reine  arrive  dans 
moins  de  deux  ans;  pourvu  que  la  minorité  ne  soit  pas  prolongée,  l'heure  de 
la  justice  n'est  pas  loin. 

Aussi  bien,  depuis  quelque  temps,  l'Espagne  tout  entière  semble  aller  au- 
devant  du  parti  modéré.  Dans  les  élections  municipales  qui  viennent  d'avoir 
lieu,  des  modérés  ont;  été  nommés  presque  partout,  et  ce  fait  est  d'autant  plus 
remarquable  que  les  électeurs  modérés  proprement  dits  se  sont  abstenus.  Le 


51%.  HETUB  DES  mnx  nON'DES. 

peuple  est  fatigué  des  prétendus  progressistes,  il  se  tourne  de  lui-même  vers 
les  hommes  sages,  éclairés,  vraiment  libéraux.  Dans  la  presse,  le  même  S3rmp- 
tôme  se  reproduit;  presque  tous  les  journaux  qui  étaient  autrefois  contre  les 
modérés  inclinent  maintenant  de  leur  côté.  tJn  besoin  d'ordre,  de  légalité» 
d'organisation,  se  manifeste  généralement,  comme  il  arrive  d'habitude  après 
les  grandes  convulsions  politiques.  Espartero  lui-même  a  travaillé  pour  les 
modérés;  il  s*est  chargé  de  détruire  ce  qui  restait  des  anciens  germes  révolu- 
tionnaires; fils  de  Tanarchie,  il  tue  Fanarchie.  Les  républicains  de  Barce- 
lone, qui  Font  fait  ce  quMl  est,  se  souviendront  long-temps  de  la  récompense 
qu'ils  en  ont  reçue.  Grande  leçon  pour  les  peuples  qui  apprendront  peut-être 
enfin,  par  cette  nouvelle  expérience ,  ce  qu'on  gagne  à  servir  Fambition  d'un 
soldat. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  ce  retour  de  l^spagne  aux  idées  raison- 
nables s'accomplit  de  lui-même.  Pendant  la  régence  de^  la  reine  Christine, 
on  a  vu  exactement  la  même  réaction  suivre  la  révolution  de  la  Granja.  Quand 
les  exaltés  se  furent  emparés  du  pouvoir  par  un  coup  de  main ,  et  eurent 
proclamé  la  constitution  de  1812,  les  élections ,  faites  en  vertu  de  cette  con- 
stitution même,  donnèrent  une  majorité  modérée.  Il  a  toujours  fallu  em- 
ployer la  force  pour  enlever  aux  modérés  Fascendant  que  leur  donnait  Fopi- 
nion.  Ils  ont  compris  cette  fois  qu'il  fallait  user  avec  ménagement  du  nouveau 
progrès  qui  leur  arrive;  il  faut  les  en  féliciter.  Ils  peuvent  sans  danger  faire 
quelques  concessions  aux  hommes  les  moins  exigeans  du  parti  exalté.  Au 
fond,  rien  ne  les  divise  plus  aujourd'hui  que  les  souvenirs. 

Cette  conduite  vraiment  politique  du  parti  modéré  semble  porter  ses  fruits. 
Le  gros  du  parti  progressiste  vient  de  publier  à  son  tour  son  manifeste  :  c'est 
une  condamnation  fort  nette  du  gouvernement,  une  sorte  d'acte  d'accusadon 
contre  les  ministres.  Ainsi  les  deux  grands  partis  sont  de  nouveau  d'accord. 
n  n'y  a  plus  de  doute  que  sur  la  position  que  prendra  M.  Olozaga.  De  son 
côté,  la  coalition  de  la  presse  est  restée  entière.  Le  gouvernement  a  fait  ie 
grands  efforts  pour  provoquer  une  démonstration  de  la  milice  nationale  de 
Madrid  contre  la  presse;  il  a  échoué.  S'il  veut  frapper  les  journaux,  il  faudra 
qu'il  se  passe  de  prétexte.  Le  journal  religieux  le  Catholique  est  même 
entré  dans  la  lice  et  a  invité  les  électeurs  catholiques  à  voter  contre  ceux  qui 
ont  rompu  les  rapports  de  FEspagne  avec  le  saint-siége.  Le  mouvement  corn-, 
roence  à  se  répandre  dans  les  provinces.  Deux  députations  provinciales,  celles 
de  Sarragosse  et  de  Borgos,  ont  publié  des  circulahres  fort  explicites  dans  le 
sens  des  partis  coalisés.  Si  les  choses  se  maintiennent  comme  elles  sont,  il 
n'est  pas  impossible  que  les  élections  donnent  un  résultat  unanime  d'oppo- 
sition. 

Il  résulte  de  tout  ceci  que  le  gouvernement  représentatif  entre  de  plus  en 
plus  dans  les  moeurs  de  FEspagne.  Les  Espagnols  ont  moins  de  tendance  à 
recourir  à  la  force  pour  faire  triompher  leurs  idées;  ils  sont  las  de  la  guerre 
civile,  et  n*en  veulent  plus.  La  résistance  légale,  la  discussion  libre,  le  vote 


LA  PRESSE  ET  LES  ÉLECTIONS  ESPAGNOLES.       515 

éleetoral ,  commencent  à  leur  paraître  des  moyens  tout  aussi  sûrs,  quoique 
moins  violens.  Ils  s'habituent,  avant  de  prendre  un  parti,  à  en  calculer  les 
conséquences.  Ils  ne  se  lancent  plus  étourdimeht  dans  la  destruction  d'une 
forme  de  gouvernement ,  sans  se  'demander  ce  qa*ih  mettront  à  la  place.  Ils 
comprennent  le  jeu  des  partis ,  ces  transactions ,  ces  concessions  mutuelles , 
ces  réunions  et  ces  séparations  successives,  qui  font  la  vie  des  nations  libres. 
Les  divergences  qui  auraient  été  pour  eux,  dans  è'aiitres  temps,  des  questions 
de  gouvernement  ou  de  dynastie ,  se  rapetissent  pes  à  pee ,  el  sont  d^  bien 
près  de  n'être  plus  que  de  simples  questions  ministérielles.  On  apprend  à 
attendre  y  à  se  ménager,  on  n'est  plus  si  près  de  se  déVorer  au  moindre  dis- 
sentiment. Les  amis  de  l'ordre  apprennent  qu'il  estcondliable  avec  la  liberté, 
et  les  amis  de  la  liberté,  qu'elle  est  concilioble  avec  Tordit.  Il  se  forme  peu  à 
peu  un  grand  parti  monarchique  constitutionnel,  et  mieux  qu'un  grand  parti, 
une  nation. 

Ce  spectacle  est  d'autant  plus  consolant,  -que  les  Espagnols  sont  dignes  de 
la  liberté;  ils  Tont  prouvé  dans  l'occasion  récente.  Nous,  Français,  si  juste- 
ment flers  d'une  plus  longue  pratique  du  gouvernement  libre ,  aurions-nous 
pu  nous  flatter  de  donner  l'exemple  qu'ils  viennent  de  donner?  Supposons 
qu'un  homme,  un  soldat,  investi  parmi  nous  du  prestige  militaire  qui  envi- 
ronne en  Espagne  Ëspartero ,  eût  bombardé  la  seconde  ville  du  royaume  et 
menacé  du  même  sort  quiconque  eût  entrepris  de  lui  résister,  se  serait-il 
trouvé  dans  le  pays  et  assez  d'énergie  pour  vaincre  cet  homme  par  les  armes 
légales ,  et  assez  de  sang-froid  pour  attendre  de  ces  armes  seules  une  juste 
réparation?  Peut-être  est-il  permis  de  dire  que  la  France  se  serait  insurgée  ou 
aurait  cédé;  l'Espagne  n'a  fait  ni  Tun  ni  l'autre,  et  elle  a  bien  fait.  Il  s'est 
trouvé  des  journaux  pour  traduire  le  dictateur  devant  l'opinion  publique,  des 
députés  pour  mettre  en  accusation  les  ministres,  et  signer  de  leur  nom  l'acte 
vengeur;  cependant  Tordre  matériel  n'a  pas  été  troublé,  et  l'Espagne  ne 
s'est  pas  rejetée  dans  la  tempête  des  révolutions.  C'est  là  un  courage  et  une 
patience,  une  intelligence  et  une  fermeté  qui  font  honneur  à  l'esprit  public  de 
nos  voisins.  Il  faut  espérer  que  les  élections  compléteront  Tœuvre,  et  qu'elles 
s'accompliront  librement  et  hardiment  sous  les  baïonnettes.  L'Espagne  n'a 
plus  que  cette  dernière  épreuve  à  subir  pour  conquérir  tout-à-fait  sa  place 
parmi  les  peuples  libres. 

En  même  temps  que  la  liberté  se  fortifie,  la  monarchie,  cette  compagne 
nécessaire  de  la  liberté  chez  les  grands  peuples,  se  consolide  aussi.  Tout  le 
monde  sent  maintenant  que  la  monarchie  sera  le  salut  du  pays.  C'est  un  des 
senti  mens  qui  font  le  plus  d'honneur  à  l'humanité,  que  ce  respect  du  droit 
qui  est  le  fondement  des  monarchies.  Voilà  une  jeune  fille  faible,  désarmée, 
orpheline,  une  enfant  de  douze  ans  qui  n'a  d'autre  force  que  ses  larmes,  et  à 
côté  d'elle  un  victorieux  qui  a  mis  fin  à  la  guerre  de  Navarre,  un  général  en- 
touré de  ses  soldats  obéissans,  un  homme  dont  la  colère  est  terrible.  Eh  bien! 
ce  n'est  pas  à  Ihonnue,  c'est  à  Tenfant  que  s'adressent  tous  les  hommages, 


316  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

et  le  maître  de  FEspagne  est  forcé  lui-même  de  fléchir  le  genou  devant  le 
fragile  objet  qu'il  boiserait  d'un  souffle.  C'est  que  cette  jeune  fille  c'est  la  reine, 
c'est-à-dire  la  monarchie,  l'unité ,  la  transmission,  la  nationalité,  tout  ce  qui 
fait  la  force  des  peuples.  La  puissance  morale,  l'idée,  est  ici  bien  au-dessus  de 
la  puissance  physique ,  de  la  force.  Peu  après  le  soulèvement  de  Barcelone , 
quand  les  insurgés  étaient  maîtres  de  la  viUe  et  les  troupes  campées  autour, 
le  jour  anniversaire  delà  naissance  d'Isabelle  II  arriva.  Ce  jour-là,  le  camp  et 
la  ville,  Ie&  assiégeans  et  les  assiégés,  ont  célébré  une  même  fête,  et  ceux  qui 
s'étaient  battus  la  veille  se  sont  confondus  dans  les  mêmes  sentimens  de  dé- 
vouement et  de  respect. 

Tous  les  partis  comptent  avec  impatience  les  jours  qui  les  séparent  encore 
de  la  majorité  de  la  reine,  époque  ïixée  par  la  Providence,  comme  l'a  si  bien 
dit  M.  Cortina,  pour  la  conciliation  des  Espagnols.  Que  la  reine  atteigne  sa 
majorité,  que  la  constitution  soit  respectée,  et  rien  n'est  perdu.  Il  n'y  a  donc 
qu'un  vceu  à  former  pour  l'Espagne,  et  ce  vœu  n'est  autre  que  le  cri  national 
du  plus  ancien  peuple  constitutionnel  :  Dieu  sauve  la  reine! 


**** 


REVUE  MUSICALE. 


On  aura  beau  flaire,  tant  qu'il  existera  un  genre  bouffe  en  musique,  les 
Italiens  seuls  en  posséderont  le  secret.  Il  y  a  évidemment  dans  cet  éclat  de 
rire  napolitain  quelque  chose  qui  vient  du  soleil,  une  force  exhilarante, 
comme  dirait  Molière,  dont  les  autres  peuples  ne  se  doutent  pas.  Quand  la 
muse  du  Nord  s'égaie,  tous  surprenez  dans  son  sourire  contenu  je  ne  sais 
quels  vagues  souvenirs  de  ses  mélancoliques  habitudes  ;  c'est  toujours  plus 
ou  moins  le  regard  attendri  d'Ophélie  ou  de  Thécla.  Voyez  les  Noces  de 
Figaro  de  Mozart  :  quelle  noble  réserve  et  quel  ton  !  cela  ressemble-t-il  en 
rien  à  l'esprit  entraînant  de  Beaumarchais?  et  n'est-ce  pas  plutôt  en  mu- 
siqpe  le  style  du  Misanthrope,  Et,  pour  chercher  moins  haut,  prenez  V Enlè- 
vement du  Sérail  du  même  maître  et  VAhu-Hassan  de  Weber;  voilà  bien  en 
effet  une  musique  vive,  colorée,  étincelante  de  verve  et  de  génie;  mais  l'élé- 
ment bouffe,  sympathique,  où  le  trou verez-vous?  Mozart  et  Weber  sont  de  trop 
grands  poètes  allemands  pour  rien  comprendre  à  cet  éclat  de  rire  de  Gima- 
rosa,  de  Fioravanti  et  de  tant  d'autres,  jusqu'à  Donizetti,  jusqu'à  Ricci.  J'ap- 
pellerai volontiers  V Enlèvement  du  Sérail  ainsi  qifJ bu-Hassan  de  ravis- 
santes imaginations,  d'heureuses  merveilles  de  fantaisie  et  d'art;  mais,  quant 
au  genre  qu'ils  affectent,  ces  jolis  chefs-d'œuvre  sont  aussi  loin  du  bouffe 
italien  que  le  Songe  (Tune  Nuit  (Tété  ou  la  Tempête  peuvent  l'être  des 
Fourberies  de  Scapin  et  de  Sganarelle.  Le  vrai  comique  est  ce  qu'il  y  a  de 
plus  classique  au  monde.  Le  romantisme  n'atteint  au  rire  qu'à  la  condition 
de  transformer;  le  Falstaff  de  Shakspearese  meut  dans  une  région  tout  aussi 
fantastique,  tout  aussi  ab'straite  que  ce  personnage  à  tête  de  perroquet  du 


518  RSVUfi  DES  DBUX  MONDES. 

célèbre  conte  d'Hoffmann.  Quoi  d*étonnant  dès-lors  que  la  musique  allemande, 
romantique  par  essence,  ne  se  prête  en  aucune  façon  au  genre  bouffe?  Quant 
à  notre  musique  française,  il  est  bien  convenu  qu'elle  a  l'esprit  pour  qualité 
distinctive,  et  que  cette  qualité-là  exclut  trop  souvent  les  autres,  tant  celles 
de  sentiment  que  celles  d'inspiration.  Parlez-moi  des  Italiens  pour  savoir  re- 
muer le  fou  rire;  eux  seuls  possèdent  le  don  du  vrai  bouffe,  eux  seuls  excel- 
lent dans  ce  genre,  privilège  (si  toutefois  c*en  est  un  en  dehors  du  théâtre)  de 
la  nature  méridionale.  Quel  autre  qu'un  Italien  saura  jamais  faire  parler 
un  orchestre  et  réciter  les  voix?  Il  est  frai  qu'une  fois  fenoés  dans  leur  élé* 
ment,  rien  ne  les  arrête ,  et  quMls  ne  sont  pas  gens  à  reculer  devant  les  plus 
incroyables  caricatures.  Mais  qu'importe  le  goût  en  pareille  affaire?  On  con- 
naît ce  virtuose  crotté  qui  s'affuble  d'une  défroque  de  marquis  et  bara- 
gouine dans  les  carrefours  quelque  chanson  vénitienne  qu'il  accompagne 
lui-même  en  raclant  sur  un  affreux  violon,  plus  faux  encore  que  sa  voix  nasil- 
larde; c'est  pourtant  là  le  dernier  rejeton  de  Topera  bouffe  italien ,  rejeton 
avili ,  dégradé ,  mais  qu'on  ne  peut  désavouer ,  et  dont  le  bonhomme 
Géronimo  et  le  seigneur  MagniGco  lui-même,  lorsqu'ils  le  rencontrent  dans 
leurs  promenades  du  soir,  ont  plus  d'une  fois ,  je  suis  sûr,  serré  la  main 
dans  l'ombre  en  y  glissant  quelque  furtive  aumône.  Le  Don  Pasquale  de 
M.  Donizetti  se  rattache,  lui,  par  les  liens  les  plus  purs  et  les  plus  légitimes  à 
cette  homérique  lignée  de  radoteurs  sublimes  que  le  vieux  Lablache  affec- 
tianne  tant.  On  sent  à  chaque  pas  les  plus  aimables  traditions  de  Gmarisa 
dans  cette  musique  ingénieuse,  facile,  charmante,  écrite  avec  une  exqaist 
correction;  et  à  «e  prof  os  'A  -est  vrainaeBt  impossible  de  ne  peint  admirer  le 
tide&t  singulier  que  possède  M.  Donizetti,  de  savoir  s'approprier  aîmi  tous 
les  styles,  toutes  les  manières.  C'est  le  génie  de  l'imitation,  de  l'arran^emnt. 
Naguère,  en  écrivant  pour  Vienne,  il  recherchait  dans  Linda  di  Chamùmd 
les  formules  plus  compliquées  de  l'instrumentation  allemande.  Aujourd'hui  le 
voilà  nageant  en  plein  dans  les  eaux  limpides  et  si  pures  de  Gîmarosa,  dent 
cette  transparenee  divine  qui  nous  fait  penser  au  lac  d'azur  de  la  baie  di 
Ndples.  Étonnez-vous  après  o^a  de  cette  fécondité  qui  ne  connaît  pasée 
bornes!  Peur  les  esprits  de  ce  genre  qui  savent  s'approprier  la  pensée  d'àuMi 
et  faire  leur  profit  de  toute  chose,  les  conditions  de  l'œuvre  se  simplifiant 
beaucoup,  on  l'avouera.  Lorsqu'ils  se  mettent  au  travail,  le  plus  difficile  iiÉ 
déjà  fait.  On  peot  dire  que  M.  Donizetti  a  fourni  à  peine  la  moitié  de  sa  ear- 
tière,  et  déjà  il  a  imité  Mozart,  Aossini,  Cimarosa,  Bellini;  qui  n'a-t^l  pet 
imité,  qui  n'est-ii  pas  destiné  à  imiter  encore?  Dès  qu'un  sujet  nouteau  à 
traiter  se  présente  ii  sait  fort  bien  où  s'adresser,  il  connaît  d'avance  les  me* 
dèles  et  les  firéquwnte.  Là,  selon  nous,  est  sa  supériorité.  En  empruntant  a«K 
autres  ce  que  son  profire  génie  lui  refuse  (quel  génie  suffirait  à  si  torrilile 
tâche?),  il  ne  s'abdique  jamais  complètement  lui-même,  il  arrange  plutôt  qu*K 
ne  copie;  en  un  mot,  il  imite  en  maître,  non  en  plagiaire.  Ainsi,  dans  ce  Dom 
Pasquale,  où  le  style  de  Cimarosa  est  partout,  vous  ne  citeriez  pas  un  motif 
qui  rappelle  telle  ou  t^le  phrase  du  Matrimonio.  Ce  que  M.  Donizetti  a  prit 


REVUE  MUSICALE.  519 

an  chantre  immortel  des  amours  de  Caroline  et  de  Paolo,  cVst  le  ton  général 
de  Touvrage,  ce  ton  naturel  et  bourgeois  plein  de  franchise  et  de  bonhomie, 
qu'a  donné  à  Topera  bouffe  Cimarosa,  le  Molière  de  la  musique  italienne.  Mais 
cette  fois  le  plagiat  de  M.  Donizetti  ne  s'étend  pas  au-delà  d'une  question  de 
style.  A  lui  appartiennent  bien  les  mélodies  qui  sont  en  nombre  dans  Don 
Pasquale;  a  lui  ce  charmant  duo  entre  Isabelle  et  son  Cassandre,  à  lui  le  joli 
trait  de  violons  qui  soutient  le  récit  des  voix  dans  le  morceau  de  la  signature 
du  contrat,  à  lui  surtout  cet  admirable  quatuor,  diamant  de  la  partition, 
dont  il  n'est  pas  un  maître  de  Tancienne  école  qui  ne  se  fit  honneur.  Labla- 
che  est  d'un  comique  excellent  dans  le  personnage  de  cet  amoureux  caduc 
dont  tout  le  monde  s'amuse.  Nous  regrettons  seulement  que  l'action  se  passe 
de  nos  jours  ;  puisqu'il  est  bien  convenu  que  ces  sortes  de  pièces  n'ont  point 
de  date  et  se  jouent  dans  un  monde  impossible,  où  fleurit  la  face  épanouie 
du  fantastique  baron  de  Montefiascone ,  nous  eussions  mieux  aimé  voir  à 
cette  création  de  Lablache  le  coslume  sacramentel  des  rôles  classiques  de  soa 
répertoire;  une  perruque  à  l'oiseau  royal,  et  quelque  souqueniUe  bien  extra* 
¥agante  de  lampas  à  ramages,  nouée  à  la  ceinture  par  uneécharpe  de  satin  bleu 
de  ciel  lamée  d'argent ,  nous  eussent  paru  rehausser  davantage  l'originalité  du 
personnage.  Le  seul  tort ,  à  notre  avis,  qu'on  puisse  reprocher  au  don  Pas- 
quale de  Lablache,  c'est  d'être  trop  réel.  Ce  vieux  lion  essoufflé  qui  se  débat 
contre  sa  corpulence,  vous  l'avez  rencontré  le  matin  à  la  promenade;  il  dînait 
tout  à  l'heure  à  côté  de  vous  au  Café  de  Paris ,  et  le  voilà  maintenant  qui 
eaniie  les  verres  de  sa  lorgnette  dans  une  stalle  voisine  de  la  vôtre:  à  quoi  bon 
le  retrouver  encore  sous  les  traits  du  comédien  qu'on  aime  7  Qu'est-il  besoin 
de  s'inspirer  de  types  si  fâcheux  quand  on  a  pour  soi  le  don  de  la  fantaisie? 
11.  de  Candia ,  dans  un  rôle  d'amoureux  du  Gymnase ,  devait  s'en  tenir  à 
contribuer  pour  sa  part  au  rare  ensemble  de  l'exécution,  et  c'est  de  quoi  il 
s'acquitte  de  la  meilleure  grâce;  nous  citerons  néanmoins  une  ravissante 
cbaiison  au  second  acte  où  sa  jolie  voix  fait  merveille  et  pour  laquelle  on  n'a 
jamais  assez  de  bravos.  Quant  à  la  Grisi,  son  cbant  ne  le  cède  cette  fois  qu'à 
son  jeu  plein  de  verve ,  de  Gnesse  et  d'esprit  ;  on  n'aurait  vraiment  jamais 
soupçonné  dans  Sémiramis  ou  Norna  tant  d'espièglerie  et  de  gentillesse;  à 
la  voir  si  vive  et  si  agile ,  à  l'entendre  se  jouer  si  coquettement  de  la  char- 
mante cabalette  de  son  duo  avec  don  Pasquale  au  second  acte,  on  se  demande 
Il  c'est  bien  là  l'héroïque  tragédienne  de  la  veille  et  du  lendemain.  I^ous  nous 
souvenons  bien  deTavoir  vue  dans  la  Prova  comédienne  intelligente  ;  mais 
lOQ  succès  nouveau  dans  l'opéra  de  M.  Donizetti  dépasse  tout,  et  ce  n'est 
(as  trop  que  son  plus  joli  sourire  pour  remercier  le  maestro  qui  vient  de  lui 
fpunûr  une  telle  occasion  de  mettre  en  évidence  un  côté  si  précieux  de  son 
Vfà^  talent. 

Faut-il  féUciter  radmmlstration  du  Théàtre-ttalien  d'avoir  repris  la  Gasae^ 
Eu  tout  cas,  son  zèle  bien  connu  ne  lui  aura  guère  réussi  cette  fois,  non  que 
la  partition  de  Kossini  ne  soit  un  chef-d'œuvre  et  ne  mérite  tous  les  hon- 
MW  dM  répertoire,  à  Dieu  ne  plaise  1  De  BareUleacompositionatloin  d'avoir 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  souffrir  d*un  exil  de  quelques  années,  y  prennent  comme  un  nouveau  regain 
de  vie  et  de  jeunesse;  le  temps,  au  lieu  de  Içs  détruire,  les  consacre,  et, 
quand  elles  reparaissent  dans  leur  gloire,  on 'se  sent  tout  confus  du  présent, 
il  y  a  en  elles  tant  de  mâle  inspiration,  tant  de  sève  féconde  et  généreuse,  ce 
luxe  dUmagination  qui  sème  les  trésors  à  pleines  mains  et  semble  ne  jamais 
compter  vous  étonne  et  vous  charme  tant,  aujourd'hui  qu'on  est  accoutumé 
à  voir  la  plus  chétive  dose,  le  moindre  grain  d'esprit,  étendu  par  beaucoup 
de  savoir-faire,  suffire  seul  aux  conditions  d'une  œuvre.  Mais  peut-être  au- 
rait-on dû  calculer  davantage  les  chances  de  l'exécution.  La  Gazza  partage 
avec  quelques  opéras  de  Mozart  et  de  Rossini  le  privilège  d'émouvoir  les  plus 
beaux  souvenirs  du  Théâtre-Italien;  or,  rien  n'est  dangereux  pour  une  reprise 
comme  un  semblable  privilège,  et  tes  souvenirs  dont  nous  parlons  devaient 
se  réveiller  cette  fois  d'autant  plus  vifs,  qu'on  voyait  figurer  dans  certains 
rôles  principaux  des  chanteurs  qui  jadis  eurent  aussi  leur  bonne  part  de  ces 
ensembles  mémorables  où  concouraient  David  et  la  Malibran.  En  dix  ans,  le 
temps  marche,  et  la  voix  de  Lablache  elle-même  n'a  pu  se  garder  contre 
cette  loi  commune  qui  fait  que  l'airain  le  plus  robuste  s'altère  et  que  les  plus 
lourdes  cloches  se  fêlent.  La  partie  musicale  du  podesta  n'a  jamais  convenu 
que  médiocrement  aux  moyens  de  Lablache;  déjà,  il  y  a  dix  ans,  ce  rôle, 
écrit  dans  les  notes  agiles  du  baryton,  où  Pellegrini  excellait,  offrait  peu 
d'avantages  au  sublime  buffo  qui  se  tirait  d'affaire  par  son  jeu  et  sa  pantomime 
vraiment  admirables.  Chez  les^acteurs  de  la  trempe  de  Lablache,  il  y  a  une 
faculté  qui  survit  à  la  voix  et  peut  même  grandir  encore  lorsque  celle-ci  dimi- 
nue, c'est  l'observation,  l'esprit  et  la  force  comique;  il  suit  de  là  que  Lablache 
compose  et  rend  aujourd'hui  la  physionomie  du  rôle  avec  une  intelligence  toute 
supérieure,  et  met  dans  chacun  de  ses  gestes,  jusque  dans  ses  moindres  lazzis, 
une  finesse,  un  tact,  une  expérience  à  toute  épreuve;  pantomime,  expression, 
des  traits,  costume,  rien  ne  manque.  On  ne  saurait  voir  une  physionomie 
plus  vivante;  c'est  la  cruauté  stupide  aux  ordres  de  la  convoitise  brutale, 
la  luxure  d'un  Tartuffe  sous  une  si  drolatique  enveloppe,  qu'elle  sauve  parle 
grotesque  ce  que  le  personnage  ainsi  compris  pourrait  avoir  de  trop  risqué. 
Malheureusement,  si  Lablache  joue  ce  rôle  comme  personne,  on  peut  le  dire, 
ne  l'a  joué,  il  faut  bien  avouer  aussi  qu'il  ne  le  chante  plus.  L'a-t-il  chanté 
jamais.'  11  est  impossible  aujourd'hui  de  ne  pas  remarquer  son  insuffisance 
dans  certains  morceaux;  je  citerai  en  première  ligne  la'cavatine  avec  chœurs 
de  la  prison,  où  les  roulades  telles  qu'il  les  avait  simplifiées  autrefois  lui 
sont  devenues  impraticables.  D'ordinaire,  Lablache  n'a  jamais  plus  d*esprit 
que  lorsqu'il  sent  que  sa  voix  l'abandonne.  Le  chanteur  en  péril  appelle  à  son 
aide  le  comédien,  qui  n'a  garde  de  le  laisser  en  défaut  et  le  tire  d'embarras 
par  toute  sorte  d'amusantes  bouffonneries.  S'agit-il  d'un  trait  d'agilité  qui 
manque?  Lablache  se  met  à  chercher  ses  lunettes;  d'une  note  qui  s'obstine  à 
ne  pas  vouloir  sortir?  vous  le  voyez  enfler  ses  joues,  secouer  sa  perruque, 
recoquiller  ses  yeux  en  une  effroyable  grimace  à  désarmer  la  critique ,  s'il 
pouvait  y  avoir  une  critique  pour  Lablache.  Tamburini ,  lui  aussr,  a  perdu 


REVUE  MUSICALE.  521 

de  ses  avantages,  et  sa  voix  nonchalante  et  molle,  qui  se  prête  encore  admira- 
blement aux  cantilènes  de  Bellini  et  de  Donizetti,  n'a  plus  en  elle  ni  la  vigueur 
ni  le  mordant  qu'H  faut  pour  s'attaquer  avec  succès  à  la  partie  de  Fernando, 
à  ce  rôle  peut-être  le  plus  énergique  du  répertoire  de  Galli.  Il  fallait  donc  s'en 
remettre  à  la  INinetta  du  soin  de  rendre  son  ancienne  gloire  à  l'exécution  du 
chef-d'œuvre.  L'entreprise  était  rude,  je  l'avoue,  mais  non  impossible  à  mener 
à  bien,  et  digne  de  l'émulation  d'une  grande  cantatrice.  La  Malibran,  la  Son- 
tag,  la  Grisi,  se  sont  vues  à  de  plus  terribles  épreuves.  Malheureusement,  soit 
qu'elle  se  trouvât  indisposée,  soit  que  la  tâche  îùt  véritablement  au-dessus  de 
ses  forces,  M""^  Viardota  trompé  toute  l'attente  de  ses  amis  et  du  public,  qui, 
prévenu  par  de  récens  échecs,  s'était  montré  du  reste  assez  peu  empressé  de  se 
rendre  à  cette  représentation.  Après  Iff  célèbre  cavatine  d'entrée,  dite  froide- 
ment sans  brioni  passion,  on  espérait  encore  :  le  tfouble,  Fémotion,  qui  s'em- 
parent d'une  cantatrice  aux  abords  d'une  création  de  semblable  importance, 
pouvaient  au  besoin  être  invoqués.  Mais,  trois  scènes  plus  tard,  au  retour  de 
Gianetto,  lorsque  Ninetta  s'élance  vers  son  bien-aimé ,  dans  un  magnifique 
transport  de  tendressse,  et  qu'on  a  vu  M"'  Viardot,  en  face  d'une  pareille 
situation,  d'une  pareille  musique,  demeurer  sans  puissance  et  sans  voix,  et  ne 
rien  savoir  faire  de  ce  cri  sublime,  de  ce  cri  de  l'ame  avec  lequel  la  Malibran 
et  la  Grlsi  entraînaient  la  salle  et  savaient  soulever  en  un  moment  de  l'enthou- 
siasme pour  toute  une  soirée,  alors  le  désappointement  a  commencé  de  se 
mettre  dans  le  public.  Le  duo  entre  Ninetta  et  Fernando ,  et  le  trio  si  drama- 
tique qui  termine  l'acte,  sont  venus  encore  augmenter  pour  la  virtuose  le 
nombre  des  défaites,  et  le  chef-d'œuvre,  qui  ne  demandait  qu'à  revivre  sous  le 
soufQe  d'une  grande  cantatrice ,  s'est  traîné  ainsi  languissamment  jusqu'à  la 
fin,  à  travers  l'indifférence  et  Fennui.  Il  y  a  six  ans,  peut-être  huit,  la  Ninetta 
était  le  plus  beau  rôle  de  la  Grisi,  à  cette  heureuse  époque  d'essais  charmans 
et  de  préludes,  la  Grisi  promettait  d'être  plutôt  une  viirtuose  de  l'école  de  la 
Sontag  et  de  M™*"  Damoreau  que  cette  dramatique  et  superbe  cantatrice 
qu*eUe  est  devenue.  Quiconque  a  l'habitude  des  Bouffes  doit  se  souvenir  de 
la  fraîcheur  délicieuse  qu'elle  répandait  sur  cette  jolie  cavatine  de  Di  placer^ 
où  sa  voix,  toute  fière  de  sa  limpidité  naturelle  et  de  son  timbre  d'or,  semblait 
dédaigner  de  recourir  aux  omemens  usités  d'ordinaire.  Elle  disait  l'andante 
avec  largeur  et  l'allégro  avec  une  délicatesse,  une  grâce,  une  précision 
exquises.  Les  rares  changemens  qu'elle  introduisait  étaient  si  habilement 
combinés,  si  bien  motivés,  qu'ils  ne  choquaient  jamais  personne.  Avec  elle 
du  moins  vous  pouviez  suivre  la  phrase  du  maître  et  vous  oublier  dans  votre 
rêve  musi^cal,  sans  crainte  d'en  être  éveillé  tout  à  coup  par  quelques-uns  de 
ces  soubresauts  insupportables  que  provoquent  à  chaque  instant  les  vo- 
calisations excentriques  des  cantatrices  de  l'école  de  M"*  Viardot.  A  ce 
propos,  nous  dirons  qu'on  ne  saurait  trop  s'élever  contre  une  déplorable 
manie  qu*un  exemple  illustre  a  malheureusement  autorisée,  et  qui  finira ,  si 
l'on  n'y  prend  garde,  par  devenir  la  ruine  de  l'art  du  chant.  Depuis  la  Mali- 
bran ,  toute  cantatrice  douée  soit  d'un  contralto  possédant^  quelques  notes 


523  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hautes ,  soit  d'un  soprano  pourvu  de  quelques  cordes  basses ,  se  croirait 
perdue,  si  elle  manquait  une  seule  fois  de  faire  figurer  dans  ses  roulades,  ses 
traits,  en  un  mot  dans  tous  les  accessoires  de  son  chant ,  les  deux  extrémités 
de  sa  voix.  Or,  c'est  là  un  abominable  défaut  qui  détruit  à  mon  sens  toute 
espèce  de  style.  La  Malibran,  elle  au  moins,  était  la  Malibran,  et  ses  amis 
pouvaient  alléguer  en  sa  faveur  le  caprice  d'une  nature  indomptée,  la  fougue 
d'une  tête  sans  frein,  qu'entraînait  l'inspiration  du  moment;  et  d'ailleurs, 
l'effet  ne  répond-il  pas  à  tout ,  l'effet  puissant ,  irrésistible  ?  Parlez  donc  du 
beau  esthétique  à  Desdemona  qui  se  relève  toute  haletante  de  la  lutte  déses- 
pérée qu'elle  vient  de  soutenir  contre  le  Maure,  et  Desdemona  vous  montrera 
la  salle  encore  frémissante  sous  l'impression  de  son  dernier  accent,  et  conti- 
nuera de  compter  ses  couronnes.  Le  génie  a  ses  droits  que  nul  ne  lui  oo/Et- 
teste,  il  brûle  ses  vaisseaux,  et  peut  dire  comme  Louis  XV*:  Après  moi  le 
déluge.  Mais  prétendre  l'imiter,  c'est  vouloir  s'exposer  aux  plus  tristes  dé- 
boires :  la  fable  de  {TMgle  et  du  Corbeau  n'est  pas  d'hier.  Que  la  Malibran 
usât  à  son  gré  d'une  voix  qui,  sans  être  un  contralto  ni  un  soprano,  partici- 
pait également  des  deux  natures,  rien  de  mieux;  la  Malibran  passait  au  ciel 
de  l'art  comme  une  comète  errante ,  et  n'avait  à  rendre  compte  à  personne 
du  fantastique  éclat  qu'elle  jetait;  mais  que  dire,  lorsque  des  cantatrices  du 
vol  de  M*"*  Albertazzi,  de  M"""  Viardot,  et  de  M"^  Pixis,  qui  n'ont  certes  pas, 
nous  le  pensons  du  moins,  la  prétention  d'invoquer  les  droits  divins  du  génie» 
viennent,  sous  l'unique  prétexte  qu'elles  possèdent  des  voix  mixtes,  confondre 
à  plaisir  tous  les  modes  et  déranger  les  classifications  adoptées  par  les  ^8 
grands  maîtres  depuis  Caffarelli  jusqu'à  Paër!  Ceci  me  rappelle  le  mot  de 
M.  Spontini,  un  soir  que  Francîlla  Pixis  chantait  le  troisième  acte  û'Otelio, 
sur  le  tliéâtre  royal  de  Berlin  :  «  Ah  !  mon  Dieu  !  s'écria  l'auteur  de  la  Vestale 
en  entendant  la  jeune  virtuose  aller  ainsi  de  la  cave  au  grenier,  et  rebcMidir 
sans  motif  des  notes  les  plus  graves  du  contralto  aux  cordes  les  plus  ai^çuës 
du  soprano»  ah  !  mon  Dieu  !  que  cette  voix-là  fait  des  grimaces!  —  C'est  pooi^ 
tant  ainsi,  lui  répondit  le  oomte  R.,  que  chantait  la  Malibran.  ^  Oui,  sans 
doute,  la  Malibran  chantait  de  la  sorte;  seulement  vous  oubliiez ,  numsieur 
le  comte,  ce  quelquechose  indéCnissable  que  l'immortelle  fille  de  Garcia  tenait 
de  sa  nature  et  que  les  autres  n'ont  pas,  cette  imperceptible  nuance  qui  dis» 
tingue  l'original  de  la  copie,  le  portrait  de  la  charge.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe» 
mais  il  me  semble  que  la  Malibran  a  exercé  sur  .toute  une  génération  de  caata*' 
trices  une  miluence  non  moins  désastreuse  que  celle  qu'ont  eue  Hoffinana  et 
Beethoven  sur  une  foule  d'artistes  contemporains;  comme  le  poète  de  Kreias^ 
1er,  comme  le  chantre  de  la  symphonie  en  ut  mineur  et  de  Fidelio,  la  MaU- 
bran  a  fait  des  dupes.  Cette  femme  qui  descendait  de  cheval  pour  venir 
répéter  ^rline,  oette  Desdemona  échevelée  que  possédait  la  fièvre  du  moment» 
il  fallait  Tadmicer,  lui  jeter  des  bravos  et  des  couronnes,  mais  non  pas 
l'imjiisr  ;  U  n'y  a  que  le  génie  classique  qui  laisse  derrière  lui  une  voie  lumk» 
neufte  où  nul  de  ceux  qui  «'y  engagent  ne  ris^e  de  s'égarer.  Les  traditions 
dei  la  Pasta  subsistent  encore.  Le  jour  qu'elle  mourut  à  Manchester»  la  Mali- 


^  REVUE  MUSICiULE.  SiS 

bcaD  emporta  pour  jamais  avec  die  tous  les  secrets  à»  son  hispnratîoti . 
Paol-étre  la  Grisi  n'est-elle  une  aussi  charmante  canta^trice  que  parce  qu*dle 
n'épnmve  aucune  tentation  de  se  lancer  à  travers  les  combînaisoos  hétéro- 
dites  de  ce  style  romantique,  dont  M'"''  Yiardot  aliuse  tant.  Soprano  flexible 
et  pur,  elle  chante  comme  Toiseau  gazeuille  avec  la  voix  que  lui  a  donnée  la 
nature,  et  ee  n*est  pas  noufi^  qui  le  hii  reprocherons.  Pour  en  revenir  à  la 
Gasssut^  jamais  on  n'imaginerait  que  le  beau  rôle  de  la  Nin^ta  puisse  pai^attre 
si  froid  et  si  décoloré;  les  endroits  même  où  il  semblerait  que  la  voix  de 
l|ma  Yîardot  doive  se  produire  avec  avantage  passent  inapemjus.  Ainsi,  après 
l'échec  de  la  cavatine ,  tout  le  monde  s'attend  à  la  voir  prendre  sa  revanche 
dansk  petittrio  :  O  Nume  benefico  :  d'où  vient  que  la  eantatrioe  manque  aussi 
cette  occasion?  Les  notes  graves  dont  il  abonde,  écrites  pour  la  Camporesi, 
sont  bien  faites  cependant  pour  mettre  en  évidence  les  l)elle8  parties  d'une 
¥Oîx  de  contralto.  Dans  sa  fureur  d'intervertir  les  registres ,  cm  dirait  que 
M*^*  Viardot  réserve  spécialement  ses  oordes  iM^ses  pour  les  cavatines  de 
soprano.  Donnez  à  M*"'  Viardot  un  air  de  la  Sontag  ou  de  la  Grisi ,  et  vous 
pourrez  être  sûr  que  le  contralto,  bon  gré  mal  gré,  y  va  jouer  son  rôle-,  mais  si 
par  hasard  quelque  passage  grave  âe  rencontre,  cette  voix,  qui  ^'enflait  à  plaisir 
tevt  à  L'heure,  s'efface  tout  à  coup,  et  vous  ne  l'entendez  plus.  Nous  ne  parle- 
rons pas  du  magnifique  duo  de  la  prison  :  O  cielo  rendi  mi  il  caro  bene; 
M"^  Vîardot.et  M.  Corelli  s'y  maintiennent  tous  deux  à  la  même  hauteur, 
et  e^est  à  ne  pas  soupçonner  que  cette  musique  soit  la  même  qui  provoquait 
jadis  de  tels  entliousiasmes  lorsque  l'âne  inspirée  de  Davide  et  delà  Malibran 
passait'dans  le  chef-d'œuvre.  Quant  à  la  prière  de  la  fin,  la  Grisi  la  disait 
à  xsfir.  Si  l'on  s'en  souvient ,  il  y  a  quelque  dix  ans ,  les  prières  étaient  assez 
de  «ode  au  Théâtre-Italien.  Depuis,  les  scènes  de  démenoe  ta  ont  rem- 
[teées.  Mais,  à  une  certaine  époque,  Lucia,  linda,  Elvira,  toutes  ces  chères 
fiiies  d'aujourd'hui,  n'auraient  pas  su  mourir  sans  joindre  kuis  blanches 
nudns  et  se  recueillir  à  genoux.  La  Grisi  chantait  cette  prière  à  mesza-vooe, 
OB  plutôt  elle  la  murmurait  de  ce  son  de  voix  indéfinissaMB  qui  est  pour 
l'emîlle  ce  que  le  clair-obscur  est  pour  les  yeux.  A  peine  si,  en  terminant,  elle 
ajoutait  une  cadence;  c'était  une  merveille  que  ce  morceau  tel  que  la  Gria  le 
diantait  à  cette  époque.  La  Pasta  soupirait  divinemeitf  la  prière  d'Anna  Bo* 
ksa,  mais  la  mezza- voce  de  la  Pasta  avait  qudque  chose  d'étouffé;  la 
nem-voce  de  la  Grisi,  au  contraire ,  était  douce  et  pure,  d'une  limpidité ^ 
dîme  transparaice  cristalline.  Dans  l'adagio  que  chaste  J^inetta  lorsqu'on 
vient  de  l'arracher  à  l'échafaud  :  Qtteste  grida  di  letizia.^  dans  ce  cri  qu'elle 
pousse  un  moment  après  :  Dove,  mio  padref  vive?  ehejàf  elle  trouvait 
des.âans  de  voix  pathétiques,  de  chaleureux  accens  que  M""*  Viardot  semble 
ne  pas  même  soupçonner.  Et  le  couplet  final  :  Eeco  eessaio  il  vento^  avec 
qnelle  hardiesse  brillante  elle  l'enlevait  !  comme  elle  jetait  avec  aisance  les 
bettes  notes  pleines  et  franches  de  sa  voix!  La  Grisi  avait  alors  une  façon  de 
prononcer  merveilleuse ,  et  sur  ces  dernières  paroles  de  la  Ninetta  :  Sakfi 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

siam  giunti  al  lido  alfin  respira  il  cor!  qu'elle  disait  d*un  air  de  joie, 
presque  de  triornphe,  la  salle  entière  éclatait  en  bravos.  Jk  !  tempi  passcUi! 
Au  théâtre  Favart,  MM.  Scribe  et  Auber  obtiennent  cette  année  encore, 
avec  la  Part  du  Diable,  un  de  ces  succès  qui  font  date.  CTest,  à  vrai  dire, 
toujours  un  peu  la  même  pièce  et  la  même  musique;  les  procédés  et  les 
combinaisons,  tant  du  côté  du  poète  que  du  c6té  du  maestro  ne  changent 
pas.  Il  s'agit  toujours,  pour  M.  Scribe,  de  placer  son  héros  dans  une  situation 
impossible,  et  de  Fen  tirer,  au  moment  où  vous  vous  y  attendez  le  moins,  par 
toute  sorte  de  précieuses  ficelles  qui  font  mouvoir  ses  personnages  à  la  manière 
des  marionnettes.  M.  Auber ,  lui  non  plus,  ne  varie  guère;  c'est  toujours  le 
même  motif  élégamment  tourné,  la  même  distinction  dans  les  nuances 
d'orchestre ,  en  un  mot  cette  touche  habile  qui  survit  aux  temps  de  FinSf^ra- 
tion,  et  se  retrouve  jusqu'à  la  fin  chez  les  artistes  supérieurs.  Qu'importent, 
après  tout,  les  redites  d'un  homme  d'esprit,  puisqu'on  les  aime  et  que  le 
public  ne  se  lasse  pas  de  s'en  amuser.'  Ce  qu'il  y^a  de  certain,  c'est  que  tous 
les  ans,  à  époque  fixe,  le  public  attend  à  FOpéra-Comique  son  petit  chef- 
d'œuvre  de  Scribe  et  d'Auber,  et  serait  fort  désappointé  si  le  petit  chef- 
d'œuvre  n'arrivait  pas.  Cette  fois ,  du  moiAs ,  le  personnage  principal  pour- 
rait, au  besoin,  réclamer  certaines  origines  poétiques.  £n  effet, si  l'on  veut 
y  regarder  de  bien  près,  on  découvrira  je  ne  sais  quelles  mystérieuses  etloin» 
taines  ressemblances  entre  le  Carlo  Broschi  de  FOpéra-Comique  et  Fane  des 
plus  ravissantes  créations  sorties  du  cerveau  de  Goethe.  Cet  enfant  italios, 
dont  Fauteur  a  soin  de  taire  le  sexe,  qui  traverse  la  pièce  sans  amour  dans  le 
cœur,  une  chanson  sur  les  lèvres,  cet  enfant  italien,  si  dépaysé  qu'il  soit,  au 
milieu  des  prosaïques  combinaisons  de  la  plus  bourgeoise  des  pièces  de  théâ- 
tre, ne  rappelle-t-il  pas  de  loin  l'idéale  figure  de  Mignon?  Peut-être  serions- 
nous  mieux  que  tout  autre  en  mesure  d'e}(pliquer  le  secret  de  cette  parenté, 
et,  s'il  nous  est  permis,  nous  donnerons  notre  version ,  mais  sans  que  cda 
tire  à  conséquence  et  toujours  à  condition  qu'on  ne  verra  dans  nos  paroles 
que  la  plus  vague  des  conjectures.  Un  soir  donc  que  nous  causions  avec  Meyer- 
beer  de  chose  et  d'autre,  de  musique,  de  poésie  surtout,  nous  vînmes  à  parler 
longuement  de  Wilhelm  Meister.-  Quel  type  musical  un  maître  tel  que  voos 
ferait  de  Mignon!  lui  dis-je  après  maintes  réflexions  plus  ou  moins  esthétiques 
sur  Fintrigue  singulière  et  la  splendide  prose  de  ce  roman  assez  médiocrement 
compris  en  France.—Oui,  répondit-il,  c'est  là  une  idée,  j'y  penserai.  Mign(m! 
une  Monde  et  souffrante  créature  qu'il  faudrait  envelopper  d'ombres  mélo- 
dieuses! je  ne  lui  donnerais  à  chanter  que  des  lieds,  et  je  voudrais  Faction 
combinée  de  telle  sorte,  que  chacun  de  ces  lieds  amenât  une  péripétie,  un  conp 
de  théâtre.  Ah!  comme  il  y  a  quinze  ans  la  Devrient  aurait  senti  un  pareil 
rôle!  M""'  Thillon  serait  bien  en  garçon,  reste  à  savoir  si  elle  comprendrait. 
?}'importe  ;  nous  ferons  Wilhelm  Meister.  11  est  écrit  que  je  m'inspirerai  tôt 
ou  tard  d'un  poème  de  Goethe  ;  vous  savez  'qu'il  m'a  désigné,  avant  que 
j'eusse  composé  Robert j  comme  le  seul  capable  de  mettre  son  Faust  &i 


'  *EVUBf  MCSlCAlB.  '  '  '  5tt 

miuiqae.— Noire  a)nveraation en  resta là/De^is  eétënf)fps;'qdi  sait c6t^^ 
d'opéras  nous  avons  composés  de  la  même  manière ,  P^ver  atr  coîh!  diî  ki&\' 
Yélé  »BL  dair  de  lune^  sous  les  charmilles  dn  bois  où  TolseâU  chante,  ce  gëtitil 
Tirtqose  des  romantiques  partitions  qne  nous  aimons  CÉnt  à  rérer  tons' lés 
deaI^Ges  eatsiâeries-là  ont  leur  bon  c6té  en  de  qu'elles  ràfi^tchissent  latéCè 
tl  le  cceiir^  on  y  remue  des  germes  d'Idées,  dés  étamibes  qui  s*eh  vont  en* 
Mit»' fleurir  ailleurs  et  servent  à  d'autres.  ]Meyeri>eer  aura  dit  quatre  rtioti 
àé  Mignon  i  M.  Scribe,  qui,  sans  y  penser  non  plusf,  Paura  inViestité  tin  n^âtSof 
ifti^  diorcbait  à  la  pipée  quelque  nou7>eavté  pour  M.  Auber,  quelque  1>6fi 
pMSon»age  à  effet.  Après  cela,  le  Carlo  Broschi  de  fif .  Sciibe  ressemble^t-ii 
ifraimeut  à  Mignon?  La^  parenté  que  Dous  av<m^  crtf^ir  existe-t^Ue  fkmt 
dTauti^  que  pour  nous?  et  l'auteur  du  jeune  Savoyard  de  la  Grâce  de  tf^ 
B^nrait-'il  pas  dei^  droits  bien  autrement  légitimer  qiié  cet^x  de  6orethe  à  ré-" 
vendiquer  sur  ce  musicienambiilant  de  la  Paftdu  Diable?..,,  ti(nis  ledl*' 
mnBf  la  musique  de  M.  Auber  a  toutes  les  qualités  qu'on  a  pu  remarquer 
èBMfÂmbasséidrice,  dans  Zcmettd,  les  Diamans  de  la  Cour&nné,  le  Duk; 
éTOhme,  en  un  mot  dans  les  mille  et  une  partitions  dé  ce  répertoire  céqoec 
où  sa  muse  semble  s'être  retirée.  Les  idées  ne  coulent  plus  de  source ,  mais 
te 8âvohr*faire  reste,  et  tant  bien  que  mal^  à  force  d'expédiens,  Tair  de  Jeu- 
liebse  se  maintient  encore.  La  musique  de  MJ  Auber  veut  être  entendue; 
eôittnie  veulent  être  vues  les  femmes  de  quarante  ans;  le  soir,  à  la  clarté  des 
hntres  et  des  bougies.  Te  ne  sais  trop  ce  quTen  déshabillé  dtt''matftf  Mhe 
sriMiblable  partition  peut  valoir;  maïs,  après  dtnei^  quand  i'actri<ie*  est  Jolie  et 
la  pièce  amusante,  on  aurait  mauvaise  grâce  de  prétendre 'fôire  lè  dÛfiicile. 
rauraifl  totthi  seulement  une  phrase  plus  large, ime  mélodie  tùiëax  b^tle 
peur  la  romance  dé  Cario  Broschi,  cette  eoin{^ainte  sacrMÎieiDitene  qui  i*èviënt^ 
qvatre  oudnq  fois  dans  le  cours  de  l'ouvrage,  ettoc^ours  pour  produire  d&fts 
là  aitiBâtkm  un  revirement  magique:  Il  eût  falhi  troAterlà^  un  motif  gravé 
etahnple,  quelque  chose  comme  cette  admirable  baflade  d'AËi^  âéttà  le 
ZàMpa  dlàérôld.  La  chanson  que  le  jeune  Oarlb  débite  d'un  ton  égrillâlrd  éA 
eommencèment  du  second  acte  est  une  assez  agréable  boutade^  fbrt  goûtée  dd 
pOMic,  et  à  laquelle  nous  ne  ferons  qu'un  reproche,  celui  de  rappela*  un  peu 
tropkf  belle  BourbonnaUe.Si  M'^Rossi,  qui  chanA  cet  air  grivois  en  s'acoom^* 
pagnant  de  la  mandoline,  conisentait  à  se  mettre  une  paire  de  lunettes  sur  le 
IMB,  rien  ne  manquerait  à  Tilhislon.  En  revanche,  le  quatuor  qui  suites  un 
nMMteau  de  choix,  d'une  instrumentation  serrée,  parfaitement  coupé  pour  les 
vdkXi  bien  en  scène,  il  n'y  a  que  M.  Auber  pour  savoir  découvrir  de  pareil» 
diMnans  et  les  façonner  avec  cet  art;  vous  aurez  beau  chercher;  vous  ne  troof^^ 
verefl  pas  dans  tout  son  répertoire  un  opéra,  isi  faible  qu'il  puisse  être,  Où  iié> 
88  reD^)ntre  quelque  rare  pièce  du  genre  de  celle  que  nous  citons  Id,'  etr' 
é'€st  là  un  don  que  M.  Auber  possède  entre  tous  et  qu*il  gardera  jusqn*à  la 
fin.  Aussi  long-temps  qu'il  lui  plaira  d'écrire^  soyez  bieo^nveineus  qu'il  y 
aura  toujours  dans  le  moindre  de  ces  opéras  qu'il  lance  désormais  chaque 
année  comme  des  almanachs,  un  quatuor,  un  air,  ne  fût-ce  qu'un  motif 

TOMB  I.  —  SUPPLÉMENT.  '        34 


^  RBvuB  pB$  sm^  mONPBS. 

ca(^^.d6rapii|elec:à  oeux  qui  rouWerâlLeot  rbomma  da  taknc  etdegoAt^ 
d<^ Vfapnt  W vieiuît pa9.  -.yi. 

:  ;  ;(fotts  96  quitjterQps  point  TOpéra-Gomique  «ans  luji  r^pommand^t  on  «latmt 
allein^]^ ,  qq'jui^e  ^^tatiou  sérieuse  et  populaire,  ju^teomit  acquisa  au  Jpifà 
4e  Bç6tl^yjQii.e|;df9.Web^,  recominande.d'aillauis  «dieux  que.teua  uoS)élogià 
ue  pquiX/aieQtle^faice,.  L'auteur  d^une^wU  àGretianie,  aiioable  parUilon  qitVmf 
sasquv^iit .4Vpii^ eutrevue Tété derjiif^r,  pepdaul cett^ sicjowrte et «ÂJaraottr: 
t^I^.  ci^nnpi^ii^  ;des  qhauKeurs  ^aUeinaod^r  à  Faris^  U,  (looradin  lUreulx^ii 
sentie  plus  que  tout  autre  destin  à  coqipo^rpouc  rOpéra-OHttique.  So^i 
if^ifc^^if»lfypXL^  etohantaute,  sa.  phrstse,  |)lQtôt  vive  et  mélodieuse. que  gKaan 
dÎQS^  e^:passietoitée,;(99aiii^ieiidrait  à  merveille»  et  nous  pouvons  répondre  qu'il 
eutaî^^lraitparfai^"'^^  ^g^°^>  dont  il  a  déjà,  quoiqu.^,AUemapd,.)esgs^l^^ 
etje  motif^.^.Conr^din  Kreutzer  n'est  ici  qu'fn  passaui.:  Mettre,  dqicbapellfr 
dud^ic  de  JNassau,  cet  heureux  prince  de  viQgt;4n^,dontle9  petits  états  p^fà^i 
ment  les  plus  nobles  vins  du  Rlii^  ^  le$,plus.  bfU^s  ohasses  d{e  lliUlemaglMt^ 
etqiii  fait^ passer  (chose  rare  oliez  qu  souverain  de  cet  âge)  sa  musique  eteoit» 
th^tre  avalât  sa  véneidie,  i^t  ^  c^ve,  M.  i^n^UEer  d^U  jrepairtir  «yaoji;  dnirs^ 
mm:  POM^  WieBb£\4eii,  et  3il)eJiiGk,..et  ijious  iSivons  a8S#z  de.confianoe  en» 
reprit  4os  direcleurs.  de  rOpéra-Goinique  pour  (croire  qu'ite.iSffîsîiiwlc 
av4|q  mim^sswent  jiQe.jaiissi  bon^e  ^fortu^e,.  et  ne.  l<|isaero9(tipeiii^  pweliA 
Mji^^ut^i;san8^  qu'il  emporte  au  i^d  de[se,m^llerimagU]^Uo^J)9;Plu^jn9ii^ 
v^n^  4?,J4riStcribev  Je  souhaite  à  t(^^^u}^  qui  a,i^nt  encore.r^i^piAvi^^tHMN 
au  piano»|,M,vr^ç^  la  grande  i^^provij^tiof^Jnus\ci^^vf^eL;q^t  dl9.^;tA^^ 
et.dui!^uir:  ef  npn dç§  doigts  seulement^  de  rencontrer,  dans  |e  n^ei^ide'fi^iM 
radip,  K^r^t^r;  et,  «'il  est  en  veine  ce  soir-^,  je  Jiei|u::prédis  les  plw>|ïql))4|9,/A. 
1^  p\^S  ypi^  sensatifHis  que  Jla  musique  puisse  dciç^eir..  l^  manièreif^.  l^r^ylir^ 
zer,«e  je99i^.toutrà-fait  de  la  tradition  dps  fmt^es,  de cejux  pour  quireiEf^fti^^ 
tion  dai^S),!'^  Q'était  jamjEÛs  qu'un  accessoire,  l^r^u'f)  est  svssis.au  pf^ftf^^  |1( 
f^t  o^fiux  qi|^  joueic,  H  pe<ise.  Aussi  ne  doiH>^>i;i^Q  M  dems^nd^r  d^j(i]^ff|af> 
i^%  ^tr^v^gai^t  si  fort  à  la  mode  ciiez  certains. virtuosesi  en. jçr^c^t;  R.xiHWi 
4$wnefi^  des, phrases  sublimes;  il  mariera,  parles  pb^  sava^ijtes  nitMliilatlfflpm^. 
r^M^pj^^Mon  de  Peetboven  à  celle  4e  Weber,  la:peDS^,4e  lyjjc^art.à  la.p^|ii|iA| 
deiiSçhidiMtiiC^n  exiges  fas  davantage,  car  U  ne  sait  rien  de  ces  yeuK  (fdi 
roiit^^gprés  jdi4QS  fjBur  orbite,  de  ces  démoniaques  pantomime^,  d^  Kjr^ifini 
l?fi4  fiP9p9S8ibl^>4oyaDt. son  davier,  modérant  s,a  propre  fougue  au}iett,d^.|||ÎA 
KiobW:  la  brid^  siic  le  oqu^  ainsi  jouait  Hum^iel.  Après  tant  de  di|[agii4imii 
aKHue)l%|on'a.pu  assistert  on  n'imagine  pas  de  quel  ef&t:.est  ce  st^  w^•. 
slivréy  .oMiOAi)  itranspareut qomme  un  cristal  de.  rocb^;  puis  c'^t  nw^r  fioMM» 
dftitcmclieitViiediélicBtesse  dans  la  force,  dont  latéouitémaladiiredtt  j^ii4*/ 
M<^  Cbcfpin  ne  sauvait  donaïur  une  idée;  il  n'y  a  que  le  mol.aamqm  ^inm,i 
rciodre  rimpteiflioii  d'un  pareil  style,  ce  mot  gesitnd  ùoni  Goetjbe  aiaiai^à . 
sa'Seriiireliaqiiiiiiit  qu'il  parlait  ;de  l'art  classique*;.  .  .n'A 

^i'\-  ...•■■'.;:■•»•  -y  .  !         H»  W*»  .   •.»»;ii 


•i:     .}    .     :      . 

•i;    ,  ..1  /  •:• 
r.i"  ■  •■  •  L 


•:*    '■•TVpTfTT/T^ 

■     TfT. 

1  ' 

1 

■  '.  t     1'» 

1 

'ii. 

■  i 

II 

i'  ■      /■. 

>    r         I 


."l- 


••1." 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


.   ;i.- 


Ii 


■i       .< 


'  )'      I 


-•1.  » 


31  Jân^ier  \MX 


.   '    .  r   'il 
•■      in-' 

I.  •■  .« 


La  question  du  drott  de  visite  est  encore  la  grande  aftbire  du  Jour.  Toute 
autre  question  politique  iseinble  s'ef(iacer  devant  ce  débat  dé  droit  mïériyL- 
tiôiju.  Xa  diplomatie  s'est  installée  à  la  tribune  et  s^effoirce  d'en  hanni^^  W 
qôes^dns  de  politique  intérieure.  On  pourrait  s'en  féliciter,  si  ce  fait  était  la 
pîeuvè  que  les  questions  de  Pintérieur  sont,  aux  yeux  de  tous  les  pactis,  dèfi-j 
niâvçn^eht  résolues ,  et  si  on  était  assuré  pour  les  questions  diplomatiques^ 
d^è  discussion  sérieuse  et  mesurée.  Il  serait  péoibllErdè  vphr  ces'q^estLbn8 
obitîjpliquiéés  et  délicates  livrées  aux  emportemens  de  resprit.dè  parti  et  â|ix 
basards  d^unè  improvisation  téméraire.  i)'un  côté,  le  droit  public  n'oSre  rien 
Kfilm  difficile  que  les  questions  de  droit  maritime  qui  se  rattachent  aù^L 
ti^î^.'de  ÏS31  et  18S3,  car/  pour  peu  qu'on  pénètre  au  fond  ïecés  questions, 
on  ifèpcôhtre  deux  maximes  et  deux  pratiques  diamétralement  opposées  éf 
p^t^-^e  également  excessives.  D^un  autre  côté,  ces  débats,  par  leur  nature j 
a^tei  tous  les  sentimens  nationaux,  en^âmment  les  imaginations  et  rani- 
ment les  souvenirs  les  plus  irritatis.  Nous  serions  fâchés  qu'il  en  fût  autrêj 
vmÀ'y  l'insensibilité,  la  froideur  du  pays,  seraient  un. symptôme  funestç;  tout 
ert  préfi^rable  à  la  léthargie  nationale,  à  la  mort  de  l'esprit  public^  11  n'est  pas 
moins  vrai  que  ceux  qui,  au  fond,  désirent  autant  que  personne  éloigner  1^ 
conséquences  possibles  d'un  ébranlement  général  des  esprits,  doivent  sentir 
lai  nécessité  d'apporter  dans  ces  débats  la  mesure,  la  modération  qui  leur  éîk 
éni  même  temps  commandée  parla  dignité  nationale.  Les  criailleriés  et  la  ooltirè 
n'appartiennent  qu'aux  faibles;  elles  sont  presque  toujours  une  preuve  itifli- 
piussance.  » 

"La  discussion  de  la  chambre  des  pairs  sur  le  droit  de  visite  a  rempli  toutes 
les  conditions  désirables;  ^lle  a  été  sérieuse  et  contenue.  Nous' arrivons  trop 
taip^  pour  entrer  dans  les  détails  de  ce  beau  débat  :  le  pul^ic  les  connaît  de- 

34. 


5S8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

puis  loDg-temps.  Il  n'est  pas  besoin  de  lui  rappeler  que  les  traités  de  1831 
et  1833  ont  été  attaqués,  entre  autres,  par  M.  Ségur  de  Lamoignon  et  M.  le 
duc  de  Noailles  avec  une  mesure  et  une  prudence  qui  n'ôtaient  rien  à  la  vigueur 
du  raisonnement  et  à  la  franchise  des  opinions.  Aussi  les  deux  discours 
avaient-ils  produit  une  forte  impression  sur  la  chambre,  et,  malgré  la  parole 
toujours  habile  de  M.  Guizot,  le  résultat  du  scrutin  était  encore  on  ne  peut 
pas  plu9|i|fcér[^0i  |t.  de  Br^gli^  a  inis  diios  la  .betanee.  l^c^dsic^d^f  gprole 
et  de  son  autorité.  Son  discours  restera  dans  nos  annales  parlementaires 
comme  la  preuve  de  tout  ce  qu*un  caractère  noble  et  pur  peut  ajouter  de  puis- 
sance et  d^éclat  à  un  grand  talent. 

On  assure  que  M.  de  Broglie  a  enlevé  beaucoup  de  suffrages  à  l'amende- 
ment  proposé,  qui  cependant  en  a  encore  réuni  67  sur  185  votans.  Cest 
un  fait  qui  honore  à  la  fois  Torateur  et  la  chambre;  Forateur  qui  agit  sur  ses 
collègues  non-seulement  par  le  talent,  mais  par  la  loyauté  et  l'autorité  mo- 
rale de  son  caractère;  la  chambre,  qui  n'apporte  pas  dans  les  débats  de  pré- 
occupations invincibles,  et  qui  n'a  point  de  parti  pris.  C'est  là  ce  qui  la  dis- 
tingue essentiellement.  Composée  en  grande  partie  d'hommes  qui  ont  Tintel- 
ligence  de  la  politique  sans  en  éprouver  les  passions,  qui  ne  cherchent  plus 
rien  pour  eux-mêmes  et  n'aspirent  qu'à  terminer  avec  dignité  et  sans  repip- 
cbie,  dans. une, glorieuse  retraite  ou  sur  les  hauts  sièges  de  la  mâgisfratiire, 
ou  dans  les  nobles  loishrs  de  la  vie  privée,  une  carrière  honorable,  la  chaiiibre 
dès  pairs  ne  saurait  être  confondue  avec  ces  assemblées  politiques  qu'agita 
là  lutte  des  partis,  et  dont  toute  grande  discussion  est  iln  combat  entré  J^ 
hommes  qui  aspirent  ao  pouvoir  et  ceux  qui  l'occupent.  C'est  là  le  lot  Sék 
assemblées  populaires,  et  il  est  bon  qu'elfes  puissent  librement  se  développer 
selon  les  lois  de  leur  nature;  il  est  bon  qu'une  arène  légale  soit  ouverte  k 
ces  combats;  mais  il  est  bon  aussi,  il  est  nécessaire  qu'à  côté  de  ce  bruyiuit 
théâtre  où  se  préparent  les  péripéties  de  la  politique  du  jour,  et  s'accomplis- 
çent  les  catastrophes  ministérielles ,  une  enceinte  soit  ouverte  ^ux  intâ|i« 
gences  sans  passion,  à  ^expérience  désintéressée,  à  l'impassible  raison  d'tkftt. 
(Test  le  sénat  à  côté  du  forum.  Si  l'un  est  indispensable  à  la  vie,  politique  du 
pays,  l'autre  ne  l'est  pas  moins  au  développement  régulier  et  au  maintien  dé 
la  puissance  nationale.  Celui  qui  imaginerait  de  faire  de  la  chambre  des  pairs 
une  chambre  des  députés  au  petit  pied,  ne  ferait  qu'une  chose  ridicule  en'soi 
et  funeste  au  pays  par  ses  résultats.  Les  luttes  personnelles  appartiennent 
au  Palais-Bourbon;  il  ne  doit  y  avoir  au  Luxembourg  que  des  discussions 
^afbirès,  mais  des  discussions  profondes,  dignes,  fermes;  le  pays  ne  de- 
mande pas  à  la  chambré  des  pairs  des  impulsions ,  mais  des  lumîèreSi  de 
l'expérience,  de  l'autorité  morale  et  au  besoin  une  salutaire  résistance. 

Il  en  est  des  personnes  collectives  comme  de  l'individu.  Pour  les  états  aussi, 
la  perfection  consiste  dans  l'équilibre  des  facultés.  Les  deux  chambres  né 
représentent  pas,  ne  doivent  pas  représenter  la  même  faculté  de  Pesprit  hu« 
nifiin. 

Cest  à  la  chambre  élective  que  s'agite  dans  ce  moment  la  question  du  droit 


deTÎsite^  Od  n*a  eu  jusqu'ici  qu'une  discussion  générale;  Iç,  ooi](^)at  déçia^, 
oorps  a  oof  ps,  sera  livré  au  sujet  du  paragraphe  proposé  par  la  CQOindis&ion.Si 
ministérielle  qu'elle  fût,  la  commission  n'a  pu  se  dispenser  de.  le  propo^s^fij; 
€Ue,aurait  été  débordée  par  l'assemblée  et  aurait  perdu  toute  influence  suijk 
d^t.  £Ue  s'est  donc  appliquée  à  construire  une  phra^se  qui,  selon  le  go^t 
du  lecteur,  peut  signifier  quelque  chose  ou  ne  signifier  rien  du  tout.  C'ét9i|.)ifi 
problème  ingénieux  qu'elle  s'était  donné  à  résoudre,  elle  Ta  à  peu  près  résq^j^. 
L'esprit  ne  manquait  pas  dans  la  commission.  Nous  croyons^  cepend^n^^oiii^ 
06  travail,  destiné  à  satisiaire  tout  le  monde,  a  été  pei^e  perdue.  Le.g9]fa- 
graphe  de  (a  commission  sera,  nous  vouloirs  le  eroire,  adopté  par.  la  phaoitoi 
mais  après  les  commentaijres  les  plus  explicites.  Ajoutons  que,  sf  roppositiop 
avait  quelque  peu  le  gouvememcat  d'elle*méme,.elle  s'abstiepdrait  de  to^t 
amendement;  elle  ne  s'exposerait  pas  à  unedéfaite;  elle  se  dirait  que  l'e^e^- 
tiel  pour  les  adversaires  du  droit  de  visite  n'est  pas  de  changer  les  termes 
employés  par  la  commission,  mais  de  les  expliquer  ^t  de  les  cpmmentex.  £41e 
aë  (dirait  en  outre  que  le  commeDitaire  serait  d'autant  plu&  efficace  et  d'^utafit 
pliis' embarrassant  pour  les  ministres,  qu'il  serait  l!œuvre,jdes  conservate^fjf. 
£Ue:8e  dirait  que  l'opposition  n'a,  besoin  ici  que  d'adhérer  et  de  gco^  îa 
msjorité  contraire  au  droit  de  visite.  .     ^ 

n  est  fort  douteux  que  les  choses^  prissent  ai^si.  L^s  uns  voudront  doni)|ir 
à  leur^  électeAnrs  des  preuves  éclatantes  et  personnelles  d'ardeur  natii9n9||f; 
Un  aatres  essaieront  d'un  amendement  qui  puisse  démolir  le  saipistère  à  l'e- 
stant. >wéme.  C'est  ainsi  que  le  cabinet  peut  espérer,  une  victoire.. ï^lus  jj^ 
amendemens  qu'il  parviendrait  à  faire  r^eter  seraient  hosUles.et  pr0S8anft|'ft 
moins  par  contre-coup  serait  significatif  le  pari^aphe:  de  ja» /gpmmi^sjipB. 
Q€Bt  toi  amendement  qui ,  une  fois  rc^jeté,  ne  laisserait  aucune  videur  P  ce 
-putfprapbe.-  ••;'«<(*<l 

• .  iLr'éviènemeot  mémorable  de  la  diseassioa  générale,  àla  cbambcejdefl4^ 
|iilé9,:a  été  le  discours  de  M.  de  Lamartine)  ou,  fomm^  on.  fa  dit,  l'acto^e 
M;  de  Lamartine;  car  cfest  l'acte  qui  est:  tout;,  le  discours^n'es^^rî^n.  I)  ftiCnL- 
valoppé  de- sa  magnifique  parole  des  idées  qui  n'avaient  rie^  jde  neuf  «  rien 
4a  piquant,  des  ajccusations  qui  ont  fort' vieilli  et  qui  n'aVi^ii^iM^  quelque  ver- 
deur que  lorsque  l'illustre  orateur  mettait  au  service  des  centres  toute. k  pui^ 
sttsedesoii;  talent.  Mais  n'iiKsistonfSi  pas  sur  cq  point.  Qu'un  icws^valeur 
paaae  à  la. gauche  ou  qu'un  membre  de  l'opposition  pénètre*  dans  les  rangs 
des  hommes  gouvernementaux,  nous  n'examinons  que  les  résultats  pqli^* 
Ques;  il  ne  nous  appartient  pas  de  scruter. les  coqscienoes.  D'cMUeur8«.QMK9s 
l'avons  dit  aux  premiers  symptômes  du  fait  qui  vient  de  s'açoompUr,;|fv49 
'Lamartine  est  de  ces  hommes  qui  agissent  toi]ûours  par  sentiB[ient|,pair,'tin|iî- 
fathieou  sympathie,  mais  jamais  par  calcul.  ;  :.!«s*if;»! 

'•H.  4e  Lamartine  nous  a  dit  trois  fois  qu'il  passait  à  l'oppositÎQn  el;qu'iVj 
passait  pour  toujours.  Soit  :  c'est  son  aâaire.  Cependant  qu^  f«:a-t:i^  ap  seiur^e 
ro[^sition?  Quelles  ressources  peut  lui  offrir  l'opposition?  iQueUesnassojwroçs 
fiB«il4lioi  apporter  ?  Cest  là  ce  qu'il  ne^aous  cet  pas  dopnéjdQxspnipnf^iliw. 


^(M  RBtÙB  1MB8^  DEUX  liaNBfiS. 

;ikl  iiXjMàYÛne  isci  titravera  p«tit^éM  d*aco0rd  àvèo^  ^nr'qiielqiièir^^plfib- 

'âoiis  dé  Mfohne  étéetorale ,  sur  radjonotioii  des  cApaeltés ,  mrhê  intoiep»- 

.  iiMIlt^v  q(àé'kais4)à?:Mais,  nHû  déplaise,  eelie  soni  ^s  là  cfos  qiiéslioeiB  W- 

j^îtàiles  àtijmr^âlitti.  A  part  quelques  é<!dvains  et  quelques  dépiitésvqeipèMe 

'ttnn  eemëtnentàées^estioi»?  qui  s'en  oeoupe?  Peiti(nine.'  limite' ^doli^ 

VksXétieat.'A  ii6t  endi'dit;  raccord  entre  M.  de  Làmàitiife  "et  ireif^pOBkkJn 

éM^H  réel  on  lt'ès^H  qif apparent?  Plein  d'idées  générètises  et  -de  séntiiiièllb 

ëjJtMOisxft,  M;  de  Lamàrtitie  e^ ,  par  ^efn  e^it  et  parsës  letidaftoeri,  ^qutiqàb 

'^iCûsmopbfite.  H  aimé  la  paix;  il  be  veut  poîttt  de  goeite'ofifeBSivé;!!  m- 

'j(tb(ttlle  les  cènquétes;  c'est  dire  qu'il  réspeefte  les  traitées  éé-l'8i'4  «t  ISlSç^il 

*ëit^iiatitlit^p6';îïïégrd{)hile,  et  nous  ne  ^ons  pas  si,  au  risque deiikrfr les 

'ili^ers  étendre  liéur  infâme  et  abominable  trafic,  M.  de  Lamanlne  vemk 

àiyéc  plaisir  sùpprimelr  le  droit  de  visite.  •    .  i.   vu- 

'ITésprit  de  ïa  gauclie  au  contraire  est!  tout-à-fait  positif.  On  la  méconbaft 

lèrsqu^on  M  reproche  de  n'avoir  que  des  idées  vagues  e«de  âé^pas  savoirve 

^'^e  veut.  £ilé  sait  parfaitement  ce  qu'é^  veut,  et  seà  idées  sont  «ivètésK 

Jiiltqà'à Tobstinatlon.  On  peut  croiiHe  qu'elle  désire  l'impossible,  qu'elk^^ie 

î|>rô|posé  unr'but  qu'on  ne  saurait  atteindi^^mais  ses  désirs  sont  ooMuÉ^'le 

but  est  déterminé.  La  guerre  Feffraie  peu,  les  conquêtes  ne  lui  déplAJiMlt 

'l^iilt;  les  traîtés  de  1814  et  18t5  hriisont  odieux,  elle  est  sans  ^»àd  tihllan- 

tÉn^,  mais  d^Dnie  philanthropie  qii! ist  la  gène  guère.  Cest  ainsi  qb^^'ilent 

iâVànt  tout  r^ibolition  du  droit  de  Visité,  satff  à  voir  après  ce  qu'il  advilBUMi 

'  ée  là  traite  des  noirs  et  de  l'esdavage.  Bref,  on  peut  trouver  la  pe^it^qoë- Ae 

'l'e^o^ûon  imprudeme,  turbulente^  témérait^;  mais  ilii'y  a  rien  là  4ë^  poé- 

tl^féé' social,  d'humanitaire.  •}    i^o'ti 

'  *  'Faitt^l  dire  noti^  p^sée  tout  entière?  M.  de  LamâttiBe  est  poussé  àfd^- 

position  plus  encore  parce  qu*il  n^aime  plus  les  conservateurs,  quépsr^ftiiïl- 

ifetiita  pour  la  gauche.  Ha  cru  de  bonne  fdi  se  sentir  rapprodié  des  «itttlpnr 

-Àeto  Mul  qu'il  l>ris&it  ses  liens  avec  les  autres.  La  théorie  Hn  a  dit  iqu^a|K^ 

tûnit  tl  Êiuft  «e  mettre  aveè  quelqu'un  et  ne  pas  marcher  seul.  Sa  nartdre^plts 

ibne  4^e  l^  théorie,  remporte^  sur  ces  combioaisens^  politiques,  et  Hiolair- 

èhèrÉi'ftéttlvt>ii'à  peu  près  seul.  Qu'il  s'en  oonsoie  r  e^est  ainsi  qbe  M  «ompé^ 

4ëfit  lés  ttigles.  ;   :••?  l'rii» 

'  '  '  >Qttèi  q«ll  m  s6it,  le  ïdle  de  M.  de'  Lamartme  détient  dif&cile,  sa  posiëiii 

!^MB<délicat!e.'PhiS  il  «Isolerail  des  -tiommes  parlementaires,  plus  «les  pMlis 

-^  S'agltèut'en  dehors  delà  légalité 'fixeraient  les  yeursur  luiv^^  poii'r* 

^IMènt  tittèrrir  à  son  endroit  des  espérances  que  M.  de  Lamartioe  iie  féaD- 

"itorUt'éèms  pas,  mais  dont  il  serait  déjà  déplorable  d*dti«l'objetit.a<ptm1e 

tfë'M:  ie  fiaftfartine  étt  si  puissante  !  si  propre  à  remuer  les  coeurs,  ià  enJtér 

les  esprits  !  L*illustre  orateur  le  sait' bien.  Les  hommes  auxquels  la  iVovidlftue 

'^«'éèèÉélèi'feu  ijftcré,  lés  t^i^inces  de  IHma^nation,  doivent' {diisiquelioiit 

'MM",  IJaiis  les  oràiges  dé  la  pblitlqm  ménager  ImUr  parole  y  oofitmlt^liqr 

"fEMte.  ^  péu^ifit  ajouteH  à  la  tempidtë  ^mme  ils -peuvent  IV^issn  ttoimit 

ill^t]éifae4étu('iMirHèra,<dMrftuts,>  ^isuMàkr^tm 


«ÉtéiMenB  de  M.  de  Lamartine  nous  rassiiteilt/ll  a  pu  se  déttëliter  des  eèlf- 
•Mrrofleors  de>tei  t?hainlyre;  il  ne  se  séparera  jamais  de  r(Mln»|^Ui«i.'  •' 
:  ii:«iettcmtnree8t  entrée-  danb  la  diseussiOB  des  paragraphes  deradrèM/A 
jprajposidu  paragraphe  où  il  est  paiié  du  bon  ordre  dès  fltiaDées  et'du  êrédit 
pMéfisndé  sur'noiPé  économie  comm^  sur  noire rkiMeme,' Ml  J^tl^im»  Le- 
•IrtMvei'TBiilait  ^^en  ajoutât  :  et  sur  wùirê  U^auté^  GMà  poor  êsiittlHf^tttie 
leçon,  une  admonestation  officielle,  si^etiiM^e,'  ftti  gottrefsémeut  dès  Étafar- 
^Mri>'Mai6  qta^a  donc  M.  Lefëbvre?  QàelifrkM{iiiééuée4*agMj  lé  tttiifrtileéte? 
-M^paratt  sitre  donné  la  mission  de  nous  brotlâler  a^^ee  Pttiiî¥tori-yiil  btitA  dé 
Bllv,'q«V>ii  leiiomme  nihiistre des  fhiafiees,  et  quMl  ii*ehsoitpW<^tie8tiôn. 
H^bdiseÉléflanit  besoin d^n  porttffeèille  poiirse:caItner.-  An soirplus^ èonimé 
^tiib  É^st  pas  troufé  dans  la' ëhambré  «n  seul  meÉlrlm^i  Tait  iip{>uyé, 
-'VbBMpdement  n'a  psis  e«  les  honneurs  d'Un  vote. 

Le  paragraphe  qui  a  trak à  notre  polMâqueen  Orient  à  "^miié  IM  à  uiie 
i6nga»ét  inlé^esBante  ^discussions  à  laquelle  ont  pris  part  Hf.  te  rtrrinlstrè'des 
dffinrlfe  ébaoRèiléis ,  M;  de» Camé  ei  M.  Janvier.  M.  DHirid;  atièicM  édnsol  à 
te3rniie,ia  propaeé  «n  aiiiendement  dont  le  but  réel  était  dé  poù«ier  le  ^- 
•vÉmemeiit  h  veasaisiF,  en  Orient,  stir  les  populations  catholiques, •'<ini^'§;f^^Hie 
4ÉfluBaç0i'UDio  protection  exclusive.  Nous  le  evaîgnons,  é^est  Ù  lili  â^ehrd- 
tfsaiey'plën.!sans  doute  éè:  bonnes  istentions  et  de  uc^es  seviiinens.  Oh 
oublie  trop  que  TOrient  n'est  plus  ce  qu'il  était;  qu'il  a  eu  ses  téVolbtilHis, 
ifoei'etnptve  a  été  démembi^f  qu'il  s'est  fortné- à  l^téil»'iH»ya^iiii9èhii6^ 
Jffioyauine  de  Grèce,  royaume  qu'ir^mt niahitenitr  à  tout  prix^j  tî  aghmdfr 
'«ÉjouTsi  eela  est  possâ^;  que  rOHent  estlooijoiitis- à  la  veille  d'uMte  grande 
«îse  fiolitique,  d'une  crise  qui  pourrait  agiter  le  nfoAde  entier  et  ameMr'ide 
gmées catastrophes.  Il  est  évident  qu-eh  priésènee  de  œs  faits  noifif^e«M\i  Jli 
4i|dofBatie  a  dil  modifier  ses  allures,  élargir  mu  tisvisod,  et  V0irde^plu§1iàut 
liStBiéaiés  questions  qu^on  pouvait  traifer  jadis  comme  des  qMstiOtfS  tilutffB 
latnlÉs  et  iA>lées.  Ge  n^est  paS  trop  du  osmeours  ûtf  fEùmpi  pour  '  ^^rèr, 
ifeeèla  estpossiUe,  une  solution  pacifique  et  équitable  du  problème  orientai. 
Ce  que  noua  reprochions  à  la  diplomiiatie  européenne,  îdo  A^est  pàS-son  in- 
lorifMtion,  mais  sa  lenteur;  ée  que  bous  reprocherions  à  la  Adtre,  ce  n'est  pas 
ârieonférer  de  ces  grandes  affaires,  de  ces  graves  oomplieations,  àivee  les  autres 
4iflomatie^  chrétiennes^  mais  c'est  de  ne  pas  le  fisire  avec'  pldS  d*énèr|;lé, 
plïsideTéiolutien;  c'e^tde  ne  pM  faire  assez  sentir  que  la  France,  éeaflt  évi*- 
èMpseiit  la  plus  désintéressée  dans  les  alfbhres  matérielle»  de  rOrient|Ba«- 
■dt'àu besoin  dépl(^ery  même  seule,  au  profit  de  l'humanité  et  du  eb^totiih 
■ip^e^  une  puissance  que  les  plus  malvdnsms  ne  pourniient  ealomnlei^:  tAve 
AMÉnipIps.résolue  et  au  besoin  plus  énergique  sthMalMi!tleseiilîbDiet8,'qui 
■tifinâniient  ni  être  devancés  ni  s'exposer  à  des  oomplicatSons  iâtftli^uéi, 
fifanpoéerait  à  ta  Portai  Riest  ridicule  devoir  les  emvoyéé  bé  rEbéfilè  jbués 
pw^dé^ministres  turcs  en  l'an  de  graee  1948. 

Qooi^Ul  en  soit',  la  question  a  ohongé  de  faee  aujourdlittl  à  la  ohambre. 
l»  uonimssioo  avuît  modifié  le  pavagraphef  iu  plrojeii  etMi  DtrvKI  S'éàit 


089  REVOIR  OBS^  I^ECX  MONDES. 

limd  à  la  nousvelle  rédaction;  maU  le  paragraphe  disaat  .to^jouffSi4lle'toB 
popalatioiiB«brétâeiuie$  de  la  Syi^ie  avaient  obtenu  une  adiniiH$tcalkNi.eMr 
fono^.i:  leur  £oi  let  à  .leurs  vçei^x^  M.  Berryer  a  proposé  de-dire  leulemeâl  : 
<;L*établi9aeaiept  d'une  administration  plus  régulière,  »  Cet  aniendenii|Mil)» 
vivement .flpmbattu  par  le  ministère  et  par  le  rapporteur  de  la  ùoamnMm^ 
sofit^Upar  M^*  J>afaure,  Lamartine  et  Vivien,  a  é(é  ad(^.àa!Mnitin4aè- 
Cfe||i^£fi^j.o^i^#:i06  voix  croire  ^3.  >  .,-.  -^v.u  .  <  '  a 

.;.f|t^,^DfK)i^  tMie.fois,  eiiies  affaires  d'Orient  et;le$  autres  pointp  de  l^dnn» 
H^ B^  i^D&i^Jwm^^ut  que  4^ questions  secondaires  etqui  ne.fiientitHUtf- 
nH9?i(  l'attention  dii  public.  C'est  sur  le  droit  de  visite  qu'eUe  se^iOopceBM. 
On.^eat  que  cette  question  pourrait  seujki  .ayoir  une  double  et  grande  portée, 
on  plus  grand  refroidissement  dans  nos  relations  avec  l'Angleterre,  peu^étte 
même  une  sorte  de  brouillerie  et  une  crise  ministérielle.  Cesl  là  ee  qwe  ïé» 
uns  lespèrent»  cex[ue  les  autres  craignent.  Inde  irts.      >  ; 

.  J^u^u'iciles  ch^s  des  grandes  fractions  de  la  ohaodbreit'otttfas  abordé  là 
trî^Hm^:^  siyet  du  diQit  de  visite.  On'n'a  pas  entendu  M.  Thiers,  M.  &nrot^ 
m|.  Dufaure  et  Passy,  M.  Berryer.  Il  sérail  .aingulier  qu'iuie  discussion  qui 
pfNll^i^iit  avoiii  de  n  gravée  conséquences  n'amenât,  en  présence  de»  • 
très,  aucun  des  chefs  reconnus  dans  les  rangs  anti-ministédefe  ou  pois« 
'  niistè;iele:  de.  la  chambre.  Diaons  cependant  qu'on  annonce  un  diapoQiB'4b 
BfhOdilonrBarrot..  ,  (,  •,;•.•,..!•.. 

.4>^.Valaques  imtnonuné  leur  nouvel  hospodar.  C'est  M,  Bibeson;  Lee«ae 
a'QbstinjB^t  à  pe  vçiiren  lui  qu'une  créature  de.la, Russie^  les  autres,  te/nf^ 
p^fl^t  qi^'il  a  été.  élevé,  enFicSACQ,  comptent  «ur  sesaentimens  de 
a^ii^  fit.d'^ecti^^n  envera  le  pays  qui  lui  a  :été  une  seconde  patrie.  M 
Fraime  q^'il  estjié  à  la  vie.de  ^intelligence.  Quant  ,à  noUa,  nous 
croÂre«j)^,jquelques  renseigpaemens  nous  autorisent  en  effet  à  penser  iqpia 
M.  fiibescotSflwea.s'éleyerà  toute  la  hauteur  de  sa  situatioa,  et<qn'UeneDniil 
pi:eQdV9|toute^  letfcAécessités.  L'boapodar  de  la  Valachie  ne  doii:élre  ni  HmA 
Qi^AnglaîSi. ni* Français;  i\  4fnt  être  Yalaque.  Ily  a  beauooupà  faire  idam 
If^  piovinoea  danubiennes  i  mais  rien  ne  peut  ae  faire  que  modestement  ^31 
pefit, bruit  et  en  vue  d'un  atenir  dont  probabiement  les  hommes  d'au^aw^ 
d'hui  ne  jouiront  pas.  Il  Sml  le  plus  noble  de  tous  les  courages  qui  est  tMk 
dei  falrele  bien  sana  espérant^d'en  voir  les  résultatSf  degreffer  Farbre-dQill 
nos  héritiers  pourrop8,eeula  savourer  lea  fruits.  £t  ce  bien ,  si  modeste atdért 
sptére^quiilpuisseétre ,  n'est  pas  moins  fort  difficile  à  faire.  Il  nfeal  pat 
dy|:PiQ^tioP!.pius  délicat  plus  sqabreuse  que  celle  d'un  hospodaréeaproi 
d^  J)anMba*  Que  d'iiM^rigues  s^agitent  autour  de  luil  ;  Que  d'influenœs 
sées.etr^QlitaUea  è  Aiéo^gc^r  i  Quede  faux  amis  !  Que  de  protectettr8.parfiëatf  i 
Quf)  d'^iiemis  ouvertset  cachés  !  Ces  princes  rapp^ent  les  petits  sottaeiaiM 
deL'Jttalif^j^l^^A^^  oieyeni-âge.aélasl  que  pouvaiem-ils  malgré  leur  admiittUé 
sagacité,  leur  incomparable  adressefJLesévènemens . étaient,  phia  forts  qt^eonq 
l'habile^.  est^néeeBsaMra^iWaÂa  en  politique  elle  ne  suffit  pas  sanslaifoMe^ 
I^epvlkvmBnt^ingl^ift  «a  f e^irend^ 


Gmimm Jadi^cûisîon  de  l'adresse  «téaAn^ètemlManfmiip'pluB  nf^tte 
q«»oifeC2  nob»,  il  se  pourrait,  »  lé  dâmt  dans  Ia>«haiiibv6  des  dégtitésfleie 
tnmnepas  cette  semaine,  que  le  fév  detlsdisciissién  ooglaiie  ilnt  ee  MMr 
a«ee  efdui  de  tios  orateurs^  •■'!  -  •    •         =J'm    ••'■r'-"ii.-- 


il  parait  que  TittSiienee  anglaise' vient  é*éprawrw  ikn  édié^  à  Lirtieraw:  Oa 
4Ul  que  le  traité  de  eommerce  était  conreiia,  paraphé,  qa^  ne  restait  qe^à 
wiiji0t  les  tarifÎB,  et  quec-est  suv  oe  pomt  capital  iqoe  le  Sissenttiinettt  aéefeté^. 
Sièt  BOttTelle  est  fondée,  die  n^est  pas:  snâîmpoftaDeiBi  Im  feumnetneùl 
eapagnoi  osera-t41  oonchire  us  traité  qae  reAiaé,  indiieetènaent'^iHiidBÉ^'ite 
Saaveentttieiitportagiiir?.-  -  .-^ui"  ••'>.-  --'{>  ^ 


•  I  *  • 


•■■':i"  > 
'«I    .   -i    .'»•  T.'î    .»    »     Il  M'.     •  ■   ♦   U. 


I       ".'.    'Il'  {\ 


•••M,.( 


:••  f*'  ■  iji'h 


THÉATBBfHANÇAm.  -leyrlM  da  «W^AME. 


•  «* 


.  <; 


l'.ii 


'Ui 


"J 


On  sait  qu^ia  Jour  l'un  des  sévères  institoleiirs  de  Porf^otal  tfOarmenlrilÉ 
,H«a»>tiacii»  poor  avoir  In  an  roman  «  e»^ette,  or,  ce  i^;  <i» K, 
sait  aiîflsi^^  éthït  Théagène  et  Chàriétée,  qtte  le  Jeune  éoôlier  liëttft  dàibs'lè 
iBilfrgrec.  11  me  semble  qn'avee  ce  seol  fait  Pon  pénètre  diiiHi  Pame^  de  Ràdhé, 
«tVaiv  y  tissiete  à  la  naissaiaee  des  pensées  qui  s'y  développèrent  nvét  tanV^ 
fnoa^vRacinè,  sous  les  grilles  dn'oollége  et 'dû  eéhi'd*i]bAe  rêdlgiott'âfistèiV; 
était  entraîné  par  les  premiers  instincts  de  son  cflem^Véts  lestîatitésri'^dte 
énrnoBde  antique.  Autour  dn  somiyre  m^astère  où 'les  jottft^'dèl'étilSè 
iféeeiBaient  pour  lui,  la  natupe  Tappelaift  paf  ses  ircnx  pitlennés.  Vétliiè','li 
Mras  de  Làorèoe,  notre  mère  étemellenNMt  jéukie  et  iMfflë  n^éisaitlui  jéfUit'iÊàà 
à  travers  las  hautes  fenêtres ddcouvent.  Vtûteiût  lépdndait IM  Édd^ 
dé  la  déesse,  mats  furtivement  et  àans  trop  se  laissiir  distlrtiiire  déif 'ip^^ 
pMjtiquesqu*on  accomplissait  sous  ses^yéux.  Dans  soA  coeur,  il  y  Miii  plaiee 
poorka  deux  eultes  entre  lesquels  se  partage  fer  i^aiM  humaine!  Après  s*étrè 
miÊaoeé  dans  les  pages  de  TertoUien'  et  de  limitation  du  Christ  «omtne  nk 
fvomenenr  solitaire  s'enfonce  dans  les  ténébreuses  galerfea  d'un  'èlOttrè,*11 
priisait  joyeusement  sa  volée  à  travers  les  pagea  de  Théo<)rite  ireMi  ilM  TMWpé 
aB<«iel'tranapa]tot.  •    '■*■"'     '  '•:  ■'•^'' 

M  Ijea  œuvres  de  Racine  offrent  toutes  le  mélange  des  deux  sentimen»  qui  se 
Ipirtagèrent  son  ame,  f  amour  inné  de  la  beauaé  antiqae  et  le  dëvouefnetlt 
«Bx  lois  de  la  morale  cbrétiAme.  A  M  deux  aentlmens  qiri'pttMMfti 
kfi,  leur  essor  dans'lesi^dieuaes  années  de*l>iiA»éc^ 
messe  en  ajoutèrent  un  troisième,  le  culte  soif  mit  et  UtààtU'éë  l'élégadéa 
eafoise  que  faisait  alors  régner  sur  l'eiplrit  fluttij^  le  pllHr<galaii»'d<A/  Érttt^ 
navquesj  De  là  dans  ses  tragédies  je  ne  sais  qéellé  himlèvènbttiiiailte  qui  *iie 
vînt  ai  dnwleil  qu'arrêta' Josué,  ni  du  aeMfr^tet  PMdnl  m*)àM»i  mais 


•fW^itf!4A|lcli  B(l«a«tintdoBàor!iibetifiBé>[Al]S  exacte  de^  pîèéeffdefRaeftie^llle 
ttiHtos^étPe  i»  ^tndièkMv  lolBg^nëK'trékis  i  doqs  ,ee  ^  grand  t^vov  QUtmiV*tdë 
ce  splendide  palais  où  la  royauté  eut  son  Olympe vl'aneniblégeifAespluft 
lélraiiicMBisti'ièHWft  deiVart/arealttoberiiitéste/pl^  et)M<pliisÂ>u- 

^|i|^iiM;deklikinMCii|pe,^d^af})r£8<|M»rtant  à  lean  odmnie'^es'fririlB 

4l>lte,  (d<»)m)lUeiif6ejgif«|iéoiciif*ditf  au  YDiiflèu;  deMfoète 

Hmu^éimm  «^eHflftilianNmtéeSf  d«s:pDi€iqiiék)liniiiacux>aii  bout 'des  aHMs 
||rofimlasiiidet«tHiiM44oB  leatasv^^^êDtoBiiee^ët^èdôtéde eeèfiiMlPMi 
cherchés,  quelque  effet  bien  autrement  propre  à  remoerlelseeqiViitrliBanriMt 
simplement  du  rayon  tombé  d*une  étoile  sur  la  pâle  verdure  d'un  gazon.  Les 
créations  de  Racine  présentent  ces  mêmes  contrastes.  Comme  Versailles  paré 
pour  une  fête,  elles  ont  leurs  sources  artificielles  de  clarté  et  leurs  ornemens 
d'une  recherche  magnifique;  mais,  comme  le  parc,  elles  ont  au-dessus  d'elles 
un  ciel  pur  et  profond. 

Phèdre,  ainsi  ^foKf^MIgi  M»  àtrft^^gJMëîd^ll^c^fh^;  "ééunit  les  trois  sen- 
timens  qui  existent  chez  ce  grand  poète;  mais,  il  faut  le  reconnaître,  l'amour 
fjtM^^iHifiHtiiyr^tiiiJW,  1^  y  40111110' d'une  &çoB^triomt)hanM  leotiittens 
§^^Tjmii»^  pi;pdwsepV»4'M9e;6i^<.ii¥ilheureuâe  dana^ie  tôle  dtBippolgrtv. 
/^fif^6iàm\i  ^Qtièp^mmitBBtiqup,  jMésieiilaitci^ead^ 
%|^  j()f9i«;^am  peiiireraflyoqitiip,  quoique  trte  smssâiM, 

(Q^secwèt^ JmWi quI^nKrfHMnufnt an  ilMié . deK  mOÉastères  les  filM  «OfasauÉw» 
IHI.fjel,  ^^^.c^ltti:  q^'^lkni^BQWiDeiit  jmtf  diviBi  épomq,  lOè  cMnmènsii|«l:ti 
i^l^ii  ^Wf^^^  tIBNPt  fia  pni^Mimoest  «i]pveraftiie,ies  inminetpide  not»M 
tfn)[^§ti?y  l'QiftiK^^/^'yEqinpiderrft  <!^  o'«il;ia«eeiD)«ileqtt'41  FenitMieiife 
jQo^pijQiiepftt  ,qB  }»^m  'tiomine-i^îi «rplw^t!  im%  le»'beUiqimix'plnbttn  fbtîgonft 
lait^i^ilfh^^ilefffoipiwà^rr,  éprouviarttiljliifteoômplètetnitupliUité^de  sen 
|i9.c;|IÂmaf»e9mfiM;c4ttitjde4li^^ff^  ^^oit 

SMf^)i49/4éHÎA^te)fri^(»UK(tveo:tan;t-  de  poédê^eèeiel  oùnyoïine  u|l  Jonr 
4qMi  9^^  féoffMi^Q  fl^nr&^etm  sovwroe&^â^eiitt  tire^  pleinde  miirBnlr8s.<(t 
ifi  soMpimcK>M(iBto^8milwiémrde  Véous,  tiedifi^l^STinif  à  sba  cdsur^ttai 
fffa  fotHi^  f^ff  i{6q4  de:  so^ame ;  ainsif  querlà  viergei  Ydnée^  au'^ignem^iira^ 
i<|ltW  <W»»^bP9«ril)<oU»S)ieigBl|reg4ma^ 

forêts  les  mêmes  visions  que  la  religieuse  devant  son  prie'dîeqih- Mnbioelil 
«dmjraUef^Qèae  qii«hlt4ri^qiilD»ffraAçaisii^a  poiM  eonsefervéë,  où/  PonirÉp- 
fKWle^à.Tbésé^  ^Uiffpfyte  iMNnttnl},  Diane  appareil  à  son  fevonri' pomf-riiiii 
<JKiiilMBr)d0r{n^iimf^i(peg  fsdo^  cete'cst  pdmiilàlutitnoiiîMÉ^ 

iM»k^iii64k^;4!lii(h9Ci9biie0)oa  d*i»^  ehrétiénlaiiiioit 

!^il99>^t<il«B9'4«9  tniof^rli^d'«nlh0usi^  qo^^elli:  oMm^^xm^oimà 

Wfl  iHMiMMrfâii^  eCipDetfiHwfe  iàVm^  fntienne;  mais  cepeadànt.^  y  «'«m 
4irid();ite;rMMiih)f$ieomire  ^.9oè^  dans  le  pblals  éê  TMsée  et 

Pftk  qi^\m\mi^hÊMm9iltttÉèim»im\^^  le  même  isebsuii^  ànrh«il 


éQcM p0DF«nit6iur  laoïréatare  huhiaine'daiiB»l»'nfdoùtab]«-]^^(^iA^1iE[ 
iÉnière  rie  cette  vie  a  la  lumiève^  d'an  autre  mondai  Rabine  ijé^'^^t  pdliit 
«Bnri'4a»>idétes  àè  sa  ^religion  à  i^éga^d-d'HipipolytêikiàrèdmpMllii^ 
qu'il  y  avait  de  sympathique  avec  ces  idées  dans  le  fils  de  F  Amazone^  Il  liwil 

employées  au  contraire  ^  rep<»usser.^QUèrelne^t•i^^/«afi9f^e).M9>l*^I^é  ^^ 
la  plus  intime  essence  d'une  religion  étrangère.  Au  lieu  d'être  l'amant  radieux 
4;u))^,f(â9^,  ^ppolyte  ^'e^  quuii<toid  ctievaltec  ay«iia)Unfk4aqie  qi^'dl  ll^r 
Dore  d'un  culte.jr^s^tueu&eQient.^Uc|ai.  Fig1lMÇ9*vo^f:l^lpQè^  ^  VQviailt 
fiigi)fffe^f^9^  Jh^è^eo, SGjèm^,  rampl^cenai^^les  l9uUyi^li3^4^rAra8 1^900 
^oi|f;,«|^ryLtuel  pomr;le  /^SLide  Dieu  |>ar  un;Ç<;NE^n»#s(».4'MnQ  ga)^p)fvrÂ9<aré^ 
fjçnfée ày^  w  jeune  «^iga^ur 4e8 environs Af^,^(W çç^r^t:  vow.aui]es;#« 
Qy,>.£Mf,RaGhie|.  A,M/cujQ.a  ^ûvil  Içjg^i^i^e Jajin^  o^Jat^ura  d'Actif 

fffjfj^ne.^imrait^iirf^quekm^, chose  de  («rper^aupagi^  in^rtQ,>Q)u6/ii  ohofobcH 
jrait  à  s<^  c9pproçhcr  4e  ïê^^Lu^^  plua  il  feraù  parait^  .^shoqoant  la  oaiçaetèfe 
.||{jCil.]^)u4r^^t  rendre.  Vliabil  de  soie,,  le  chapeau  à  plumes,  tout  le  oostiwie 
,4j^^i]f^usal  di^^teyrs  4fa^tre£ois  n'était  que  l^.^raductien, exacte  et feU^ 
.tap^id'Hii  isemblajblerQle^JUçine  lui-j;néme  l'a  ^  hie^i  compri^i.qu'U^^^G^igç 
Jg.^Vc^A^  S^  pièce  ^^  Mrajçi^piorter  d'avance  sur  mj.  a,^filf|e;persQaiiage  KivXjMt 
'^aif^i^MMf'^m^^  grec.sur  )e fil3 de  l^liésée.  JUpi^ce  an^iquei^e  WHvmait 
\ffiPR9^t^f  etXa.piêce  moderne  se  n,o»uti0 f'A^r^i.  ' ,,  .  ;  ,j  >....,  .  ;,-.  ., 
M/?Mdi:ei,yoil^  le  j^Ale^oj^ le  poètea.  mi^  \x»^ Sjop  habilité  .et  toute^is^fiiaer 
tfi^H  v^^.le.rôl^.  qui  re^^^^bie  à  <^  gigaRl»ique6..a£fmEeA^  Qej»j^est4^ 
ffmjaaa  dfvii^j,  qu'ua.mort^leptr^  upegénérsitipn.fj^ut.eDtiièrf'eilt  tassez  lort 
•§aus  iM^^r»  jQueir  Phèdi-e  çom|n^  ^l^r»  a  été  Q<^pi!ise.par>KaeiiHiv.o'est 
if|viHi(,re{^:Mne,étinceUe  d^  C9(! «Mnouf?  sacrf^pour.jla  poémimfilique^tisent 
sortis  les  figures  de  Titien  et  les  vers  d'André  Chénier.  Avec  les  magisti^^pies 
^p^4^soi) ame.vers  has grands sppçtaples d^. la naturem^llés auvi^qfpQrte- 
jQepf^. victorieux  4^  ses  sepos,  avec  i'entai)i»^:^jplepdi4e-0t;myi$téneHK|^9^ 
jpEMpilll»  im(DOi:t»lle,  la  fille  de  ^iuQsi  entc'4Hmne^w  ^pd  4^iP0^v^.iQœun«|fi 
^tQ^  de  rêverie,  profonde  /çtlmpi^eux  coiaupe^les  Aptsidc)  li^.jyié^ii^raiié^^ 
^pîî J9PUS  foiit 4esceqdre  les  chanta  dlUonq^^  VfiippQlyte  d'Enripid^  f^%^  avec 
t^'t^romètli^  d'Eschyle,  uoede.c^.ai^tiques^tr^édies^.ou  Vpn  s^  cirpder 
4!^  desigcèves  et  l'^ir  dçs  fpréts.  $i  )^.pièce;4e  Raqin^t^^t  d^pp^iU^  d>qe 
^|Artia.4u  merveilleux  mythologique  v,, si  eUeijp'offre  i^nlyÇQmfmh.'^j^ 
grecque^^  u^e .  action  qui  comipence  |>ar  jl'^pparUion.  de  Vépu^ ,  et  &^i\%  ,w^ 
l'apparition  de  Diane ,  elle  est  cependant  illuminée  par  endroits  de  clartés 
tombées  du  ciel  de  ta  fable.  Le  dragon  que  NefUmefaitsoftirsde  ses  cavernes 


Wùfipide.  îiiais  c'est  surtout  d^hs  le  personnage  àei^èm^è  c^êïuùpiration 
païenne  est  puissante  et  visible.  Si  un  peintre  voulait  rendfiB  la  Thëare  de 
Racine,  il  devrait  placer  au-dessy^  4'€|^^jd^u^lr9iA  l^nipfs^j^  tableau, 


6S6  REVOB  BES'  HEUX  MONDES. 

VarABUte  imi^e  de-  VéniisviGe  vers  sublime  qui,  par  Un  piiénomènef  ^reiqii» 
unique,  tomba  4e  réerin  d'Horace  daos  celui  de  Racine,  sans  rien  perdre  de 
son  éblouissant  écla^  ce  vers  gravé  en  caractères  de  feu  dans  toiutes  les 
moires:    ■      ^r-    .     .. 

CTest  Vénus  fout  entière  à  sa  proie  attachée. 


'  I 


mifemie  le  sujet  de  toute  la  pièce.  S'H  n^est  qu'une  fois  sur  la  bouche  dé 
radrice  qui  Joue  Phèdre ,  il  doit  être  toujours  dans  sOn  ooeur.  -  ' 

•Cèst  Aux  entrées  ^e  les  grands  acteurs  se  reconnaissent.  Il  faut  ^a^ëft 
moment  où  ils  plérftisdènt  pour  la  première  fois  sur  la  scène,  Taetîon  Mit 
commencée  depuis  léng-tempis  dans  leurs  âmes ,  que  les  spectateurs  lisent  Sdr 
leuM  traits  tout  un  paisse  de  joie  ou  de  soùffranées.  On  sait  quelle  douce  elarlé 
baigne  les  yeux  de  M^°  Rachel  quand  elle  fiait  son  entrée  dans  Ariane,  conilbé 
ses  ihains  se  joignent  avec  grâce  dans  un  geste  de  bonheur,  comme  sa  dd- 
marche  est  légère ,  comme  elle  ressemble ,  tant  elle  a  sur  le  front  de  jeundiÉé 
heureuse,  à  quelque  nymphe  sortie,  par  une  matinée  de  printemps,  de  Pesii 
tiœisparente  d'une  fontaine  ou  de  la  verte  écorce  d'un  ch^e.^  Quand  û\é  {mi- 
ratt  dans  Phèdre,  si  pâle  avec  son  long  manteau  de  pourpré,  ses  vêllesftili» 
tans  et  sa  tunique  étiûcelanted*or,  on  a  sous  les  yeux  une  apparition  telle  qtte 
pouvait  en  éclairer  le  ciel  de  la  Grèce;  un  de  ces  fantémes  antiques  qui  ne  kdhlt 
point,  comme  les  ndtres,  les  hfttes  des  ténèbres,  mais  conservent  au  contraire 
jusque  dans  Tatmosphère  glaciale  de  terreur  au  sein  de  laquelle  ils  aTavahiMil 
Je  ne  sais  quel  éclat  en  harmonie  avecla  clarté  du  soleil.  M*'*  Racbel nocHla 
rappelé  les  vers  où  Virale  nous  montre  la  reine  de  Tyr  prête  à  monter  sol^ 
son  bûcher;  eHe  nous  a  rappelé  aussi  les  chants  où  Homère  évoque  GiiM^et 
Galy)^.  ..'-.'.-.uo 

'Le  premier  actede  Thèdre  est  celui  îi|ui  se  rapproche  le  plus  de  \t  tragéAb 
gredqué.  (Test  Faete  de  la  confideiice  à  CËnone.  Jamais  soofQe  plus  franche- 
ment païen  n'antÂa  des  vers  échappés  à  la  lyre  d'un  poète  moderne.  M*^  B^ 
ehd  noosl  </ÉW  «miprendte  combien  étaient  pi«s  de  la  nature  ce*  graiOb 
poètes  d'il  y  a  deux  mille  ans,  Catulle,  Properce,  Tibulle,  dont  les  céiiVnéS* 
cdrilâie  dit  Montaigne,  rient  encore  d^une  fraîche  nouvelleté,  car  on  sedtAk 
dans  l'iNsceiit  (te  cette  Jeune  fille,  qui  n'a  peut-être  jamais  prononcé  temt 
noms;  l'înàj^tion  dontils  s'enivrèrent.  Cet  amour  dont  parle  Pétrone,  M 
ankouf  dont  la  tinrre  embrasée  crie  le  nom  à  travers  les  herbes  épaisses  : 

.......  Humus  Yenerem  molles  damavit  in  herbas,  .,; 

r  , 

Bl/  anioûr  que  Titien  nous  fait  entrevoir  sous  le  feuillage  éclatant  et  sombre 
le  ses  arbres,  f«^pire  sur  les  lèvres  de  la  tragédienne  à  ce  magnifique  endrcul 
ou'dle  .déqrit^  dans  des  vers  limpides  comme  u^e  ode  grecque,  .fongtujiiix 
poipme  une  élégie  romaine,  toutes  les  tumultueuses  ardeurs  des  ^s  i  '    ' 

'''''*''' ■ié1ëViJ<;=JiBrtrtigl»;jepaiisà«iYùe,  '-   '"•'■'» 


ï 


ftBYUfi.  *—  GHRONIQUB.  •  ■  5ftF 

Un  trouble  s'éleva  dans  mon  ame  éperdue,  <•• 

Mes  yeux  ne  voyaient  plus ,  je  ne  pouvais  parler, 

Je  sentis  tout  mon  corps  et  traw^  et  brûler.  ,  .  ;  ,.,„, . . 

Chose  étrange!  le  pieuk  Racine,  en  lutté  avec  Euripide' sur  iih  sujet  aa- 
t^tie,  Va  risquer  sur  notre  théâtre,  au  second  acte  de  sa  ](iièce,  une  situation 
devant  laquelle  a  reculé  un  poète  qui  croyait  en  S^énus.  Dans  la  pièce  grecque, 
te'éottfidenté;  ou,  pour  mietox  dire,  là  noiirrice,  reçoit  seule  Taveu  de  Phèdre. 
Hippôlyte  ne  voit  point  la  femme  de  son  i>ère  rougir  et  trembler  devant  lui. 
GfeMime  esclave  qài  ^  cfararge  de  faire  entendre  au  (ils  de  Thésée  des  parple9 
Mî^pieB  d'une  reine.  Phèdre,  quand  elle  apprend  que  son  amour  est  reiK>uss^, 
Éê  tfédde,  comme  Didon,  avec  une  résignation  farouche,  à  quitter  la  vie; 
seedemént,  par  une  fatale  Inspiration  d'imphcable  vengeance,  elle  cache  ^ans 
iêi  V^temens  un  billet  accusateur  qui  doit  être  Farrét  de  mort  dHippolyte. 
Avec  ce  goût  un  peu  brutal  de  la  muse  latine,  Sénèque,  après. avoir  déjà 
Mt  de  sa  Phèdre  une  sorte  de  furie  amoureuse,  Sénèque  hasarde  cette  siùisir 
tmi  monstrueuse,  dont  tout  le  génie  du  monde  ne  fera  jamais  disparaître  le 
eftté  choquant  et  contre  nature,  d'un  homme  qui  repousse  les  attaques  d'une 
femme.  Une  ancienne  édition  de  ses  tragédies  nous  offre ,  en  tête  de  cette 
soèae,  Fargument  qui  suit,  écrit  par  un  naïf  commentateur  dans  un  latin 
^  je  traduis  littéralement  :  «  Phèdre  livre  assaut  avec  toutes  ses  forces  à  la 
pudeur  du  Jeune  homme,  et  ne 'parvient  pas  à  s'en  eniparer.  >»  Toute  la  mâle 
Simplièité  du  style  biblique  n'a  pu  sauver  ce  qu'il  y  a  dé  ridicule  dans  le 
diaiste  effroi  de  Joseph  et  dans  son  pieux  respect  pour  la  couche  de  Putiphar. 
Dcon  les  scènes  de  cette  nature,  le  rdle  de  là  femme  sera  toiyours  révoltant, 
le  Me  de  l'homme  toujours  grotesque.  Eh  bien!  Racine  cependant  s*ést 
écarté  d'Euripide  pour  imiter  Sénèque;  et  comme  il  sentait  mieux  que  tout 
aiftre,  lui  le  poète  du  goût  délicat  par  excellence,  ce  que  pouvait  amener  de 
Messant  une  situation  pareille,  il  s'est  cru  obligé  dé  voiler  sous  toutes  les 
recherches  du  langage  le  sauvage  éclat  qu'une  flamme  aussi  impétueuse  devait 
jeter  dans  cette  déclaration.  De  là  ces  vers  délicieux,  mais  d'une  grâce  trop 
savante  dans  leur  tour,  qu'aurait  pu  débiter  à  Louis  XIY,  lorsqu'il  avait 
vingt  ans,  une  femme  de  la  cour  habillée  en  Pomone  ou  en  Flore  pour  une 
mascarade  galante  : 

Charmant,  jeune ,  traînant  tous  les  coeurs  après  soi , 
Tel  qu'on  dépeint  les  dieux  et  tel  que  je  vous  vol. 

M*^  Kachel,  en  récitant  ces  vers,  a  trouvé  des  modulations  pleines  d'un 
charme  sans  mignardise.  Sa  voix  conserve,  même  en  descendant  à  ses  notes 
les  plus  douces,  quelque  chose  de  vibrant  et  de  métallique.  Quand  elle  arrive 
à  ce  passage  où  Racine  lui-même,  emporté  par  le  mouvement  naturel  de  la 
pensée,  laisse  éclater  tout  entière  dans  ses  vers,  qui  se  brisent  sans  rien  perdre 
de  leur  divine  harmonie,  la  passion  qu'il  veut  rendre;  quand  elle  8*écrie« 


4M  BBVaLtMaOTBX  HOIOIS. 

Eh  bientconuaudeiuiPbàdreettoutBufiimit,  "   i  ^i  ) 
J'aime l...,-.        -,..ci,>,    ..  'i' 

OD  a  BOUS  les  yeux  un  des  plori  bénâ  Spectacles  c(ueTaiT  puisse  jatî^  offrir. 
On  sait  comiiiGiit  U"'  B^cliel  dit  le  i  je  crois  f  de  Polyeuctci  ..^  pfm^fvit 
dé  <^  mot  est  le  i  j^aime  -^6  Phèdre.  X^'es; rit  de»  deux  étep^f))!^  )?iiligi{imf 
de"ce  iiionâ'e  est  dans  ces  dt^x  cris  de  l'ame.  ;.,  .       ,:,,....,  .  i,("iL 

Ou  a  exprimé  quel<iue  part  une  bizarre  î4^;,on  a,dit  qu'à.paitir.-dft.A'-im 
gfant  uû  Uippoljie  perd  son  épé«,  le  caractère  de  Pbèdre  et  eeiiii^'Qi^ni^f^ 
secouroiideiittellifiiieiit,  que  Sl,','*Rachel,.eii  redeT'ai^[itt^ut.^9qupJ,'iHi¥n^ 
de  Pj^nriius,  est  tombée  dans  un  écueil  presq;ue  ini,possjtde,ii  éyftWn.tiliTItt 
sommes  persuade ^e,,  Phèdre  et  Hermioiie  «ussent-eUes .prés»ité,{0i^f^ 
dés  points  déifessemblance,,^!"''  Hach^  aurait  iSjj^vaxiereHinaiÙ^EAïWMl! 
ras''4eui|  r^es;  mais,  eu.vérité,  peut-on  faire  de  bomiefiDi  un  «einbl^JdAjr^lti. 
proclïienteut^ËsHl,  ai][,contrai;;e,doiileur^  plus  di£f|^ren:tes  guemellç  dftjljl 
riyak  d'^rîcie  et  çell^,iie.lei  rivale  d'A^dr^m^que ?  Berniipaa,  dop^  l'afpiHM 
de  jèiuie  fiile  est dédajip^  [|ar  un„IiQiniue  eo  qpî.elle  soyaii  ^^^fia.^offfn 
Hermioné  éprouve  utted^  ces  9i))pres  douleurs  qui  puisent  dapa  laipaMcietHH 
rnéme  dé  ce  qu'elles  ont  de,  légitime  udç  Inces^nte  iiTitatiçB.Plièdret  p^rum 
au  fond  de  sofi  a^e  unamQur  iscestupi^  quelle  maudit  ,elle-|Qé«]^,  épiqfini 
un  de  ces  craintifs,  cjiagrins  dont  les  fur^  iirs  sont  ^.cbagi^  instanf  à,^aif^f|^ 
parles  ^pouvantes  dés  remords.  M'"  Bacbelt'-daiit  le  rôle  de  Pbà4qe»,iW4Mi!l 
pas'plijs  rappelé  Hermiope  que  Racine  li^-mépie  na  ^ea  ifaiX  j^pvfi^tf,,^ 
troisième, et  au  qiiàtrièftie  acte,  elle. a  été  non  pas  là  jeune  Ijlle  doqt,le  JKWi 
ignoi^t  de  la  vie  ne  connàtt  qii'fjn  séiil  seatimeut,  celui  auquel  elle  s'ajtH^ti 
doniie^  mais  la  femmeguii  djepui^  long-temps  ioltiée  à  tous,les  mj^tèiiff^dd 
reustence,  entend  ^ans  son  àme  remplie  de  souvenirs  s'éley^  les  yt^^^ 
niilïe  pasnons  opposées.  Regret  al tier  de  la  dignité  perdue,  retour  pl^ij^ 
tei^ur  Tws  lé  pattsé ebsevelfidaios  la  eoucbe  nuptiale,  jl^'e(it point  ^'.^ôifM 
tLOns  çpie  ne.  renferme, le  çcêur  de  Plièdre,  tout  s'y  trouve,  jusqu'à  d|«l,4liTW^ 
subits  de  tendrijBse  maternelle:.        ,  ,.  i.  iMii 

.      !'  ^e.DecrïIas<4iMl6  nom  que  je  laisse  après  msi.  •'  '     -  '-' 

,.:i.    ' .,  Pmirf  ma  trietn<Mibiisqud«ffreu.i  héritage!  '     '  '-'' 

H"*  Radiel  a  eu  dans  son  organe  une  corde  pour  cliacun  de  ces  sentimeiii. 
Lorsqu'elle  a  voulu  iwdrviOeUe  jalonne  entièrenioit  apposée  i  délie  d'Her- 
mione,  cette  jalousie  qiie.Pbèdre  dgteste  elle-ménu;  comme  son  guette  amour, 
quels  accens  inattendus  elle  a  trouvés!  Il  y  a  dans  Racine  un  mouvement 
qui'toUt'lr'Mup.'aU'miliRBd'tm  pssSAge  rempli  d'une  hrie aiitique,  ëdiratiifl 
hMMawdegré'tepll»' élevé  de  touchante  tristesse  où  paisse  Jamais  pdMtàii^ 
l'él^e-moderne.:   ■.,;■.■'■  ■'    ■  ■!   ■■  .  ■>  ■■-■i'; '<\. 


..^.I^I^jfisevDyiùent  avec  pleine JiqflDQe,    , 
,.Ife.,^,^lei{^^^a,qpprouvaitriiuiDceoce, 


.,,  .  Iksi^ivaientsai^ remords i0UyrpeÉchiiità  '  u^*  <,  i 

Tous  les  jours  se  levaient  clairs  et  sereins  pour  eux.  '^ 

Ces  v,er^  divms,  que  depuis  lo^g-teipps  pçp4^(^tçu9^^iioH^réfM^i(W8.§9U^ 
en' être  émus,  accoutumés  qiie  npus  éUoi^  à  .|eiu;  )â^<^juf^r.  ef^t^^^ 
M"*  ttachél  les  a  dits  âyeè  ta^t  de^raoé  e^^  puiss^noe^  qj^'^^i^depcjtoqt» 
vi^le  et  cfi'arniânte  s^en  est  exhalée;  nous 'seutipp^  qu'i^.  refle^fiJ^^a)t^ 

^  i    ^i  to^  ce  shcré  soldî*n[rt>  ^à aèècéi^^^^^ 

lalirstftédifnQe  a  ^té  si  belles  qù'ilii(  paèisé  sàr  la  salle  tôdt '^tliré^'ùb  àé 
008  soùméà  mystétieux  ^ùi  tirent  ées  grandes  itÉ^èèMéëà  WkhnYttvàiiàt^P 
lès^ettûfom  sortir  des  VftgttfeâfJ^^'  '     -' '•' ^'J''"'  •^.-ns--:V.;  Mi|. 

Au  cinquième  acte,  sans  manteau,  sans  diadème,  entourée  de  loi^^  Vdif^^ 
btaJos  qui  laissent  déooui^S' les iioiin^  l)^DdehÛ!)t  ^ôiit  sôn'^iiô^t  pâîe'^t 
encMbré^ieUe  a  produit  sur  les  <i(fi«r&tine  likpressîdii'rèil^iéu^él  Elle  eàt'to 
sans^onvtrlsion,  à  1&  façon  doïit se  dessèche  et'^^rtéUh  ûn^ilëifr  âës  Htes'âe 
mriyssum  Malgré  les  Eumébfdé^dônt^èfnt  peuplés*  ^ëiir^  éiiiférs  et  la  lumière' 
bsttreo^é^qili'  circulé  sous  leHs  ^tnbràgeS  dé'îétrf^vili 
d*hafeitude' anit  portes  de  là  ttiôrt  ni' tèi'i'eurô'fe 
plmmes.  Ett'ée  twortient,  ohHhiâit  qtié  le  fôïid  téël  ilè'létir  ireîl^cin^  c^éSt^^ 
dii^  laioroyance  dans  un  re[k)s  éternel  ati'^ti  ÛëÙ  tlàtijire^  te^ï  apparaïé^ 
d*tliie  ftiçim  visible  sous  td^ùtes  tes  allégoirîes  Atht  eùi'tiiiiïié^  sMtèiU  ptii  ^^ 
lc«é«her;'Qiï^xiste^t-il  dte  plus  borrtbl^  pdùr  tthë'lWi'aéhii^lSbif  "chW^^ 
qèii  totréemÂpefrse'  dont  Jb^hér  honore  la  irêftif  dé  PMiéràè^'M'dè  BidiiBti'j' 
ssûtir  ôa^e  t)asser  lèntènrent  dans  le  tribrié'fei;  lès  *ràti<*éi  tf*^iï  irl'i^l'  dette 
fln,4cmt  la  plupart  d'entre  itoUs  oht  peiAe  à^sâ^^j^rté^liaèe,  ë^ïe't^^l^^^^^ 
in«obe^lesitti%nS/6ésdétix'aaiïilifàblte'V^ri'^^^     ■"    •'"i  ''•"^^'    "''  "^'^"'""' 

rai  voulu  d^aut. VOUS,  exposant  mies  nvopié^i^i  '  i  <  '  «l'x 

Par  uAfl^min. plus  tent  descendre  obez  le»  rnbDts^'       '^;>  :>i  '.i 

eipriratej^t  on  ne  peut  mjifux  ^, £^n..^^^ Phèdre,  doit ji|M^rii?.rAtiaiâée)iMf); 
les  aveux  expiatoires  qu'elle  fait  à  a^  ^p(H4^i»  eUB,de8(^i<JtMd!wjp<y  ;^iw»i 
les  sentiers  silçncii^^x ,  pleins  d'une  ombre  croissante ,  qui  conduisent  aux 
lieux  où  Ton  ne  sent  plus  battre  son  cœur.  Je  crois  qu'on  aurait  tort  de 
prendre  pour  un  sentiment  entièrement  étranger  aux  croyances  antiques  ce 
besoin  de  réconciliation  avec  la  vérité  et  la  vertu  éprouvé  devant  le  trépas. 
Si  la  Phèdre  d'Euripide  ne  Fa  pas  ressenti ,  c'est  à  un  caprice  du  poète  qu'il 
faut  s'en  prendre,  non  pas  à  une  inspiration  farouche  de  sa  religion;  car, 
dans  la  tragédie  grecque,  Thésée ,  par  un  mouvement  en  rapport  inverse , 
mais  tout-à-fait  exact,  avec  celui  de  Racine,  supplie  son  fils  mourant  de 
calmer  ses  remords  en  prononçant  sur  lui  des  paroles  de  bénédiction.  Le 


'.iO-^K  '  ' 


r  "! 


repentir  de  Phèdre  ne  4oit  eniîeii  aUérei*  la  «éréaité  toute  païenne  de  sa 

mort.  ./i-  .  :■      •:     -•  >i-;-  '     -  i-  '  •    !-■ 

Un  des  plus  grands  charmes  de  la  tragédienne,  c'est  la  parfaite  har- 
mèiilé^lAé  èéi  mouVèmè'K^.'Oli'dirait  une  statué  de  marbre  qui  vient  d*étre 
afltfVMSëi'i&yi^iée  fliit'ïniârcher  àiiisi.  tbltairié  a  dit  qiiélque  part  avec  ces  har- 
dkliies'iiMl^éîndiieiiJ  d'image'ët  de  pensée  qu'on  trouve  a  chaque  instaQt  sc^^s 
Tiàtf^jrâiirte'Kril'tlidité  der  sbtl/styté  :  «  M"'  Gairon  est  devenue  sans  contredit 
le  plus^gi^iiâ  pehitrè delà* nation.  »  M^'""  Clairon  venait  de  jouer  dans  Tàn- 
créde,  de  sorte  que  le  poète  .dont  elle  avait  fait  triompher  U  pièce  était  mu 
peut-être  en  sa  faveur  d'une  fort  excusable  partiaUté;  mais  tout  je  public  don- 
nerait  aujourd'hui  volontiers  à  l'actrice  qui  joue  Phèdre  le  brevet  de  peintre 
que  Voltaire  déçjçrnaitj  à  l'actrice  qui  jouait  Aménaïder  Beaucoup  ont  pâli 
4eyant  ljç$Ji;esque9  QprçixU^  ou  médité  devant  les  bas^reliefs  du  Parthénon 
qui  n'entendent  point  comme  cette  jeune  fille  la  çcience  des  expressioDS  et 
des  attitudes. 

,  Ce  dont  pn,  nç  saurait  jamais  être  trop  reçponajssant  envers^  M"""  Racbri;, 
c^est  de  ce  qu'elle  a  ^it  circuler  dans  notre  vieille  poésie  je  ne  sais  quelle 
sève  qui  nous  enivre,  çqmm^.h  sève  printan^re  des  poésies  les  plus  ré* 
oinites.  Grâce  à  elle,  Phèdre  a  paru  Rêvant  nous  telle  qu'elle  était  sortie  du 
oinrveau  de  Racine  et  telle  peut-être  qu'elle  ne  s'était  jamais  produite  sur 
notre  sôène.  La  jeune  tragédfepne  vient  d'acquérir  victorieusement  à  son  ré- 
pertpire  l'oeuvriç  la  plus  parfaite  du  théâtre  dassique;  maintenant  rqu'elle  est 
parvenue  au  but  qu'on  lui  désignait  depuis  si  long-temps,  des  voix  inquiètes 
et  curieuses,  se  mêlent  déjà  aux  voix  qui  applaud^sent  pour  lui  demander 
Vers  quels  nouveaux  horizons  vont  se  dir^er  ses  pas.  C'est  là  la  c^té  mélan*' 
oblique  de  tous  les  triomphes;  il  n'est  point  de  trône  ici«bas.où  il  solt;perrai8» 
de  se  reposer.  A^  lieu  de  se  débattre  contre  cette  condition  de  la  gloire,  un 
aiitiste  doît  l'accepter  .avec  cpurage.  Que  Mf!'  Rachel  en::Soit  convaineue,  le. 
moment  des  plus  puissans  efforts  est yewppur  elle.  JU^  conquérans  ne  con- 
servent leur  royaume  qu'à  la  condition  de  l'étendre  chaque  jour.  Les  conseils 
vont  lui  arriver  de  toutes  parts,  impérieux  et  opposés.  Il  faut  qu'elle  sache  se 
garder  également^  de  ceux  qui  voudront  offrir  sontnlent  en  holocauste  à 
tous  les  caprices  du  drame  modenie,  et  de  ceux  qui,  ne  voyant  en  elle  qu'une 
apologie  fitante  et»  préceptes  d'Ariistote,  vondrontla  pousser  dans  les  cate- 
oondwB  oà  dormeAt  les  alexandrins  oubliés.  ''■ 

•^  G.  i)K  Mortti?àss. 


I . 


:.  >■ 


•  "     I  î     ■  •    .  "  ■ 


:  {'*  : 

I'     I   i 


,  t 


Y.  DE  Mabs. 

-,     .  ■  \i    .  .         ■         .  ■  ;  •    ■ 


VAILLANCE. 


1  I.  Paul  P.... 


I. 


Sur  la  côte  de  Bretagne,  entre  la  ville  de  Saint-Brleac  et  le  village 
de  Bignic,  s'élève  une  espèce  de  manoir  qu'on  a  de  tout  temps,  dans 
le  pays,  décoré  du  nom  de  château,  sans  doute  à  cause  de  la  tour 
crénelée  qui  écrase  de  sa  sombre  masse  le  reste  de  l'édiflce.  Le  fait 
est  qu'avant  la  révolution  de  89,  le  Coât-d'Or  était  la  demeure  des 
seigneurs  de  l'endroit.  Devenu  propriété  nationale,  les  hibous  s'en 
emparèrent  et  y  Grent  tranquillement  leurs  petits  jusqu'en  1815» 
époque  à  laquelle  la  famille  Legoff  l'acheta  et  s'y  vint  installer.  L'as- 
pect en  est  lugubre,  les  abords  en  sont  désolés.  D'un  côté  l'Océan  » 
de  l'autre,  à  perte  de  vue,  des  champs  d'ajoncs  et  de  bruyères.  Entre 
ces  deux  mers  qu'il  domine  comme  un  promontoire,  le  château  ap- 
paraît triste  et  solitaire,  avec  sa  tour  pareille  à  un  phare. 

Par  un  soir  d'hiver  de  l'année  1836,  les  trois  frères  Legoff  étaient 
réunis  dans  la  chambre  de  rez-de-chaussée  qui  leur  servait  habituel- 

TOMB  I.  —  15  FÉVBIEB  1843.  35 


5h%  HEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

lement  de  salon.  Cétait  une  vaste  salle  qui  présentait  un  bizarre  as- 
senablage  de  luxe,  d'élégance  et  de  simplicité  rustique.  Ainsi,  tandis 
qu*un  riche  tapis  étalait  sur  le  carreau  ses  rosaces  aux  vives  couleurs, 
le  plafond  étendait  au-dessus  ses  poutres  noircies  par  le  temps  et  par 
la  fumée.  Les  murs  étaient  blanchis  à  la  chaux,  mais  chaque  fenêtre 
avait  de  doubles  rideaux  de  soie  blanche  et  de  damas  rouge.  Quel- 
ques chaises  de  paille  grossière  escortaient  humblement  un  magni- 
fique fauteuil,  velours  et  palissandre,  tout  surpris  de  se  voir  en  si 
mauvaise  compagnie.  Une  ctrabine,  des  sabres,  des  poignards,  des 
haches  d*abordage,  des  fusils  de  chasse  emprisonnés  dans  leurs  étuis 
de  cuir,  tapissaient  le  manteau  de  la  cheminée;  un  piano  d'ébène, 
inscrusté  de  filets  de  cuivre,  occupait  le  fond  de  cette  chambre,  dont 
les  trois  frères  LegoflF  n'étaient  pas  le  moindre  ornement. 

Le  plus  beau  des  trois  était  encore  fort  laid,  en  admettant  toute- 
fois que  la  figure  douce,  intelligente  et  résignée  du  frère  Joseph  pût 
passer  pour  laide.  On  se  laissait  prendre  bien  vite  à  son  air  souflTrant 
et  rêveur,  on  finissait  par  le  trouver  charmant.  Dans  sa  longue  redin- 
gote brune,  boutonnée  jusqu'au  menton,  avec  ses  cheveux  blonds  et 
plats  séparés  sur  le  milieu  du  front  et  tombant  négligemment  sur  le- 
col  et  sur  les  épaules,  on  eût  dit  un  de  ces  cloarecs  qui  mêlaient  par- 
fois à  leurs  pieuses  méditations  les  chastes  inspirations  de  la  muse. 
Les  deux  autres,  pour  parler  net ,  avaient  tout  l'air  d'ours  mal  lé- 
chés. Le  frère  Christophe  portait,  sous  une  houppelande  de  peaux 
de  chèvres,  un  costume  de  marin  du  temps  de  l'empire;  il  avait  les 
jambes  courtes,  lé  ventre  gros,  la  barbe  inculte,  les  sourcils  épais, 
les  cheveux  noirs  et  la  tête  énorme.  Il  aurait  pu  tuer  Joseph  d'une 
chiquenaude  tet  txn  bœuf  d'un  coup  de  poing.  Le  frère  Jean ,  Tahié 
de  la  famiHe,  pouvait  avoir  de  quarante-cinq  à  cinquante  ans.  H  êtatt 
long  et  maigre,  et,  près  de  Qiristophe,  ne  ressemblait  pas  trop  mal  k 
don  Quichotte  en  société  de  Sancho  Pança.  Il  avait  des  moustaches 
rousses,  hérissées  et  menaçantes  comme  les  dards  d'un  porc-épîc;  ht 
pièce  te  phis  importante  de  son  vêtement /était  une  redingote  grise 
qu'il  portait  h  la  façon  de  l'empereur*  Les  trois  frères  avaient  aux 
pieds  de  gros  sabots  qui  se  prélassaient  sans  gêne  sur  un  tapis  de 
mille  écus. 

Assis  autour  de  Tâtre,  tous  trois  paraissaient  en  proie  h  une  ?îo^ 
lente  inquiétude  qu'ils  exprimaient  diflRèrenmient ,  diacun  selon  son 
caractère.  Jean  et  Christophe  juraient;  Joseph  priait  à  voix  basse, 
tout  en  suivant  d'un  regard  préoccupé  les  jelsfde  flarïime  bleuâtre 
qui  s'échappaient  de  l'ormeau  embrasé.  De  temps  en  temps,  Chris- 


VAILLANCE.  543 

tophe  ou  Jean,  à  tour  de  rôle,  se  levait,  allait  entr*ouvrir  les  rideaux 
d'une  fenêtre,  puis,  après  être  resté  quelques  instans  en  observa- 
tion, retournait  à  sa  place  d*un  air  agité.  Joseph  n'interrompait  ses 
prières  que  pour  consulter  le  cadran  d'une  de  ces  horloges  de  village 
vulgairement  appelée  coucou  y  qui  mêlait  son  chant  monotone  aux 
cris  du  grillon  et  aux  sifilemens  de  la  bise.  Bien  que  la  soirée  fût  peu 
avancée,  il  faisait  nuit  sombre.  La  chambre  n'était  éclairée  que  par 
la  lueur  du  foyer.  La  tempête  soufflait  au  dehors. 

L'horloge  sonna  sept  heures;  au  septième  coup,  Christophe  et  Jean 
se  levèrent  brusquement  et  se  prirent  à  marcher  de  long  en  large 
dans  la  salle.  Une  vive  anxiété  se  peignait  sur  leur  visage.  Immobile^ 
à  sa  place,  Joseph  avait  redoublé  de  ferveur  dans  ses  prières.  On  en- 
tendait le  grésillement  de  la  pluie  qui  fouettait  les  vitres,  et  la  voix 
furieuse  de  l'Océan  qui  se  brisait  contre  les  rochers  du  rivage. 

-*-  Mauvais  temps  !  dit  Jean. 

—  Fatal  anniversaire  !  ajouta  Christophe.  Voici  dix-neuf  ans  qa*& 
pareil  jour,  par  un  temps  pareil,  notre  vieux  père  et  notre  jeune 
frère  ont  péri  dans  les  flots. 

**  Dieu  veuille  avoir  leur  amç  I  murmura  Joseph  en  se  signant. 

—  Et  voici  jour  pour  jour,  heure  pour  heure,  dix-sept  ans  que 
Jérôme  est  mort,  s'écria  Jean  en  hochant  ta  tête. 

--C'est  vrai,  dit  Christophe  avec  un  sentiment  de  terreur  reli- 
gieuse. 

—  Mon  Dieu!  s'écria  Joseph  avec  onction,  qu'il  vous  plaise  que  ce 
funeste  jour  ne  nous  amène  pas  quelque  nouveau  malheur  ! 

£n  cet  instant,  la  porte  du  salon  s'ouvrit,  et  un  serviteur  parut  sivr 
le  seuil.  L'eaju  ruisselait  le  long  de  ses  cheveux  et  de  ses  habits. 

•*-£h  bien  I  Yvon,  quelle  nouvelle?  demandèrent  à  la  fois  les  trois 
frères. 

— Mes  maîtres,  rien  de  nouveau,  répondit  Yvon  d'un  air  consterné. 
Nous  avons  battu  la  côte  depuis  Bignic  jusqu'à  la  Herissiëre,  où  nous 
avons  perdu  les  traces  de  notre  jeune  maîtresse.  Ce  matin^  à  Bignic, 
on  l'a  vue  passer  à  cheval.  Il  faut  qu'entre  les  deuxrvilllages  made^ 
moiselle  se  soit  jetée  dai^  les  terres,  à  moins  que,  profitant  de  la 
basse  marée ,  elle  ait  quitté  la  côte  pour  prendre  par  les  brisans. 

—  Dans  ce  dernier  cas,  nous  sommes  tous  perdus»  s'écria  Qiristoidie 
avec  désespoir. 

—  Il  est  plus  probable,  reprit  Yvon,  que  mademoiselle,  surprise 
par  le  grain,  se  sera  réfugiée  sous  quelque  toit  des  environs.. 

35. 


5&4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Non,  dit  Jean;  elle  n*est  point  fille  à  fuir  le  danger.  Si  elle  vit» 
elle  est  en  selle,  et  galope  pour  venir  à  nous. 

Un  coup  de  vent  ébranla  les  portes  et  les  fenêtres,  et  on  entendit 
les  tuiles  de  la  toiture  qui  volaient  en  éclats. 

—  Que  le  ciel  la  protège!  s'écria  Joseph  en  tombant  à  genoux. 
Yvon  s'étant  retiré,  une  assez  vive  altercation  éclata  entre  le  frère 

Jean  et  le  frère  Christophe.  Ils  commencèrent  par  s'accuser  récipro- 
quement de  Tétrange  façon  dont  Jeanne  avait  été  élevée,  ils  fini- 
rent par  reconnaître  qu'ils  n'étaient  en  ceci  blâmables  ni  l'un  ni 
Fautre,  et  que  tous  les  reproches  revenaient  de  droit  à  Joseph.  Ce 
«point  une  fois  établi ,  on  put  voir  en  action  la  fable  du  loup  et  de 
Tagneau  se  désaltérant  dans  le  courant  d'une  onde  pure;  seulement, 
cette  fois,  au  lieu  d'un  loup  il  s'en  trouvait  deux. 

— Tu  le  vois,  malheureux  I  s'écria  Jean  en  laissant  tomber  sur  Jo- 
seph la  foudre  de  son  regard,  voici  le  résultat  de  la  belle  éducation 
que  tu  as  donnée  à  cette  enfant,  voici  le  fruit  de  tes  lâches  condes- 
cendances et  de  ton  aveugle  tendresse  ! 

—  Mais,  mon  frère  Jean,  répondit  timidement  Joseph... 

— ^^  Tais-toi  I  s'écria  Christophe  en  le  poussant  par  les  épaules;  c'est 
toi  qui  as  fait  tout  le  mal  1 

—  Mais,  mon  frère  Christophe,  répliqua  humblement  Joseph. .. 

—  Réponds,  s'écria  Jean;  dans  quelle  autre  famille  que  la  nôtre 
voit-on  des  filles  de  seize  ans  partir  seules,  le  matin ,  à  cheval,  courir 
les  champs  à  l'aventure,  et  ne  rentrer  au  gîte  que  le  soir? 

—  Plût  à  Dieu  qu'elle  fût  rentrée I  dit  Joseph.  Mais,  mon  frère 
Jean,  le  cheval  que  Jeanne  essaie  aujourd'hui,  c'est  vous  qui,  mal- 
gré moi,  le  lui  avez  donné.  • 

—  Ahl  mille  tonnerres  I  je  l'avais  oublié,  s'écria  Jean  en  se  frap- 
pant le  front;  une  béte  toute  jeune,  ardente,  ombrageuse,  à  peine 
domptée  I  S'il  arrive  malheur  à  cette  enfant,  c'est  à  toi ,  scélérat,  que 
je  m'en  prendrai. 

— Tu  réponds  d'elle  sur  ta  tête,  ajouta  Christophe  en  lui  secouant 
le  bras. 

—  Je  donnerais  avec  joie  tout  mon  sang  pour  vous  la  conserver, 
dit  Joseph;  mais,  mon  frère  Christophe,  vous  oubliez  que  c'est  vous 
qui  avez  fait  présent  à  Jeanne  de  l'amazone  qui  lui  sert  aujourd'hui. 
N'est-ce  pas  vous  aussi,  Christophe,  qui  l'avez  gratifiée  d'une  selle 
anglaise? 

—Mais,  maraud  I  s'écria  Christophe,  c'est  toi  qui  l'as  gratifiée  des 


VAILLANCE.  545 

défauts  et  des  imperfections  qui  déparent  ses  qualités;  c*est  toi  qui 
Tas  encouragée  dans  tous  ses  travers;  c'est  à  toi,  c'est  à  la  servilité 
de  tes  soins,  à  la  bassesse  de  tes  complaisances,  que  nous  devons  de 
la  voir  ainsi,  capricieuse,  fantasque,  volontaire... 

—  Sans  déférence  pour  nous,  dit  Jean. 

—  N'en  faisant  qu'à  sa  tête,  reprit  Christophe. 

—  Se  jouant  sans  pitié  de  notre  tendresse  et  de  notre  tranquillité. 

—  Un  diable,  enfin  î 

—  Un  monstre  I  dit  Jean  en  enfonçant  résolument  ses  mains  dans 
ses  poches. 

—  Tu  vois  donc  bien,  bandit,  s'écria  Christophe,  que,  s'il  lui  arrive 
malheur,  ce  n'est  qu'à  toi  qu'il  s'en  faudra  prendre  I 

Joseph  essuya  le  feu  de  cette  double  batteilç  avec  la  résignation 
d'un  martyr. 

—  Mes  frères,  répondit-il  timidement,  je  ne  veux  pas  examiner 
jusqu'à  quel  point,  dans  les  faiblesses  que  vous  me  reprochez, 
vous  avez  été  mes  complices.  Permettez-moi  cependant  de  vous 
faire  observer  que  si  parfois  une  voix  s'élève  ici  pour  conseiller, 
diriger,  réprimander  même  l'objet  de  notre  amour,  cette  voix  n'est 
jamais  une  autre  que  la  mienne.  Si  l'on  m'eût  consulté,  si  l'on  m'eût 
laissé  libre,  Jeanne  ne  serait  pas  ce  qu'elle  est  aujourd'hui;  à  cette 
heure,  nous  ne  tremblerions  pas  pour  une  si  chère  existence.  Rap- 
pelez-vous, mes  frères,  que  j'ai  toujours  bWmé  le  goût  des  exercices 
violens  que  vous  vous  êtes  plu  à  développer  en  elle.  Que  de  fols,  en 
cherchant  à  l'en  détourner,  n'ai-je  pas  encouru  votre  colère!  Il  m'eût 
été  doux  de  voir  à  notre  foyer  une  fille  pieuse  et  modeste,  gardienne* 
de  la  maison,  vouée  au  culte  paisible  des  vertus  domestiques  :  si  j'ai 
failli  dans  mon  espoir,  Dieu  sait  que  ce  n'est  pas  ma  faute.  N'est-ce 
pas  vous,  mes  frères,  qui  l'avez  élevée  comme  une  jeune  guerrière? 
Moi ,  lui  ai-je  enseigné  autre  chose  que  l'amour  des  arts  et  le  goût 
des  saintes  études? 

—  C'est-à-dire,  maître  cagot,  s'écria  Jean  en  haussant  les  épaules, 
que,  si  Ton  vous  eût  laissé  faire,  nous  aurions  à  notre  foyer  une  bé- 
gueule, confite  en  dévotion ,  qui  nous  étourdirait  du  matin  au  soir 
de  ses  sermons  et  de  ses  oremus. 

—  Mon  frère,  r^liqua  Joseph,  pensez-vous  qu'il  soit  préférable 
d'avoir  à  trembler  sans  cesse  pour  la  plus  chère  partie  de  nous- 
mêmes? 

—  C'est  bon ,  c'est  bon ,  dit  Christophe  d'un  ton  d'autorité  brutale. 
D'ailleurs,  tout  cela  va  changer;  je  suis  las  de  voir  une  enfant  faire 


5Mr  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ici  la  loi  et  nous  mener,  tranchons  le  mot,  par  le  bout  du  nez.  Je 
me  charge  de  lui  parler  d'une  rude  façon. 

—  Et  moi ,  dit  Jean ,  de  lui  tracer  une  ligne  de  conduite  un  peu 
différente  de  celle  qu'elle  a  suivie  jusqu'à  présent. 

— Écoutez!  s'écria  Joseph  en  se  levant  par  un  brusque  mouvement 
d'épouvante. 

C'était  la  tempête  qui  redoublait  de  furie.  Les  vagues  s'engouf- 
fraient avec  un  horrible  fracas  dans  les  criques  et  dans  les  anfrac- 
tuosités  des  rochers  (|ui  bordent  le  rivage.  Bien  qu'on  fût  au  mois 
de  février,  la  foudre  grondait,  et  l'on  pouvait  voir,  à  la  lueur  de* 
éclairs,  la  mer  qui  roulait  des  montagnes.  Les  trois  Legoff  restè- 
rent immobiles  d'effroi.  L'horloge  sonna  huit  heures. 

—  Allons,  mes  frères>  dit  Joseph,  c'est  perdre  trop  de  temps  en 
paroles.  Qu'on  allume  des  torches,  et  que  tous  nos  serviteurs  viea- 
nent  avec  nous  explorer  la  côte  et  les  environs  I 

Mais  comme  ils  se  préparaient  à  sortir,  un  violent  coup  de  marteaa 
ébranla  la  porte  du  château;  presque  en  même  temps  le  pavé  de  la 
cour  résonna  sous  les  pas  d'un  cheval,  et  la  maison  tout  entière  re- 
tentit d'aboiemens  joyeux. 

—  Que  le  saint  nom  de  Dieu  soit  béni  I  s'écria  Joseph  dans  ua 
pieux  transport  de  joie  et  de  reconnaissance. 

Jean  et  Christophe  étouffèrent  l'élan  de  leur  cœur,  et  s'apprêtè- 
rent à  recevoir  la  jeune  fille  selon  ses  mérites.  Effrayé  de  l'expres- 
sion de  sévérité  qui  assombrissait  leur  visage  : 

—  Mes  frères,  dit  Joseph,  soyons  indulgens  encore  une  fois.  Ne 
traitons  pas  cette  enfant  avec  une  rudesse  à  laquelle  nous  ne  l'avons 
pas  habituée.  C'est  une  ame  susceptible  et  tendre  qu'il  faut  craindre 
d'effaroueher. 

-^ Tu  vas  voir,  dit  Christophe  à  Jean,  ce  chien  couchant  lui  lécher 
le&  pieds. 

Joseph  voulut  insister;  mais  tout  à  coup  deux  grands  lévriers  se 
précipitèrent  dans  le  salon,  sautèrent  follement  sur  les  meubles,  se 
roulèrent  sur  le  tapis,  puis  s'échappèrent  brusquement  pour  revenir 
presque  aussitôt,  escortant  de  leurs  gambades  l'entrée  de  leur  jeune 
maîtresse. 

Elle  entra»  calme  et  souriante,  la  cravache  au  poing. 

C'était  une  grande  et  belle  (Ule ,  regard  fier ,  taiUe  élancée ,  peau, 
brune,  fine  et  transparente.  Elle  n'avait  pas  la  frêle  délicatesse  de 
ces  fleurs  de  salao  auxquelles  il  faut  ménager  avec  soin  les  baisers  du 
Mieil  «i  les.  caresses  de  la  brise;  on  eût  dii  plutùt»  en  la  voyaikt,.  une 


VAttLANCE.  Wf 

de  ces  plantes  sauvages  et  vîvaces  qui  aiment  le  grand  air  et  s'épa- 
nouissent en  plein  vent.  Chez  elle,  toutefois,  la  vigueur  n'excluait 
point  la  grâce,  et  ce  qu'il  y  avait  d'un  peu  viril  dans  le  charme  de 
sa  personne,  s'adoucissait  au  suave  éclat  de  la  jeunesse  qui  rayonnait 
sur  son  front  et  sur  son  visage.  Peut-être  aurait-on  pu  déjà  lire  dans 
ses  yeux  quelque  chose  d'inquiet  et  de  rêveur,  premier  trouble  de 
rame  et  des  sens  qui  s'ignorent;  mais  elle  avait  encore  la  bouche  rose 
et  volontaire  d'un  enfant  capricieux  et  mutin.  Ses  cheveux  noirs, 
déroulés  par  la  pluie,  pendaient  en  spirales  humides  le  long  de  ses 
joues.  Elle  était  coiffée  d'une  casquette  de  velours;  une  amazone 
d'un  goût  sévère  enveloppait  tout  entier  son  corps  souple ,  élégant 
et  flexible. 

Elle  alla  droit  au  frère  Jean,  qu'elle  embrassa,  en  disant:  Bon- 
soir, mon  oncle  Jean;  puis,  elle  embrassa  le  frère  Christophe,  en 
disant  :  Bonsoir,  mon  oncle  Christophe;  enfin ,  elle  embrassa  le  frère 
Joseph,  en  disant:  Bonsoir,  mon  oncle  Joseph.  Cela  fait,  elle  s'ap- 
procha du  foyer,  et  tout  en  présentant  fun  après  l'autre  ses  deux 
petits  pieds  à  la  flamme  : 

—  Qu'est-ce  donc,  mes  oncles?  demanda  Jeanne;  on  dit  que  vous 
étiez  inquiets  de  votre  nièce?  A  Bignic,  il  n'est  bruit  que  du  trouble 
que  mon  absence  a  jeté  dans  votre  maison. 

—  C'est,  dit  Jean,  ce  poltron  de  Joseph  qui  se  met  toujours  de 
sottes  idées  en  tête.  Il  s* est  imaginé  qu'à  cause  de  la  tempête,  la  côte 
n'était  point  sûre,  et  que  tes  jours  étaient  en  danger. 

—  La  tempête!  s'écria  la  jeune  fille  :  il  fait  un  temps  charmant, 
Joseph. 

—  C'est  ce  que  je  me  suis  tué  à  lui  dire,  répliqua  Christophe;  maïs 
tu  le  connais,  intrépide  comme  un  lapin,  et  brave  comme  une  poule: 
pour  peu  qu'il  entende  soupirer  le  vent,  il  croit  que  c'est  la  fin  du 
monde.  Et  puis,  il  s'effrayait  à  cause  de  ce  cheval  que  tu  montais 
pour  la  première  fois. 

—  C'est  un  agneau,  dit  Jeanne. 

—  C'est  précisément  ce  que  je  lui  disais,  s'écria  Jean  :  un  agneau, 
xm  pauvre  mouton  bridé!  Mais  depuis  qu'un  âne  au  trot  lui  a  fait 
mordre  la  poussière,  maître  Joseph  a  voué  une  haine  implacable  aux 
chevaux. 

—  Chère  enfant,  dit  Joseph,  il  n'est  que  trop  vrai;  tu  as  été  pour 
nous  la  cause  d'un  grand  trouble  et  d*une  vive  inquiétude.  Si  tu 
nous  aimes,  ma  Jeanne  chérie,  tu  te  montreras  désormais  plus  soi- 
^euse  de  notre  bonheur. 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Peste  soit  du  bufori  s'écria  Christophe  avec  humeur;  ne  va-t-il 
^s  sermonner  cette  enfant?  Mais  en  quel  état  te  voici,  ma  petite 
Jeanne  1  ajouta-t-il  en  soulevant  les  plis  de  Tamazone  alourdis  par 
la  pluie. 

—  Tes  mains  sont  glacées,  dit  Jean;  tes  pieds  fument  comme  en 
été  les  champs  au  lever  du  soleil.  Mais,  Jeanne,  tu  te  soutiens  à 
peine,  ajouta-t-il  avec  effroi;  tu  pâlis,  tes  jambes  fléchissent.  Tu 
vois,  dit-il  en  $*adressant  à  Joseph,  voici  le  résultat  de  tes  brutales 
remontrances. 

Christophe  approcha  l'unique  fauteuil  du  salon;  Jean  y  fit  asseoir 
la  jeune  fille;  puis  tous  deux,  Christophe  et  Jean^  disparurent  chacun 
de  son  côté,  laissant  Jeanne  seule  avec  Joseph. 

—  Ce  n'est  rien,  mon  bon  Joseph,  dit-elle  en  lui  tendant  la  main; 
l'émotion  de  la  course,  voilà  tout.  Ce  cheval,  à  vrai  dire,  allait  comme 
la  foudrel  II  faut  convenir  aussi  qu'il  vente  agréablement  sur  la  côte. 

—  Cruelle  enfant!  dit  Joseph  d'un  ton  de  reproche  affectueux,  en 
lui  baisant  tendrement  les  doigts  ;  ce  n'est  pas  ainsi  que  je  te  vou- 
drais voir,  ma  Jeanne  bien-aimée. 

—  Que  veux-tu,  Joseph?  s'écria-t-elle  avec  un  geste  d'impatience. 
Depuis  quelque  temps,  je  ne  sais  pas  ce  qui  se  passe  en  moi.  Pour* 

'  rais-tu  me  dire  quel  démon  me  pousse  et  m'agite?  D'où  vient  cette 
fièvre  qui  me  dévore,  ce  besoin  de  mouvement  qui  me  consume, 
cette  ardeur,  jusqu'alors  inconnue,  qui  me  fait  chercher  le  danger? 
Aujourd'hui,  par  exemple,  aujourd'hui  j'étais  folle.  Comment  ne  me 
suis-je  pas  rompu  vingt  fois  le  col?  C'est  que  sans  doute  tu  priais 
pour  moi.  Ce  n'est  pas  tout  :  il  y  a  des  instans  où  je  suis  triste  sans 
savoir  pourquoi:  d'autres,  le  croirais-tu?  où  je  me  surprends  à  pleurer 
sans  pouvoir  deviner  la  source  de  mes  larmes.  Tiens ,  mon  pauvre 
Joseph,  je  crois  que  je  m'ennuie.  Ne  me  gronde  pas.  Tout  ce  que  tu 
pourrais  me  dire  là-dessus,  je  me  le  suis  dit  à  moi-même.  Vous 
m'aimez,  vous  êtes  bons  tous  trois,  vous  n'avez  d'autre  soin  que  celui 
de  me  plaire.  Le  matin,  vous  vous  disputez  mon  premier  regard,  et 
le  soir,  mon  dernier  sourire.  Vous  allez  au-devant  de  mes  fantaisies; 
vous  guettez  mes  caprices  pour  les  satisfaire.  Enfin ,  vous  m'aimez 
tant,  qu'il  ne  m'est  jamais  arrivé,  je  le  dis  à  ma  honte,  de  pleurer 
ma  mère  que  je  n'ai  pas  connue.  £h  bieni  je  m'ennuie,  Joseph  :  je 
suis  ingrate,  je  le  sais,  je  le  sens;  mais  je  m'ennuie,  c'est  plus  fort 
que  moi. 

— Jeanne,  Jeanne,  que  vous  voici  changée!  s'écria  Joseph  en 
soupirant.  Qu'est  devenu  le  temps  où  l'étude  remplissait  tes  jours? 


VAILLANCE.  549 

Qu'as-tu  fait  de  ces  jours  heureux  où  la  lecture  d'un  livre  aîmé  suf- 
fisait aux  besoins  de  ton  cœur  et  de  ton  esprit? 

— Maudits  soient-ils,  les  livres  aimés!  s'écria  la  jeune  fille  avec  un 
mouvement  de  colère;  pourquoi  les  as-tu  laissé  pénétrer  sous  ce  toit? 
Ce  sont  eux  qui  m'ont  appris  que  le  monde  ne  finit  pas  à  notre  ho- 
rizon, que  le  soleil  n'a  pas  été  créé  seulement  pour  illuminer  Bignic, 
et  qu'enfin  il  est  encore  quelque  chose  par-delà  cette  mer  et  par-delà 
ces  champs  qui  pous  cerclent  de  toute  part. 

—  Enfant,  tais-toi  !  dit  Joseph;  garde-toi  d'alarmer  la  tendresse  de 
Christophe  et  de  Jean;  ménage  ces  deux  excellens  cœurs,  qu'il  te 
suffise  d'avoir  troublé  le  mien. 

—  Christophe  et  Jean  ne  me  comprendraient  pas;  je  ne  me  com- 
prends pas  moi-môme.  Si  je  trouble  ton  cœur,  c'est  que  ton  cœur 
est  le  seul  que  je  puisse  interroger.  Dans  le  tumulte  d'idées  et  de 
sentiraens  qui  m'assiègent,  à  qui  m'adresserai-je,  si  ce  n'est  à  toi, 
mon  guide,  mon  conseil,  mon  maître  en  toutes  choses,  qui  m'as  faite 
ce  que  je  suis?  J'ai  pensé  que  toi  qui  sais  tout,  tu  pourrais  m'expli- 
quer  Tétat  de  mon  ame.  Pourquoi  suis-je  ainsi,  Joseph?  Tiens,  par 
exemple,  je  me  lève,  chaque  matin,  remplie  d'ardeur  et  d'espérance  : 
ce  que  j'espère,  je  l'ignore;  mais  je  sens  la  vie  qui  m'inonde;  il  me 
semble  que  le  jour  qui  commence  me  doit  révéler  je  ne  sais  quoi 
d'inconnu  que  j'attends.  Les  heures  passent  dans  cette  attente,  et 
j'arrive  au  soir,  triste,  découragée,  irritée  de  voir  que  le  jour  qui 
vient  de  s'écouler  ne  m'a  rien  apporté  de  nouveau,  et  qu'il  s'est 
écoulé  tout  pareil  au  jour  de  la  veille.  Je  ne  manque  de  rien;  vous 
ne  me  laissez  môme  pas  le  temps  de  désirer.  Ma  volonté  fait  votre 
loi.  Fut-il  jamais  enfant  plus  gdtée  que  moi  sous  le  ciel?  Je  me  de- 
mande parfois  si  vous  n'avez  pas  entre  les  mains  la  baguette  en- 
chantée de  cette  fée  dont  tu  me  contais  l'histoire  pour  m'endormir, 
quand  j'étais  au  berceau.  D'où  viennent  donc,  Joseph,  dis-moi,  d'où 
peuvent  venir  cette  vague  attente  d'un  bien  que  je  ne  connais  pas, 
cette  aspiration  sans  but,  ce  mystérieux  espoir  toujours  déçu  et  tou- 
jours renaissant? 

A  ces  mots,  la  jeune  fille  attacha  sur  Joseph  un  regard  inquiet  et 
curieux;  mais  Joseph  ne  répondit  pas.  Il  demeura  silencieux,  les 
pieds  sur  les  chenets  et  les  yeux  fixés  sur  la  braise. 

Christophe  et  Jean  rentrèrent  bientôt  dans  la  salle.  Jean  portait 
gravement  un  plateau  chargé  d'un  verre  de  cristal  et  d'un  flacon  de 
vin  d'Espagne.  Christophe  tenait  au  bout  de  ses  doigts  deux  pan- 
toufles de  velours  noir  doublées  de  duvet  de  cygne.  Joseph  prit  le 


860  RBVCB  DBS  DBUX  MONDES. 

plateau  des  mains  de  son  frère,  et  tandis  que  Jeanne  buvait  lente- 
ment et  à  petits  coups  la  liqueur  parfumée,  Christophe  et  Jean,  à  ge* 
nottt  devant  elle  »  délaçaient  ses  brodequins ,  et  Taidaient  à  glisser 
ses  pieds  fins  et  cambrés  dans  le  duvet  blanc  et  soyeux.  Cette  opér»' 
tkm  achevée ,  ils  restèrent  à  la  même  place ,  les  yeux  tournés  vers 
leur  idole,  asseï  pareils  à  deux  chiens  accroupis,  implorant  un  re- 
gtrd  de  leur  mattre.  Le  gros  Christophe,  avec  sa  tête  énorme,  k 
long  et  mince  Jean  avec  sa  moustache  hérissée,  a\^ient  Tair  Ton 
d^in  boule-dogue  et  Tautre  d  un  griffon. 

A  la  façon  dont  la  jeune  fille  recevait  ces  honmiages,  on  pouvatt 
aisément  deviner  qu'elle  y  était  depuis  long-temps  habituée.  Lors- 
qm'elle  eut  bien  réchauffé  ses  pieds  et  ses  mains  à  la  flanmie,  Je^anne 
se  retira  dans  son  appartement ,  et  reparut  au  bout  de  quelques 
ittstans  vêtue  d'une  robe  de  chambre  de  cachemire,  serrée  aatoBr  de 
sa  taille  par  une  torsade  de  sme. 

Les  trois  frères  avaient  profité  de  son  absence  pour  fairv  ^erm 
anprès  du  feu  le  souper  do  I  enfant.  Elle  se  mit  à  tjMe  sans  (tçatt  et 
M  prit  à  manger  de  grand  appétit,  tandis  que  ses  trots  ondes  k  con- 
lewpbieiit  ^\tc  admiration ,  et  que  les  deux  chiens  sautaient  autour 
i^Hie  pour  attraper  les  miettes  du  repas.  De  tamps  en  temps,  ^e 
aAressait  aux  uns  quelques  paroles  affectueuses,  et  jcXmI  aux  autres 
qpMlques  os  de  perdrix  à  broyer. 

—  Vous  ne  fumez  pas,  mes  ondes?  demanda-4-eDe  à  Jean  et  à 
Cbri^opbe. 

— Je  n'ai  plus  de  tabac,  dit  Jean. 

—  J'ai  cassé  ma  pipo,  dit  Christopbe, 

La  jeune  fille  tira  de  sa  poche  quelques  onces  de  tabac  enveloppées 
de  papier  gris  qu'elle  tendit  à  Jean ,  puis  une  pipe  de  terre  cjifermêe 
4aiis  un  étui  de  bois  qu  eUe  oïïrïl  à  Christophe. 

— On  pense  à  vous,  dil-^Ile  en  souriant.  £n  passaiil  à  Bifrnic,  je 
me  suis  rappelé  que  mon  onde  Christophe  avait  cassé  sa  pipe,  cl  que 
non  oncle  Jean  touchait  au  bout  de  sa  provision.  J  ai  don;  arrêté 
mon  cheval  devant  In  porte  du  bureau.  A  rintérieur,  on  iaisiùi  noces 
et  festin;  la  débitante  avait  marié,  le  matin,  sa  fille  Yvonno  avec  le 
fils  de  Thomas  le  pécheur.  On  m'a  reconnue;  ii  ma  fallu  mcUrc  pied 
à  terre  et  complimenter  les  époux.  Ils  sont  jl*une^  tous  deux  ol  irci:- 
tOs  :  assis  Tun  pr(^  de  l'autre,  leurs  mains  entrelacét^,  iL>  uv  se  di-^ 
ment  rien,  mais  tous  deux  avaient  lair  si  heureux,  si  iioureux,  que 
je  m'en  suis  revenue,  je  ne  sais  trop  pourquoi,  le  cœur  tout  a^ii;  . 

k  ces  mots,  les  trois  frères  se  regardèrent  a  ia  dérobée. 


— Je  n*aîroe  pas  les  gens  ^i  se  marient,  dit  Christophe  en  fron- 
^nt  le  sourcil. 

—  Pourquoi  donc,  mon  oncle,  ne  les  aimez-vous  pas?  demanda 
Jeanne  avec  curiosité. 

—  Pourquoi....  pourquoi....  balbutia  Christophe  d'un  air  embar- 
rassé. 

—  C'est  tout  simple,  répondit  Jean  en  lâchant  un  nuage  de  fumée  : 
parce  que  le  mariage  est  une  institution  immorale. 

-^  Immorale  !  s'écria  Jeanne,  le  mariage  une  institution  inmiorale  l 
Ce  n'est  point  là  ce  que  m'a  enseigné  Joseph. 

—  Cest  que  Joseph,  répondit  Jean,  est  un  imbécile,  imbo^de  pré- 
jugés fâcheux. 

—  Ce  n'est  pas  non  plus,  reprit  Jeanne,  ce  que  dît  au  prône  M.  le 
curé  de  Bignic;  à  l'entendre,  le  mariage  est  une  institution  divine. 

—  Les  curés  disent  tous  la  même  chose,  répliqua  Christophe;  mais, 
la  preuve  qu'ils  n'en  pensent  pas  un  mot,  c'est  qu'aucun  d'eux  ne  se 
marie. 

—  Qui  se  marie?  s'écria  Jean;  personne.  Nous  sommes-nous  ma- 
riés, nous  autres?  Pourtant  nous  l'aurions  pu  faire,  ce  me  semble, 
avec  quelque  avantage.  Nous  sommes  riches;  il  n'y  a  pas  si  long- 
temps que  nous  étions  encore,  Christophe  et  moi,  assez  galamment 
tournés.  Il  s'est  trouvé  sur  mon  chemin  plus  d'une  belle,  j'ose 
l'avouer,  qui  a  convoité  mon  cœur  et  ma  main.  Christophe,  de  son 
côté,  n'a  pas  dû  manquer  d'occasions.  Nous  étions  des  gaîBards! 
Mais  nous  avons  compris  de  bonne  heure  que  le  célibat  est  l'état  na- 
turel de  l'homme  et  de  la  femme. 

—  Enfin ,  mon  père  s'est  marié,  dît  Jeanne. 

—  Ce  n'est  pas  ce  qu'il  a  fait  de  mieux ,  répondit  Christophe. 

—  C'est-à-dire,  mon  oncle,  que  je  suis  de  trop  dans  la  maison, 
ajouta  la  jeune  fille  en  se  levant  de  table  avec  des  larmes  dans  les 
yeux. 

A  ces  mots,  on  l'entoura,  on  lui  prit  les  mains,  on  les  couvrit  de 
baisers,  on  affirma  qu'on  la  tenait  pour  un  bienfait  et  pour  una  bé- 
nédiction du  ciel.  Christophe,  furieux  contre  lui-même,  se  tirait  les 
cheveux  et  se  reconnaissait  pour  un  assassin  indigne  de  toute  pitié. 
Jeanne  fut  obligée  de  le  calmer;  elle  l'embrassa  avec  une  grâce  tou- 
chante. 

—  Comment  n'as-tu  pas  compris,  dit  Joseph ,  que  tes  oncles  plai- 
santaient, et  voulaient  seulement  donner  à  entendre  que  tu  es  encore 
trop  jeune  pour  t'occuper  de  ces  choses-là? 


S5S  RBVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

—  Trop  jeune  I  s'écria  Jeanne;  Yvonne,  qui  s'est  mariée  aujour- 
d'hui, n'a  que  seize  ans,  et  moi,  aux  pousses  nouvelles,  j'en  aurai 
dix-sept. 

—  Oui ,  répliqua  Jean  ;  mais  les  ûlles  bien  élevées  ne  se  marient 
jamais  avant  la  trentaine. 

—  Est-ce  que  je  suis  bien  élevée,  moi?  demanda  d'un  air  mutin 
l'impitoyable  enfant. 

—  Ta  mère,  dit  Joseph,  avait  trente-deux  ans  lorsqu'elle  épousa 
Jérôme . 

La  conversation  fut  interrompue  par  un  violent  coup  de  tonnerre 
qui  ébranla  toutes  les  vitres  du  château.  La  tempête  continuait  avec 
une  furie  sans  exemple. 

—  Décidément,  dit  la  jeune  GUe,  voici  un  mauvais  temps  pour  les 
pauvres  gens  qui  tiennent  la  mer. 

Au  même  instant,  un  serviteur  entra  et  dit  qu'on  croyait  entendre, 
depuis  près  d'un  quart  d'heure,  des  coups  de  canon  qui  partaient 
sans  doute  de  quelque  navire  en  perdition.  Jeanne  et  les  trois  frères 
prêtèrent  une  oreille  attentive;  mais  ils  n'entendirent  que  le  gron- 
dement de  la  foudre  et  le  bruit  des  vagues,  pareil,  en  effet,  à  de 
sourdes  détonations.  Christophe  donna  des  ordres  pour  qu'on  allu- 
mât la  lanterne  de  la  tour. 

Jeanne  était  visiblement  préoccupée;  ses  oncles  l'observaient  avec 
anxiété.  Organisation  délicate,  soit  qu'elle  subît  l'influence  orageuse 
du  temps,  soit  qu'elle  pressentît  à  Tinsu  d'elle-même  quelque  chose 
d'étrange  près  d'éclater  dans  sa  destinée,  elle  était  inquiète,  agacée. 
Elle  alla  à  son  piano,  promena  ses  doigts  sur  le  clavier,  puis  se  leva 
presque  aussitôt  pour  s'approcher  d'une  fenêtre;  après  être  restée 
quelques  instans,  le  front  collé  contre  la  vitre,  à  regarder  les  éclairs 
qui  déchiraient  le  manteau  de  la  nuit,  elle  retourna  à  son  piano, 
essaya  de  chanter  en  s'accompagnant,  s'interrompit  brusquement  au 
bout  de  quelques  mesures,  et  demeura  silencieuse,  la  tête  appuyée 
sur  sa  main. 

Debout  contre  la  cheminée,  les  trois  frères  tenaient  leurs  regards 
attachés  sur  elle. 

—  Ça  va  mal,  ça  va  mail  dit  Jean  avec  mystère,  en  se  penchant  à 
l'oreille  de  Christophe. 

—  Ce  n'est  encore  qu'une  enfant,  dit  Christophe;  essayons  de  la 
distraire  et  de  changer  le  cours  de  ses  idées. 

Ils  allèrent  tous  trois  près  de  Jeanne  et  se  groupèrent  autour  d'elle, 
sans  qu  elle  parût  les  apercevoir. 


VAILLANCE.  658 

—  Tu  es  triste,  ma  Jeanne  bien-dKnée?  dit  Joseph  en  lui  posant 
doucement  une  main  sur  i*épaule. 

Elle  tressaillit. 

—  Triste  !  moi  î  s'écria-t-elle  en  relevant  la  tète;  pourquoi  serais-je 
triste?  Je  ne  suis  pas  triste,  Joseph. 

—  Jeanne,  sais-tu,  dit  Christophe,  qu*il  y  a  bien  long-temps  que 
nous  ne  sommes  allés  à  la  pêche? 

—  La  pêche  m'ennuie,  dit-elle. 

—  £t  la  chasse?  demanda  Jean.  Quand  irons-nous  battre  ensemble, 
nos  champs  et  nos  guérets? 

—  La  chasse  m'ennuie,  dit  Jeanne. 

—  Ce  matin ,  après  ton  départ ,  nous  avons  reçu ,  ajouta  Joseph  ^ 
un  ballot  de  livres  et  de  romances. 

—  La  chasse,  la  pêche,  les  livres  et  les  romances,  tout  cela  m'en- 
nuie, répéta  Jeanne. 

Les  trois  frères  se  regardèrent  d'un  air  découragé. 

— Voyons,  dit  Christophe;  as-tu  quelque  désir  qui  nous  ait  échappé, 
quelque  fantaisie  que  nous  ayons  négligé  de  satisfaire,  quelque  ca- 
price que  nous  n'ayons  pas  su  deviner? 

—  Peut-être,  reprit  Jean,  n'es-tu  pas  satisfaite  des  dernières  pa- 
rures qui  sont  arrivées  de  Paris? 

—  Si  ton  manchon  d'hermine  te  déplaît,  s'écria  Christophe,  il  faut 
nous  l'avouer. 

—  Je  gagerais,  moi,  s'écria  Jean  en  se  frottant  les  mains,  qu'elle 
a  envie  d'un  nouveau  cachemire? 

—  D'un  cheval  arabe?  dit  Christophe. 

—  D'un  fusil  à  deux  coups?  demanda  Jean. 

—  D'un  épi  de  diamans? 

—  D'une  paire  de  pistolets? 

A  chacune  de  ces  questions,  Jeanne  secouait  la  tête  d'un  petit  air 
dédaigneux  et  boudeur. 

—  Mais,  mille  millions  de  tonnerres  I  s'écria  Christophe  aux  abois, 
que  te  faut-il?  de  quoi  as-tu  envie?  Quoi  que  ce  soit,  je  te  le  donne- 
rai, dussé-je  pour  cela  remonter  sur  le  brick  la  Vaillance  et  faire  à 
moi  seul  la  guerre  au  monde  entier!  Parle,  commande,  ordonne; 
veux-tu  que  j'apporte  tous  le? trésors  de  l'Inde  à  tes  pieds? 

—  As-tu  envie  d'une  étoile  du  Grmament?  s'écria  Jean,  qui  ne 
voulut  pas  se  laisser  vaincre  en  générosité;  j'irai  la  demander  pour 
toi  au  Père  éternel,  et,  s'il  refuse,  je  la  décrocherai  du  bout  dû  mon 
épée,  et  reviendrai  te  la  mettre  au  front. 


JUk  REVUE  VÊS   BKUX  MONDES. 

l<iseph  dit  à  son  toar  en  se  penchant  vers  Jeanne  : 

—  Si  tu  voulais  à  ta  ceinture  une  des  fleurs  qui  croissent  sur  la 
cime  des  Alpes,  enfant,  jlraîs  te  la  chercher. 

Atoates  ces  questions,  la  jeone  fille  était  restée  muette,  et  ne 
seniblait  pas  pressée  de  répondre,  quand  tout  d'an  coup  elle  se  leva, 
le  front  pMe,  TcBil  étinpelant. 

—  Entcïpdez-vous I  entendez-vous!  cria-t-elle. 

Elle  courut,  ouvrit  une  Tenétre  qui  donnait  sur  la  mer,  et  tous 
quatre  demeurèrent  immobiles,  le  regard  plongé  dans  Vabîme. 

Après  quelques  minutes  d*un  lugubre  silence,  une  pâle  lueur 
blanchit  la  crête  dés  vagues,  et  presque  en  même  tanps  un  coup  de 
canon  retentit 


II. 

Avant  d'être  ce  qu'ils  sont  aujourd'hui,  seigneurs  du  Coat-d'Or, 
en  pays  breton ,  les  Legoff  n'étaient  qu'une  pauvre  famille  de  pê* 
cheurs,  vivant  tant  bien  que  mal  sur  la  côte.  En  1806,  cette  famille 
se  composait  du  père  Legoff,  de  sa  femme  et  de  quatre  fils ,  taiHés 
en  Hercule,  bien  portant  et  toujours  affamés,  sauf  le  plus  jeune, 
qui  tenait  de  sa  mère  une  nature  délicate,  que  raillaient  volontiers  les 
trois  autres.  Tous  trois  l'aimaient  d'ailleurs,  et  s'ils  se  riaient  de  la  foi- 
Messe  de  leur  jeune  frère,  ils  la  protégeaient  au  besoin,  de  telle  sorte 
que  les  enfans  du  village  ne  se  frottaient  guère  au  petit  LegoS*,  qui 
avait  toujours  à  sa  disposition  trois  gaillards  dont  les  bras  n'y  allaient 
pas  de  main  morte.  Dans  les  premiers  jours  de  1806,  l'aîné  partit  pour 
l'armée.  Ce  fut  au  mois  de  novembre  de  la  même  année  que  parut 
le  décret  du  blocus  continental,  daté  du  camp  impérial  de  Berlin.  A 
cette  nouvelle,  le  chef  de  la  famille  s'émut.  Il  était  brave,  entre- 
prenant, familier  avec  la  mer;  les  deux  fils  qui  lui  restaient,  il  comp- 
tait pour  rien  le  dernier,  avaient  l'ardeur  aventureuse  de  leur  âge. 
Aidé  d'un  armateur  de  Saint-Brieuc,  il  obtint  des  lettres  de  marque, 
arma  le  corsaire  la  Vaillance  et  se  prit  à  battre  l'Océan,  en  compa- 
gnie de  ses  deux  fils  et  de  quelques  hommes  de  bonne  volonté  qu'il 
avait  recrutés  à  Bignic  et  aux  alentours.  Le  métier  était  bon  ;  les 
Legoff  le  firent  en  conscience,  c'est-à-dire  sans  conscience  aucune. 
On  se  souvient  encore,  dans  le  pays,  d'un  malheureux  brick  danois 
que  ees  enragés  saisirent  et  déclarèrent  de  bonne  prise,  sous  prè- 
.texte  d'une  douzaine  d'assiettes  de  porcelaine  anglaise  qui  s'y  trou- 


YA1IXAN€B.  555 

Tiûent  très  innocemment.  Mais  alors  on  n*y  regardait  pas  de  si  près, 
ou  plutôt  on  y  regardait  de  trop  près. 

Grâce  à  la  délicatesse  de  leurs  procédés,  les'l^egoJBT  purent,  en 
moins  de  quelques  mois,  désintéresser  Tarmateur  de  Saint-Brieue  et 
pirater  pour  leur  propre  compte.  Pendant  ce  temps,  le  petit  Legoff, 
il  se  nommait  Joseph,  achevait  de  grandir  près  de  sa  mère,  pieuse 
femme  d'un  esprit  simple  et  d*un  cœur  honnête,  qui  relevait  dans 
Tamour  de  Dieu  et  des  pratiques  de  Téglise.  D'une  autre  part,  le 
curé  de  Bignic,  qui  avait  pris  Joseph  en  grande  affection  à  cause  de 
son  humeur  douce  et  facile,  aimait  à  l'attirer  aupresbytère  et  à  dé- 
velopper les  dispositions  naturelles  qu'il  avait  observées  en  lui.  C'est 
ainsi  q\}e  le  petit  LegoS*  devint  le  phénix  de  son  endroit;  non-^U:- 
lement  il  savait  lire,  écrire,  calculer,  mais  encore  il  savait  un  peu 
de  latin ,  cultivait  les  lettres,  et  s'occupait  de  théologie.  Il  chantait 
au  lutrin ,  et  le  bruit  courait  à  Bignic  qu'il  n'était  pas  étranger  aux 
belles  choses  que  M.  le  curé  débitait  le  dimanche  au  pr6ne.  Le  secret 
désir  de  sa  mère  était  qu'il  entrât  dans  les  ordres,  elle  en  toucha 
même  quelques  mots  à  son  mari;  mais  le  père  Legoff*^  qui,  quoique 
Breton,  avait  eu  de  tout  temps  quelques  tendances  voltairiennes, 
ayant  nettement  déclaré  qu'il  ne  voulait  pas  de  calotin  dms  sa  fa- 
mille, la  bonne  femme  dut  renoncer  à  la  plus  chère  de  ses  ambi- 
tions. 

Cependant  le  corsaire  rentrait  souvent  au  port,  et  n'y  rentrdt 
jamais  que  chargé  de  dépouilles  opimes.  Il  arriva  qu'en  1812  le  père 
Legoff  eut  une  étrange  distraction.  Pour  fêter  une  des  captures 
les  plus  importantes  qu'il  eût  faites  jusqu'à  ce  jour^  maître  forban 
avait  réuni  à  sa  table  les  meilleurs  marins  de  son  bord.  Ce  fut  ub 
festin  formidable.  L'amphitryon  y  donna  lui-même  l'exemple  de  la 
sobriété;  il  but  comme  une  éponge,  et  s'enivra  si  bien,  que  neuf 
mois  plus  tard  la  bonne  dame  Legoff,  un  peu  confuse,  accoucha 
d'un  cinquième  fils,  qui  fut  baptisé  sous  le  nom  d'Hubert.  La  pauvre 
femme  ne  se  releva  pas  de  ce  dernier  effort.  Après  avoir  traîné  quel- 
que temps  une  vie  languissante,  elle  rendit  l'ame  entre  les  bras  de 
Joseph ,  qui  se  trouva  seul  au  logis  pour  l'assister  à  sa  dernière  heure. 
En  l'absence  de  son  père  et  de  ses  frères,  Joseph  garda  ta  maison  et  ' 
surveilla  l'enfance  du  nouveau  venu  avec  toute  sorte  de  soins  et  de 

tendresse. 

Enfin ,  en  1815,  le  père  Legoff  et  ses  deux  fils,  Christophe  et  Jé- 
rôme, se  décidèrent  à  jouir  paisiblement  du  fruit  de  leurs  conquêtes. 
Ils  réalisèrent  leur  fortune,  achetèrent  le  Coàt-d'Or,  espèce  de  vieux 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chftteau  perché  sur  la  côte,  à  on  quart  de  lieue  de  Bignic,  et  s'y  reti- 
rërent  avec  Joseph,  le  petit  Hubert  et  cinquante  mille  livres  de  rente. 
Depuis  la'déroute  ?e  Russie,  on  Q*avait  pas  eu  de  nouvelles  de  Jean, 
Tatné  de  la  famille,  et  Ton  avait  tout  lieu  de  croire  qu*il  avait  sao- 
combé  dans  ce  grand  désastre.  Les  Legoff  se  consolaient  en  voyant 
le  dernier-né  pousser  à  vue  d'œil.  Mais  il  y  avait  à  peine  deu\  ans  que 
ces  braves  gens  étaient  installés  dans  leur  bonheur,  lorsqu'un  coup 
terrible  les  frappa.  Le  vieux  pirate  se  plaisait  à  faire  de  petites  ex- 
cursions en  mer  avec  son  plus  jeune  (ils.  Un  jour  que  leur  chaloupe 
avait  gagné  le  large,  un  ouragan'furicux  s'éleva,  et  dès-lors  on  n'en- 
tendit plus  parler  ni  du  père  ni  de  l'enfant  ;  tous  deux  furent  en- 
gloutis par  les  flots. 

On  peut  juger  du  désespoir  des  trois  frères;  rien  ne  saurait  peindre 
la  désolation  de  Joseph,  qui,  ayant  élevé  lui-même  son  jeune  frère, 
le  regardait  conune  son  enfant.  Le  ciel  leur  réservait  une  indemnité. 
A  quelque  temps  de  là,  un  soir  qu'ils  étaient  assis  tous  trois  devant 
la  porte  de  leur  habitation,  et  qu'ils  s'entretenaient  tristement  de  la 
perte  récente,  un  pauvre  diable  s'approcha  d'eux,  mal  vêtu,  presque 
nu-pieds,  appuyé  sur  un  bâton  d'épine.  Une  barbe  épaisse  cachait  à 
moitié  son  visage;  bien  que  jeune  encore,  il  semblait  courbé  sous  le 
fardeau  des  ans.  Les  trois  frères  le  prirent  d'abord  pour  un  mendiant, 
et  Joseph  s'apprêtait  à  lui  donner  l'aumône.  Lui  cependant,  après 
les  avoir  contemplés  en  silence,  leur  dit  d'une  voix  émue  :  — Ne  me 
reconnaissez-vous  pas?  —  A  ces  mpts,  six  grands  bras  s'ouvrirent 
pour  le  recevoir.  C'était  Jean  qui  revenait  du  fond  de  la  Russie,  où 
on  l'avait  retenu  prisonnier.  On  lui  conta  tout  d'abord  ce  qui  s'était 
passé  durant  son  absence;  aussi  la  joie  du  retour  fut-elle  mêlée 
il'amertume. 

Voici  donc  nos  quatre  frères  réunis  sous  le  même  toit,  riches, 
Tieureux,  n'ayant  plus  qu'à  jouir  d'une  fortune  qui  ne  doit  rien  qu'à 
l'Angleterre;  sous  ce  même  ciel  qui  les  a  vus  naître  pauvres  et  grandir 
nécessiteux  à  l'abri  du  chaume  rustique,  les  voici  dans  un  vieux  chft- 
teau seigneurial ,  maîtres  de  céans ,  rois  sur  cette  côte ,  le  long  de 
laquelle  ils  jetaient  autrefois  leurs  Qlets  et  récoltaient  le  goémon. 
Toutefois  l'ennui  ne  tarda  pas  à  les  visiter,  ni  leur  intérieur  à  devenir 
moins  aimable  qu'on  ne  se  plairait  à  l'imaginer. 

Comme  trois  rameaux  violemment  détachés  de  leur  tronc,  Chris- 
tophe, Jérôme  et  Joseph  ne  s'étaient  pas  relevés  du  désastre  qui  avait 
emporté  d'un  seul  coup  la  souche  et  le  rejeton  de  la  famille.  Cette 
jsombre  demeure,  que  n'égayait  plus  la  verte  vieillesse  du  père  ni 


VAILLANCE.  557 

l'enfance  turbulente  du  dernier  né,  était  devenue  morne  et  désolée 
comme  un  tombeau.  En  perdant  le  petit  Hubert,  le  logis  avait  perda 
la  seule  grâce  qui  Tembellissait.  Les  trois  frères  aimaient  cet  enfant; 
Joseph  surtout  le  chérissait  d'une  tendresse  peu  commune.  Hubert 
était  leur  jouet,  leur  distraction,  en  même  temps  que  leur  espoir. 
Point  portés  vers  le  mariage,  voués  au  célibat  par  raison  autant  que 
par  goût,  ils  avaient  mis  tous  trois  sur  cette  blonde  tête  Tavenii'  de 
leur  dynastie,  lis  s'étaient  reposés  sur  lui  du  soin  de  perpétuer  leur 
race.  Quels  beaux  projets  n'avait-on  pas  formés  autour  de  son  ber- 
ceau! Quels  doux  revues  n'avait-on  pas  caressés,  le  soir,  aux  lueurs 
de  l'âtre ,  tandis  que  le  bambin  grimpait  aux  jambes  du  vieux  cor- 
saire, ou  qu'il  s'endormait  doucement  entre  les  bras  du  bon  Joseph! 
De  quels  soins  on  se  promettait  d*cntourer  sa  jeunesse  I  Quelle  édu- 
cation on  lui  réservait!  Unique  héritier  de  ses  frères,  à  quel  riche 
et  brillant  parti  ne  pourrait-il  pas  prétendre  un  jour!  Beaux  projets 
et  doux  rêves  balayés  par  un  coup  de  vent!  Pour  comprendre  la  dou- 
leur des  Legoff,  il  faut  savoir  quel  abîme  de  deuil  et  de  tristesse 
est  dans  une  maison  le  vide  d'un  berceau;  il  faut  avoir  pleuré  sur 
le  bord  d'un  de  ces  nids  froids  et  silencieux  qu'on  a  vus  pleins  de 
gazouillemens,  de  joyeux  ébats  et  de  frais  sourires. 

La  présence  inespéfée  de  Jean  éclaircit  ces  teintes  funèbres.  La 
joie  de  se  revoir,  la  surprise  de  Jean,  qui  avait  laissé  une  chaumière 
et  qui  rentrait  dans  un  château,  le  bonheur  des  trois  frères  en  re- 
trouvant leur  aîné,  qu'ils  avaient  cru  mort;  puis,  de  part  et  d'autre, 
les  récits  merveilleux,  les  causeries  intimes,  les  épanchemens  fra- 
ternels, tout  ne  fut  d'abord  qu'ivresse,  enchantement.  Christophe  et 
Jérôme  racontèrent  leurs  prouesses  et  quelle  terrible  guerre  ils 
avaient  faite  au  commerce  anglais;  Jean  raconta  ses  campagnes  et 
l'histoire  de  sa  captivité.  Joseph  les  écoutait,  car  il  était  le  seul  qui 
n'eût  rien  à  conter.  Tout  alla  bien  durant  quelques  mois.  Jérôme  et 
Christophe  étaient  de  francs  marins,  Jean  était  un  franc  soldat;  bons 
compagnons  tous  trois,  ayant  les  mêmes  goûts,  les  mêmes  sympa- 
thies, les  mêmes  opinions  politiques.  Cependant,  élevés  dans  le  tra- 
vail, taillés  pour  la  lutte,  habitués  de  bonne  heure  aux  périls  d'une 
existence  aventureuse,  jeunes  tous  trois  et  pleins  de  vigueur,  ils 
durent  en  arriver  bientôt  à  se  ressentir  du  malaise  qu'engendrent 
nécessairement  chez  les  organisations  de  cette  trempe  le  repos  et  l'oi- 
siveté. C'étaient  de  braves  et  honnêtes  natures,  mais  rudes  et  gros- 
sières, incapables  de  suppléer  l'activité  du  corps  par  celle  de  l'intel- 
ligence. Les  jours  étaient  longs  et  longues  les  soirées.  Leur  curiosité 
:roMS  u  86 


i 


658  RBVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

une  fois  satisfaite ,  ils  ne  surent  trop  que  devenir  ni  qu'imaginer 
pour  abréger  la  durée  des  heures.  Bignic  est  un  assez  misérable  vil- 
lage» qui  ne  leur  offrait  aucune  ressource;  Saint-Brieuc  ne  les  attî* 
rait  guère.  N'étant  gens  ni  dlmagination  ni  de  fantaisie»  ils  se  trou- 
vèrent tout  aussi  embarrassés  de  remploi  de  leur  richesse  qu'ils 
Tétaient  de  remploi  de  leur  temps.  Ils  avaient  gardé  la  modestie  de 
leurs  goûts  et  la  simplicité  de  leur  ancienne  condition.  Leurs  repas 
n*étaielit guère  plus  somptueux  que  par  le  passé;  le  linge  et  Tar* 
genterie  étaient  complètement  inconnus  sur  leur  table.  L'élégance 
de  leurs  vétemens  répondait  au  luxe  de  leur  service;  ils  usaient 
moins  d'habits  que  de  vestes,  plus  de  sabots  que  de  souliers.  Quant 
au  château»  c'était  un  abominable  bouge.  Abandonné  durant  plus 
de  vibgt  ans»  les  murs  en  étaient  humides»  les  plafonds  eflbndrés» 
les  lambris  rongés  par  les  rats.  Toutes  les  cheminées  fumaient;  pas 
une  croisée,  pas  une  porte  ne  fermait.  Les  LegofT,  en  s'y  venant 
installer»  s'étaient  bien  gardé  de  rien  changer  à  un  si  charmant  inté- 
rieur; c'est  à  peine  s'ils  avaient  osé  remplacer  par  du  papier  huilé  les 
carreaux  qui  manquaient  à  toutes  les  fenêtres.  Quelques  meubles  de 
première  nécessité  grelottaient  çh  et  là  dans  de  vastes  salles  froides 
et  sans  parquet.  Joseph,  qui  avait  des  instincts  distingués»  et  à  un 
haut  degré  le  sentiment  de  l'ordre  et  de  l'harmonie,  qui  manquait 
essentiellement  à  ses  frères,  s'était  efforcé  de  mettre  la  maison  sur 
un  pied  plus  convenable;  mais  on  l'avait  prié  brutalement  de  garder 
pour  lui  ses  avis,  ce  qu'il  avait  fait  sans  murmurer»  avec  sa  résigna- 
tion habituelle.  Ce  n'était  pas  que  ces  braves  gens  fussent  avares» 
bien  loin  de  là;  seulement,  nés  dans  la  pauvreté,  ils  manquaient 
complètement  d'un  sens  qu'on  pourrait  appeler  le  sens  de  la  fortune. 
Ce  qu'il  y  avait  de  plus  triste  dans  l'arrangement  de  leur  vie,  c'est 
que,  pour  se  venger  du  temps  où  ils  n'avaient  pas  d'autres  servi- 
teurs que  chacun  ses  deux  bras»  ils  s'étaient  avisés  de  prendre  une 
demi-douzaine  de  domestiques»  qui  se  trouvaient,  en  réalité»  n'avoir 
d'autre  occupation  que  celle  de  voler  leurs  maîtres.  C'était  le  seul 
tribut  qu'ils  payassent  à  cet  orgueil  de  parvenus»  à  cette  vanité  de 
paraître,  qui  atteignent  toujours  sur  quelque  point  les  meilleurs  es- 
prits. C'était  aussi  le  seul  moyen  qu'ils  eussent  de  se  convaincre  eux- 
mêmes  du  changement  de  leur  condition»  car,  à  vrai  dire,  ils  n'en 
avaient  pas  d'autres  révélations  que  le  bruit  que  faisait  cette  vale- 
taille et  le  pillage  qu'elle  exerçait  dans  la  maison. 

L'oisiveté  les  jeta  dans  l'ennui;  l'ennui  les  poussa  naturellement 
dans  la  voie  des  distractions  vulgaires,  lis  se  mirent  à  boire»  à  fumer. 


TATIXANCB.  6S9 

à  jouer  âux  cartes  ;  leur  demenre  devînt  peu  à  peu  une  espèce  de 
taverne,  point  de  réunion  de  tous  les  mauvais  garneniens  du  pays. 
Christophe  et  Jérôme  attirèrent  les  anciens  marins  de  leur  bord; 
Jean  recruta  tous  les  vieux  grognards  cpiH  put  découvrir  à  dix 
lieues  à  la  ronde;  chaque  jour,  on  put  voir  au  Coftt-d'Or  l'armée  de 
terre  et  l'armée  de  mer  fraterniser  le  verre  à  la  main.  Encore,  s'ils 
s'en  étaient  tenus  à  fraterniser  I  Maïs  ainsi  qu'il  arrive  à  coup  sûr 
entre  gem  désœuvrés,  la  désunion  s'était  glissée  entre  le  soldat  et 
les  deux  marins.  Bien  qu'il  fût  revenu  de  ses  campagnes  dans  un 
assez  piètre  équipage ,  Jean  avait  pris  tout  d'abord  des  airs  de  vain- 
queur et  de  conquérant  :  bavard ,  haMeur  par  excellence ,  aSectant 
des  prétentions  au  fin  langage  et  aux  belles  manières,  profondément 
pénétré  du  sentiment  de  son  importance,  il  n'avait  pas  attendu  long- 
temps pour  en  accabler  ses  deux  frères.  A  l'entendre,  il  a^Tiit  vécu 
dans  rifithnité  de  l'empereur,  qui  ne  pouvait  se  passer  de  lui  et  le 
consultait  dans  les  circonstances  difficiles.  Ajoutez  &  tant  d'impudence 
qu'il  ne  se  gênait  point  pour  témoigner  à  ses  frères  le  peu  d'estime 
qu'il  faisait  du  métier  qui  les  avait  enrichis,  ni  pour  leur  donner  & 
entendre  qu'ils  n'étaient,  à  tout  prendre ,  que  des  pirates  et  des  vo- 
leurs. Jérôme  et  Christophe  commencèrent  par  se  dire  que  leur  aîné 
abusait  quelque  peu  de  leur  crédulité;  ils  finirent  par  s'indigner  de 
le  voir  trancher  du  grand  seigneur,  dans  ce  château  où  il  n'avait  eu 
que  la  peine  dentrer,  où  il  était  entré  sans  habits ,  presque  sans 
souliers.  Un  beau  jour,  la  guerre  éclata.  Jean  ne  disait  pas  précisé- 
ment aux  corsaires  qu'ils  n'étaient  que  des  mécréans  ayant  vingt  fois 
pour  une  mérité  la  corde  ou  les  galères;  Christophe  et  Jérôme  ne 
disaient  pas  précisément  au  soldat  qu'il  n'était  qu'un  va--nu-pieds 
quiTnendierait  son  pain ,  si  ses  frères  ne  se  fussent  chargés  du  soin 
de  lui  gagner  des  rentes.  Mais  ces  petits  complimens  réciproques 
étaient  toujours  implicitement  renfermés  dans  les  débats  qu'ils  enta- 
maient, sous  prétexte  de  décider  laquelle  des  deux  l'emportait  sur 
l'autre,  de  l'armée  ou  de  la  marine,  et  qui  devait  céder  le  pas,  du 
drapeau  ou  du  pavillon.  A  voir  l'acharnement  qu'ils  y  mettaient,  on 
eût  dit  d'une  part  Jean  Bart  et  Duguay-Trouin,  de  l'autre  Turenne 
ou  le  grand  Condé,  se  disputant  l'honneur  d'avoir  sauvé  la  France, 
dristophe  et  Jérôme  se  vantaient  de  tous  les  exploits  de  la  marine 
française  et  reprochaient  à  Jean  tous  les  désastres  qui  avaient  amené 
la  chute  de  l'empire;  à  son  tour,  Jean  prenait  sur  son  compte  toutes 
les  victoires  de  l'empereur  et  accusait  ses  frères  de  toutes  les  défaites 
que  la  France  avait  essuyées  sur  les  flots.  On  comprend  aisément 

36. 


560  RBVUE  DBS  DBUX  MONDES. 

quel  échange  de  gracieusetés  devait  entraîner  une  pareille  polémique, 
entre  gens  qui  maniaient  la  parole  avec  autant  d*aménité  qu  ils  en 
mettaient  autrefois  à  jouer  de  la  carabine  et  de  la  hache  d*abordage. 
Mais  c'était  surtout  lorsqu'ils  se  trouvaient  en  présence,  Christophe  et 
Jérôme  avec  leurs  anciens  corsaires,  Jean  avec  les  débris  de  la  grande- 
armée  qu'il  était  parvenu  à  ramasser  de  côté  et  d'autre,  c'était  sur* 
tout  alors  que  ces  discussions,  échauffées  par  le  vin,  par  l'eau-de-vie 
et  par  la  fumée,  enfantaient  des  luttes  véritablement  homériques.  Ces 
séances  orageuses  débutaient  toujours  par  une  tendre  fraternité  :  on 
commençait  par  porter  des  toast  à  la  gloire  de  l'empereur,  à  la  ruine 
de  l'Angleterre;  on  s'embrassait,  on  buvait  à  pleins  verres;  mais  il  ne 
fallait  qu'un  mot  pour  rompre  ce  touchant  accord.  A  ce  mot,  jeté 
dans  la  conversation  comme  une  étincelle  dans  une  poudrière,  les 
passions  rivales  s'allumaient,  éclataient,  et,  l'ivresse  aidant,  arri- 
vaient à  des  tempêtes  qui  couvraient  parfois  la  voix  de  l'Océan.  Les 
marins  battaient  les  soldats  à  Waterloo ,  les  soldats  battaient  les  ma- 
rins à  Aboukir.  De  chaque  côté,  on  criait  ,*  on  brisait  les  verres,  on 
se  lançait  de  temps  en  temps  les  bouteilles  vides  à  la  tête,  et  cela 
durait  jusqu'à  ce  que  vainqueurs  et  vaincus  roulassent  sous  la  table 
ivres-morts. 

Or,  Joseph  vivait  dans  cet  antre ,  comme  un  ange  dans  un  repaire 
de  damnés.  A  le  voir  sous  le  manteau  de  la  cheminée,  avec  ses  che- 
veux blonds  et  son  doux  visage,  dans  une  attitude  triste  et  songeuse^ 
tandis  que  ses  frères,  assis  autour  d'une  table  chargée  de  verres  et 
de  bouteilles,  jouaient,  s'enivraient,  fumaient  et  juraient,  n'eût-on 
pas  dit  en  effet  un  ange  d'Albert  Durer  dans  une  kermesse  de  Te- 
niers,  contemplant  d'un  air  de  mélancolique  pitié  la  joie  bruyante 
des  buveurs?  Imaginez  encore  un  daim  dans  une  tanière  de  lovps, 
un  ramier  dans  une  aire  de  vautours.  D'ailleurs,  il  n'assistait  guère 
à  ces  scènes  d'orgit  que  pour  tâcher  d'intervenir  entre  les  partis, 
lorsque  l'ivresse  étant  à  son  comble,  on  en  venait  à  se  jeter  l'injure 
et  les  flacons  au  nez.  Parfois  il  réussissait  à  calmer  ces  emportemens; 
plus  souvent  il  en  était  victime,  heureux  alors  lorsqu'on  se  conten- 
tait de  lui  faire  avaler  de  force  quelque  verre  de  rhum  ou  qu'on 
l'envoyait  coucher  en  le  poussant  par  les  épaules. 

A  part  ces  incidens,  qui  n'auraient  été  que  burlesques  sans  le  spec- 
tacle affligeant  qui  les  accompagnait,  la  vie  de  Joseph  s'écoulait  pleine 
de  calme  et  de  recueillement.  Il  s'était  arrangé,  dans  la  partie  la  plus 
élevée  de  la  tour,  un  nid  d'où  l'on  ne  voyait,  d'où  l'on  n'entendait 
que  les  flots.  Rien  n'y  respirait  le  luxe  ou  l'élégance,  mais  un  gra- 


TAILLAlfCB.  561 

deux  et  poétique  instinct  s*y  révélait  en  toutes  choses.  Les  murs 
étaient  cachés  par  des  Cadres  de  papillons  et  de  scarabées,  par  des 
rayons  chargés  de  livres,  de  minéraux,  de  plantes  desséchées  et  de 
coquillages.  Au-dessus  du  lit,  blanc  et  modeste  conune  la  couche 
d*une  vierge,  pendaient  un  christ  d'ivoire  et  un  petit  bénitier  sur- 
monté d'un  rameau  de  buis.  Près  du  chevet,  un  violoncelle  dormait 
debout  dans  son  étui  de  bois  peint  en  noir.  Une  table  couverte  de 
palettes  de  porcelaine  occupait  le  milieu  de  la  chambre.  Tous  les 
meubles  étaient  de  noyer,  mais  si  propres  et  si  luisans,  qu'on  pouvait 
aisément  s'y  mirer.  Une  natte  des  Indes  étendait  sur  le  carreau  son 
fin  tissu  de  joncs.  Le  plafond,  remplacé  par  une  glace  sans  tain,  que 
les  goélands  effleuraient  parfois  du  bout  de  leurs  ailes,  laissait  voir 
la  voûte  céleste,  tantôt  bleue,  tantôt  voilée  de  nuages.  C'était  dans 
ce  réduit  que  Joseph  partageait  ses  jours  entre  l'étude,  la  lecture, 
les  arts  et  les  exercices  pieux.  Il  aimait  les  poètes  et  composait  lui- 
même  dans  la  langue  de  son  pays  de  chastes  poésies,  suaves  parfums 
qu'il  ne  confiait  qu'aux  brises  marines.  Il  jouait  du  violoncelle  avec 
ame  et  peignait  avec  goût  les  fleurs  qu'il  cultivait  lui-même.  L'amour 
divin  suffisait  aux  besoins  de  son  cœur,  et  c'était  au  ciel  que  remon- 
taient les  trésors  de  tendresse  qu'il  en  avait  reçus.  Jamais  aucun 
désir  n'avait  altéré  la  sérénité  de  ses  pensées;  jamais  aucune  image 
décevante  n'avait  troublé  la  limpidité  de  son  regard;  tous  ses  rêves 
s'envolaient  vers  Dieu.  Il  ne  manquait  jamais  d'aller,  le  dimanche, 
entendre  la  messe  et  les  vêpres  à  Bignic.  On  l'adorait  au  village  et 
aux  alentours,  au  rebours  de  ses  frères,  qu'on  n'ainaait  pas,  à 
cause  de  leur  fortune  qu'on  enviait,  et  dont  l'origine,  au  dire  de 
quelques-uns,  faisait  plus  d'honneur  à  leur  courage  qu'à  leur  pro- 
bité. Joseph  lui-même  n'était  pas  là-dessus  sans  quelques  remords. 
11  avait  poussé  les  scrupules  jusqu'à  consulter  le  curé  de  Bignic,  pour 
savoir  s'il  pouvait,  sans^  démériter  de  Dieu,  accepter  la  part  de  butin 
qui  lui  revenait  dans  la  succession  de  son  père,  ajoutant  qu'il  y  re- 
noncerait et  qu'il  vivrait  de  son  travail  avec  joie,  plutôt  que  de  s'ex- 
pioser  à  offenser  son  divin  maître;  ce  qu'il  aurait  fait  à  coup  sûr,  si 
le  vieux  pasteur,  ne  l'en  eût  détourné  en  l'exhortant  toutefois  à  sanc- 
tifier son  héritage  par  de  bonnes  œuvres,  et  à  rendre  aux  pauvres  ce 
que  son  père  avait  pris  aux  riches.  Pour  en  agir  ainsi,  Joseph  n'avait 
pas  attendu  l'exhortation  du  bon  pasteur;  les  malheureux  le  bénis- 
saient. Sur  l'emplacement  de  la  cabane  où  il  était  né,  il  avait  fait  élever 
une  chapelle  et  y  avait  fondé  à  perpétuité  douze  messes  par  an  pour 
le  repos  de  Tame  de  son  père.  Il  avait  aussi  fondé  à  Bignic  une  école 


S62  REVUE  MS  9Bm,  MONDES. 

prinisdre  et  nn  hospice  de  dix  lits  poHr  les  marins  nrArmes  et  les 
pauvres  pêcheers.  On  pense  bien  qn'nne  si  pieuse  vie  lui  attirait  au 
logis  des  sarcasmes  sans  fin,  surtout  de  la  part  de  Jean,  qui,  en  sa 
qualité  d*ex-caporal  de  la  grande  armée,  faisait  profession  de  ne 
croire  ni  à  Dieu  ni  au  diable.  A  la  longne,  ces  tendances  irréligieuses 
ayant  gagné  Christophe  et  JéréMfne,  Joseph  dut  se  Toir  en  butte  à 
toutes  les  plaisanteries  de  bord  et  de  corps-de-garde  que  les  trois 
frères  purent  imaginer.  Par  exemple,  ils  n'avaient  pas  de  plus  grand 
bonheur  que  de  lui  faire  manquer  Fheure  de  la  messe,  ou  bien  de 
chanter  devant  lui  des  chansons  qui  n^étaient  pas  précisément  des 
cantiques,  ou  bien  encore  de  l'amener,  par  quelque  ruse  plus  ou 
moins  ingénieuse,  à  manger  de  la  viande  un  vendredi.  Ils  se  ven- 
geaient ainsi  de  sa  supériorité,  qu'ils  subissaient  sans  se  l'avouer, 
tout  en  refusant  de  la  reconnaître.  Ils  l'aimaient  au  fond  et  n'au- 
raient pas  souffert  qu^on  touchât  à  un  seol  cheveu  de  sa  tête;  seale- 
ment  ils  lui  en  voulaient,  à  leur  insu,  de  ne  se  point  ennuyer  connue 
eux.  Rien  ne  les  irritait  surtout  cc^me  de  le  surprendre  un  livre  h 
la  main.  Jean  le  traitait  alors  de  caffard ,  les  deux  autres  de  pédant 
et  de  cuistre.  Un  jour,  ils  avaient  profité  de  son  absence  pour  sln- 
troduire  dans  sa  chambre,  avec  l'intention  de  jeter  au  feu  tous  ses 
livres;  mais  en  reconnaissant,  suspendus  comme  des  reliques  au- 
dessus  du  chevet  de  Joseph,  la  câline  de  flanelle  et  le  mantelet  d'in- 
dienne que  portait  autrefois  leur  mère,  ces  barbares  avaient  été 
saisis  d'un  religieux  respect,  et  s'étaient  retirés  confus,  sans  avoir 
osé  mettre  leur  projet  à  exécution.  Joseph  supportait  avec  une  pa- 
tience angélique  tontes  les  avanies  qu'il  plaisait  à  ses  frères  de  lui 
infliger.  Son  plus  grand  chagrin  était  de  ne  plus  pouvoir  attirer  au 
château  le  vieux  curé  de  Bignic,  qu'il  aimait  et  qu'H  vénérait.  Il  avait 
dû  renoncer  au  bonheur  de  le  recevoir,  sous  peine  de  l'exposer  aux 
spirituelles  raflleries  que  le  terrible  caporal  ne  lui  aurait  point  épar- 
gnées. 

Cependant  le  désordre  allait  croissant.  Jean,  Christophe  et  Jérôme 
en  étaient  arrivés  à  perdre  toute  réserve  et  toute  retenue,  et  le 
Coat-d'Or  à  ressembler  exactement  à  un  cabaret  un  jour  de  foire; 
il  n'y  manquait  qu'un  bouchon  à  la  pprte.  On  y  tenait  table  ouverte 
et  on  s'y  grisait  du  matin  au  soir^  quelquefois  même  du  soir  au 
matin.  La  meilleure  partie  des  revenus  de  la  maison  s'écoulait  en 
vins  et  en  liqueurs  de  toute  sori;e;  en  même  temps,  on  y  jouait  gros 
jeu ,  si  bien  qae  ce  saint  lieu  faisait  le  double  office  d'auberge  et  de 
tripot.  Les  domestiques  imitaient  leurs  maîtres,  et  la  cuisine  avait 


VAILLANCE.  563 

ses  saturnales  aussi  bien  et  mieux  que  Fantique  Rome.  Bref,  au  bout 
de  quelques  mois,  la  place  n'était  plus  tenable,  ef  Joseph,  après  av(ûr 
essayé  à  plusieurs  reprises,  et  toujours  vainement,  de  ramener  ses 
frères  dans  une  meilleure  voie,  songea  sérieusement  à  se  retirer  de 
cet  enfer  poiu*  aller  vivre  seul  au  village  voisin.  Toutefois,  avant  de 
se  décider  à  prendre  un  parti  qui  n'eût  pas  manqué  de  déconsidérer 
ses  frères  et  d'attirer  sur  eux  le  mépris  des  honnêtes  gens,  il  voulut 
tenter  un  dernier  effort  et  tâcher  encore  une  fois  de  rendre  ces  mal- 
heureux à  de  plus  louables  sentimens.  Il  alla  trouver  d'abord  le  curé 
de  Bignic,  et,  après  s'être  consulté  avec  lui  sur  les  plaies  de  son  in- 
térieur, il  revint  avec  un  remède  qu'il  ne  s'agissait  plus  que  de  pro- 
poser et  de  faire  agréer  à  ces  âmes  malades. 

Long-temps  il  hésita;  il  savait  d'avance  que  de  répulsion  il  allait 
rencontrer,  que  d'antipathies  il  aurait  à  combattre.  Cependant, 
c'était  le  seul  remède  à  tant  de  maux,  la  seule  chance  de  salut  qui 
restât  à  ces  égarés.  Mais  comment  les  gagner  à  son  avis?  Par  quel 
charme  soumettre  et  amollir  ces  esprits  rebelles  et  ces  cœurs  en- 
durcis? Un  soir  enfln,  il  pensa  que  l'heure  propice  était  venue.  C'était 
un  soir  d'automne.  Tous  quatre  se  tenaient  assis  devant  une  flamme 
claire  et  joyeuse,  Joseph  silencieux  et  songeur  comme  de  coutume, 
les  trois  autres  pâles,  souffrans,  et  un  peu  honteux  d'une  abominable 
orgie  qu'ils  avaient  consommée  la  veille.  On  les  avait  relevés  ivre»- 
morts  pour  les  porter  chacun  dans  son  lit,  et,  bien  qu'ils  eussent 
un  estomac  à  digérer  l'acier  et  un  front  habitué  depuis  long-temps 
à  ne  s'empourprer  que  des  feux  de  l'ivresse,  ils  se  sentaient  double- 
ment mal  â  Taise,  et  quand  Joseph  tournait  vers  eux  son  doux  et 
limpide  regard,  la  rougeur  leur  montait  au  visage.  Joseph^  qui  les 
observait,  pensa  donc,  avec  raison  peut-être,  que  c'était  le  cas  ou 
jamais  de  risquer  sa  proposition.  Après  avoir  prié  Dieu  de  l'inspirer 
et  de  le  soutenir,  au  moment  où  Christophe,  Jérôme  et  Jean  se- 
couaient la  cendre  de  leurs  pipes  et  se  préparaient  à  s'aller  coucher, 
le  15  octobre  de  l'année  1818,  à  la  neuvième  heure  du  soir,  Joseph 
prit  la  parole,  et,  d'une  voix  qu'il  s'efforça  de  rendre  ferme  : 

, —  Mes  frères,  dit-il,  nous  menons  une  triste  vie,  triste  devant 
Dieu,  triste  devant  les  hommes.  Que  dirait  notre  sainte  mère,  si 
eUe  était  enco|[e  au  milieu  de  nous?  Quelle  doit  être  sa  douleur, 
toutes  les  fois  que  du  haut  du  ciel  elle  abaisse  les  yeux  sur  ses  flls  I 

A  ce  début,  ils  restèrent  silencieux  et  confus,  car,  au  milieu  de 
leurs  égaremens,  ils  avaient  gardé  pour  le  souvenir  de  leur  mère  un 
profond  sentiment  d'amour  et  de  vénération.  Jean  fut  bien  tenté  de 


564  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

répondre  par  quelque  impiété;  mais  Christophe  le  prévint  et  lui  dit 
d*un  ton  brusque  : 

—  Jean ,  respecte  ta  mère;  elle  valait  mieux  que  nous. 

—  Mes  frères ,  reprit  Joseph  avec  plus  d'assurance,  c'est  surtout 
par  nos  actions  qu'il  conviendrait  d'honorer  sa  mémoire.  Hélas!  si 
Dieu  nous  la  rendait,  pourrait-elle  reconnaître  en  nous  ces  enfans 
qu'elle  avait  élevés  dans  l'accomplissement  rigoureux  de  tous  les 
devoirs  de  la  pauvreté?  Jérôme,  est-ce  toi?  dirait-elle  de  cette 
douce  voix  dont  l'harmonie  vibre  encore  dans  nos  cœurs;  est-ce  toi, 
mon  bien-aimé  Christophe?  est-ce  toi,  Jean,  mon  premier-né, 
l'enfant  de  ma  prédilection ,  le  premier  fruit  qui  fit  tressaillir  mes 
entrailles?  Est-ce  mes  quatre  fils  que  je  retrouve  ainsi ,  eux  qui  pro- 
mettaient de  grandir  pour  être  un  jour  l'orgueil  et  la  consolation  de 
ma  vieillesse? 

Jean  mordit  sa  moustache  rousse,  Jérôme  et  Christophe  se  détour- 
nèrent pour  essuyer  leurs  yeux  du  revers  de  leur  main.  Ils  avaient 
du  bon;  il  faut  dire  aussi  que  leur  estomac,  qui  se  ressentait  encore 
des  excès  de  la  veille,  les  disposait  merveilleusement  bien  à  l'atten- 
drissement et  au  repentir.  Ce^  sont  les  lendemains  d'orgie  qui  ont 
fait  les  anachorètes. 

—  C'est  vrai,  dit  Christophe,  nous  vivons  comme  des  sacripans. 
C'est  ce  gueux  de  Jean  qui  nous  a  infestés  des  habitudes  de  sa  vie 
des  camps. 

—  Halte  là  !  s'écria  Jean;  à  l'armée  nous  étions  cités,  l'empereur 
et  moi ,  pour  notre  tempérance.  C'est  Jérôme ,  c'est  Christophe  qui 
m'ont  inoculé  les  mœurs  infâmes  de  leur  vie  de  bord. 

—  Voici  donc,  mes  frères,  s'écria  Joseph  en  les  interrompant, 
voici  à  quel  point  nous  en  sommes  venus  I  à  nous  accuser  les  uns  les 
autres  de  nos  vices  et  de  nos  désordres.  Il  fut  un  temps  où  nous 
vivions  unis,  sans  querelles  et  sans  discordes,  simples  e.t  contens 
comme  de  braves  enfans  du  bon  Dieu.  Nous  étions  pauvres  alors, 
mais  le  travail  remplissait  nos  jours,  et  chaque  soir  nous  nous  endor- 
mions dans  la  joie  de  nos  âmes  et  dans  la  paix  de  notre  conscience. 

Encouragé  par  le  silence  de  l'assemblée,  Joseph  fît  une  peinture 
énergique  et  fîdèle  de  ce  qu'était  Tintérieur  du  Coàt-d'Or  depuis  la 
mort  du  chef  de  la  famille;  il  mesura  l'abîme  dans  lequel  s'étaient 
plongés  ses  frères;  il  leur  dévoila  lavenir  qui  les  attendait,  s'ils  per- 
sistaient dans  leurs  égaremens;  il  leur  prédit  la  honte  et  la  ruine  de 
leur  maison.  Il  s'exprhnait  avec  une  conviction  douloureuse.  Chris- 
tophe et  Jérôme  l'écoutaient  d'un  air  humble  :  Jean ,  lui-même ,  ne 


VAILLANCE.  665 

cherchait  plus  à  cacher  son  émotion;  tous  trois  entrevoyaient  avec 
épouvante  à  quel  degré  d'abaissement  ils  étaient  descendus.  Lors- 
qu'il se  vit  maître  de  son  auditoire ,  dès  qu*il  comprit  qu'il  tenait  ces 
trois  hommes  comme  trois  grains  de  sable  dans  sa  main,  Joseph  s'a- 
vança d'un  pas  plus  confiant  et  plus  sûr  vers  le  vrai  but  de  sa  ha- 
rangue. 

—  Mes  frères ,  poursuivit-il ,  nous  ne  somines  pas  tombés  si  bas 
qu'il  nous  soit  interdit  de  nous  relever.  D'ailleurs,  il  n'est  pas  d'abt- 
mes  d'où  la  main  du  Seigneur  ne  puisse  tirer  les  malheureux  qui  ten- 
dent vers  lui  leurs  bras  supplians. 

—  Que  veux-tu  que  nous  devenions?  dit  Christophe  avec  tristesse. 
Nous  aurons  beau  tendre  nos  bras  :  nous  ne  sommes  pas  des  savans 
conmie  toi ,  nous  autres;  l'ennui  nous  dévore  et  nous  tue. 

—  Je  ne  suis  pas  un  savant ,  Christophe ,  et  plus  d'une  fois  j'ai 
subi  les  atteintes  du  mal  qui  vous  ronge  et  qui  vous  consume.  J'ai 
mûrement  réfléchi  là-dessus.  Ce  qui  nous  tue ,  mes  frères ,  c'est 
l'absence  d'un  devoir  sérieux  qui  nous  rattache  à  l'existence ,  c'est 
l'égoïsrae  »  c'est  l'isolement,  c'est  qu'en  un  mot  nous  ne  sommes  pas 
une  famille.  La  famille  est  comme  un  arbre  éternel  et  sacré  dont  le 
tronc  nourrit  les  rameaux,  dont  les  rameaux  communiquent  à  leur 
tour  la  vie  à  des  pousses  nouvelles,  destinées  elles-mêmes  à  rendre 
plus  tard  la  sève  qu'elles  auront  reçue.  Nous  ne  sonunes,  nous  autres, 
que  des  branches  séparées  de  leur  tige,  sans  racines  dans  le  passé» 
sans  rejetons  dans  l'avenir.  Nous  ne  tenons  à  rien,  et  rien  ne  tient  à 
nous.  Nous  ne  vivons  que  par  nous  et  pour  nous,  mauvaise  vie  dont 
nous  portons  la  peine.  Dites,  ô  mes  amis,  dites  si,  aux  heures  de 
dégoût  et  de  lassitude,  vous  n'avez  jamais  rêvé  un  intérieur  plus 
cabné  et  plus  honnête?  Dites,  mes  frères,  si,  dans  l'ivresse  même  de 
vos  plaisirs,  vous  n'avez  jamais  aspiré  à  des  joies  plus  pures,  à  des 
félicités  plus  parfaites?  Souvenez-vous,  Christophe ,  vous  aussi,  sou- 
venez-vous, Jérôme,  du  temps  où  notre  jeune  frère  remplissait  nos 
cœurs  d'allégresse.  Par  son  âge  et  par  sa  faiblesse ,  il  était  moins 
notre  frère  que  notre  enfant.  Rappelez-vous  quel  charme  il  répandait 
autour  de  nous  et  de  quelle  grâce  il  égayait  notre  maison.  Vous  en- 
tendez encore  les  frais  éclats  de  sa  voix  joyeuse;  vous  voyez  encore 
sa  bouche  souriante  et  ses  bras  caressans.  Comme  nous  nous  plai- 
sions, le  soir,  à  l'endormir  sur  nos  genoux  !  comme  nous  nous  dis- 
putions ses  caresses  et  sa  blonde  tête  à  baiser!  Comme  Jean  eût  aimé 
le  suspendre  à  son  cou  et  sentir  ses  petits  doigts  roses  lui  tirer  ses 
longues  moustaches  I 


966  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  A  quoi  bon,  dît  Christophe,  réveiller  ces  souvenirs?  Hubert  est 
mort;  la  mer  qui  nous  Fa  pris  ne  nous  le  rendra  pas. 

—  Dieu  peut  nous  le  rendre,  mes  frères  I  s'écria  Joseph  avec  en- 
traînement. Que  de  fois  n'ai-je  pas  vu  dans  mes  songes  une  femme, 
chaste  créature,  venir  s'asseoir  à  notre  foyer!  Celui  d'entre  nous  qui 
l'avait  choisie  l'appelait  du  beau  nom  d'épouse;  les  trois  autres,  res- 
pectueux et  tendres,  l'appelaient  du  doux  nom  de  sœur.  Elle  entrait 
grave  et  sereine,  suivie  du  pieux  cortège  des  vertus  domestiques;  le 
bonheur  entrait  avec  elle.  Elle  avait  en  même  temps  la  prudence  qui 
dirige,  la  bonté  qui  encourage ,  la  raison  qui  convainc ,  la  grâce  qui 
persuade.  Sa  seule  présence  embellissait  notre  demeure.  A  sa  voîi, 
les  passions  s'apaisaient;  elle  rappelait  l'ordre  exilé  et  resserrait  le 
lien  de  nos  âmes.  Rêve  charmant  1  bientôt  de  blonds  enfans  se  pres- 
saient autour  de  l'âtre,  et  notre  mère,  ange  du  ciel ,  bénissait  l'ange 
de  la  terre  qui  nous  faisait  ces  félicités. 

Joseph  partit  de  là  pour  montrer  sous  leur  jour  poétique  et  réd 
les  salutaires  influences  qu'exercerait  la  présence  d'une  épouse  aa 
Coàt-d'Or;  il  employa  tous  les  dons  de  persuasion  qu'il  avait  reçus 
du  ciel,  pour  prouver  à  ses  frères  combien  il  était  urgent  que  l'un 
d'eux  se  mariât,  Jean ,  Christophe  ou  Jérôme,  car  Joseph  se  mettait 
tacitement  en  dehors  de  la  question.  Plus  chaste  que  son  chaste  ho- 
monyme des  temps  bibliques,  il  n'avait  jamais  envisagé  une  autre 
femme  que  sa  mère,  et  ses  goûts,  sa  piété,  son  extrême  jeunesse,  sa 
frêle  santé,  son  caractère  timide  et  craintif,  le  dispensaient  si  natu- 
rellement de  descendre  dans  la  lice  qu'il  ouvrait  à  ses  frères,  qu'A 
ne  lui  vint  même  pas  à  l'esprit  de  s'en  défendre  et  de  s'en  expliquer. 

Les  paroles  de  Joseph  déroulèrent  devant  les  trois  frères  toute  une 
série  d'idées  qu'ils  n'avaient  même  pas  soupçonnées  jusqu'alors.  Ils 
étaient  par  nature  si  peu  portés  vers  le  mariage ,  qu'ils  ne  s'étaient 
jamais  avisés  d'y  songer.  A  voir  leur  surprise,  il  eût  été  permis  de 
croire  qu'ils  avaient  jusqu'à  ce  jour  ignoré  Texistence  du  dieu  Hymen, 
et  que  ce  dieu  venait  de  se  révéler  à  eux  pour  la  première  fois.  De 
Tétonnement  ils  passèrent  à  la  réflexion.  Les  poétiques  argumens 
que  Joseph  avait  développés  à  l'appui  de  sa  proposition  n'avaient 
guère  touché  ces  trois  hommes;  mais  la  perspective  des  avantages 
réels  et  positifs  les  avait  saisis  tout  d'abord.  A  parler  franchement» 
Ils  étaient  las  et  même  un  peu  honteux  de  la  vie  qu'Us  menaient;  ils 
s'en  accusaient  réciproquement  et  ne  demandaient  pas  mieux  que 
d'en  sortir.  Aussi  la  harangue  de  leur  jeune  frère  éveîlla-t-elle  en 
eux  plus  de  sympathies  qu'on  n'aurait  dû  raisonnablement  s*j  at- 


VAU.LANCB.  5fiT 

tendre.  ChristqAe  et  Jérôme  pensèrent  que  la  {M^sence  d'une 
femme  au  logis  imposerait  à  Jean;  de  son  côté,  Jean  pensa  que  la 
présence  d*une  épouse  au  Coât-d*Or  apporterait  nécessairement  un 
frein  aux  déréglemens  de  Jérôme  et  de  Christophe.  Joseph,  qui  avait 
compté  sur  une  vive  oj^ositiop,  dut  étrç  surpris  à  son  tour  de  voir 
avec  quelle  faveur  on  accueillait  sa  proposition.. 
Ce  fut  le  caporal  qui  rompit  le  premier  le  silence- 

—  Joseph  a  raison,  ditril;  il  est  certain  que,  si  Tun  de  nous  prenait 
une  maîtresse  femme  qui  s'entendît  aux  soins  du  ménage,  tes  choses 
ici  c'en  iraient  pas  plus  mal  ;  nos  domestiques  ont  changé  le  Coât- 
d*Or  en  un  coupe-gorge;  nous  sommes  volés  comme  au  coin  d'un 
bois. 

—  Sans  compter,  ajouta  Jérôme,  que,  lorsque  nous  serons  vieux 
et  malades,  nous  ne  serons  pas  fâchés  de  trouver  à  notre  chevet  une 
petite  mère  qui  nous  soigne  et  nous  fasse  de  la  tisane.  ^ 

—  £t  puis,  s'écria  Christophe,  ce  sera  gentil  de  voir  une  femme 
trotter,  comme  une  souris,  dans  la  maison.  Ensuite  viendront  les 
bambins;  ça  crie,  ça  rit,  Ç9  pleure,  et,  comme  dit  Joseph,  ça  vous 
distrait  toujours  un  peu. 

— Ajoutez»  dit  Jean ,  que,  s'il  ne  nous  pousse  pas  un  héritier,  à  la 
mort  du  dernier  survivant  notre  fortune  retourne  à  l'état.. 

—  C'est  pourtant  vrai!  s'écrièrent  à  la  fois  Christophe  et, Jérôme 
avec  un  mouvement  de  stupeur* 

—  Décidément,  reprit  Jean,  ce  petit  Joseph  a  eu  le  une  excellente 
idée.  D'ailleurs  une  femme  au  logis  est  toujours  bomie  à  quelque 
chose;  ça  va,'  ça  vient,,  ça  veille  à  tout. 

—  Ça  raccommode  le  linge ,  dit  Christophe. 

«—  Et  ça  donne  des  héritiers  »  ajouta  Jteôme  en  se  frottant  les 
mams. 

*-^  Est-ce  entendu?  s'écria  le  caporal. 

— -  Entendu  1  répondirent  les  deux  marins. 

Jean  se  leva  d'un  air  solennel»  et,  s'adressant  à  Joseph,  qui  triom- 
phait en  silence  et  craignait  seulement  que  ses  frères  ne  voulussent 
se  Hiarier  tous  trois  : 

— C'est  une  af&ire  arrêtée,  lui  dit-^il;  il  faut  que  tu  sois  marié  dans 
unniois. 

*-*  Je  le  donne  mon  consentement,  dit  Christophe* 

—  Et  moi,  dit  Jérôme ,  ma  bénédiietian. 

A  ces  mots,  le  pauvre  Josqph  déviât  pAle  eonmae  la  mort.  H  vouhil 
se  récrier,  naais  la  soirée  étatiavaMte;  ks  tioi»  frètes  Ie¥èffeDi  bmsr* 


568  •  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quement  la  séance  et  se  retirèrent  chacun  dans  sa  chambre,  laissant 
Joseph  sous  le  coup  de  foudre  qu'il  venait  lui-même  d'attirer  sur 
sa  tête. 

A  partir  de  ce  jour,  les  trois  Legoff  ne  lui  laissèrent  pas  un  instant 
de  répit.  Vainement  il  objecta  ses  goûts ,  ses  habitudes^  sa  nature 
timide,  ses  vœux  de  chasteté,  sa  santé  délicate,  sa  constitution  débile, 
Christophe,  Jérôme  et  Jean  se  montrèrent  impitoyables.  Après  l'avoir 
harcelé  et  traqué  comme  une  béte  fauve,  ils  l'attaquèrent  par  ses 
bons  sentimens;  ils  lui  donnèrent  à  entendre  qu'il  tenait  leur  salut 
entre  ses  mains,  et  qu'il  en  répondrait  désormais  devant  Dieu. et 
devant  les  hommes.  Hs  le  prirent  aussi  par  sa  vanité,  car,  pareille  au 
fluide  invisible  qui  réchauffe  le  monde  et  qu'on  retrouve  partout, 
dans  le  silex  et  jusque  sous  la  glace ,  la  vanité  se  faufile  dans  les 
esprits  les  moins  accessibles;  il  n'en  est  pas  qui  n'en  recèle  an 
moins  un  ou  deux  grains.  Ils  lui  démontrèrent  que,  par  son  éduca- 
tion autant  que  par  ses  manières,  il  était  le  seul  de  la  famille  qui  pût 
légitimement  prétendre  à  un  mariage  honorable,  en  rapport  avec 
leur  position.  Poussé  à  bout,  il  consulta  le  curé  de  Bignic,  qui  lui 
fit  de  beaux  discours,  et  lui  enjoignit,  au  nom  de  Dieu,  de  se  sacri- 
fier pour  les  siens.  Dès-lors,  Joseph  n'hésita  plus;  il  se  décida,  non- 
veau  Curtius,  à  se  jeter,  pour  sauver  ses  frères,  dans  le  gouffre  du 
mariage  qu'il  avait  lui-même  imprudemment  ouvert  sous  ses  pas. 

En  ce  temps-là,  aux  alentours  de  Bignic,  dans  une  ferme  isolée 
qu'elle  faisait  valoir,  vivait  seule,  sans  pàrens,  sans  amis,  M""*  Maxime 
Rosancoêt.  C'était  une  austère  et  pieuse  fille  de  trente-deux  ans; 
elle  avait  quelque  fortune,  elle  avait  eu  jadis  quelque  beauté.  Il 
n'est  point  rare  de  trouver  ainsi,  en  Bretagne,  des  filles  de  bonne 
maison  qui  se  retirent  dans  leur  ferme,  aimant  mieux  vieillir  et 
mourir  dans  le  célibat  que  mésallier  leur  cœur  et  leur  esprit.  Comme 
celle-ci  allait,  tous  les  dimanches,  entendre  la  messe  à  Bignic, 
Joseph  avait  fini  par  la  remarquer;  et  comme  elle  était  la  seule 
femme  qu'il  eût  remarquée  durant  sa  vie  entière,  qu'en  outre  elle 
avait  dans  la  contrée  une  grande  réputation  de  sainteté  et  de  bien- 
faisance, quand  il  fut  question  pour  lui  du  choix  d'une  épouse, 
M"'  Rosancoet  dut  nécessairement  se  présenter  à  l'esprit  de  notre 
héros.  Il  avait  été  décidé  au  Coât-d'Or  qu'on  laisserait  à  la  victime 
la  Uberté  pleine  et  entière  de  choisir  l'instrument  de  son  supplice. 
Joseph  ayant  nommé  M"'  Rosancoet,  ils  allèrent  tous  quatre  la 
demander  en  mariage.  Ce  fut  Jean  qui  porta  la  parole;  mais,  voyant 
qu'il  s'embarrassait  dai»  ses  phrases,  Jérôme  l'interrompit  et  raconta 


VAILLANCE.  509 

simplement  Thistoire ,  tandis  que  Joseph ,  rouge  commn  un  coque- 
licot et  les  yeux  baissés,  ne  savait  à  quel  saint  se  vouer.  Jérôme 
s'exprima  comme  un  franc  marin  qu'il  était.  M"*  Rosancoet  mêlait 
à  ses  idées  religieuses  des  instincts  d'abnégation  et  de  dévouement. 
Elle  avait  entendu  parler  des  LegofT  en  général,  de  Joseph  en  parti- 
culier. L'étrangeté  de  la  proposition  ne  l'effaroucha  point;  il  faut 
dire  aussi  que  le  curé  de  fiignic,  que  Joseph  avait  consulté  en  ceci 
comme  en  toutes  choses,  s'était  déjà  mêlé  de  cette  affaire,  et  qu'il 
avait  eu ,  quelques  jours  auparavant ,  un  long  entretien  à  ce  sujet 
avec  la  plus  pieuse  et  la  plus  docile  de  ses  ouailles.  Bref,  M^^""  Maxime 
Rosancoet,  après  avoir  entendu  Jérôme,  tendit  à  Joseph  sa  main  et 
consentit  à  quitter  sa  ferme  pour  aller  vivre  au  Coat-d'Or.  On  prit 
jour,  séance  tenante,  pour  la  signature  du  contrat,  et  Joseph,  en  se 
retirant,  osa  baiser  le  bout  des  doigts  de  sa  fiancée. 

Chemin  faisant,  tandis  que  Jean  prodiguait  à  Joseph  des  encou- 
ragemens  et  des  consolations  : 

—  Comment  la  trouves -tu?  dit  Jérôme  à  Christophe. 

—  Et  toi?  demanda  Christophe  à  Jérôme. 

—  Point  jeune,  sacrebleu! 

—  Point  belle,  mille  tonnerres I 

—  C'est  une  vieille  frégate  désemparée,  ditFun. 

—  Un  vieux  brick  échoué  sur  les  rivages  de  l'éternité,  dit  l'autre. 

—  Il  a  fait  là  un  joli  choix,  notre  ami! 

—  Que  le  diable  l'emporte!  s'écria  Christophe.  Je  parierais  que 
cette  péronnelle  va  nous  faire  damner  au  logis. 

Ainsi  causant,  ils  arrivèrent  au  Coat-d'Or.  On  s'occupa  sans  plus  ^ 
tarder  de  tout  disposer  pour  recevoir  dignement  la  reine  de  céans. 
On  fit  blanchir  les  murs  à  la  chaux,  poser  des  vitres  aux  fenêtres  et 
des  carreaux  où  le  parquet  manquait.  Le  premier  tailleur  et  le  pre- 
mier bijoutier  de  Saint-Brieuc  furent  appelés  :  on  commanda  les  habits 
de  noces,  et  Joseph  choisit  pour  sa  future  une  magnifique  parure 
de  perles  fines.  Il  s'efforçait  de  faire  bonne  contenance;  mais  plus 
l'heure  fatale  approchait,  plus  le  jeune  Legoff  devenait  mélancolique 
et  sombre.  Il  négligeait  ses  livres,  son  violoncelle  et  jusqu'à  ses  pieux 
exercices,  pour  aller  seul  errer  sur  la  grève,  le  front  baisse,  les  yeux 
mouillés  de  larmes. 

Cependant  le  jour  de  la  signature  du  contrat  arriva.  Dès  le  matin, 
Jean,  Christophe  et  Jérôme  étaient  sur  pied,  vêtus  chacun  d'un 
superbe  habit  noir,  et  le  cou  emprisonné  dans  l'empois  d'une  cravate 
blanche.  Tous  trois  avaient  un  air  passablement  railleur  et  gogue- 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  déplorable  état.  M""*  Legoff  se  plaignit  amèrement ,  et  demanda 
si  c'était  là  ce  qn*on  lai  avait  promis,  lorsqu'elle  avait  consenti  à 
quitter  sa  retraite  pour  venir  s'établir  au  Coât-d'Or.  Quoi  qu'elle  pût 
dire»  Christophe  et  Jean  n'en  reprirent  pas  moins  le  cours  de  leurs 
habitudes;  mais  Jérôme,  troublé  par  les  remontrances  de  sa  fenune 
moins  encore  que  par  les  reproches  de  sa  propre  conscience,  se  voua 
résolument  au  culte  des  vertus  domestiques.  On  le  vit  renoncer  brus- 
quement au  tabac  et  à  la  boisson,  et  accompagner  assidûment  M""'  Le- 
goff à  Téglise.  Pour  prix  de  sa  conversion,  il  fut  atteint,  au  bout  de 
quelques  mois,  d'une  profonde  mélancolie  qui  se  changea  bientôt 
en  un  sombre  marasme.  Il  perdit  l'appétit,  et  devint,  en  peu  de 
temps,  jaune  et  maigre  comme  un  hareng  saur.  Il  passait  des  jours 
entiers  au  coin  du  feu,  dans  une  attitude  affaissée,  sans  qu'il  fût  pos- 
sible de  lui  arracher  une  parole  ni  même  un  regard.  Il  n'y  avait  que 
la  présence  de  Joseph  qui  parvînt  à  le  distraire.  Jérôme  l'avait  pris 
en  une  telle  aversion,  qu'il  ne  pouvait  plus  l'apercevoir  sans  entrer 
dans  d'horribles  colères,  au  point  que  Joseph  avait  dû  se  résigner  à 
ne  plus  paraître  devant  lui. 

Cest  là  qu'en  étaient  les  choses ,  lorsqu'on  apprit  au  Coât-d'Or 
qu'un  officier  de  la  marine  anglaise  se  permettait  de  tenir,  à  Saint- 
Brieuc,  des  propos  outrageans  sur  l'origine  de  la  fortune  des  Legoff. 
Christophe  ne  fit  ni  une  ni  deux.  Il  courut  à  la  ville,  insulta  l'officier 
anglais,  et  prit  jour  avec  lui  pour  une  rencontre.  A  cette  nouvelle, 
Jérôme  sortit  de  son  apathie;  le  dégoût  de  l'existence  lui  inspira  une 
résolution  désespérée.  Sans  en  rien  dire  autour  de  lui ,  il  prévint 
Christophe  de  vingt-quatre  heures,  et,  assisté  de  deux  témoins,  logea 
une  balle  dans  le  flanc  de  l'Anglais,  qui  lui  rendit  politesse  pour 
politesse,  car  tous  deux  tombèrent  en  même  temps,  mortellement 
atteints  l'un  et  Vautre.  Jérôme  fut  rapporté  au  Coât-d'Or,  presque 
sans  vie,  sur  un  brancart.  Près  d*expirer,  il  ouvrit  de  grands  yeux, 
et  s'écria  :  a  Je  me  suis  marié  pour  Joseph ,  et  me  suis  fait  tuer 
pour  Christophe.  »  Sa  femme  et  ses  frères  pleuraient  autour  de  hiL 
Après  quelques  instans  de  silence,  il  tendit  la  main  droite  à  Chris* 
tophe,  et  lui  dit  :  ce  Je  te  remercie.  »  Puis  il  tendit  la  main  gauche  à 
Joseph  en  disant  :  a  Je  te  pardonne.  »  Et  là-dessus  il  expira.  On  per- 
suada à  M"*  Legoff  que  son  mari,  dans  le  trouble  des  derniers  mo- 
mens,  avait  pris  sa  main  droite  pour  sa  main  gauche. 

H""  Jérôme  suivit  de  près  son  mari  dans  la  tombe.  Elle  mourut  en 
donnant  le  jour  à  une  fille  qu'elle  confia  solennellement  à  la  garde 
de  Joseph  et  de  ses  deux  frères.  A  son  heure  dernière,  cette  fenune 


VAILLANCE.  573 

épancha  sur  la  tète  de  son  enfant  et  sur  les  mains  de  Joseph  tous  les 
flots  de  tendresse  qu'elle  avait  soigneusement  comprimés  jusqu'alors. 
Il  est  ainsi  des  cœurs  qui  ne  se  révèlent  qu'au  moment  suprême  > 
pareils  à  ces  vases  qui  ne  répandent  qu'en  se  brisant  les  parfums 
recelés  dans  leur  sein.  Elle  inonda  sa  fille  de  larmes  et  de  baisers; 
elle  appela  sur  ce  petit  être  la  protection  de  ses  trois  frères.  Sa  parole 
était  grave  et  solennelle.  Près  de  s'envoler,  lame  projetait  un  lumi- 
neux reflet  sur  cette  pâle  figure  d'où  la  vie  allait  se  retirer.  Lors- 
qu'elle eut  exhalé  son  dernier  souffle,  Joseph  prit  l'enfant  entre  ses» 
bras  et  le  présenta  à  Christophe  et  à  Jean ,  qui  jurèrent  chacun  de 
veiller  sur  elle  avec  l'affection  d'un  père.  A  quelques  jours  de  là, 
l'orpheline  fut  baptisée  à  fiignic.  En  sa  qualité  de  parrain,  Jean  lui 
donna  le  nom  de  sa  patrone;  mais  Christophe  voulut  qu'elle  portât 
en  même  temps  le  nom  du  brick  sur  lequel  les  Legoff  avaient  fait 
fortune,  et  c'est  ainsi  qu'elle  fut  inscrite  sur  les  registres  sous  les 
deux  noms  de  Jeanne  et  de  Vaillance. 

Dès-lors  on  put  voir  au  Coàt-d'Or  un  spectacle  étrange  et  tou- 
chant: Ce  que  n'avaient  pu  faire  ni  les  prières  de  Joseph,  ni  le 
mariage  de  Jérôme,  ni  la  présence  d'une  grave  épouse,  une  petite 
fille  blanche  et  rose  le  fit  par  enchantement.  Sur  le  bord  des  deux 
tombes  qui  venaient  de  s'ouvrir  sous  leurs  yeux,  Christophe  et  Jean 
avaient  déjà  senti  leurs  mauvaises  passions  chanceler;  ils  les  virent 
s'abattre  et  s'éteindre  peu  à  peu  au  pied  d'un  berceau.  Ces  deux 
hommes  en  arrivèrent  sans  efforts  à  toutes  les  puérilités  de  l'amour; 
ils  rivalisèrent  de  maternité  avec  Joseph,  et  ce  fut  un  spectacle  tou- 
chant en  effet  de  les  voir  tous  trois  penchés  sur  ce  nid  de  colombe, 
épiant  les  premiers  gazouillemens  et  les  premiers  battemens  d'ailes. 
L'enfant  grandit;  avec  elle  grandit  l'afTection  des  trois  frères.  C'était 
une  belle  enfant,  vive,  pétulante,  pleine  de  vie  et  de  santé,  portant 
bien  le  nom  que  lui  avait  donné  Christophe.  Chez  elfe  toutefois,  le 
caractère  viril  n'excluait  aucun  charme;  à  peine  échappait-elle  au 
berceau  qu'elle  avait  déjà  le  gracieux  instinct  des  coquetteries  de  la 
femme.  Cet  instinct,  où  l'avait-elle  pris?  C'est  ce  que  nul  ne  saurait 
dire.  Le  lis  sort  blanc  et  parfumé  d'une  bulbe  noire  et  terreuse;  le 
papillon  sort  de  sa  chrysalide  étincelant  d'or  et  d'azur.  Elle  s'éleva  en 
pleine  liberté,  dans  le  robuste  sein  d'une  âpre  et  sauvage  nature.  Le 
soleil  de  la  côte  et  le  vent  de  la  mer  brunirent  la  blancheur  de  son 
teint;  sa  taille  s'élança,  ses  membres  s'assouplirent,  elle  poussa  svelte 
et  vigoureuse,  comme  la  tige  d'un  palmier.  Christophe  et  Jean  la  for- 
mèrent aux  exercices  du  corps,  Joseph  prit  la  direction  de  son  cœur 

TOME  I.  37 


S7b  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

et  de  son  esprit.  Les  deux  premiers  la  bercèrent  avec  de  beffiqneux 
Tèdts;  le  troisième  lui  inspira  le  goût  de  l'étude  et  des  arts.  Chris- 
tophe la  familiarisa  avec  les  jeux  de  rOcéan ,  Jean  avec  Féquitation 
^  les  armes;  Joseph  surveilla  l'épanouissement  de  cette  jeune  intel- 
ligence. Il  en  tempéra  la  fougue  aventureuse  et  s'appliqua  de  bonne 
lieare  à  modifier  les  môles  tendances  que  Jean  et  Christophe  se  plaî- 
saieot  à  développer  en  elle.  Il  n'y  réussit  qu'à  demi;  maïs  Jeanne 
était  douée  d'une  distinction  native  et  d'une  instinctive  élégance  qui, 
è  défaut  de  Joseph ,  auraient  combattu  victorieusement  les  influences 
d'un  entourage  vulgaire.  Non-seulement  elle  ne  prit  rien  de  son  oncle 
le  marin  et  de  son  oncle  le  soldat,  mais  ce  fut  elle  au  contraire  qui 
les  embellit  d'un  reflet  de  ses  grâces.  Au  contact  de  cette  aimable 
créature,  leurs  mœurs  s'adoucirent,  leurs  façons  s'ennoblirent  un 
peu,  fît  leur  langage  s'épura.  Elle  ne  fut  d'abord  entre  leurs  mains 
^'un  jouet  précieux  et  adoré;  un  sentiment  de  respect  et  de  défé- 
rence se  mêla  insensiblement  h  l'expression  de  leur  tendresse.  Ce 
qu'il  y  eut  de  plus  étrange,  c'est  que  cette  tendresse  éveilla  tout 
d'abord  en  eux  ce  sens  delà  fortune  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure, 
et  qui  leur  avait  manqué  jusqu'alors.  Pour  eux,  ils  ne  changèrent 
rien  à  la  simplicité  de  leurs  habitudes;  mais,  pour  leur  nièce,  ils  eu- 
rent toutes  les  vanités,  toutes  les  fantaisies  du  luxe,  toutes  les  per- 
ceptions du  bien-être.  Enfant,  ils  l'avaient  enveloppée  de  langes  à 
hilmilier  la  fille  d'un  roi;  plus  tard,  pour  parer  sa  chambre,  ils  s'épui- 
sèrent en  folles  imaginations  et  en  dépenses  extravagantes.  Paris 
-envoya  ses  meubles  les  plus  recherchés,  ses  pltfs  riches  étoffes;  rien 
ne  sembla  trop  beau  ni  trop  ruineux  pour  égayer  la  cage  d'un  oiseau 
si  charmant.  Le  reste  h  l'avenant;  ils  firent  pleuvoir  sur  elle  les  dia- 
mans,  les  bijoux;  le  velours,  la  soie,  la  dentelle,  arrivèrent  par  bal- 
krts  au  Coftt-dX)r.  Le  goût  et  Tà-propos  ne  présidaient  pas  toujours  à 
tes  prodigalités;  mais  Joseph  se  chargeait  d'en  corriger  les  excen- 
tricités, et  d'aîfleurs  Jeanne  préférait  aux  parures  dont  on  l'accablait 
la  robe  d'indienne  avec  laquelle  elle  courait  sur  les  brisans  et  les 
brins  de  bruyères  en  fleurs  qu'elle  tressait  dans  ses  cheveux. 
•  A  quinze  ans ,  Jeanne  était  l'orgueil  du  Coftt-d'Or.  Elle  tenait  de 
Dieu  l'intelligeRoe  et  la  bonté,  de  Joseph  la  chaste  réserve  d'une 
fille  pieuse  et  charmante,  de  Christophe  et  de  Jean  l'ardeur  et  Vin- 
trépidité  d'une  Amazone.  Avec  Joseph,  effle  cultivait  les  lettres  et 
les  arts;  avec  Jean,  elle  montait  à  cheval,  tirait  le  pistolet,  chassait 
le  lièvre  dans  les  landes;  avec  Christophe,  elle  péchait  le  long  de  la 
tCÔtc,  et  courait  la  mer  sur  une  yole  légère  comme  le  vent.  Mais  c'é- 


VAILLANCE.  575 

tait  toujours  à  Joseph  qu  elle  revenait  de  préférence.  Il  avait  été, 
il  était  encore  son  maître  en  toutes  choses.  Il  avait  mis  à  parer  .son 
esprit  autant  d*amour  et  de  soin  qu  en  mettaient  Jean  et  Christophe 
à  parer  sa  beauté  naissante.  Il  lui  avait  enseigné  ce  qu'il  savait  de 
peinture  et  de  musique;  ils  lisaient  ensemble  les  poètes,  et,  durant 
les  beaux  jours,  étudiaient  dans  les  champs  Thistoire  des  insectes 
et  des  fleurs.  Pendant  les  soirées  d'hiver,  Tenfant  se  mettait  au  piano, 
Joseph  prenait  son  violoncelle,  et  tous  deux  exécutaient  de  petits 
concerts,  tandis  que  les  deux  autres,  assis  au  coin  du  feu,  écoutaieot 
dans  un  ravissement  ineffable.  Jeanne  jouait  sans  talent,  elle  chantait 
sans  beaucoup  d'art  ni  de  méthode;  mais  elle  avait  une  voix  fraîche, 
on  goût  pur,  un  sentiment  naïf  :  on  Técoutait  comme  on  écoute  les 
fauvettes,  sans  se  demander  si  elles  chantent  bien  ou  mal;  on  se  sentait 
charmé,  sans  savoir  comment  ni  pourquoi.  Elle  avait  ainsi  dans  toute 
sa  personne  un  charme  indicible  que  Christophe  et  Jean  subissaient 
en  esclaves  amoureux  de  leur  chaîne.  L'affection  de  Joseph  semblait 
plus  grave  et  plus  réfléchie.  Jeanne  était,  dans  la  plus  large  accefv- 
tîon  du  mot,  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  une  enfant  gâtée  : 
fantasque,  volontaire,  mobile  comme  l'onde,  elle  avait  tous  les  ca- 
prices d'une  reine  de  quinze  ans.  Joseph  la  grondait  bien  parfois, 
mais  c'était,  dans  le  fond  de  sod  cœur,  une  adoration  qu'on  pourrait 
comparer  à  celle  des  anges  aux  pieds  de  la  Vierge.  Cette  ame  tendre 
et  poétique  avait  enfin  rencontré  une  jeune  sœur  à  son  image;  le 
ramier  n'était  plus  seul  au  nid  ;  le  daim  avait  trouvé  sa  coixq)agDe. 
Quant  à  l'affection  du  marin  et  du  soldat,  ce  devint  un  «dte  in- 
sensé. Les  mères  elles-mêmes  n'auraient  pas  de  moi  pcMir  exprimer 
un  semblable  délire.  Enfant,  ils  l'avaient  bien  aimée;  mais  quand  ces 
deux  hommes  qui  n'avaient  eu  jusqu'à  présent  aucune  révélation  de 
la  beauté,  de  la  grâce  et  de  l'élégance,  virent  sous  leur  toit,  à  leur 
foyer  et  à  leur  table,  une  jeune  et  belle  créature,  élégante  et  gra- 
eieuse,  aimable  autant  que  belle,  vivant  familièrement  de  leur  vie^ 
tendre,  caressante,  rôdant  autour  d'eux,  et  leur  rendant  en  cajole- 
ries de  tout  genre  les  attentions  qu'ils  avaient  pour  elle,  ces  deux 
hommes  en  perdirent  la  tète,  et  leur  amour,  exalté  par  l'orgueil^ 
ne  connut  plus  de  bornes  ni  de  mesure.  Toutefois,  ib  l'aûnaient 
surtout,  parce  que  c'était  sa  blanche  main  qui  les  avail  tirés  tous 
deux  du  gouffre  des  passions  honteuses.  Us  se  plaisnent  à  élridir  de 
mystérieux  rapports  entre  cette  enfant  et  l'ancien  brick  dont  elle 
portait  le  nom.  L'un  avait  été  l'arche  de  leur  fortune;  l'autre  était 
devenue,  pour  ainsi  cKre»  l'arche  de  leur  iKMinettr»  H  leur  semblait 

37. 


576  REVUE   DBS  DEUIC   BIONDES. 

qu'en  portant  le  nom  du  vieux  corsaire,  A'aillance  ennoblissait  et  pu- 
rifiait la  source  de  leurs  richesses.  Cet  amour  prit  à  la  longue  tous 
les  caractères  de  la  passion ,  et  ce  furent  de  part  et  d'autre  des  jalou- 
sies et  des  rivalités  qui  remplirent  le  Coàt-d'Or  de  coquetteries  ado- 
rables. Jaloux  de  Joseph,  Jean  et  Christophe  étaient  en  môme  temps 
jaloux  Tun  de  l'autre.  Les  vieilles  haines  du  drapeau  et  du  pavillon 
s'étaient  réveillées;  mais  la  jeune  fille  avait  un  art  merveilleux  pour 
faire  à  chacun  sa  part  et  tenir  la  balance  des  amours-propres  dans  un 
parfait  équilibre;  elle  appelait  Christophe  son  oncle  l'amiral,  et  Jean 
son  oncle  le  colonel.  Une  lutte  inavouée  n'en  existait  pas  moins 
entre  eux.  Chacun  se  tenait  à  l'affût  pour  surprendre  les  fantaisies 
de  Jeanne;  ils  la  questionnaient  en  secret  et  usaient  de  mille  ruses 
pour  se  vaincre  mutuellement  en  munificence.  Voici  par  exemple 
ce  qui  arriva  pour  le  quinzième  anniversaire  de  la  naissance  de  Vail- 
lance. 

Plusieurs  mois  auparavant ,  Christophe  et  Jean  s'étaient  consultés 
entre  eux  pour  savoir  ce  qu'ils  donneraient  à  leur  nièce  à  l'octasîon 
de  ce  solennel  anniversaire.  —  Toute  réflexion  faite,  avait  dit  Jean, 
cette  fois,  je  ne  donnerai  quoi  que  se  soit  à  Jeanne.  Sa  dernière  fête 
m'a  ruiné.  D'ailleurs  l'enfant  n'a  besoin  de  rien.  Je  me  réserve  pour 
l'année  prochaine.  —  Puisqu'il  en  est  ainsi,  s'était  écrié  Christophe, 
je  suivrai  ton  exemple,  frère  Jean.  Vaillance  a  plus  de  bijoux  et  de 
chiffons  qu'il  n'en  faudrait  pour  parer  toutes  les  femmes  de  Saint- 
Brieuc.  Ses  dernières  étrennes  ont  mis  ma  bourse  à  sec.  Je  m'abs- 
tiendrai comme  toi,  et  nous  verrons  l'an  prochain.  —  C'est  le  parti 
le  plus  sage,  avait  ajouté  Jean.  —  Nous  avons  fait  assez  de  folies, 
avait  ajouté  Christophe.  —  Eh  bien!  c'est  entendu,  avait  dit  Jean; 
nous  ne  donnerons  rien  à  l'enfant  pour  son  quinzième  anniversaire. 
—  C'est  convenu ,  avait  dit  Christophe. 

Le  grand  jour  étant  arrivé,  Jeanne,  qui  avait  compté  sur  de  ma- 
gnifiques présens,  s'étonna  de  voir  ses  oncles  venir  l'embrasser  les 
mains  vides.  Il  n'y  eut  que  Joseph  qui  lui  offrit  un  bouquet  de  fleurs 
écloses  au  premier  souffle  du  printemps.  Cependant  Christophe  riait 
dans  sa  barbe,  et  Jean  avait  un  air  de  satisfaction  diabolique.  Sur  le 
coup  de  midi,  voici  qu'un  baquet,  traîné  par  un  cheval  et  chargé 
d'une  immense  caisse,  s'arrêta  devant  la  porte  du  Coàt-d'Or.  On  trans- 
porte la  caisse  dans  une  des  salles  du  château,  et  tandis  qu'on  en  brise 
les  planches  et  que  la  jeune  fille  rôde  à  l'entour  en  se  demandant 
avec  anxiété  quelle  merveille  va  sortir  des  flancs  du  monstre  de  sapin, 
Christophe  et  Jean  se  frottent  les  mains  et  se  regardent  l'un  l'autre 


VAILLANCE.  577 

à  la  dérobée  et  d'un  aîr  narquois.  EnGn,  les  planches  croulent,  le 
foin  est  arraché;  il  ne  reste  plus  que  la  toile  d'emballage  qui  cache 
encore  le  trésor  mystérieux.  Jeanne  est  pâle,  immobile;  Timpatience 
et  la  curiosité  agitent  son  jeune  cœur.  Christophe  et  Jean  Tobservent 
tous  deux  avec  complaisance.  Bientôt  la  toile  crie  sous  les  ciseaux 
qui  la  déchirent,  le  dernier  voile  tombe,  la  jeune  fille  bat  des  mains, 
et  Christophe  et  Jean  triomphent  chacun  de  son  côté. 

C'était  un  beau  piano  d'ébène  à  filets  de  cuivre,  d'un  travail  exquis, 
d'un  goût  charmant,  d'une  richesse  merveilleuse.  Jeanne,  qui  n'avait 
eu  jusqu'à  ce  jour  qu'un  méchant  clavecin  acheté  à  Saint-Brieuc, 
dans  une  vente  publique,  demanda  lequel  de  ses  oncles  elle  devait 
remercier  d'une  si  aimable  surprise. 

A  cette  question ,  chacun  d'eux  prit  un  air  de  modeste  vainqueur. 

—  C'est  une  bagatelle,  disait  Jean. 

—  C'est  moins  que  rien ,  disait  Christophe. 

—  Ce  n'est  pas  la  peine  d'en  parler,  ajoutait  le  premier. 

—  Cela  ne  vaut  pas  un  remercîment,  ajoutait  le  second. 

—  Enfin ,  mes  oncles,  qui  de  vous  est  le  coupable?  s'écria  Jeanne 
en  souriant,  car  c'est  le  moins  que  je  l'embrasse. 

—  Puisque  tu  le  veux...  dit  Christophe. 

—  Puisque  tu  l'exiges...  dit  Jean. 

—  Eh  bien  1  c'est  moi ,  s'écrièrent-ils  à  la  Jfois,  eu  ouvrant  leurs 
bras  à  Vaillance. 

A  ce  double  cri ,  ils  se  tournèrent  brusquement  l'un  vers  l'autre. 

—  Il  paraît,  dit  Christophe,  que  notre  frère  Jean  veut  rire. 

—  Il  me  semble,  répliqua  Jean,  que  notre  frère  Christophe  est  en 
humeur  de  plaisanter. 

—  Je  ne  plaisante  pas,  dit  Christophe. 

—  Et  moi,  dit  Jean,  je  ne  ris  guère. 

Le  fait  est  qu'ils  n'avaient  envie  de  rire  ni  l'un  ni  l'autre.  Les  yeux 
de  Christophe  lançaient  des  flammes;  hérissés  et  frémissans,  les  poils 
roux  de  la  moustache  du  soldat  semblaient  autant  d'aiguilles  mena- 
çantes prêtes  à  sauter  au  visage  du  marin  irrité. 

—  Mes  oncles,  expliquez-vous,  dit  la  jeune  fille,  qui,  non  plus  que 
Joseph,  ne  comprenait  rien  à  cette  scène. 

—  Je  soutiens ,  s'écria  Christophe ,  que  c'est  moi ,  Christophe  Le- 
goff ,  ex-lieutenant  du  brick  la  Vaillance^  qui  donne  à  ma  nièce  le 
piano  que  voici. 

—  Et  moi,  j'affirme,  s'écria  Jean,  que  c'est  moi,  Jean  Legoff» 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ex-offlcier  de  la  grande  armée,  qui  donne  à  ma  nièce  le  piano  que 
voilà. 

—  Comment,  mille  diables  1  s'écria  Christophe  en  serrant  les 
poings,  un  piano  qui  me  coûte  mille  écus  1 

—  Mille  écus  que  j'ai  payés ,  répliqua  Jean  avec  assurance. 

—  J*en  ai  le  reçu,  dit  Christophe. 

—  Le  reçu?  je  Tai  dans  ma  poche  1  s'écria  Jean  en  tirant  une  lettre 
qu'il  ouvrit  et  qu'il  mit  sous  le  nez  du  marin ,  tandis  que  celui-ci  dé- 
pliait un  papier  qu'il  mettait  sous  le  nez  du  soldat. 

Heureusement  un  second  haquet  venait  de  s'arrêter  devant  la 
porte  du  château,  et,  au  plus  fort  de  la  dispute,  les  serviteurs  intro- 
duisirent dans  la  salle  une  seconde  caisse  exactement  semblable  à  la 
première.  Dès-lors  tout  fut  expliqué.  Christophe  et  Jean,  à  l'insu  l'un 
de  l'autre,  avaient  eu  la  même  idée;  le  même  jour,  à  la  même 
heure,  deux  pianos  à  l'adresse  de  Jeanne  étaient  arrivés  à  Saint- 
Brie  uc  par  deux  roulages  différens. 

—  Ah!  traître,  dit  Christophe  en  s'approchant  de  Jean;  tu  devais 
ne  rien  donnerl  tu  te  réservais  pour  l'année  prochainel 

—  Et  toil  maître  fourbe,  répliqua  Jean;  tu  prétendais  que  ta 
bourse  était  videl 

—  A  bon  chat  bon  rat. 

—  A  corsaire  corsaire  et  demi. 

Cependant  que  faire  de  deux  pianos?  L'un  était  d'ébëne,  l'autre 
de  palissandre,  tous  deux  également  riches,  admirablement  beaux 
tous  deux.  Christophe  vantait  celui-ci  et  Jean  exaltait  celui-là;  entre 
les  deux  long-temps  Jeanne  hésita.  Il  se  fût  agi  pour  Jean  et  pour 
Christophe  d'un  arrêt  de  vie  ou  de  mort,  que  leurs  angoisses  n'au- 
raient été  ni  moins  vives  ni  moins  poignantes.  Pour  contenter  à  la 
fois  son  oncle  l'amiral  et  son  oncle  le  colonel,  la  jeune  Glle  décida 
qu  on  porterait  dans  sa  chambre  le  piano  de  palissandre,  et  qu'on 
laisserait  au  salon  le  piano  d'ébène. 

Ainsi  passait  le  temps.  Afin  qu'aucun  des  .caractères  de  la  passion 
ne  manquât  à  Tamour  de  ces  hommes  pour  cette  enfant,  cet  amour» 
Sans  s'en  douter,  en  était  arrivé,  même  dans  le  cœur  de  Joseph,  à 
un  naïf  et  monstrueux  égoïsme.  Jamais  il  ne  leur  était  venu  à  l'esprit 
que  cette  jeune  tille  pût  avoir  d'autres  destinées  à  remplir  que  de 
distraire  et  d'occuper  leurs  jpurs.  Us  croyaient  ingénument  que  cette 
fleur  de  grâce  et  de  beauté  ne  s'était  épanouie  que  pour  embait- 
JMC  kir  maison.  Telle  était  en  ceci  leur  aveugle  sécurité,  qu'ils 


YAnXANCE.  579 

«'avaient  même  pas  abordé  Tidée  que  ce  trésor  pût  leur  échapper* 
Jeanne,  de  son  côté,  ne  semblait  pas  se  douter  qu'il  y  eût  sous  le  ciel 
ées  êtres  plus  aimables  que  ses  trois  oncles ,  ni  une  existence  plus 
^délicieuse  que  celle  qu'on  menait  au  Coât-d'Or.  Bignic  était  pour  elle 
le  centre  du  monde;  ses  rêves  n'allaient  pas  au-delà  de  la  distance 
que  son  cheval  pouvait  mesurer  en  une  demi-journée.  Jamais  elle 
n'avait  tourné  vers  l'horizon  un  regard  ardent  et  curieux;  elle  n'avait 
jamais  entendu  dans  son  jeune  sein  ce  vague  murmure  qui  s'élève 
-an  matin  de  la  vie,  pareil  au  bruissement  mystérieux  qui  court  dans 
les  bois  aux  blancheurs  de  l'aube.  L'activité  d'une  éducation  presque 
guerrière  l'avait  préservée  jusqu'à  présent  du  mal  étrange,  nommé  la 
rêverie,  qui  tourmente  l'oisive  jeunesse.  Son  imagination  dormait: 
ce  fut  une  imprudence  de  Jean  et  de  Christophe  qui  l'éveilla. 

Nous  l'avons  dit ,  Christophe  et  Jean  étaient  moins  jaloux  l'un  de 
l'autre  qu'ils  ne  l'étaient  tous  deux  de  leur  frère.  Quoi  que  pût  faire 
la  jeune  fille  pour  cacher  les  préférences  de  son  cœur,  et  quoi  qu'ils 
pussent  eux-mêmes  imaginer  pour  se  les  attirer,  ils  comprenaient 
que  Joseph  était  préféré  et  ne  se  faisaient  point  illusion  là-dessus, 
bien  que  ce  fût  pour  eux  un  sujet  d'étonnement  continuel.  —  Cest 
inoui  I  se  disaient-ils  parfois,  Joseph  ne  lui  a  jamais  rien  donné  que 
des  fleurs;  nous  nous  sommes  ruinés  pour  ellcl  II  la  gronde  souvent 
et  ne  craint  pas  de  la  reprendre;  nous  sommes  à  genoux  devant 
tes  défauts  I  C'est  un  blanc-bec  qui  n'a  jamais  vu  que  le  feu  de  la 
dieminée  et  qui  mourra  dans  la  peau  d'un  poltron  ;  nous  mourrons 
fun  et  l'autre  dans  la  peau  d'un  héros I  Eh  bien!  c'est  ce  maraud 
qu'on  aime.et  qu'on  préfère  !  —  C'est  un  savant,  ajoutait  Christophe 
«n  hochant  la  tête;  il  a  inspiré  à  Jeanne  le  goût  de  la  lecture;  l'enfant 
aîme  les  livres,  et  Joseph  lui  en  prête.  — Si  Jeanne  aime  les  livres, 
dit  un  jour  le  soldat  fatalement  inspiré,  nous  lui  en  donnerons,  un 
peu  plus  propres  et  un  peu  plus  galanunent  vêtus  que  les  sales  bou- 
quins de  Joseph.  —  En  effet,  dès  le  lendemain  ils  écrivirent  à  Paris, 
et,  au  bout  de  six  semaines,  en  rentrant  d'une  longue  promenade 
qu'elle  avait  faite  sur  la  côte,  Jeanne  trouva  dans  sa  chambre  une 
bibliothèque  composée  de  volumes  magnifiquement  reliés.  C'était, 
hélas!  la  boîte  de  Pandore.  Ce  fut  la  perte  du  repos  de  Jeanne. 

Rien  de  plus  honnête  pourtant  que  cette  collection  de  livres; 
seulement,  comme  l'élite  des  poètes  et  des  romanciers  y  brillait  au 
premier  rang,  et  que  la  littérature  contemporaine  s'y  montrait  en 
majorité,  c'étaient  pour  la  plupart  de  très  honnêtes  empoisonneurs. 
Jeanne  et  Joseph  lui-même,  car  il  ne  put  résister  à  la  tentation» 


580       ^        REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

puisèrent  avidement  à  ces  sources  enivrantes.  Ils  y  perdirent  Tun  et 
l'autre  la  sérénité  de  leur  ame.  Bien  qu*il  eût  laissé  depuis  long-temps 
derrière  lui  les  rapides  années  de  la  jeunesse,  Joseph  avait  le  cœur 
aussi  jeune  que  celui  de  sa  nièce;  Tinnocence  et  la  chasteté  avaient 
conservé  dans  son  bouton  virginal  la  fleur  du  printemps  de  sa  vie. 
Ainsi,  jusqu'à  présent,  ces  deux  cœurs  étaient  au  même  point  et 
s'ignoraient  encore;  ce  furent  les  mêmes  influences  qui  hâtèrent  la 
floraison  de  Tun  et  décidèrent  le  tardif  épanouissement  de  Tautre. 

A  la  lecture  de  ces  poèmes  étranges  qui  ne  ressemblaient  en  rien 
à  ceux  qu'ils  avaient  lus  déjà,  à  ces  lectures  passionnées  faites  en 
commun ,  assis  Tun  près  de  l'autre,  le  jour  sur  le  sable  fln  et  doré  des 
baies  solitaires,  le  soir  à  la  lueur  de  la  lampe,  Joseph  se  troubla.  Que 
se  passa-t-il  en  lui?  Dieu  seul  a  pu  le  savoir.  Pour  Jeanne,  elle  devint 
tout  à  coup  inquiète,  rêveuse,  agitée,  passant  tour  à  tour  d'une  folle 
gaieté  à  une  sombre  mélancolie,  sans  qu'elle  pût  se  rendre  compte 
de  sa  joie  ou  de  sa  tristesse.  Bientôt  elle  se  demanda  si  le  monde 
finissait  à  l'horizon ,  si  Bignic  était  la  capitale  de  l'univers ,  et  si  sa 
vie  devait  s'écouler  tout  entière  sous  le  toit  enfumé  du  Coàt-d'Or. 
Vainement  ses  oncles,  pour  la  distraire,  redoublèrent  autour  d'elle 
de  tendresses  et  de  soins;  elle  s'irritait  de  leurs  soins  et  de  leurs 
tendresses.  Joseph  assista  silencieusement  à  ces  premiers  troubles 
du  cœur  et  des  sens  qui  s'éveillent;  long-temps  il  fut  seul  dans  le 
secret  de  cette  ame  qui  ne  se  connaissait  pas  elle-même.  Cependant, 
à  la  longue,  éclairés  par  leur  égoïsme  plutôt  que  guidés  par  la  déli- 
catesse de  leurs  perceptions,  Jean  et  Christophe  arrivèrent  à  leur 
tour  à  confusément  entrevoir  la  cause  du  mal  qui  tourmentait  leur 
nièce.  Joseph  n'en  avait  saisi  que  le  côté  poétique  et  charmant; 
natures  moins  élevées  et  médiocrement  idéales,  Christophe  et  Jean 
en  saisirent  le  côté  physique  et  réel.  Ces  avares  comprirent  enfin 
que  le  trésor  qu'ils  avaient  enfoui  dans  leur  demeure  pouvait  leur 
échapper  d'un  jour  à  l'autre;  ils  comprirent  que  l'oiseau  qu'ils  avaient 
mis  en  cage  avait  grandi,  qu'il  avait  des  ailes,  et  qu'au  premier  cri 
de  quelque  oiseau  voyageur  qui  l'appellerait  dans  les  plaines  de  l'air, 
il  s'envolerait  à  travers  les  barreaux  de  sa  prison  dorée.  En  un  mot, 
pour  nous  servir  d'un  langage  moins  figuré  et  plus  en  rapport  avec 
les  idées  des  deux  oncles ,  ils  découvrirent  que  l'enfant  avait  seize 
ans,  et  qu'un  jour  viendrait  inévitablement  où  il  faudrait  songer  à 
la  marier. 

Or,  ils  ne  se  dissimulaient  pas  que  marier  Jeanne,  pour  eux,  c'était 
la  perdre.  Us  se  rendaient  justice  mutuellement.  Jean  se  disait  qu'un 


YAILLANCX.  581 

homme  qae  Jeanne  aurait  choisi  ne  se  déciderait  jamais  à  vivre  près 
d'un  être  aussi  grossier  que  Tétait  le  forban;  Christophe  pensait»  de 
son  côté-,  qu'un  époux  du  choix  de  leur  nièce  ne  consentirait  pour 
rien  au  monde  à  mêler  son  existence  à  celle  d'un  personnage  aussi 
mal  élevé  que  l'était  son  frère  le  caporal.  Ils  convenaient  ensemble 
que  le  Coât-d'Or  n'était  rien  moins  qu'un  lieu  de  délices,  et  que  deux 
tourteraux  s'ennuieraient  bientôt  de  roucouler  dans  un  pareil  nid. 
Enfin ,  en  admettant  que  le  jeune  ménage  se  résignât  à  vivre  auprès 
d'eux,  l'égoïsme  de  leur  folle  tendresse  se  révoltait  à  l'idée  que 
Jeanne,  cette  fille  adorée,  leur  amour,  leur  joie  et  leur  orgueil, 
pourrait  cesser  d'être  leur  enfant  et  passer  dans  les  bras  d'un  homme 
qui  oserait  l'appeler  sa  fenune  au  nez  de  Jean  et  à  la  barbe  de  Chris- 
tophe. 

Les  choses  en  étaient  là ,  quand,  par  un  soir  d'orage ,  un  coup  de 
canon  retentit  sur  les  flots  de  la  mer  en  courroux. 


III. 

Les  trois  frères,  suivis  de  tous  leurs  servijteurs,  coururent  aussitôt 
sur  la  dune.  Ils  y  trouvèrent  les  pêcheurs  de  Bignic,  accohrus  comme 
eux  aux  signaux  de  détresse.  Christophe  fit  allumer  de  grands  feux 
de  distance  en  distance.  A  partir  du  moment  où  le  navire  en  perdi- 
tion eut  remarqué  qu'on  répondait  à  ses  signaux  et  qu'on  était  à 
portée  de  le  secourir,  il  ne  cessa  point  de  tirer  du  canon  de  trois 
minutes  en  trois  minutes.  Il  était  si  près  de  la  côte,  qu'on  entendait 
du  rivage,  malgré  le  bruit  de  la  tempête,  les  cris  des  matelots  et  le 
sifflet  du  maître  qui  commandait  la  manœuvre;  mais  la  mer  était 
trop  mauvaise  pour  qu'on  pût  mettre  aucun  bateau  dehors,  et  la  nuit 
si  sombre  et  si  épaisse  qu'on  ne  distinguait  sur  les  flots  que  la  lueur 
qui  précédait  chaque  détonation.  On  présumait  que  c'était  un  bâti- 
ment près  de  sombrer  sous  voiles  ou  bien  échoué  sur  un  des  bancs 
de  sable  assez  conununs  dans  ces  parages.  En  eflet,  an  lever  du  jour, 
on  aperçut,  à  quelques  encablures  de  la  plage,  les  vergues  d'une  fré- 
gate engravée  dans  le  sable,  et  qu'on  reconnut,  au  pavillon,  pour 
appartenir  à  la  marine  anglaise.  Il  y  avait  des  instans  où  la  mer,  en 
se  retirant,  laissait  à  découvert  tout  le  corps  du  navire,  d'autres  où, 
revenant  sur  ses  pas  avec  une  incroyable  furie,  elle  l'ensevelissait 
sous  des  montagnes  écumantes.  Le  pont  semblait  désert;  le  canon 
ne  tirait  plus ,  et  déjà  les  lames  avaient  jeté  plus  d'un  cadavre  sur 


58&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  grève.  On  pouvait  supposer  que  tout  Téquipage  avait  péri,  lorsqu'à 
Taide  d*une  longue-vue  Christophe  s'assura  qu'il  restait  des  vivaos  à 
bord. 

—  Allons»  enfansi  s*écria-t-il  en  s'adressant  aux  pêcheurs;  il  pariât 
.  que  tout  n'est  pas  fini  là-basJ  Ce  sont  des  Anglais,  c'est  vrai;  mais 

lâche  est  celui  qui,  pouvant  sauver  un  chien  qui  se  noie,  ne  loi  tend 
pas  une  main  secourable. 

A  ces  mots,  aidé  de  Jean  et  de  Joseph,  il  poussa  vers  la  mer  mie 
des  chaloupes  qu'on  avait  tirées  bien  avant  sur  la  plage ,  et  lorsque 
la  ficéle  embarcation  fut  près  d'être  soulevée  par  les  vagues  : 

—  £nfans  I  s'écria  Christophe  en  saisissant  une  rame  de  chaque 
maia;  pour  gagner  le  navire,  et  ramener  ici  ce  qui  survit  de  l'équi- 
page, il  ne  me  faut  plus  que  six  bras! 

—  Bien,  mon  oncle!  bien,  mon  brave  Christophe!  s'écria  Jeanne 
en  l'embrassant  avec  effusion. 

Après  avoir  passé  toute  la  nuit,  debout,  à  sa  fenêtre  ouverte,  la 
jeune  fille,  au  lever  du  jour,  était  accourue  sur  la  falaise.  Elle  se 
tenait  près  de  ses  oncles,  enveloppée  d'un  manteau,  tête  nue,  les 
cheveux  au  vent. 

Cependant  nul  n'avait  répondu  à  l'appel  de  Christophe.  Quoi- 
qu'un peu  cabnée,  la  mer  était  encore  furieuse;  pas  jin  des  pêcheurs 
ne  bougea. 

—  Comment,  tas  de  gueux!  dit  Christophe  avec  colère,  vous  restez 
immobiles  et  les  mains  dans  vos  poches,  lorsqu'il  y  a  là-bas  des 
malheureux  qui  vous  appellent!  Quoi!  sur  quinze  ou  vingt  drôles 
que  vous  êtes  ici ,  il  n'en  est  pas  trois  de  courage  et  de  volonté  l 

Les  pêcheurs  se  regardaient  entre  eux  d'un  air  embarrassé. 

—  Allez,  dit  Jeanne  avec  mépris,  ne  vous  exposez  pas  plus  long- 
temps au  grand  air;  la  bise  est  froide,  vous  courriez  risque  de  vous 
enrhumer.  Retournez  à  Bignic  et  envoyez-fious  vos  femmes;  elles 
prendront  vos  rames,  tandis  que  vous  filerez  leurs  quenouilles.  En 
attendant,  à  nous  quatre,  mes  oncles!  ajouta  l'intrépide  enfant,  prête 
à  sauter  dans  la  chaloupe,  les  bras  de  Joseph  et  les  miens  ne  seront 
pas  d'un  grand  secours,  mais  Joseph  priera  Dieu  po-ui*  le  succès  de 
l'entreprise,  et  moi,  je  chanterai  pour  égayer  la  traversée. 

En  voyant  chez  cette  jeune  fille  tant  de  résolution ,  les  pêcheurs 
rougirent  de  leur  pusillanimité,  et  pour  trois  qu'avait  demandés 
Christophe,  il  s'en  présenta  vingt.  Christophe  prit  trois  des  plus 
vigoureux,  les  arma  de  rames  solides,  puis,  après  avoir  embrassé  sa 
nièce  et  serré  la  main  &  ses  bècesy  il  s'ëlanca  dass  la  chaloupe,  suivi 


VAILLANCE.  5S3 

de  ses  trois  compagnons.  Ce  ne  fat  pas  sans  peine  qu*on  parvint  à 
mettre  la  barque  à  flot;  enfin  une  vague  terrible  la  souleva  et  rem- 
porta en  rugissant. 

Les  yeux  au  ciel,  les  mains  croisées  sur  sa  poitrine,  Joseph  priait 
avec  ferveur.  Silencieux  et  groupés  çà  et  là  sur  les  rochers  du  rivage, 
la  jeune  fille,  Jean  et  les  pécheurs  suivaient  d*un  regard  avide  les 
évolutions  de  la  chaloupe,  qui  apparaissait  de  loin  en  loin  sur  la  cime 
d*une  vague  pour  disparaître  presque  aussitôt  dans  un  abîme.  On 
eût  dit  que  FOcéan,  irrité  de  tant  d'audace,  avait  redoublé  de  fureur. 
Le  découragement  et  l'épouvante  se  peignaient  sur  tous  les  visages; 
il  n'y  avait  que  Jeanne  qui  gardât  encore  quelque  espoir.  Vaine- 
ment les  lames  se  brisaient  à  quelques  pieds  au-dessous  d'elle  avec 
un  horrible  fracas;  exaltée  par  l'héroïsme  de  Christophe,  elle  était 
calme,  presque  sereine,  et,  confiante  en  Dieu,  semblait  dominer  la 
tempête.  Cependant  il  y  eut  un  instant  où  un  cri  de  terreur  sortit  de 
toutes  les  poitrines  :  une  énorme  voûte  d'eau,  pareille  à  un  édifice  qui 
s'écroule,  venait  de  s'abattre  sur  la  chaloupe,  qu'elle  avait,  pour  ainsi 
dire,  ensevelie  sous  ses  liquides  décombres,  n  y  eut  dix  minutes  de 
mortelle  attente.  Enfin  un  cri  de  joie  retentit  sur  la  plage  :  la  barque 
avait  reparu  à  une  portée  de  fusil  du  navire.  Ayant  appuyé  sur 
l'épaule  de  son  oncle  la  longue-vue  dont  on  s'était  servi  déjà  une 
fois,  Jeanne  colla  son  œil  sur  le  petit  verre  de  la  lunette. 

—  Jeanne,  que  voîs-tuT  lui  demanda  son  oncle  le  soldat. 
Après  quelques  instans  de  muette  observation  : 

—  Je  vois,  dit-elle,  un  bâtiment  qui  me  fait  l'effet  d'être  bien  ma- 
lade :  tous  les  mâts  sont  brisés;  les  flots  le  soulèvent  de  l'arrière  à 
l'avant  comme  s'ils  voulaient  le  mettre  sens  dessus  dessous.  Il  y  a 
des  instans  où  la  carène  est  droite  en  l'air.  —  Sur  le  pont,  pas  une 
ame....  Attendez  pourtant I  Sil  je  vois  un  homme,  un  seul,  qui  se 
tient  aux  bastingages.  Les  autres  auront  péri  :  pauvres  gens!  —  Il 
fait  des  signes,  —  sans  doute  à  Christophe. —  On  dirait  qu'il  lui  crie . 
de  s'en  retourner.  —  Il  n'a  pas  l'air  d'avoir  peur.  —  Il  est  vêtu  d'un 
frac  bleu  et  porte  une  épée  au  côté. 

—  C'est  un  oDGcier,  dit  Jean. 

—  La  chaloupe,  voici  la  chaloupe!  s'écria-t-elle.  Seigneur!  elle 
va  se  briser  contre  le  flanc  du  navire...  Non,  Dieu  soit  béni!  une 
lame  amortit  le  choc. — On  jette  un  câble  à  l'officier. — Pourquoi  ne 
se  hâte-t-il  pas  de  descendre?  qu'attend-il?  que  de  temps  perdu t 
— Il  parle  à  Christophe,  Christophe  lui  répond.  Quelle  folie!  c'est 
bien  de  causer  qu'il  s'agit!  —  Christophe  est  en  colère,  je  le  devine 


JiSi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  ses  gestes;  il  jure  comme  ud  damné;  je  ne  Tentends  pas,  mais  je 
le  parierais. — Boni  il  s'élance  sur  le  pont  de  la  frégate, — il  prend 
roflîcier  à  bras  le  corps, — Venlève  comme  une  plume  et  le  jette  dans 
la  chaloupe, — à  son  tour  il  y  descend.  Que  Dieu  protège  leur  retour! 
Le  retour  fut  rapide.  Le  vent  et  la  mer  poussaient  l'embarcation 
vers  la  côte.  Lancée  par  la  vague  comme  une  flèche  par  un  arc  de 
fer,  elle  vint,  en  moins  de  quelques  minutes,  labourer  le  sable  de  la 
plage.  A  peine  Christophe  eut  mis  pied  à  terre,  que  Jeanne  lui  sauta 
au  col  et  Terabrassa  à  plusieurs  reprises. 

—  Je  suis  flère  de  vous,  lui  dit-elle  avec  un  sentiment  d'orgueil- 
leuse tendresse  dont  Jean  et  Joseph  purent  être  un  instant  jaloux. 

—  Il  n'y  a  pas  de  quoi,  répondit  Christophe,  qui  pensait  n'avoir 
Tîfiu  fait  que  de  simple  et  de  naturel.  Nous  sommes  arrivés  trop  tard 
et  n'avons  pu  en  ramener  qu'un  seul;  encore,  mille  tonnerres I  ce 
n*aura  pas  été  sans  peine,  car  ce  diable  d'homme  avait  décidé  qu'il 
périrait  avec  sa  frégate.  Cet  enragé  a  fait  plus  de  façons  pour  se 
laisser  sauver  qu'on  n'en  fait  généralement  pour  se  laisser  conduire 
à  la  mort.  Enfans,  ajouta-t-il  en  s'adressant  aui  marins  qui  l'avaient 
assisté,  vous  allez  nous  suivre  au  château,  où  l'on  aura  soin  de  vous. 
—  Puis,  se  tournant  vers  l'ofBcier  anglais,  il  s'apprêtait  à  l'interpeller, 
mais  il  resta  muet  et  respectueux  devant  la  douleur  de  cet  homme. 

L'étranger  contemplait  d'un  air  sombre  les  cadavres  que  la  mer 
avait  jetés  sur  la  grève.  Il  allait  à  pas  lents  de  l'un  à  l'autre  et  les  ap- 
pelait par  leur  nom.  Il  en  avait  nommé  plusieurs,  quand  tout  d'un 
coup  il  en  reconnut  un  dont  la  vie  sans  doute  lui  avait  été  particu- 
lièrement chère,  car  aussitôt  qu'il  l'aperçut,  il  s'agenouilla  près  de  lui 
avec  un  morne  désespoir  et  demeura  long-temps  à  lui  parler,  comme 
si  le  mort  avait  pu  l'entendre. 

Tous  les  témoins  de  cette  scène  étaient  profondément  émus. 

—  Infortuné!  dit  Jeanne;  il  pleure  un  frère  ou  un  ami. 

—  Oui,  dit  Christophe,  qui  entendait  un  peu  l'anglais,  il  l'appelle 
son  frère,  son  ami,  son  cher  et  malheureux  Albert.  C'a  beau  être  des 
Anglais,  c'est  égal,  c'a  vous  brise  l'ame...  Allons,  milord,  ajouta-t-il 
en  s'approchant  de  l'officier,  vous  verseriez  toutes  les  larmes  de  votre 
corps  que  vous  ne  rendriez  pas  ces  braves  gens  à  la  vie.  C'est  un 
malheur,  mais  vous  n'y  pouvez  rien,  et,  en  fin  de  compte,  vous  avez 
fait  votre  devoir.  Je  vous  tiens  pour  un  homme  d'honneur,  pour  un 
brave  et  loyal  marin,  et,  s'il  en  est  besoin,  j'irai  témoigner  pour  vous 
devant  le  conseil  de  l'amirauté  britannique.  Que  diable,  milord, 
ayez  du  courage  1  on  fait  naufrage,  on  échoue,  on  perd  son  navire, 


VAILLANCE.  585 

cela  se  voit  tous  les  jours  et  peut  arriver  au  premier  amiral  de  France 
ou  d'Angleterre;  on  n'est  pas  déshonoré  pour  si  peu.  L'Océan  est 
notre  maître  à  tous;  c'est  un.  mauvais  coucheur  qui,  au  moment  où 
on  y  pense  le  moins»  vous  jette  brutalement  dans  la  ruelle  du  lit.  Je 
vous  affirme,  moi,  que  vous  êtes  un  homme  de  cœur^  et  si  nous 
nous  étions  rencontrés,  voici  quelque  vingt-cinq  ans,  sur  la  mer 
que  voici,  à  portée  du  boulet,  vous  sur  votre  frégate  et  moi  sur  le 
brick  la  Vaillancey  je  vous  jure  que  nous  nous  serions  dit  bonjour 
d'une  singulière  façon. 

Christophe  ajouta  quelques  mots  pour  l'engager  à  venir  au  Coâl- 
d'Or;  mais  l'étranger  ne  paraissait  pas  entendre  ce  qu'on  lui  disait. 
Debout,  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine,  il  se  tenait  immobile,  les 
yeux  attachés  sur  sa  frégate,  que  les  flots  continuaient  de  battre  à 
coups  redoublés.  Il  resta  long-temps  ainsi,  sans  qu'il  fût  possible  de 
l'arracher  à  ce  spectacle  déchirant.  Enfin ,  sous  les  assauts  incessans 
de  la  lame,  le  corps  du  navire  craqua,  s'entr'ouvrit,  et,  en  moins  de 
quelques  secondes,  les  vagues  roulèrent  sans  obstacle  sur  la  place 
qu'il  avait  occupée.  L'officier  pressa  sa  poitrine  avec  désespoir,  et 
des  larmes  silencieuses  roulèrent  le  long  de  ses  joues. 

Par  un  brusque  mouvement  de  pitié,  Jeanne  et  Joseph  lui  prirent 
chacun  une  main.  Il  abaissa  un  regard  triste  et  doux  sur  la  jeune 
fille,  puis,  sans  rien  dire,  il  lui  oflrit  machinalement  son  bras  et  se 
laissa  emmener  comme  un  enfant. 

On  s'achemina  vers  le  Coët-d'Or.  Jean  et  Christophe  marchaient 
en  avant;  Jeanne  les  suivait,  appuyée  sur  le  bras  de  l'officier  anglais. 
Joseph  était  resté  sur  la  grève  pour  s'occuper  des  cadavres  que  la 
mer  y  avait  jetés.  Le  trajet  fut  silencieux.  Une  fois  dans  le  salon  : 
— Monsieur,  dit  Christophe  en  s'adressant  à  l'étranger,  vous  êtes  en 
France ,  sur  les  côtes  de  Bretagne ,  dans  le  chdteau  des  trois  frères 
Legoff.  Voici  Jean;  je  suis  Christophe;  le  troisième  veille  sur  vos 
morts;  cette  belle  enfant  est  notre  nièce  bien-aimée.  Je  ne  vous  au- 
rais pas  sauvé  à  votre  corps  défendant  que  nous  n'en  serions  pas 
moins  disposés  à  remplir  vis-à-vis  de  vous  tous  les  devoirs  de  l'hos- 
pitalité. Veuillez  donc  regarder  cette  maison  comme  la  vôtre,  et  croire 
que  nous  ne  négligerons  rien  pour  vous  aider  à  supporter  le  malheur 
qui  vous  a  frappé. 

—  Vous  êtes  notre  hôte,  ajouta  Jean. 

—  Nous  sommes  vos  amis,  dit  Jeanne. 

—  Nobles  cœurs  î  généreuse  France  que  j'ai  toujours  aiméel  s'écria 
l'étranger  d'une  voix  attendrie  en  portant  &  ses  lèvres  les  doigts  de 
la  jeune  fille. 


S86  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Pais,  reprenant  le  flegme  britanniqne,  il  tendit  la  main  à  Chris- 
lopbe,  et  lui  dit  : 

—  Je  m'appelle  George,  officier  de  marine,  ce  matin  encore  ca- 
pitaÎDe  de  frégate,  au  service  de  l'Angleterre.  Vous  m'avez  sauvé 
malgré  moi;  je  voulais,  je  devais  mourir  à  mop  bord.  Cependant  je 
vous  remercie. 

—  Pour  m'exprimer  votre  reconnaissance,  attendez,  sir  George, 
que  wus  ayez  goûté  de  nos  vieux  vins  de  France,  répliqua  Chris- 
tophe en  l'invitant  à  s'asseoir  à  une  table  qu'on  venait  de  servir.  Je 
prétepds  vous  prouver,  monsieur,  qu'il  n'est  point  de  si  triste  vie  qui 
n'ait  encore  plus  d'un  bon  côté. 

Sir  George  était  épuisé  par  le  besoin  autant  que  par  l'émotion. 
Toutefois,  avant  de  s'asseoir  à  la  place  que  Christophe  lui  indi- 
quait, il  demanda  à  se  retirer  dans  la  chambre  qu'on  lui  avait  pré- 
parée à  la  hâte,  mais  à  l'arrangement  de  laquelle  la  prévoyance 
de  Jeanne  avait  présidé.  Lorsqu'il  revint,  il  s'était  débarrassé  du 
caban  qni  recouvrait  son  uniforme ,  et  avait  réparé ,  autant  qu'il 
l'avait  pu,  le  désordre  de  sa  toilette.  Dans  le  trouble  du  premier 
instant,  Jeanne  n'avait  pas  songé  à  rémarquer  si  Thôte  que  lui  en- 
voyait la  tempête  était  beau  ou  laid ,  jeune  ou  vieux  ;  elle  n'avait  vu 
que  la  douleur,  elle  n'avait  été  préoccupée  que  du  désastre  de  cet 
homme.  D'ailleurs ,  il  eût  été  diflicile  alors  de  pouvoir  juger  des 
avantages  extérieurs  de  sir  George.  Un  caban  du  Levant  l'enve- 
loppait tout  entier;  il  avait  son  chapeau  enfoncé  sur  la  tête;  ses 
cheveux  humides  lui  cachaient  à  moitié  le  visage;  ses  mains  se 
ressentaient  du  rude  métier  qu'il  venait  de  faire.  Lorsqu'il  reparut, 
Jeanne  et  ses  oncles  ne  purent  s'empêcher  d'être  frappés  de  sa  jeu- 
nesse et  de  son  bon  air.  C'était  un  grand  et  beau  jeune  homme  qui 
pouvait  avoir  de  vingt-cinq  à  vingt-huit  ans  au  plus;  il  avait  le  teint 
d'une  mate  blandieur  qui  faisait  ressortir  le  limpide  azur  de  ses  yeux; 
deux  moustaches  blondes  et  fines  relevaient  fièrement  de  chaque 
côté  d'une  lèvre  pâlie  par  la  fatigue,  mais  qui  devait  être  habituelle- 
ment fraîche  et  rose.  Ses  cheveu^s:  blonds  et  soyeux,  négligemment 
rejetés  en  arrière,  laissaient  voir  un  front  dont  la  tristesse  et  les  en- 
nuis n'avaient  point  altéré  l'albâtre  intelligent  et  pur.  Sa  taille  était 
souple  et  mince,  l'uniforme  lui  seyait  à  ravir.  A  peine  entré,  il  alla 
droit  à  Jeanne  et  lui  offrit  gravement,  pour  la  conduire  à  table,  une 
main  blanche  et  délicate. 

—  Pardieui  monsieur,  s'écria  Christophe  en  le  faisant  asseoir  près 
de  lui,  vis-à-vis  de  sa  nièce;  vous  avez  dû  rire  tout  à  l'heure  quand  je 
vous  ai  parlé  de  ce  qu'on  aurait  pu  voir  dans  le  cas  où  mon  brick  et 


YAïuJkNfiS»  582: 

votre  frégate  se  seraient  rencontrés  voici  vingt-cinq  ans  :  c*est  àpeioe 
alors  si  vous  étiez  né.  Capitaine  de  frégate,  à  votre  âge!  vous  n*avez 
pas  perdu  votre  temps.  £t  vous  vouliez  mourir,  jeune  honunel  En 
vérité,  c'eût  été  dommage,  car^  pour  peu  que  vous  continuiez,  vou» 
serez  amiral  à  trente  ans. 

Sir  George  ne  répondit  d'abord  que  par  un  pâle  sourire;  puis  i 
conta  dans  tous  ses  détails  Thistoire  du  sinistre  qu'il  venait  d'essuyer. 
Chargé  de  protéger  les  intérêts  du  conmierce.  anglais  sur  les  cotes* 
de  France,  il  avait  été  surpris,  la  veille,  par  un  coup  de  vent  furieux 
qui,  après  lui  avoir  fracassé  sa  mâture,  l'avait  jeté  sur  les  haut-fonds 
semés  de  rescifs  et  de  bancs  de  sable  qui  le  séparaient  du  rivages  It 
avait  tiré  le  canon  toute  la  nuit.  Vers  le  matin,  un  peu  avant  le  lever 
du  jour,  comme  le  bâtiment  menaçait  à  chaque  instant  de  s'entr'ou- 
vrir,  on  avait  mis  le  canot  à  la  mer;  tout  l'équipage,  peu  nombreux 
d'ailleurs,  s'y  était  précipité,  et  lui-môme  se  préparait  à  y  descendre^ 
lorsque  l'embarcation  avait  été  violemment  emportée  par  les  vagues^ 
Aux  cris  de  détresse  qui  s'étaient  tout  à  coup  élevés  sur  les  flots, 
puis  au  silence  de  mort  qui  les  avait  suivis,  sir  George  avait  compris- 
que  le  cauot  avait  chaviré,  et  que  c'en  était  fait  de  se»  marin»  et  de 
ses  amis. 

—  Oui,  s'écria-t-il,  je  voulais  mourir,^  et,  à  cette  heure  encore^ 
dussiez-vous  m'accuser  d'ingratttude,  je  regrette  que  vous  m'ayex 
sauvé!  Je  voulais  mourir,  puisque  tous  les  miens  avaient  péri  et  que 
je  ne  devais  plus  revoir  mon  cher  Albert,  la  meilleure  partie  de  moi* 
même.  Je  voulais  que  la  mer,  qui  l'avait  englouti,  me  servît  de  tomr- 
beau,  et  n>on  navire  de  cercueil.  Hélas  1  c'était  mon  premier  com- 
mandement, ajouta-t-il  en  rougissant  d'une  noble  honte.  J'aimais  ma 
frégate  comme  on  aiioae  une  première  amante;  elle  était  pour  moi 
comme  une  jeune  et  belle  épouse.  Il  m'eût  été  doux  de  périr  avec  elle. 

—  Ce  langage  me  plaît,  dit  Jean,  et  vous  êtes  un  brave  jeune 
homme,  ajouta-t-H  en  loi  tendant  la  main  par-dessus  la  table.  Quant 
à  votre  gouvernement,  merci I  c'est  une  autre  affaire;  nous  ea  re- 
parlerons. 

—  Buvez  un  coup  1  s'écria  Christophe  en  lui  rerapiissant  son  verre; 
il  en  est  des  frégates  conmie  des  amantes  et  des  épouses  :  poir  une 
perdue,  on  en  retrouve  dix. 

—  Cet  Albert  était  votre  frère?  demanda  la  jeune  fille  avec  un  ciH 
rieux  intérêt. 

—  Il  était  mon  ami.  Les  mêmes  goûts,  les  mêmes  synqpatbies»  les 
mêmes  ambitions  nous  avaient  rapprochés  dès  l'enfance. Nous  avions 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suivi  les  mômes  études,  partagé  les  mêmes  travaux.  On  connaissait 
si  bien  notre  amitié,  qu'on  aurait  craint  de  nous  séparer.  Où  l'un 
allait,  Fautre  était  sûr  d'aller.  Que  de  doux  rêves  n'avons-nous  pas 
échangés,  sur  le  pont  de  notre  navire,  durant  les  nuits  sereines,  à  la 
clarté  des  cieux  étoiles  !  Que  d'espérances  n'avons-nous  pas  mêlées 
let  confondues  au  bruit  harmonieux  de  ces  vagues  perGdes  qui  de- 
«valent  si  tôt  nous  désunir!  Nous  n'avions  qu'une  volonté,  nous 
fn'étions  qu'une  ame  à  nous  deux.  Et  cependant  il  n'est  plus,  et  je 
vis  1 

A  ces  mots,  il  s'accouda  sur  la  table,  et,  la  tête  appuyée  sur  ses 
mains,  il  sembla  s'abîmer  dans  une  méditation  douloureuse. 

—  lauvres  jeunes  gensl  s'écria  Jeanne  avec  un  naïf  attendrisse- 
ment. 

—  Ces  Anglais  ont  du  bon,  dit  Jean  en  vidant  un  verre  de  vin  de 
Bordeaux. 

—  Il  y  a  d'honnêtes  gens  partout,  dit  Christophe....  Voyons,  mon 
capitaine,  ajouta-t-il  en  frappant  sur  l'épaule  de  sir  George,  ne 
vous  laissez  point  abattre  ainsi.  Vous  êtes  jeune,  partant  destiné  à 
perdre  encore,  bien  des  frégates  et  bien  des  amis.  L'homme  de  mer 
doit  être  prêt  à  tout.  Vous  savez  le  proverbe  :  les  femmes  et  la  mer, 
bien  fou  est  qui  s'y  fle.  Moi  qui  vous  parle,  j'en  ai  vu  de  sévères. 
Nous  avons  un  ennemi  commun  :  l'Océan  vous  a  pris  un  ami;  il  nous 
a  pris,  à  nous,  notre  vieux  père  et  notre  jeune  frère.  Remplissez 
votre  verre;  je  veux  que  nous  portions  un  toast  à  la  mémoire  de  ceux 
que  nous  avons  aimés. 

Sir  George  se  leva,  et,  près  de  porter  à  ses  lèvres  le  verre  tjue 
Christophe  venait  de  remplir  : 

—  A  la  mémoire  du  père  et  du  frère  de  mon  sauveur!  dit-il,  et 
puissent  descendre  sur  cette  maison  hospitalière  toutes  les  bénédic- 
tions du  ciel  ! 

Jean ,  Christophe  et  la  jeune  fllle  s'étaient  levés  en  même  temps. 

—  A  la  mémoire  de  sir  Albert,  qui  fut  l'ami  de  notre  hôte!  répli- 
qua Christophe ,  et  puissent  descendre  dans  le  cœur  de  sir  Geoi^ge 
toutes  les  joies  et  toutes  les  consolations  de  la  terre  ! 

—  A  vous  aussi  I  ajouta  l'ofBcier  en  saluant  Jeanne  avec  une  grave 
politesse;  à  vous,  jeune  et  belle  miss,  qui,  pour  me  servir  des  expres- 
sions d'un  vieux  poète  anglais,  vous  trouvez  mêlée  à  ces  souvenirs 
de  dpuil  comme  un  myrte  en  fleurs  à  la  sombre  verdure  des  cyprès! 

A  ces  mots,  ils  se  rassirent  tous,  et  la  conversation  reprit  son 
cours.  Sir  George  parlait-  la  langue  de  ses  hôtes  avec  une  remar- 


YAILLANCE.  589 

quable  facilité,  et  Taccent  étranger  qn*il  y  mêlait  donnait  je  ne  sais 
quelle  grâce  à  chacune  de  ses  paroles. 

Cependant  la  jeune  fille  l'observait  avec  un  étonnement  qu'on  peut 
imaginer  sans  peine.  Jeanne  avait  été  élevée  dans  la  haine  de  l'An- 
gleterre. Grâce  à  l'éducation  politique  que  Christophe  et  Jean  avaient 
donnée  à  leur  nièce,  jusqu'alors  l'Angleterre  n'avait  été  pour  elle  que 
la  perfide  Albion,  la  patrie  d'Hudson  Lowe,  une  cage  de  fer  dans 
laquelle  l'empereur  Napoléon  était  mort  à  petit  feu,  une  île  d'ogres 
et  d'antropophages,  un  nid  de  serpens  au  milieu  des  flots.  En  outre» 
elle  savait,  depuis  le  berceau,  que  son  père  avait  été  tué  par  un  offi- 
cier de  la  marine  anglaise.  Enfin,  elle  avait  naïvement  pensé  jusqu'ici 
que  tous  les  marins,  excepté  dans  les  poèmes  de  Byron,  juraient  » 
buvaient,  fumaient,  avaient  de  larges  mains,  un  gros  ventre,  une 
longue  barbe,  et  ressemblaient,  en  un  mot,  à  l'ex-lieutenant  du 
brick  la  Vaillance.  Aussi  peut-on  se  faire  aisément  une  idée  du 
charme  imprévu  qui  entoura  tout  d'abord  à  ses  regards  l'apparition 
de  sir  George  au  Coât-d'Or.  Tout  en  lui  la  surprenait,  tout  la  jetait 
dans  des  étonnemens  ingénus  qui  touchaient  presque  à  l'extase  : 
l'élégance  de  son  langage ,  la  distinction  de  ses  manières,  la  déiicft- 
tesse  de  ses  traits,  la  pâleur  de  son  teint,  le  bleu  de  ses  yeux  et  jus- 
qu'à la  blancheur  aristocratique  de  ses  mains,  elle  remarquait  tout, 
elle  examinait  tout  avec  la  chaste  curiosité  d'une  enfant,  conmie  si 
cet  homme  n'était  pas  de  la  même  espèce  que  Christophe  et  Jean. 

Le  repas  achevé,  sir  George  alla,  sans  plus  tarder,  faire  son  rap- 
port au  consul  anglais  résidant  à  Saint-Brieuc.  Christophe  et  Jean 
l'accompagnèrent  et  appuyèrent  sa  déposition  de  leur  témoignage. 
Ainsi  que  cela  se  pratique  en  pareille  occurrence ,  il  fut  décidé  que 
sir  George  attendrait,  pour  aller  se  présenter  devant  le  conseil  d'ami- 
rauté ,  le  départ  du  premier  bâtiment  qui  ferait  voile  pour  l'Angle- 
terre. D'ici  là,  le  consul  lui  ofiFrit  l'hospitalité;  mais,  ne  voulant  point 
désobliger  les  Legoff,  qui  insistaient  chaleureusement  pour  qu'il 
s'en  revînt  avec  eux,  sir  George  demanda  qu'il  lui  fût  permis  d'éta- 
blir sa  résidence  au  Coàt-d'Or,  où  d'ailleurs  sa  présence  était  néces- 
saire pour  opérer,  s'il  y  avait  lieu,  le  sauvetage  des  débris  du  navire. 

Le  soir  du  même  jour,  une  cérémonie  touchante  eut  lieu  à  Bignic. 
A  la  tombée  de  la  nuit,  les  trois  LegofiF,  Jeanne  et  leurs  serviteurs 
accompagnèrent  sir  George  au  cimetière  du  village.  En  marchant  le 
long  de  la  plage,  l'officier  aperçutjles  lambeaux  de  son  pavillon  que 
la  mer  y  avait  déposés;  il  les  releva,  les  baisa  tristement  et  les  plaça 
religieusement  sur  son  cœur.  Grâce  aux  soins  de  Joseph,  tous  les 

TOKB  T.  38 


SOO  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

cadavres  ramassés  sur  la  grève  avaient  été  portés  dans  une  fosse 
commune,  creusée  à  Tangle  du  cimetière  qui  touchait  de  plus  près 
&  rOcëan.  Le  vieux  curé  avait  dit  pour  eux  la  messe  des  morts ,  sans 
se  soucier  de. savoir  s* ils  avaient  été  durant  leur  vie  catholiques  oa 
protestans.  Ce  fut  lui  qui,  après  les  avoir  bénis  dans  leur  dernier 
asile,  jeta  sur  eux  la  première  pelletée  de  terre;  sh-  Ge<Nrge  jeta  k 
seconde;  puis,  quand  le  fossoyeur  eut  achevé  Tœuvre,  au  milieu  du 
silence  et  du  recueillement  des  assistans,  sir  George  planta  luinméme 
sur  le  sol  fraîchement  remué  qui  recouvrait  ses  frères  une  croix  de 
bois  qu*ii  avait  envdoppée  des  lambeaux  du  pavillon  anglais.  Après 
leur  avoir  dit  une  dernière  fois  adieu ,  il  s*éIoigna  à  pas  lents,  et  k 
petite  caravane  reprit  le  chemin  du  château. 

Le  souper  fut  court ,  triste  et  silencieux,  véritable  repas  des  funé- 
railles. D^ailleurs,^  à  part  les  impressions  lugubres  qu'ils  avaient  ra|^ 
portées,  tous  les  convives  étaient  harassés.  La  nuit  et  le  jour  qui 
venaient  de  s*écouler  avaient  été  rudes  et  laborieux  pour  touAi 
If  étant  plus  exalté  par  le  sentiment  impérieux  des  devoirs  qu'il  venait 
de  remplir,  sir  George  se  soutenait  à  peine. 

Jeanne  était  k  seule  qui  ne  sentH  point  de  lassitude;  chez  die, 
Tém^ion  et  k  cuiiosité,  le  charme  du  nouveau,  Tattrait  de  rinconim, 
avaient  triomphé  de  la  fatigue.  Retirée  dans  sa  chambre ,  au  lieu  de 
chercher  le  repos,  elle  resta  tong-temps  accoudée  sur  Tappui  de  sa 
fenêtre,  à  contempter  le  magique  tableau  qui  se  déroukit  devant 
eUe.  La  tempête  S'^était  calmée  :  k  lune  montait ,  pleine  et  radieuse, 
dans  Vazur  du  ciel  rasséréné  ;  TOcéan  quittait  ses  rivages ,  et ,  mys~ 
térieusement  attiré,  gonflait  son  sein  encore  ému,  comme  pour  aUer 
se  suspendre  aiix  lèvres  de  sa  pâle  amante.  A  la  môme  heure,  Joseph 
veillait  de  son  côté,,  en  proie  à  un  malaise  et  à  une  oppression  qu*il 
ne  savait  comment  s'expliquer.  Ainsi  que  Jeanne,  il  avait  été  frappé 
de  la  distinction  de  sir  George;  plus  d'une  fois,  durant  la  soirée,  il 
avait  surpris  les  regards  de  sa  nièce  attachés  sur  le  jeune  étranger, 
et  il  souffrait  sans  deviner  pourqjuoi^ 

Jeanne  veiUa  bien  avant  dans  la  nuit.  Lors(|ue  enfin  le  sommeil 
lui  eut  fermé  les  paupières,  elle  vit  passer  dans  ses  rêves,  sous  des 
traits  vagues  et  confus  (|u'elle  crut  pourtant  reconnaître,  tous  les 
types  gracieux  que  les  livres  lui  avaient  récenunent  révélés. 


TÀiiu^ci.  591 


IV. 


Le  lendemain ,  Jeanne  se  leva  avec  le  jour.  Elle  ouvrit  sa  fenêtre; 
Tair  était  doux  et  le  ciel  pur  :  le  soleil  promettait  une  de  ces  belles 
journées  d*hiver  qui  semblent  annoncer  le  retour  du  printemps. 
Excepté  les  serviteurs ,  tout  le  monde  dormait  encore  au  château. 
Sous  prétexte  de  tuer  le  temps  jusqu'à  l'heure  du  déjeuner,  la  jeune 
fille  revêtit  son  amazone,  fit  seller  son  alezan  et  partit  au  galop, 
accompagnée,  cette  fois,  d'Yvon,  qui  la  suivit  à  cheval,  conformé- 
ment aux  ordres  que  lui  avait  donnés  Joseph  depuis  la  dernière 
équipée  de  lenfant.  Elle  glissait,  vive  et  légère,  le  long  de  la  côte. 
Jamais  elle  ne  s'était  sentie  à  la  fois  si  cahne  et  si  joyeuse.  Pour- 
quoi? elle  rignorait  et  ne  se  le  demandait  pas.  A  quelque  distance 
du  Coat-d'Or,  elle  aperçut  de  loin  sir  George,  qui ,  debout  et  im- 
mobile, contemplait  avec  mélancolie  la  mer,  en  cet  instant  unie 
comme  un  miroir.  Explique  qui  pourra  les  divinations  de  ces  jeunes 
cœurs!  Aucun  des  serviteurs  n'avait  vu  sortir  l'étranger;  on  pouvait 
présumer,  sans  faire  tort  à  sa  vigilance,  qu'après  les  fatigues  de  la 
veille  sir  George  reposait  encore;  cependant,  à  l'insu  d'elle-même, 
Jeanne,  en  partant,  était  sûre  de  le  rencontrer.  An  bruit  du  galop 
qui  s'approchait ,  sir  George  tourna  la  tête  et  vit  la  jeune  fille  venir 
à  lui ,  belle ,  fière  et  gracieuse  comme  la  Diana  du  poète  anglais.  A 
quelques  pas  de  l'officier,  le  cheval  qui  portait  Jeanne  se  cabra  sous 
la  pression  presque  imperceptible  du  mors,  et  demeura  immobile  au 
temps  d'arrêt. 

Après  l'échange  des  politesses  obligées  en  pareille  rencontre  :  — 
Sir  George,  dit  la  jeune  fille,  vous  devez  être  plus  à  l'aise  sur  le  pont 
d'un  navire  que  sur  la  selle  d'un  cheval;  cependant,  s'il  ne  vous  dé- 
plaisait pas  de  faire  avec  moi  un  temps  de  galop,  je  vous  offrirais  de 
prendre  la  monture  d'Yvon  et  de  m'accompagner;  nous  pousserions 
jusqu'à  Bignic  et  reviendrions  ensemble  au  château. 

A  ces  mots,  Yvon,  qui  venait  de  rejoindre  sa  jeune  maîtresse, 
ayant  mis  pied  à  terre,  le  capitaine  de  frégate  sauta  en  selle  non  sans 
quelque  grâce ,  et  presque  aussitôt  les  deux  coursiers  partirent  de 
front  et  suivirent  le  sentier  étroit  qui  se  dessinait,  comme  un  ruban 
siDueux,  sur  la  côte.  Jeanne  remarqua  tout  d'abord  que,  pour  un 
officier  de  marine,  sir  George  était  un  très  agréable  cavalier,  et  qu'il 

38. 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aurait  pa,  quant  à  Télégance,  en  remontrer  sans  peine  à  Toncle  Jean. 
Après  avoir  galopé  pendant  quelques  instans  en  silence,  ils  ralen- 
tirent le  pas  de  leurs  bêtes,  et  peu  à  peu  se  prirent  à  causer.  Jeanne 
raconta  naïvement  Thistoire  du  Coât-d'Or  et  la  façon  étrange  dont 
elle  avait  été  élevée.  Plus  grave  et  plus  réservé,  sir  George  ne  conta 
rien  de  sa  vie  ;  mais  il  arriva  qu'en  toutes  choses  ils  avaient  les 
mêmes  instincts,  les  mêmes  goûts,  les  mêmes  sympathies.  Jeanne 
n'était  point  tout-à-fait  étrangère  à  la  littérature  britannique;  sir 
George  avait  un  peu  de  littérature  française  :  ils  échangèrent  leurs 
idées  et  leurs  sentimens.  On  ne  saurait  calculer  de  combien  de  pas- 
sions naissantes  les  écrivains  se  sont  ainsi  trouvés  les  complices.  Les 
cœurs  se  rencontrent  dans  la  même  admiration ,  et  ce  qu'ils  n'ose- 
raient se  dire  l'un  à  l'autre,  c'est  le  poète  qui  le  chante. 

Après  avoir  gravi  une  côte  assez  rapide,  ils  s'arrêtèrent,  pour  laisser 
souffler  leurs  chevaux,  sur  un  plateau  d'où  l'on  découvrait  une  vaste 
étendue  de  pays  :  la  mer  d'un  côté,  de  l'autre,  les  champs  d'ajoncs 
et  de  bruyères;  ici  le  clocher  élancé  de  Bignic,  là-bas  la  tour  mas- 
sive duCoàt-d'Or.  A  cette  vue,  à  tous  ces  aspects,  tandis  que  la  jeune 
fille  flattait  de  la  main  l'encolure  nerveuse  de  son  alezan ,  sir  George 
avait  laissé  tomber  la  bride  sur  le  cou  de  sa  monture ,  et  promenait 
autour  de  lui  un  regard  étonné  et  rêveur.  Frappée  de  l'attitude  de 
son  compagnon,  Jeanne  en  demanda  la  raison. 

-^  Je  ne  saurais  trop  vous  l'expliquer,  jeune  miss,  répliqua-t-il  en 
ramassant  dans  sa  mam  la  bride  de  son  coursier;  mais  vous-même, 
n'avez-vous  jamais  éprouvé  ce  que  j'éprouve  à  cette  heure?  Ne  vous 
ôtes-vous  jamais  surprise  à  songer  qu'avant  de  revêtir  cette  enve- 
loppe charmante,  vous  aviez  déjà  vécu  sur  une  autre  terre  et  sous 
d'autres  cieux?  N'est-il  pas  des  parfums  et  des  harmonies  qui  réveil- 
lent parfois  en  vous  de  vagues  souvenirs  d'une  patrie  mystérieuse? 
Me  voyant  étonné  et  rêveur,  vous  demandez  ce  qui  se  passe  en  moi? 
Ce  qui  devra  se  passer  en  vous,  belle  enfant,  lorsque  vous  reverrez 
le  ciel.  Il  me  semble  reconnaître  ces  lieux,  que  je  vois  cependant 
pour  la  première  fois;  il  me  semble  que  mon  ame,  avant  d'animer  le 
corps  qu'elle  habite  aujourd'hui,  a  jadis  erré  sur  ces  grèves  désertes 

et  sur  ces  landes  solitaires N'ai-je  pas,  en  effet,  respiré  déjà  les 

âpres  parfums  de  cette  sauvage  nature?  ajouta-t-il  en  aspirant  avec 
lenteur  l'odeur  des  bruyères  et  des  genêts,  mélangée  des  exhalaisons 
de  la  mer.  Ainsi,  chose  étrange  I  toutes  les  fois  qu'à  l'horizon  j'ai  vu 
blanchir  un  rivage  inconnu,  j'ai  senti  mon  cœur  palpiter  et  mes  yeux 
se  mouiller  de  pleurs;  je  n'ai  jamais  touché  une  terre  étrangère  sans 


VAILLANCB.  503 

être  tenté  de  m'y  agenouiller  aussitôt  et  de  la  baiser  avec  attendrisse- 
ment en  la  nommant  ma  mère. 

—  Cette  contrée  mystérieuse  dont  nous  nous  ressouvenons,  ce 
û*est  point  ici-bas  que  nous  devons  k  chercher,  sir  George,  dit  avec 
gravité  la  jeune  CUe,  qui  se  rappelait  les  pieuses  leçons  de  Joseph. 

—  Enfant ,  vous  dites  vrai  /ajouta  George  avec  tristesse;  les  mal- 
heureux et  les  exilés  n'ont  point  de  patrie  sur  la  terre. 

Jeanne  comprit  qu'il  y  avait  un  secret  douloureux  dans  la  destinée 
de  son  hôte.  Elle  n'osa  point  l'interroger;  mais  leurs  regards  se  ren- 
contrèrent, et,  lorsqu'ils  rentrèrent  au  Coât-d'Or,  un  lien  invisible 
existait  déjà  entre  ces  deux  âmes. 

La  présence  de  sir  George  donna  une  vie  nouvelle  au  château. 
Les  repas  devinrent  plus  animés;  les  conversations  abrégèrent,  en 
l'égayant,  le  cours  des  soirées.  Sir  George  avait  beaucoup  voyagé, 
beaucoup  vu,  beaucoup  observé.  Sous  un  flegme  apparent,  sous  un 
fonds  de  tristesse  réelle,  il  cachait  un  cœur  prompt  à  l'enthousiasme, 
un  esprit  facile  et  parfois  enjoué.  Pour  employer  les  expressions 
énergiques  de  Christophe,  c'était  un  Français  cousu  dans  la  peau 
d'un  Anglais.  Chez  lui  toutefois,  l'expansion  et  la  gaieté  étaient  tem- 
pérées par  une  longue  habitude  de  réserve  et  de  mélancolie.  Il  ne 
parlait  jamais  de  lui ,  se  mettait  rarement  en  scène;  mais  il  racontait 
avec  charme  ses  voyages  en  lointains  pays.  Quoique  jeune  encore, 
il  avait  navigué  dans  toutes  les  mers  et  doublé  tous  les  continens;  les 
glaces  de  la  Norvège,  les  rives  du  Bosphore  et  les  bords  de  F  Indus 
lui  étaient  aussi  familiers  qu'à  Jeanne  les  falaises  de  l'Océan  qui 
s'étendent  du  Coât-d'Or  à  Bignic.  Il  connaissait  le  mond^  ancien 
aussi  bien  que  le  nouveau  monde;  il  avait  visité  les  ruines  de  la 
vieille  Egypte  et  les  forêts  de  la  jeune  Amérique.  Il  disait  en  poète 
ce  qu'il  avait  vu,  ce  qu'il  avait  senti;  à  tous  ces  récits,  le  nom  d'Al- 
bert se  mêlait  sans  cesse,  et  Jeanne  écoutait,  comme  suspendue  aux 
lèvres  de  l'étranger. 

Puis  venaient  les  vieilles  querelles  de  la  France  et  de  l'Angleterre. 
C'était  surtout  sur  ce  terrain  que  Christophe  et  Jean  se  plaisaient  à 
attirer  leur  hôte.  Sir  George  soutenait  noblement  l'honneur  du  pa- 
villon britannique,  mais  on  pouvait  deviner  que  son  cœur  était  pour 
la  France.  Il  en  aimait  toutes  les  gloires,  il  en  respectait  tous  les 
malheurs,  et  presque  toujours,  à  leur  grand  désappointement,  Chris- 
tophe et  Jean  trouvaient  en  lui  un  complice  au  lieu  d'un  adversaire. 
Sir  George  apportait  dans  toutes  ces  discussions  une  élégance  de 
formes ,  une  élévation  d'idées  et  une  éloquence  chevaleresque  qui 


59i  REVUE  MES  VKUT  MONDES. 

exaltaient  d^autant  pins  l'imagination  de  Jeanne,  que  Jean  et  Chris- 
tophe ne  Ty  avaient  point  habituée. 

Assis  sons  le  manteau  de  la  cheminée,  Joseph  se  mêlait  rarement 
à  ces  entretiens;  les  mains  sur  ses  genoux ,  les  pieds  sur  les  chenets» 
plus  cpie  jamais  triste  et  réfléchi,  il  observait  tour  à  tour  avec  un 
secret  sentiment  de  chagrin  et  de  jalousie  sir  George  et  Jeanne,  qui 
n'avait  plus  d'yeux  et  d'oreilles  que  pour  voir  et  pour  entendre  le 
jeune  officier.  Tout  deux  étaient  jeunes  et  beaux ,  et  le  pauvre  Jo- 
seph, en  les  contemplant  l'un  et  l'autre,  ne  pouvait  se  défendre 
d'un  mouvement  de  tristesse  et  d'envie.  Il  souffrait;  comment  n'au- 
rait-il pas  souffert?  Depuis  le  jour  où  cet  étranger  avait  franchi  pour 
la  première  fois  le  seuil  du  Coàt-d'Or,  c'est  à  peine  si  l'ingrate  avait 
eu  pour  son  onde  quelques  paroles  affectueuses  et  quelques  bien- 
veillans  sourires.  Sir  George  l'absorbait  tout  entière,  et  Joseph  n'était 
plus  qu'un  roi  détrôné  sous  ce  toit  où  il  avait  tenu  si  long-4;emps  le 
double  sceptre  des  affections  et  de  l'intelligence.  Hélas!  le  spectacle 
de  ces  deux  jeunes  cœurs  qui  s'aimaient  sans  se  le  dire  et  peut-être 
sans  le  savoir  lui  révéla  dans  toute  son  étendue  le  mal  de  son  ame, 
qu'il  ignorait  encore.  Il  le  connut  enfin,  le  secret  de  ce  mal  étrange 
qui,  depuis  quelque  temps,  troublait  sa  veille  et  son  sommeil.  Confus 
et  misérable,  agenouillé  chaque  soir  devant  son  prie-dieu,  il  appela 
le  ciel  à  son  aide.  Quant  aux  deiix  autres  Legoff,  ils  ne  remarquaient 
rien,  ils  ne  soupçonnaient  rien;  leur  hôte  les  amusait,  et,  en  voyant 
leur  nièce  reprendre  la  sérénité  de  son  humeur,  Christophe  et  Jean, 
sans  s'en  alarmer  davantage,  avaient  repris  leur  sécurité.  Ils  jouaient 
ainsi  tous  trois,  sans  s'en  douter,  Joseph  le  rôle  d'un  amant  trompé 
et  jaloux,  Christophe  et  Jean  celui  de  deux  maris  confians  et  aveugles. 

Il  fallait  toute  Hnexpérience  qu'avaient  ces  deux  hommes  de  la 
passion ,  non-seulement  pour  ne  rien  voir  de  ce  qui  se  passait  sous 
leurs  yeux,  mais  aussi  pour  n'avoir  point  prévu,  dès  Tapparition 
de  sir  George  au  Coàt-d'Or,  ce  qui  allait  nécessairement  arriver. 
Oui,  sans  doute,  ils  s'aimaient,  ces  deux  cœurs.  Par  quel  charme 
aurait-il  pu  en  être  autrement?  Depuis  long-temps  Jeanne  était  pour 
l'amour  une  proie  toute  prête.  Elle  entrait  dans  cet  âge  où  l'amour 
est  comme  une  flamme  inquiète  qui  cherche  à  se  poser;  elle  touchait 
à  cette  heure  matinale  où  le  blond  essaim  de  nos  rêves  s'abat  au- 
tour de  la  première  ruche  qui  lui  est  offerte,  où  nous  saluons  comme 
un  ange,  tout  exprès  pour  nous  descendu  du  ciel,  le  premier  être 
que  nous  envoie  le  hasard  ou  la  Providence.  Age  charmant  I  heure 
trop  vite  envolée  I  La  jeunesse  est  comme  un  arbre  en  fleurs  sur  le 


VAILLANCE.  50& 

bord  d*un  chemin;  c*est  toujours  sur  le  front  du  premier  voyageur 
qui  s* assied  sous  ses  branches  qu'elle  secoue  sa  fraîcheur,  ses  illu- 
sions et  ses  parfums. 

Ainsi,  au  point  où  en  était  Jeanne,  le  premier  venu,  il  faut  biem 
le  dire ,  aurait  eu  des  chances  pour  absorber  à  son  profit  cette  sève 
exubérante  qui  ne  demandait  qu'à  s*épandre.  Or,  il  se  trouva  que  la 
destinée  servit  cette  enfant  au  gré  de  ses  rèves>  et  que  son  imaginat'oa 
n*eut  rien  à  créer  à  côté  de  la  réalité.  Rien  n*y  Bianqua,  pas  môme 
la  mise  en  scène,  qui  dépassa  de  beaucoup  les  exigences  du  poète. 
La  nuit  sombre,  la  mer  en  furie,  le  canon  mêlant  sa  voix  terrible  et 
solennelle  aux  mugissemens  de  la  tempête,  une  frégate  échouée  en 
vue  de  la  côte,  tout  l'équipage  englouti  par  les  flots,  le  capitaine 
seul  arraché,  malgré  lui,  au  gouffre  près  de  le  dévorer  i  c'était  là» 
assurément,  plus  qu'il  n'en  faUait  pour  émouvoir  un  cœui  ronoa- 
nesque  et  le  disposer  en  faveur  du  héros  d'une  telle  aventuresi 
Pour  mettre  le  comble  à  tant  d'enchantemens,  «ce  héros  avait  en  loi 
toute  Tétrangeté  de  sa  position.  Il  était  jeune,  intrépide  et  cheva- 
leresque, grave  et  réservé,  mélancolique  et  tendre..  Enfin,  conune 
s'il  n'eût  pas  suili  de  tant  de  séductions,  il  y  avait  dans  sa  vie  uft 
secret  douloureux  qui  l'enveloppait  d'un  poétique  mystère  et  door- 
nait  le  dernier  trait  à  sa  ressemblance  avec  les  pâles  figures  que 
toutes  les  jeunes  filles  ont  plus  ou  nM)ins  entrevues  dans  leurs  songes» 
Jeanne  l'aima;  comment  ne  l'eAt-elle  pas  aimé?  £t  luinnème,  k 
moins  d'être  indigne  d'inspirer  un  si  chaste  amour,  conunent  ne 
rauraitr-il  point  partagé?  Conunent  n'aurait-il  pas,  en  dépit  de  toutes 
raison,  subi  le  charme  de  tant  de  grâce  et  de  beauté?  Bs  s'aimèrent 
comme  deux  nobles  cœurs  qu'ils  étaient,  sans  y  songer,  scms  le  savoir» 
irrésistiblement  attirés. 

Vingt  fois  Joseph ,  qui  suivait  d'un  œil  inquiet  les  progrès  que 
ces  deux  jeunes  gens  faisaient,  à  leur  insu,  dans  l'esprit  l'un  de  l'aur 
tre,  avait  été  sur  le  point  d'interroger  sa  nièce;  la  crainte  d'éclairer 
ce  cœur,  en  y  touchant,  l'en  avait  toujours  empêché.  Il  comptait 
d*aillears  sur  le  prochain  départ  de  sir  George.  Cependant  des  se- 
maines s'étaient  écoulées  sans  qu'il  en  eût  été  question.  Par  un  seo- 
timent  de  délicatesse  que  les  natures  les  moins  déliées  n'aiiront  pas 
de  peine  à  comprendre,  les  Legoff  s'abstenaient  scrupuleusement 
de  toute  allusion  k  ce  sujet,  Jeanne ,  enivrée,^  n'y  songeait  mette 
pis,  et  sir  George  semblait  oid>Uer  lui-même  qu'il  dût  partir  d'une 
heure  à  l'autre.  Joseph  comptait  les  Jours  avec  anxiété;  plus  d'une 
lois  il  était  allé,  en  secret,  à  Saintr-Brieuc,  s'assurer  s'il  ne  s'y  trour 


596  RSTUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Tait  point  quelque  bâtiment  en  partance  pour  F  Angleterre.  Ce  n'était 
pas  seulement  la  jaloosie  qui  le  poussait;  il  tremblait  aussi  pour  le 
repos  de  Jeanne ,  il  s'effrayait  avec  raison  en  songeant  à  la  destinée 
de  cette  enfant.  Bien  souvent  il  avait  tenté  d'inquiéter  la  sollicitude 
de  ses  frères;  mais,  par  une  fatalité  qui  n'est  pas  sans  exemple  parmi 
les  maris ,  il  se  trouva  que  Christophe  et  Jean ,  si  susceptibles  et  si 
jaloux  à  l'endroit  de  leur  nièce,  s*étaient  engoués  tout  d'abord  du 
seul  homme  qui  dât  leur  porter  naturellement  quelque  ombrage  » 
et  qu'ils  avaient  en  lui  la  confiance  la  plus  naïve  et  la  plus  absolue» 
ce  que  nous  pourrions  appeler  une  confiance  conjugale. 

Jeanne  et  sir  George  continuaient  donc  de  se  voir  à  toute  heure, 
en  pleine  liberté.  Christophe  et  Jean  n'y  voyaient  aucun  mal;  ils 
n'étaient  point  fâchés  de  faire  savoir  à  un  ofBcier  de  la  marine  an- 
glaise de  quelle  façon  on  entendait  l'hospitalité  sur  les  côtes  de 
France;  ajoutez  qu'ils  se  paraient  de  leur  nièce  comme  d'un  joyau 
qu'ils  étaient  fiers  d'exposer  à  l'admiration  d'un  étranger.  Plus  clair- 
voyant, Joseph  les  surveillait  avec  une  vigilance  ombrageuse;  mais, 
quoi  qu'il  pât  imaginer,  le  pauvre  garçon  y  perdait  son  temps  et  sa 
pdne.  La  jeune  fille  trouvait  toujours,  pour  lui  échapper  ou  pour 
l'éloigner,  quelque  ruse  innocente,  quelque  prétexte  ingénieux.  Les 
accompagnait-il  dans  leurs  excursions  sur  la  grève,  si  la  brise  frat- 
ehissait,  Jeanne  s'apercevait  bientôt  qu'elle  avait  oublié  son  châle  ou 
son  manteau;  si  le  solefl  brillait  à  pleins  rayons,  c'était  son  vofle  ou 
son  ombreUe.  Et  le  bon  Joseph  de  courir  au  Coât-d'Or,  pour  revenir 
à  toutes  jambes,  un  cachemire  sur  le  bras  ou  bien  une  ombreDe  à  la 
main.  Mais  vainement  cherchait-il  des  yeux  Jeanne  et  sir  George; 
Tainement  criait-il  leurs  noms  à  tous  les  échos  du  rivage.  Les  deux 
ramiers  s'étaient  envolés,  et  quand  le  soir  les  ramenait  au  gtte,  si 
Joseph  faisait  mine  de  vouloir  sermonner  l'enfant,  Jeanne  se  récriait 
aussitôt,  affirmait  qu'efle  avait  attendu  Joseph,  le  grondait  de  n'être 
point  revenu ,  se  plaignait  à  l'avance  d'un  rhume  ou  d'un  coup  de 
soleil  qu'eDç  devrait  à  coup  sûr  à  sa  négligence,  tout  cela  avec  tant 
d'esprit  et  de  gentillesse,  que  Christophe  et  Jean  se  rangeaient  bien 
Tite  de  son  côté,  et  que  Joseph  se  voyait  tancé  par  tout  le  monde. 
Ce  qui  le  tourmentait  surtout,  c'étaient  les  courses  à  cheval  du  ma- 
tin. Jeanne  partait  seule,  au  soleil  levant,  accompagnée  d'Yvon.  Sir 
George  ne  manquait  jamais  de  se  trouver,  à  cette  heure,  sur  la  côte, 
et  le  soriteur  lui  prétait  sa  monture,  qu'il  reprenait  ensuite  pour 
rentrer  au  château  avec  sa  jeune  maltresse.  Joseph ,  qui  se  doutait 
de  ce  petit  manège,  s'avisa  de  vouloir,  un  matin,  accompagner  sa 


VAILLANCE.  S97 

nièce  à  la  place  CYvon.  Jeanne  y  consentit  de  bonne  grâce  et  fit 
faire  à  son  oncle  huit  lieues  au  galop  avant  Theure  du  déjeuner. 
Quand  Joseph  rentra  au  Coât-d'Or,  il  fallut  Fenlever  de  dessus  sa 
selle  et  le  déposer  doucement  sur  le  coussin  le  plus  moelleux  qu'on 
put  trouver  dans  la  maison.  Il  était  brisé,  moulu  et  point  tenté  de 
recommencer. 

Ainsi  la  cruelle  enfant  se  jouait  sans  pitié  de  Tame  la  plus  tendre- 
ment dévouée.  Mais  telle  est  Thistoire  de  tous  ces  jeunes  cœurs  :  à 
peine  s'éveillent-ils  à  la  passion,  que  tout  le  reste  n*est  plus  compté 
pour  rien.  Amis,  parens,  famille,  les  affections  les  plus  sacrées,  les 
tendresses  les  plus  légitimes,  tout  pâlit  et  s*efface  aux  premières 
clartés  de  Tamour.  Rosine  se  serait  jouée  de  son  tuteur,  quand 
même  celui-ci  eût  été  le  meilleur  des  pères.  L'amour  est  le  premier 
chapitre  du  grand  livre  des  ingratitudes. 

Quel  besoin  d*aiileurs  ces  deux  jeunes  gens  avaient-ils  de  ruses 
et  de  mystères?  Craignaient-ils  que  Joseph  ne  surprît  leurs  regards 
ou  leurs  discours?  Leurs  discours  étaient  tels  que  Fange  gardien  de 
Jeanne  put  se  réjouir  eu  les  écoutant;  les  regards  qu'ils  échan- 
gèrent ne  furent  jamais  que  les  plus  purs  rayons  de  leurs  nobles  et 
belles  âmes.  Le  monde  entier  aurait  pu,  sans  que  la  rougeur  montât 
à  leur  front,  les  observer  et  les  entendre.  Conmient  se  seraient-ils 
dit  qu'ils  s'aimaient?  chacun  d'eux  ne  se  l'était  point  encore  dit  à 
lui-même.  Ils  allaient  doucement  le  long  des  grèves,  ^'entretenant 
des  choses  qu'ils  savaient,  enjoués  parfois,  graves  plus  souvent , 
Jeanne  appuyée  sur  le  bras  de  George,  tous  deux  s'abandonnant 
sans  défiance  au  charme  qui  les  attirait.  Le  but  le  plus  ordinaire  de 
leurs  petites  excursions  était  le  coin  de  terre  qui  renfermait  les  com- 
pagnons de  George;  Jeanne  se  plaisait  à  l'entendre  parler  de  ce 
jeune  Albert  qu'il  avait  tant  aimé  et  qu'elle  se  surprenait  elle-même 
à  regretter.  Quand  le  soleil  avait  échauffé  le  sable  fin  et  doré  de  la 
plage,  ils  se  retiraient  dans  quelque  baie  mystérieuse,  et  là,  assis 
l'un  près  de  l'autre ,  tandis  que  les  vagues  expiraient  à  leurs  pieds, 
ils  lisaient  un  livre  qu'ils  avaient  emporté,  et  qu'ils  fermaient  bientôt 
pour  reprendre  leurs  entretiens.  C'est  ainsi  que  passaient  leurs  jours, 
et  le  bonheur  de  Jeanne  eût  été  sans  trouble,  de  même  qu'il  était 
sans  remords,  si  les  sombres  mélancolies  auxquelles  ^ir  George  se 
laissait  aller  parfois  n'avaient  rempli  son  cœur  d'une  préoccupation 
incessante,  mêlée  d'inquiétude  et  d'effroi.  Plus  d'une  fois  elle  avait 
essayé  de  soulever  d'une  main  délicate  le  voile  qui  enveloppait  la 
destinée  de  ce  jeune  homme,  mais  toujours  vainement,  et,  sous 


Btê  REVUE  mSS  DEUX  MONDES. 

peine  de  paraittre  indiscrète,  Jeanne  avait  dû  se  résigner  &  ne  rien 
savoir  de  cette  vie  qu'elle  n'aurait  voulu  connaître  que  pour  en  con- 
soler les  douleurs. 

Un  jour,  tous  deux  étaient  assis,  ainsi  que  nous  venons  de  le  dire, 
sur  le  saMe  d'une  de  ces  petites  anses  naturelles  que  les  flots  ont 
creusées  dans  le  flanc  des  rochers  qui  bordent  le  rivage.  On  touchait 
au  printemps;  avril  venait  de  naître.  De  petites  fleurs  blanches  et 
roses,  épanouies  çà  et  là  dans  les  anfractuosités  do  roc,  se  réjouis- 
saient sous  les  chauds  baisers  du  soleil.  Les  oiseaux  chantaient  dans 
les  landes;  la  terre  rajeunie  mêlait  ses  doux  parfums  aux  âpres  sen- 
teurs de  la  mer.  Jeanne  et  sir  George  avaient  subi  h  leur  insu  ces 
influences  amollissantes.  La  jeune  fiHe  était  rêveuse,  George  silen- 
cieux et  troublé.  Ils  avaient  essayé  de  lire ,  mais  le  livre  s'étant 
échappé  de  leurs  mains,  ni  lui  ni  elle  n'avait  songé  à  le  reprendre. 
Us  étaient  si  près  l'un  de  l'autre,  que  parfois  les  cheveux  de  l'enfant, 
que  lutinait  la  folle  brise,  effleuraient  le  visage  du  jeune  homme 
enivré.  Ils  se  taisaient;  les  flots  jetaient  à  leurs  pieds  leurs  franges 
d'argent;  l'Océan  les  berçait  de  son  éternelle  harmonie;  le  soleil  les 
inondait  d'or  et  de  lumière.  Ce  qui  devait  arriver  arriva.  Depuis 
long-temps  attirées,  leurs  âmes  se  confondirent.  Sans  y  songer, 
Jeanne  appuya  son  front  sur  l'épaule  de  George;  leurs  mains  se  ren- 
contrèrent, et  long-temps  ils  restèrent  ainsi,  muets,  immobiles, 
abîmés  et  perdus  dans  le  sentiment  de  leur  bonheur. 

A  quelques  pas  de  là,  debout  sur  la  grève,  Joseph  les  contemplait 
d'un  air  souffrant  et  d'un  cb\\  jaloux.  Ils  étaient  là  tous  deux ,  si 
jeunes,  si  charmans,  pareils  à  deux  printemps  en  fleur!  On  eût  dit 
que  le  soleil  les  regardait  avec  amour,  que  la  brise  était  heureuse  de 
les  caresser,  et  que  les  champs,  la  mer  et  toute  la  nature  étaient 
complices  de  leurs  félicités.  A  ce  tableau ,  Joseph  sentit  son  cœur 
qui  s'éteignait  dans  sa  poitrine.  Il  cacha  son  visage  entre  ses  mains, 
et  le  pauvre  garçon  pleura. 

Cependant  le  soleil  commençait  à  descendre  vers  rhorizon.  Jeanne 
et  sir  George  se  levèrent  et  reprirent  le  chemin  du  Coat-d'Or.  Us 
o'avaient  point  échangé  une  parole;  c'est  à  peine  si  leurs  regards 
s'étaient  rencontrés,  mais  ils  s'étaient  compris  l'un  Tautre.  Ils  revin- 
rent à  pas  lents,  silencieux,  écoutant  le  langage  muet  de  leurs  âmes. 
Tous  deux  rayonnaient  d'une  vie  nouvelle;  mais  tout  à  coup,  à  l'insa 
de  Jeanne,  le  cœur  de  sir  George  se  serra,  et  son  front  se  chargea 
de  nuages. 

XiOrsqu'il  entra  dans  te  salon,  Joseph  était  si  pâle  et  si  défait,  que 


VAILLANCB*  8M 

Christophe  et  Jean,  qui  achevaient  en  cet  instant  une  partie  d*écbecs» 
se  levèrent,  tout  effrayés  du  bouleversement  de  ses  traits.  Leur  esprit 
à&di  droit  à  Jeanne. 

—  Que  se  passe-t-il?  qu'est-il  arrivé  à  Vaillance? 

Tel  fut  leur  premier  cri  à  tous  deux.  Joseph  s'était  laissé  tomber 
sur  une  chaise  et  tenait  sa  tête  cachée  entre  ses  mains. 

—  Parle  donc,  malheureux!  s'écria  Christophe  en  le  secouant  par 
le  bras. 

—  Que  se  passe-t-ii?  répéta  Jean  avec  anxiété. 

—  Ce  qui  se  passe,  mes  frères!  dit  enfin  Joseph  d'une  voix  trem- 
blante; vous  me  demandez  ce  qui  se  passe!  Comment,  grand  Dieut 
ne  le  savez-vous  pas? 

—  Mais,  triple  oison!  s'écria  Jean  en  frappant  du  pied,  si  nous  le 
savions,  nous' ne  le  demanderions  pas. 

—  £h  bien  I  dit  Joseph  en  faisant  un  effort  sur  lui-môme,  Jeanne» 
notre  nièce,  notre  enfant  bien-aimée,  la  joie  de  ce  foyer,  l'orgueil 
du  Coilt-d'Or,  notre  amour,  notre  vie  enfin... 

—  Morte!  s'écrièrent  à  la  fois  les  deux  frères. 

—  Morte  pour  hous^  si  nous  n'y  prenons  garde,  dit  Joseph  avec 
désespoir. 

—  xMais  parle  donc,  malheureux^  parle  donc!  s'écria  Christophe 
d*un  ton  de  colère  suppliante. 

—  £h  bien!  reprit  Joseph,  cet  étranger  que  nous  avons  reçu  sons 
notre  toit,  cet  officier,  cet  Anglais,  sir  George....  Mes  frères,  «Miudit 
soit  le  jour  où  cet  homme  a  franchi  le  seuil  de  notre  maison  I 

Jean  et  Christophe  étaient  sur  des  charbons  ardens. 

—  Eh  bien!  s'écrièrent-ils;  Jeanne  et  sir  George.... 
-r  Ils  s'aiment  ! 

Une  aérolithe ,  crevant  le  toit  du  Coât^l'Or  et  tombant  aux  pieds 
des  deux  frères,  les  aurait  frappés  de  moins  de  stupeur  et  de  moins 
d'épouvante.  Ils  restèrent  attérés,  sans  voix,  sans  mouvement,  fou- 
droyés sur  place. 

—  C'est  impossible,  dit  enfin  Christophe;  YaiUaBce  Legoflfne  peut 
pas  aimer  un  Anglais. 

—  Jeanne  n'oublierait  pas  à  ce  point,  ajouta  Jean»  ce  qu'elle  doit 
à  son  nom,  k  son  pays,,  à  la  mémoire  de  son  père»  auoL  cendres  die 
Napoléon. 

—  Jeanne  a  seize  ans,  elle  aime,  elle  oublie  tout,  s^éeria  Jeseph^ 
Et  il  raconta  ce  qu'il  avait  vu,  ce  qu-'ilaivait  observé  depuis  L'entrée 

de  sir  George  au  CoM^d'Or.  Non  aeuWmert  H  j^wmm  qpie  ees  deu 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jeunes  gens  s'aimaient ,  mais  encore  il  démontra  clairement  qu'ils 
ne  pouvaient  pas  ne  point  s'aimer,  et  qu'il  n'y  avait  d'étrange  en  tout 
ceci  que  l'aveuglement  et  la  sécurité  des  deux  oncles.  Toutefois , 
dans  tout  ce  qu'il  put  dire,  il  n'y,  avait  rien  de  bien  alarmant;  mais, 
emporté  par  le  sentiment  jaloux  qui  l'aiguillonnait,  Joseph  mit  à  ce 
récit  tant  d'émotion  et  de  chaleur,  que  les  deux  autres  durent  natu- 
rellement supposer  le  désastre  plus  grand  que  Joseph  ne  le  pensait 
lui-même. 

—  Malédiction  I  s'écria  Jean  ;  puisque  tu  voyais  tout ,  que  n'as-tu 
donc  parlé  plus  tôt? 

—  J'attendais,  je  doutais  encore,  répondit  humblement  Joseph. 
Je  comptais  sur  le  prochain  départ  de  notre  hôte;  je  craignais  de 
troubler  inutilement  votre  repos  et  celui  de  Jeanne. 

Le  marin  et  le  soldat  marchaient  à  grands  pas  dans  la  chambre, 
comme  deux  loups-cervîers  dans  leur  cage.  Pour  bien  comprendre 
la  fureur  et  l'exaspération  de  ces  deux  hommes,  il  faut  avoir  bien 
compris  déjà  quel  amour  insensé  ils  avaient  pour  leur  nièce.  Qu'on 
s'imagine  deux  bétes  fauves  auxquelles  on  vient  de  ravir  leurs  petits. 

—  Allons,  s'écria  brusquement  Christophe  en  se  jetant  sur  une 
paire  de  pistolets  suspendus  au  manteau  de  la  cheminée  dans  un 
étui  de  serge  verte,  vengeons  du  môme  coup  la  mort  du  père  et 
l'honneur  d^  l'enfant!...  Si  je  suis  tué,  Jean,  tu  me  remplaceras.  Si 
Jean  succombe,  une  fois  dans  ta  vie,  auras-tu  du  cœur,  toi?  de- 
manda-t-il  énergiquement  à  Joseph. 

—  Si  tu  n'as  pas  le  courage  de  te  battre,  ajouta  Jean ,  jure  devant 
Dieu  que  tu  le  prendras  en  traître,  comme  il  nous  a  pris,  et  que  tu 
l'assassineras. 

—  Tue-le  comme  un  chien ,  dit  Christophe. 

—  C'est  un  Anglais,  s'écria  Jean;  les  hommes  te  béniront,  et  Dieu 
te  pardonnera. 

Ils  étaient  de  bonne  foi  dans  leur  haine  et  s'exprimaient  avec  plus 
de  sang-froid  et  de  conviction  qu'on  ne  pourrait  croire.  L'amour 
qu'ils  avaient  dans  le  cœur  pouvait  faire  de  ces  hommes  des  chiens 
caressans  ou  des  tigres  furieux. 

— -  Voici  ce  que  je  craignais,  s'écria  Joseph  avec  effroi;  voici  pour- 
quoi j'hésitais,  encore  aujourd'hui,  à  vous  entretenir  de  ces  choses. 
Mes  frères,  le  mal  n'est  pas  si  grand  que  vous  l'imaginez,  et  ce  serait 
l'aggraver  que  de  s'y  prendre  de  la  sorte.  Dieu  merci,  l'honneur  de 
Jeanne  n'est  point  en  question;  il  ne  s'agit  ici  que  du  bonheur  et  du 
repos  de  notre  nièce.  Vous  calomniez  notre  enfant  et  notre  hôte,  fls 


TÂILLAHCK.  CM 

a'oot  fait  qo'obéir,  peut-être  sans  s'en  donter,  an  channe  de  la  jeu- 
nesse qui  les  entraînait  I'od  rers  Vautre.  Jeanne  est  aossî  pore  qne 
beDe;  sir  George... 

—  Est  on  misérablel  s'écria  Christophe;  je  le  tiens  pour  un  lâche, 
et  me  charge  de  le  loi  dire  en  face  ! 

A  ces  mots,  la  porte  s'oanit,  et  sir  George  entia,  plus  grave  qoe 
de  coatmne.  Il  avait  l'air  si  froid,  si  cabne  et  si  digne,  qne  les  trois 
frères  restèrent  un  instant  moets  sons  son  regard.  Enfin ,  Christophe 
déposa  sur  ane  table  les  {HStolets  qa'il  tenait  h  ia  main,  et  mardia 
droit  à  l'étranger. 

—  Je  répète,  monsienr,  qoe  je  tous  tiens  pour  on  Mche  !  dit-il  en 
loi  mettant  une  main  sur  l'épaule. 

Après  avoir  fité  poliment  la  loorde  main  qne  Christophe  venait 
d*i|^nyer  sur  Ini  : 

—  Monsieur,  répondit  sir  George  avec  sa  froideor  habituelle,  je 
dODte  qne  ce  soit  h  moi  que  s'adresse  nn  pareil  langage. 

—  A'vous-méme,  sir  George,  à  tous  seul.  Écoulez-moi,  monsieur, 
reprit  anssitdt  Christophe  sans  lui  laisser  le  temps  de  répondre.  En 
TOUS  s^nvant  la  rie  an  péril  de  la  mienne,  je  n'ai  fait  que  mon  de- 
voir; je  ne  m'en  vante  pas.  Seulement,  ce  devoir  accompli,  j'étais 
quiUe  envers  vous  et  ne  vous  devais  rien.  Rien  ne  m'oMigeait,  en 
effet,  è  vous  ouvrir  cette  maison.  En  danger  de  mort ,  vous  ètiei  nn 
homme  pour  moi;  vivant  et  sauvé,  vous  n'étiex  plus  qu'un  An- 
^ais.  Notre  nation  a  de  tout  temps  détesté  la  vdtre.  Noos  antres 
LegoS*,  nous  vous  haïssons  comme  peuple,  comme  gouvernement, 
comme  individus.  Ce  nom  d'Anglais  résonne  mal  à  nos  oreilles.  Cest 
on  Anglais  qui  a  tué  notre  frère  JérAme.  Cependant,  touchés  de 
votre  malheur,  nous  vous  avons  reçn  comme  un  frère.  Vous  avez 
pris  place  a  ii^trc  table,  vous  avez  dormi  sons  notre  toit;  en  un  mot, 
voiw  '"      ii'venu  notre  hAle.  Dites,  nous  est-il  arrivé  de  faillir  aux 

ffij)!talité?  Avez-vous  jamais  rencontré  céans  d'autres 
s  visages  que  des  cœurs  amis  et  des  visages  bien- 

li-t.  dit  sir  George,  votre  hospitalité gènë- 

imtre  mémoire  sers  aussi  âdèle  qne  b 

-lus  nous  souviendrons  toujours  de  quelle 
ie .  cette  hospitalité  qui  a  du  moins  eu  le 
illalcet  sincère. 

demanda  sir  George  avec  âerté. 


€02  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  veux  dire,  monsieur,  s'écria  Christophe  d'une  voix  tonnante, 
que  vous  avez  honteusement  trahi  notre  confiance.  Je  veux  dire  que 
nous  avions  un  trésor  auquel  nous  tenions  plus  qu'à  notre  propre 
vie,  et  que  vous  avez  cherché  lâchement  à  nous  le  ravir.  Je  veux  dire 
que  vous  avez  indignement  abusé  de  votre  jeunesse  et  de  notre, 
sécurité  pour  séduire  un  cœur  sans  défense.  Je  veux  dire  enfin  qu'en 
échange  de  l'accueil  que  vous  y  receviez,  vous  avez  apporté  à  ce 
foyer  le  trouble,  la  honte  et  le  désespoir. 

—  C'est  l'action  d'un  traître  et  d'un  félon,  ajouta  Jean.  Noos 
sommes  trois  ici  pour  en  tirer  vengeance. 

Immobile  dans  son  coin,  Joseph  ne  souiHait  mot.  Il  s'était  retiré 
.sous  le  manteau  de  la  cheminée  pour  laisser  éclater  la  mine  dont  3 
avait  allumé  la  mèche. 

—  Je  vous  comprends,  messieurs,  dit  enfin  sir  George  avec  dignité. 
C'est  vrai ,  ajouta4-il  en  élevant  la  voix  et  en  s'adressant  aux  trois 
frères,  j'aime  votre  nièce.  Si  c'est  une  lâcheté  et  une  félonie  que  de 
n'avoir  pu  contempler,  sans  en  être  épris,  tant  de  grâce  et  de  charme, 
tant  d'innocence  et  de  beauté,  vous  ne  vous  trompez  pas,  je  suis  un 
félon  et  un  traître;  mais,  j'en  atteste  le  ciel,  et  vous  en  pouvez  croire 
un  homme  qui  ne  sait  point  mentir,  je  n'ai  jamais  touché  qu'avec 
vénération  à  ce  jeune  cœur,  que  vous  m'accusez  d'avoir  voulu  troor 
Mer  et  surprendre.  Vis-à-vis  de  cette  noble  enfant,  mon  attitude  a 
toujours  été  ^ellë  d'un  frère  grave  et  respectueux.  Je  l'aime;  mais 
jamais  mes  lèvres  n'ont  trahi  devant  elle  le  secret  de  mon  ame. 

—  Si  vous  l'aimez ,  c'est  tant  pis  pour  vous,  répliqua  brutalement 
Christophe,  qui,  bien  que  rassuré  d'ailleurs,  pensa  que  sir  George 
voulait  en  arriver  à  une  demande  en  mariage.  Tenez,  monsieur, 
ajouta4-il  d'un  ton  radouci,  je  vais  vous  parler  franchement.  Notre 
nièce,  voyez-vous,  c'est  notre  vie;  nous  séparer  d'elle,  autant  vau- 
drait nous  arracher  à  tous  trois  les  entrailles.  Vous  êtes  jeune,  le 
monde  est  grand,  et  les  femmes  ne  sont  pas  rares;  vous  en  trouverez 
vingt  pour  une,  et  n'aurez  que  l'embarras  du  choix.  Nous  nous  fai- 
sons vieux,  nous  autres;  cette  enfant  est  toute  notre  joie.  Nous  Tai- 
mons  au-delà  de  tout  ce  que  je  pourrais  exprimer.  Interrogez  Jean 
et  Joseph;  tous  deux  vous  répondront,  comme  moi,  que,  tant  que 
l'un  de  nous  vivra,  Jeanne  ne  se  mariera  pas. 

— Mais  qui  vous  dit.,.,  s'écria  sir  George. 

—  Tout  ce  que  vous  pourriez  i^uter  serait  inutile,  dit  Jean  en 
l'interrompant.  Nous  avons  décidé  que  Jeanne  ne  se  marierait  jamais, 
et  vous  comiNrenei  ïàok,  ttoasiciir,.8JOttta-tHll  en  appuyant  sur  chaque 


TA1LLANCS.  003 

mot,  que,  si  nous  devions  nous  départir  d*une  pareiHe  résolution,  ce 
ne  serait  point  en  faveur  de  l'Angleterre. 

—  Nous  ne  voulons  pas,  ajouta  Christophe,  que  les  os  de  notre 
frère  se  lèvent  pour  nous  maudire. 

—  Ni  que  les  os  de  notre  empereur,  reprit  Jean ,  se  dressent  pour 
nous  accuser  d*avoir  mêlé  le  sang  français  au  sang  d*Hudson  Lowe. 

—  Sir  George,  dit  à  son  tour  Joseph  avec  douceur,  que  votre  cœur 
essaie  de  nous  comprendre.  Jeanne  est  notre  enfant  adorée;  elle  est 
Fair  que  nous  respirons  et  le  soleil  qui  nous  réchauffe.  Songez  que 
nous  étions  perdus,  et  que  notre  famille  menaçait  de  s'éteindre  dans 
la  honte  et  dans  la  débauche,  quand  Dieu,  pour  nous  retirer  de 
l'abîme,  nous  envoya  cet  ange  sauveur I  Quelque  digne  que  vous 
puissiez  être  de  posséder  un  semblable  trésor,  jamais  nous  ne  con- 
sentirons... 

—  Encore  une  fois ,  messieurs ,  s'écria  sir  George  avec  un  léger 
mouvement  d'impatience,  à  quoi  bon  tous  ces  discours?  Je  ne  suis 
point  ici  pour  vous  demander  la  main  de  miss  Jeanne;  je  sais  mieux 
que  personne  à  quel  titre  tant  de  bonheur  m'est  interdit  et  quelle 
serait  ma  folie  d'y  prétendre.  Dieu  m'est  témoin,  ajouta-t-il  avec 
mélancolie,  que  je  ne  me  suis  pas  un  seul  instant  bercé  d'un  si  doux 
espoir.  Voici  quelques  heures  à  peine,  j'ignorais  encore  le  secret  de 
non  cœur.  J'ai  compris,  en  le  découvrant,  qu'il  ne  m'était  plus  per- 
mis désormais  d'habiter  parmi  vous  sans  forfaire  à  l'honneur,  et  je 
sois  venu,  sans  hésiter,  pour  prendre  congé  de  vous,  mes  hôtes. 

A  ces  paroles ,  Christophe  et  Jean  restèrent  presque  aussi  stupé- 
faits qu'ils  l'avaient  été  en  recevant  les  révélations  de  Joseph.  Joseph, 
ie  son  côté,  se  sentit  délivré  d'un  grand  poids  et  se  mit  à  respirer 
plus  à  Taise.  Tous  trois  furent  touchés  de  la  loyauté  de  sir  George; 
mais  ils  se  hâtèrent  de  la  prendre  au  mot,  peu  curieux  qu*i1à  étaient 
4e  garder  plus  long-temps  un  tel  hôte,  et  pensant  avec  raison  que  le 
pins  honnête  loup  du  moqde  ne  saurait  être  à  sa  place  dans  une  ber- 
gerie. D'ailleurs,  tout  en  reconnaissant  que  sir  George  venait  de  se 
conduire  en  tout  ceci  comme  un  galant  homme,  ils  n'en  étaient 
pas  moins  portés  contre  lui  par  un  vif  sentiment  de  rancune  et  de 
jalousie. 

—  Puisqu'il  en  est  ainsi,  monsieur,  dit  assez  sèchement  Christo- 
phe, je  retire  les  paroles  un  peu  dures  que  je  vous  ai  adressées  dans 
un  mouvement  de  colère  que  je  croyais  légitime  alors.  Si  je  savais 
quelque  autre  réparation  qui  pût  vous  être  plus  agréable,  je  n'hési- 
terais point  à  vous  l'offrir. 


60il>  REVUB  DES  DEUX  MONDES.       , 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  réparation,  monsieur,  répondit  sir  George 
avec  noblesse;  les  paroles  que  vous  adressiez  à  un  lâche  ne  sont  point 
arrivées  jusqu'à  moi. 

—  Nous  reconnaissons  sir  George  pour  un  galant  homme,  dit 
Joseph. 

—  Sans  doute,  sans  doute,  ajouta  Jean,  et,  puisque  sir  George 
tient  absolument  à  coucher  ce  soir  à  Saint-Brieuc ,  je  vais  donner 
des  ordres  pour  qu'on  lui  selle  un  cheval;  Yvon  l'accompagnera. 

—  Comme  il  s'agit  de  votre  repos  plus  encore  que  du  nôtre,  dit 
Christophe,  je  pense,  monsieur,  que  nous  aurions  mauvaise  grâce  à 

'vouloir  vous  garder  plus  long-temps.  Votre  probité  nous  est  un  sûr 
garant  que  vous  ne  chercherez  point  à  revoir  notre  nièce. 

—  Je  vous  en  donne  ma  parole,  répondit  sir  George  avec  une 
expression  d'héroïque  résignation. 

Deux  chevaux  sellés  et  bridés  piaffaient  dans  la  cour  du  château. 
Près  de  s'éloigner,  sir  George  promena  autour  de  cette  chambre 
qu'il  allait  quitter  pour  jamais  un  long  et  triste  regard ,  puis  d'une 
voix  solennelle  : 

»— Mes  hôtes,  dit-il,  adieu!  adieu,  franchise,  honneur  et  loyauté 
que  j'ai  trouvés  assis  à  ce  foyer  I  Adieu,  grâce  et  beauté  dont  j'em- 
porte le  parfum  dans  mon  cœur!  Adieu,  demeure  hospitalière  dont 
le  souvenir  me  suivra  partout!  Si  mes  vœux  montent  jusqu'au  ciel, 
mes  hôtes,  vous  aurez  de  longs  jours  exempts  d'ennuis  et  de  misères, 
et  vous  vieillirez  dans  la  joie  de  vos  âmes ,  sous  les  ailes  de  l'ange 
qui  habite  au  milieu  de  vous.  Allons,  messieurs,  ajouta-t-il  en  ten- 
dant sa  main;  ma  main  est  digne  de  toucher  les  vôtres. 

A  ce  moment  suprême ,  les  trois  Legoff  se  sentirent  émus.  Ils 
s'étaient  pris  pour  ce  jeune  homme  d'une  affection  vive  et  sincère; 
Joseph  lui-même,  malgré  toutes  les  amertumes  dont  il  l'avait  abreuvé 
durant  son  séjour  au  Coàt-d'Or,  n'avait  pu  s'empêcher  de  rendre 
Justice  aux  aimables  qualités  de  sir  George.  En  le  voyant  près  de 
partir,  sa  paupière  se  mouilla  de  pleurs.  Christophe  lui  ouvrit  ses  bras 
et  le  tint  long-temps  embrassé.  Jean  l'embrassa  aussi  à  plusieurs  re- 
prises. Enfin,  quand  ce  fut  le  tour  de  Joseph,  ils  se  pressèrent  l'un 
contre  l'autre  avec  effusion  et  répandirent  des  larmes  abondantes. 
Ils  souffraient  du  même  mal;  on  eût  dit  que  leurs  douleurs  se  com- 
prenaient. 

—  Vous  êtes  un  noble  cœur!  s'écria  Joseph  en  sanglotant. 

—  Mais,  mille  tonnerres!  disait  Christophe  en  essuyant  ses  yeux, 
pourquoi  ce  brave  garçon  a-t-il  été  s'amouracher  de  cette  petite  fille? 


VAILLANCE.  605 

—  Que  le  diable  emporte  les  amours  1  ajouta  Jean  avec  un  gest^ 
de  colère. 

—  Adieu!  adieu!  s'écria  sir  George  d'une  voix  déchirante,  en 
s'arrachant  des  bras  de  Joseph;  pour  la  dernière  fois,  adieu  1 

A  ces  mots ,  il  sortit  d'un  air  égaré ,  se  précipita  dans  la  cour,  se 
jeta  sur  la  selle  du  cheval  qui  l'attendait,  et,  suivi  d'Yvon,  partit  au 
galop  pour  ne  s'arrêter  qu'à  Saint-Brieuc. 

Cependant,  que  faisait  la  jeune  fille?  La  joie  est,  comme  la  dou- 
leur, amie  du  silence.  Jeanne,  en  rentrant  au  Coât-d'Ôr,  s'était  re- 
tirée dans  sa  chambre,  et,  tandis  que  sir  George  s'éloignait  de  ces 
lieux  pour  n'y  plus  revenir,  l'enfant  s'emparait  avec  ivresse  du  bon- 
heur qui  lui  échappait;  elle  s'abandonnait  follement  aux  promesses 
de  l'avenir,  elle  élevait  avec  complaisance  l'édifice  gracieux  de  sa 
destinée.  A  cet  âge,  l'amour  n'entrevoit  point  d'obstacles;  habituée 
d'ailleurs  à  voir  ses  oncles  obéir  en  esclaves  à  ses  plus  frivoles  ca- 
prices, cette  jeune  reine  pouvait-elle  supposer  qu'ils  résisteraient  à 
un  désir  sérieux  de  son  cœur?  Il  ne  lui  vint  même  pas  à  l'idée  d'y 
songer.  Elle  refusa  de  descendre  à  l'heure  du  dîner,  car  telles  sont 
les  vraies  joies  de  l'amour,  qu'elles  préfèrent  parfois  la  solitude  à  la 
présence  de  l'être  aimé.  Jeanne  avait  besoin  d'être  seule  pour  écouter 
les  mille  voix  charmantes  qui  chantaient  dans  son  sein.  Pour  la  pre- 
mière fois,  elle  prit  plaisir  à  se  regarder  dans  sa  giace  et  à  se  trouver 
belle.  Elle  pleurait  et  riait  à  la  fois.  Elle  se  jetait  sur  son  lit  tout  en 
larmes,  puis  courait  toute  joyeuse  à  sa  fenêtre,  pour  contempler  avec 
un  sentiment  de  reconnaissance  la  mer,  moins  vaste  et  moins  pro- 
fonde que  la  félicité  qui  remplissait  son  ame,  cette  mer  dont  elle 
bénissait  les  fureui^,  car  Jeanne  se  rappelait  avec  délices  la  nuit 
orageuse  qu'elle  avait  passée  tout  entière,  debout,  à  cette  même 
place,  tandis  que  le  canon  grondait  au  milieu  des  cris  de  la  tempête. 
— Il  est  triste,  se  disait-elle,  je  le  consolerai;  il  est  pauvre  sans  doute, 
je  le  ferai  riche;  il  aime  la  France,  je  la  lui  donnerai  pour  patrie.  Il 
me  devra  tout,  et  je  serai  son  obligée.  Nous  vivrons  au  Coât-d'Or, 
nou^"  l'embellirons  de  nos  tendresses  mutuelles.  Nos  oncles  achève- 
ront de  vieillir  près  de  nous;  notre  bonheur  les  rajeunira,  et  les  ca- 
resses de  nos  enfans  égaieront  la  fin  de  leurs  jours.  —  A  ce  tableau, 
elle  battait  des  mains  et  se  plongeait  dans  de  longs  attendrissemens 
mêlés  de  pleurs  et  de  sourires. 

Yvon  la  surprit  au  milieu  de  ces  rêves  et  de  ces  transports.  Il  en- 
tra sans  bruit,  lui  remit  une  lettre  à  la  dérobée,  conuue  si  Jeanne 

TOME  I,  39 


Q08  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

n'avait  pas  été  seule,  puis  s'esqaiva  d'un  air  mystérieux ,  sans  avoir 
dit  une  parole. 

Le  frisson  de  la  mort  passa  sur  le  cœur  de  la  jeune  fille.  Ule  pdlit 
et  resta  plusieurs  minutes  les  yeux  fixés  avec  terreur  sur  cette  lettre 
qu'eUe  tenait  sans  oser  l'ouvrir.  Enfin  elle  brisa  le  cachet,  déplia 
d'une  main  tremblante  le  papier  qu'enfermait  l'enveloppe,  et  lut  d'un 
seul  regard  ces  quelques  lignes  tracées  à  la  hâte  : 

«  J*ai  dû  m' éloigner  sans  vous  voir;  mais  je  ne  veux  point  partir 

sans  Vous  envoyer  l'éternel  adieu.  Votre  vie  sera  belle,  si  le  ciel, 

comme  je  l'en  prie ,  ajoute  ma  part  de  bonheur  è  la  vôtre  ;  puisse 

ainsi  la  destinée  se  racquitter  envers  moi,  jeune  amie!  Je  vais  re^ 

prendre  le  fardeau  de  mes  jonrs^  mais  il  est  une  étoile  que  je  verrai 

briller  dans  mes  plus  sombres  nuits.  Allez  parfois  vous  asseoir  sur  le 

gazon  qui  couvre  les  restes  de  mon  cher  Albert  :  songez  qu'il  fut 

long-temps  ce  que  j'aimai  le  mieux  et  le  plus  sur  la  terre.  Quand  l& 

printemps  émaillera  les  prés,  cueillez  quelques  fleurs  sur  sa  tombe 

et  jetez-les  une  à  une  à  la  mer;  souvent  mes  yeux  les  chercheront  et 

croiront  les  apercevoir  dans  le  sillage  démon  navire.  Vous  étesjeune, 

vous  m'oublierez  sans  doute  :  je  voudrais  vous  laisser  un  gage  qui  me 

rappelât  sans  cesse  à  votre  cceur  ;  mais  les  flots  ne  m'ont  rien  laissé, 

rien  que  cette  petite  relique.  Portez-la,  miss  Jane,  en  souvenir  de  moi; 

je  l'ai  bien  souvent  interrogée;  bien  souvent,  en  la  couvrant  de  mes 

baisers  et  de  mes  larmes,  je  lui  ai  demandé  le  secret  de  ma  triste 

vie.  Puisque  je  n'attends  plus  rien  ici-bas,  acceptez-la,  c'est  mon 

seul  héritage.  Il  m'est  doux  de  penser,  en  la  détachant  de  mon  col, 

que  vous  la  suspendrez  au  vôtre. 

a  George.  )» 

A  cette  lettre,  était  jointe  une  petite  relique  d'argent,  suspendue 
à  une  chaîne  de  cheveux  éraillés  par  le  temps  et  par  le  frottement. 

Élevée  en  toute  liberté,  nature  franche  et  primitive,  Jeanne  igno** 
rait  la  feinte  et  la  dissimulation  tout  aussi  bien  que  la  résignation  et 
la  patience.  Si  chaste  et  si  pure  qu'elle  ne  soupçonnait  même  pas  la 
réserve  que  les  convenances  imposent  à  la  passion,  eHe  devait,  sous 
le  coup  d'une  impression  vraie,  agir  spontanément,  sans  réflexion» 
sans  frein  et  sans  entraves.  Elle  ne  fit  qu'ui  bond  de  sa  chambre  au 
s«ton. 

Les  trois  Legoff  s'y  trouvaient  encore  réunis.  Assis  autour  de 


VAILLANCE.  €OT 

Tâtre,  ils  se  concertaient  sur  la  façon  dont  ils  devaient  s'y  prendre 
pour  annoncer  à  Jeanne  le  départ  de  sir  George;  ils  ne  se  dissi- 
mulaient pas  qu'il  leur  restait  encore  fort  à  faire,  et  qu'ils  auraient 
difficilement  raison  de  leur  nièce.  Joseph  surtout,  qui  était  descendu 
dans  ce  cœur,  en  pressentait  avec  effroi  les  révoltes  et  le  désespoir. 
Us  s'effrayaient  aussi  tous  trois  de  l'avenir,  car  ils  savaient  déjà  par 
expérience  combien  une  jeune  fille  est  un  trésor  difficile  à  garder. 

—  J'espère,  disait  Jean,  que  nous  voici  guéris  pour  long-temps 
du  mal  de  Thospitalité  I  Le  père  éternel  viendrait  frapper  lui-même  à 
la  porte  du  Coàt-d'Or,  que  je  ne  lui  ouvrirais  pas. 

—  Mon  frère,  répondit  Joseph,  qu'effarouchait  toujours  l'impiété 
de  l'ancien  caporal,  rappelez-vous  que  c'est  pour  avoir  empêché  le  fils 
de  Dieu  de  s'asseoir  sur  le  banc  de  sa  porte,  que  le  juif  errant  fut 
condamné  à  marcher  sans  cesse  ni  repos. 

—  Que  le  diable  vous  emporte,  toi  et  ton  juif  errant!  s'écria  Jean 
en  haussant  les  épaules  avec  humeur.  Penses-tu  qu'il  soit  agréable 
d'avoir  au  logis  un  pèlerin  qui  lampe  votre  vin  de  Bordeaux  et  vous 
exprime  sa  reconnaissance  en  enlevant  le  cœur  de  votre  nièce? 

—  Ils  peuvent  bien  tous  se  noyer  comme  des  rats!  ajouta  Chris- 
tophe ;  que  je  sois  pendu  si  je  leur  jette  seulement  le  bout  d'une 
ficelle  I 

—  Oui,  dit  Jean,  le  sauvetage  t'a  bien  réussi  I  c'est  un  joli  succès, 
tu  peux  Vén  vanterl 

—  Mes  frères,  répliqua  Joseph,  il  ne  sied  pas  de  regretter  le  bien 
qu'on  a  pu  faire  :  Dieu  nous  en  récompense  tôt  ou  tard,  ici-bas  ou 
là  haut,  dans  ce  monde  ou  dans  l'autre. 

—  Merci!  dit  Jean;  en  attendant,  tire-nous  de  là,  ajouta-t-il  en 
voyant  la  porte  du  salon  s'ouvrir  violemment  et  Jeanne  apparaître, 
pâle  comme  un  marbre,  les  cheveux  en  désordre  et  l'œil  étincelant. 

—Sir  George,  où  est  sir  George?  demanda-t-elle  d'une  voix  trem- 
Uante. 

—  Mon  petit  ange,  répondit  Christophe  de  son  air  le  plus  doux  et 
de  sa  voix  la  plus  caressante,  sir  George  a  reçu  l'ordre  de  se  rendre 
immédiatement  à  Saint-Brieuc;  un  sloop  en  partance  pour  l'Angle- 
terre n'attendait  plus  que  lui  pour  mettre  à  la  voile.  Notre  hôte  a 
bien  regretté  de  ne  pouvoir  te  baiser  la  main  avant  son  départ;  mais 
ta  conçois  qu'il  n'avait  pas  de  temps  à  perdre 

—  Parti!  s'écria  Jeanne  d'une  voix  ardente  et  brève  :  c'est  impos- 
sible, mes  oncles;  sir  George  ne  doit  point  partir. 

39. 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Chère  enfant,  dit  Joseph ,  il  reste  à  sir  George  de  graves  devoirs 
è  remplir.  Il  a  des  comptes  h  rendre  devant  le  conseil  d'amirauté  de 
son  pays.  Il  y  va  de  bien  plus  que  sa  vie,  puisqu'il  y  va  de  son  honneur. 

—  Je  vous  dis,  moi,  que  c'est  impossible,  s'écria  Jeanne  avec  fer- 
meté. Il  y  a  des  raisons  pour  que  sir  George  ne  parte  point.  Il  faut 
courir  et  le  ramener.  Ce  n'est  point  de  son  gré  que  sir  George  a 
quitté  ces  lieux,  je  le  sais,  je  le  sens,  j'en  suis  sûre.  Il  n'y  a  point  de 
sloop  à  Saint-Brieuc  prêt  à  partir  pour  l'Angleterre  :  le  vent  est  con- 
traire; je  m'y  connais.  Vous  me  trompez. 

—  Voyons,  voyons,  dit  à  son  tour  Jean  d'un  air  patelin,  voici  des 
enfantillages  I  En  Gn  de  compte,  qu'y  a-t-il  de  changé  autour  de  toi? 
Ne  sommes-nous  plus  tes  vieux  oncles? 

—  Oui  I  s'écria-t-elle  en  passant  tout  d'un  coup  de  l'exaltation  à 
l'attendrissement;  oui,  vous  êtes  toujours  mes  vieux  oncles,  mes 
bons  et  vieux  amis,  n'est-ce  pas?  Oui,  je  suis  toujours  votre  enfant 
bien-aimée,  ajouta-t-elle  d'une  voix  suppliante,  en  allant  de  l'un  à 
l'autre  et  en  les  embrassant  tour  à  tour.  Mon  oncle  l'amiral,  vous 
m'avez  appelée  du  nom  de  votre  brick.  Mon  oncle  le  colonel ,  vous 
êtes  mon  parrain;  je  porte  votre  nom.  C'est  vous  qui  le  premier  m*avez 
bercée  sur  votre  noble  poitrine;  c'est  vous  qui  m'avez  appris  à  chérir 
les  armes  de  la  France  et  la  gloire  de  votre  empereur.  Et  toi,  mon 
bon  Joseph,  toi  dont  les  prières  sont  si  agréables  à  Dieu,  je  suis  ton 
élève,  ta  sœur  et  ta  compagne. 

—  Ahl  syrène!  ahl  serpent!  murmura  Christophe  en  essayant, 
mais  vainement,  de  surmonter  son  émotion. 

—  Puisque  vous  m'aimez,  repritr-elle,  vous  ne  voulez  pas  que  je 
meure,  car  elle  en  mourrait,  votre  Jeanne! 

—  Mourir  !  s'écrièrent-ils  tous  trois ,  en  se  pressant  autour  de  leur 
nièce. 

—  Mes  oncles,  dit  Jeanne  avec  une  noble  Gerté,  j'aime  sir  George, 
il  m'aime.  Je  l'ai  déjà  nommé  mon  époux  dans  mon  cœur;  si  je  le 
perds ,  votre  nièce  est  veuve,  et  n'a  çlus  qu'à  mourir. 

—  Quelle  folie!  dit  Jean;  un  méchant  petit  officier  de  marine  qui 
n'a  pas  le  sou  ! 

—  Je  l'aime  et  je  suis  riche,  répondit  la  jeune  fille. 

— Un  maladroit,  dit  Christophe,  qui  ne  sait  même  pas  les  élémens 
de  son  métier,  et  que  l'amirauté  britannique  devrait  faire  passer  par 
les  verges ,  sur  l'une  des  places  de  Londres  I 

—  Qu'importe,  si  je  l'aime?  répondit  Jeanne  avec  orgueil. 


VAILLANCE.  600 

—  Un  jeune  homme ,  dit  Joseph ,  dont  nous  ne  connaissons  ni  les 
antécédens  ni  la  famille. 

—  Je  l'aime  et  veux  être  sa  femme,  répliqua  Finflexible  enfant. 

—  Mais,  Jeanne,  tu  n*y  réfléchis  pasi  s'écria  Christophe.  Tu  ou- 
blies que  sir  George  est  Anglais,  que  c'est  un  Anglais  qui  a  tué  ton 
père  et  ta  faite  orpheline  au  berceau  I 

— Songe,  mon  enfant,  dit  Joseph,  que  sir  George  appartient  sans 
doute  à  la  religion  protestante  I 

— Tout  cela  m'est  égal,  répondit  Jeanne.  Je  l'aime  et  le  veux  pour 
mari. 

Ainsi  l'on  put  voir  aux  prises ,  d*un  côté  l'égoîsme  de  l'amour,  de 
'autre  l'égoîsme  de  la  famille.  Tous  deux  furent  inexorables.  On  pro- 
Icéda  d'abord,  de  part  et  d'autre ,  par  la  prière  et  par  les  larmes;  on 
finit  par  en  arriver  aux  récriminations  et  à  la  colère.  Christophe,  Jean 
et  Joseph  lui-même  pensaient  au  fond  que  l'amour  de  Jeanne  n'était 
guère  qu'un  enfantillage;  mais,  quand  bien  même  ils  en  eussent 
apprécié  toute  la  gravité,  ces  hommes  n'auraient  jamais  consenti  à 
donner  leur  nièce  à  sir  George,  tant  ils  étaient  convaincus  qu'ainsi 
mariée,  leur  nièce  était  perdue  pour  eux.  Vainement  donc  el!e  les 
supplia;  ils  se  montrèrent  impitoyables.  Vainement  ils  s'efforcèrent 
de  ramener  à  leur  sentiment;  ils  la  trouvèrent  inébranlable. 

—  Chère  et  cruelle  entant,  s'écria  Joseph,  qui  voulut  tenter  un 
dernier  effort,  n'es-tu  donc  pas  bien  heureuse  ainsi ,  et  quel  besoin 
insensé  te  presse  d'échanger  ta  jeune  liberté  contre  les  soucis  du 
mariage  I  Tu  commences  la  vie  à  peine ,  et  voici  que  déjà  tu  veux 
f  enchaîner  par  des  liens  éternels  I  Que  manque-t-il  à  ton  bonheur? 

—  Sir  George,  répondit  Jeanne  avec  un  implacable  sang-froid. 
Le  pauvre  Joseph  ne  se  sentit  pas  le  courage  de  pousser  plus  loin 

un  discours  dont  Texorde  venait  d'obtenir  un  si  brillant  succès. 
— Va,  tu  n*es  qu'une  ingrate!  s'écria  Jean  avec  amertume. 

—  Oui,  s*écria  Christophe  avec  emportement,  et  je  ne  pense  pas 
qu'il  y  ait  jamais  eu  sous  le  ciel  un  cœur  si  ingrat  que  le  tien.  Oublie 
donc  ce  que  tes  oncles  ont  été  pour  toi;  hâte-toi  d'en  perdre  tout- 
à-fait  la  mémoire ,  si  tu  ne  veux  pas  que  ta  propre  conscience  se 
soulève  pour  te  maudire. 

— Je  vous  comprends,  dit  Jeanne  en  pleurant,  et  je  lis  enfin  dans 
vos  âmes.  Allez ,  vous  ne  m'avez  jamais  aiméel  Non ,  jamais  vous  ne 
m'avez  aimée,  barbares I  J'ai  maintenant  le  secret  de  vos  égoïstes 
tendresses.  Je  n'ai  d'abord  été  pour  vous  qu'un  jouet,  qu'un  amuse- 
ment,  qu'une  distraction.  Plus  tard,  c'est  votre  orgueil  qui  m'a 


610  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parée  et  non  pas  votre  amour.  Je  n'ai  dû  qu*à  votre  vanité  vos  ca- 
resses et  vos  présens.  Il  ne  vous  a  plu  d*embellir  ma  jeunesse  que 
pour  animer  votre  maison^  égayer  vos  loisirs.  Encore  à  cette  heure, 
ce  n'est  point  votre  affection  qui  tremble  de  me  perdre,  c'est  votre 
ëgoïsme  qui  se  révolte  et  qui  s'indigne  à  l'idée  que  ma  destinée  pour* 
rait  ne  plus  se  borner  à  charmer  vos  journées  oisives.  Et  c'est  moi 
que  vous  accusez  de  cruauté  et  d'ingratitude  I  Si  je  pouvais  vous  ou* 
vrir  ce  cœur,  vous  y  verriez,  hommes  sans  pitié,  que  je  vous  associais 
avec  joie  à  tous  mes  rêves  de  bonheur.  Quand  je  serais  ingrate,  d'ail- 
leurs! s'écria-t-elle  avec  désespoir.  Est-ce  ma  faute,  à  moi,  si  dans 
votre  Coàt-d'Or  on  se  meurt  de  tristesse  et  d'ennui?  Est-ce  ma 
faute ,  si  vous  n'êtes  pas  à  vous  trois  le  monde  entier  et  la  vie  tout 
entière?  Que  me  font  vos  parures,  vos  diamans,  vos  bijoux,  si  je  ne 
dois  être  jeune  et  belle  que  pour  les  goélands  de  ces  rivages  I  Mes 
oncles,  prenez-y  garde!  j'ai  de  votre  sang  dans  les  veines.  Vous 
m'avez  appelée  Vaillance  :  je  suis  GUe  à  vous  prouver  tôt  ou  tard  que 
fêtais  digne  de  me  nommer  ainsi. 

—  Mais,  malheureuse  égarée!  s'écria  Christophe,  inspiré  par  lé 
diable;  tu  ne  vois  donc  rien,  tu  ne  comprends  donc  rien  !  Le  mystère 
dont  s'enveloppait  sir  George ,  la  mélancolie  de  ce  jeune  homme, 
sa  répugnance  à  nous  entretenir  de  sa  vie  et  de  sa  personne,  tout  cela 
ne  t'a  donc  rien  dit?  Il  ne  t'est  donc  jamais  arrivé  de  penser  que  sir 
George  n'était  plus  libre,  et  qu'il  était  marié  peut-être? 

Ce  fut  pour  Jeanne  une  horrible  lueur.  Elle  se  leva,  fit  quelques 
pas,  poussa  un  cri  d'oiseau  mortellement  atteint,  et  tomba  sans  vie 
dans  les  bras  de  Joseph,  qui  s'était  approché  pour  la  recevoir. 

—  Ah  !  s'écria  Joseph ,  le  remède  est  pire  que  le  mal;  vous  avez 
tué  notre  enfant!  Et  puis,  c'est  un  mensonge,  Christophe;  Dieu  ne 
permet  le  mensonge  dans  aucun  cas. 

—  Un  mensonge!  quen  savons-nous?  dit  Christophe;  c'est  peut- 
être  la  vérité. 

—  Au  fait,  ajouta  Jean,  ces  Anglais  sont  capables  de  tout. 

On  porta  Jeanne  dans  sa  chambre.  À  l'évanouissement  succéda 
une  fièvre  ardente.  Le  délire  s'ensuivit,  et  l'on  dut  craindre  pour 
ses  jours.  Ce  fut  Joseph  qui  la  veilla,  car  il  était  le  seul  que  la  jeune 
malade  voulût  souffrir  à  son  chevet.  Elle  repoussait  les  deux  autres 
avec  horreur.  Qui  pourrait  exprimer  le  désespoir  de  Christophe  et  de 
Jean?  Surtout  qui  pourrait  dire  les  remords  du  pauvre  Joseph?  — 
Ah!  misérable,  s'écriait-il  la  nuit,  agenouillé  près  du  lit  de  sa  nièce 
et  tenant  dans  ses  mains  les  mains  brûlantes  de  l'enfant;  c'est  moi  qui 


VAtLtANCË.  Ml 

ai  faK  tout  le  mal  I  Mon  IMeo ,  pardonnez-moi  I  pardonne-moi  »  ma 
cbère  infortunée  I  -^  Mais  Jeanne  ne  l'entendait  pas.  Elle  appelait 
air  George  avec  amour,  puis  tout  d'un  coup  elle  ponssaU  un  cri  dë^ 
chirant  et  cachait  sa  tête  sous  les  couvertures,  conJMie  pour  ne  poitrt 
voir  un  fantôme  menaçant  qui  venait  toujours  se  ^cer  entre  elle  et 
son  fiancé.  Et  vainement  Joseph  lui  criait-il  qu'on  l'avait  trompée  et 
(qae  George  était  libre;  la  malheureuse  n'entendait  que  les  cris  de 
aoD  propre  cœur.  En  présence  d'une  si  grande  douleur,  Joseph  avait 
noyé  ses  mauvais  instincts  dand  les  larmes  du  repentir;  volontiers  fl 
cdt  donné  sa  vie  pour  pouvoir  assurer  le  bonheur  de  sa  chère  souf- 
frante, et  racheter  ainsi  un  moment  d'erreur  et  d'égarement.  Plus 
d'une  fois  il  alla  supplier  ses  dent  frères  de  rappeler  sir  George; 
mais  Christophe  et  Jean  répondaient,  Fun  qu'il  fallait  voir,  l'antre 
qu'il  fallait  attendre.  Entre  leur  égoTsme  et  leur  tendresse,  ce  fut,  on 
le  peut  croire,  une  lutte  acharnée  et  terrible.  Sans  doute  la  tendresse 
aurait  fini  par  l'emporter;  mais  le  danger  n'avait  dm'è  qu'un  jour,  et 
le  danger  passé,  l'égoïsme  triompha. 

Le  délire  avait  cessé ,  le  feu  de  la  fièvre  s^était  abattu.  Jeanne 
semblait  résignée,  mais,  en  voyant  son  pâle  et  triste  visage,  on  pou^ 
Tait  aisément  deviner  qu'elle  éta4t  morte  à  toate  joie  aussi  bien  qu'à 
toute  espérance.  Christophe  et  Jean  profitaient  de  son  sommeil  pour 
se  glisser  à  pas  de  loup  dans  sa  chambre ,  car  elle  s'était  obstinée  à 
ne  point  les  recevoir.  Ils  s'approchaient  de  son  lit,  la  regardaient 
d'un  air  attendri  et  se  retiraient  en  pleurant  comme  de  vrais  enfans 
qu'ils  étaient. 

—  Tiens,  dit  un  jour  Jean  b  Christophe,  ça  me  fend  le  cœur  de  hi 
voir  ainsi  I  Je  crois  que  nous  ferions  bien  de  rSppeler  cet  enragé  de 
sir  George.  Je  ne  l'aime  pas,  mille  canons  I  mais  vois-tu,  Christophe, 
que  ce  soit  lui  ou  un  autre,  il  faudra  bien  tôt  on  tard  en  passer 
parla. 

—  Je  ne  conçois  pas ,  répondit  Christophe,  cette  manie  qu'ont  les 
petites  filles  de  vouloir  se  marier! 

—  Que  diable  veux-tu ,  mon  pauvre  Christophe  I  répliqua  Jean  en 
soupirant;  il  paraît  que  c'est  partout  comme  ça. 

—  Il  faut  voir,  il  faut  attendre,  dit  Christophe;  d'aiReors  sirGeorge 
est  parti. 

—  Qui  le  sait?  dit  Jean. 

—  Je  suis  sûr  qu'il  est  parti ,  affirma  Christophe  avec  assurance. 
— En  ce  cas,  ajouta  Jean  avec  une  secrète  satisfaction,  nous  aurons 

fait  notre  devoir  et  n'aurons  rien  à  nous  reprocher. 


61S  REVUE  ]>ES  I«UX  MONDES. 

Un  incident  imprévu  changea  tout  à  coup  la  face  des  choses. 

Durant  les  nuits  qu'il  avait  passées  près  d'elle,  Joseph  avait  bien 
remarqué  que  Jeanne  portait  souvent  à  ses  lèvres  une  relique  sus- 
pendue à  son  col.  Le  pieux  garçon,  sans  s'en  préoccuper  autremeot» 
s'était  félicité  de  voir  qu'au  milieu  de  ses  chagrins ,  sa  nièce  eût  re- 
cours aux  saints  du  paradis. 

—  Tels  sont,  se  disaitr-il,  les  fruits  d'une  éducation  religieuse! 
Quand  tout  nous  abandonne  ici-bas ,  les  anges  et  les  saints  descen- 
dent du  ciel  pour  essuyer  nos  larmes. 

Cependant,  une  nuit  que  Joseph  veillait  seul  dans  la  chambre  de 
la  jeune  fille,  il  trouva  par  hasard  la  lettre  de  sir  George  que  Jeanne, 
sous  le  coup  de  l'émotion  qu'elle  en  avait  reçue,  avait  négligé  de 
serrer.  Joseph  lut  cette  lettre  à  la  lueur  voilée  de  la  lampe;  les  der- 
nières lignes  le  troublèrent.  Il  se  leva,  courut  au  lit  de  Jeanne;  l'en- 
fant reposait,  calme  et  presque  sereine.  Joseph,  en  se  penchant 
doucement ,  aperçut  autour  de  son  col  la  chaîne  de  cheveux  qui 
retenait  la  relique  de  George.  A  cette  vue,  ses  jambes  se  dérobant 
sous  lui,  il  fut  obligé  de  s'asseoir  sur  le  bord  de  la  couche.  Enfin, 
d'une  main  tremblante,  il  détacha  la  chaîne,  s'approcha  de  la  lampe, 
et  le  jour  levant  le  surprit  à  la  même  place,  pâle,  immobile,  les  yeux 
fixés  sur  la  chaîne  et  sur  la  relique. 

Ce  fut  le  froid  du  matin  qui  le  tira  de  la  profonde  stupeur  dans 
laquelle  il  était  plongé.  Il  porta  ses  mains  à  son  visage  pour  s'assurer 
qu'il  veillait,  et  que  ce  n'était  point  un  rêve. 

— 0  mon  Dieu  I  s'écria-t-il  enfin  en  tombant  à  genoux,  vos  desseins 
sont  impénétrables.  Vous  nous  frappez  d'une  main  et  vous  nous  re* 
levez  de  l'autre.  Votre  bonté  est  plus  grande  encore  que  vos  colères 
ne  sont  terribles.  Soyez  béni ,  Seigneur,  et  faites  que  ce  jeune  homme 
n'ait  point  encore  quitté  nos  rivages  ! 

A  ces  mots,  il  se  précipita  hors  de  la  chambre,  fit  seller  un  cheval, 
et,  sans  prévenir  ses  deux  frères,  s'éloigna  au  galop  en  se  dirigeant 
vers  Saint-Brieuc. 

—  Faites,  mon  Dieu,  qu'il  ne  soit  point  parti  I  répétait-il  en  pres- 
sant les  flancs  de  sa  monture. 

Aux  approches  de  la  ville,  il  s'arrêta  pour  parler  à  des  ouvriers  du 
port  qui  se  rendaient  à  leurs  travaux.  Joseph  leur  demanda  si  quelque 
navire  n'avait  pas  mis  récemment  à  la  voile  pour  les  côtes  d'Angle- 
terre. 

—  Non,  dit  l'un  d'eux,  à  moins  pourtant  que  le  capitaine  du  l^a- 
verletf  n'ait  appareillé  cette  nuit,  comme  il  en  avait  l'intention. 


VAILLANCE.  618 

—  Impossible!  dit  Tautre;  la  brise  était  mauvaise. 

—  A  minuit,  le  vent  a  tourné,  ajouta  un  troisième»  qui  prétendit 
avoir  vu,  au  soleil  levant,  du  haut  de  la  côte,  un  bâtiment  gagner  la 
haute  mer  à  toutes  voiles. 

—  Dans  ce  cas ,  dit  le  premier,  c'était  le  Waverley. 

—  Ou  fe  Washington^  dit  le  second,  faisant  route  pour  T Amérique. 

—  Je  crois  plutôt,  ajouta  le  troisième,  que  c'était  le  brick  du  capi- 
taine Lefloch  se  rendant  à  La  Rochelle  ou  à  Bordeaux. 

Tandis  qu'ils  se  disputaient  pour  soutenir  chacun  son  dire,  Joseph, 
dévoré  d'angoisses,  reprit  sa  course,  et  ne  s'arrêta  qu'a  la  porte  du 
consul  anglais. 

En  apprenant  que  le  Waverley  n'avait  pas  quitté  le  port,  et  qu'é- 
tant en  réparation,  il  ne  pourrait  appareiller  encore  de  quelques 
jours,  Joseph  rendit  grâce  au  ciel ,  et  se  fit  conduire  à  la  chambre 
de  sir  George.  Lorsqu'il  entra,  George  était  accoudé  sur  une  table, 
la  tête  entre  ses  mains.  Au  bruit  que  fit  la  porte  en  s'ouvrant,  il  se 
retourna  et  reconnut  Joseph.  Son  premier  cri  fut  pour  miss  Jane; 
mais  Joseph,  au  lieu  de  lui  répondre,  s'arrêta  et  se  prit  à  le  consi- 
dérer avec  une  muette  et  ardente  curiosité.  Enfin,  il  tira  de  son  sein 
la  chaîne  et  la  relique  qu'il  avait  détachées  du  col  de  sa  nièce,  et 
les  présentant  à  sir  George  : 

—  Est-ce  bien  de  vous,  monsieur,  lui  dit-il  d'une  voix  émue,  que 
ma  nièce  tient  cette  relique  et  cette  chaîne  de  cheveux? 

—  Oui ,  monsieur,  c'est  de  moi ,  répondit  gravement  l'officier. 

—  Ne  sauriez-vous  me  dire  aussi ,  reprit  Joseph ,  de  qui  vous  tenez 
ces  objets?  Ce  n'est  point  une  indiscrétion,  monsieur  :  il  y  va  de 
notre  bonheur  à  tous.  Qui  vous  a  remis  cette  chaîne  et  cette  relique? 
où  les  avez-vous  trouvées?  depuis  combien  de  temps  les  possédiei- 
vous  avant  de  les  donner  à  Jeanne? 

—  Monsieur,  dit  George ,  qu'avait  gagné  déjà  l'émotion  de  Jo- 
seph, voici  bien  long-temps  que  j'adresse  les  mêmes  questions  à* 
la  destinée.  Que  puis-je  vous  répondre?  La  destinée  ne  m'a  point 
répondu. 

— Mais ,  sir  George ,  du  moins  savez-vons  de  qui  vous  tenez  eette 
relique  et  cette  chaîne  de  cheveux?  s'écria  Joseph  d'une  voix  mou- 
rante. 

n  se  soutenait  à  peine  et  fut  obligé,  pour  ne  pas  tomber,  de  s'ap- 
puyer sur  le  dos  d'un  fauteuil. 

— Je  l'ignore,  monsieur,  répliqua  sir  George,  qui  sentait  lai-roéme 
ses  jambes  fléchir,  car  le  trouble  de  Joseph  passait  peu  à  peu  dans 


fi4  REVOE  DW  WIGX  |fONDES. 

ses  sens.  Tout  ce  que  je  puU  dire,  c'est  que  jusqu'au  momeot  où  je 
Yêà  détachée  pour  l'envoyer  à  nûss  Jane  comme  un  gage  de  ma  res- 
pectueuse teodresse»  cette  relique  t  toujours  été  sur  mon  cœur. 

— Toujours  1  s'écria  Joseph. 

— Toujours,  répéta  le  jeune  bomnie.  l(ais ,  UMHisieur,  ajouta-t41 , 
ne  sauriea&'VQtts  me  dire,  à  votre  tour,  où  tendent  toutes  ces  ques- 
tions? 

—  Vous  dites  donc ,  s'écria  Joseph  en  poursuivant  le  cours  de  seg 

idées,  vous  dites  que  cette  relique  a  reposé  de  tout  temps  sur  votre 
poitrioe  I  Vous  ignorez,  dites-vous,  quelle  main  l'a  suspendue  à  votre 
cou?  Mais  alors,  monsieur,  ajouta -t-il  avec  quelque  hésitation  et 

comme  en  faisant  un  effort  sur  lui-même ,  vous  n'avez  jamais 

connu  votre  famille? 

-«-Vous  auriez  dû,  monsieur,  répondit  froidement  sir  George,  le 
deviner  k  mon  silence  et  à  naa  tristesse  toutes  les  fois  qu'au  Coât>* 
d'Or  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'interroger  à  ce  sujet.  Vous  au^ 
riez  dû  surtout  le  comprendre  à  ma  prompte  résignation ,  lorsqu'il 
s'est  agi  pour  moi  de  quitter  les  lieux  où  je  laissais  mon  ame  tout 
eotiëre. 

—  Parlez,  luonsieur,  parlez I  s'écria  Joseph;  c'est  un  ami  qui  voua 
en  supplie.  Interrogez  votre  mémoire,  consultez  bien  vos  souvenirs» 
racontez  ce  que  vous  savez  de  votre  vie. 

— En  vérité,  mcmsieur,  i^iqua  sir  George  surpris  autant  qu'ému, 
je  ne  sais  si  je  dois,.; 

—  Si  vous  devez!  s'écria  Joseph  éperdu;  si  vous  devez I  répéta-t-il 
à  plusieurs  reprises.  Cette  chaîne  a  été  tressée  avec  les  cheveui  de 
ma  mère;  cette  relique,  c'est  moi  qui  l'attachai ,  le  jour  de  sa  mort, 
au  cou  de  mon  plus  jeune  irèft  !  C'est  bien  elle,  voici  la  date  que  j'y 
gravai  moi-même  avec  la  pointe  d'un  couteau. 

A  ces  mots,  George  pûUti,  et  tous  deux  restèrent  quelques  iostans 
à  se  regarder  en  silence. 

—  0  n[K)n  Dieu!  murmura  George  en  se  parlant  k  kii-méme  de 
l'air  d'un  homme  qui  cherche  à  se  ressouvenir;  que  de  fois  ne  m'a^ 
t-il  pas  semblé,  sous  le  toit  de  mes  boites,  entendre  comme  un  écho 
lointain  de  mes  jeuues  années!  Que  de  fois  nai-je  pas  cru  recoa^ 
naître  ces  grèves  solitaires!  Que  de  fois  ne  me  suis-je  pas  surpris  à 
chercher  la  trace  de  m^  pieds  d'eojÇant  sur  le  sable  de  ces  rivages! 

Puis  il  reprit  après  quelques  minutes  de  recueillement  : 
— Je  ne  sais  rien  de  jmtk  enfance*  U  me  semble  que  la  mer  fut 
mon  premier  berceau.  Tout  ce  qu'ont  pu  m'apprendre  ceux  qui 


VAILLANCE.  61$ 

m'ont  élevé,  c'est  qu'en  février  1817,  je  fus  recueilli  sur  la  cime  d'une 
vague,  cramponné  aux  flancs  (Tune  barque,  par  un  brick  hollandais, 
qui  s'alla  perdre  lui-même  en  vue  des  côtes  d'Angleterre. 

—  Attendez,  attendez!  s'écria  Joseph  en  l'interrompant.  En  fé- 
vrier, dites-vous?  en  février  1817!  En  effet,  voici  bien  la  date,  ajouta- 
t-il  en  examinant  les  chiffres  qu'il  avait  gravés  lui-même  sur  le  re- 
vers de  la  relique,  et  que  le  temps  n'avait  qu'à  demi  effacés. 

—  Sauvé  et  recueilli  pour  la  deuxième  fois,  reprit  George,  je  fus 
adopté  par  un  vieux  et  bon  midshipman,  qui  me  fit  élever  avec  son 
fils  Albert.  Il  mourut;  j'étais  bien  jeune  encore.  J'ai  vu  depuis  tant 
de  contrées  diverses ,  que  tous  ces  souvenirs  sont  très  confus  dans 
ma  mémoire;  j'ai  parlé  tant  de  langues  différentes,  que  je  ne  me 
rappelle  plus  quelle  est  celle  que  je  balbutiai  la  première.  Cependant 
je  n*ai  jamais  parlé  la  vôtre  sans  que  tout  mon  cœur  n'ait  vibré  au 
son  de  ma  propre  voix;  j'ai  toujours  pensé  que  c'était  celle  de  ma 
mère. 

—  Ainsi,  dit  Joseph  en  le  couvant  des  yeux,  lorsqu'on  vous  a 
sauvé,  vous  n'étiez  qu'un  enfant? 

—  J'échappais  au  berceau. 

—  Et  vous  aviez  au  col... 

—  Cette  chaîne  et  cette  relique.  Mais,  à  votre  tour,  parlez,  mon- 
sieur, parlez!  Dites,  qu'avez-vous  à  m'apprendre? 

Joseph,  qui  s'était  laissé  tomber  dans  un  fauteuil,  se  leva  brus- 
quement, écarta  de  ses  deux  mains  la  chemise  qui  cachait  la  poitrine 
de  George ,  et ,  reconnaissant  la  cicatrice  d'une  blessure  qu'il  avait 
pansée  autrefois  lui-même  sur  le  sein  d'Hubert,  il  lui  jeta  ses  bras 
au  cou,  et  le  pressant  contre  son  cœur  : 

—  Est-ce  toi?  s'écria-t-il  d'une  voix  étouffée;  dernier  fils  de  ma 
mère,  est-ce  toi? 

V. 

Le  même  jour,  quelques  heures  après  la  scène  qui  s'était  passée  le 
matin  à  Saint-Brieuc,  Jeanne  se  réveilla  d'un  long  assoupissement. 
En  ouvrant  les  yeux,  elle  vit  assis  à  son  chevet  Jean,  Joseph,  Chris- 
tophe, et  George  que  les  trois  autres  appelaient  leur  frère.  La  joie 
et  le  contentement  étaient  répandus  sur  tous  ces  visages.  George 
et  Joseph  tenaient  chacun  une  main  de  Jeanne  dans  les  siennes. 
—  Rêve  charmant!  ne  me  réveillez  pas,  murmuTa-t-elle;*et,  refer- 
mant doucement  ses  paupières ,  elle  retomba  dans  ce  demi-8ommefl 


616  RBVUB  DBS  DEUX  MONDBS. 

qui  est  à  Tame  comme  un  crépuscule  :  ce  n*est  plus  la  nuit,  ce  n'est 
point  encore  le  jour.  Enfin ,  poursuivie  par  un  ?ague  sentiment  de 
la  réalité,  elle  ouvrit  les  yeux  de  nouveau,  et,  comprenant  cette  fois 
que  ce  n*était  point  un  songe,  elle  tomba  dans  les  bras  de  Joseph  et 
ne  s'en  arracha  que  pour  appeler  dans  les  siens  son  oncle  l'amiral  et 
son  oncle  le  colonel.  A  George,  pas  un  mot,  pas  un  geste,  à  peine 
on  regard,  mais  aux  trois  autres  les  caresses  les  plus  foUes  et  les  plus 
tendres  baisers.  Cependant  une  sourde  inquiétude  grondait  encore 
au  fond  de  son  bonheur.  Tout  à  coup  sa  figure  se  rembrunit  :  Jeanne 
se  tourna  vers  Christophe,  et,  d'une  voix  tremblante  : 

—  Mon  oncle,  s'écria-t-elle ,  vous  m'aviez  dit  qu'il  n'était  plus 
libre? 

—  Je  t'ai  dit  la  vérité,  répliqua  Christophe  avec  un  fin  sourire. 

—  Mon  oncle,  vous  m'aviez  dit  qu'il  était  marié? 

—  Oui ,  s'écria  Christophe ,  et  voici  sa  femme ,  ajouta-t-il  en  cou- 
vrant de  baisers  la  tête  de  la  belle  enfant. 

Les  quatre  frères  avaient  décidé  entre  eux  que  leur  nièce  n'ap- 
prendrait qu'à  l'heure  de  son  mariage  toute  la  vérité.  Il  plaisait  à 
George  de  prolonger  un  mystère  qui  lui  permettait  de  se  sentir  aimé 
pour  lui-même;  d'une  autre  part,  il  ne  déplaisait  point  aux  trois 
oncles  de  paraître  n'avoir  cédé  qu'aux  vœux  de  leur  nièce,  et  de  la 
laisser  un  peu  croire  à  leur  désintéressement. 

—  Je  n'ai  point  de  patrie,  disait  George. 

—  Vous  avez  la  France,  répondait  Jeanne;  aviez-vous  donc  rêvé 
une  patrie  plus  belle? 

— Je  n'ai  point  de  fortune,  ajoutait-il. 
— >  Ingrat!  disait  Jeanne  en  souriant. 

—  Je  n'ai  point  de  famille. 

—  Vous  oubliez  mes  oncles. 

— '  Songez  que  je  n'ai  point  de  nom. 

—  George  I  disait  Jeanne  en  lui  fermant  la  bouche  avec  sa  main. 

—  Puisque  tu  l'as  voulu,  s'écria  Jean,  il  a  bien  fallu  te  le  donner, 
ce  sir  George  I 

—  T'avons-nous  jamais  rien  refusé?  dit  Christophe. 

—  Oh  I  vous  êtes  bons,  s'écria  Jeanne  en  les  attirant  sur  sou  cœur. 
On  eût  dit  que  le  ciel  avait  pris  pitié  de  la  tendresse  et  de  Tégoïsme 

de  ces  deux  hommes  et  de  Joseph  lui-même,  en  combinant  les  évè- 
nemens  de  telle  sorte  que  Jeanne  pût  se  marier  sans  changer  de  toit, 
de  nom  et  de  famille.  Nous  sommes  toutefois  obligé  d'ajouter  que 
Christophe  et  Jean  ne  s'accommodèrent  pas  avec  un  bien  vif  enthou- 


VAILLANCE.  617 

siasine  des  décrets  de  la  Providence,  Jean  surtout  qui,  n'ayant  jamais 
connu  le  petit  Hubert,  se  souciait  assez  médiocrement  de  la  résur- 
rection de  ce  nouveau  Moïse. 

— Ah  ça  !  dit-il  le  soir  à  Christophe  en  le  prenant  à  part ,  es-tu  sûr 
que  ce  soit  le  petit  Hubert?  Tout  ceci  me  semble,  à  moi,  un  peu 
bien  romanesque  et  passablement  fabuleux. 

—  Il  n'y  a  pas  à  douter,  répondit  Christophe  en  branlant  la  tête. 
J'ai  reconnu  sur  son  bras  gauche  l'image  du  brick  la  Vaillance  que 
je  dessinai  moi-même  en  traits  de  poudre  sur  le  bras  de  notre  jeune 
frère. 

—  C'est  égal ,  dit  Jean ,  il  faut  convenir  que  voici  un  gaillard  bien-, 
heureux.  Nous  lui  avons  élevé  sa  femme  à  la  brochette.  Il  faut  con- 
venir aussi  que  notre  père  a  eu  de  jolies  idées  pendant  mon  absence. 

—  Que  veux-tu?  répliqua  Christophe;  tu  le  disais  toi-même,  tôt 
ou  tard  il  aurait  fallu  en  passer  par  là.  Mieux  vaut  donc  Hubert  que 
tout  autre.  Ça  ne  sortira  pas  de  la  famille.  Jeanne  portera  notre  nom 
et  perpétuera  la  race  des  Legoff. 

—  C'est  vrai,  répondit  Jean ,  qui  ne  put  s'empêcher  de  se  rendre- 
à  ces  raisons;  mais  toujours  est-il  que  le  drôle  n'est  point  à  plaindre. 
Une  nièce,  une  femme,  un  million  de  dot,  une  famille  agréable,  un 
nom  glorieux  dans  les  fastes  de  l'armée  et  de  la  marine,  tout  cela 
pour  une  frégate  perdue  I  Les  naufrages  lui  ont  réussi.  Il  avait  la  vie 
dure,  le  petit.  Mais,  mille  tonnerres  1  ajoula-t-il  avec  humeur,  ce 
cagot  de  Joseph  avait  bien  besoin  d'attacher  un  grelot  au  col  de  ce 
morveux  d'Hubert  I 

— Allons,  allons!  maître  Jean,  dit  Christophe;  au  bout  du  compte» 
lorsque  vous  êtes  revenu  sans  souliers  du  fond  de  la  Russie,  vous 
n'avez  pas  été  fâché  de  trouver  votre  chaumière  changée  en  château 
et  un  million  pour  oreiller. 

—  Oui,  répondit  Jean;  mais,  moi,  je  n'épouserai  point  ma  nièce. 

—  Je  le  crois  pardieu  bienl  s'écria  Christophe;  il  ne  manquerait 
plus  que  cela. 

Empressons-nous  d'ajouter  que,  passé  ce  premier  mouvement 
de  jalousie  et  d'égoïsme,  ils  acceptèrent  franchement  leur  rôle,  et 
remercièrent  la  destinée  de  leur  avoir  envoyé  pour  Jeanne  le  seul 
époux  qui  pût  satisfaire  à  toutes  leurs  exigences.  Quant  à  Joseph , 
il  chantait  les  louanges  du  Seigneur,  et  ne  se  lassait  point  de  con- 
templer les  deux  jeunes  têtes  qu'il  avait  tant  de  fois  baisées  l'une 
et  Fautre  au  berceau. 

Le  bonheur  et  Tamour  sont  de  grands  médecins.  Au  bout  d'une 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

semaine,  Jeanne  était  tout-à-fait  rétablie.  Il  avait  été  décidé  que 
toute  la  famille  accompagnerait  George;  car,  bien  qu'il  eût  recouvré 
sa  patrie,  son  nom  et  sa  famille,  Hubert  n'en  restait  pas  moins, 
jusqu'à  nouvel  ordre,  l'humble  sujet  de  l'Angleterre.  En  effet,  ils 
s'embarquèrent  tous  à  bord  du  Waverley^  et  ce  fut  un  voyage  vérita- 
blement enchanté,  excepté  toutefois  pour  Christophe  et  pour  Jean, 
qui  se  résignèrent  difQcilement  à  mettre  le  pied  sur  le  sol  de  la  perfide 
Albion.  Us  déclarèrent  que  Londres  était  un  horrible  bourg,  bien 
inférieur,  pour  les  monumens,  à  Bignic  et  surtout  à  Saint-Brieuc.  Ils 
avaient,  dans  les  rues,  une  certaine  façon  de  regarder  les  gens,  qui 
faillit  maintes  fois  leur  attirer  une  mauvaise  affaire.  Jean ,  qui  s'était 
imaginé  jusqu'alors  que  Saint-Hélène  était  une  prison  de  Londres, 
demanda  à  visiter  le  cachot  où  son  empereur  était  mort.  En  moins 
de  quelques  jours,  George  en  eut  fini  avec  le  conseil  d'amirauté 
britannique.  Jean  et  Chistophe  s'y  présentèrent  pour  l'appuyer  de 
leur  témoignage.  Jean  trouva  le  moyen  de  faire  intervenir  la  grande 
ombre  de  Napoléon,  et  s'exprima  en  termes  si  malséans  pour  l'An- 
gleterre, qu'on  fut  obligé  de  lui  imposer  silence  et  de  le  mettre  po- 
liment à  la  porte.  Le  jeune  homme  n'en  arriva  pas  moins  à  son  but. 
Il  offrit  sa  démission,  qui  fut  acceptée,  et  un  mois  ne  s'était  pas  écoulé 
depuis  leur  départ  de  la  France,  qu'ils  en  avaient  regagné  les  rivages. 
Ce  ne  fut  qu'à  la  mairie  que  Jeanne  apprit  qu'elle  épousait  son  oncle. 
On  peut  juger  de  sa  joie  et  de  ses  transports ,  en  voyant  qu'elle 
continuerait  de  porter  le  nom  que  Joseph,  Christophe  et  Jean  lui 
avaient  appris  à  aimer. 

A  l'heure  où  nous  achevons  ce  récit,  sept  années  ont  passé  sur  le 
mariage  de  nos  deux  jeunes  gens;  c'est  toujours  dans  leur  cœur  le 
même  amour  et  la  même  tendresse.  Jeanne  n'a  rien  perdu  de  sa 
grâce  et  de  sa  beauté;  grave  et  souriante,  comme  il  sied  à  une  jeune 
mère,  elle  est  plus  que  jamais  l'orgueil  et  la  joie  du  Coat-d'Or.  Deux 
beaux  enfans  jouent  à  ses  pieds,  et  ses  vieux  oncles  redoublent  au- 
tour d'elle  de  respect  et  d'adoration  ;  —  car  c'est  toi ,  ma  fille,  lui 
disent-ils  souvent,  c'est  toi  qui  nous  a  ouvert  les  voies  bénies  du  de- 
voir et  de  la  famille. 

Jules  Sandeau. 


irt««B 


LA   RUSSIE. 


IIL* 

Le  ComwcBÊ  ûe  Troltsa.  —  Le  C!lert«  mise. 


Il  y  a  douze  grands  convens  à  Moscou;  il  y  en  a  à  Pétersbourg,  à  Kieff,  à 
Smolensk,  dans  toutes  les  villes  et  toutes  les  provinces  de  l'ancien  em^re 
rosse.  De  ces  nombreux  couvens  d'hommes  et  de  femmes ,  fondés  par  des 
princes,  enrichis  par  des  dons  multipliés,  illustrés  par  des  traditions  pieuses, 
il  n'en  est  pas  un  qui  jouisse  d'une  aussi  grande  célébrité  que  celui  de  Troîtza. 
La  légende  religieuse  lui  donne  un  caractère  auguste,  l'histoire  un  nom  ^o- 
lieux.  Le  peuple  le  nomme  avec  vénération  comme  un  des  sanctuaires  de  sa 
foi,  et  avec  amour  comme  un  rempart  de  son  pays. 

Le  couvent  de  Troîtza  fut  fondé  au  milieu  du  xrv*  siècle  par  saint  Serge, 
rhumble  anachorète  dont  toute  la  vie  est  une  longue  suite  de  miracles.  Les 
miracles  éclatent  même  avant  sa  naissance.  Sa  mère  enceinte  s^en  va  un  jour 
à  l'église.  «  Au  moment  où  le  prêtre  allait  lire  l'Évangile,  dit  le  naïf  bio- 
graphe du  saint,  le  métropolitain  Philarète  (2),  Tenfant  qn^elle  portait  dans 
son  sein  jette  un  cri,  et  le  répète  après  la  communion ,  si  fort  que  toute  l'as- 
semblée l'entend.  L'enfant  vint  an  monde  connaissant  déjà  les  commande- 
Ci)  Voyez  les  livraisons  â\\  1"  décembre  18i8  et  du  !«' janvier  t8i3. 
(2)  Discours  mr  la  vie  de  saint  Serge,  prononcé  par  le  métropoHtain  Philarète. 
Moscou  18S2. 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mens  de  Téglise  et  les  règles  de  rabstinence.  Quand  sa  mère  prenait  une  nour* 
rituretrop  substantielle,  Tenfant  refusait  son  sein  comme  pour  lui  reprocher 
sa  faute,  et  il  le  refusait  également  les  jours  de  jéi^ne  et  de  carême.  »  On  le 
mit  à  récole  avec  son  frère,  qui  fit  de  rapides  progrès.  Quant  à  Serge,  il  ne  put 
tintrer  dans  la  science  du  monde  :  son  maître  le  punit,  ses  camarades  se  mo- 
quèrent de  son  ignorance;  il  s*e£força  de  suivre  les  leçons  qu*on  lui  donnait, 
«t  ne  parvint  pas  même  à  apprendre  à  lire.  Un  vieillard  inconnu,  vêtu  d'une 
robe  de  moine,  qu'il  rencontra  par  hasard  dans  les  champs,  et  à  qui  il  raconta 
•avec  douleur  les  vaines  tentatives  qu'il  avait  faites  pour  s'instruire,  prononça 
une  prière  avec  Serge  et  lui  remit  un  morceau  de  pain  bénit  en  disant  :  —  Je 
te  donne  ceci  comme  un  signe  de  la  grâce  de  Dieu  et  de  l'entendement  des 
saintes  Écritures.  Puis  il  le  reconduisit  chez  ses  parens  et  lui  ordonna  de  lire 
un  psaume.  L'enfant  n'osait ,  le  vieillard  insista  ;  le  petit  Serge  se  soumit 
enfin  à  l'épreuve,  prit  le  livre  qui  lui  était  indiqué,  et  le  lut  couramment. 
Le  vieillard  disparut  en  disant  que  cet  enfant  serait  un  jour  le  temple  de  la 
sainte  Trinité.  A  partir  de  ce  jour,  Serge  se  livra  avec  ardeur  à  l'étude  des 
Écritures;  il  jeûna ,  pria ,  se  macéra  le  corps,  malgré  les  remontrances  de  sa 
xnère,  qui  le  conjurait  de  ménager  ses  forces.  Son  père ,  qui  était  un  riche  et 
puissant  boyard  de  Rostow,  fut  ruiné  par  une  invasion  des  Tartares ,  et  se 
retira  avec  sa  femme  dans  un  couvent.  Serge  s'en  alla,  suivi  de  son  frère,  au 
milieu  d'une  forêt  épaisse,  éloignée  de  toute  habitation;  puis  il  construisit, 
.  à  quelque  distance  d'un  ruisseau ,  une  hutte  pour  lui  servir  de  demeure,  et 
une  église  qu'il  consacra  à  la  sainte  Trinité.  Telle  fut  l'origine  du  riche  cou* 
vent  de  Troîtza  (Trinité).  Bientôt  le  frère  de  Serge  le  quitta;  le  saint  resta 
seul  dans  sa  sombre  retraite  comme  un  anachorète  de  la  Thébaïde,  exposé  à 
.  la  faim ,  à  la  soif,  aux  rigueurs  du  froid  et  aux  attaques  des  bétes  féroces.  A 
râg&  de  vingt-quatre  ans,  Serge  se  ût  sacrer  prêtre  par  un  abbé  qui  vint  le 
voir.  Il  soutint  vaillamment  les  combats  de  la  chair,  la  lutte  des  passions,  se 
jetant  à  genoux  chaque  fois  qu'il  sentait  une  tentation  mondaine  s'éveiller 
dans  son  cœur,  et  se  confiant  à  Dieu  en  face  de  tout  danger.  Un  jour  il  ren- 
contra dans  le  bois  un  ours  affamé,  et  lui  présenta  un  morceau  de  pain.  L'ours 
.se  traîna  à  ses  pieds,  accepta  la  pauvre  nourriture  du  solitaire,  et  revint  de 
temps  en  temps  lui  faire  une  humble  visite. 

Cependant  l'odeur  de  sainteté  du  cénobite  se  répandit  dans  les  environs; 
des  hommes  pieux  vinrent  le  trouver  et  lui  demander  la  permission  de  s'as- 
jsocier  à  sa  vie  austère.  Il  se  forma  autour  de  lui  une  communauté  de  douze 
religieux,  qui  se  bâtirent  des  cellules  à  l'imitation  de  la  sienne ,  et  le  choisi- 
rent pour  leur  supérieur.  Cette  communauté  récitait  dans  la  petite  église  les 
matines ,  les  vêpres,  les  cantiques;  l'office  divin  terminé,  Serge  se  livrait  avec 
un  dévouement  infatigable  aux  plus  rudes  travaux.  C'était  lui  qui  fendait 
le  bois  pour  les  autres  frères,  portait  le  grain  au  moulin,  pétrissait  la  pâte, 
allait  puiser  de  l'eau  pour  les  cellules ,  et  cousait  les  vétemens  et  les  chaus- 
sures nécessaires  à  la  communauté.  Investi  par  un  vote  unanime  de  la  dignité 
de  supériour,  il  ne  changea  rien  à  ses  modestes  habitudes;  il  travaillait  plus 


LA  RUSSIE.  621 

que  tous  les  autres  religieux,  ne  prenait  que  la  nourriture  la  plus  chétive, 
et  ne  portait  que  le  plus  mauvais  vêtement.  Il  soutenait  par  son  exemple  leur 
courage,  qui,  de  temps  à  autre,  vacillait,  et  relevait  leur  piété  par  ses  exhor- 
tations. Une  fois  la  communauté  se  trouva  dans  un  état  de  disette  effrayant; 
elle  n'avait  plus  ni  pain ,  ni  grain ,  et  n'avait  pris  depuis  deux  jours  aucun 
aliment.  Serge  se  mit  en  prières,  et  le  lendemain  un  inconnu  lui  envoya  d'a- 
bondantes provisions.  Une  autre  fois  la  communauté  se  plaignit  de  l'éloigne- 
ment  d'un  ruisseau  dont  l'eau  servait  aux  besoins  du  monastère;  Serge  s'en 
alla  dans  la  forêt,  trouva  au  pied  d'un  arbre  un  peu  d'eau  de  pluie ,  la  bénit , 
et  il  en  jaillit  une  source  féconde,  la  même  que  l'on  voit  encore  aujourd'hui. 
Quelque  temps  après,  il  ressuscita  un  enfant  par  ses  prières,  il  guérit  un 
boyard  de  ses  accès  de  rage.  Alors  il  devint  célèbre  au  loin  et  fut  invoqué  de 
toutes  parts.  Les  pèlerinages  commencèrent;  les  dons  afQuaient  dans  la 
pauvre  communauté.  La  forêt,  jusque-là  si  déserte  et  si  sauvage,  fut  percée  de 
côté  et  d'autre ,  traversée  par  des  grandes  routes ,  et  des  villages  s'élevèreiit 
autour  des  cellules.  Une  nuit  que  Serge  était  en  prières,  il  entendit  une  Voix 
qui  l'appelait  par  son  nom;  il  ouvrit  la  fenêtre,  aperçut  au  ciel  une  lueur 
extraordinaire,  et  devant  lui  une  grande  quantité  d'oiseaux;  la  voix  mysté- 
rieuse lui  dit  :  —  Serge,  Dieu  a  exaucé  les  prières  que  tu  lui  adresses  pour  tes 
frères;  le  nombre  de  tes  disciples  égalera  celui  de  ces  oiseaux.— Peu  à  peu  la 
communauté,  agrandie,  enrichie,  s'organisa  selon  les  règles  des  couvens, 
d'après  les  avis  du  patriarche  de  Constantinople.  Déjà  elle  donnait  l'hospita- 
lité aux  pèlerins,  et  distribuait  aux  pauvres  le  superflu  des  offrandes  qu'elle 
recevait  de  toutes  parts,  quand  tout  à  coup  la  guerre  éclata;  les  Tartares, 
conduits  par  un  clief  redoutable,  envahirent  la  Russie.  Le  grand-duc  Dmitrl 
Ivanovitsch  consulta  Serge  sur  ce  qu'il  devait  faire.  L'homme  de  Dieu,  après 
s'être  mis  en  prières ,  lui  dit  de  prendre  avec  confiance  le  commandement 
de  ses  troupes ,  et  de  marcher  au-devant  de  ses  ennemis.  Pendant  que  la 
bataille  s'engageait  entre  l'armée  du  grand-duc  et  les  hordes  tartares,  Serge 
priait  comme  Moïse  sur  la  montagne.  Le  duc  remporta  une  victoire  éclatante, 
et  pour  témoigner  sa  reconnaissance  à  Serge,  à  qui  il  attribuait  le  succès  de 
ses  armes,  il  dota  de  plusieurs  domaines  le  couvent  de  Troîtza. 

La  vie  du  saint  fut  signalée  par  une  foule  d'autres  miracles;  mais  nous 
ne  suivrous  pas  plus  loin  la  légende,  légende  déjà  bien  longue,  qui  nous  a 
paru  cependant  offrir  quelque  intérêt  comme  expression  des  croyances  pieuses 
de  tout  un  peuple,  comme  tableau  fidèle  de  la  fondation  et  des  progrès  d'une 
grande  institution.  Saint  Serge  mourut  en  1391,  à  l'âge  de  soixante-dix-huit 
ans.  Après  sa  mort  commence  une  autre  légende,  celle  du  couvent  qu'il  a 
fondé.  Celle-ci  se  continue,  d'année  en  année,  avec  le  même  mélange  de  réa- 
lité et  de  merveilleux.  Les  Russes  croient  à  la  toute  puissante  efficacité  des 
reliques  de  saint  Serge,  ils  regardent  son  couvent  comme  un  asile  assuré  contre 
tous  les  fléaux ,  et  le  prouvent  tantôt  par  des  faits  authentiques,  tantôt  par 
de  naïves  traditions.  L'ancienne  et  la  nouvelle  chronique  de  Troîtza  forment 
à  présent  toute  une  histoire  populaire  qui  se  détache  parfois  sur  l'histoire  gé- 
TOMB  i.  40 


<iS  RBYUE  DXB  DOUX  MONDES. 

sérale  de  la  nation  eomme  une  image  dorée  de  Byzance  sur  les  murs  sombres 
d'une  vieille  église  et  tout  à  coup  s'y  rejoint  par  une  action  éclatante  ou  un 
Um  jBÎracukux. 

ÏA  1421,  le  corps  de  saint  Serge  fut  enlevé  à  la  tombe  pour  être  déposé 
dans  uRe  châsse,  et,  si  on  en  croit  la  sainte  chronique,  après  avoir  été  ense- 
seli  pendant  trente  années  dans  la  terre,  n'avait  pas  subi  la  moindre  altéra- 
tion. En  1609,  une  armée  de  Polonais ,  conduite  par  Sapieha  «t  Lissowskl, 
assiégea  le  couvent;  la  main  de  Dieu,  qui  protégeait  les  moines,  émoussa  les 
dards  des  Polonais,  fatigua  leur  courage.  Après  seize  mois  d'attaques  conti- 
nues, d'assauts  réitérés,  ils  se  retirèrent  tout  honteux,  n'ayant  pas  même  pu 
franchir  les  remparts  qui  entourent  le  saint  monastère.  Ils  portèrent  leurs 
armes  d'un  autre  côté ,  et  le  supérieur  de  Troïtza  fit  vendre  les  vases  d'or  et 
d'argent  amassé?  dans  le  couvent,  pour  payer  la  solde  des  troupes  qui  es* 
sayaient  de  résister  à  l'invasion. — Les  Polonais  s'emparèrent  de  Moscou; 
les  religieux  de  Troïtza ,  pair  leurs  exhortatimis,  ranimèrent  le  courage  des 
Moscovites  et  employèrent  leurs  dernières  ressources  à  rassembler  un  nou- 
veau renfort  de  troupes ,  à  réunir  des  armes  et  des  munitions,  l^es  Polo- 
nais ,  vaincus  sur  plusieurs  points ,  cernés  de  toutes  parts ,  poursuivis  avec 
ardeur,  gardèrent  pourtant  leur  conquête.  Moscou,  au  désespoir,  appela 
à  son  secours  les  hordes  tartares,  qui  arrivèrent  dans  le  pays  comme  alliés, 
et  le  ravagèrent  eomme  d'implacables  ennemis.  Le  généreux  cloître  de 
Troïtza,  poursuivant  sa  noble  mission ,  leur  envop,  pour  apaiser  leur  avi- 
dité ,  les  ornemens  de  ses  autels ,  les  vêtemens  de  ses  prêtres  :  c'était  tout 
ce  qui  lui  restait.  Les  Tartares ,  par  un  sentiment  de  délicatesse  ou  de  piété 
qu'on  ne  se  serait  pas  attendu  à  trouver  parmi  eux ,  refusèrent  les  dons  des 
moines.  Quelque  temps  après,  les  Polonais  évacuèrent  le  pays.  Trois  ans  jAus 
tard,  ils  revinrent  de  nouveau  assiéger  le  (ioître  miraculeux  qui  avait  déjà 
lassé  leur  patience,  essayant  de  s'en  emparer  par  la  ruse  et  la  trahison,  et 
furent  eomme  la  première  f<»s  forcés  d'abandonner  ces  remparts  infrandiis- 
sables.  —  C'est  dans  les  murs  de  Troïtza  que  Pierre-le-Grand  se  réfugia  avec 
son  frère  Jean  tandis  que  la  révolte  des  Strélitz  éclatait  avec  des  cris  de  mort 
à  la  porte  de  son  palais.  C'est  dans  ces  murs  que  les  empereurs  et  les  impéra- 
tôoes  de  Russie  viennent  tour  à  tour  chercher  les  sages  conseils  de  la  sagesse 
ou  le  repos  de  la  religion.  —Sur  la  fin  du  xviii^  siècle,  la  peste  ravagea  la 
ville,  les  environs  4e  Moscou ,  et  n'atteignit  pas  les  domaines  de  Troïtza. 
Soixante  ans  plus  tard,  le  choléra,  plus  cruel  encore  ^oe  la  peste,  porta  pen- 
dant plus  de  quatre  mois  la  iiaort  et  la  désolation  à  Vladimir,  à  Jéroslaw,  à 
Moscou,  et  le  fléau  s'arrêtaleneore  à  dix  lieues  de  là,  aux  portes  du  couvent. 
Voici  un  autre  fait  qui  n'ajoute  pas  peu  à  la  gloire  de  Troïtza  :  quand  les  Fran- 
çais se  furent  emparés  du  Kremlin,  disent  les  paysans  russes,  un  de  leurs  régi« 
mens  se  diri^  vers  Troïtza,  bien  décidé  à  s'emparer  du  couvent  et  à  le  (Miler; 
mais  Dien  ne  permit  pas  à  ces  soldats  impies  de  reconnaître  la  route  qu'ils 
devaient  suivre,  il  troubla  leur  intelligence  et  fascina  leurs  regards.  Après 
avoir  enré  tout  un  jour  sur  le  chemin  qui  leur  était  indiqué,  ils  se  retrouvé» 


LA  RUSSIE.  633 

rent  le  soir,  accablés  de  fatigue,  sous  les  murs  de  Moscou.  Une  main  invi- 
sible leur  avait  dérobé  Téglise  de  Saint-Serge  et  les  avait  ^arés  dans  les 
plaines  de  neige.  Nul  autre  régiment ,  après  celui-ci,  n*osa  recommencer 
cette  difûcile  tentative. 

Tant  de  merveilles  ne  se  sont  pas  opérées  à  Troïtza  sans  éveiller  dans  le 
cœur  des  souverains  ces  sentimens  de  piété  fastueuse  qui  se  manifestent  par 
des  actes  de  munificence.  Ceux-ci  ont  agrandi  ses  domaines,  ceux-là  lui  ont 
donné  à  pleines  mains ,  comme  des  rois  d'Orient ,  des  perles  et  des  rubis.  Au 
XY^  siècle ,  le  couvent  de  Saint-Serge,  naguère  encore  si  pauvre  et  si  obscur, 
était  propriétaire  et  maître  de  plus  de  cent  mille  paysans.  Un  ukase  de 
Catlierine  II  Ta  dépossédé  de  cette  propriété;  mais  il  lui  est  resté  des  mai- 
sons, des  fermes,  des  enclos,  et  en  comptant  le  produit  de  ses  terres  et  des  of- 
frandes des  pèlerins  on  évalue  le  revenu  annuel  du  cloître  à  environ  300,000  fir. 

Rester  à  Moscou  sans  aller  à  Troïtza ,  c'est  rester  à  Naples  sans  monter  au 
Vésuve,  à  Londres  sans  descendre  sous  les  voûtes  du  Tunnel,  à  Stockholm 
sans  gravir  les  sentiers  pittoresques  du  Mosebacken.  Troïtza  est  le  premier 
nom  que  les  Russes  citent  aux  voyageurs  et  Fun  des  premiers  édifices  qu'ils 
lui  signalent  après  le  Kremlin.  «  N'irez-vous  pas  h  Troïtza?  médit  un  de  ces 
bons  Moscovites  qui  s'était  fait  avec  une  parfaite  gracieuseté  mon  cicérone. 
—  Oui,  sans  doute,  j'y  pense  depuis  que  je  suis  ici.  »  Et  le  lendemain  il  arri- 
vait à  la  porte  de  mon  hôtel  avec  une  large  voitnre  à  six  chevaux,  un  postillon 
en  tête,  un  cocher  sur  le  siège,  deux  de  ses  amis  à  côté  de  lui,  et  les  coffres 
remplis  de  verres ,  d'assiettes ,  de  provisions  de  toute  sorte.  «  Que  dirait 
l'humble  saint  Serge,  lui  demandai-je ,  s'il  nous  voyait  aller  ainsi  en  pèleri- 
nage à  son  couvent ,  avec  ces  bouteilles  de  vin  de  Champagne  et  ces  pâtés  de 
Moscou  ? — Saint  Serge,  me  répondit-il  avec  l'accent  de  l'humilité  chrétienne, 
était  un  homme  de  Dieu ,  et  nous  autres  nous  ne  sommes  que  de  pauvres 
gens  du  monde  assujétis  encore  aux  besoins  matériels;  d'ailleurs,  quand  vous 
entrerez  dans  nos  auberges,  vous  verrez  que  nous  n'avons  pas  pris  une  pré- 
caution tout-à-fait  inutile.  » 

^ous  voilà  donc  roulant  vers  Troïtza  par  une  large  chaussée,  que  l'on 
compte  au  nombre  des  belles  routes  de  Russie,  ce  qui  me  donna  une  terrible 
idée  des  autres ,  car  à  chaque  instant  nous  étions  ballottés  d'ornière  en  or- 
nière. Mais  si  les  ingénieurs  n'ont  pu  vaincre  les  aspérités,  ni  aplanir  les 
ondulations  de  cette  prétendue  chaussée ,  la  piété  en  a  fait  un  des  chemins 
les  plus  animés  qui  existent.  Tous  les  jours,  la  route  de  Troïtza  est  sillonnée 
par  des  flots  de  pèlerins ,  des  familles  entières  qui  s'en  viennent  de  cent  ou 
deux  cents  lieues  portant  le  havresac  sur  l'épaule  et  s'arrétant  de  distance  en 
distance  au  bord  d'un  ruisseau  pour  faire  leur  modeste  repas  et  prendre  un 
peu  de  repos.  Les  femmes  marchent  pieds  nus ,  un  léger  mantelet  de  laine 
gris  sur  la  tête,  un  ruban  sur  les  cheveux.  Des  vieillards  à  longue  barbe  s'ap- 
puient sur  leur  bâton  et  ressemblent  de  loin  à  des  patriarches,  tant  ils  ont 
l'attitude  imposante  et  la  figure  vénérable.  Des  enfans  courent  à  côté  de  leur 

40. 


63h  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mère,  demandant  peut-être,  comme  ceux  des  croisades,  à  chaque  village  quMIs 
aperçoivent  si  ce  n*est  pas  là  Jérusalem  la  sainte.  En  même  temps  une  loogue 
file  de  voitures  lourdes,  grossières,  s*avancent  péniblement  sous  le  poids  de 
nombreux  pèlerins ,  et  d*élégans  landaus,  de  riches  berlines  emportent  au 
grand  trot  de  quatre  vigoureux  alezans  quelque  noble  couple  dans  Tenceinte 
sacrée  du  monastère.  On  dirait  une  migration  de  tribus.  Les  pauvres  prient 
le  long  de  la  route  et  font  des  signes  de  croix  devant  chaque  chapelle.  Les 
riches  se  bercent  mollement  sur  leurs  coussins  élastiques  et  parlent  du  der- 
Oier  roman  qu'ils  ont  lu,  de  l'exposition  du  Louvre,  des  eaux  de  Carlsbad  ou 
du  chant  des  bohémiennes.  Les  pauvres  sont  en  vérité  partout  les  uniques 
enfans  de  Dieu.  Les  riches  ne  s'occupent  des  saints  et  de  l'église  que  lorsque 
la  fantaisie  leur  en  vient,  ou  lorsque  certaines  convenances  leur  en  font  une 
loi.  De  temps  à  autre,  les  fidèles  piétons  qui  marchent  pieds  nus  et  tête  nue 
sur  un  sol  rude  et  sous  un  soleil  ardent ,  tendent  une  main  suppliante  vers 
l'équipage  du  riche,  qui  leur  jette  en  courant  quelques  kopeks  et  se  replonge 
avec  délices  dans  le  sentiment  de  son  bien-être. 

Nous  traversâmes  des  villages  de  serfs  pareils  à  ceux  que  j'avais  vus  en 
venant  de  Pétersbourg  à  Moscou;  nous  entrâmes  dans  de  vastes  auberges  où 
le  service  dé  la  cuisine  est  réduit  à  sa  plus  simple  expression.  Il  est  convenu 
que  les  voyageurs  auront  soin  de  se  pourvoir  eux-mêmes  de  tout  ce  qu'il 
leur  faut.  Le  maître  du  caravansérail  leur  fournit  seulement  la  table,  les 
chaises,  au  besoin  de  l'eau  chaude  pour  faire  du  thé,  et  quelques  tasses  ébré* 
chées.  Exiger  davantage  serait  une  prétention  exorbitante.  Les  pauvres  qui 
ne  craignent  pas  d'entrer  dans  la  salle  puante  occupée  par  la  famille  de  l'au- 
bergiste peuvent  prendre  leur  part,  les  jours  gras,  d'une  épaisse  soupe  aux 
choux,  espèce  d'olla  podrida  composée  des  élémens  les  plus  substantiels, 
et,  les  jours  maigres,  acheter  pour  quelques  kopeks  des  tartines  de  pain  noir 
couvertes  d'un  beurre  rance,  ou  des  queues  de  poissons  séchées.  I^es  lois  de 
l'abstinence  s'observent  ici  rigoureusement,  et  le  vendredi  ou  le  samedi  on 
n'obtiendrait  pas  à  beaux  roubles  comptans,  dans  une  de  ces  auberges,  une 
aile  de  poulet,  à  supposer  qu'il  y  en  eût. 

Nos  chevaux  i^eposés,  notre  dîner  fini,  nous  remontâmes  aussitôt  dans 
notre  voiture.  Mes  trois  compagnons  de  voyage  me  charmaient  par  leur  en- 
tretien. Je  ne  me  lassais  pas  de  les  interroger  sur  l'histoire,  sur  les  mœurs, 
sur  la  littérature  de  leur  patrie ,  et  ils  répondaient  à  toutes  mes  questions 
avec  une  complaisance  infatigable  et  une  lucidité  parfaite.  Quelquefois  notre 
causerie  errait  d'une  contrée  à  l'autre,  des  institutions  de  la  Russie  à  celles 
de  la  France,  et  ils  parlaient  de  notre  pays  avec  une  grande  justesse  de  rai- 
sonnement et  une  vive  sympathie.  Vrais  Russes  de  cœur,  dévoués  avec  amour 
à  leur  patrie,  à  sa  religion,  à  ses  lois,  ils  n'en  dissimulaient  pourtant  pas  les 
vices  et  les  défauts;  mais  ils  voyaient  le  progrès  descendre  peu  à  peu  des  ré- 
gions de  la  haute  société  dans  l'esprit  du  peuple,  adoucir  ses  mœurs,  combler 
les  lacunes  de  l'ancienne  législation,  répandre  de  toutes  parts  les  germes  d'une 


LA  aussiB.  625 

utile  instruction  et  d*un  sage  développement.  Ils  reconnaissaient  de  bonne 
foi  la  barbarie  du  passé,  les  imperiections  du  présent,  et  regardaient  avec 
conGance  Favenir. 

A  vingt  werstes  de  Troïtza ,  nous  mimes  pied  à  terre  et  nous  entrâmes  dans 
une  grotte  creusée,  il  y  a  quelques  années,  au  sein  d*une  colline  par  un  moine 
d'un  couvent  voisin.  Le  pauvre  religieux  s*était  imposé  ce  labeur  comme  une 
punition.  Il  sortait  le  soir  de  son  cloître,  et  venait  toute  la  nuit  bédier, 
creuser,  charrier  le  sable  et  la  terre.  Il  a  lui-même  ouvert  cette  demi-dou- 
zaine de  galeries  souterraines,  qui  s*entrelacent,  se  croisent  comme  les  allées 
d*un  labyrinthe^  il  a  porté  sur  sou  dos  les  pierres  nécessaires  pour  les  affer- 
mir, maçonné  leurs  parois,  élevé  leurs  voûtes,  et  il  accomplissait  cette  éton- 
nante tâche  le  corps  chargé  d*une  ceinture  de  fer  que  nous  pouvions  à  peine 
soulever.  Son  travail  achevé,  le  religieux  est  mort,  tout  tremblant  encore  de 
n'avoir  pas  vécu  d'une  vie  assez  austère  et  murmurant  d'une  voix  inquiète 
une  parole  de  pénitence.  Sa  grotte  est  maintenant  en  grande  vénération.  Sa 
lourde  ceinture  a  été  suspendue  à  la  muraille  à  côté  de  la  crosse  en  bois  sur 
laquelle  il  s'appuyait  dans  ses  vieux  jours.  Des  images  de  saints  et  de  la 
Vierge  ornent  le  fond  des  galeries.  Tous  les  pèlerins  qui  vont  à  Troïtza  s'ar- 
rêtent là  avec  un  sentiment  de  piété;  un  moine  les  attend  à  la  porte,  et  les 
conduit  avec  un  flambeau  de  souterrain  en  souterrain.  On  se  prosterne  de- 
vant chaque  image,  et  on  laisse,  en  s'en  allant,  tomber  quelque  pièce  de  mon- 
naie dans  le  tronc  de  la  charité.  Le  bon  moine ,  en  travaillant  ainsi  pour  son 
salut,  s'est  rendu  utile  à  ses  frères.  Il  n'est  personne  qui,  en  parcourant  sa 
sombre  retraite,  n'y  laisse  une  pieuse  offrande  ou  un  témoignage  de  son  ad- 
miration pour  une  telle  œuvre  de  foi  et  de  patience. 

Le  soir,  nous  arrivâmes  à  Troïtza.  La  grande  place  qui  touche  aux  murs  du 
couvent  était  couverte  de  tentes,  de  boutiques  en  planches,  d'échoppes  por- 
tatives. On  dirait  la  place  de  Leipzig  à  la  foire  de  Pâques.  Seulement  ces 
tentes  et  ces  échoppes  ne  sont  pas  remplies ,  comme  celles  de  Leipzig ,  des 
plus  belles  productions  de  l'industrie  allemande  et  française.  On  n'y  trouve 
que  des  étoffes  communes,  des  ustensiles  de  ménage,  des  étalages  de  bou- 
langer et  de  boucher,  et  des  amas  de  jouets  en  bois  et  en  carton,  pour  que  les 
enfans  emportent  aussi  un  doux  souvenir  de  Troïtza.  Les  prières  des  chapelles 
venaient  de  finir  quand  nous  traversions  la  grande  place,  le  cloître  était 
fermé,  et  les  allées  pratiquées  entre  les  boutiques,  les  rues  voisines,  la  plaine 
entière,  étaient  inondées  de  pèlerins,  les  uns  assis  par  terre,  comme  une  fa- 
mille nomade,  sous  un  lambeau  de  toile  posé  sur  un  piquet,  d'autres  sa- 
vourant un  verre  d'eau-dervie  ou  une  tasse  de  thé  dans  une  taverne  ouverte  à 
tous  les  vents;  ceux-ci  regardant  avec  une  sainte  avidité  les  images  en  bois  et 
en  porcelaine  qui  représentent  les  miracles  de  saint  Serge  ou  de  saint  Ni- 
colas, ceux-là  s'arrêtant  de  préférence  devant  les  tables  chargées  de  fruits  et 
de  légumes.  Une  foule  bigarrée  errait  au  milieu  de  ces  richesses  terrestres  et 
marchait  de  tentation  en  tentation.  Le  marchand,  debout  devant  sa  boutique, 
haranguait  les  passans,  et  les  tirait  par  les  pans  de  leur  habit  ou  les  plis  de 


OM  REVUE  nm  dbuI  mondes. 

leur  robe  pour  les  forcer  à  voir  ses  denrées.  Le  vendeur  if  eau-de-vîe  agitait 
ses  verres  et  ses  bouteilles;  le  boucher  balançait  fièrement  son  grand  couteau 
et  offrait  à  tout  venant  un  quartier  de  bœuf  ou  de  mouton.  Cétait  un  tu- 
multe, un  tourbillon  de  gens  de  tout  âge  et  de  toute  classe,  religieuses  en  robe 
noirs,  paysannes  aux  longs  cheveux  flottant  sur  les  épaules,  pauvres  en  hail- 
lons, femmes  du  monde  coquettement  parées;  un  mélange  de  cris  et  de  paroles 
an  milieu  duquel  on  entendait  tout  à  coup  retentir  Thorloge  du  cloître, 
vibrant  comme  une  voix  austère  pour  rappeler  à  cette  foule  insouciante  la 
fîiite  du  temps  et  la  pensée  de  Dieu. 

En  me  mêlant  avec  mes  compagnons  de  voyage  à  cette  cohue  bruyante, 
j*aperçus  au  milieu  des  magasins  d'images  et  de  médailles  une  boutique  de 
libraire  où  Ton  vendait  une  traduction  de  Shakspeare  et  quelques-uns  de  nos 
romans  du  xviii*  siècle,  ce  qui  me  sembla  bien  profané  pour  un  tel  lieu.  Des 
groupes  de  bohémiennes  plus  profanes  encore  s^en  allaient  çà  et  là  en  vraies 
mécréantes,  sans  faire  un  signe  de  croix,  sans  murmurer  une  seule  prière, 
épiant  une  occasion  de  larcin ,  et  jetant  quelquefois  sur  leur  passage,  par  le 
murmure  de  leur  voix  ou  Téclair  de  leurs  sombres  prunelles ,  d'affreux  sor- 
tilèges. L'une  d'elles  m'arrêta  et  voulut  absolument  me  dire  la  bonne  aven- 
ture. Elle  était  jeune  et  belle,  et  je  me  trouvais  déjà  très  heureux  de  contem- 
pler la  coupe  gracieuse  de  sa  figure  légèrement  bronzée,  ses  grands  yeux  noirs 
pétillant  sous  de  longs  cils,  ses  boucles  de  cheveux  qui  s'échappaient  des  plis 
d'un  foulard  trop  étroit  pour  les  contenir,  et  sa  taille  élégante,  dont  un  tartan, 
jeté  négligemment  sur  l'épaule,  ne  dérobait  qu'à  demi  les  légères  proportions. 
Je  lui  abandonnai  donc  très  facilement  ma  main;  elle  la  retourna,  la  regarda, 
consulta  une  vieille  sorcière  qui  l'accompagnait  et  lui  servait  sans  doute  de 
guide  dans  cette  belle  science  de  la  divination;  enfin  elle  m'annonça  le  plus 
charmant  avenir.  Le  moyen  après  cela  que  je  ne  sois  pas  parfaitement  heu- 
reux? C'est  la  plus  jolie  fille  de  Bohême  qui  s'est  portée  garant  de  ma  for- 
tune ,  et  il  ne  m'en  a  coûté  qu'un  rouble  pour  entendre  prononcer  par  une 
Toix  si  douce  une  si  riante  prédiction. 

Le  lendemain,  les  cloches  sonnèrent  dès  le  matin.  Le  carillon  tinta  gaie- 
ment dans  toutes  les  coupoles.  Au  lever  du  soleil ,  nous  vîmes  se  dérouler 
autour  de  nous  une  vaste  plaine,  coupée  par  de  légères  collines,  parsemée  de 
groupes  d'arbres  et  d'habitations  champêtres.  Dans  un  affaissement  de  ter- 
rain est  la  petite  ville  de  Troîtza,  composée  presque  tout  entière  de  magasins 
et  d'hôtelleries,  vivant  du  passage  des  pèlerins,  comme  Baden  ou  Bagnères 
du  séjour  des  baigneurs.  Au  centre  de  la  cité  s'élèvent  les  remparts  du  cou- 
vent, ces  fiers  remparts  qui  n'ont  guère  que  cinq  pieds  d'épaisseur  et  qui 
ont  soutenu  pourtant  deux  sièges  opiniâtres.  Ils  ont  quatre  à  cinq  toises  de 
haut,  et  sont  traversés  au  dedans  de  leur  enceinte  par  deux  galeries  cou- 
vertes. C'était  là  que  la  troupe  des  religieux  se  rassemblait  au  temps  des 
Polonais  pour  lancer  sur  ses  adversaires  les  dards  acérés  et  les  balles  ardentes; 
c'est  là  que,  dans  les  jours  pacifiques,  les  moines  vont  se  promener  dans 
rintervaUfi  des  offices.  Au-dessus  de  cette  barrière  illustrée  par  deux  vie- 


LA  «nssau  •Il 

toires,  on  voit  briller  les  dômes  argeatés ,  les  coupoles  élancées  du  couvent. 
Là  chaque  jour  de  Tannée  est  un  jour  solennel;  la  lîéte  d'un  martyr  ou  d'un 
apdtre,  d'une  vierge  ou  d'un  cénobite,  qui  se  passa  ailleuis  sans  faste  et  sasts 
bruit ,  se  célèbre  à  Trortza  par  maim  carillon  joyeux  et  mainte  oérémonio 
pompeuse.  Le  calendrier  des  autres  églises  n'a  qu'un  petit  nombre  de  jours 
vraiment  méiuora^s;  celui  de  Troïtea  est,  du  1*'  janvier  au  81  décembre, 
écrit  en  lettres  d'or* 

Au  premier  appel  des  cloches ,  nous  vîmes  des  miUli^rs  d'hommes,  de 
lemmes  et  d'enfans  sortir  de  toutes  ks  maisons  de  la  ville,  de  toutes  les 
boutiques  de  la  place ,  et  se  diriger  vers  la  porte  du  couvent.  Nous  noos 
joignîmes  à  cette  multitude,  et  pour  la  premièane  fois  je  mesurai  du  regasd, 
non  sans  surprise,  Timmense  espace  renfermé  enU:«e  les  remparts  du  mo- 
nastère. Il  y  a  là  neuf  églises  et  une  chapelle,  trois  corps  de  k^is,  un  pabds 
oeeupé  par  l'académie  de  théologie,  et  un  autre  édifice  habité  c«  partie  par 
racehimandrite.  Toutes  les  églises  étaient  ouvortes,  tou&  ks  antds  éelaiiés 
par  des  lampes  d'argent  et  des  cierges,  et  les  reliques  exposées  à  la  vénéia<> 
tion  des  fidëes.  Dans  la  cathédrale,  l'archevêque  kti-méue  officiait,  l'encens 
filmait ,  les  moines  chantaient;  ks  parois  d'or  et  d'ar§|ent  de  l'iconostase, 
ks  couronnes  de  diamans  des  images  de  saints,  étinceiakut  à  k  lueur  do 
Mit  bougies.  L'archevêque,  la  mitre  exi  tête,  s'avança  enire  deux  prêtres 
revêtus  comme  lui  de  chappes  éblouissantes,  et  traversa  k  nef  portant  à 
chaque  main  un  candélabre  d'or  qu'il  tournait  de  coté  et  d'autre  pour  bénir 
k  peuple.  Les  moines  étaient  rangés  sur  des  stalles  à  droite  et  à  gauche 
du  sanctuaire,  et  chantaient  en  chœur  le  Kprie  eiaiaoat.  Il  me  sembk  que 
pour  des  hommes  qui  ont  fait  voeu  d'ahstinsoce  et  qui  chaque  jour  répè^ 
tent  les  prières  les  plus  humbles,  ils  avaient  k  figure  bien  riante  et  k  regard 
bien  animé.  Tous  portent  une  longue  barbe  arrangée  avec  soin;  leur  cheve* 
lure,  partagée  sur  le  front  en  deux  bandeaux,  tombe  en  grosses  boudes  sur 
les  épaules;  on  dirait  qu'elle  sort  des  mains  du  OMffeur.  Une  longue  robe 
noire  leur  descend  jusque  sur  les  takns;  quelqu«s-«ns  k  font  faire  en 
étoffe  de  kine,  d'autres  en  velours.  Avec  ce  vêlemeat  féminin ,  oes  chevoix 
si  artistement  bouclés,  beaucoup  de  petits  novices  qui  n'ont  point  encore  de 
barbe  au  menton  ressemblent  parfaitement  à  de  jeunes  iUles.  Ceux  qui  ont 
k  physionomie  plus  màk  ne  seoit  guère  plus  imposans.  Tous  ces  mokies 
paraissaient  en  général  fort  peu  édifiés  eux-mêmes  de  k  cérémonie  religieuse 

àaquelk  ik  prenaient  part,  et  îkebantaieut  avecdktraetion,  comme  éee 
gens  qui  accomplissent  une  tâche  joursaiière  plutôt  qu'un  acte  de  piété. 
Un  seul  (mais  celui-là  n'est  plus  moine,  c'est  kur  chef  actuel, leur  archi- 
mandrite) se  distinguait  entce  tous  par  son  attitude  séheuse,  par  la  majesté 
de  sa  démarclie ,  le  recueÀlkmeut  de  sa  physionomk.  Il  était  jeune  encore 
et  d'un/e  beauté  tout  orientale  :  une  barbe  noire  ceasme  de  l'ébm ,  des.  yeux 
noirs,  un  étonnant  mélange  de  fierté  et  de  douceur  dans  tous  les  tnûls, 
une  expression  d'audace  vaincue  dâiis  le  regard  et  de  résignation  ririksur 
les  kvres  :  Faust  converti  ou  Manfred  itfenftent.  Oa  dit  que  son  eoÉmee 


tS8  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

s'est  passée  dans  un  palais ,  qu'il  a  trouvé  près  de  lui ,  tout  jeune,  an  milieu 
du  monde,  les  rêves  trompeurs  qui  devaient  le  séduire  et  le  péril  qu'il  n'était 
pas  assez  fort  pour  affronter.  On  dit  que  son  cœur  a  fait  un  doux  et  triste 
roman.  A  Dieu  ne  plaise  que  j'arrache  d'une  main  profane  le  voile  mysté- 
rieux qui  recouvre  à  présent  cette  vie  agitée.  Le  noble  prêtre  a  cherché  dans 
les  murs  du  couvent  un  refuge  à  ses  angoisses,  et  dans  l'exercice  des  devoirs 
religieux  une  consolation  à  ses  regrets.  Puisse  la  paix  du  ciel  descendre 
comme  un  baume  salutaire  dans  tous  les  replis  de  son  ame!  Rien  qu'à  le 
voir,  on  éprouve  ce  sentiment  de  sympathie  qu'inspire  une  douleur  digne- 
ment supportée,  et  quiconque  a  causé  avec  lui  a  été  pénétré  des  grâces  de 
8<m  esprit  et  de  l'onction  de  sa  parole. 

Tandis  que  je  le  regardais  avec  une  curiosité  pleine  de  respect,  les  moines 
continuaient  leur  chant  monotone,  auquel  se  mêlaient  de  temps  à  autre  les 
voix  d'un  chœur  d'enfans  qui  produisaient  un  effet  charmant.  L'archevêque 
redescendit  le  long  de  la  nef  sur  un  tapis  de  pourpre,  puis  remonta  à  l'autel. 
La  foule  s'écarta  à  son  approche,  se  resserra  dès  qu'il  se  fut  éloigné,  se 
pressa  et  s'étendit  jusque  dans  le  chœur,  faisant  des  signes  de  croix,  murmu- 
rant à  voix  basse  d'inintelligibles  prières,  se  jetant  la  face  contre  terre.  Selon 
la  loi  de  FÉvangile,  tous  les  rangs  ici  sont  confondus.  Le  grand  seigneur  avec 
ses  plaques  en  diamans  est  debout  au  milieu  des  paysannes ,  la  femme  du 
monde  se  voit  entourée  de  moujiks.  Il  n'y  a  de  sièges  réservés  que  pour  le 
prélat  et  les  prêtres.  Ce  mélange  produit  un  désordre  qu'on  ne  remarque  pas 
dans  nos  églises  catholiques;  c'est  à  qui  s'approchera  le  plus  près  de  l'autel  et 
des  reliques,  et  le  plus  fort  ou  le  plus  hardi  est  le  plus  heureux.  Le  bras 
robuste  de  l'ouvrier  écarte  les  petites  mains  délicates  qui  essaient  de  lui 
fermer  le  passage;  le  pauvre  en  haillons  franchit  intrépidement  tous  les  ob- 
stacles pour  jouir  des  magnificences  de  l'église.  On  se  heurte,  on  se  coudoie, 
on  se  précipite  vers  l'autel  avec  une  ardeur  sauvage.  C'est  une  effervescence 
de  piété  déréglée,  un  tumulte  qui  ressemble  à  celui  d'un  spectacle  populaire. 

La  messe  terminée,  une  partie  de  cette  assemblée  orageuse  se  retira, 
comme  fatiguée  de  la  lutte;  mais  des  centaines  de  gens  étaient  encore  là,  qui 
attendaient  l'archevêque  au  sortir  du  sanctuaire  pour  lui  baiser  les  mains  et 
se  prosterner  devant  lui.  Pour  moi,  je  m'éloignai  en  silence,  comparant  cet 
office  de  la  religion  grecque  à  ceux  de  notre  religion,  à  ces  messes  d'une 
pauvre  église  de  village,  célébrées  avec  tant  de  simplicité  et  de  recueillement 
devant  une  communauté  qui  suit  en  silence  les  mouvemens  du  prêtre,  qui  se 
lève  à  l'Évangile  comme  pour  attester  hautement  les  règles  de  sa  foi,. et  tombe 
à  genoux,  la  tête  penchée  vers  la  terre,  les  mains  jointes  sur  la  poitrine,  au 
son  de  la  clochette  qu'une  main  d'enfant  agite  sur  les  marches  de  l'autel. 

L'heure  du  dîner  venait  de  sonner.  ISous  entrâmes  dans  le  réfectoire,  où 
tous  les  moines  étaient  assis  sur  deux  lignes  parallèles.  On  leur  servit  une 
soupe  de  gruau,  du  poisson,  des  légumes  et  des  cruchons  de  quass.  Il  me 
parut  que  c'était  un  repas  assez  comfortable;  seulement  les  convives  étaient 
d'une  saleté  repoussante.  Dans  une  chambre  voisine,  on  servait  un  dîner  à 


LA  RUSSIE.  639 

peu  près  semblable  à  une  douzaine  de  religieuses  qui  étaient  venues  là  en 
pèlerinage,  et ,  sous  une  longue  voûte  sombre  et  humide ,  plusieurs  pauvres 
se  partageaient  les  chaudières  de  soupe  et  les  morceaux  de  pain  noir  que  la 
charité  du  couvent  leur  distribue  chaque  jour. 

La  demeure  des  moines  est  spacieuse  et  élégante.  Le  mot  de  cellule  est 
trop  modeste  pour  en  donner  une  juste  idée.  Chacun  d'eux  a  pour  lui  seul 
une  chambre  à  coucher,  un  cabinet  qui  lui  sert  d'oratoire,  et  un  salon 
de  réception.  J'ai  trouvé  là  des  tapis  étendus  sur  le  parquet,  des  canapés,  des 
gravures  assez  mondaines,  et  des  livres;  mais  ces  liyres  ne  donnent  pas,  à 
vrai  dire,  une  haute  idée  de  Tinstruction  des  religieux.  Plusieurs  pauvres 
prêtres  d'Islande  ont  dans  leur  misérable  cabane  des  ouvrages  français,  alle- 
mands, danois.  Dans  le  salon  si  paré  et  si  coquet  des  moines  de  Troïtza,  je 
n'ai  vu  que  des  ouvrages  russes,  des  recueils  de  sermons,  des  traités  de  théo- 
logie, et  quelques  dissertations  d'histoire. 

Troïtza  est  pourtant  le  siège  d'une  de  ces  académies  ecclésiastiques  qui 
remplacent  en  Russie  nos  séminaires.  Elle  fut  fondée  à  Moscou  en  1673,  sous 
le  règne  du  tsar  Théodore,  frère  aîné  de  Pierre-le-Grand.  Ce  n'était  d'abord 
qu'une  simple  école  destinée  à  raviver  les  études  du  clergé,  qui,  par  suite  des 
troubles  politiques,  étaient  tombées  dans  un  déplorable  état  de  décadence.  Dix 
ans  après,  cette  école  fut  agrandie  et  honorée  du  titre  d'académie.  Ses  élèves 
furent  investis  de  plusieurs  privilèges  notables;  ils  ne  reconnaissaient  d'autre 
juridiction  que  celle  de  leurs  maîtres,  et  pendant  tout  le  temps  de  leurs  études 
ils  ne  pouvaient  être  arrêtés  que  sur  l'accusation  d'un  crime  capital.  Les  pro- 
fesseurs venaient  pour  la  plupart  de  la  Grèce;  quelques-uns  d'entre  eux, 
choisis  par  le  patriarche  de  Constantinople,  étaient  des  hommes  d'une  vraie 
distinction,  et  rendirent  d'importans  services  au  pays  où  ils  étaient  appelés. 
Les  leçons  se  faisaient  en  grec  et  en  latin. 

En  1814,  toutes  les  écoles  du  clergé  ayant  subi  une  nouvelle  réforme,  celle 
de  Moscou  fut  transportée  à  Troïtza.  On  y  compte  à  présent  quinze  profes- 
seurs et  cent  trente  élèves.  Cette  académie  ecclésiastique  possède  une  biblio- 
thèque de  dix-huit  mille  volumes  environ,  parmi  lesquels  on  remarque  une 
collection  de  Bibles  dans  toutes  les  langues  connues,  et  un  Pentateuque 
hébreu  écrit  sur  parchemin  en  1142.  La  durée  des  études  à  l'académie  est 
de  quatre  années.  Les  deux  premières  sont  consacrées  à  l'enseignement  de 
la  philosophie,  de  ses  divers  systèmes  et  de  son  histoire,  de  la  littérature 
moderne  et  ancienne,  nationale  et  étrangère,  de  l'histoire  des  autres  peuples 
et  de  celle  de  Russie.  Les  élèves  doivent  en  outre  suivre  le  cours  de  sta- 
tistique, de  géographie  ancienne  et  moderne,  de  mathématiques,  de  sciences 
naturelles,  de  langues  grecque,  française,  allemande.  Pendant  les  deux 
autres  années,  ils  étudient  la  théologie  dogmatique,  le  droit  canon,  la  po- 
lémique, l'exégèse,  l'archéologie  biblique  et  ecclésiastique,  et  l'hébreu.  Ce 
programme  d'études  est  assez  large,  malheureusement  il  est  restreint  dans 
l'exécution  par  toutes  les  réserves  politiques,  historiques,  religieuses ,  qui 
entravent  l'éducation  en  Russie,  et  surtout  l'éducation  du  clergé.  L'aca- 


REVUE  Vn  MCX  MONDES. 

demie  M  d'aificwn  placée  en  dehors  des  attributions  du  minlsfère  èè  Hn» 
•traetion  piibUqoe.  Elle  est  régie  par  une  conférence  ecdésiasiiqiie  soumise 
à  rmtpeetioB  immédiate  du  mé€rop<^tain  de  Moscou.  Elle  a  som  sa  dépen- 
dance [quarante-une  écoles  de  paroisse,  quarante-une  écoles  de  d{striet,et 
neuf  séminaires  secondaires.  Ceci  m'amène  à  parler  de  TorganiSBtfon  du 
dergé  riMse.  Il  est  divisé  comme  on  sait  en  deux  classes,  désignées  sous  les 
noms  de  clergé  noir  et  de  clergé  blanc. 

Le  dergé  noir  est  celui  qui  se  consacre  aux  pratiques  de  la  vie  religieuse 
dans  Tenceinte  des  couvens.  Tous  les  moines,  à  quelque  ordre  spécial  quHs, 
appartiennent,  portent  une  robe  noire  appelée  talar,  un  grand  chapeau  noir, 
rond ,  sans  ailes ,  recouvert  d'un  voile  noir  pareil  à  celui  d'une  femme.  La 
^upart  entrent  dès  leur  jeunesse  dans  le  cloître,  y  reçoivent  leur  éducatioii, 
et  montent  de  grade  en  grade.  Les  moines  seuls  peuvent  arriver  aux  phn 
hautes  dignités  ecclésiastiques.  Ils  justifient  ce  privilège  par  des  études  0IIS 
larges  et  plus  fortes  que  celles  du  clergé  blanc,  par  une  existence  plus  austobe, 
et  vouée  à  un  célibat  perpétuel. 

Les  membres  du  clergé  nommé  par  opposition  clergé  blanc  portent  nde 
longue  robe  bnme  boutonnée  du  haut  en  bas,  recouverte  d'un  talar  de  la 
même  couleur,  a  larges  plis  et  à  larges  manches.  Ils  laissent,  comme  les 
moines,  tomber  leur  barbe  sur  leur  poitrine,  et  flotter  leurs  cheveux  sur 
leurs  épaules.  Leur  tête  est  couverte  d'un  grand  bonnet  en  velours  ordind- 
rement  brun,  quelquefois  rouge,  et  orné  d'une  bande  de  fourrure.  Lorsque 
officient,  ils  se  revêtent,  ainsi  que  les  moines,  d'un  costume  beaucoup  phâ 
éclatant.  Les  richesses  de  nos  églises  catholiques  ne  sont  rien,  comparées  i 
odies  des  églises  grecques.  J'ai  déjà  parlé  de  ces  couronnes  de  diafnans,  de 
MS  bouquets  d'émeraudes  et  de  rubis  qui  ornent  les  images  des  saints,  éè 
ces  lames  d'or  et  d'argent  qui  recouvrent  l'iconostase.  Chaque  cloître,  chaque 
grande  église  renferme  un  trésor,  que  la  foule  ne  voit  qu'en  partie  aux  * 
principales  fêtes,  mais  que  Ton  déroule  avec  empressement  les  autres  joins 
aux  regards  des  curieux.  Ce  sont  les  chasubles,  les  cliapes,  les  étotes  dei 
prêtres,  les  mitres  des  hauts  dignitaires,  tissues  d^or  et  d'argent,  parsemées 
de  perles  et  de  pierres  précieuses.  Une  grande  salle  du  couvent  de  Troîtza  est 
du  haut  en  bas  remplie  de  ces  vêtemens  splendides ,  dons  des  prince»  et  des 
empereurs,  conservés  depuis  des  siècles  avec  un  singulier  mélange  d'orgueil 
et  de  piété.  Le  moine  qui  nous  conduisait  d'armoire  en  armoire  nous  regaa^ 
dait  de  temps  à  autre ,  comme  pour  jouir  de  notre  surprise  et  de  notre  adiqf- 
ration.  On  e<lt  dit  une  jeune  femme  étalant  avec  une  joie  naïve  sa  parure  de 
fiancée  et  ses  robes  de  bal.  La  robe  en  laine  grossière  de  saint  Serge,  plaoée 
au  milieu  de  ras  richesses  orientales  comme  un  monument  de  l'antique  bxh 
milité  des  cénobites  russes,  Mt  un  étrange  contraste  avec  les  tissvs  d'or  et 
de  perles  qui  Feaieuvent.  Plusieurs  hommes  du  peuple  qui  s'étaient  ffiMà 
à  notre  suite  dans  la  chambre  du  trésor  posèrent  avec  respect  leurs  lèvrel 
sur  cette  robe.  Aucun  d'eux  ne  s'avisa  de  rendre  le  même  hommage  à  la  eha* 
subie  ébtottkMaflte  ê&ê  archevêques  et  des  métropolitains. 


LA  RUSSIE.  631 

Les  prêtres  du  clergé  blanc  sortent  en  grande  partie  des  petits  séminaires, 
où  ils  ne  reçoivent  qu'une  instruction  très  incomplète.  Ils  sont  placés  dans  les 
paroisses  de  campagne  ou  dans  les  domaines  seigneuriaux,  et  portent  le  titre 
de  popes.  Quelques-uns,  ayant  étudié  dans  les  académies  ecclésiastiques,  ob- 
tiennent par  là  le  droit  d'entrer  dans  un  presbytère  plus  important,  et  d'ar- 
river au  rang  des  protopopes,  qui  remplacent  à  peu  près  nos  curés  de  canton. 
Dès  leur  entrée  en  fonctions,  tous  doivent  être  mariés;  s'ils  deviennent  veu£s, 
ils  ne  peuvent  se  remarier  de  nouveau ,  et  sont  forcés  d'abandonner  leurs 
cures  pour  se  retirer  dans  un  couvent.  Aussi  n'y  a-t-il  pas  de  femme  plus 
cboyée  que  la  femme  d'un  pope  russe,  et  pas  un  sort  n  est  plus  enviable  que 
le  sien  dans  les  conditions  obscures  de  la  vie.  Elle  peut  être  tant  qu'elle  vou- 
dra nerveuse  et  capricieuse  :  son  mari,  si  rude  qu'il  soit,  se  gardera  bien  de 
contrarier  ses  fantaisies.  Au  moindre  danger  qui  la  menace,  il  a  peur  de 
perdre  avec  elle  ses  joies  paternelles,  son  toit,  sa  liberté.  La  pauvre  femme» 
de  son  côté ,  a  grand  intérêt  à  ménager  les  jours  de  son  mari ,  car,  s^  vient 
à  mourir,  elle  est  forcée  de  quitter  l'bumble  domaine  qui  entoure  le  presbytère, 
et  se  trouve  seule  dans  le  monde ,  sans  ressource  aucune  et  sans  autre  espoir 
que  celui  de  rencontrer  par  basard  quelque  jeune  prêtre  qui,  au  sortir  du 
séminaire,  daigne  l'épouser. 

Pour  se  consoler  de  leur  retraite  et  de  leur  célibat,  les  popes  qui  entrent 
au  couvent  après  leur  veuvage  ont  une  perspective  qui  leur  était  rigoureu- 
sement fermée  tant  qu'ils  vivaient  dans  les  liens  du  mariage.  Ils  peuvent  alors 
aspirer  aux  titres  suprêmes  de  la  hiérarchie  ecclésiastique;  mais  il  est.  rare 
qu'ils  s'abandonnent  à  cette  pensée  ambitieuse,  et  bien  plus  rare  encore  qu'ils 
la  réalisent.  Leur  savoir  est  trop  borné,  leurs  habitudes  sont  trop  rustiques, 
pour  qu'ils  puissent  décemment  remplir  quelques  fonctions  élevées.  Le  pro- 
grès qui  se  manifeste  de  toutes  parts  en  Russie  n'a  pas  encore  pénétré  dans 
les  rangs  du  bas  clergé,  ou,  s'il  commence  à  y  pénétrer  à  présent,  on  n'en 
distingue  pas  encore  les  résultats.  Tels  les  popes  étaient  il  y  a  deux  siècles, 
tels  ils  sont  pour  la  plupart  aujourd'hui,  incultes  et  sans  élan,  conservant  des 
mœurs  grossières  ou  souillés  de  vices  impardonnables.  Les  Russes  repro- 
chent à  notre  clergé  de  s'immiscer  dans  l'examen  des  questions  politiques, 
dans  les  actes  du  gouvernement,  et  ils  ne  remarquent  pas  que,  si  nos  prêtres 
sont  parfois  un  peu  trop  ambitieux,  les  leurs  tombent  de  plus  en  plus  dans 
une  nullité  désespérante;  que  les  nôtres  sont  les  premiers  maîtres  de  l'enfance, 
les  premiers  instituteurs  du  peuple,  et  que  les  leurs  n'exercent  pas  la  moindre 
influence  sur  les  communautés  confiées  à  leur  direction;  que  notre  clergé 
enfin  est  souvent  à  la  hauteur  des  idées  les  plus  avancées  de  l'époque,  et  que 
le  leur  est  en  arrière  de  toutes  les  classes  civilisées  de  la  Russie.  Non  certes, 
il  n'y  a  pas  de  danger  que  les  pauvres  popes  s'avisent  jamais  de  commenter 
les  articles  d'un  ukase  impérial  et  d*ea  entraver  l'exécution;  mais  leur  sou- 
mission absolue  aux  lois  du  pouvoir  temporel  n'est  point  le  résultat  d'une 
humilité  éclairée  :  c'est  le  fait  d'une  ignorance  passive,  impuissante  et  rési- 
gnée. Dans  beaucoup  de  presbytères»  les  Jfoj^  ut  i»  disû^gttfiit  de  leurs 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paroissiens  les  plus  grossiers  que  par  leur  robe  et  leur  coiffure.  Le  paysan  les 
respecte  quand  il  les  voit  à  Téglise;  hors  de  là,  il  les  traite  avec  une  insul- 
tante familiarité.  Il  y  a  parmi  le  peuple  russe  des  sarcasmes  particuliers,  des 
proverbes  injurieux  qui  ne  tombent  que  sur  les  popes,  des  superstitions  qui 
les  offensent  et  qui  se  perpétuent  de  siècle  en  siècle.  Qu*un  Russe  prêt  à  en- 
treprendre un  voyage  rencontre  sur  sa  route  un  pope ,  il  regarde  cette  appa- 
rition comme  de  mauvais  augure  et  crache  à  terre  pour  détruire  l'influence 
sinistre  qui  le  menace.  Qu'on  invite  à  s*asseoir  à  table  un  Russe  qui  a  déjà 
dîné  :  Croyez-vous,  dit-il,  que  je  sois  un  pope,  pour  dtner  deux  fois? 

L'éducation  religieuse  que  les  popes  donnent  aux  enfans  n'exige  pas  de  leur 
part  de  grandes  connaissances.  Ils  remplacent  le  raisonnement  par  la  prière, 
l'instruction  par  les  pratiques  traditionnelles.  A  peine  un  enfant  est-il  né, 
qu'au  risque  de  le  faire  mourir  on  le  plonge  trois  fois  dans  l'eau  du  baptême 
au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit;  à  peine  a-t-il  l'usage  de  la  pa- 
role, qu'on  l'oblige  à  se  confesser  et  qu'on  l'admet  à  la  communion.  Quel- 
quefois même,  quand  il  tombe  malade,  on  lui  donne  la  communion  comme 
un  remède  temporel.  Les  pauvres  popes  ne  peuvent  pas  enseigner  ce  qu'ils  ne 
savent  point.  Dans  les  séminaires ,  ils  ont  appris  machinalement  par  cœur 
quelques  résumés  d'histoire  et  de  géographie  en  latin  et  en  russe  sans  y 
recueillir  aucune  idée.  Ils  s'en  tiennent  à  la  lettre  même  des  leçons  qu'on  leur 
donne  et  ne  poussent  pas  plus  loin  leurs  investigations;  les  dogmes  de  l'église 
leur  sont  expliqués  avec  une  précision  minutieuse ,  systématique ,  et  quand 
ils  subissent  un  examen,  ils  n'ont  qu'à  répéter  mot  pour  mot  les  réponses 
qu'ils  ont  dû  graver  dans  leur  mémoire;  il  ne  leur  est  pas  permis  de  s'écarter  de 
la  ligne  rigoureuse  qui  leur  est  tracée,  de  se  laisser  aller  à  une  fantaisie  de  sym- 
bole ou  de  dissertation.  Un  jeune  écrivain  allemand  (1)  qui  a  passé  plusieurs 
années  en  Russie  cite  un  curieux  exemple  d'un  de  ces  examens.  Les  jeunes 
séminaristes  sont  réunis  autour  d'une  urne  qui  renferme  diverses  questions 
écrites  en  latin;  l'un  d'eux  pi'end  celle-ci  :  Quid  est  angélus? 

Lb  Pbétbe.  —  Bien;  dites-moi,  je  vous  prie,  qu'est-ce  qu'un  ange? 

L'ÉLÈVE.  —  C'est  un  esprit  saint  qui  sert  Dieu  dans  le  ciel. 

Le  Prêtre.  —  C'est  juste.  Combien  y  a-t-il  d'anges  au  ciel  ? 

L'ÉLÈVE.  —  Il  y  en  a  une  quantité  qu'il  serait  difficile  d'énumérer. 

Le  Prêtre.  —  Pardon;  on  peut  très  bien  l'énumérer.  Qui  d'entre  vous 
peut  me  dire  combien  il  y  a  d'anges  au  ciel? 

Un  autre  élève.  —  On  en  compte  douze  légions. 

Le  prêtre.  —  Et  combien  dans  chaque  légion  ? 

L'ÉLÈVE.  —  Au  temps  où  la  Bible  fut  écrite,  chaque  légion  se  composait 
de  quatre  mille  cinq  cents  anges. 

Le  prêtre.  —  Prenez  la  craie  et  faites-nous  sur  le  tableau  cette  multipli- 
cation. 

(t)  Kobl,  BHieniminrnrenwnRusikmdund  Polen. 


LA  RUSSIB.  633 

Uélève  multiplie  quatre  mille  cîaq  cents  par  douze  et  montre  un  total  de 
cinquante-quatre  mille. 

Le  pbétbe.  —  Bien.  De  quel  sexe  sont  les  anges? 

L'ÉLÈVE.  —  Il  serait  difGcile  de  le  dire  au  juste. 

Le  PBETBE.  —  Cest  vrai  ;  mais  quelle  est  leur  forme  extérieure.^  Ressemble- 
telle  à  celle  du  sexe  masculin  ou  féminin ,  ou,  pour  m'expliquer  plus  claire- 
ment, quels  vétemens  portent-ils  quand  ils  se  montrent  aux  hommes? 

L'ÉLEVÉ.  —  Des  vétemens  qui  tiennent  le  milieu  entre  ceux  de  Tun  et 
l'autre  sexe,  une  sorte  de  robe  flottante. 

Le  pbétbe.  —  Très  bien. 

Les  popes  sont  pauvres,  et  cette  pauvreté  est  une  des  causes  radicales  du 
peu  de  respect  que  les  paysans  leur  témoignent,  et  bien  souvent  des  vices 
qu'on  leur  reproche.  Ils  cultivent  eux-mêmes,  pour  en  tirer  tout  le  produit 
possible,  l'enclos  et  les  champs  joints  à  leur  presbytère.  Us  vivent,  comme  le 
paysan,  d'une  vie  de  labeur,  et,  quand  ils  en  trouvent  l'occasion,  oublient, 
comme  le  paysan,  avec  la  cruche  de  quass  et  le  flacon  d'eau-de-vie,  le  poids 
de  leur  misère.  Tout  en  condamnant  leur  ignorance,  leurs  habitudes  gros- 
sières, on  ne  peut  en  vérité  s'empêcher  de  regarder  avec  un  sentiment  de 
sympathie  et  de  pitié  ces  pauvres  prêtres  sans  force  et  sans  pouvoir,  humbles 
d'ailleurs ,  patiens,  et  pleins  de  tolérance.  Le  simple  serf  les  traite  souvent  à 
peu  près  comme  ses  égaux ,  le  gentilhomme  affecte  à  leur  égard  une  supé- 
riorité dédaigneuse ,  la  loi  civile  ne  leur  reconnaît  aucun  privilège.  Ils  peu- 
vent être,  comme  tous  les  sujets  de  l'empire  russe,  envoyés  en  Sibérie,  dé- 
pouillés de  leur  caractère  sacerdotal,  et  condamnés  à  servir  dans  l'armée 
parmi  les  simples  soldats. 

Le  clergé  noir,  qui  a  fait  son  éducation  dans  les  couvens,  est  en  général 
instruit,  éclairé,  et,  sous  tous  les  rapports,  beaucoup  plus  respectable  et  plus 
respecté  que  celui  des  campagnes,  quoique  la  chronique  scandaleuse  mêle 
parfois  des  cloîtres  d'hommes  et  de  femmes  à  de  singulières  histoires.  Cest 
œ  clergé  qui  enseigne,  qui  écrit ,  et  occupe  exclusivement  les  grandes  dignités 
ecclésiastiques.  La  plus  élevée  était  autrefois  celle  de  patriarche.  Au  xvi""  siè- 
cle, les  patriarches  marchaient  presque  de  pair  avec  les  tsars  et  pouvaient 
entraver  leur  pouvoir.  L'empereur  de  Russie  n'a  plus  à  craindre  une  telle 
rivalité;  il  est  lui-même  le  chef  souverain,  le  patriarche  de  son  église.  Il  la 
dirige  et  la  gouverne  comme  bon  lui  semble.  Toutes  les  affaires  ecclésiastiques 
doivent  être,  il  est  vrai,  traitées  par  une  sorte  de  sénat  spécial  composé  de 
plusieurs  prélats,  et  qui  porte  le  titre  de  saint-synode.  Le  président  actuel  du 
saint-synode  est  un  colonel  de  cavalerie  aide-de-camp  de  l'empereur  :  je  laisse 
à  penser  ce  qu'il  reste  de  liberté  au  vénérable  sénat  sous  ce  régime  militaire. 

Le  plus  haut  titre  qui  existe  à  présent  en  Russie  est  celui  de  métropoli- 
tain. Il  y  a  un  métropolitain  à  Moscou,  un  autre  à  Kleff,  un  troisième  à  Pé- 
tersbourg.  Les  deux  premiers  ont  les  sièges  les  plus  anciens;  le  troisième 
occupe ,  par  sa  résidence  dans  la  capitale,  le  plus  important.  Viennent  en- 


63i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suite  les  archevêques  et  évéques  de  première ,  seconde  et  troisième  dasse. 
Au-dessous  des  évéques  sont  les  archimandrites,  ou  ahbés  des  couvens;  après 
eux  la  hiérarchie  ecclésiastique  compte  encore  les  protopopes,  les  popes,  les 
archidiacres,  les  diacres  et  les  sacristains. 

Tous  les  grands  dignitaires  qui  offlcient  dans  les  églises  avec  des  vétemens 
d'or  et  d'argent,  des  mitres  chargées  de  perles  et  de  pierreries,  et  auxquels 
on  prodigue  dans  la  conversation ,  dans  les  lettres  qu'on  leur  adresse,  les 
titres  de  saint  et  de  très  saint,  ne  reçoivent  qu'un  traitement  très  modique. 
Celui  des  métropolitains  ne  s'élève  pas  à  plus  de  4,000  francs  par  an,  celui 
des  archevêques  ne  dépasse  pas  3,000.  On  leur  assigne,  il  est  vrai,  encore  une 
part  dans  les  rentes  de  certains  couvens,  on  leur  donne  une  maison  en  ville, 
une  maison  à  la  campagne,  et  ils  perçoivent,  comme  les  simples  prêtres,  un 
droit  de  casuel  pour  les  mariages,  baptêmes,  enterremens  auxquels  ils  assifr* 
tent;  mais  tout  compté,  bon  an  mal  an ,  le  revenu  du  métropolitain  ne  peut 
guère  être  évalué  qu'à  30,000  francs,  et  celui  de  l'évêque  à  10,000. 

Plusieurs  hommes  ont  illustré  ce  clergé  par  leur  savoir  et  leurs  travaux. 
D'une  de  ses  académies  sont  sortis  le  premier  poète  russe,  Lomonosoff,  et  le 
premier  orateur  de  l'église  russe,  Platon.  Malgré  le  haut  rang  qu'il  occupe  et 
la  considération  qui  l'entoure,  ce  clergé  me  semble,  comme  le  clergé  blanc, 
isolé  du  mouvement  général  de  la  nation,  et  comme  lui  arrêté  forcément 
dans  une  situation  passive  et  stationnaire.  Tant  qu'il  en  sera  là ,  il  pourra 
entretenir  le  goût  des  pratiques  extérieures  chez  les  fidèles  prosélytes  de  la 
religion  grecque,  inculquer  à  leur  esprit  la  croyance  aux  miracles  et  le  res- 
pect des  images  saintes;  mais  je  ne  pense  pas  qu'il  exerce  une  grande  in» 
fluence  sur  le  développement  moral  et  intellectuel  du  peuple. 

Les  églises  russes  sont  pour  la  plupart  bâties  sur  un  modèle  uniforme.  A 
l'extérieur,  elles  présentent  un  édifice  carré  sur  lequel  surgit  une  haute  cou- 
pole ronde,  massive,  appuyée  sur  un  rang  circulaire  de  colonnes,  surmontée 
d'une  croix  posée  sur  un  croissant,  symbole  sans  doute  du  triomphe  de  la 
religion  grecque,  de  l'asservissement  des  Mongols  et  des  hordes  tartares;  à 
chaque  angle,  une  coupole  plus  petite  s'élève',  peut-être  en  l'honneur  des  quatre 
évangélistes,  autour  de  la  grande,  qui  représente  l'image  suprême  du  Christ. 
Quelquefois  il  n'y  a  que  trois  coupoles  représentant  la  Trinité.  Les  unes  sont 
peintes  en  bleu  et  parsemées  d'étoiles  d'or  comme  la  voûte  du  ciel ,  d'autres 
argentées,  et  la  plupart  dorées.  De  loin ,  on  les  voit  s'élancer  au-dessus  des 
villes  et  des  villages,  scintiller  comme  une  flèche  ardente  au  milieu  d'une 
enceinte  de  remparts,  briller  eomme  une  auréole  à  l'horizon.  A  l'intérieur 
s'offire  une  nef  étroite,  obscure,  covpée  par  d'énormes  piliers  et  revêtue  du 
haut  en  bas  d'images  peintes  sur  un  fond  d'or,  de  figures  gigantesques  de 
saintSt  d'apôtres  qui  étendent  de  longs  bras  et  tournent  de  grands  yeux  som- 
bres vers  l'assemblée.  Point  de  sculptures,  le  dogme  grec  les  rejette,  mais 
une  quantité  de  tableaux  vieillis,  noircis,  où  l'on  ne  voit  que  les  mains  et  le 
visage;  la  resta  du  corps  est  recouvert  d'une  plaque  d'argent  ou  de  vermeil 
fui  imita  ks  plis>oniulayT4'4in  «êtament;  la  t^  est  entourée  d'un  cercle  d'or 


LA  ftcssm.  <3& 

OQimpact  ou  de  plusieurs  rayons  de  diamans;  le  cou  et  la  j^itrîne  sont  très 
souveat  parsemés  de  sapliirs,  de  rubis  et  d'émeraodes.  Devant  chacune  de 
œs  images  sont  suspendues  des  lampes  d'ai^nt  que  Ton  allume  aux  jours 
de  fête,  des  candélabres  où  des  fidties  font  brûler  des  cierges  pour  honorer 
le  saint  qu'ils  invoquent  ou  pour  donner  plus  d'efficacité  à  leur  prière.  Par- 
fois ceux  qui  accomplissent  cette  œuvre  pie  se  trouvent  à  une  grande  distance 
da  lien  vénéré  auquel  ils  consacrent  leur  hommage.  Quand  je  partis  de 
Pétersbourg  pour  Moscou,  un  Russe,  qui  venait  de  gagner  un  procès,  me  pria 
de  faire  brûler  pour  lui  un  cierge  devant  l'image  de  la  Vierge  qui  orne  la 
cathédrale  de  TAssomption.  Il  y  a  des  cierges  à  tout  prix,  pour  toutes  les 
fortunes  et  tous  les  degrés  de  piété  et  de  reconnaissance.  C'est  l'église  elle- 
même  qui  les  vend ,  c'est  le  sacristain  qui  en  recueille  les  restes  pour  les 
fondre  de  nouveau. 

Mais  toutes  les  richesses  qui  revêtent  les  murailles  ne  sont  rien  encore, 
comparées  à  celles  de  l'iconostase ,  hante  et  large  barrière  qui  s'étend  sur 
toute  la  longueur  de  la  nef  et  s'élève  parfois  jusqu'à  la  voûte.  C'est,  comme 
son  nom  l'indique,  une  galerie  d'images,  ornées  seulement  de  dorures  dans 
les  petites  églises,  couvertes,  dans  les  grandes  cathédrales,  de  tout  ce  que  la 
dévption  a  pu  imaginer  de  plus  splendide,  et  la  générosité  des  empereurs, 
de  plus  éblouissant.  Il  y  a  trois  portes  à  cette  barrière  :  celfes  de  droite  et  de 
gauche  s'ouvrent  facilement  aux  curieux;  celle  du  milieu,  qu'on  appelle  la  porte 
impériale,  est  presque  toujours  close:  l'empereur  et  les  prêtres  qui  officient  ont 
seuls  le  droit  de  la  franchir.  Derrière  cet  iconostase  est  le  sanctuaire.  A 
l'heure  de  la  messe,  le  prêtre  est  là  devant  l'autel  qui  dit  les  prières,  fait  les 
invocations,  mêle  dans  le  calice  le  pain  et  le  vin.  Pendant  ce  temps,  les  moines 
et  les  autres  prêtres  chantent  dans  le  chœur.  Leur  chant  n*est  pas  accom- 
pagné comme  le  nôtre  de  l'harmonie  solennelle  de  Torgue  et  ne  se  compose 
pas  d'autant  de  psaumes  et  de  versets.  C'est,  du  commencement  à  la  fin  de 
l'office,  la  répétition  presque  continue  de  deux  seuls  mots,  gospodi  pomilui 
(  Kyrie  eleison),  modulés  sur  tous  les  tons,  depuis  la  basse  la  plus  vibrante 
jusqu'au  fausset  le  plus  aigu;  puis  une  longue  prière  pour  l'empereur  et  l'im- 
pératrice, pour  leurs  fils  et  leurs  filles ,  leurs  gendres  et  leurs  parens. 

Au  moment  de  la  consécration,  la  porte  sacrée  de  l'iconostase  s'ouvre;  on 
aperçoit  le  prêtre  penché  sur  son  calice,  le  sanctuaire  resplendissant  d'or  et 
de  lumière.  Les  fidèles  se  jettent  la  face  contre  terre,  se  relèvent,  se  proster- 
Bent  de  nouveau  et  redoublent  leurs  signes  de  croix.  Us  n'apportent  point  de 
KTrés  de  prière  à  l'église  et  n'unissent  point  leur  vohc  au  chant  des  prêtres; 
ils  répètent  seulement  à  voix  basse  le  Kyrie  eleison  et  manifeste»!  leur  piété 
par  des  prosternations  et  des  signes  de  croix  continua.  La  mease  finie,  le 
ptétre  s'avance  au  bord  de  la  nef  et  bénit  l'assemblée  au  nom  de  la  Trimié 
et  de  la  Vierge,  de  saint  Jean,  de  saint  Joseph  et  de  sainte  Anne,  de  saint 
Antoine  et  de  saint  Nicolas  et  de  tous  les  saints  ermites. 

Il  n'y  a  pas  de  peuple  qui  reçoive  plus  de  bénédictions  aacerdotalea  que  le 


636  RBVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

peuple  russe.  Il  lui  en  faut  pour  lui  et  pour  ses  alliés,  pour  les  maisons  qu'il 
habite  et  la  terre  qu'il  cultive,  pour  ses  moissons  et  ses  bestiaux,  pour  tout 
ce  qu'il  fait  et  tout  ce  qu'il  veut  entreprendre.  Le  6  août  de  chaque  année,  les 
églises  sont  pleines  de  pommes  et  de  poires  que  les  prêtres  bénissent.  Jusque- 
là  aucun  vrai  croyant  n'aurait  osé  manger  un  fruit.  A  peine  la  cérémonie  re- 
ligieuse est-elle  terminée,  que  tout  le  monde  se  précipite  sur  les  corbeilles 
arrosées  par  la  main  du  prêtre.  Chacun  s'en  va  les  poches  et  les  mains  pleines, 
savourant,  dévorant  ces  fruits  consacrés.  Ce  n'est  pas  une  sensualité  gros- 
sière qui  anime  toute  cette  foule,  ce  n'est  pas  un  hommage  qu'elle  rend  à  la 
païenne  Pomone ,  c'est  un  sentiment  de  foi  et  de  piété  qui  la  domine.  T  e 
6  janvier,  on  bénit  les  fleuves  et  les  rivières.  Le  prêtre  s'avance  en  grande 
pompe  sur  le  rivage,  fait  faire  une  ouverture  dans  la  glace,  et  y  plonge  par 
trois  fois  une  croix  en  récitant  des  prières.  Aussitôt  les  femmes  accourent 
avec  des  vases,  des  seaux  pour  puiser  cette  onde  consacrée;  les  hommes  se  la 
disputent  et  la  boivent  à  longs  traits.  On  se  presse,  on  se  heurte,  on  s'arrache 
les  verres  et  les  bouteilles.  C'est  une  lutte  de  plusieurs  heures,  une  lutte  entre 
la  force  et  l'adresse,  l'audace  et  l'habileté.  Une  fontaine  de  vin  coulant  sur 
l'une  de  nos  places  publiques  un  jour  de  fête  nationale  ne  produirait  pas  plus 
de  rumeur. 

Cette  même  église,  qui  bénit  tant  de  choses,  a  aussi  ses  heures  de  malé- 
diction. Il  y  a  un  certain  jour  où,  dans  la  cathédrale  de  Pétersbourg,  au 
milieu  d'une  assemblée  nombreuse,  le  chantre  de  l'église  qui  a  la  voix  la  plus 
éclatante  prononce  tour  à  tour  les  noms  des  hérétiques  les  plus  célèbres,  les 
noms  des  hommes  qui  ont  jeté  le  trouble  et  le  désordre  dans  l'empire  russe  : 
le  nom  de  Boris  Godunow,  qui  usurpa  le  trône  des  tsars;  de  Mazeppa,  le 
fougueux  chef  des  Cosaques;  de  Pugatscheff,  qui  se  fît  passer  pour  Pierre  III, 
et  à  chaque  nom  il  jette  le  cri  d'anathème,  qui  résonne  sous  toutes  les  voûtes. 
L'église  est  ce  jour-là  resplendissante  de  lumières  et  inondée  d'encens  comme 
pour  une  grande  fête.  Le  métropolitain  est  à  Tautel ,  revêtu  de  ses  habits 
sacerdotaux;  un  chœur  d'enfans  répète  d'un  ton  plaintif  et  mélodieux  la  sen- 
tence d'anathème.  A  peine  cette  série  de  condamnations  est-elle  terminée, 
que  les  prêtres  recommencent  à  bénir  le  peuple  et  l'état ,  et  tous  les  princes 
de  la  maison  de  Romanow,  depuis  le  premier  tsar  de  leur  race  jusqu'à  l'em- 
pereur régnant ,  car  la  religion  grecque  est  une  religion  de  paix  et  de  man- 
suétude. Les  saints  qu'elle  vénère  le  plus  sont  surtout  ceux  qui  ont  vécu 
dans  une  humble  retraite,  construit  des  couvens,  pratiqué  les  pieuses  leçons 
de  la  charité  chrétienne.  Elle  a  dans  ses  cérémonies  des  invocations  spéciales 
pour  les  saints  ermites,  et  l'évangéliste  qu'elle  préfère ,  c'est  saint  Jean ,  le 
disciple  bien-aimé  de  Dieu  (1).  Je  ne  connais  qu'un  seul  grand  acte  de  persé- 
cution qu'on  puisse  réellement  attribuer  à  Téglise  gréco-russe,  c'est  celle  que 

(1)  Dans  les  livres  religieux  du  culte  grec,  l'Évangile  de  saint  Jean  est  toujours 
placé  en  tète  des  autres. 


LA  RUSSIE.  637 

l'archevêque  de  Novogorod  exerça  vers  la  fin  du  xv*  siècle  contre  la  secte 
juive  (I).  Les  autres  turent  l'œuvre  d'un  gouvernement  qui,  sous  une  appa- 
rence de  zèle  religieux,  cachait  une  intention  de  conquête  et  une  idée  de  sou- 
veraineté absolue.  L'église  même  a  mis  l'épée  dans  le  fourreau  et  s'est  vouée 
à  une  existence  passive  :  elle  écrit  peu  et  prêche  peu.  Du  commencement  à 
la  fin  de  l'année,  elle  répète  son  cri  de  miséricorde ,  son  Kyrie  eleison,  et 
n'enseigne  à  ses  prosélytes  que  des  pratiques  d'humilité.  Subjuguée  dès  les 
premiers  siècles  de  son  origine  par  le  despotisme  de  l'Orient,  et  privée  par  son 
schisme  du  puissant  appui  qu'elle  aurait  trouvé  dans  la  papauté,  elle  n'a  pu, 
comme  l'église  de  Rome,  se  mêler  aux  grandes  agitations  sociales  du  moyen- 
âge,  intervenir  dans  la  cause  des  peuples  et  des  roi^,  distribuer  des  empires 
et  briser  des  couronnes.  Les  tsars  moscovites  ont  assoupli  le  clergé  russe  à 
leur  volonté,  et  en  ont  fait  un  instrument  de  leur  ambition  ou -un  jouet  de 
leur  caprice.  Au  xvi"  siècle,  Ivan  IV,  surnommé  à  juste  titre  le  terrible, 
chassait  les  métropolitains  de  leur  siège,  jetait  en  prison  ceux  qui  avaient  le 
courage  de  condamner  ses  crimes,  pillait  les  églises,  enlevait  les  trésors  des 
couvens.  L'archevêque  Levnidas,  deNovogorod,  ayant  refusé  de  consacrer  le 
quatrième  mariage  d'Ivan,  le  farouche  grand-duc  le  fit  coudre  dans  une  peau 
d'ours  et  déchirer  tout  vivant  par  des  chiens.  Après  avoir  répudié  trois 
femmes,  assassiné  son  fils,  il  insultait  encore  à  la  religion,  en  envoyant, 
comme  une  suffisante  expiation  de  ses  scandales ,  une  aumône  aux  quatre 
patriarches  d'Orient. 

Sur  la  fin  de  son  règne ,  ce  prince  cruel  gouvernait  le  clergé  de  ses  états 
avec  un  pouvoir  absolu.  Il  avait  enlevé  aux  évéques  leurs  privilèges  de  juri- 
diction ,  il  assemblait  lui-même  les  conciles  et  décidait  en  dernier  ressort  de 
toutes  les  affaires  spirituelles.  Les  prélats  devaient  obéir  à  ses  ordres  comme 
s'ils  venaient  de  Dieu  même,  et,  par  un  ukase  du  12  avril  1552,  il  institua 
un  tribunal  de  laïques  pour  veiller  à  la  moralité  des  prêtres  (2).  L'ordonnance 
qu'il  rédigea  pour  ce  tribunal  est  un  des  documens  historiques  les  plus 
curieux  qui  existent.  Elle  se  compose  de  cent  articles,  et  offre  une  triste 
peinture  de  l'ignorance,  de  la  superstition  et  de  la  grossièreté  de  mœurs 
de  la  Russie  au  xvi'^  siècle  (3).  Qu'il  nous  soit  permis  d'en  citer  quelques 

(1)  Cette  secte  professait  un  dogme  mêlé  de  judaïsme  et  d'athéisme.  Elle  fit  de 
rapides  progrès,  et,  pour  la  détruire,  ou  eut  recours  aux  moyens  les  plus  barbares. 
L'archevêque  de  Novogorod  condamnait  les  hérétiques  à  d'affreux  supplices,  et 
quelquefois  les  faisait  jeter  sur  des  bûchers  ardens. 

(2)  J'emprunte  la  plupart  de  ces  détails  à  un  ouvrage  très  intéressant  qui  doit 
paraître  prochainement  en  français  et  en  allemand  :  De  V Eglise  ruthénienne  et  de 
$9$  rapports  avec  le  saint-siège,  pgr  M.  Aug.  Theiner.  Chez  Déhécourt. 

(3)  On  a  publié,  il  y  a  quelques  années,  à  Londres,  un  autre  document  qui  donne 
une  singulière  idée  de  l'ignorance  ou  de  la  fourberie  des  prêtres  russes.  C'est  un 
passeport  pour  Tautre  monde  délivré,  le  30  juillet  1541,  par  un  métropolitain  do 
Kieff,  et  adressé  directement  à  saint  Pierre.  Les  prêtres  accordaient  ces  recomman- 

TOMK  I.  41 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

passages.  Nous  choisissons  de  préférence  ceux  qui  se  rapportent  au  clergé^ 
afin  de  ne  pas  nous  écarter  de  notre  sujet.  L'article  4  est  ainsi  conçu: 
«  Ce  n*est  point  le  salut  de  son  ame  qu'on  va  chercher  dans  les  couvens,  mam 
bien  le  repos  et  les  jouissances  corporelles.  Les  archimandrites  traitent  dans 
leurs  cellules  des  convives  étrangers;  les  moines  ont  des  domestiques;  ils  ne 
rougissent  pas  de  faire  venir  des  femmes;  ils  vivent  dans  la  joie  et  les  plai* 
sirs ,  et  dissipent  les  biens  des  couvens.  Désormais  il  n'y  aura  qu'une  table 
dans  chaque  couvent,  les  moines  devront  congédier  leurs  jeunes  dômes* 
tiques ,  et  s'abstenir  de  rechercher  aucune  femme;  ils  ne  devront  avoir  ni  vin 
ni  hydromel,  et  ne  pourront  aller  courir  les  villes  et  les  bourgades  pour  pass^ 
le  temps.  ^ 

A  Farticle  1?,  il  est  dit  :  •«  Le  clergé  devra  veiller  particulièrement  à  ce  que 
certains  abus  honteux  et  dignes  du  paganisme  disparaissent  entièrement. 
Ainsi,  lorsqu'un  combat  judiciaire  doit  avoir  lieu,  on  voit  des  sorciers  pré* 
tendre  lire  dans  les  étoiles  à  qui  sera  la  victoire.  Ces  hommes  de  peu  de  foi  ont 
entre  Ves  mains  d'absurdes  livres  aristotéliques  et  astrologiques,  des  zodiar 
ques,  des  almanachs  et  autres  ouvrages  qui  ne  sont  remplis  que  d'une  science 
païenne.  Le  jour  de  la  Pentecôte,  ils  versent  des  pleurs,  poussent  des  cris,  se* 
répandent  dans  les  cours  des  églises,  hurlant  et  sanglotant,  frappant  de» 
mains  et  chantant  des  chansons  diaboliques.  Le  matin  du  jeudi  saint,  ils 
brûlent  de  la  paille  et  appellent  les  noms  des  morts;  les  prêtres  mettent  du 
sel  sur  l'autel,  et  cherchent  à  guérir  les  malades  avec  ce  sel.  De  faux  prophètes 
courent  de  village  en  village,  nus,  sans  chaussure  aux  pieds,  les  cheveux  épar»; 
ils  tremblent  de  tout  leur  corps,  se  roulent  par  terre,  et  racontent  des  apr 
paritions  de  saint  Anastase  et  autres.  Des  troupes  de  possédés,  qui  s'élèveel 
quelquefois  jusqu'à  cent  hommes ,  tombent  tout  à  coup  dans  un  villagey 
vivent  aux  frais  des  habitans,  s*enivrent,  et  finissent  par  dépouiller  les  voya- 
geurs. Les  enfans  des  boyards  fréquentent  en  foule  les  cabarets,  où  ils  perdent 
tous  leurs  biens  aux  jeux  de  hasard.  Les  hommes  et  les  femmes  vont  en- 
semble aux  bains ,  et  l'on  a  vu  des  moines  ne  pas  rougir  d'y  aller  avec  chas 
nonnes.  On  achète,  dans  les  marchés,  des  lièvres,. des  canards  et  des  coqs 

datioDs  pour  le  paradis  à  prix  d*argent  et  plus  ou  rooiDS  cher,  selon  le  rang  et  la  for- 
tune de  ceux  qui  désiraient  emporter  un  tel  sauf-conduit  dans  leur  cercueil.  Yuici 
la  forme  dans  laquelle  elles  étaient  ordinairement  conçues  :  «  Je  soussigné,  évêque 

ou  prêtre  de ,  reconnais  et  certifie  que  N ,  porteur  de  ce  billet,  a  toujours 

vécu  parmi  nous  en  vrai  chrétien,  faisant  profession  de  la  religion  grecque,  et,, 
quoiqu'il  ait  quelquefois  péché,  il  s*en  est  confessé  et  a  reçu  Tabsolulion,  la  commu- 
nion, et  la  rémission  de  ses  péchés.  Il  a  honore  Dieu  et  les  saints,  il  a  jeûne  et  prié 
aux  heures  et  saisons  ordonnées  par  Téglise,  il  s'est  fort  bien  gouverné  avec  moi, 
qui  suis  son  confesseur,  en  sorte  que  je  n'ai  point  fait  dlflicullé  de  Tabsoudre  de  ses 
péchés  et  n'ai  pas  sujet  de  me  plaindre  de  lui.  En  foi  de  quoi  lui  avons  expédié  le 
présent  certificat,  afin  que  saint  Pierre,  le  voyant,  lui  ouvre  la  porte  étemelle.  » 
(British  and  Ibreign  Revvew,  juillet  1889.) 


LA  RUSSIE.  639 

de  bruyère  étouffés;  on  mange  du  sang  et  des  boudins,  coiUrairement  aux 
lois  écuméniques;  on  suit  les  usages  des  Latins,  on  se  rase  la  barbe,  on  coupe 
ses  moustaches,  on  porte  des  vétemens  étrangers,  on  jure  parle  saint  nom  de 
Dieu;  enGn,  et  c'est  là  ce  qu'il  y  a  de  plus  déplorable,  ce  qui  attire  sur  un 
peuple  la  colère  de  Dieu,  la  guerre,  la  famine ,  la  peste,  on  se  livre  à  la  so- 
domie. » 

Plus  loin ,  le  grand-duc  ajoute  :  «  De  toutes  ces  coutumes  hérétiques,  il  n'en 
est  pas  de  plus  condamnable  que  celle  de  se  raser  la  barbe.  L'effusion  de  tout 
le  sang  d'un  martyr  ne  saurait  racheter  cette  faute.  Raser  sa  barbe  pour 
plaire  aux  hommes,  c'est  violer  toutes  les  lois,  et  se  déclarer  l'ennemi  de 
Dieu ,  qui  nous  a  créés  à  son  image.  »  Cent  ans  plus  tard ,  Pierre-le-Grand 
voulait  obliger  les  Russes  à  se  raser  la  barbe.  De  toutes  les  réformes  qu'il  osa 
tenter,  celle-ci  était  sans  aucun  doute  l'une  des  plus  hardies. 

En  1581,  Boris  Godunow,  qui  avait  besoin  de  l'appui  du  clergé  pour  se 
faire  pardonner  le  meurtre  de  son  souverain  légitime  et  affermir  son  usur- 
pation, institua  de  son  autorité  privée  le  patriarcat  de  Moscou,  et  consacra 
lui-même  dans  l'église  du  Kremlin  le  prélat  investi  de  cette  dignité.  «  Très 
saint  père,  lui  dit-il  en  lui  mettant  la  mitre  sur  la  tête  et  la  crosse  dans  la 
main ,  très  digne  patriarche,  père  de  tous  les  pères,  premier  des  évéques  de 
toute  la  Russie,  patriarche  de  Russie,  "Wladimir,  Moscou ,  etc.,  je  te  donne  le 
pas  sur  tous  les  évêques,  je  le  confère  le  droit  de  porter  le  manteau  de  pa- 
triarche ,  la  calotte  d'évêque  et  la  grande  mitre ,  et  ordonne  qu'en  tout  mon 
pays  tu  sois  reconnu  et  honoré  comme  patriarche  et  frère  de  tous  les  patriar- 
ches. »  Cette  institution,  qui  n'avait  d'autre  arbitre  que  celui  du  pouvoir  tem- 
porel, ne  devait  pas  fort  embarrasser,  comme  on  le  voit,  les  successeurs  de 
Boris  Godunow.  Aussi ,  lorsque  Pierre  T""  en  vint  à  songer  qu'il  ne  lui  serait 
pas  inutile  de  joindre  à  son  autorité  de  tsar  l'autorité  suprême  de  patriarche, 
H  n'eut  besoin  que  d'un  léger  subterfuge  pour  s'emparer  de  ce  nouveau  pou- 
voir. En  1720,  il  rassembla  à  Moscou  les  métropolitains,  archevêques  et  évê- 
ques de  son  empire,  et  leur  demanda  s'ils  voulaient  s'unir  à  l'église  romaine. 
'Sur  leur  réponse  négative,  il  s'écria  :  «  Je  ne  reconnais  d'autre  légitime  pa- 
triarche que  le  patriarche  de  l'Occident,  le  pape  de  Rome,  et  puisque  vous 
tie  voulez  pas  lui  obéir,  vous  n'obéirez  qu'à  moi  seul.  »  Puis  il  lut  les  nou- 
Teaux  statuts  du  saint-synode.  Tous  les  assistans  les  signèrent  et  jurèrent  de 
les  observer. 

Depuis  ce  temps,  les  souverains  russes  sont  restés  maîtres  absolus  de 
Téglise.  Le  saint-synode  n'est  qu'une  assemblée  délibérante  à  laquelle  on 
abandonne  tout  au  plus  certains  droits  administratifs.  C'est  l'empereur  lui- 
même  qui  tranche  les  questions  importantes  et  juge  les  cas  litigieux;  c'est 
lui-même  qui  assigne  à  ses  fidèles  suj^s  wiTang  dans  ce  monde  et  une  place 
éternelle  dans  l'autre.  Par  «ae  ângultère  condeseendanee,  l'église  rosse  ne 
Teeomiait  d'autres  saints  qne  eeiix  qui  ont  été  canonisés  avant  le  schisme 
d'Orient,  mais  l'empereur  peut  lui-même,  par  le  simple  fait  d'une  ordon- 

41. 


640  RBVL'B  DES  DEUX  MONDES. 

fiance  que  saint  Pierre  est  tenu  de  respecter,  créer  des  légions  d'élus  aux- 
quels il  donne  seulement  le  titre  de  bienheureux.  Cliacun  de  ces  bienheureux 
a  quelque  vertu  spéciale;  celui-ci  protège  les  pèlerins,  celui-là  vient  en  aide 
aux  plaideurs,  cet  autre  est  très  utile  dans  un  accès  de  fièvre.  Les  moines  re- 
cueillent avec  soin  les  ornemens  de  ces  bienheureux  de  création  impériale  et  les 
offrent  aux  regards  de  ceux  qui  le  demandent  moyennant  un  léger  salaire.  II 
n'y  a  pas  long-temps  qu'en  ouvrant  le  caveau  d'une  cathédrale,  celle  de  Novo. 
gorod,  si  je  ne  me  trompe ,  on  y  trouva  le  corps  d'un  métropolitain  parfaite- 
ment conservé.  Là-dessus  grand  miracle,  rapport  du  saint-synode,  décision 
de  l'empereur  qui  appelle  à  l'état  de  bienheureux  le  prélat  honoré  si  visible- 
ment de  la  faveur  du  ciel;  on  transporte  pompeusement  les  membres  du 
nouvel  élu  dans  une  ch.lsse  splendide;  mais  à  peine  avaient-ils  été  exposés  à 
l'air,  qu'ils  tombent  en  poussière.  Cette  première  déception  en  amène  une 
autre;  on  s'enquiert  des  vertus  du  défunt,  et  l'on  apprend  par  la  rumeur  pu- 
blique que  c'était  un  homme  fort  vicieux  qui  n'avait  eu  d'autre  ambition  que 
celle  de  vivre  joyeusement  sur  cette  terre  sans  s'inquiéter  de  ce  qui  lui  arri- 
veraitdans  le  ciel.  Nouveau  rapport  à  l'empereur,  qui,  cette  fois,  se  fâche  sérieu- 
sement et  publie  un  autre  ukase  par  lequel  il  destitue  l'impudent  métropoli- 
tain de  ses  fonctions  de  bienheureux  et  condamne  son  vil  cadavre  à  être 
transporté  en  Sibérie.  Voilà  comment  les  souverains  de  Russie  gouvernent 
les  affaires  religieuses.  Dieu  lui-même  n'a  plus  guère  à  s'en  occuper;  ils  met- 
tent le  ciel  dans  leurs  églises  et  l'enfer  dans  leur  Sibérie. 

Cependant,  en  Taunée  lâ95,  l'union  projetée  depuis  long-temps  entre  l'église 
romaine  et  l'église  ruthénienne  (1)  fut  accomplie.  Les  ruthéniens  conser- 
vaient leur  rituel  en  langue  slavonne  et  leurs  offices  grecs;  leurs  prêtres 
conservaient  le  privilège  de  se  marier,  mais  ils  se  soumettaient  à  l'autorité 
pontificale  et  la  reconnaissaient  journellement  en  associant  le  nom  du  pape 
à  leurs  prières;  de  là  les  persécutions  exercées  par  les  souverains  russes.  Ca- 
therine II ,  cette  Sémiramis  si  honteusement  adulée  par  les  philosophes  du 
XVIII*  siècle,  Catherine  II  ne  pouvait  se  résigner  à  l'idée  de  voir  des  prêtres 
de  son  empire  admettre  une  autre  suprématie  que  la  sienne  et  prier  pour  un 
autre  pouvoir.  Elle  engagea  la  lutte  avec  l'église  ruthénienne,  cette  humble  et 
pacifique  église,  et  la  poursuivit  opiniâtrement,  tantôt  par  la  ruse,  tantôt  par 
^  la  violence.  Il  y  a  dans  le  crime  une  sorte  d'ivresse  fatale,  ou,  pour  mieux  dire, 
un  commencement  de  justice  providentielle  qui  pousse  le  coupable  d'égarement 
en  égarement  jusqu'à  ce  qu'il  ait  comblé  dans  son  aveugle  délire  la  mesure  de 
ses  forfaits.  Le  partage  de  la  Pologne  fut  un  de  ces  crimes  honteux  qui  jettent 
une  tache  ineffaçable  au  front  de  ceux  qui  l'ont  commis;  il  entraîna  à  sa  suite 

(1)  L'église  riilhénienne  comprenait  les  év^chés  de  Kieff,  Léopol,  les  provinces 
de  la  Podolie  et  de  la  Yolbynie,  une  partie  du  palatinat  de  Lubl'm ,  et  les  gouverno- 
meus  de  Smolensl^ ,  Czernikow,  Poltawa ,  Karkow  et  Ecatherinoslaw,  en  tout  plus 
de  dix  millions  d'ames 


LA   RUSSIE.  64t 

mille  autres  crimes  dont  le  îzoïiverneinent  russe  ne  se  lavera  jamais.  Par  sa 
première  et  sa  seconde  spoliation,  Catherine  s'emparait  de  la  plus  grande  partie 
des  paroisses  ruthéniennes;  elle  avait  solennellement  promis  de  respecter  les 
privilèges  et  le  culte  religieux  de  ses  nouveaux  sujets  (1);  à  peine  les  eut-dile 
asservis  à  son  joug,  qu'elle  oublia  tous  ses  sermens.  Les  prêtres  de  Téglise  m* 
thénienne  furent  circonvenus  de  toutes  parts.  Pour  les  ébranler  dans  leur  foi 
et  les  rendre  parjures  à  leurs  engagemens,  on  employait  tour  à  tour  les  offres 
et  les  menaces.  S'ils  résistaient  aux  harangues  pompeuses  des  émissaires  de 
Catherine,  on  les  chassait  de  leurs  presbytères,  on  les  jetait  dans  les  cachots^ 
Les  gouverneurs  des  provinces  avaient  ordre  de  les  traiter  militairement,  et 
ils  exécutaient  cet  ordre  à  la  lettre.  Les  couvens  du  clergé-uni  étaient  frappés 
d'interdiction  ou  dépouillés  de  leurs  biens,  les  prélats  arrachés  violemment  de 
leur  siège ,  les  humbles  pasteurs  de  campagne  remplacés  dans  leur  chapelle 
par  des  prêtres  schismatiques,  et  envoyés  comme  des  malfaiteurs  en  Sibérie. 
En  vain  le  monde  catholique  se  montra-t-il  tout  ému  de  ces  persécutions ,  en 
vain  le  pape  et  l'impératrice  Marie-Thérèse  essayèrent-ils,  par  leurs  lettres  et 
leurs  exhortations,  d'en  adoucir  la  rigueur  :  Catherine  était  sourde  à  toutes 
les  remontrances.  Elle  voulait  être  le  patriarche  absolu  de  son  empire;  quel 
patriarche!  Les  arrêts  d'une  juridiction  servile,  le  knout,  les  bannissemens, 
les  pillages  et  les  cruautés  de  toute  sorte,  servirent  ses  ambitieux  desseins. 
En  1774,  le  Journal  historique  et  littéraire  de  Luxembourg  disait  :  «  La  re- 
ligion catholique  a  beaucoup  souffert  dans  la  partie  de  la  Pologne  qui  vient 
d'être  soumise  à  l'impératrice  de  Russie.  On  a  enlevé  plus  de  douze  cents  églises 
aux  Grecs-unis  pour  les  donner  aux  schismatiques.  »  En  1795,  l'archevêque 
schismatique  de  Mohilew  annonce  «  que  dans  Tespace  d'une  année,  grâce 
aux  sages  dispositions  de  l'impératrice  de  toutes  les  Russies,  plus  d'un  mil- 
lion de  ruthéniens-unis  des  deux  sexes  et  de  toutes  les  classes  ont  été  ramenés 
à  la  foi  russe.  »  EnGn,  on  a  fait  le  calcul  que  dans  le  cours  de  vingt-trois 
années  (1773-1796)  l'église  unie  de  Russie  avait  perdu  cent  quarante-cinq 
couvents,  neuf  mille  trois  cent  seize  paroisses  et  huit  millions  de  fidèles. 

Sous  le  règne  de  Paul  V  et  d'Alexandre,  cette  malheureuse  église ,  ainsi 
froissée,  appauvrie,  écrasée,  retrouva  quelque  repos  et  respira  plus  librement, 
Alexandre  avait  l'ame  noble  et  généreuse.  !Nous  en  avons  eu  la  preuve  en 
France,  à  l'époque  de  la  restauration,  lorsqu'il  tempérait  par  son  pouvoir  et 
calmait  par  sa  douceur  les  exigences  de  l'Angleterre  et  la  brutalité  sauvage 
de  Bliicher.  Les  idées  de  mysticisme  qu'on  lui  a  si  amèrement  reprochées 
's'alliaient  dans  son  cœur  à  de  hautes  idées  de  philantropie  et  de  liberté 
sociale,  et  ce  n'est  pas  lui  qui  aurait  voulu  troubler  la  conscience  de  ses 
sujets  par  l'unique  désir  d'ajouter  un  prestige  de  plus  à  son  pouvoir. 

Les  persécutions  contre  le  clergé  ruthénien  ont  recommencé  sous  le  r^e 

(1)  Manifeste  publié  à  Saint-Pétersbourg ,  le  5  septembre  1772.  Traité  de  Grodna 
du  13  juillet  1793. 


6lt  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Nicolas,  non  point,  comme  on  l'a  prétendu,  après  la  révolution  de  Po- 
logne, mais  dès  Tannée  1830,  et  cette  révolution  n'a  fait  que  donner  au  tsar 
un  nouveau  prétexte  pour  continuer  ses  rigueurs.  Tout  ce  qui  avait  déjà  été 
essa3'é  avec  tant  de  succès  par  Catherine  :  astuce  et  menaces,  système  de 
séduction  et  d'intimidation,  harangues  des  missionnaires,  ordonnances  des 
gouverneurs ,  arrêts  d'exil  et  d'emprisonnement,  tout  a  été  renouvelé  maintes 
fois  dans  les  derniers  temps.  Dans  cette  œuvre  de  violence  et  d'oppression, 
Tïicolas  n'a  pas,  nous  devons  le  dire,  le  mérite  de  l'invention;  il  n'a  fait  que 
suivre  la  route  frayée  par  sa  noble  aïeule,  mais  il  l'a  suivie  avec  une  merveil- 
leuse opiniâtreté,  et  il  l'a  embellie  de  plusieurs  ukases  assez  ingénieux. 
£n  1833,  il  a  remis  en  vigueur  une  ordonnance  de  Catherine  promulguée 
en  1795.  Cette  ordonnance  prescrit  «  de  punir  comme  rebelle  tout  catholique» 
prêtre  ou  laïque,  de  condition  obscure  ou  élevée,  toutes  les  fois  qu'on  le  verra 
s'opposer,  soit  en  paroles,  soit  en  action,  au  progrès  du  culte  dominant,  ou 
empêcher,  de  quelque  manière  que  ce  soit,  la  réunion  à  l'église  russe  de  fa- 
milles ou  de  villages  séparés.  » 

Appuyés  sur  le  texte  de  cet  édit,  les  gouverneurs  ont  envoyé  dans  les  villes, 
dans  les  campagnes,  des  missionnaires  schismatiques.  Quiconque  essaie  de 
résister  aux  exhortations  de  ces  satellites  du  pouvoir  est  aussitôt  dénoncé  et 
traité  comme  un  sujet  rebelle.  En  1835,  on  a  vu  un  riche  gentilhomme  du 
district  de  Vitepsk,  M.  Makowiecki,  dépouillé  de  ses  biens  et  exilé  en  Sibérie, 
parce  qu'il  persistait  dans  sa  foi  religieuse.  Souvent  ces  missions  produisent 
des  scènes  sanglantes.  Les  prêtres  du  schisme  arrivent  dans  un  village,  es- 
cortés d'une  troupe  de  soldats  :  les  paysans  se  révoltent,  la  lutte  s'engage,  et 
les  pauvres  ruthéniens,  qui  n'ont  pu  être  gagnés  par  la  persuasion,  sont  sub- 
jugués par  la  terreur  et  vaincus  parla  force.  Il  y  a  quelques  années,  une  com- 
mission ecclésiastique,  escortée  de  deux  bataillons,  s'empara  d'une  église, 
assembla  les  habitans,  et  leur  déclara  qu'ils  devaient,  par  l'ordre  suprême  de 
l'empereur,  se  rallier  à  la  religion  dominante.  Ils  s'y  refusèrent;  les  soldats 
fondirent  sur  eux  le  sabre  à  la  main;  les  uns  moururent  sous  les  coups, 
d'autres  se  précipitèrent  vers  un  étang  recouvert  d'une  glace  légère  :  les  sol- 
dats les  poursuivirent,  brisèrent  la  glace,  et  les  malheureuses  victimes  de  la 
foi  furent  englouties  dans  les  eaux. 

Quelquefois  les  autorités  russes,  pour  éviter  de  tels  conflits,  ont  recours  à 
la  fourberie.  On  séduit  par  des  offres  d'argent,  par  quelques  misérables  den- 
rées, souvent  par  un  peu  d'eau-de-vie,  un  certain  nombre  de  paysans;  on  leur 
faiit  signer  une  pétition  pour  demander  la  réunion  de  leur  communauté  à 
Féglise  impériale,  puis  un  beau  jour  arrive  le  délégué  du  gouverneur  qui 
réunit  les  habitans  de  la  paroisse  et  leur  dit  que  l'empereur,  dans  sa  sollici- 
tude paternelle,  n'a  pu  résister  à  leurs  touchantes  prières,  et  qu'il  les  admet 
tous  dans  le  sein  de  l'église  grecque.  Le  fameux  acte  d'union  de  Polock , 
chanté  en  termes  si  pompeux  par  les  journaux  russes ,  est  dû  à  une  de  ces 
honteuses  manœuvres.  Trois  évéques  du  rite  ruthénien,  éblouis  par  les  pré- 


LA  RUSSIE.  CA3 

aens,  par  les  promesses  de  toute  sorte  du  gouverDetnent,  déekirèrent  en  1838 
qu'ils  se  ralliaient,  eux  et  les  fidèles  de  leurs  diocèses^  à  Téglise  russe;  maïs 
leur  métropolitain  ne  voulut  jamais  adl^rer  ù  ce  pacte  nienteuf ,  et  la  moitié 
des  membres  du  clergé  rutbénien  le  rejeta  avec  la' même  opiniâtreté. 

Le  gouvernement  poursuit  son  œuvre  d'oppression  par  toua  les  moyens 
qui  sont  en  son  pouvoir;  rien  ne  loi  coûte  pour  en  venir  ù  son  but,  ni  le» 
mesures  les  plus  rigoureuses,  ni  la  violation  de  tous  les  principes  de  justice. 
La  guerre  qu'il  a  livrée  à  Tégiise  ruthéuienne ,  il  la  dirige  à  présent  contre 
yéglise  catholique  de  Pologne  avec  la  même  audace  et  la  même  violence. 
£n  1839,  il  a  publié  une  ordonnance  en  vertu  de  laquelle  tout  catholique 
4xmdamné  pour  quelque  crime  au  knout,  au  travail  des  mines,  à  Texil,  est 
libéré  de  tout  châtiment  s'il  se  fait  schismatique.  £n  1842 ,  il  s'est  approprié  , 
par  un  simple  ukase,  tous  les  biens  de  l'église  catholique  situés  dans  l'empire. 
Par  un  autre  édit,  il  ordonne  que  tout  enfant  né  d'un  mariage  mixte,  c'est- 
à'^dire  grec  et  catholique,  sera  de  droit  élevé  dans  la  religion  grecque.  Le 
conseil  cliargé  spécialement  de  la  direction  des  affaires  catholiques  embarras- 
sait encore  le  gouvernement  :  il  lui  a  enlevé  son  autorité  et  l'a  incorporé  au 
synode  russe.  L'académie  ecclésiastique  de  AViIna  pouvait  de  temps  à  autre 
donner  un  utile  conseil  ou  prêter  un  appui  aux  cattwliques  opprimés  :  il  l'a 
transférée  à  Pétersbourg. 

Tous  ces  actes  d'illégalité,  tous  ces  abus  de  pouvoir,  s'accomplissent  silen- 
cieusement sous  le  manteau  de  la  censure  et  du  despotisme.  Nul  «journal 
n'ose  signaler  un  seul  de  ces  faits  scandaleux.  La  police  russe  suit  de  près  les 
opprimés;  leurs  lettres  sont  ouvertes,  leurs  relations  épiées,  et  leurs  plaintes 
n'arrivent  pas  au-delà  des  frontières.  Le  pape  lui-même  a  long-temps  ignoré 
les  souffrances,  les  angoisses  du  clergé  catholique  de  Russie  et  de  Pologne. 
Le  gouvernement  russe,  habile  à  profiter  de  toutes  les  circonstances,  déclarait 
que,  puisque  le  souverain  pontife  n'intervenait  point  dans  cette  lutte  de 
réglise  impériale  contre  l'église  ruthénienne,  c'est  qu'il  lui  importait  peu 
que  le  clergé  catholique  se  ralliât  au  rite  grec  Le  souverain  pontife  a  su  enfin 
les  persécutions  exercées  contre  les  catholiques,  il  a  publié  les  documens  qui 
.constatent  l'œuvre  de  spoliation  et  de  cruauté  du  gouvernement  russe,  et 
il  a  adressé  à  l'empereur  Nicolas  de  grandes  et  touchantes  paroles  (1). 

Cette  noble  voix  du  père  de  l'église  sera-t-elle  entendue?  Cette  plainte  pro- 
fonde, partie  de  la  capitale  du  monde  chrétien,  pénétrera-t-elle  dans  le  cœur 
de  celui  vers  qui  elle  est  dirigée.'  Hélas!  nous  n'osons  le  croire.  L'empereur 
de  Russie  veut  avoir  l'omnipotence  absolue,  il  a  déjà  celle  des  nobles,  de  l'ar- 
mée, du  peuple,  il  lui  faut  encore  celle  de  l'église  :  la  crainte  qu'inspirent 
ses  agens  dans  les  provinces,  les  rigueurs  qu'il  emploie,  la  coupable  indiffé- 
rence des  autres  nations,  tout  le  sert  dans  ses  projets.  Il  veut  user  du  des- 

(1)  Allocuzione  délia  santita  di  nostro  signore  Gregorio.  P.  P.  xvi.  Roma  1848. 
1  vol.  in-folio. 


6U  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

potîsme  dans  toute  retendue  du  mot,  il  en  usera,  et  nous  qui  avons  déjà 
assisté  quatre  fois  aux  tortures*,  au  morcellement  de  la  Pologne,  si  Dieu 
ne  vient  en  aide  à  ce  malheureux  pays,  nous  pourrons  bientôt  voir  la  destruc- 
tion d'un  de  ses  derniers  élémens  d'indépendance  et  de  vitalité ,  la  chute 
Tadicale  de  ses  églises  catholiques.  Des  rives  de  la  Yistule  jusqu'aux  plages 
d*Arkangel,  des  provinces  de  la  mer  Baltique  jusqu'aux  plaines  de  l'Asie, 
tout  le  clergé  sera  soumis  à  la  volonté  absolue  du  tsar.  Le  clergé  russe  est 
déjà  depuis  long-temps  subjugué ,  terrassé,  incapable  par  sou  ignorance,  ses 
vices  grossiers  et  sa  misère ,  de  tenter  un  généreux  effort ,  d'exercer  quelque 
ascendant  moral  et  intellectuel  sur  les  communautés  qu'il  administre.  Le 
clergé  Tuthénien  a  été ,  comme  nous  venons  de  le  voir,  vaincu  par  la  ruse  et 
la  violence.  Le  clergé  catholique  de  Pologne,  qui  se  distingue  par  sa  noblesse 
de  caractère  et  son  instruction ,  qui  s'appuie  sur  un  peuple  nombreux  dont 
il  a,  dans  toutes  les  époques,  soutenu  le  courage,  partagé  les  malheurs,  ré- 
siste seul  encore  avec  énergie  ù  l'oppression;  mais  s'il  n'est  soutenu  plus  effi- 
cacement par  le  pape,  qui  est  son  chef  principal,  par  les  catholiques  d'Alle- 
magne, de  France,  d'Italie,  il  succombera  aussi  dans  la  lutte  inégale  où  il  est 
engagé.  Alors  l'empereur  de  Russie  sera  le  pontife  universel  de  ses  immenses 
domaines;  le  couvent  deTroïtza  sera  le  temple  de  la  religion  impériale,  et 
les  colonels  de  cavalerie  seront  ses  prophètes. 

X.  Marmieb. 


-H* 


LA 


LITTERATURE  ILLUSTRÉE 


S'il  est  une  vérité  qui  commence  à  n'être  plus  un  paradoxe,  c'est 
que  les  conquêtes  morales  de  la  philosophie,  de  lart,  de  la  littérature» 
tendent  de  plus  en  plus  à  devenir  les  seules  possibles  en  Europe. 
Désormais  les  peuples  devront  surtout  leur  supériorité  historique  à 
des  invasions  d'idées;  leur  influence  se  pèsera  moins  au  nombre  de 
leurs  armées  qu'au  poids  de  leur  génie.  La  France  a  pu  gagner  oii 
perdre  des  batailles,  et  cependant  ce  fut  dans  le  siècle  dernier,  où 
elle  a  subi  le  plus  de  mécomptes  à  la  loterie  de  la  guerre,  que  sa  pré- 
pondérance s'est  le  plus  étendue  et  le  plus  affermie  dans  le  monde. 
Matériellement  et  politiquement,  elle  était  abaissée,  diminuée;  mais 
par  ses  livres,  ses  créations,  ses  prédications  écrites,  elle  transfor- 
mait l'Europe  en  se  transformant  elle-même.  Ses  chefs-d'œuvre 
étaient  autant  de  victoires  intellectuelles  qu'elle  remportait  sur  les 
nations  voisines. 

Si  donc  notre  littérature  a  fait  notre  force  au  dehors,  si  elle  nous 
a  placés  haut  dans  l'admiration  des  peuples,  si  elle  a  préparé  partout 
l'application  de  nos  principes  par  l'étude  de  notre  langue,  si  elle  a 
enseigné  à  tous  le  respect  de  notre  génie,  nous  devons,  au  point  de 
vue  politique  et  dans  un  amour-propre  national  bien  compris,  pieu- 


6(6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sèment  conserver  et  développer  toutes  nos  traditions  de  grandeur 
intellectuelle.  La  France  doit  demeurer  un  atelier  des  idées ,  et  ne 
pas  déchirer  ses  titres  de  noblesse  littéraire  au  milieu  des  nations, 
qui  n*ont  intellectuellement  qu'une  patrie  commune. 

Les  peuples,  comme  les  individus,  n'obtiennent  cette  supériorité 
de  l'esprit  qu'à  la  condition  d'accomplir  des  œuvres  sérieuses.  Il  leur 
faut  une  foi  élevée  et  une  conscience  inébranlable  dans  leur  travail, 
et  non  pas  chercher,  dans  le  commerce  de  l'esprit,  à  frauder  leurs 
concitoyens  et  les  étrangers.  Il  faut  qu'ils  aient  l'intention  bien 
avouée  à  eux-mêmes,  bien  évidente  pour  tous,  de  donner  h  leurs 
ou^ra^s  te<»factère  de  l'utilité,  de  la  dorée.  L'écrivain  ne  rdève 
fue  àe  ses  convictions,  de  ses  inspirations;  fausses  ou  justes,  puis- 
santes ou  faibles,  il  ne  doit  jamais  aliéner  le  droit  de  les  livrer  entières 
à  la  masse  qui  les  reçoit,  qui  les  juge  et  qui  les  classe. 

Malheureusement,  nos  écrivains  se  sont  laissés  déposséder  du  plus 
glorieux  de  leurs  privilèges,  de  l'initiative.  Ils  ne  choisissent  plus  leurs 
sujets,  ils  les  subissent;  ils  ne  dirigent  plus  la  pensée  publique,  ils 
se  laissent  diriger  eux-mêmes  et  enrôler  par  les  spéculateurs.  Ainsi 
s'explique  cette  décadence  toujours  croissante  de  la  littérature  fran- 
çaise; de  lii  cette  multiplication  insensée  d'œuvres  destinées  à  l'oubli. 

Cependant  ce  sont  les  seuls  coupables  de  cette  grande  prévarica- 
tion de  l'intelligence  qn\  gémissent  le  pkrs  haut  du  discrédit  de  la 
librairie;  ils  s'étonnent  <ie  ce  qu'on  ne  veut  plus  acheter  de  livres 
Rouveaux,  et,  au  lieu  d'éditer  des  livres  sérieux,  de  former  ainsi  le 
goût  public,  ils  dierchent  au  contraire  à  le  tromper  en  exploitant 
d  minteHigentes  eit  passagères  fantaisies.  C'est  ainsi  que  nous«vons  vu 
s'accroître,  dans  «ne  proportion  vraiment  prodigieuse,  cette  littéra- 
ture cpïoïï  ne  peut  nommer  d'aucun  nom,  qui  est  aux  trois  quarts 
faite  par  les  dessinateurs. 

L'inéustrie  ne  relève  pas  de  la  critique;  il  lui  est  loisible  de  porter 
ses  capitaux  où  elle  l'entend,  ée  mettre  dans  la  circulation  les  œuvres 
qu'il  im  plaîl  d'y  jeter.  Si  ta  librairie  française  trouve  son  intérêt  à  se 
transformer  en  magasin  d'estampes  et  de  gravures,  nous  aurons 
sans  doute  le  droit  de  nous  plaindre  de  voir  la  littérature  déposer  la 
première  de  toutes  les  souverainetés  et  marcher  à  reculons  vers  la 
civilisation  mercantile  de  l'Amérique.  Nous  qui  savons  que  les  grands 
peuples  se  font  par  les  grandes  littératures,  «[u-e,  les  esprits  une  fois 
affîitssés  et  dégradés ,  ihes  èn^itutions  tombent  rapidement;  nous  qui 
croyons  qu'Homère  n'a  pas  iait  inoins  pour  la  nationalité  grecque 
qw  toutes  les  victoires  d'Atliènes,  nous  pourrons  voir  ù  regret  cette 


LA  LITTÉRATURE  ILLUSTRÉE.  64<T 

dernière  déroute  des  idées,  de  la  science  et  de  Tart  devant  les  mar- 
ches et  les  contre-marches  de  Tindustrie.  Mais  nous  saurons  com- 
prendre que  la  librairie,  aveugle  instrument  de  sa  fortune,  n'est  pas 
chargée,  à  ses  risques  et  périls,  de  renseignement  des  peuples. 
Simple  et  modeste  commerce,  elle  livre  au  public  ce  qui  lui  rend  des 
bénéflces. 

Heureusement  pour  la  France  et  pour  le  monde,  ce  duel  illogique 
entre  les  bons  livres  et  le  succès  de  vente  n'existe  pas;  la  librairie  se 
ruine  à  multiplier  ces  publications  éphémères  qui  séduisent  un  mo- 
ment Tacheteur,  mais  qui  ne  le  trompent  pas  long-temps.  Il  en  résulte 
néanmoins  un  immense  préjudice  pour  les  œuvres  sérieusement 
pensées,  consciencieusement  écrites.  L'intelligence,  tout  intelligence 
qu'elle  est,  se  trouve  soumise  à  des  conditions  matérielles  de  diverse 
nature. 

Il  y  a  chez  les  peuples ,  quoiqu'à  leur  insu ,  quoique  sans  accord 
préalable  et  sans  texte  écrit,  un  budget  régulier  pour  toutes  leurs 
dépenses.  De  même  qu'on  peut  dire  que  la  France  consomme  à  peu 
près  chaque  année  la  même  quantité  de  vins,  de  blés  ou  de  soieries, 
elle  consomme  aussi  la  même  quantité  de  livres.  Il  y  a  une  économie 
collective  dans  les  masses,  qui  fait  que  les  dépenses  sont  balancées. 
Or,  il  arrive  aujourd'hui  que,  par  les  commissions,  les  visites  à  do- 
micile, les  sollicitations  de  tout  genre,  les  fanfares  des  annonces,  on 
force  la  main  à  l'acheteur;  on  s'adresse  à  sa  curiosité  plutôt  qu'à  son 
esprit.  Il  ne  reste  plus  au  contribuable  littéraire  d'épargne  sufGsante 
pour  les  œuvres  qui  instruisent  ou  qui  élèvent  la  pensée. 

Toutes  les  fois  qu'on  veut  soumettre  la  littérature  aux  caprices  de 
la  mode,  il  arrive  que  la  mode  passe  et  que  l'exploitation  meurt.  La 
librairie  se  trouve  réduite  aux  terribles  éventualités  des  industries 
sans  écoulement;  son  crédit  est  ébranlé.  Les  éditions  complètes  s'em- 
pilent sur  les  éditions  antérieures  sans  avoir  cette  dernière  ressource 
d'être  exportées  aux  colonies,  comme  à  l'époque  de  l'empire.  Il  y  a 
quelques  années,  les  romans  étaient  soutenus  par  cette  faveur  fac- 
tice qui  n'est  pas  le  goût  public;  les  éditeurs  ne  se  lassaient  pas  d'en 
faire  imprimer,  les  cabinets  de  lecture  d'en  acheter.  Que  sont  deve- 
nues ces  générations  de  romans,  plus  innombrables  que  la  postérité 
d'Abraham?  Personne  n'en  veut  plus  lire,  à  plus  forte  raison  pos- 
séder. Les  romans  sont  passés  dans  les  journaux;  là  on  les  prend  à 
petites  potions,  on  les  lit  par  désœuvrement;  l'intérêt,  suspendu  de 
la  veille  au  lendemain,  tient  en  haleine  les  pacifiques  et  indolentes 
habitudes  d'esprit  de  l'abonné. 


648  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Après  le  roman  est  venue  la  littérature  pittoresque;  qu'on  nous 
pardonne  ce  nom  de  baptême.  Jusqu'à  ce  jour,  la  gravure,  à  peu 
d'exceptions  près,  s'était  bornée  à  la  traduction  des  œuvres  de  la 
peinture.  La  difficulté,  la  longueur  du  travail  sur  cuivre,  sur  acier  et 
à  Teau  forte,  élevaient  assez  haut  le  prix  des  produits  de  la  gravure. 
Mais  la  lithographie  et  la  gravure  sur  bois,  bien  moins  difficiles 
d'exécution  et  bien  moins  coûteuses,  ont  retiré  cet  art  de  la  position 
secondaire  où  il  se  trouvait.  Les  estampes  se  sont  adressées,  par  le 
bas  prix ,  h  toutes  les  classes  de  la  société,  aux  grandes  comme  aux 
petites  bourses.  La  lithographie  surtout  pénétra  en  tous  lieux;  elle 
contribua  largement,  par  ses  bacchanales  de  toute  sorte,  à  la  démo- 
ralisation des  esprits;  elle  alla  chasser  l'ange  gardien  du  chevet  de  la 
jeune  fille,  éconduire  le  poète  de  son  livre,  le  dramaturge  de  son 
dialogue.  Au  train  dont  elle  va,  nous  n'aurons  bientôt  plus  qu'un  art 
et  qu'une  langue  écrite,  la  lithographie. 

Nous  lui  passerions  encore  ses  albums,  ses  voyages,  ses  caricatures, 
ses  keepsake,  ses  vues,  ses  paysages,  ses  matins,  ses  couchers,  ses 
musées,  ses  femmes  nues,  ses  JuHa,  ses  Éléonore;  tout  cela  peut 
être  son  domaine.  L'art,  et  encore  moins  la  critique,  n'ont  rien  à 
revendiquer  là  dedans.  On  sait  à  quoi  s'en  tenir  sur  l'étiquette.  Nous 
concevons  même  que  des  journaux  se  soient  fondés ,  dont  la  Utho- 
graphie  est  le  principal  élément  de  succès,  dont  tout  l'esprit  est  dans 
la  caricature,  qu'on  lit  d'un  coup  d'œil  et  qu'on  rejette  ensuite. 
Toutes  ces  choses  portent  leur  justification  avec  elles;  leurs  inten- 
tions sont  claires,  et  le  goùtpuWic  n'y  est  pas  trompé. 

Mais  la  lithographie  et  ensuite  la  gravure  sur  bois,  importation 
du  mauvais  goût  et  de  l'esprit  industriel  de  l'Angleterre,  sont  sorties 
de  leurs  attributions;  elles  sont  venues  se  mêler  à  la  littérature,  elles 
ont  pris  une  place  dans  les  œuvres  de  l'esprit;  d'abord  associées 
suppliantes  et  timides,  elles  ont  fini  par  chasser  la  littérature  du  logis 
et  par  prendre  la  première  place  dans  les  livres.  Bientôt  tous  les  an- 
leurs  de  quelque  réputation,  vivans  ou  morts,  se  sont  vus  impitoya- 
blement illustrés.  L'illustration  est  devenue  un  prétexte  pour  écouler 
<l'anriennes  éditions  ou  pour  en  faire  de  nouvelles;  les  livres  sérieux, 
qui  s'adressent  surtout  aux  hommes  d'étude,  se  sont  vus  contraints 
d'entrer  dans  cette  mascarade  universelle  et  de  subir  les  culs-de- 
lampe  et  les  vignettes.  Jamais  aucun  siècle  n'avait  poussé  aussi  loin 
que  le  nôtre  cette  débauche  d'illustrations  mercantilement  conçues, 
cjui  ne  profitent  pas  même  à  l'art  de  la  typographie. 

On  ne  saurait  dédaigner  avec  raison  les  belles  éditions  de  luxe,  les 


LA  LITTÉRATUllE  ILLDSTRÉE.  649 

belles  œuvres  typographiques;  mais,  outre  qu'elles  ne  peuvent  réussir 
que  dans  les  contrées  où  il  existe  une  aristocratie  assez  intelligente 
pour  les  reconnaître,  assez  riche  pour  les  payer,  jamais  la  moindre 
pensée  d'art  sérieux  n'a  préoccupé  nos  éditeurs.  Ils  ne  mettent  pas 
leur  gloire  à  conquérir  la  réputation  des  Pannartz,  des  Aide,  des 
Elzevier,  ni  même  des  Didot.  Ils  sont  beaucoup  plus  modestes,  ils 
n'ont  voulu  faire  que  du  bon  marché,  de  la  marchandise  courante. 
Ils  ont  vu  que  la  vente  par  livraisons  accompagnées  de  gravures  réus- 
sissait au-delà  de  toute  espérance,  ils  ont  compris  que  le  public  se 
prétait  volontiers  à  cet  impôt  déguisé,  très  modique  en  apparence  et 
en  réalité  très  onéreux. 

Quels  peuvent  donc  être  aujourd'hui  les  titres  de  la  gravure  pour 
s'immiscer  aussi  largement  dans  les  œuvres  de  l'intelligence?  Est-elle 
une  langue  plus  perfectionnée ,  plus  sublime?  a-t-elle  des  beautés 
supérieures  à  celles  de  la  poésie? 

Au  moyen-âge,  lorsque  les  livres  étaient  fort  rares  et  par  consé- 
quent la  classe  des  lecteurs  excessivement  restreinte  et  peu  cultivée, 
on  conçoit  que  les  enluminures,  que  les  représentations  Ogurées 
vinssent  commenter  le  texte,  le  plus  souvent  incompréhensible  pour 
les  intelligences  simples.  C'était  l'époque  où  un  évoque  de  Limoges 
appelait  la  cathédrale,  avec  ses  innombrables  sculptures,  l'évangile 
des  sens.  Mais  aujourd'hui  l'image,  premier  alphabet  des  peuples, 
est  le  moyen  le  plus  imparfait  de  s'adresser  à  l'esprit.  Il  faut  la  laisser 
dans  les  chaumières,  là  où  elle  est  l'unique  lecture  des  pauvres  gens. 
Elle  y  a  remplacé  la  ballade ,  qui  meurt  chaque  jour  dans  la  mé- 
moire des  rapsodes  rustiques.  La  poésie,  à  défaut  de  l'art,  ne  peut 
s'empêcher  d'approuver  ces  grossières,  mais  touchantes  représenta- 
tions de  piété  religieuse  ou  de  gloire  nationale.  Par  ces  figures  colo- 
riées, suspendues  au-dessus  de  la  cheminée,  entre  la  branche  bénite, 
la  faucille  et  l'épi  de  la  Fête-Dieu,  l'esprit  du  paysan  se  trouve 
ramené  à  la  pensée  d'un  autre  monde.  Devant  ces  tableaux  achetés 
aux  foires,  le  travailleur  entrevoit,  vaguement  il  est  vrai,  mais  enfin 
il  entrevoit  de  grands  personnages  dont  l'histoire  exacte  lui  est  in- 
connue. Ni  le  poète  ni  l'homme  politique  ne  doivent  mépriser  les 
solennelles  batailles  de  l'empereur  à  deux  sous,  en  songeant  qu'elles 
consolent  les  souvenirs  du  vieux  soldat,  et  qu'elles  entretiennent  des 
traditions  de  courage  parmi  les  Bis  ignorans  de  la  charrue.  On  est 
tenté  de  s'incliner  avec  respect  devant  ces  bonnes  Vierges,  si  vigou- 
reusement enluminées,  qui  surmontent  le  lit  de  paille  des  ménagères; 


650  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

car  ces  madones  champôlres  sont  compatissantes  aux  prières  da 
pauvre,  et  dans  les  longues  veillées  d'hiver,  quand  la  résine  brûle 
dans  le  foyer  et  jette  en  tressaillant  dés  clartés  errantes  sur  les  mu- 
railles, ces  images  rappellent  à  l'indigent,  au  milieu  de  l'abandon  du 
monde,  une  idée  d'assistance  divine. 

Cest  donc  aux  basses  classes  de  la  société  qu'il  faut  abandonner 
le  luxe  indigent  de  l'image.  Elles  seules  en  comprennent,  en  aiment 
la  naïve  éloquence.  C'est  pour  elles  une  parole  qui  s'adresse  à  leurs 
yeux  et  qui  impressionne  vivement  leur  ame.  Nous  ne  sommes  pas 
iconoclastes;  nous  reconnaissons  volontiers  avec  le  catholicisme  qu'il 
faut  des  représentations  figurées  aux  populations  primitives. 

Mais  autre  chose  sont  les  gravures,  les  lithographies  isolément 
prises,  qui  ne  réclament  qu'un  cadre  et  une  place  à  la  muraille;  autre 
chose  celles  que  l'on  impose  si  facilement,  si  largement  à  toutes  les 
œuvres  de  la  littérature.  Vainement  on  se  demande  quel  intérêt  nou- 
veau peut  ajouter  l'illustration  aux  bons  livres.  Molière  a  été  illustré, 
Lesage  a  été  illustré;  Homère  a  été  appauvri  de  gravures,  le  Tasse 
n*y  a  pas  plus  échappé  que  pendant  sa  vie  à  tous  les  autres  malheurs; 
le  grave  Bossuet  s'est  vu  bariolé  d'arabesques  sur  toutes  les  marges. 
Nous  le  demandons  de  bonne  foi ,  aura-t-on  mieux  lu  ces  immortels 
écrivains  dans  leurs  éditions  illustrées?  Y  comprend-on  mieux  leur 
poésie,  leurs  idées?  Bien  au  contraire.  La  gravure  n'a  donc  qu'un  but, 
celui  de  rendre  les  ouvrages  littéraires  plus  coûteux,  d'assimiler  des 
livres  à  des  œuvres  de  luxe,  à  des  curiosités  banales,  de  leur  donner 
rang  parmi  les  coquillages  transatlantiques  et  les  vases  de  Chine.  Or, 
nous  ne  croyons  pas  que  les  livres  soient  faits  uniquement  pour  être 
dorés  sur  tranche,  reliés  en  maroquin  et  relégués  ensuite  sur  des  ta- 
blettes. 

Non-seulement  la  gravure  n'ajoute  aucun  charme  aux  œuvres 
écrites,  mais  encore  elle  leur  en  ôte  presque  toujours.  Il  y  a  une 
impression  particulière  dans  le  vague  de  la  peinture  par  la  parole. 
Par  cela  même  que  rien  n'est  précisé,  que  l'esprit  du  lecteur  est  con- 
tinuellement obligé  d'en  appeler  à  ses  réminiscences  et  a  ses  émo- 
tions personnelles,  d'interpréter  en  quelque  sorte  l'idée  du  poète,  il 
arrive  que  chacun  croit  retrouver  dans  sa  lecture  ce  qu'il  a  éprouvé 
lui-même  et  qu'il  pourrait  y  revendiquer  sa  part  de  poésie;  car  il  ne 
faut  pas  oublier  que  le  poète  complet  est  non-seulement  un  honwne, 
mais  encore  une  foule,  qu'il  est  la  personnification  sympathique  des 
sentîmens  existans  à  la  fois  en  lui  et  autour  de  lui.  Il  dit  ce  que 


LA  LITTÉRATURE  ILLUSTRÉE.  651 

4'autres  ont  rêvé,  il  formule  ce  que  d'autres  ont  pensé;  ainsi  s'explique 
pourquoi,  dans  les  grandes  œuvres  poétiques,  nous  retrouvons  non- 
seulement  un  individu,  mais  une  époque. 

Soit  dans  la  description,  soit  dans  le  dialogue,  Fémotion  que  le 
lecteur  reçoit  en  lisant  est  graduée,  successive;  elle  ne  provieot 
jamais  d'un  moment  particulier,  mais  de  l'ensemble  des  préparations 
et  des  artifices  d'incidens.  Le  talent  du  poète  et  du  narrateur  est  de 
s'emparer  de  notre  esprit,  de  l'entraîner  h  sa  suite,  insensiblement, 
sans  qu'il  s'en  aperçoive,  de  le  mettre  sous  l'influence  magnétique 
de  sa  volonté  propre;  il  ne  peut  y  parvenir  qu'avec  de  longs  déve- 
loppemens,  des  illusions  produites,  que  la  gravure  vient  détruire  en 
représentant  un  moment  unique  de  l'action,  en  détournant  l'atten- 
tion à  chaque  pas,  au  lieu  de  laisser  le  lecteur  continuer  paisible- 
ment sa  route  et  assister  sans  témoin  ni  interrupteur  au  spectacle 
qui  se  joue  successivement  dans  son  esprit. 

La  grande  ressource  de  la  parole  écrite  est  de  contraindre,  par 
son  côté  mystérieux  et  infini ,  l'esprit  de  celui  qui  lit  à  travailler  lui- 
même,  à  être  poète  avec  le  poète,  penseur  avec  le  savant.  Nos  âmes 
ne  sont  pas  uniquement  passives  dans  nos  lectures;  elles  sont,  beau- 
coup plus  qu'on  ne  croit,  parties  actives.  Lorsque  le  dessinateur  vient 
donner  des  formes  précises  tantôt  aux  rêveries ,  tantôt  aux  récits  de 
l'écrivain ,  il  arrive  nécessairement  que  l'esprit  ne  s'habitue  plus  ik 
comprendre  ces  récits  et  ces  rêveries  que  sous  les  figures  dont  le 
peintre  les  a  revêtues.  Le  dessinateur  se  substitue  ainsi  au  poète,  H 
impose  son  interprétation  personnelle  au  lieu  de  cette  interprétatioio 
multiple  et  vivante  que  chacun  pouvait  faire  selon  sa  fantaisie  ou 
selon  son  caractère.  C'était  ce  droit  précieux  d'intervention  du  lec- 
teur dans  sa  lecture  qui  faisait  dire  à  un  homme  d'esprit  que  la  meil- 
leure traduction  d'un  auteur  étranger  était  celle  que  nous  faisions 
nous-mêmes.  Dans  la  lecture,  chacun  apporte  des  facultés  particu- 
lières, chacun  admire  selon  la  nature  ou  la  force  de  son  intelligence; 
les  chefs-d'œuvre  ont  des  festins  où  chaque  convive  est  libre  de 
choisir  les  mets  et  les  vins. 

S'il  était  un  livre  où  les  tableaux  paraissaient  esquissés  à  l'avance^ 
c'était  la  touchante  idylle  de  Paul  et  Virginie.  Au  milieu  de  la  ma- 
gnifique végétation  d'un  autre  monde,  sous  les  gigantesques  om- 
brages des  pamplemousses,  avec  les  naïves  figures  de  personnages  û 
voisins  de  la  nature,  il  semblait  que  le  talent  du  dessinateur  pouvait 
s'élever  facilement  à  la  hauteur  de  la  poésie  descriptive.  Cependant , 
malgré  le  goût  élégant,  l'habileté  pratique  du  crayon  de  M.  Français, 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  plus  habile  paysagiste  sur  bois,  rillustralion  de  Paul  et  Virginie 
ne  fait  qu'amoindrir  les  idées  poétiques  inspirées  par  les  pages  étin- 
celantes  et  mélancoliques  de  Bernardin  de  Saint-Pierre.  Au  lieu  des 
parfums  et  des  vagues  murmures  de  ces  forêts  lointaines,  au  lieu  de 
ces  impénétrables  paysages  que  nos  réves  seuls  entrevoyaient,  qui 
tf avaient  pas  de  contours  arrêtés,  qui,  reculés  dans  la  profondeur 
des  espaces,  participaient  pour  nous  du  mystérieux  et  de  Finfini, 
comme  le  ciel,  comme  l'Océan;  au  lieu  de  ces  tableaux  que  nous 
trouvions  d'autant  plus  sublimes  que  chacun  de  nous  en  était  Tartiste, 
là  gravure  nous  montre  des  brins  d'herbe,  des  troncs  d'arbre  et  des 
feuilles  de  palmier.  Et  quelque  artistement  que  ces  détails  soient 
exécutés,  en  regardant  ces  vignettes,  l'esprit  ne  pénètre  pas,  comme 
dans  la  lecture  solitaire  et  recueillie,  sous  ces  forêts  sonores  et  ma- 
jestueusement paisibles  qui ,  sur  les  bandelettes  éparses  des  lianes 
lascives,  balancent,  parmi  les  fruits  odorans  et  les  grappes  de  fleurs, 
l'aile  des  papillons  et  la  plume  de  feu  des  oiseaux  du  tropique. 

Cette  sorte  de  fatalité,  d'immobilité,  substituée  par  le  dessinateur 
à  l'impression  vague  et  multiple  du  poète,  ne  fatigue  pas  moins 
l'ame  et  ne  détruit  pas  moins  cette  conversation  intime  du  lecteur 
avec  le  livre ,  dans  les  ouvrages  les  plus  consciencieusement  et  les 
plus  habilement  illustrés,  tels  que  la  Ckaumière  Indienne  ^i  In  Chute 
d'un  Ange.  M.  Mcissonier  est  l'homme  qui  a  fait  descendre  le  plus  de 
talent  dans  les  vignettes.  Il  les  a  conçues  comme  des  tableaux,  il  les 
a  exécutées  avec  cette  patience,  avec  cet  amour  de  son  travail  que 
Ton  retrouve  dans  sa  peinture.  On  voit  qu'il  s'irrite,  qu'il  s'épuise 
dans  une  lutte  inutile  contre  la  difficulté,  la  stérilité  de  la  gravure 
sur  bois.  Il  veut  lui  faire  rendre  plus  qu'elle  ne  peut  donner.  Il  veut 
lui  imposer  le  modelé,  le  dessin,  l'expression,  toutes  les  finesses 
d'intention  de  la  miniature.  Et  cependant,  malgré  ses  efforts,  les 
figures  sont  tourmentées;  loin  de  commenter,  de  développer  les 
idées  et  les  situations  de  l'écrivain,  elles  ne  font  que  les  affai- 
Wif .  Ce  poème  de  la  Chute  d'un  Ange,  qui  fait  mouvoir  dans  la  lueur 
sinistre  du  premier  crépuscule  du  monde  les  passions,  les  instincts, 
les  vices  des  hommes  naissans,  forts  et  cruels  comme  les  brutes, 
ne  perd-il. pas  évidemment  à  mettre  sous  les  yeux,  à  traduire  en 
chairs,  en  membres,  ces  corps  monstrueux  ou  beaux  des  races  pri- 
mitives, mais  presque  surnaturels,  comparés  à  notre  nature,  et  qui 
flottent  vaporeux  et  indéfinis  dans  les  nuages  de  l'aurore  des  temps? 
On  ne  conçoit  pas  que  nos  bons  poètes  aient  pu  consentir  à  laisser 
travestir  et  mutiler  ainsi  leurs  œuvres  par  cette  irruption  exorbitante 


LA  LITTÉRATURE   ILLUSTRÉE.  G53 

de  portraits,  de  majuscules  et  de  figurines.  Comment  n*ont-ilspas 
compris  que  l'attrait  de  curiosité,  que  le  plaisir  des  yeux  remporterait 
infailliblement  sur  la  volupté  laborieuse,  patiente  et  réfléchie  de  la 
lecture?  Comment  n'ont-ils  pas  compris  que  leurs  œuvres  illustrées 
ne  s'adressaient  plus  qu'aux  femmes  et  aux  enfans,  qui  ne  lisent 
qu'en  feuilletant  et  qui  traitent  les  livres  comme  des  chiffons?  L'il- 
lustration est  un  symptôme  de  décadence  littéraire.  Il  n'exista  qu'un 
écrivain  dans  le  siècle  dernier  qui  eut  l'idée  de  faire  valoir  ses  ou- 
vrages par  la  gravure  :  ce  fut  Dorât;  ce  qui  fit  dire  de  lui  qu'il  se  sau- 
vait du  naufrage  de  planche  en  planche.  Sans  nul  doute,  les  estampes 
de  Marinier  et  d'Eisen  étaient  fort  habilement  faites;  aussi  bien 
arriva-l-il  qu'on  les  achetait  et  qu'on  laissait  le  livre  à  l'éditeur. 

Les  gravures  d'ailleurs  ne  nuiraient  pas  au  texte,  ne  rompraient 
pas  l'unité  d'impression  nécessaire  à  toute  lecture,  que  pour  le 
seul  effet  matériel  il  faudrait  les  proscrire;  elles  ne  font  que  jeter 
le  désordre  dans  les  pages,  elles  dérangent  cette  harmonie  régulière 
des  lignes,  à  laquelle  l'œil  est  habitué,  qui  fait  disparaître  à  la  lecture 
le  souvenir  du  livre,  qui  nous  laisse  seuls  face  à  face  avec  les  per- 
sonnages, les  scènes  décrites,  et  qui  contribue  beaucoup  à  la  compré- 
hension rapide  des  choses  qu'on  lit.  Dans  les  éditions  illustrées,  au 
contraire,  le  regard  est  perpétuellement  inquiété,  excédé  par  cette 
multitude  de  figures  qui  se  déroulent  et  qui  renaissent  les  unes  des 
autres;  on  oublie,  pour  les  regarder  ou  pour  les  éviter,  la  page  pré- 
cédente. Autant  vaudrait  rêver  au  milieu  des  cris  et  des  mouvemens 
de  la  foule. 

Notre  époque ,  parmi  beaucoup  d'autres  tentatives  heureuses  et 
malheureuses,  veut  trop  souvent  associer  ce  qui  est  du  domaine 
des  sens  et  ce  qui  est  du  domaine  de  l'esprit.  Le  drame  moderne  a 
cherché  h  inspirer  de  fortes  émotions  par  les  effets  de  décors  et  le 
secours  des  machines.  Il  en  est  résulté  beaucoup  de  tragédies  en 
toiles  peintes,  mais  l'art  s'est  matérialisé  en  pure  perte.  L'action, 
l'émotion  dramatique,  ont  perdu  en  intérêt  tout  ce  que  le  regard  du 
spectateur  pouvait  puiser  de  jouissances  dans  ces  successions  rapides 
de  tableaux  étalés  devant  la  rampe  et  qu'un  coup  de  sifflet  faisait 
paraître  et  disparaître. 

La  fusion  non-seulement  d'arts  antipathiques,  mais  môme  de  ceux 
qui  ont  quelque  analogie,  a  toujours  paru  impossible.  L'un  des  deux 
se  ruine  le  plus  souvent  dans  ces  sortes  de  commandites.  Chaque  art 
a  son  genre  de  beauté  particulière.  Si  la  peinture  n'a  véritablement 

TOME  1.  42 


"êSk  lEVUE  DES  DEI7X  liOlfBBS. 

jpas  existé  chez  les  anciens,  si,  dans  tons  les  cas,  elle  a  été  inférieure  à 
;la  iumlpiure,  ne  serait-ce  point  qu^elle  n'a  pas  assez  compris  ses  pro* 
f  res  lois,  et  qu'elle  a  ewatînuellenoent  suivi  celles  du  bas-relief?  Si 
«a  oontcatpe,  «hez  les  modernes,  la  sculpture  est  demeurée  bien  loin 
«de  sa  rivale,  n'^est-ce  pas  que,  venue  après  la  peinture,  elle  a  voulu 
Jvi  «empHoiiter  son  genre  de  composition ,  faire  ses  bas-rdiefs  comme 
des  tobleaux,  et  arriver  dans  ses  statues  à  des  mouvemens  et  à,  des 
^vppessMMis  que  la  peinture  seule  peut  rendre? 

L'enfance  des  arts  a  voulu  seule  les  réunir.  Us  se  séparent  à  me- 
sure qu'ils  avancent  et  qu'ils  acquièrent  ce  qu'on  pourrait  appeler 
leur  nationalité.  Il  est  remarquable  que,  dans  ces  sortes  de  promis- 
cuités, l'art  le  plus  matériel  absorbe  l'art  le  plus  intellectuel.  Quelle 
paésie  devient  possible  à  r<^éra,  au  milieu  des  tempêtes  déchaînées 
des  trompettes  et  des  trombones?  Aussi  a-t-on  renoncé  à  voir  un 
énHne  dans  l'opéra.  Le  libretto  ne  sert  plus  que  de  support  à  la  mu- 
sique aérienne  et  flottante,  qui  s'y  enlace  comme  la  vigne  à  l'érable. 

il  en  est  de  môme  de  la  peinture;  elle  ne  peut  guère  inventer 
d'action,  car  elle  serait  obligée  d'en  donner  l'explication  aux  spec- 
-tateurs.  £lle  représente  donc  des  actions  connues  ou  censées  con- 
nues, tirées  des  «Uvres  religieux  ou  des  poèmes  les  plus  universel- 
lenaent  admirés.  Il  a  pu  arrfver  que  des  oeuvres  littéraires  aienit 
^rvi  en  quelque  sorte  de  libretto  à  de  grands  artistes.  Jules  Romani 
a  illustré  de  ses  dessins  pornographiques  «ne  œuvre  qu'il  ne  doit 
plus  être  permis  de  nommer.  Le  Poussin  a  illustré  le  poème  de 
Y  Adonis  du  Marini;  les  estampes  d'après  la  fable  de  Psyché,  dessinées 
par  Raphaël  et  gravées  par  Marc- Antoine,  sont  aussi  des  illustraftions. 
Les  dessins  de  Flaxman,  d'après  Homère,  Hésiode  et  Dante,  ceux 
de  Prudhon,  d'après  Daphnis  et  Chloé,  ceux  de  Cornélius,  d'après 
les  NiehelungeiAy  ceux  d'Overbeck,  d'après  l'oraison  dominicale,  et 
de  Martin,  d'après  le  Paradis  perdu ,  sont  des  œuvres  qui,  à  des 
titresdivers,  font  pardonner,  par  leur  mérite,  la  lutte  inégale  delà 
gravure  avec  la  poésie.  Mms  aujourd'hui  quel  e^  cekri  de  nos  grands 
peintres  qui  ait  c<uisentî ,  si  ce  n'est  Delacroix ,  et  encore  par  une 
erreur  de  jeunesse,  à  iKustrer  des  ceuvres  littéraires?  Les  entrepre- 
neurs de  publications  pittoresques  sont  allés  trouver  tous  les  talens 
faciles,  capables  de  con^oser  des  scènes  et  d'ajuster  des  figures;  il 
s'est  rencontré  ides  populations  de  graveurs  assez  habiles  dans  leur 
métier,  et  <en  peu  d'jnoées  tous  les  livres  qu'il  était  possible  de  cou- 
vrir de  gravures  en  ont  été  couverts,  sans  excepter  ces  vieux  fonds 


LA  UTTÉRATIHIE  ILLUSTRÉE.  655 

de  boutique  de  nos  romanciers  les  plus  féconds,  qui  avaient  sans 
nul  doute  besoin  des  bons  offices  de  la  gravure  pour  se  faire  relire. 

Alors  la  gravure  s'est  trouvée  avoir  une  librairie  spéciale,  une  po- 
pulation active  de  producteurs.  Elle  est  devenue  triomphante,  sou- 
veraine. Elle  n'a  plus  voulu  se  mettre  uniquement  au  service  de  la 
littérature  et  en  buriner  les  gloires.  Lorsque  ses  premières  tentatives 
eurent  réussi,  lorsque  par  le  fait  même  du  succès  il  se  fut  établi  des 
réputations  de  vignettes,  qu*il  se  fut  créé  des  génies  sur  pierre  et 
sur  bois,  alors  les  prétentions  de  la  gravure  ont  grandi ,  elle  n*a  plus 
voulu  traduire  le  texte,  mais  le  dicter  :  seconde  période  des  publica- 
tions pittoresques. 

On  s'est  servi  de  tout  ce  qui  pouvait  fournir  matière  ou  motif  à 
dessin.  On  a  fait  des  Jardins  des  Plantes^  des  Français  peints  par  eux- 
mémesy  des  Animaux  peints  par  eux-mêmes;  les  écrivains  n'ont  eu 
d'autre  travail  que  de  commenter,  expliquer  et  développer  l'œuvre 
du  crayon.  Les  diableries,  les  almanacbs,  les  physiologies,  ont  été 
exécutés  sur  une  large  échelle.  Lorsqu'on  voit  les  éditeurs  de  cette 
littérature  pittoresque  dépenser  pour  la  publication  de  certains  ou- 
vrages dix  ou  douze  fois  le  prix  d'un  volume  de  Chateaubriand  ou  de 
Lamartine,  on  est  en  droit  de  se  demander  quelle  est  cette  littéra- 
ture si  dispendieuse  qui  charge  la  librairie  française  d'un  budget  an- 
nuel si  considérable.  Cette  prétendue  littérature,  née  de  l'illustration, 
n'est  autre  chose  qu'une  littérature  de  foire,  de  colporteurs,  de 
femmes  et  d'enfans.  Comme  elle  ne  s'adresse  pas  à  l'esprit  d'honunes 
sérieux,  mais  à  la  curiosité  de  tous  les  passans;  comme  elle  tend  à 
devenir  populaire  par  l'avilissement  du  sujet  et  la  forme  du  langage, 
elle  produit  des  œuvres  d'un  esprit  grossier.  Faite  pour  la  rue  et 
l'étalage  aux  vitres,  elle  a  pris  les  farces  et  les  grimaces  des  comiques 
de  la  rue.  Aussi  tous  les  éditeurs  de  pittoresques  ne  sont  préoccupés 
que  d'une  seule  question  h  résoudre  :  trouver  ce  qu'ils  nomment 
une  idée  à  exploiter.  Le  plus  souvent,  ce  sera  quelque  sujet  grotes- 
que ou  vulgaire ,  lequel  pourra  prêter  davantage  aux  fantaisies  du 
dessinateur,  ou  bien  encore  quelque  sujet  dç  mode  ou  de  costume 
qui  plaira  au  monde  ignorant  et  dissipé  des  jeunes  gens  de  famille. 
Jusqu'à  présent,  la  littérature  avait  voulu  satisfaire  les  nobles  cupi- 
dités de  l'intelligence;  elle  cherchait  son  auditoire  dans  Taristocratie 
des  âmes.  Aujourd'hui,  elle  ne  prétend  plus,  par  les  ouvrages  pitto- 
resques, amuser  que  les  oisifs  et  les  badauds;  elle  cherche  son  public 
dans  les  classes  les  moins  lettrées.  Aussi  toutes  les  variétés  d'ouvrages 

43« 


656  RETI7B  DES  DEUX  MONDES. 

pittoresques  peuvent  se  réduire  à  un  seul  genre,  tableaux  ou  ro- 
mans de  mœurs,  physiologie  de  ceci,  physiologie  de  cela,  Un  Hiver 
à  Paris  y  Belles  Femmes  de  Paris,  la  Grande  Ville,  Si  jeunesse  savait, 
si  vieillesse  pouvait ,  etc.,  etc. 

On  peut  s'expliquer  encore  qu'en  de  tels  ouvrages,  où  évidemment 
la  partie  pittoresque  est  le  principal  et  la  partie  littéraire  l'accessoire, 
les  éditeurs  fassent  sans  regret  un  holocauste  de  toutes  les  condi- 
tions de  style,  de  pensée,  de  langue.  On  ne  trompe  en  définitive, 
avec  la  littérature  d'illustrations,  que  ceux  qui  veulent  bien  être 
trompés.  Mais  l'histoire,  mais  la  géographie,  qui  sont  des  sciences, 
qui  sont  pour  tous  des  nécessités  d'études,  qui,  par  leur  nature 
grave  et  importante,  s'étaient  toujours  maintenues  dans  une  région 
austère,  élevée,  qui  n'avaient  jamais  accepté  les  caprices  de  la  mode 
littéraire,  qui  enfin  avaient  toujours  conservé  une  certaine  forme 
traditionnelle  et  solennelle,  ont  eu  à  subir  aussi  les  violences  du 
pittoresque.  Les  écrivains  au  rabais,  qui  n'avaient  ni  assez  de  con- 
naissance des  faits ,  ni  assez  de  pénétration  philosophique  pour  les 
expliquer,  se  sont  mis  à  compiler  ou  à  rajuster  de  vieux  ouvrages 
historiques  oubliés,  méprisés,  où  les  erreurs  de  dates  ne  sont  rache- 
tées que  par  les  erreurs  d'évènemens.  Les  dessinateurs  sont  devenus 
historiens,  comme  ils  étaient  devenus  romanciers  et  moralistes, 
et,  pour  se  mettre  d'accord  avec  les  écrivains,  ils  ont  multiplié  de 
leur  fait  les  anachronismes  de  costume,  d'ornementation  et  d'archi- 
tecture. Nous  avons  vu  d'abord  paraître  des  ouvrages  bariolés  de 
vignettes,  qui  avaient  la  prétention  d'enseigner  l'archéologie,  l'art, 
la  statistique,  les  mœurs  de  tous  les  pays.  Quand  des  gravures  avaient 
orné  quelque  ouvrage  anglais,  on  les  rachetait  en  France,  et  on  rédi- 
geait un  texte  nouveau  sur  ces  gravures.  A  ces  espèces  d'encyclopé- 
dies pittoresques  ont  succédé  les  histoires.  La  librairie  a  jeté  succes- 
sivement sur  le  marché  public  des  histoires  de  France  pittoresques, 
des  histoires  d* Angleterre  pittoresques,  des  histoires  de  Napoléon  pit- 
toresques. Toutes  ces  histoires,  faites  le  plus  souvent  à  coups  de 
ciseaux,  sans  intelligence,  sans  esprit  critique,  exercent  une  in- 
fluence fâcheuse  sur  la  portion  la  moins  éclairée  du  public,  qui  seule 
est  appelée  à  les  lire;  elles  répandent  les  plus  fausses  notions  dans 
de  jeunes  têtes  qui  ne  peuvent  discuter  les  idées  et  les  assertions  de 
rhistorien,  qui  acceptent  les  mensonges  pour  des  vérités,  l'igno- 
rance pour  la  certitude,  les  hérésies  pour  des  dogmes  politiques. 
Cette  famille  de  médiocres  esprits  n'a  garde  d'étudier  les  faits,  en- 


LA  UTTÉRATURB  ILLUSTRÉE.  G57 

core  moins  de  les  expliquer  :  dans  sa  vulgaire  ambition,  elle  n*a 
qu'un  but,  c  est  de  prendre  le  plus  de  dupes  possible  à  Tappât  de  ses 
compilations  illustrées. 

Malheureusement,  à  côté  de  ces  aventuriers  littéraires,  on  voit  des 
écrivains  distingués,  qui  ont  habitué  le  public  à  compter  sur  eu\ 
dans  la  littérature  sérieuse,  consentir  à  être  des  faiseurs  de  paroles 
pour  des  dessinateurs  de  troisième  ordre.  On  a  beaucoup  reproché 
à  M.  Scribe  ce  métier  de  manœuvre  littéraire  qu'il  acceptait  daiîs 
lous  les  opéras.  M.  Scribe  au  moins  se  faisait  Torgane  de  Meyer- 
beer,  et  dans  cette  commandite  il  pouvait  avouer  hautement  son 
associé.  Nous  ne  voulons  pas  dire,  nous  ne  voulons  pas  môme  savoir 
les  motifs  qui  ont  poussé  des  hommes  de  talent  à  venir  abdiquer 
ainsi,  dans  toute  la  plénitude  de  leur  jeunesse  et  de  leur  force,  celte 
dignité  de  l'esprit  qui  doit  toujours  être  la  vertu  de  Técrivain.  Se 
pourrait-il  que  par  le  fait  môme  du  talent,  la  parole,  qui  n'a  été 
donnée  au  talent  que  pour  servir  Tidée  ou  la  poésie,  que  Toutit  divin 
de  la  grandeur  humaine  ne  soit  plus  qu'une  matière  vénale  au  ser- 
vice, aux  gages  de  quiconque  veut  la  payer?  Ce  scandale  a  été  donné 
par  trop  peu  d'hommes  d'un  mérite  véritable  pour  qu'eux-mêmes 
ne  reviennent  pas  de  l'erreur  où  ils  sont  tombés;  ils  laisseront  cette 
littérature  de  marchands  forains  et  d'étalages  à  ces  folles  plumes 
qui  ont  compromis  leur  renommée  ou  qui  n'ont  pu  s'en  faire  au- 
cune. Ils  ne  mettront  pas  ainsi  leur  nom  au  Mont-de-Piété  pour 
aider  a  tromper  le  public,  qui  croit  trouver  dans  ce  qu'ils  signent 
le  talent  de  leurs  autres  œuvres,  et  qui  ne  le  trouve  jamais.  Alors 
la  littérature  pittoresque  n'aura  plus  pour  instrumens  que  ces  na- 
tures fourvoyées  qui,  poussées  à  Paris  de  tous  les  points  de  l'horizon 
par  la  grande  maladie  des  esprits,  s'imaginent  que  le  mépris  des 
études  et  des  traditions  Uttéraires  est  le  talent,  et  l'impertinenco 
(le  la  parole,  le  génie.  Cette  famille  d'écrivains,  la  plus  nombreuse, 
et  qui  s'accroît  chaque  jour,  alimente  surtout  les  publications  pit- 
toresques. Ce  sont  des  jeunes  gens  qui  n'ont  pu  prendre  leur  voca- 
tion au  sérieux,  et  qui,  pour  ne  pas  se  séparer  des  immenses  fa- 
cilités de  plaisir  qu'une  grande  capitale  procure  toujours,  ont  cru 
que  de  toutes  les  vocations  la  plus  facile,  la  plus  lucrative,  était  la 
vocation  la  plus  élevée,  la  plus  difOcile,  la  littérature.  Parmi  ces 
écrivains,  il  en  est  sans  doute  qui  méritent  plus  de  pitié  que  de 
blâme,  il  en  est  qui  n'arrivent  à  vendre  ainsi  leur  plume,  a  sacrilier 
leur  dignité,  qu'après  une  lutte  opinidtre  avec  la  misère.  Ce  n'est 


658  RBTUB  DBS  BBUX  MOKDBS. 

pas  sans  de  longs  et  douloureui  combats  quHs  se  sont  résignés  à 
subir  enfin  dans  toute  sa  rigueur  cet  humiliant  servage  littéraire. 
Mais  ces  derniers  sont  rares,  et  ce  qui  met  le  plus  souvent  tant  de 
jeunes  esprits  au  service  de  la  spéculation ,  c*est  Tappât  des  gains 
faciles  ou  je  ne  sais  quel  sentiment  de  puérile  vanité. 

Si  la  valeur  des  ouvrages  pittoresques  est  littérairement  ce  qn*elte 
devait  être,  en  fait  d'art,  la  gravure  sur  bois  et  la  lithographie 
ont  produit  peu  de  talens.  M.  Tony  Johannot,  qui  possède  la  ré- 
putation la  plus  populaire  et  la  plus  ancienne,  est  un  dessinateur 
ordinaire.  11  a  une  élégance  maniérée  qui  n'atteint,  à  vrai  dire,  ni 
au  sentiment  ni  au  style.  Cependant  M.  Johannot  a  un  mérite 
qu'il  serait  injuste  de  lui  refuser.  Il  a  trouvé  une  certaine  somme 
de  procédés  et  d'effets  qui  sont  des  imitations  telles  quelles  de  la 
nature.  Il  a  été  suivi  dans  cette  voie  par  deux  hommes  de  talent  et 
de  fantaisie,  M.  Baron  et  M.  Célestin  Nanteuil.  Cependant  M.  Tony 
Johannot  a  toujours  tenu  le  premier  rang  dans  la  faveur  publique.  Il 
n'est  guère  d'illustration ,  petite  ou  grande,  qui  n'ait  été  faite,  sinon 
entièrement,  au  moins  partiellement  par  lui.  Il  a  eu  les  honneurs 
de  tous  nos  poètes  et  du  frontispice  de  tous  nos  romanciers  mo- 
dernes, de  Chateaubriand,  de  Lamartine,  de  Victor  Hugo,  sans 
compter  les  morts,  Molière,  l'abbé  Prévost,  et  quelques  autres  en- 
core. Il  a  débuté  dans  le  domaine  fantastique  du  moyen-âge,  qu'il 
affectionne  beaucoup,  par  l'illustration  des  Sept  châteaux  du  roi  de 
Bohême.  Venu  à  l'époque  de  réaction  qui  nous  emportait  vers  les 
souvenirs  de  la  féodalité ,  vers  cette  poésie  archéologique  de  l'Alle- 
magne, il  en  a  exhumé  tout  le  vestiaire.  Il  dessinait  ces  armures 
tant  décrites  alors,  ces  longs  corsages  plats,  ces  longues  robes  à  plis 
fins,  ces  cheveux  flottans  des  femmes  et  des  anges  sculptés  dans  les 
voussures  des  cathédrales.  Il  a  vu  tout  le  parti  qu'on  pouvait  tirer  des 
ajustemens  anciens,  depuis  ceux  de  l'école  flamande  jusqu'à  ceux  de 
l'école  florentine.  Copiste  intelligent  et  persévérant  de  nos  musées,  il 
pouvait  paraître  original  aux  mémoires  fatiguées  des  nudités  froides 
de  Prudhon.  Il  transporta  sur  le  bois  la  révolution  qui  se  faisait  dans 
la  peinture. 

Cependant  il  se  présenta  un  ouvrage  de  fantaisie  par  excellence, 
qui  concordait  admirablement  avec  le  talent  du  peintre,  avec  ses 
études  antérieures  de  costumes,  le  seul  ouvrage  peut-être  dont  l'il- 
lustration aurait  des  chances  de  pardon  à  nos  yeux,  c'est  le  roman 
de  Cervantes.  Dans  ce  texte,  en  effet,  sont  réunis  tous  les  con- 


LA  LITTÉRATURE  ILLUSTRÉE.  659 

trasrtes,  tous  les  temps,  tous  les  costumes,  tous  les  rangs,  bandits, 
montes,  grands  seigneurs,  filles  d'auberges,  grandes  dames  penchées 
à  leur  balcon,  opulens  dîners  en  plein  champ,  avec  une  tête  d'ail  et 
une  gourde,  et  dans  de  somptueuses  salles,  avec  de  beaux  pages  et  des 
éeuyers,  et  des  hanaps  en  verre  de  Bohême.  Batailles  burlesques  et 
batailles  sérieuses,  types  éternellement  comiques  de  cea  quatre  graves 
personnages,  Rossinante,  don  Quichotte,  Sancho  et  Fane,  qui  chemi- 
nent sur  les  routes  poudreuses  de  l'Espagne,  tout  le  roman  d*un  bout 
à  l'autre  semble  avoir  été  composé  pour  la  peinture  et  pour  la  gravure. 
Aussi,  durant  le  siècle  dernier,  en  avait-on  souvent  reproduit  les 
scènes  sur  les  tapisseries  flamandes,  et,  dans  les  grandes  salles  de  ces 
vieux  châteaux  qui  disparaissent  chaque  jour  du  sol,  l'histoire  dou- 
loureuse du  chevalier  de  la  Manche  et  de  sa  Dulcinée  tombe  en  lam- 
beaux le  long  des  murs.  M.  Tony  Johannot  a  fait  de  Tillustration  du 
Don  Quichotte  son  véritable  chef-d'œuvre.  Il  n'a  point  inventé,  à 
vrai  dire,  le  type  des  deux  figures  principales;  il  les  a  copiées  du 
seul  homme  peut-être  qui  était  capable  d'illustrer  avec  génie  une 
œuvre  de  génie,  si  M.  Decamps  ne  pensait  pas  qtf  îl  vaut  mieux  pro- 
duire de  belles  compositions  de  peinture,  lorsqu'on  peut  les  produire, 
que  de  dessiner  autant  et  plus  de  sujets  qu'il  n'en  vient  à  l'esprit  sur 
toutes  les  pages  d'un  livre.  Néanmoins,  il  y  a  dans  fillustration  de 
M.  Johannot  beaucoup  de  scènes  bien  entendues,  du  mouve- 
ment, de  l'entrain,  une  couleur  locale;  mais  il  manque  à  sa  ma- 
nière une  étude  plus  approfondie  de  la  nature  et  de  l'individua- 
lité des  figures,  surtout  dans  les  têtes  de  femmes.  Ce  sont  toujours 
les  mômes  cous  longs  et  flexibles  qui  ont  la  grâce  indolente  du 
cygne,  toujours  les  mômes  corsages  qui  doivent  contenir  des  figures 
aériennes.  Il  lui  manque,  en  un  mot,  l'impression,  ce  sentiment 
intime  de  la  vie  qui  traverse  l'ame  de  l'artiste  pour  arriver  à  l'ame 
du  spectateur.  M.  Tony  Johannot  est  un  archéologue  érudit,  un 
copiste  habile,  qui  restaure  des  formes  passées,  mais  qui  n'invente 
pas.  Il  possède  si  bien  un  talent  de  reflet,  qu'en  examinant  ses 
œuvres  on  retrouve  presque  toujours  la  physionomie  du  peintre 
passé  ou  contemporain  qu'il  a  le  plus  récemment  étudié.  Il  a  ignoré 
ou  méconnu  ce  sens  plus  réel,  plus  individuel  de  l'art,  qui  explique 
et  qui  légitime  le  succès  de  M.  Gavarni.  Celui-ci,  en  effet,  n'a  voulu 
puiser  ses  inspirations  qu'en  hii-môme  et  dans  la  comédie  incessante 
et  variée  de  la  vîe.  Ceux  qui  ne  veulent  admirer  dans  le  talent  de 
M.  Gavarni  que  son  caractère  spirituel  et  satirique  ne  lui  rendent 
pas  une  justice  complète.  Il  n'y  a  pas  seulement  en  lui  l'observation 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

profonde,  fine,  caustique,  du  romancier,  du  comédien  ou  du  mora- 
liste; il  y  a  encore  une  science  consommée  du  dessin.  Il  a  su  le  pre- 
mier élever  jusqu'à  Tart,  jusqu'au  style,  nos  costumes  et  nos  modes. 
Personne  n'a  saisi  comme  lui  l'expression  particulière  de  forme  que 
les  châles,  les  mantilles,  les  robes,  les  coiffures,  peuvent  prendre, 
combinés  avec  les  attitudes  et  la  démarche  des  femmes.  Il  a  démontré 
que  l'on  pouvait  tirer  parti  de  tous  les  ajustemens,  même  de  ceux 
qui,  par  leur  vulgarité  long-temps  réfractaire  à  l'art,  dérangent  le  plus 
les  idées  reçues  d'élégance  et  de  beauté.  Il  a  donné  à  nos  modes  nou- 
velles, à  nos  intérieurs,  à  ces  mille  détails  du  luxe  moderne,  cette 
poésie  saisissante  que  nous  admirons  dans  les  gravures  d'après 
Chardin.  Il  est  allé  plus  loin  :  il  a  reproduit  les  formes  et  les  chairs 
du  cqrps  qui  se  laissent  plutôt  deviner  que  voir  sous  les  draperies. 
Il  a  été  le  biographe  de  ces  existences  sensuelles  et  voluptueuses  qui 
envahissent  toujours  plus  d'espace  dans  la  civilisation  des  grandes 
villes,  et  qui  remplacent  les  hétaïres  de  la  Grèce. 

Cette  même  qualité  d'impression,  que  M.  Gavarni  possède  en  re- 
présentant les  mœurs  et  les  modes  de  notre  pays,  M.  Raffet  l'a 
transportée  dans  la  reproduction  des  costumes  et  des  mœurs  de  la 
Russie.  Comme  exécution,  comme  science  des  procédés  de  la  litho- 
graphie, M.  RafiTet  a  laissé  derrière  lui  tous  les  autres  artistes,  et  ce- 
pendant, lorsque  l'on  compare  les  dessins  qu'il  a  faits  pour  des  illus- 
trations d'ouvrages  littéraires  avec  ceux  qu'il  a  faits  uniquement 
pour  traduire  des  inspirations  directes  tirées  de  son  imagination  ou 
de  la  nature,  on  s'aperçoit  que  la  manie  des  illustrations  pittores- 
ques n'est  pas  moins  funeste  aux  dessinateurs  qu'aux  écrivains. 

A  côté  d'eux,  M.  Grandville  se  traçait  une  voie  particulière.  Il 
prétait  aux  animaux  les  expressions  et  les  poses  humaines;  il  tentait 
l'apologue  dans  le  domaine  du  dessin.  C'était  une  entreprise  impos- 
sible, mais  que  des  inspirations  souvent  heureuses  paraissent  justifier 
chez  M.  Grandville.  Le  fantastique  et  le  surnaturel  ne  peuvent  appar- 
tenir qu'à  la  seule  poésie;  l'esprit  oublie,  dans  l'entraînement  de  la 
fiction  poétique,  la  réalité  des  objets.  L'homme  se  fait,  dans  la  soli- 
tude de  la  pensée,  du  monde  chimérique  un  monde  possible;. mais 
la  peinture  n'a  pas  cette  faculté.  Elle  ne  peut  dénaturer  ostensible- 
ment ni  directement  aux  regards  les  proportions  des  objets ,  se  sous- 
traire aux  lois  d'espace  et  d'étendue,  détruire  la  logique  invincible 
des  yeux,  qui  ne  veulent  accepter  que  les  formes  qu'ils  ont  vues,  et 
sous  la  configuration  exacte  où  ils  les  ont  vues. 

Môme  dans  le  champ  beaucoup  plus  vaste  de  la  littérature,  l'emploi 


LA  LITTÉRATURE  ILLUSTRÉE.  Ô61 

du  moyen  fantastique  n'est  pas  arbitraire.  L'apologue  ni  Tépopée  ne 
conviennent  à  toutes  les  époques.  La  fable  est  la  forme  un  peu  en- 
fantine de  la  pensée  qui  n'est  pas  encore  affranchie,  et  qui,  comme 
la  femme  esclave  de  l'Orient,  ne  se  montre  que  voilée.  Il  a  fallu  une 
époque  de  despotisme  pour  produire  La  Fontaine.  Le  charme  de 
l'apologue  est  dans  l'espèce  d'énigme  qu'il  propose  à  l'esprit  et  dans 
le  plaisir  que  celui-ci  éprouve  à  la  deviner.  Aussi  Montesquieu,  écri- 
vant dans  un  siècle* où  un  mot  suspect  était  payé  de  la  Bastille, 
parle-t-il  beaucoup  par  apologue. 

Si  donc  littérairement  la  fable  appartient  surtout  aux  civilisations 
primitives  ou  opprimées,  dans  l'art  d'imitation  elle  ne  peut  servir  qu'à 
faire  une  caricature  à  la  longue  monotone.  Ce  n'est  pas  qu'on  doive 
absolument  répudier  le  parti  qu'on  peut  tirer  du  rapprochement  spi- 
rituel du  type  humain  avec  le  type  bestial.  Les  scènes  satiriques  des 
panneaux  de  Chantilly,  les  fantaisies  profondément  observées  de 
Decamps,  prouvent  que  les  expressions  et  les  occupations  de  l'homme 
peuventtrèsbien,par  une  métempsycose  matérielle,  se  transmettre 
à  des  figures  d'animaux.  Il  y  a  même,  dans  cet  ordre  de  peinture  ou 
de  gravure,  un  genre  d'effets  plein  de  nouveauté,  qui  appartient  au 
sentiment  d'analogie;  mais  ces  effets  ne  sont  obtenus  qu'à  la  condi- 
tion que  les  lois  d'analogie  soient  toujours  rigoureusement  observées, 
et  qu'en  voulant  atteindre  au  résultat  comique  du  rapprochement 
de  deux  tjT)es,  on  maintienne  l'équilibre  entre  eux.  M.  Grandville 
n*est  sans  doute  pas  dépourvu  de  ce  sentiment  d'analogie.  Il  sait 
trouver  des  rapports  justes,  quoique  lointains ,  entre  les  attitudes, 
les  fourrures  et  les  plumes  des  différens  quadrupèdes  et  bipèdes , 
et  les  formes,  les  poses  et  les  vétemens  de  l'homme.  Il  sait  quel- 
quefois prêter  fort  spirituellement  nos  coutumes  les  plus  excen- 
triques à  d'humbles  bétes  dont  il  ne  détruit  pas  d'ailleurs  l'identité. 
Cétait  le  seul  moyen  de  rendre  pour  nous  ses  représentations  d'ani- 
maux plus  intéressantes  que  des  planches  d'histoire  naturelle.  Sous 
ce  rapport,  il  a  mieux  compris  que  son  prédécesseur  Oudry  l'illus- 
tration des  fables  de  La  Fontaine.  Le  célèbre  peintre  d'animaux  du 
siècle  dernier  n'a  point  cherché  à  reproduire  la  mise  en  scène  et  le 
caractère  de  ces  fables;  il  s'est  contenté  de  placer  les  animaux ,  en 
présence  les  uns  des  autres,  au  milieu  de  vastes  paysages.  Il  a  esquivé 
la  difTiculté  par  une  énorme  dépense  d'accessoires.  II  ne  s'est  pas  plus 
occupé  de  l'expression  que  du  dialogue  présumé  des  interlocuteurs. 
Si  on  excepte  quelques  fables,  comme  celle  de  la  cigogne  et  du  re- 
nard, où  l'on  aperçoit  quelque  velléité  de  traduire  les  intentions  et 


6S3L  BEVUE  DES  DEUX  moudbs. 

l'esprit  de  La  Fontaine,  rœuvFC  dOudry,  malgré  la  facilité  et  la  lati^ 
tude  que  lui  laissait  la  gravure  sur  cuivre,  n*est  guère  autre  cho^ 
qu'une  collection  fastidieuse  de  bétes  et  de  vues. 

M.  Grandville,  au  contraire,  a  voulu  et  a  su  se  tenir  à  Fcsprit  de 
la  fable.  Il  s'est  créé  un  monde  d'animaux  plus  ou  moins  huma- 
nisés. De  ceux-là  il  n'a  pri»  que  la  tête ,  de  ceux-ci  le  corps  entier. 
n  les  a  tous  ramenés,  mammifères,  oiseaux ,  poissons  ou  iosecles, 
à  un  seul  principe,  leur  rapport  avec  l'homme.  Les  créations  de 
M.  Grandville  pourraient  démontrer  par  la  physionomie  le  système 
de  M.  Geoffroy  Saint-Hilaire,  l'unité,  l'échelle  ascendante  de  vie,  l'a- 
nimalité multiple  dont  l'homme  est  sur  cette  terre  le  dernier  éche- 
lon. Malheureusement  le  peintre  ofQciel  des  bétes  n'a  pas  su  s'ar- 
rêter à  propos  dans  ce  travestissement  universel  du  monde  animri. 
n  y  avait  tout  au  plus  une  trentaine  de  fables  qu'il  pût  illustrer  avec 
esprit  et  sans  violer  les  convenances.  Il  a  voulu  les  illustrer  toutes, 
et  il  a  reproduit  des  scènes  impossibles  à  reproduire.  Dans  les  Ani- 
maux peints  par  eux-mêmes  y  il  a  poussé  encore  plus  loin  l'exagéra- 
tion de  ce  défaut.  Les  races  qui  ne  peuvent  avoir  une  ressemblance 
assez  voisine  avec  l'honmie  se  sont  vues  travesties,  contraintes  de 
représenter  nos  gestes,  nos  habitudes,  nos  costumes.  Il  a  fait  de», 
éléphans  qui  fument  des  cigares,  des  escargots  majestueusement 
traînés  en  carrosse,  des  crocodiles  attablés  au  milieu  de  bouteUles 
et  de  plats,  des  chevaux  tenant  une  plume  à  leur  sabot.  Cette  pué- 
rilité poussée  à  l'extrême,  cette  absence  de  goût,  deviennent  à  la 
longue  l'impertinence  du  fantastique.  Avec  sa  (inesse  d'observation, 
M.  Grandville  n'a  pas  vu  que  peu  d'animaux  se  rapprochent  assez , 
par  certains  côtés,  de  quelques  hommes,  pour  légitimer  ses  spiri- 
tuelles mascarades.  Avec  les  fourmis,  les  coléoptères,  les  chiens,  les 
rats  et  quelques  oiseaux,  il  a  dessiné  des  scènes,  créé  une  race 
hybride,  qui  lui  assignent  une  place  à  part  dans  l'histoire  de  l'art  de 
notre  époque.  Pour  les  portraits  de  petits  animaux,  car  l'instinct» 
signe  d'une  origine  commune,  rapproche  dans  l'enfance  toutes  les 
races,  M.  Grandville  a  trouvé  des  formes,  des  attitudes  admiitH 
blés.  Seulement  on  pourrait  lui  reprocher  l'absence  d'expression  et 
de  naïveté.  Le  talent  de  M.  Grandville  est  systématique,  volontaire; 
il  s'est  formé  pair  la  patience,  l'étude,  l'observation;  on  sent  qu'il  se 
rattache  à  deux  ou  trois  théories  inflexibles;  on  n'y  trouve  pas  asses: 
ce  qui  est  un  des  plus  grands  charmes  de  l'art,  la  spontanéité,  l'en- 
train ,  l'abandon ,  la  facilité  généreuse  qui  produit  toujours  et  se  ré- 
génère sans  cesse.  La  manière  de  M.  Grandville  est  passée  dans  soa 


LA  LITTÉRATTRE  ILLUSTRÉE.  663 

esprit  à  Vétat  de  dogme,  de  texte  précis,  arrêté,  de  lettre  morte,  et 
quelque  chose  que  l'on  voie  désormais  de  lui,  on  n'éprouvera  pas  ce 
bonheur  de  l'imprévu  qui  donne  toujours  un  nouvel  intérêt  aux  œu- 
vres d'un  même  artiste.  Ensuite  les  tableaux  de  M.  Grandville  man- 
quent en  général  d'effet.  Aujourd'hui  que  la  couleur  de  la  gravure  a 
fait  d'incontestables  progrès,  M.  Grandvillc  a  conservé  une  manière 
pâle.  Il  est  venu  trop  tôt,  il  porte  la  peine  d'une  éducation  incom- 
plète; il  lui  manque,  comme  à  Brascassat ,  la  lumière,  qui  est  la  vie 
du  paysage. 

Nous  n'avons  examiné  dans  les  Animaux  peints  par  eu^-mêmes 
que  les  travaux  de  M.  Grandville,  car  évidemment  l'ouvrage  n'a  été 
conçu  que  pour  exploiter,  sous  une  nouvelle  forme,  le  talent  popu- 
laire du  dessinateur.  Toute  la  partie  littéraire  se  réduit  à  des  allusions 
plus  ou  moins  spirituelles  contre  la  chambre  des  députés,  à  des  plai- 
santeries plus  ou  moins  compréhensibles  sur  les  systèmes  qui  divi- 
sent la  science.  Il  semblait  que  les  hommes  de  talent  se  trouvaient 
dépaysés.  La  malicieuse ,  l'élégante  et  la  fine  bonhomie  de  Nodier 
lui  a  fait  défaut  pour  ses  Tablettes  de  la  giraffe  ainsi  que  dans  l'his- 
toire du  Renard  pris  au  piège.  Le  premier  Feuilleton  de  Pistolet  té- 
moigne de  cette  facilité  qu'a  M.  Janin  de  laisser  envoler  ses  feuilles 
écrites.  Quant  à  la  monographie  intitulée  Histoire  dun  Moineau  à  la 
recherche  du  meilleur  gouvernement  y  c'est  une  galanterie  fort  désin- 
téressée que  l'auteur  de  Lélia^  descendant  des  hautes  sphères  qu'il 
habitait  autrefois,  a  bien  voulu  faire  aux  Animaux  peints  par  (^x- 
mêmes.  Il  leur  a  officieusement  prêté  son  nom;  par  un  accès  de  dé- 
vouement que  nous  ne  nous  chargeons  pas  d'expliquer,  il  a  consenti 
à  endosser  la  traînante  et  prétentieuse  phraséologie  de  M.  deEalzac; 
on  a  compté  assez  sur  l'ignorance  des  moineaux  pour  espérer  qu'ils 
ne  s'apercevraient  pas  des  différences  de  style.  Si  Ton  excepte  une 
très  mordante  et  très  fine  raillerie  de  certains  ridicules  littéraires^ 
ptr  M.  Alfred  de  Musset,  cette  .publication  n'a  que  l'esprit  très  mé- 
diocre des  :petits  journaux.  £n  mérité ,  ce  n'était  pas  la  peine  de 
prêter  aux  animaux  si  peu  d*esprit,  quils  pouvaient  parfaitement  le 
resdre  sans  être  tenus  à  la  moindre  reconnaissance. 

Nous  demandons  sincèrement,  après  avoir  achevé  la  lecture  de  cet 
ouvrage,  quel  peut  en  être  le  but  littéraire,  car  iMiu»n'y  voyons  que 
des  «cènes  écrites  de  toute  mam,  «bs  que  novs  {Hussions  trouver 
entre  eHes  aucune  loi  logique,«ucBne  parenté  d'intention.  Est-ce 
me  critique  de  nos  vices^>âe  nos  ridicules,  de  nosnealitotionspoli- 
tique&yde  maire  littèraUiie  JMteatte?  RvéoîaâaeBtnoii*  iiexiftel)ien 


664'  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  velléité  vague  de  faire  la  satire  de  toutes  ces  choses  h  la  fois, 
mais  sans  que  le  lecteur  le  plus  clairvoyant  puisse  en  avoir  person- 
nellement la  certitude.  L'absence  de  plan ,  qui  n'est  pas  toujours  la 
fantaisie,  Tespèce  de  coliue  et  de  quiproquo  perpétuel  entre  les  au- 
teurs et  leurs  personnages,  déroute  à  chaque  instant  Fesprit  du  lec- 
teur. La  moralité  ou,  comme  Ton  voudra,  la  conclusion  du  livre,  est 
demeurée  dans  les  limbes.  Et  cependant,  par  une  sorte  d'unanimité 
miraculeuse  dont  le  secret  n'échappe  pas  à  l'éditeur,  tous  les  jour- 
naux ont  fait  l'éloge  de  cet  ouvrage,  toutes  les  réclames  qui  se  dé- 
guisent sous  forme  de  critique  lui  ont  valu  une  grande  popularité  et 
un  grand  succès  de  vente.  Serait-ce  donc  qu'il  y  aurait  une  solidarité 
latente  entre  la  littérature  des  pittoresques  et  celle  des  feuilletons? 

Pas  plus  que  les  Animaux,  les  Français  peints  par  eux-mêmes  ne 
peuvent  prétendre  à  un  mérite  d'observation  ou  de  forme.  Pour  ce 
dernier  ouvrage,  qui  a  failli  devenir  aussi  volumineux  qu'une  ency- 
clopédie, on  avait  convoqué  le  ban  et  l'arrière-ban  de  la  littérature. 
On  y  retrouvait  bien  encore  ce  don  d'ubiquité  de  M.  de  Balzac  et  de 
quelques  autres  écrivains  universels,  qui  à  toute  publication  donnent 
au  moins  leur  signature;  mais,  à  côté  de  ces  plumes  infatigables,  toute 
cette  menue  littérature  à  laquelle  les  petits  journaux  servent  ordi- 
nairement de  dépôt  de  mendicité,  avait  trouvé  dans  les  volumes  des 
Français  peints  par  eux-mêmes  un  type,  une  profession  à  exploiter, 
qui  le  poète,  qui  le  gendarme,  qui  Tinvalide,  qui  le  portier,  chacun 
selon  ses  goûts  et  sa  connaissance  de  la  matière.  Il  y  avait  là  assu- 
rance tacite  d'indulgence  mutuelle;  on  y  apportait  cet  esprit  cou- 
rant, très  bonhomme  au  fond,  qui  s'est  évaporé  plus  tard  en  phy- 
siologies  et  en  imperceptibles  publications  de  poche. 

Tous  ces  ouvrages,  qui  ne  sont  que  des  thèmes  pour  les  gravures, 
n'ont  qu'une  durée  temporaire;  ils  vivent,  ils  passent,  ils  meurent. 
On  en  est  quitte  pour  les  avoir  vus  ou  pour  les  avoir  oubliés;  ils 
n'exercent  d'influence  qu'individuellement  sur  l'écrivain  qui  se  ré- 
signe à  s'effacer  devant  le  graveur.  La  littérature  pittoresque  ne 
sert  donc  ni  le  peintre ,  qui  a  cependant  ici  le  rôle  du  musicien  à 
l'Opéra,  ni  le  littérateur,  qui  descend  au  rôle  de  faiseur  de  libretti; 
elle  ne  fait  que  diminuer  le  talent.  Mais  il  est  une  autre  nature 
de  publications  dont  la  perpétuité,  la  périodicité,  entraînent  avec 
elles  de  graves  înconvéniens  pour  l'éducation  de  l'intelligence  par 
les  livres.  Comme  la  gravure  sur  bois  et  celle  à  la  mécanique, 
comme  toutes  les  innovations  qui  tendent  à  séduire  l'acheteur  par 
le  bon  marché,  les  magasins  pittoresques  sont  nés  en  Angleterre; 


LA  LITTERATURE  ILLUSTRÉE.  665 

la  patrie  naturelle  de  toutes  les  idées  commerciales.  La  librairie  an- 
glaise n'avait  vu  que  le  moyen  de  vendre  beaucoup  de  feuilles  de 
papier  en  leur  donnant  le  double  attrait  de  l'image  et  de  la  gravure. 
Le  succès  de  vente  légitima  l'entreprise.  La  librairie  française  se 
bâta  bien  vite  d'importer  chez  elle  ce  commerce.  On  fit  venir  de 
Londres  des  graveurs  anglais,  et  Ton  publia  en  France  des  magasins 
pittoresques  à  deux  sous  la  feuille.  Cependant,  comme  on  compre- 
nait qu'il  fallait  procéder  par  voie  d'abonnement  et  non  par  la  vente 
au  détail,  que  ce  qui  pouvait  convenir  à  la  curiosité  désintéressée 
de  la  famille  anglaise  ne  suffirait  pas  aux  exigences  actuelles  de  notre 
esprit,  CCS  magasins  eurent  dès  l'abord  la  prétention  de  faire  l'édu- 
cation du  peuple  à  bon  marché,  de  multiplier  chez  lui  sans  fatigue, 
sans  peine,  sans  perte  de  temps,  des  connaissances  universelles.  Il 
en  est  résulté  que  magasins  et  musées  ont  augmenté  cette  confusion 
d'idées,  mille  fois  pire  que  l'ignorance,  qui  laisse  les  classes  inter- 
médiaires à  la  porte  de  toutes  les  connaissances  et  leur  inocule  la 
vanité,  la  plus  triste  de  toutes  les  maladies  de  l'esprit. 

Peut-être  eût-il  été  possible  que  les  magasins  pittoresques,  s'ils 
avaient  été  rédigés  dans  un  ordre  méthodique,  avec  une  intention 
précise,  comme  certains  livres  faits  pour  populariser  la  science, 
eussent  contribué  à  la  diff'usion  de  ces  notions  élémentaires  que 
tout  homme,  quel  que  soit  son  rang,  doit  posséder  dans  la  vie  habi- 
tuelle; mais  il  règne  dans  toutes  les  publications  périodiques  accom* 
pagnées  de  gravures  la  plus  complète  anarchie  de  connaissances. 
Tantôt  ce  sont  des  curiosités  de  costumes ,  tantôt  des  expositions 
d'art,  quelquefois  de  philosophie  transcendante,  d'autres  fois  d'his- 
toire naturelle,  tout  ce  qu'il  est  possible  d'imaginer  de  plus  opposé, 
de  plus  confus,  de  plus  fragmentaire,  et  conséquemment  de  plus  in- 
saisissable. Quelqu'un  qui  aurait  conservé  dans  la  mémoire  les  sujets 
traités  par  l'un  de  ces  magasins  pittoresques  se  croirait  sous  l'obses- 
sion d'un  de  ces  rêves  laborieux  où  toutes  les  formes  se  confondent 
et  se  transfigurent  incessamment,  où  se  brisent  continuellement 
toutes  les  conditions  de  temps  et  d'étendue.  Quelqu'un  qui  lirait 
assidûment  et  ne  lirait  qu'un  semblable  ouvrage,  s'il  arrivait  à  cet 
effort  de  génie  de  bien  classer  ses  lectures  dans  sa  tête,  aurait  le 
droit  de  citer  beaucoup  de  choses  sans  en  savoir  aucune.  Il  ne  faut 
pas  croire  que  les  œuvres  collectives  et  périodiques,  par  cela  seul 
que  la  variété  se  trouve  être  un  de  leurs  principaux  élémens  d'exis- 
tence, ne  doivent  pas  cependant  être  faites  dans  une  vue  d'ensem- 
ble, avec  ordre  et  unité.  Une  revue  constituée  avec  intelligence. 


666  REVUE  DES  DElfX  MONDES. 

noD-seuleinent  reproduit  le  mouvement  d'esprit  d^une  nation ,  mais 
encore  les  questions  actuelles  qui,  en  art,  en  littérature,  en  po- 
litique, préoccupent  et  passionnent  les  esprits.  Elle  sait  conser* 
ver  l'équilibre  entre  les  faits  intellectuels  de  la  vie  d'un  peuple, 
elle  les  distribue  sinon  dans  un  ordre  rigoureux,  du  moins  dans 
un  ordre  sufGsant,  pour  qu'à  la  fui  de  Tannée,  le  lecteur  se  trouve 
instruit  de  tous  les  grands  évènemens  littéraires  de  son  pays. 
Une  revue^^aiWems  s'adresse  aux  esprits  d'élite  qui  ont  leur  éduca- 
tion faite,  qui  ont  un  ensemble  d'idées  sur  les  questions  de  philoso- 
phie et  de  poésie.  Elle  ne  les  promène  donc  pas  de  détours  en  dé- 
tours dans  une  route  sans  but.  Elle  ne  se  propose  pas  l'instruction 
des  lecteurs;  elle  la  suppose  au  contraire.  Mais  il  n'en  est  pas  de 
même  pour  les  magasins  pittoresques  qui  s'adressent  surtout  aux 
enfans,  au  peuple,  à  toute  la  partie  la  plus  ignorante  de  la  société, 
incapable  de  discerneir,  dans  cette  grande  confusion  de  choses  et 
d'idées,  le  lien,  le  rapport  de  ce  qu'il  doit  savoir  avec  ce  qu'il  doit 
ignorer.  Ce  que  les  magasins  pittoresques  dépensent  pour  la  gravure, 
ils  sont  obligés  de  l'économiser  sur  la  partie  littéraire;  ils  traitent 
nécessairement  les  questions  avec  moins  d'étendue.  Ils  sont  con- 
traints de  concilier  les  conditions  rivales  des  idées  et  des  gravures, 
et,  dans  ce  conflit,  c'est  presque  toujours  la  partie  pittoresque  qui 
l'emporte  sur  la  partie  littéraire.  Souvent  même  des  gravures  sur 
bois,  déjà  faites  pour  une  publication,  servent  ensuite  pour  d'autres 
ouvrages  ;  il  ne  s'agit  plus  que  de  leur  trouver  un  nouveau  com- 
mentaire, un  nouveau  prétexte  de  les  éditer.  Comme  c'est  aux  yeœt 
plutôt  qu'à  l'intelligeqce  qu'on  s'adresse,  comme  c'est  sur  Félément 
pittoresque  plutôt  que  sur  le  mérite  de  science  ou  de  style  que  Ton 
fonde  ses  espérances  de  succès,  les  magasins  et  les  musées  ne  foirt 
que  précipiter  la  décadence,  pour  nous  visible  et  incontestable,  de 
toutes  les  formes  de  la  pensée. 

Le  grand  nombre  des  publications  pittoresques  a  donc  eu  deux 
résiritats  également  funestes  à  la  littérature.  En  illustrant  des  œuvres 
anciennes,  loin  de  donner  à  celles-ci  une  nouvelle  valeur  d'art,  la 
gravure  n'a  fait  que  nuire  au  texte,  que  détruire  l'impression  peé^ 
tique  de  la  lecture.  Elle  a  aidé  à  remettre  en  lumière  des  œuvres 
justement  oubliées.  Quant  aux  productions  autocthones,  tirées  de 
son  propre  fonds,  elle  a  encore  été  littérairement  plus  nuisible.  L'es- 
prH;<ies  deux  arts,  •eomme  il  a  été  démontré,  n'est  pas  le  même;  Ho- 
gaith,  ^^nMneRté  par*8wift,  «ût  fait  perdre  à  ce  dernier  sa  réputa- 
tion d'hemme  «pîrituel.  li'^prlt  exige  en  toute  chose  la  spontanéité» 


LA  LKrTÉBAXUft&  tftftUSVllÉB.  GfflT 

Tallure  propre,  rindépeudooce.  Les  pubKcaiioiis  pittoreMpi^  n^eiit 
jamais  fait  que  poser  ce  problème  à  toifê  les  écrivain»  :  trouver  le 
moyen  de  mettre  en  prose  des  coups  de  er»yeii ,  de  tradoire  des 
figures  en  paroles,  comme  Ton  met  de  mauvais  vers  soos  les^  notes 
du  musicien,  ^ous  ne  sommes  étonné  que  d^un  fait,  c'est  que  des 
hommes  de  talent  aient  pa  se  plier  à  de  semblables  exigences,  c'est 
que  des  hommes  d^'magination  aient  pu  volontairement  renoncer  à 
la  plus  belle  de  toutes  les  prérogatives  de  lesprit  :  celle  d!inveuter 
son  œuvre,  et  de  la  conduire  en  pleine  liberté. 

Nous  devons  le  dire  hautement,  car  nous  ne  nous  occupons  de 
toutes  ces  fantaisies  de  gravure  sur  bois  et  de  lithographie  cpae  dans 
leurs  rapports  avec  la  littérature,  s'il  y  a  décrépitude  visible  des 
formes  de  la  pensée,  il  ne  faudrait  pas  seulement  en  rejeter  la  faute 
sur  la  librairie.  La  librairie,  sans  doute,  est  coupable  de  la  déchéance 
progressive  de  la  littérature,  mais  les  écrivains  eux-mêmes  sont  com- 
plices. Ce  n'est  point  le  talent  qui  a  manqué  de  nos  jours  aux  hommes 
qui  écrivent;  jamais  époque  peut-être,  en  virtudîté,  en  faculté  de 
poésie,  ne  fut  aussi  privilégiée  que  la  nétre;  jamais  il  ne  fut  domié  à 
la  critique  de  contempler  une  plus  riche  et  phis  forte  expansion  de 
tous  les  genres  d'esprit.  Ce  cpii  a  manqué,  c'est  la  règle  du  talent, 
c'est  le  respect  de  soi-même  et  de  sou  travail. 

n  n'est  pas  étonnant  que,  dans  une  époque  ifiduatrieHe,  avec  la 
grande  surexcitation  d'esprit  qui  nous  pousse  aux  jouissances,  la 
littérature  ait  voulu  devenir  une  industrie,  un  kistrumenl  de  for-* 
tune.  Mais  rendons-en  grâce  à  la  nature  même  de  la  pensée,  du  mo- 
ment où  la  littérature  a  prétendu  se  matérialiser  ainsi ,  battre  mon- 
naie avec  ses  produits,  elle  s'est  suicidée.  L'esprit  B'est  paa  use 
machine  à  filer  qui  n'a  besoin  que  d'un  jet  de  vapeur  pour  ranimer 
ses  rouages  et  rendre  chaque  jour,  et  sans  cesse,  sans  fatigue  et  sans 
péril,  la  même  somme  de  travail,  la  même  quantité  de  produits. 
Si  l'esprit  est  infini  comme  Dieu,  son  origine  et  son  essence,  son 
labeur  est  limité.  Il  est  con>posé  de  facultés  diverses  qui  s'aident 
et  qui  se  contrôlent.  Pour  produire  de  grandes  oeuvres  empreintes 
degénie,  il  a  besoin  de  toutes  ces  facultés,  mai»  il  ne  les  trouve  pas 
toutes  et  à  toute  heure.  Le  champ  de  l'esprit,  c'est  le  teapê,  ce  mys;> 
tërieux  milieu  dont  il  a  besoin  pour  créer.  Il  lui  faut  recueiUtr  les 
élémens  de  ses  œuvres,  les  combiner,  attendre  ceux  qui  ne  sont  pas 
venus,  diriger  tous  les  coups^de  fortune  de  l'inspiration»  tonales  cal- 
culs de  la  réflexion  vers  un  centre  et  toujours  vers  un  centre  «nique. 
Les  natures  les  plus  richement  organisées ,  les  honunes*  qui  ont  reçu 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  deux  qualités  extrêmes  de  Tart,  n'ont  jamais  fait  que  peu  d'ou- 
vrages; ils  se  sont  dépensés,  engloutis  corps  et  ame  dans  peu  de  créa- 
tions, quelquefois  dans  une  seule.  Ils  ont  été  fidèles  à  leur  idéal, 
ils  ont  été  loyaux  envers  leur  génie. 

Qu'est-il  arrivé  lorsque  la  littérature,  qui  autrefois  servait  unique- 
ment la  gloire  et  les  idées  de  Técrivain,  est  devenue  un  comptoir,  une 
boutique  ouverte  sur  la  rue,  avec  étalage  et  enseigne,  que  chaque 
œuvre,  que  chaque  ligne,  que  la  vente  en  gros  et  en  détail  ont  pu  se 
débiter  et  se  traduire  en  revenus?  Il  est  arrivé  que  les  œuvres  se  sont 
multipliées  du  fait  de  l'écrivain,  non  pas  dans  une  intention  littéraire, 
encore  moins  dans  un  but  philosophique ,  non  pas  pour  obéir  à  sa 
conviction  et  à  la  sibylle  intérieure,  mais  pour  improviser  une  for- 
tune, pour  avoir  le  droit  de  connaître,  d'expérimenter  et  d'épuiser 
toutes  les  jouissances  de  la  vie. 

Alors  on  a  vu  naître  la  démagogie  de  la  littérature ,  on  a  vu  ces 
émeutiers  de  la  pensée  dont  les  bandes  se  composent  de  toutes  les 
vocations  détournées,  de  toutes  les  vanités  surexcitées,  de  toutes  les 
gloires  manquées,  poètes,  romanciers,  critiques,  qui  devaient  réfor- 
mer l'art,  la  science,  le  théâtre,  organisations  faibles  où  les  facultés 
natives  ne  remplacent  pas  l'absence  d'études  et  qui  croyaient  folle- 
ment qu'on  arrive  au  gouvernement  de  Tintelligence  par  des  coups 
de  main  et  du  tapage  dans  les  rues. 

Alors  les  auteurs  qui  pouvaient  avoir  quelque  avenir  n'ont  cherché 
ni  le  recueillement  ni  les  longs  et  solitaires  dialogues  de  l'inspiration 
avec  la  réflexion;  ils  n'ont  pris  la  peine  ni  de  condenser,  ni  de  mûrir 
leurs  idées,  d'étudier  ni  de  former  un  plan;  ils  se  sont  prodigués, 
dissipés  dans  des  ouvrages  que  ni  leur  inspiration  ni  leur  conviction 
souvent  ne  leur  commandaient.  Ils  n'ont  pas  connu  l'attente,  la  con- 
centration, la  discipline  indispensables  aux  bons  ouvrages.  Leurs 
pensées  étaient  comme  des  recrues  qu'on  n'a  pas  le  temps  d'in- 
struire, de  rassembler  et  de  mettre  en  bataille;  on  les  mène  au  feu 
minute  par  minute ,  è  mesure  qu'elles  arrivent.  Elles  sont  sacrifiées 
en  pure  perte.  Elles  s'épuisent,  disparaissent  et  périssent  sans  hon- 
neur. Les  écrivains  ont  gaspillé  toutes  leurs  facultés,  ils  ont  écrit 
sur  tout,  à  propos  de  tout,  sans  amour,  sans  retenue,  sans  piété 
filiale  pour  leurs  aïeux,  sans  respect  pour  leur  réputation  à  faire  ou 
déjà  faite.  Ils  ont  été  presque  tous  punis  de  la  plus  terrible  puni- 
tion; ils  ont  survécu  à  leur  talent ,  comme  le  débauché  survit  à  la 
faculté  d'aimer. 

Toutes  les  forces  productives  de  la  nature  veulent  être  économî- 


LA  LITTÉRATURE  ILLUSTRÉE.  669 

sées  et  réglées;  le  travail  de  l'esprit,  de  fatigue  en  fatigue,  peut  de- 
venir une  habitude  machinale.  Ce  n'est  là  qu'une  décrépitude  plus 
ou  moins  retardée.  L'imagination  la  plus  riche  n'a  pas  l'haleine 
inépuisable,  elle  n'est  pas  une  béte  de  somme  qui  peut  porter  le 
bât  tous  les  jours,  et  refaire  le  lendemain  la  route  qu'elle  a  faite  la 
veille.  Le  génie  n'a  qu'un  certain  nombre  d'oeuvres  à  donner;  ce 
qu'on  nomme  improvisation,  fécondité,  n'est  pas  un  don,  mais  un 
malheur  de  l'esprit.  Dieu  n'a  dispensé  personne  de  la  réflexion;  il 
n'apporte  à  personne,  à  heure  fixe,  des  inspirations  nouvelles;  il  veut 
qu'en  faisant  son  travail,  l'homme  fasse  lui-même  sa  gloire;  il  veut 
que  ses  veilles  soient  des  batailles.  L'improvisation  n'est'  et  ne  sera 
jamais  un  mérite  pour  aucun  écrivain  :  elle  n'est  que  l'excuse  de  ces 
œuvres  interminables  qui  ne  sont  parties  de  nulle  part  pour  n'arriver 
en  aucun  lieu,  qui  traînent  de  soleil  en  soleil,  de  borne  en  borne, 
leur  éternel  vagabondage. 

Mais  lorsque  l'improvisation  n'a  plus  suiH  à  ces  existences  fié- 
vreuses et  dispendieuses,  qui  voulaient  associer,  par  un  singulier 
adultère,  la  prodigalité  et  l'incurie  du  poète  avec  les  calculs  et  la  cupi- 
dité de  l'industriel ,  alors  il  est  arrivé  que  la  littérature  n'a  plus  eu 
de  bonne  foi  ni  de  probité  dans  ses  relations.  Autrefois,  il  existait 
entre  l'auteur  et  l'éditeur  une  soUdarité  complète.  Des  hens  d'intérêt, 
de  reconnaissance,  ou  de  dignité  commune,  s'établissaient  entre  eux. 
L'un  et  l'autre  y  gagnaient.  Aujourd'hui,  une  guerre  de  ruse  et  de 
supercherie  s'est  établie  entre  les  écrivains  et  leurs  médiateurs  avec 
le  public.  Chacun  veut  exploiter  la  situation  de  l'autre.  Du  moment  où 
la  confiance  réciproque  est  brisée,  il  s'ensuit  que  les  auteurs  mettent 
leurs  œuvres  aux  enchères,  les  distribuent  de  droite  et  de  gauche, 
au  plus  offrant.  Jusqu'à  ce  jour,  du  moins ,  la  direction  de  la  littéra- 
ture était  restée  dans  des  mains  intelligentes.  Les  fonctions  d'édi- 
teur, dans  le  siècle  dernier,  supposaient  des  connaissances  littéraires, 
un  jugement,  un  goût  formé,  mais  à  ces  hommes  qui  aimaient  la 
littérature,  qui  la  comprenaient,  qui  l'encourageaient,  s'est  substi- 
tuée la  génération  grossière  et  avide  des  gens  d'affaires,  banquiers, 
éditeurs  pittoresques,  purs  marchands  sans  goût  et  sans  instruction, 
contrefacteurs  intérieurs,  pour  ainsi  dire,  des  véritables  éditeurs  d'au- 
trefois; explorateurs  de  l'esprit  pour  le  tenter  et  le  perdre,  qui  ont 
mis  en  commandite  la  renommée  de  l'écrivain  comme  une  mine  de 
charbon  de  terre,  ou  comme  une  usine;  et  les  littérateurs  ont  accepté 
avec  empressement  la  complicité  de  cet  industrialisme  intellectuel  I 
Nous  connaissons  même  des  romanciers  qui  vendent  leurs  marchan- 

TOME  I.  43 


670  BtBTC£  DES  DEUX  MONDES. 

dises  è  différens  prix,  selon  leur  qualité;  d*autres  qui  ne  font  pas  les 
(Buvres  qu'ils  signent,  qui  ont  des  aides  et  des  manœuvres  à  leurs 
ordres.  La  grande  extension  qu'a  prise  la  partie  littéraire  des  jour- 
naux politiques  a  puissamment  contribué  à  cette  prostitution  patente 
de  l'intelligence.  Dans  ses  gouffres  toujours  béans,  toujours  insatia- 
bles, le  journal  reçoit  tant  de  choses,  dévore  si  vite  ce  qu'il  reçoH, 
que,  bon  ou  mauvais,  tout  passe,  tout  disparaît.  Le  feuilleton,  avec 
ëa  rotation  incessante  et  rapide,  a  une  incroyable  indulgence  pour 
lies  pauvretés  littéraires.  Il  a  un  autre  inconvénient  :  c'est  qu'ayant 
besoin  de  toute  la  partie  militante  et  peu  consciencieuse  de  la  litté- 
rature, il  interdit  à  l'avance  toute  critique  sérieuse.  Le  moyen  eo 
effet  de  tirer  sur  ses  propres  trompes  et  de  critiquer  ce  qu'on  im- 
prime? • 

Tant  que  les  écrivains  ne  voudront  pas  rester  maîtres  de  leur  in- 
spiration et  qu'ils  abandonneront  la  direction  de  leur  talent,  tant 
qu'ils  consentiront  à  cette  vie  nomade  qui  va  planter  ses  tentes  par- 
tout, tant  qu'ils  voudront  suffire  par  leurs  seules  veilles  à  cette  ef- 
froyable consonmiation  de  nouvelles  et  de  romans,  il  faudra  qu'ils 
renoncent  à  toute  prétention  de  littérature  sérieuse  et  qu'ils  s'ha- 
bituent à  voir  sans  cesse  décliner  leur  puissance.  Les  exemples  ne 
manquent  pas.  L'ame  ne  saurait  jamais  se  dissiper  impunément 
ainsi,  et  on  ne  saurait  adopter  la  vie  de  bohème  sans  en  porter  les 
guenilles. 

Au  milieu  de  cette  ex»tence  problématique  des  condottieri  de  la 
irfame,  il  n'y  a  plus  pour  la  haute  littérature,  pour  les  chastes  aroanar 
de  la  muse  qui  ne  court  pas  les  carrefours  les  cheveux  dénoués, 
qu'à  constituer  la  cité  littéraire,  qu'à  se  grouper,  se  réunir  autour 
du  même  centre,  du  même  beffroi.  Du  moment  où  ils  auront  leurs 
armoiries,  leurs  droits  communs,  qu'ils  ne  seront  plus  errans  et  no- 
mades, mais  qu'ils  auront  leur  foyer,  leur  Dieu ,  leur  travail  assuré, 
alors  le  public ,  au  milieu  de  cette  affreuse  mêlée  de  promiscuités 
d'intelligences,  saura  sur  qui  et  sur  quoi  compter.  La  cité  couvrira 
le  citoyen  et  réciproquement.  Alors  les  écrivains  se  classeront  selon 
leurs  aptitudes,  les  écoles  littéraires  pourront  se  fonder,  comme  se 
sont  fondées  les  écoles  de  peinture.  On  saura  quels  principes  et 
quels  systèmes  sont  ici,  quels  systèmes  et  quels  principes  sont  là; 
on  saura  qu'il  y  a  ici  l'écrivain  convaincu,  les  idées,  les  formes  de 
style,  là  l'homme  d'affaires  et  le  mercantilisme  qui  ouvre  boutique; 
chacun  parlera  sa  langue  et  aura  sa  patrie.  L'écrivain  travaillera  à 
son  jour,  à  son  heure,  dans  son  vrai  centre.  11  suivra  sa  pn^re  tradl- 


LA  LITTÉRATURE  ILLUSTREE.  671 

tion,  il  ne  sera  pas  distrait  par  mille  sollicitations  étrangères.  Il  saura 
qu1l  a  contracté  avec  son  public  des  obligations  saintes,  qu*en  retour 
de  la  sympathie  qu'on  a  témoignée  à  son  talent,  on  exige  de  lui  plus 
d'attention  et  plus  d'efforts  sur  lui-môme.  Les  écrivains  obtiennent 
d'autant  plus  de  respect,  qu'ils  s'observent  davantage  et  se  prodi- 
guent moins.  Aussi  bien,  l('  mercantilisme  introduit  dans  le  domaine 
de  la  pensée  est  déjà  parvenu  à  sa  conclusion  logique.  De  toute  cette 
jeune  et  tumultueuse  littérature  qui  entrait  si  brusquement  sur  la 
scène,  il  ne  reste  plus  guère  que  peu  de  noms  respectables  et  res- 
pectés; tout  le  reste  est  mort  ou  mourant.  Dans  leur  indolence  ou 
leur  vanité,  ces  hommes,  épuisés  par  les  succès  de  feuiUeton,  a'aper- 
çoivent  pas  le  mouvement  littéraire  qui  grandit  derrière  eux.  De 
Texcès  du  mal,  nous  espérons  le  remède.  Nous  pensons  qu'une  géné- 
ration plus  forte  ou  plus  prudente,  avertie  par  l'exemple  de  la  géné- 
ration qui  l'a  précédée,  et  qui  n'a  paru  sur  la  scène  littéraire  que 
pour  disparaître,  sera  convaincue  qu'il  faut  porter  son  talent  respec- 
tueusement, comme  le  jeune  lévite  porte  les  chandeliers  de  l'autel, 
sans  l'exposer  à  tous  les  vents  du  dehors.  Alors  on  se  retournera  vers 
les  études  sérieuses,  laborieuses  et  lentes,  qui  consacrent  seules  les 
œuvres  durables.  Alors  il  y  aura  espoir  de  sauver  la  littérature,  au- 
jourd'hui déchue  par  suite  des  idées  mercantiles,  et  avec  sa  science, 
avec  le  glorieux  cosmopolitisme  de  sa  poésie,  de  sa  langue,  la  France 
reprendra  dans  l'Europe  une  place  qu'aucune  défaite  politique  ne 
saurait  lui  faire  perdre. 

F»  DE  Lagenevais. 


43. 


JOURNAL 


D'UN  PRISONNIER 


DANS 


L'AFGHANISTAN. 


JOURNAL  OF  AN  AFFGHANiSTAN  PRISONNER, 

BT  LIEUT.   TINCBTÏT  ETRE. 


Ce  livre  vient  d'avoir  en  Angleterre  un  très  grand  succès.  Plusieurs 
éditions  en  ont  été  faites  en  quelques  jours  et  ont  été  enlevées  avec 
rapidité.  Ce  succès  est  facile  à  comprendre.  L'intérêt  qui  s*attachait 
aux  affaires  de  l'Asie  ne  s'était  pas  encore  ralenti;  on  venait  de  rece- 
voir la  nouvelle  de  la  délivrance  presque  miraculeuse  des  prisonniers 
du  Caboul,  et  on  attendait  avidement  l'histoire  de  leur  longue  cap- 
tivité. Le  livre  de  M.  Eyre  avait  donc  le  plus  grand  à-propos;  il  avait 
surtout  le  singulier  mérite  de  paraître  le  premier,  car,  avec  la  ten- 
dance naturelle  qui  porte  tous  les  Anglais  à  raconter  leurs  voyages  et 
leurs  aventures,  nous  ne  pouvons  douter  que  nous  ne  devions  bientôt 


JOURNAL  d'un  prisonnier  DANS  L'AFGHANISTAN.  673 

être  inondés  de  relations  du  même  genre.  Nous  sommes  encore  à 
nous  demander  comment  il  se  fait  que  le  docteur  Brydon  par  exempte, 
le  seul  homme  qui  ait  échappé  au  massacre  ou  à  la  captivité  de  ses 
compagnons  et  qui  soit  arrivé  jusqu'au  premier  poste  anglais,  monté 
sur  un  misérable  pony  des  montagnes,  n'ait  pas  encore  publié  un 
journal  de  ses  fabuleuses  aventures.  A  coup  sûr  lady  Sale,  dont  la 
conduite  héroïque  pendant  toute  la  campagne,  pendant  la  retraite, 
et  pendant  les  longs  jours  d'épreuves  qu'elle  a  passés  au  milieu  des 
barbares,  a  excité  l'admiration  générale,  ne  peut  manquer  de  ra- 
conter ses  impressions  de  voyage;  mais,  dans  tous  les  cas,  M.  Eyre 
a  pris  les  devans,  et  il  a  eu  la  primeur  de  la  curiosité  publique.  Son 
journal  mérite  le  succès  qu'il  a  obtenu;  c'est  une  relation  faite  avec 
simplicité,  souvent  avec  sentiment,  de  souffrances  réelles  qui  égalent 
en  intérêt  toutes  les  aventures  de  romans.  Ces  notes  ont  été  écrites 
super flumina  Bahylonis;  le  narrateur  était  aussi  un  des  acteurs  dans 
ces  scènes  lamentables  dont  il  nous  a  donné  l'histoire;  et  bien  qu'une 
partie  des  faits  que  nous  y  trouverons  racontés  soient  déjà  connus, 
nous  croyons  cependant  que  de  nouveaux  détails,  empruntés  au  pre- 
mier récit  fidèle  et  complet  d'un  témoin  oculaire,  ne  seront  pas  sans 
quelque  intérêt. 

Il  est  toujours  très  aisé,  nous  le  savons,  de  dire  après  les  évène- 
mens  ce  qui  aurait  dû  être  fait  pour  les  prévenir;  mais,  en  faisant  la 
part  de  cette  sagesse  posthume,  on  ne  peut  cependant  s'empêcher 
de  croire  que  les  Anglais  auraient  pu  éviter  le  désastre  qui  les  a 
frappés  dans  le  Caboul  s'ils  n'étaient  allés  eux-mêmes  au-devant  de 
leur  ruine  avec  une  incapacité  et  un  aveuglement  inconcevables.  La 
facilité  avec  laquelle  ils  avaient  envahi  et  conquis  ce  pays  les  avait 
complètement  abusés;  ils  croyaient  pouvoir  le  garder  avec  aussi  peu 
de  peine  qu'ils  l'avaient  pris,  et  ils  s'étaient  créé  des  illusions  incom- 
préhensibles sur  la  nature  des  sentimens  que  leur  portaient  les  indi- 
gènes. Lord  Keane,  qui  avait  commandé  l'expédition,  s'était  hâté 
d'aller  jouir  en  Angleterre  de  sa  gloire  récente,  et  dans  la  chambre 
des  lords  de  son  nouveau  titre.  En  quittant  Caboul,  il  avait  emmené 
avec  lui  une  partie  de  ses  troupes  et  avait  ainsi  réduit  de  moitié 
l'armée  d'occupation,  sans  même  prendre  le  soin  d'établir  une  ligne 
de  postes  militaires  pour  assurer  les  communications  avec  l'Inde.  II 
était  bien  clair  que  pendant  long-temps  encore  l'armée  d'occupation 
devait  être  obligée  de  tirer  de  l'Inde  toutes  ses  munitions;  la  distance 
de  Caboul  à  Ferozepore,  la  première  station  anglaise,  était  de  six 
cents  milles,  et  sur  cette  ligne  se  trouvaient  le  Punjab,  sur  lequel. 


f^k  &BVUB  DES  DEUX  MONDES. 

depuis  la  mort  de  Runjet  Siiigh,  les  Anglais  ne  pouvaient  {dus  comp» 
ter,  et  les  défilés  impraticables  qui  devaient  plus  tard  leur  servir  de 
tombeau. 

Quand  le  général  Elphinstone  vint,  au  mois  d*avril  1841,  prendre 
le  commandement  des  troupes,  il  trouva  Tarmée  anglaise  complète- 
ment isolée  dans  le  sein  d'un  pays  en  apparence  tranquille  et  soumis, 
mais  qui  n'attendait  qu  un  signal  pour  se  soulever.  Il  fut,  comme 
Vavait  été  son  prédécesseur,  la  dupe  de  ce  calme  perfide,  et  en  de- 
vint la  victime.  Les  hommes  qui  devaient  le  mieux  connaître  le  ca- 
ractère de  la  population  conquise,  sir  William  Mac-Naghten,  sir 
Âlexander  Burnes  et  le  major  Poltinger,  tous  les  trois  portant  desf 
noms  bien  connus  dans  l'Asie,  semblaient  partager  cet  aveuglement» 
Ils  laissèrent  la  rébellion  se  former  et  grandir  presque  sous  leurs  yeux, 
sans  chercher  à  la  comprimer  dans  ses  commencemens,  et  quand 
elle  éclata ,  il  était  trop  tard  pour  la  vaincre. 

Ce  fut  chez  les  Ghiizis  que  se  manifestèrent  les  premiers  symp- 
tômes d'insurrection.  Les  Ghiizis  sont  une  tribu  nomade  de  l'Afgha- 
nistan, la  plus  nombreuse  et  eh  même  temps  la  plus  indomptable» 
parce  qu'après  chaque  défaite  elle  se  réfugie  dans  les  montagnes  ea 
y  emmenant  ses  troupeaux,  et  y  attend  patiemment  le  jour  des  re- 
présailles. Nous  verrons,  pendant  la  fatale  retraite  des  Anglais,  les 
Ghiizis  se  montrer  les  plus  acharnés  et  les  plus  impitoyables,  et  se 
mettre  à  la  tête  du  massacre  malgré  les  efforts  des  chefs  afghans,  qui 
n'exerçaient  sur  eux  qu'une  autorité  très  limitée.  Il  n'est  peut-être 
pas  inutile  de  rappeler  ici  que  les  Afghans  sont  partagés  en  plusieun 
tribus,  dont  la  plus  puissante  était  celle  des  Douranis.  Cette  tribu  se 
divisait  elle-même  en  plusieurs  familles,  dont  les  plus  considéraUes 
étaient  celle  des  Suddozis  et  celle  des  Barukzis.  La  première  était 
regardée  comme  la  branche  royale  légitime  de  l'Afghanistan;  le  shah 
Soudja,  que  les  Anglais  avaient  rétabli  sur  le  trône,  était  un  Suddozi. 
Sost-Mohamed ,  qu'ils  avaient  détrôné»  était  un  Barukzi.  Son  fib» 
Mahomed-Akbar-Khan,  qu'on  appelait  aussi  le  sirdar^  et  qui  devint 
le  chef  de  l'insurrection ,  avait  donc  contre  les  Anglais  et  contre  le 
shah  Soudja  une  double  inimitié.  Depuis  le  détrônement  de  son  père, 
il  s'était  réfugié  dans  le  nord,  du  côté  du  Turkestan,  où  il  préparait 
en  silence  la  révolte  des  tribus  vaincues.  Dost-Mohamed,  prisonnier 
des  Anglais,  l'avait  en  vain  plusieurs  fois  engagé  à  faire  sa  soumission; 
il  avait  préféré  mener  la  vie  d'un  proscrit. 

Au  commencement  d'octobre*  on  apprit  que  Mahomed-Akbar  était 
antre  dans  le  pays,  et  en  même  temps  plusieurs  cbe£i  ^ilzis  quit^ 


JOURNAL  d'un  prisonnier  DANS  L'AFGHANISTAN.  675 

(aient  soudainement  Caboul,  et  allaient  prendre  posiiession  d'un  fort 
aitué  dans  le  défilé  du  Kourd-Caboul,  à  environ  dix  milles  de  la  ville. 
La  communication  avec  Tlnde  se  trouvant  ainsi  coupée,  le  général 
Elphinstone  envoya  le  général  Sale  avec  une  brigade  pour  rétablir 
le  passage,  et  aller  prendre  position  à  Jellalabad,  de  Tautre  côté  des 
montagnes.  Ce  fut  cette  expédition  qui  donna  la  mesure  des  dangers 
que  courait  Tarmée  d'occupation.  La  brigade  eut  à  traverser  des 
défilés  dont  les  bords  s'élevaient  à  cinq  ou  six  cents  pieds  et  qui 
avaient  plusieurs  milles  de  long.  Nous  ne  reviendrons  pas  ici  sur 
cette  expédition  dont  nous  avons  déjà  parlé  antérieurement;  qu'il 
suffise  de  rappeler  que  ce  fut  plus  tard  le  général  Sale  qui ,  en  refu- 
sant de  rendre  Jellalabad  et  en  maintenant  sa  position  sur  la  fron- 
tière, conserva  aux  Anglais  l'entrée  du  pays. 

Cependant,  à  Caboul  même,  peu  de  temps  avant  ces  actes  de  ré- 
bellion ouverte,  la  population  avait  manifesté  par  plusieurs  signes 
sa  haine  contre  les  Anglais.  Des  officiers  avaient  été  insultés,  deux 
Européens  avaient  été  assassinés.  Chose  singulière!  le  jour  où  la 
brigade  du  général  Sale  avait  été  attaquée,  les  assaillans  se  compo- 
saient en  grande  partie  des  gens  des  chefs  afghans  qui  demeuraient 
i  Caboul.  On  les  avait  vus  sortir  le  matin  et  rentrer  le  soir,  et,  bien 
qu'ils  eussent  à  traverser  les  postes  anglais,  on  n'avait  tenté  ni  de 
les  arrêter  ni  de  les  punir. 

Les  deux  principaux  chefs  de  cette  première  insurrection  étaient 
Aroenoulah-Khan  et  Abdoulah-Khan,  deux  hommes  de  très  grande 
iofluence.  Le  premier  était  fils  d'un  conducteur  de  chameaux  et  avait 
acquis  par  ses  talqns  une  autorité  considérable.  Il  pouvait  mettre  dix 
taille  hommes  en  campagne.  On  raconte  du  dernier  .l'anecdote  sui- 
vante. Pour  se  défaire  d'un  frère  aîné,  il  le  fit  enterrer  vif  jusqu'au 
menton,  ensuite  il  lui  fit  mettre  une  corde  autour  du  cou,  et  attacha 
à  cette  corde  un  cheval  sauvage.  L'animal,  fouetté  jusqu'au  sang» 
tourna  dans  ce  cercle  terrible  jusqu'à  ce  qu'il  eût  tordu  et  enlevé  la 
tète  de  la  victime.  Tels  étaient  les  hommes  avec  lesqueb  les  Anglais 
allaient  se  trouver  aux  prises. 

Ce  fut  le  2  novembre  1841  que  la  révolte  générale  éclata  dans  la 
capitale  de  l'Afghanistan. 

«  Ce  matin,  de  bonne  heure,  dit  M.  £yre,  nous  avons  reçu  de  la 
viHe  l'alarmante  nouvelle  qu'une  révolte  populaire  avait  éclaté,  que 
toutes  les  boutiques  étaient  fermées,  et  qu'on  avait  fait  une  attaque 
générale  sur  les  maisons  des  officiers  anglais  résidant  à  Caboul.  »  Aa 
nombre  de  ces  officiers  était,  comme  nous  le  savons  déjà,  Alexaa* 


676  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

der  Burnes.  M.  Mac-Naghten  et  le  général  Elphinstone  étaient  dans 
le  camp  situé  hors  la  ville;  le  major  Pottinger  était  dans  le  Kohistan; 
le  shah  Soudja  était  dans  le  Bala-Hissar,  qui  est  la  citadelle  de  Ca- 
boul. Uenvoyéy  comme  on  appelait  habituellement  M.  Mac-Naghten, 
reçut  à  huit  heures  du  matin  un  billet  dans  lequel  Burnes  lui  an- 
nonçait qu'une  grande  agitation  régnait  dans  la  ville,  mais  qu'il  es- 
pérait pouvoir  la  comprimer.  Ce  furent  les  dernières  lignes  écrites 
par  le  malheureux  Burnes;  une  heure  après,  on  reçut  la  nouvelle  de 
sa  mort.  Il  parait  que,  trop  confiant  dans  les  dispositions  du  peuple, 
il  repoussa  tous  les  avis  qui  lui  étaient  donnés,  et  refusa  de  se  réfu- 
gier dans  la  citadelle.  Quand  sa  maison  fut  attaquée,  il  défendit  à 
ses  gens  de  faire  feu,  et  monta  sur  une  terrasse  pour  haranguer  les 
assaillans;  mais  malgré  la  résistance  désespérée  de  ses  soldats  in- 
diens, qui  se  firent  tous  tuer  autour  de  lui,  sa  maison  fut  forcée;  il 
fut  massacré  avec  son  frère,  et  tout  ce  qui  fut  trouvé  chez  lui, 
hommes,  femmes  et  enfans,  fut  impitoyablement  égorgé. 

Le  roi  (Shah-Soudja),.qui  était  dans  la  citadelle,  envoya  un  de 
ses  fils  avec  un  régiment  pour  rétablir  l'ordre;  ils  furent  repoussés 
et  rentrèrent  dans  le  fort.  Ce  fut  alors  que  leS  Anglais  comprirent 
retendue  de  la  faute  qu'ils  avaient  commise  en  négligeant  de  s'as- 
surer des  points  fortifiés.  Au  lieu  de  se  retrancher  dans  le  Bala-Hissar, 
qui  commandait  la  ville,  ils  avaient  disséminé  leurs  forces,  et  avaient 
établi  leurs  magasins  en  dehors  de  leur  camp.  Ce  camp  lui-môme, 
ayant  des  lignes  trop  étendues,  était  presque  impossible  à  défendre, 
et  dès  le  commencement  de  l'insurrection,  les  communications 
furent  coupées  entre  le  camp  où  résidait  l'envoyé ,  la  citadelle  où 
se  tenait  le  roi,  et  les  magasins  qui  contenaient  les  provisions.  Les 
Anglais  se  laissèrent  prendre  par  la  famine. 

Une  sorte  de  vertige  semblait  avoir  frappé  le  général  Elphinstone. 
La  faiblesse  naturelle  de  son  caractère  était  encore  augmentée  par 
de  vives  souffrances  physiques.  Comme  il  est  mort  honorablement, 
sinon  glorieusement,  au  milieu  de  ses  soldats,  ses  compatriotes  ont 
respecté  sa  mémoire;  cependant  il  est  permis  de  dire  que ,  si  dès  le 
premier  jour  les  assiégés  avaient  agi  avec  énergie  et  résolution ,  ils 
avaient  encore  des  chances  de  salut.  Leur  première  faute,  la  plus 
grande  peut-être,  ftit  d'abandonner  presque  sans  résistance  les  ma- 
gasins qui  contenaient  leurs  provisions.  £n  même  temps,  les  déta- 
chemens  cantonnés  dans  différens  forts  répandus  dans  la  campagne 
se  repliaient  sur  le  camp.  Le  major  Pottinger,  obligé  d'abandonner 
le  Kohistan,  se  fit  jour  avec  peine  jusqu'au  quartier-général.  L'armée 


JOURNAL  d'un  prisonnier  DANS  L'AFGHANISTAN.  677 

réunie  avait  alors  des  vivres  pour  deux  jours.  Le  général  Elphinstone, 
retenu  au  lit  par  la  goutte ,  partagea  le  commandement  avec  le  bri- 
gadier Shelton.  Ce  dernier,  désespérant  de  pouvoir  maintenir  sa  po- 
sition pendant  l'hiver,  se  prononça  pour  une  retraite  immédiate  sur 
Jellalabad.  M.  Mac-Nagliten  s'y  opposa  résolument,  mais  le  mot  avait 
été  prononcé  et  s'était  répandu,  et  le  découragement  était  déjà  parmi 
les  troupes. 

Le  29  novembre,  Mahomed-Akbar  arriva  à  Caboul,  et  désormais, 
sous  les  ordres  de  ce  chef  habile,  l'insurrection  s'organisa  d'une  ma- 
nière plus  régulière  et  plus  redoutable. 

Les  assiégés  ne  pouvaient  attendre  du  secours  de  l'Inde  avant  le 
printemps ,  et  ils  étaient  menacés  par  la  famine.  Le  peu  de  vivres 
qu'ils  enlevaient  dans  quelques  sorties  ne  pouvaient  leur  suflire  long- 
temps. On  agita  dans  le  conseil  le  projet  de  se  faire  jour  jusqu'au 
Bala-Hissar,  qui  était  à  deux  milles  de  distance,  et  où  on  aurait  pu 
tenir  tout  l'hiver;  mais,  outre  les  risques  du  passage,  il  aurait  fallu 
abandonner  l'artillerie,  peut-être  les  malades  et  les  blessés.  La  pro- 
position fut  rejetée.  Celle  de  la  retraite  sur  Jellalabad  était  toujours 
énergiquement  combattue  par  M.  Mac-Naghten  comme  déshono- 
rante pour  les  armes  anglaises.  Cependant  l'indiscipline  commençait 
à  se  répandre  dans  le  camp,  et  les  soldats,  témoins  des  hésitations 
et  des  mésintelligences  de  leurs  chefs,  avaient  perdu  tout  courage. 

Ce  fut  alors,  on  était  au  26  novembre,  qu'un  des  chefs  afghans  fit 
à  l'envoyé  anglais  les  premières  ouvertures  d'une  négociation.  M.  Mac- 
Naghten,  après  avoir  consulté  le  général  Elphinstone,  accepta  cette 
proposition ,  et  le  lendemain ,  deux  députés  des  chefs  assemblés  se 
rendirent  au  camp  et  eurent  une  entrevue  avec  l'envoyé.  On  ne 
sait  ce  qui  se  passa  dans  cette  conférence,  mais  il  paraît  que  les 
Afghans  firent  des  conditions  inacceptables,  car  ils  se  retirèrent  en 
disant  :  «  Nous  nous  reverrons  bientôt  sur  le  champ  de  bataille.  — 
De  toutes  manières,  répondit  l'envoyé,  nous  nous  reverrons  au  jour 
du  jugement.  )> 

Le  7  décembre,  on  découvrit  avec  effroi  que  les  vivres  manquaient, 
€t  qu'il  n'y  en  avait  pas  même  pour  un  jour.  Un  détachement,  en- 
voyé à  la  citadelle ,  réussit  à*  en  ramener  quelques  provisions.  Mais 
M.  Mac-Naghten  commençait  aussi  à  perdre  courage,  et,  en  conser- 
vant les  formes  régulières  de  communication ,  il  adressa  au  général 
Elphinstone  une  lettre  publique  dans  laquelle  il  lui  demandait  si, 
dans  son  opinion ,  ils  avaient  une  autre  alternative  que  celle  de  né- 
gocier aux  termes  les  plus  favorables  qu'il  leur  serait  possible  d'ob- 


678  REVUE  DES  DEUX  MOKDES. 

tenir.  Le  général  répondit  que,  dans  sa  conviction,  renvoyé  ne  devait 
pas  perdre  de  temps  pour  négocier.  Sa  lettre  fut  contresignée  par 
trois  de  ses  officiers.  Le  11  décembre,  renvoyé  sortit  avec  les  capi- 
taines Lawrence,  Mackenzie  et  Trevor,  et  eut  une  conférence  en 
plaine  avec  les  principaux  chefs  de  tribus.  Il  leur  fit  une  longue  allo- 
cution, parla  des  anciens  temps,  et  de  Tamitié  qui  avait  autrefois  uni 
les  chefs  aux  Anglais.  Le  gouvernement  de  Flnde  n'avait  voulu  que 
le  bonheur  des  Afghans  en  rétablissant  sur  le  trône  de  ses  ancêtres 
un  prince  que  le  peuple  avait  toujours  aimé;  mais  puisque  les  senti- 
mens  de  la  nation  étaient  changés,  le  gouvernement  anglais  ne  vou- 
lait pas  entreprendre  de  les  contraindre ,  et  il  était  prêt  à  entrer  en 
négociations. 

Mahomed-Akbar  et  Osman-Khan,  les  deux  principaux  chefs, 
exprimèrent  leur  assentiment,  et  alors  Tenvoyé  demanda  la  permis- 
sion de  lire  un  papier  contenant  le  projet  de  traité.  Les  conditions 
générales  étaient  :  que  les  Anglais  évacueraient  l'Afghanistan,  y 
compris  Caboul,  Candahar,  Ghizni  et  Jellalabad,  et  toutes  les  autres 
stations;  que  non-seulement  ils  retourneraient  en  sûreté  dans  Tlnde, 
mais  que  de  plus  des  vivres  leur  seraient  fournis  sur  toute  la  route; 
que  Témir  Dost-Mohamed,  père  de  Mahomed-Akbar,  sa  famille  et 
tous  les  Afghans  prisonniers,  seraient  rendus  à  la  liberté;  que  Shah- 
Soudja,  avec  sa  famille,  aurait  la  faculté  de  rester  à  Caboul  ou  de  re- 
tourner dans  rinde  avec  les  Anglais,  et  que  le  gouvernement  afghan, 
dans  tous  les  cas,  lui  ferait  une  pension  annuelle  d'un  lac  de  roupies; 
qu'une  amnistie  serait  accordée  à  tous  les  indigènes  qui  avaient 
embrassé  le  parti  des  Anglais;  que  tous  les  prisonniers  seraient  relâ- 
chés; que  jamais  les  forces  anglaises  ne  rentreraient  dans  l'Afghanis- 
tan, à  moins  qu'elles  n'y  fussent  appelées  par  le  gouvernement  afghan 
avec  lequel  la  nation  anglaise  établirait  une  amitié  perpétuelle.  Ces 
conditions  furent  acceptées  pat  tous  les  chefs,  à  l'exception  de  Ma- 
homed-Akbar, qui  s'opposait  surtout  h  l'amnistie,  et  qui  refusait  de 
fournir  des  vivres  aux  Anglais  avant  qu'ils  eussent  évacué  leur  camp; 
mais  il  se  trouva  en  minorité  dans  le  conseil ,  et  les  chefs,  en  accep- 
tant les  termes  proposés,  enunenèrent  comme  otage  le  capitaine 
Trevor. 

Pendant  cette  entrevue ,  on  avait  dans  le  camp  les  plus  vives  in- 
quiétudes sur  la  sûreté  de  l'envoyé.  Il  n'avait  avec  lui  qu'une  escorte 
très  faible,  et  on  pouvait  voir  des  corps  nombreux  d'Afghans  répan- 
dus dans  la  plaine,  et  que  leurs  chefs  avaient  évidemment  beaucoup 
de  peine  à  retenir.  Mais  l'heure  n'était  pas  encore  venue. 


JOURNAL  D*ITN  PRISONNIER  DNNS  L'AFGHANISTAN.  679 

Nous  avons  maintenant  à  raconter  la  scène  sanglante  dans  laqueUe 
renvoyé  anglais  perdit  une  vie  digne  d'une  meilleure  fin.  Quand  la 
nouvelle  du  meurtre  de  sir  William  Mac-Naghten  arriva  en  Europe, 
elle  y  souleva  un  cri  unanime  d'exécration.  Le  livre  de  M.  Eyre  a 
jeté  un  nouveau  jour  sur  des  faits  jusqu'alors  imparfaitement  connus, 
et  si  les  révélations  qu  il  contient  ne  doivent  point  diminuer  l'hor- 
reur qu'avait  inspirée  cet  assassinat  sauvage,  elles  prouvent  cepen- 
dant, et  d'une  manière  malheureusement  trop  claire  pour  la  mémoire 
de  l'homme  qui  en  fut  la  victime,  que  les  Anglais  avaient  pris  l'ini- 
tiative de  la  trahison.  Il  est  très  possible  que  M.  Mac-Naghten  fût 
intimement  convaincu  des  intentions  perfides  de  Mahomed-Akbar,  il 
est  possible  encore  qu'il  ne  se  crût  pas  tenu  d'observer  avec  des  bar- 
bares les  règles  d'honneur  en  usage  chez  les  nations. policées;  mais, 
dès  qu'il  sortait  de  te  cette  île  escarpée  et  sans  bords  »  pour  entrer 
dans  la  carrière  de  la  ruse  et  de  l'intrigue,  il  commençait  une  entre- 
prise dont  la  seule  justification  ne  pouvait  être  désormais  que  le 
succès,  et  sa  propre  trahison,  nous  disons  le  mot,  quoiqu'à  regret, 
devait  appeler,  si  elle  ne  la  justifiait  pas,  la  trahison  de  son  adversaire. 

Les  termes  du  nouveau  traité  furent  communiqués  immédiatement 
au  shah  Soudja,  qui  se  trouvait  ainsi  condamné  pour  la  quatrième 
ou  cinquième  fois  à  l'exil.  Le  même  jour,  cependant,  une  députation 
des  chefs  vint  proposer,  à  la  grande  surprise  des  Anglais,  que  le  shah 
restât  roi  de  Caboul,  pourvu  qu'il  donnât  ses  filles  en  mariage  aux 
principaux  chefs,  et,  ce  qui  peut  paraître  puéril,  qu'il  s'engageât  è  ne 
plus  faire  faire  antichambre  aux  nobles  de  son  royaume,  qu'il  faisait 
habituellement  attendre  des  heures  entières  à  sa  porte.  Eh  bien,  ce 
singulier  monarque  tenait  tellement  à  l'étiquette,  qu'on  eut  toutes 
les  peines  du  monde  à  lui  faire  accepter  cette  proposition,  bien  qu'il 
n'eût  d'autre  alternative  qu'une  abdication;  et,  deux  jours  après,  il 
retira  son  consentement.  Il  est  à  croire,  du  reste,  qu'il  n'avait  pas 
grande  confiance  dans  la  loyauté  de  ses  vassaux. 

On  était  alors  au  13  décembre.  Le  départ  des  troupes  anglaises  fut 
encore  différé  de  quelques  jours,  à  cause  des  délais  que  les  chefs 
afghans  mettaient  à  leur  fournir  des  vivres  et  des  fourrages.  Maho- 
med-Akbar voulait  évidemment  gagner  du  temps  et  affamer  la  gar- 
nison. Les  provisions  de  toute  espèce  étaient  devenues  si  rares  dans 
le  camp,  que  les  chevaux  et  les  bestiaux  ne  se  nourrissaient  plus 
que  d'écorces  d'arbres,  et  en  mangeant  et  remangeant  leur  prppre 
fumier,  qui  était  régulièrement  ramassé  et  étendu  devant  eux.  Les 
domestiques,  qui  forment  toujours  la  partie  la  plus  nombreuse  d'une 


680  ABVCB  DES  DEUX  MONDES. 

armée  de  l'Inde,  étaient  réduits  à  manger  la  chair  des  animanx  qui 
mouraient  tous  les  jours  de  faim  et  de  froid.  Le  17  décembre,  il  y 
avait  encore  du  grain  pour  deux  jours.  Le  18,  un  nouveau  fléau  vint 
accabler  les  malheureux  assiégés,  la  neige  I  Elle  tomba  si  abondam- 
ment qu*elle  couvrR  la  terre  à  la  hauteur  de  cinq  pouces,  a  Elle  ne 
disparut  jamais  depuis,  dit  le  narrateur  de  ces  tristes  désastres;  ainsi 
nous  vîmes  arriver  sur  la  scène  un  nouvel  ennemi,  qui  devait  de- 
venir plus  formidable  pour  nous  qu'une  armée  de  rebelles.  » 

Des  officiers  proposèrent  au  général  Elphinstone  de  se  fier  à  la 
fortune  et  de  s* ouvrir  un  passage  de  vive  force  jusqu'à  Jellalabad; 
malheureusement  le  général  ne  sut  prendre  aucune  résolution.  Ce 
fut  le  22  décembre  que  l'envoyé  anglais  se  laissa  misérablement  en- 
traîner au  piège  que  lui  tendait  l'astucieux  chef  barbare.  Nous  em- 
prunterons les  détails  qui  vont  suivre  à  la  narration  de  deux  témoins 
oculaires,  les  capitaines  Mackenzie  et  Lawrence,  qui  avaient  accom- 
pagné l'envoyé. 

Un  officier  anglais,  qui  était  resté  caché  dans  Caboul  depuis  le  com- 
mencement de  l'insurrection ,  le  capitaine  Skinner,  vint  au  camp  avec 
deux  chefs  porteurs  de  propositions  secrètes  de  Mahoraed-Akbar.  Ces 
propositions  étaient  :  Que  le  lendemain  l'envoyé  viendrait  à  une  der- 
nière conférence  dans  la  plame  avec  les  principaux  chefs;  qu'il  tien- 
drait, dans  le  camp,  un  corps  de  troupes  tout  prêt  à  faire  une  sortie, 
et  qui,  à  un  signai  donné,  joindrait  les  gens  du  sirdar  (Akbar)  et 
s'emparerait  avec  eux  d'Amenoulali-Khan ,  l'ennemi  le  plus  invétéré 
des  Anglais.  Ici  un  des  émissaires  proposa  à  sir  William  de  lui  ap- 
porter la  tète  d'Amcnoulah  pour  une  certaine  somme  d'argent,  mais 
l'envoyé  répondit  avec  indignation  qu'il  n'était  ni  dans  ses  mœurs  ni 
dans  celles  de  son  pays  de  donner  de  l'or  pour  du  sang.  Le  sirdar, 
de  son  côté,  promettait  son  concours,  à  la  condition  qu'il  serait  fait 
le  visir  du  shah  Soudja ,  qui  resterait  roi ,  et  que  le  gouvernement 
anglais  lui  assurerait  une  pension  viagère  de  4  lacs  de  roupies,  et  lui 
paierait  immédiatement  30  lacs  de  roupies.  L'armée  anglaise  l'aide- 
rait à  soumettre  les  chefs  et  quitterait  ensuite  le  pays,  mais  seule- 
ment huit  mois  après,  afin  de  sauver  sa  considération. 

Ces  propositions  du  sirdar  n'étaient  qu'un  complot  tramé  avec  les 
autres  chefs.  La  plupart  d'entre  eux  voulaient  exécuter  loyalement 
le  traité  qui  les  débarrassait  pour  toujours  de  l'occupation  anglaise. 
Il  est  même  probable,  et  ceci  peut  servir  à  donner  l'explication  de 
la  conduite  de  Mahomed-Akbar,  que  ces  chefs  ne  tenaient  pas  beau- 
coup à  réchange  des  prisonniers,  qui  aurait  rendu  la  hberté  à  l'an- 


JOURNAL  D*CN  PRISONNIER  DANS  L'AFGHANISTAN.  681 

cien  émir  Dost-Mohamed.  Cet  homme  supérieur,  qui  serait  sans 
aucun  doute  parvenu  à  rétablir  la  monarchie  des  Afghans,  si  les  An- 
glais n'étaient  venus  arrêter  sa  fortune,  était  beaucoup  plus  craint 
qu'aimé  des  chefs  des  tribus,  et  ceux-ci  n'étaient  pas  fâchés  de  le 
savoir  prisonnier  à  Loudiana.  Mahomed-Akbar,  aQn  de  rompre  tout 
arrangement  dont  la  délivrance  de  son  père  ne  serait  pas  une  con- 
dition, voulut  forcer  les  chefs  à  «  brûler  leurs  vaisseaux;»  et,  pour 
les  amener  à  ses  fins,  il  voulut  leur  montrer  que  les  Anglais  eux- 
mêmes  n'étaient  pas  de  bonne  foi.  Le  malheureux  envoyé  donna 
dans  le  piège  avec  un  inconcevable  aveuglement.  Non-seulement 
il  accepta  les  propositions  perfides  qui  lui  étaient  faites,  mais,  comme 
gage  de  sa  parole,  il  remit  aux  émissaires  du  sirdar  un  papier  écrit 
de  sa  main  en  langue  persane,  et  qui  fut  montré  aux  chefs.  Contrai- 
rement à  ses  habitudes ,  il  ne  confia  à  personne  cette  fatale  réso- 
lution, et  ce  ne  fut  que  le  lendemain,  quand  il  pria  les  capitaines 
Trevor,  Lawrence  et  Mackenzie,  de  l'accompagner,  qu'il  leur  fit 
part  du  projet  qu'ils  étaient  appelés  à  exécuter  avec  lui.  Le  capitaine 
Mackenzie  lui  dit  que  c'était  évidemment  un  complot  formé  contre 
lui.  «Un  complot!  répondit  sir  William;  laissez-moi  faire,  fiez-vous 
à  moi  là-dessus.  »  Puis  il  donna  ordfe  au  capitaine  Lawrence  de 
rester  à  cheval  pour  galoper  jusqu'à  la  citadelle  et  prévenir  le  roi. 
A  toutes  les  objections  qui  lui  furent  faites,  il  répondit  :  «  Il  y  a  du 
danger,  mais  la  chose  en  vaut  la  peine.  Dans  tous  les  cas,  j'aime 
mieux  mourir  cent  fois  que  de  vivre  encore  six  semaines  comme 
celles  que  je  viens  de  passer.  »  Il  avait  prié  le  général  Elphinstone 
de  tenir  deux  régimens  tout  prêts  à  faire  une  sortie.  Quand  il  partit, 
rien  n'était  préparé;  il  haussa  les  épaules  et  dit  :  «  Au  reste,  c'est 
comme  cela  depuis  le  commencement  du  siège.  » 

A  peu  de  distance  du  camp,  sir  William  fit  faire  halte  à  sa  petite 
escorte,  et  s'avança  avec  ses  trois  officiers  à  cinq  ou  six  cents  pas  du 
rempart.  Là  ils  rencontrèrent  le  sirdar  accompagné  d'Amenoulah- 
Khan  et  des  principaux  chefs.  Après  les  salutations  habituelles, 
l'envoyé  offrit  au  sirdar  un  superbe  cheval  qu'il  venait  de  payer 
3,000  roupies.  Mahomed-Akbar  le  remercia  de  son  présent,  et  aussi 
d'une  paire  de  pistolets  que  sir  William  lui  avait  envoyés  la  veille 
avec  sa  voiture  et  deux  chevaux.  C'est  avec  un  de  ces  pistolets  que 
le  sirdar  allait  tout  à  l'heure  assassiner  l'envoyé. 

On  étendit  à  terre  des  couvertures  de  chevaux,  à  l'endroit  où  la 
neige  était  le  moins  épaisse.  Sir  William  s'assit  à  côté  du  sirdar, 
ayant  derrière  lui  les  capitaines  Trevor  et  Mackenzie.  Mahomed- 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Akbar  demanda  à  l'envoyé  s'il  était  toujours  prêt  à  exécuter  leurs 
conventions;  sir  William  répondit  :  «  Pourquoi  pas?  »  A  ce  moment, 
les  Anglais  s'aperçurent  qu'une  troupe  d'Afghans  armés  jusqu'aux 
dents  s'approchaient  ins.ensiblement  en  formant  un  cercle  autour 
d'eux.  L'envoyé  les  montra  au  sirdar,  qui  lui  répondit  :  a  Oh!  ils  sont 
dans  le  secret.  »  Puis  tout  à  coup  il  cria  :  Begeer!  begeer!  «  Je  me 
retournai,  dit  le  capitaine  Mackenzie,  et  je  vis  le  sirdar  saisir  le  bras 
gauche  de  l'envoyé  avec  une  expression  de  férocité  diabolique  peinte 
sur  ses  traits;  le  sultan  Jan  s'était  assuré  du  bras  droit.  Ils  l'entraî- 
nèrent ainsi  renversé,  et  le  seul  mot  que  j'entendis  dire  au  malheu- 
reux sir  William  fut  :  «  Az  barae  khooda!  Au  nom  du  ciel  I  »  Je  vis 
un  instant  sa  figure ,  elle  était  pleine  d'horreur  et  de  surprise.  »  Le 
capitaine  Lawrence  dit  aussi  dans  sa  relation  :  ce  Tout  à  coup  je  me 
sentis  saisir  les  bras,  arracher  mes  pistolets  et  mçn  épée,  et  moi- 
même  je  fus  violemment  enlevé  de  terre  et  entraîné  par  Mahomed- 
Shah-Khan,  qui  me  dit  :  a  Venez  vite,  si  vous  tenez  à  la  viel  »  Je 
me  retournai  et  je  vis  l'envoyé  étendu  par  terre ,  la  tête  placée  où 
étaient  tout  à  l'heure  ses  talons,  ses  mains  emprisonnées  dans  celles 
d'Akbar,  et  la  consternation  et  l'horreur  peintes  sur  la  figure.  » 

Le  sirdar  comptait  garder  l'envoyé  comme  otage,  mais  il  paraît  que 
sir  William  fit  une  résistance  désespérée ,  et  alors  Mahomed-Akbar 
lui  tira  un  coup  de  pistolet  dans  la  poitrine.  Son  corps  fut  immédia- 
tement taillé  en  pièces;  sa  tête  fut  promenée  dans  la  ville  et  montrée 
triomphalement  à  un  officier  anglais  qui  y  était  prisonnier,  et  ses 
restes  mutilés  furent  exposés  sur  le  principal  marché  de  Caboul. 

Il  est  certain  que  l'intention  des  chefs  afghans  était ,  non  pas  de 
massacrer  leurs  prisonniers,  mais  de  les  garder  et  de  leur  dicter  des 
conditions.  Dans  l'entraînement  de  la  vengeance ,  ils  conservaient 
encore  un  certain  esprit  politique;  ils  savaient  que  le  gouvernement 
anglais  était  assez  fort  pour  tirer  d'eux  des  représailles  signalées,  et 
ils  voulaient  autant  que  possible  tenir  une  porte  ouverte  aux  négo- 
ciations. Aussi  firent-ils  tous  leurs  eflforts  pour  protéger  leurs  prison- 
niers contre  la  fureur  delà  multitude,  et  on  les  vit  s'exposer  plusieurs 
fois  à  la  mort  pour  les  sauver,  et  recevoir  les  coups  qui  leur  étaient 
destinés.  Le  capitaine  Trevor  fut  placé  en  croupe  sur  le  cheval  de 
Mohamed-Khan,  mais  il  tomba  et  fut  impitoyablement  massacré.  Son 
corps  fut  promené  dans  les  rues  de  Caboul.  Le  capitaine  Mackenzie 
monta  aussi  en  croupe  derrière  un  des  chefs,  qui  prit  le  galop  en 
se  dirigeant  vers  un  fort.  Les  balles  sifflaient  autour  d'eux,  et  les 
barbares  les  poursuivaient  en  criant:  Tuez  le  kafir  (l'infidèle)!  Le 


JOURNAL  D'UX  prisonnier  DANg  L* AFGHANISTAN.  683 

chef  fut  obligé  de  s'arrêter  un  instant,  et,  en  ôtant  son  turban,  ce 
qui  est  le  dernier  appel  que  puisse  faire  un  musulman ,  de  les  prier 
d'épargner  la  vie  de  son  ami.  En  montant  une  butte,  le  cheval  tomba, 
le  prisonnier  fut  avec  peine  arraché  à  la  rage  de  la  foule;  le  sirdar 
accourut  et  fit  une  charge  pour  le  secourir;  le  chef  qui  le  protégeait 
se  mit  au-devant  de  son  corps  pour  le  couvrir,  et  reçut  un  coup  de 
sabre.  Ce  fut  ainsi  que  le  capitaine  Mackenzic  put  arriver  jusqu'au 
fort,  où  il  trouva  le  capitaine  Lawrence,  sauvé  comme  lui,  mais 
épuisé  par  la  course  furieuse  qu'on  lui  avait  aussi  fait  faire^  et  par 
les  coups  qu'il  avait  reçus. 

Les  chefs  vinrent  successivement  les  rejoindre  dans  le  fort.  Un 
vieux  mollah  ou  prêtre  musulman  fut  le  seul  qui  osât  flétrir  ouverte- 
ment et  intrèpidement  la  conduite  de  ses  frères;  \t  s'écria  que  cette 
trahison  infâme  était  un  ^déshonneur  pour  Tislamisme.  Mahomed- 
Akbar  dit  aux  prisonniers  que  sir  Willifim  et  le  capitaine  Trevor 
étaient  en  sûreté,  mais,  au  même  instant,  on  leur  tendait  par  une 
fenêtre  la  main  sanglante  et  mutilée  du  malheureux  envoyé.  Comme 
ils  n'étaient  pas  en  sûreté  dans  le  fort,  qui  recevait  continuellement 
des  assauts,  ils  furent  emmenés  au  mitieu  de  la  nuit  dans  la  ville.  Ce 
fut  la  maison  du  sirdar  qui  leur  servit  d'asile.  Ils  y  retrouvèrent  le 
capitaine  Skinner,  celui  qui  avait  porté  à  sir  William  les  fatales  pro- 
positions qui  l'avaient  trompé.  Le  capitaine  Skinner,  n'ayant  sa  liberté 
que  sur  parole ,  était  revenu  se  constituer  prisonnier. 

Les  officiers  anglais  furent  convenablement  traités,  et  les  chefs 
barbares  cherchèrent  à  renouer  les  négociations.  Le  capitaine  Law- 
rence fut  logé  chez  Amenoulah-Khan ,  qui  lui  montra  la  lettre  que 
sir  William  avait  écrite  au  sirdar.  Le  29  décembre,  il  fut  renvoyé  au 
camp  avec  une  escorte.  Le  lendemain,  les  capitaines  Mackenzie  et 
Skinner  apprirent  que  le  major  Pottinger  avait  renoué  les  négocia- 
tions, et  ils  furent  aussi  reconduits  au  camp,  déguisés  en  Afghans 
pour  plus  de  sûreté. 

Que  faisaient  les  Anglais  dans  leur  camp  pendant  que  le  repré- 
sentant de  leur  pays  était  massacré  sous  leurs  yeux?  Rien.  Us  sem- 
blaient paralysés  et  frappés  de  stupeur.  Ici,  M.  Eyre  ne  peut  contenir 
son  indignation,  et  il  s'écrie  :  «  Pas  un  coup  de  fusil  ne  fut  tiré,  pas 
un  soldat  ne  bougea;  le  meurtre  d'un  envoyé  anglais  fut  accompli  k 
la  face  et  à  portée  de  fusil  d'une  armée  anglaise,  et  non-seulement 
on  ne  chercha  pas  à  venger  cet  acte  atroce,  mais  on  laissa  le  corps, 
étendu  dans  la  plaine,  servir  de  trophée  à  une  populace  fanatique,  et 
de  parade  sur  un  marché  public.  » 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pendant  toute  la  journée  on  fut  dans  Tincertitude  sur  le  sort  des 
parlementaires.  La  malheureuse  femme  de  sir  William  était  dans 
toutes  les  angoisses  du  doute.  Enfin  le  soir  le  général  Elphinstone 
reçut  une  lettre  du  capitaine  Conolly,  qui  était  à  Caboul,  et  qui  lui 
annonçait  la  triste  mort  de  l'envoyé. 

Le  major  Pottingcr  se  trouva  alors  chargé  de  l'agence  politique,  et 
à  peine  était-il  entré  en  fonctions,  qu'il  reçut  des  ouvertures  de  né- 
gociations. Les  conditions  proposées  étaient  :  que  les  Anglais  aban- 
donneraient toute  leur  artillerie,  sauf  six  pièces  de  canon,  qu'ils  li- 
vreraient tous  leurs  trésors,  et  que  les  hommes  mariés  seraient  donnés 
pour  otages,  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfans.  / 

Ici,  nous  rencontrons  dans  le  livre  de  M.  Eyre  quelques  simples 
lignes  qu'on  ne  peut  lire  sans  une  pénible  émotion.  Le  lendemain 
du  jour  du  massacre  de  l'envoyé  était  le  25  décembre,  le  jour  de 
Noël!  Noël,  la  fête  des  familles  anglaises,  le  jour  traditionnel  de  la 
joie  !  Pour  qui  a  vu  un  christmas  anglais ,  pour  qui  sait  combien  est 
populaire  cette  réjouissance  religieuse  et  domestique,  il  est  impos- 
.  sible  de  contempler  sans  sympathie  et  sans  tristesse  cette  faible  troupe 
de  chrétiens  ensevelis  dans  les  neiges  de  l'Asie,  cernés  par  des  masses 
d'infidèles  et  d'ennemis  sans  pitié,  et  se  rappelant,  en  face  de  la 
mort  et  sous  le  coup  des  plus  cruelles  souffrances,  la  fête  du  foyer 
natal.  «Jamais,  dit  M.  Eyre,  jamais  un  plus  triste  jour  de  Noël  n'avait 
brillé  sur  des  soldats  anglais  dans  une  terre  étrangère.  Le  peu  d'entre 
nous  auxquels  la  force  de  l'habitude  a  fait  encore  échanger  les  vœux 
et  les  complimens  d'usage  l'ont  fait  avec  des  contenances  et  avec 
des  paroles  qui  exprimaient  tout  autre  chose  qiie  la  joie.  » 

On  a  dit  avec  vérité  qu'un  conseil  de  guerre  ne  se  bat  jamais.  Le 
•major  Pottinger  s'opposait  résolument  à  tout  projet  de  négociation, 
n'ayant  aucune  confiance  dans  la  bonne  foi  des  chefs  afghans;  mais 
41  fut  seul  de  son  avis  dans  le  conseil.  Pour  trouver  les  quatre  fa- 
milles demandées  comme  otages,  on  afficha  dans  le  camp  une  circu- 
laire avec  l'offre  de  2000  roupies  par  mois  à  qui  voudrait  se  livrer 
volontairement.  Mais  les  Afghans  inspiraient  une  telle  frayeur,  que 
des  officiers  déclarèrent  qu'ils  aimeraient  mieux  tuer  leurs  femmes 
que  de  les  exposer  à  de  pareils  dangers.  On  répondit  donc  aux  chefs 
qu'il  était  contraire  aux  usages  de  la  guerre  de  donner  des  femmes 
en  otage. 

La  convention  fut  néanmoins  conclue  sans  cette  condition;  mais 
•le  départ  des  troupes  fut,  sous  divers  prétextes,  différé  jusqu'au  6 
janvier.  Les  symptômes  de  trahison  éclataient  de  toutes  parts,  et  les 


JOURNAL  d'un  prisonnier  DANS  L'AFGHANISTAN.  685 

Anglais  recevaient  des  avertissemens  sinistres.  Le  shah  Soudja  luî- 
môrae  leur  fit  dire  à  plusieurs  reprises  qu'ils  allaient  à  leur  ruine,  et 
il  engagea  instamment  lady  Mac-Naghten  à  venir  se  mettre  sous  sa 
protection  dans  la  citadelle.  «Mais,  dit  M.  Eyre,  tout  fut  inutile.  Le  • 
général  et  son  conseil  de  guerre  avaient  décidé  que  nous  partirions, 
et  il  fallut  partir.  » 

Nous  avons  maintenant  à  suivre  Farmée  anglaise  dans  les  vicissi- 
tudes de  sa  terrible  retraite.  Nous  avons,  dans  une  autre  occasion, 
comparé  cette  expédition  désastreuse  à  la  retraite  de  Tarmée  fran- 
çaise de  Moscou,  et  ce  rapprochement  a  pu  paraître  au  premier 
abord  empreint  d'une  certaine  exagération.  Sans  aucun  doute,  les. 
aventures  de  l'armée  anglaise  dans  l'Afghanistan  n'ont  point  ces  pro- 
portions épiques  avec  lesquelles  la  campagne  de  notre  grande  armée 
apparaît  dans  l'histoire.  Cependant,  dans  un  cadre  plus  restreint, 
elles  offrent  pour  ainsi  dire  un  résumé  de  toutes  les  souffrances  et 
de  toutes  les  calamités  qui  peuvent  frapper  une  armée  en  déroute. 
Le  tableau  qu'en  a  tracé  M.  Eyre  est,  dans  sa  simplicité,  rempli  d'un 
intérêt  poignant.  Nous  conserverons  l'ordre  qu'a  suivi  le  narrateur, 
en  assignant  à  chaque  jour  de  cette  affreuse  semaine  sa  part  de  mal- 
heurs. Les  Anglais  se  mirent  en  marche  le  6  janvier,  et  le  13  il  ne 
restait  de  dix-sept  mille  hommes,  femmes  et  enfans,  que  des  cadavres 
et  quelques  prisonniers. 

Il  faut  connaître  la  composition  d'une  armée  indienne  pour  bien 
apprécier  les  immenses  difficultés  que  les  Anglais  avaient  à  com- 
battre. Sur  CCS  dix-sept  mille  individus  qui  allaient  s'engager  dans 
des  gorges  impraticables ,  il  n'y  avait  pas  plus  de  quatre  mille  cinq 
cents  combattans,  en  y  comprenant  les  soldats  indigènes.  Le  reste 
se  composait  de  ce  qu'on  appelle  dans  l'Inde  camp  folloivers  (suivans 
de  camp),  qui  sont  les  domestiques  des  officiers  et  des  soldats,  car 
dans  une  armée  indienne  chaque  soldat  a  plusieurs  hommes  affectés 
à  son  service  personnel.  Cette  masse  inutile,  augmentée  encore  par 
les  femmes  et  les  enfans,  fut  la  cause  principale  de  rentière  destruc- 
tion de  l'armée,  car  elle  jeta  dans  toutes  les  opérations  un  désordre' 
qu'il  fut  impossible  de  réparer.  Quant  aux  femmes  et  aux  enfans,  il 
suffira  de  dire  que  la  femme  du  capitaine  Trevor  avait  avec  elle  sept 
enfans,  et  était  grosse  d'un  huitième  qui  naquit  depuis  dans  la 
captivité. 

Le  6  janvier  1842,  ces  malheureux  se  mirent  en  route.  On  ouvrît 
une  brèche  dans  le  rempart  du  camp  pour  donner  passage  aux  troupes 
et  aux  équipages;  environ  deux  mille  chameaux  emportaient  ce  qui 

TOHS  u  44 


686  SEVUE  DES  DEUX  H0ia)E8. 

était  strictement  Dëcessaire  pour  camper  dans  la  neige.  «  Lugubre 
était  la  scène,  dit  M.  Eyre,  au  milieu  de  laquelle  nous  nous  enga- 
gions avec  un  courage  abattu  et  les  plus  tristes  pressentimens.  Une 
neige  épaisse  couvrait  la  montagne  et  la  plaine  d'une  nappe  sans 
tache»  et  le  froid  était  d'une  telle  intensité,  qu'il  pénétrait  les  plus 
chauds  vêtemens  et  les  rendait  inutiles.  »  Il  avait  été  convenu  que 
deux  mille  Afghans,  sous  les  ordres  du  sultan  Jan,  escorteraient 
Tannée;  mais  Fescorte  ne  parut  pas.  A  peine  la  première  colonne 
des  Anglais  était-elle  sortie  du  camp,  que  des  masses  d'Afghans  s'y 
jetèrent  par  un  autre  côté  et  commencèrent  le  pillage.  Pendant  toute 
la  retraite,  nous  verrons  ainsi  les  Afghans  suivre  pas  à  pas  les  traces 
de  l'armée  comme  des  nuées  d'oiseaux  de  proie.  La  première 
journée  fut  tout  entière  employée  au  départ;  la  longue  file  des  équi- 
pages sortit  par  la  brèche  jusqu'au  soir.  La  nuit  tomba  sur  cette  scène 
de  désolation,  et  à  ce  moment,  les  Afghans  ayant  mis  le  feu  au  camp 
abandonné,  toute  la  campagne  fut  illuminée  sur  Tespace  de  plusieurs 
milles,  et  offrit,  dit  M.  Eyre,  un  spectacle  d'une  sublimité  terrible. 
Les  Afghans,  dans  leur  fanatisme  ignorant,  mirent  le  feu  à  plusieurs 
trains  d'artillerie,  dont  ils  s'enlevèrent  ainsi  l'usage.  On  avait  à  plu- 
sieurs reprises  pressé  le  général  Elphinstone  d'enclouer  les  canons 
qu'il  s'était  engagé  à  livrer;  mais  il  avait  refusé,  considérant  cet  acte 
comme  un  manque  de  parole.  Dès  le  premier  jour,  avant  même  que 
l'arrière-garde  se  fût  mise  en  marche ,  les  hommes  tombaient  par 
vingtaines  et  restaient  dans  la  neige.  Les  cipayes  surtout  (les  soldats 
indiens)  et  les  suivans  de  camp,  découragés  et  accablés  par  le  froid, 
s'asseyaient  avec  désespoir  dans  la  plaine  et  y  attendaient  la  mort. 
Le  froid  fit  pendant  cette  nuit  un  nombre  considérable  de  victimes. 
Une  vingtaine  de  carabiniers,  sous  les  ordres  du  capitaine  Mackenzie, 
eurent  recours  à  un  assez  curieux  expédient  pour  se  préserver  autant 
que  possible  du  froid.  Ils  commencèrent  par  nettoyer  un  étroit  espace 
de  terrain,  et,  en  ayant  enlevé  la  neige,  ils  s'y  couchèrent  en  cercle, 
très  serrés  les  uns  contre  les  autres,  leurs  pieds  se  joignant  au  centre, 
après  avoir  eu  soin  d'étendre  sur  eux  tout  ce  qu'ils  avaient  pu  ras- 
sembler de  couvertures  et  de  vêtemens.  De  cette  manière,  ils  purent 
conserver  assez  de  chaleur  naturelle  pour  se  soustraire  à  la  gel<^e,'  et 
le  capitaine  Mackenzie  déclara  qu'il  avait  à  peine  souffert  du  froid. 

Le  lendemain ,  le  7  janvier,  la  moitié  des  cipayes  était  déjà  hors 
de  combat;  ils  allaient  par  centaines  se  joindre  aux  suivans  de  camp, 
et  augmentaient  la  confusion.  La  neige  durcie  était  tellement  adhé- 
rente aux  pieds  des  chevaux ,  qu'il  aurait  fallu  le  ciseau  et  le  mar- 


JOURXAL  d'un  prisonnier  DANS  L'AFGHANISTAN.  687 

teau  pour  Ten  détacher.  «  L'air  même  que  nous  respirions,  dît 
M.  Eyre,  gelait  en  sortant  de  notre  bouche  et  de  nos  narines,  et 
chargeait  de  petits  glaçons  nos  moustaches  et  nos  barbes,  n 

Ce  fut  alors  que  le  sirdar  Mahomed-Akbar  reparut  sur  la  scène, 
et  que  les  Anglais,  déjà  vaincus  par  la  neige,  eurent  encore  à  com- 
battre des  ennemis  non  moins  impitoyables.  La  conduite  de  Maho- 
med-Akbar,  pendant  la  retraite,  est  souvent  incompréhensible;  elle 
présente  le  plus  singulier  mélange  de  bonne  foi  et  de  perfidie,  de 
générosité  et  de  cruauté.  Son  but  semble  avoir  été  d'exterminer 
toute  Tarmée ,  en  n'épargnant  que  les  officiers  et  les  femmes ,  qu'il 
se  proposait  de  garder  comme  otages  pour  la  rançon  de  sa  famille. 
Il  faut  se  souvenir  aussi  que  les  Afghans  qui  tenaient  la  campagne 
étaient,  pour  la  plupart,  de  la  tribu  des  Ghilzis,  c'est-à-dire  d'une 
tribu  rivale  de  celle  dont  Mahomed-Akbar  était  un  des  chefs,  et  qu'il 
n'exerçait  siir  eux  qu'une  autorité  très  précaire.  C'est  pourquoi  nous 
le  voyons,  pendant  la  retraite,  lancer  incessamment  les  Ghilzis 
comme  une  meute  sur  la  masse  des  fuyards,  et  donner  constamment 
pour  excuse  qu'il  n'était  pas  maître  de  les  retenir.  Il  se  fait  succes- 
sivement livrer  les  officiers  et  les  femmes,  et  abandonne  le  reste  au 
couteau. 

Quand  les  barbares  commencèrent  l'attaque ,  le  capitaine  Skinner 
se  fit  conduire  auprès  du  chef  barbare,  qui  lui  dit  qu'il  avait  été  chargé 
de  les  escorter  dans  la  montagne,  mais  qu'il  réclamait  six  otages, 
comme  garantie  de  la  reddition  de  Jellalabad,  qu'occupait  le  général 
Sale.  Il  fallut  souscrire  à  ces  conditions,  et  le  feu  cessa  pour  quel- 
que temps.  La  nuit  vint  encore  avec  un  redoublement  de  rigueur, 
avec  la  faim,  le  froid,  l'épuisement,  la  mort.  L'armée  était  alors 
arrivée  à  l'entrée  des  gorges  du  Kourd-Caboul;  en  deux  jours,  elle 
n'avait  encore  fait  que  dix  milles. 

Le  8  janvier,  des  milliers  d'hommes  ne  se  relevèrent  pas,  et  con- 
tinuèrent dans  la  neige  leur  dernier  sommeil.  Dès  le  matin,  les 
Afghans  recommencèrent  leur  feu.  L'avant-garde  des  Anglais  dut 
s'ouvrir  un  passage  à  la  baïonnette.  Le  capitaine  Skinner  alla  de 
nouveau  trouver  Mahomed-Akbar;  le  sirdar  demanda  encore  pour 
otages  le  major  Pottinger  et  les  capitaines  Lawrence  et  Mackenzie. 
Les  trois  officiers  se  livrèrent  volontairement,  et  le  feu  cessa.  Alors 
Tarmée  se  remit  en  marche,  et  ici  nous  laissons  parler  M.  Eyre  : 

K Une  fois  encore,  dit-il,  cette  masse  vivante  d'hommes  et  d'ani- 
maux se  mit  en  mouvement.  Les  rapides  effets  de  désorganisation 
produits  par  deux  nuits  passées  dans  la  gelée  peuvent  à  peine  se 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

concevoir.  Le  froid  avait  tellement  mis  au  vif  les  mains  et  les  pieds 
des  hommes  les  plus  forts,  qu'ils  étaient  complètement  hors  de  ser- 
vice :  la  cavalerie ,  quoique  moins  exposée ,  avait  néanmoins  tant 
souffert,  que  les  hommes  étaient  obligés  de  se  faire  monter  sur  leurs 
chevaux.  £n  réalité,  il  restait  à  peine  quelques  centaines  d*hommes 
en  état  de  combattre. 

«  L'idée  de  nous  engager  dans  le  défilé  terrible  qui  était  devant 
nous,  sous  le  feu  de  barbares  altérés  de  vengeance,  avec  cette  masse 
confuse  et  irrégulière,  était  effrayante.  Le  spectacle  que  présentaient 
alors  ces  flots  de  créatures  animées,  dont  la  plupart  devaient  dans 
quelques  heures  former  un  sentier  de  cadavres,  ne  pourra  jamais 
être  oublié  par  ceux  qui  Tout  vu.  Le  formidable  défilé  a  environ 
cinq  milles  d'un  bout  à  l'autre,  et  des  deux  côtés  il  est  encaissé  par 
une  ligne  de  rochers  &  pic  entre  lesquels  le  soleil,  dans  cette  saison, 
ne  pouvait  jeter  qu'une  lumière  momentanée.  Il  est  traversé  par  un 
torrent  dont  le  cours  impétueux  résiste  à  la  gelée...,  et  que  nous 
avions  à  passer  et  repasser  à  peu  près  vingt-huit  fois.  A  mesure  que 
nous  avancions ,  le  passage  devenait  plus  étroit,  et  nous  pouvions 
voir  les  Ghiizis  se  rassembler  sur  les  hauteurs  en  nombre  considé- 
rable. Ils  ouvrirent  bientôt  un  feu  très  vif  sur  Tavant-garde.  C'était 
là  que  se  trouvaient  les  dames;  voyant  que  leur  unique  chance  de 
salut  était  de  ne  pas  rester  en  place,  elles  prirent  le  galop  en  tête  de 
tout  le  monde,  à  travers  les  balles  qui  sifQaient  par  centaines  à  leurs 
oreilles,  et  franchirent  ainsi  bravement  le  défilé.  Elles  échappèrent 
toutes  providentiellement  au  danger;  lady  Sale  reçut  seule  une  lé- 
gère blessure  au  bras.  Je  dois  dire  cependant  que  plusieurs  des  gens 
de  Mahomed-Akbar,  qui  avaient  pris  l'avance,  firent  les  plus  éner- 
giques efforts  pour  faire  cesser  le  feu;  mais  rien  ne  pouvait  arrêter 
les  Ghiizis.  La  foule  qui  suivait  se  jeta  au  plus  épais  du  feu,  et  le 
carnage  fut  affreux.  Une  panique  universelle  se  répandit  rapide- 
ment, et  des  milliers  d'hommes,  cherchant  leur  salut  dans  la  fuite, 
se  précipitèrent  en  avant,  abandonnant  bagage,  armes,  munitions, 
femmes,  enfans,  et  ne  songeant  plus  qu'à  leur  vie.  » 

Au  milieu  de  cette  déroute  universelle,  quelques  traits  de  courage 
se  font  encore  jour.  Le  lieutenant  Sturt,  blessé  mortellement,  était 
resté  étendu  dans  la  neige;  le  lieutenant  Mein  retourna  sur  ses  pas 
pour  le  chercher  au  milieu  du  feu;  il  réussit  à  le  mettre  sur  un  misé- 
rable pony  et  le  conduisit  au  camp,  où  il  mourut  le  lendemain.  «  Ce 
fut,  dit  M.  Eyrc,  le  seul  honmie  de  toute  l'armée  qui  reçut  une  sé- 
pulture chrétienne.  »  Cependant  le  défilé  fut  passée  mais  la  neige  se 


JOtUNxVL  D  UN  PRISONNIER  DANS  L* AFGHANISTAN.  689 

remit  à  tomber  et  continua  toute  la  nuit.  On  n'avait  pu  sauver  que 
quatre  petites  tentes,  dont  une  appartenait  au  général.  On  en  donna 
deux  aux  femmes  et  aux  enfans,  et  la  troisième  aux  btessés;  mais  un 
nombre  immense  de  blessés  resta  sans  abri  et  périt  pendant  la  nuit. 
«De  toutes  parts,  dit  M.  Eyre,  retentissaient  des  gémissemens  et  des 
cris.  Nous  étions  entrés  dans  une  température  plus  froide  encore 
que  celle  dont  nous  sortions,  et  nous  étions  sans  tentes,  sans  feu, 
sans  vivres;  la  neige  était  notre  seul  lit,  et  pour  beaucoup  elle  fut  un 
linceul.  Il  est  seulement  miraculeux  qu'un  seul  d'entre  nous  ait  pu 
survivre  à  cette  nuit  horrible.  » 

Le  9  janvier,  on  se  remit  en  marche,  mais  désormais  sans  aucun 
ordre  et  sans  aucune  discipline.  La  désertion  commençait  à  éclaircir 
les  rangs  des  soldats  indigènes.  Mahomed-Akbar  offrit  alors  de 
prendre  sous  sa  garde  les  femmes  et  les  enfans,  promettant  de  les 
escorter  en  suivant  l'armée  à  une  journée  en  arrière.  Le  général 
Elphinstone  y  consentit  et  donna  des  ordres  pour  que  toutes  les 
femmes  et  tous  les  officiers  mariés  se  préparassent  à  partir  avec  un 
détachement  de  cavalerie  afghane  qui  les  attendait.  Laissons  encore 
M.  Evre  raconter  ces  scènes  navrantes  : 

tt  Jusqu'à  ce  moment,  dit-il,  les  dames  avaient  à  peine  mangé  de- 
puis qu'elles  avaient  quitté  Caboul.  Plusieurs  avaient  au  sein  des 
enfans  nés  depuis  quelques  jours  et  ne  pouvaient  se  tenir  sans  être 
soutenues.  D'autres  étaient  dans  un  état  de  grossesse  tellement 
avancé  que,  dans  des  circonstances  ordinaires,  traverser  un  salon 
eût  été  pour  elles  une  fatigue;  cependant  ces  faibles  et  pauvres 
femmes,  avec  leur  jeune  famille,  avaient  été  obligées  de  voyager  sur 
des  chameaux  ou  sur  le  haut  des  chariots  à  bagage;  heureuses  celles 
qui  avaient  pu  trouver  des  chevaux  et  qui  pouvaient  s'en  servir  1  La 
plupart  étaient  restées  sans  abri  depuis  leur  départ  du  camp;  leurs 
domestiques  avaient  déserté  ou  avaient  été  tués,  et,  à  l'exception  de 
lady  Mac-Naghten  et  de  M"'*'  Trevor,  elles  avaient  perdu  tout  leur 
bagage  et  n'avaient  plus  autre  chose  que  ce  qu'elles  portaient  sur 
elles,  encore  étaient-ce  des  vétemens  de  nuit  avec  lesquels  elles  avaient 
quitté  Caboul  dans  leurs  litières.  Dans  de  pareilles  circonstances, 
quelques  heures  de  plus  auraient  fait  d'elles  des  cadavres.  L'offre 
de  Mahomed-Akbar  était  donc  leur  seule  chance  de  salut.  Leurs 
maris,  bien  vêtus  et  plus  forts,  auraient  certainement  préféré  courir 
la  chance  des  troupes;  mais  où  est  l'homme  qui  pourrait  hésiter 
entre  le  soin  de  sa  vie  et  la  pensée  de  secourir  et  de  consoler  par  sa 
présence  les  êtres  qui  lui  sont  le  plus  chers?  » 


690  REVUE  BBS  DEUX  MONDES. 

L'escorte  du  sirdar  emmena  donc  les  femmes,  les  enfans,  les  ofB* 
ciers  mariés,  et  plusieurs  officiers  blessés.  Au  nombre  de  ces  der- 
niers était  M.  Eyre,  qui  survécut  ainsi  pour  raconter  la  triste  des- 
tinée de  ses  compagnons.  Nous  retrouverons  plus  tard  les  prisonniers; 
nous  devons  en  ce  moment  suivre  jusqu'au  bout  les  restes  de  la 
malheureuse  armée  qui  continuait  sa  marche. 

Le  10  janvier,  le  jour  se  leva  sur  des  scènes  d'une  désolation  crois- 
sante. Dès  que  le  signal  de  la  marche  eut  été  donné,  les  troupes  se 
précipitèrent  en  avant  dans  le  plus  grand  désordre,  chacun  craignant 
par-dessus  tout  d'être  laissé  en  arrière.  Il  n'y  avait  plus ,  à  ce  mo- 
ment, que  les  soldats  européens  qui  fussent  valides;  les  Indiens 
avaient  les  mains  et  les  pieds  gelés,  ils  ne  pouvaient  plus  tenir  leurs 
armes,  et  le  froid  agissait  sur  eux  de  manière  à  les  rendre  fous.  La 
terreur  et  le  désespoir  étaient  sur  tous  les  visages.  L'avant-garde 
s'engagea  dans  une  gorge  étroite;  les  Afghans,  qui  occupaient  les 
hauteurs,  la  laissèrent  s'approcher  à  portée  de  fusil,  et  ouvrirent 
tout  à  coup  sur  elle  un  feu  terrible.  Chaque  coup  portait  sur  cette 
masse  serrée;  bientôt  les  morts  et  les  mourans  encombrèrent  le  pas- 
sage, et  ceux  qui  suivaient  se  trouvèrent  arrêtés  par  ce  rempart  de 
cadavres.  Les  cipayes,  désespérés,  jetèrent  leurs  armes  et  se  mirent 
h  courir.  La  masse  des  suivans  de  camp  se  dispersa  dans  toutes  les 
directions.  Alors  les  Afghans  descendirent  le  sabre  à  la  main  sur 
leurs  victimes  sans  défense,  et  il  y  eut  un  massacre  général.  Les  dé- 
bris des  troupes  indiennes  furent  taillés  en  pièces.  Cependant  l'avant- 
gardè  avait  fait  une  trouée  et  continué  sa  marche.  Après  avoir  fait 
environ  cinq  milles,  elle  s'était  arrêtée  pour  attendre  l'arrière-garde, 
lorsqu'elle  apprit  avec  stupeur,  par  quelques  fugitifs  échappés  au 
carnage,  que  de  toute  la  troupe  qui  s'était  mise  en  mouvement  le 
matin,  elle  seule  avait  survécu.  Les  suivans  de  camp  formaient 
encore  une  masse  assez  considérable,  mais  de  l'armée  propre- 
ment dite,  il  ne  restait  que  cinquante  artilleurs  et  cent  cinquante 
cavaliers. 

Voyant  approcher  un  parti  d'ennemis,  le  général  Elphinstone  fit 
aligner  sa  petite  troupe,  mais  il  reconnut  le  sirdar.  Le  capitaine 
Skinner  alla  de  nouveau  parlementer  avec  lui;  Mahomed-Akbar  an- 
nonça qu'il  ne  pouvait  plus  retenir  les  Ghilzis,  que  son  autorité  était 
méconnue.  Il  demanda  que  les  deux  cents  hommes  qui  restaient 
déposassent  les  armes,  promettant  de  les  conduire  en  sûreté  jusqu'à 
Jellalabad;  quant  aux  suivans  de  camp,  il  déclara  qu'il  n'y  avait  plus 
d'autre  alternative  que  de  les  abandonner  à  leur  sort.  Le  général  ne 


JOURNAL  d'un  prisonnier  DANS  L'AFGHANISTAN.  69t 

put  accepter  ces  conditioDS  désespérées ,  et  donna  Tordre  de  re- 
prendre la  marche. 

Les  Anglais  Grentiencore  cinq  milles  dans  un  étroit  défilé  sous  le 
feu  de  Fennemi  qui  couronnait  les  hauteurs.  Quinze  officiers  tom- 
bèrent seulement  pendant  ce  trajet.  Le  ca(HtaiDe  Skinner  retourna 
auprès  du  sirdar,  qui  Gt  encore  la  même  réponse  et  les  mêmes  ofTres; 
le  général  ne  pouvant  les  accepter  honorablement,  tout  espoir  de  ce 
côté  fut  perdu.  On  se  remit  en  marche.  Le  dernier  canon  fut  aban- 
donné, avec  un  médecin  blessé  qui  y  avait  été  attaché  avec  des  san- 
gles, et  que  les  soldats,  qui  Taimaient  beaucoup,  avaient  jusqu'à  ce 
moment  réussi  à  sauver.  La  nuit  tomba  encore  sur  cette  scène 
d'horreur. 

Le  11  janvier,  la  famine  et  la  soif  se  firent  sentir  d'une  manière 
terrible.  La  chair  crue  de  trois  taureaux  qu'on  avait  pu  sauver  fut 
.  partagée  entre  les  soldats,  qui  la  dévorèrent  avec  rage.  La  neige, 
qu'ils  mangeaient  avidement,  ne  fit  qu'accroître  leur  soif.  Un  mes- 
sager du  sirdar  vint  chercher  le  capitaine  Skinner,  qui  revint  quel- 
ques heures  après,  porteur  d'une  proposition  d'entrevue.  Le  général 
partit  avec  deux  officiers;  Mahomed-Akbar  les  reçut  avec  les  plus 
grandes  démonstrations  de  bienveillance,  leur  fit  servir  des  vivres,  et 
les  conduisit  dans  une  petite  tente,  où,  pour  la  première  fois  depuis 
leur  départ  de  Caboul,  ils  purent  jouir  d'un  sommeil  tranquille. 

Le  12  janvier,  il  y  eut  une  conférence  entre  le  général  et  le  sirdar, 
qu'étaient  venus  joindre  plusieurs  chefs;  mais  rien  n'y  fut  décidé.  La 
journée  se  passait,  le  général  pressait  vainement  Mahomed-Akbar 
de  le  faire  reconduire  au  milieu  de  ses  soldats.  A  sept  heures,  on 
entendit  recommencer  la  fusillade,  et  on  apprit  que  la  petite  troupe, 
se  croyant  abandonnée,  avait  repris  sa  marche.  Le  capitaine  Skinner, 
qui  était  resté  avec  les  soldats,  s'étant  avancé  pour  faire  une  recon- 
naissance ,  reçut  un  coup  de  pistolet  à  bout  portant  dans  la  figure.  Il 
fut  rapporté  au  camp,  et  mourut  dans  la  nuit.  Le  découragement 
était  au  comble.  Les  malades  et  les  blessés  durent  être  abandonnés; 
les  débris  de  la  troupe  s'engagèrent  encore  dans  un  défilé  imprati- 
cable où  chaque  homme  était  ajusté  comme  une  bête  fauve.  Douze 
officiers  tombèrent  l'un  après  l'autre.  Une  cinquantaine  d'hommes, 
mieux  montés  que  les  autres,  parvinrent  seuls  à  sortir  du  passage. 

Quand  les  Afghans  purent  voir  le  petit  nombre  de  leurs  adversaires, 
ils  poussèrent  des  cris  de  triomphe  sauvages,  et,  se  jetant  sur  eux 
le  sabre  à  la  main ,  terminèrent  enfin  cette  lutte  inégale. 

Douze  hommes  restaient  encore  et  galopaient  eu  avant;  six  t<Hn- 


-692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bèrent  exténués  sur  la  route;  les  six  autres  parvinrent  jusqu*à  un 
village  où  ils  furent  forcés  de  s'arrêter  un  instant  pour  prendre  quel- 
que nourriture.  Mais  les  habitans  se  jetèrent  tDut  à  coup  sur  eux, 
deux  furent  mis  en  pièces',  les  quatre  autres  reprirent  le  galop;  à 
quatre  milles  de  Jellalabad,  trois  d'entre  eux  furent  atteints  et  mas- 
sacrés, et  de  toute  l'armée,  un  seul  homme,  le  docteur  Brydon, 
monté  sur  son  petit  pony,  arriva  à  Jellalabad,  et  tomba,  sans  forces 
et  presque  sans  vie,  dans  les  bras  de  ses  compatriotes. 

Telle  fut  la  fin  de  l'armée  de  Caboul.  Cette  armée  formait  le  prin- 
cipal corps  d'occupation;  mais  les  Anglais  avaient  aussi  des  garni- 
sons dans  les  deux  autres  villes  royales  de  l'Afghanistan ,  Candahar 
et  Ghizni.  Celle  de  Candahar,  la  plus  éloignée,  se  maintint  à  son 
poste;  celle  de  Ghizni  eut  un  sort  presque  aussi  triste  que  celle  de 
Caboul.  Elle  avait  voulu  marcher  au  secours  du  général  Elphinstone; 
mais,  assiégée  et  affamée  elle-même,  elle  avait  dû  ne  plus  songer 
qu'à  se  défendre.  Les  détails  du  siège  et  de  la  reddition  de  Ghizni  ne 
se  trouvent  point  dans  le  livre  de  M.  Eyre;  nous  emprunterons  ceux 
qui  vont  suivre  à  une  relation  publiée  par  un  des  ofliciers  de  la  gar- 
nison, le  lieutenant  Crawford. 

Dès  le  milieu  du  mois  de  décembre,  les  Anglais  et  les  cipayes 
avaient  été  obligés  d'évacuer  la  ville  et  de  se  retrancher  dans  la  cita- 
delle. L'hiver  était,  comme  à  Caboul,  de  la  plus  grande  rigueur;  en 
une  nuit,  il  tombait  deux  pieds  de  neige,  et  le  thermomètre  descen- 
dait quelquefois  à  12  et  ik  degrés.  Aussi  les  cipayes  furent-ils  bien- 
tôt hors  de  service,  ayant  les  pieds  et  les  mains  ulcérés  et  décom- 
posés par  le  froid.  Néanmoins  la  garnison,  soutint  le  siège  pendant 
trois  mois,  au  bout  desquels,  n'ayant  plus  aucun  espoir  d'être  se- 
courue, et  manquant  de  vivres,  d'eau  et  de  bois,  elle  capitula.  Le 
colonel  Palmer,  qui  la  commandait,  signa  un  traité  aux  termes  du- 
quel lui  et  ses  hommes  devaient  être  escortés  en  toute  sûreté  jus- 
qu'à Peshawer,  avec  armes  et  bagages.  Le  6  mars,  les  Anglais  éva- 
cuèrent la  citadelle  et  prirent  leurs  quartiers  dans  plusieurs  maisons 
de  la  ville.  Dès  le  lendemain,  ils  furent  attaqués  par  surprise;  pour- 
suivis d'étage  en  étage,  puis  de  maison  en  maison,  ceux  qui  survé- 
curent se  replièrent  tous  sur  deux  maisons  occupées  par  le  colonel 
Palmer  et  son  état-major.  Pendant  deux  jours,  cet  espace  resserré 
présenta  un  affreux  spectacle;  la  faim  et  la  soif  sévissaient  à  l'envi, 
et  les  assiégés  se  disputaient  des  glaçons  pour  se  désaltérer.  On  se 
prépara  à  mourir.  «  Les  couleurs  du  régiment,  dit  le  lieutenant 
Crawford,  furent  brûlées  afin  qu'elles  ne  tombassent  pas  entre  les 


JOURNAL  d'un  prisonnier  DANS  L'AFGHANISTAN.  693 

mains  de  rennemi.  Quant  à  moi ,  je  pris  ma  montre  et  je  la  jetai  dans 
un  fossé  avec  ce  que  j'avais  d'argent;  je  brûlai  aussi  la  miniature  de 
ma  pauvre  femme,  et  je  bourrai  un  fusil  avec  le  cadre  en  or,  bien 
déterminé  à  le  faire  avaler  à  un  Ghazi  avant  de  mourir.  Heures  sur 
'heures  passaient,  et  nous  attendions  à  chaque  instant  le  signal  d'un 
assaut  général.  Nous  voyions  les  ennemis  cerner  de  toutes  parts  nos 
maisons,  ils  formaient  au  loin  des  masses  noires,  et  étaient  alors  au 
moins  vingt  mille.  » 

Il  paraît  que  les  chefs  proposèrent  encore  aux  Anglais  de  leur 
laisser  la  vie  sauve,  pourvu  qu'ils  abandonnassent  les  cipayes  à  la 
fureur  des  Ghazis.  Les  ofGciers  refusèrent;  mais  les  cipayes,  se 
croyant  perdus,  tinrent  conseil  et  résolurent  de  se  chercher  un  pas- 
sage les  armes  à  la  main.  Ils  partirent  pendant  la  nuit,  se  perdirent 
dans  les  champs  et  dans  la  neige,  et  furent  tués  ou  pris  jusqu'au  der- 
nier. Alors  les  Anglais  se  rendirent. 

Durant  une  captivité  de  plusieurs  mois,  ils  endurèrent  des  souf- 
frances cruelles.  Le  lieutenant  Crawford  raconte  qu'ils  étaient  dix 
dans  une  petite  chambre  dont  ils  couvraient  complètement  le  sol 
quand  ils  se  couchaient;  pour  prendre  un  peu  d'exercice,  ils  étaient 
obligés  de  se  promener,  chacun  à  son  tour,  de  long  en  large  dans  un 
espace  de  six  pas.  Ne  pouvant  changer  de  Hnge,  ils  étaient  infectés 
de  vermine,  qu'ils  passaient  tous  les  matins  une  heure  à  pourchasser. 
La  porte  et  la  fenêtre  de  leur  chambre  étant  constamment  fermées, 
ils  respiraient  à  peine  dans  une  atmosphère  étouffante.  Le  colonel 
Paimer  fut  mis  à  la  torture,  et  les  autres  officiers  furent  menacés  du 
même  supplice,  s'ils  ne  livraient  pas  un  trésor  qu'on  les  accusait 
d'avoir  enfoui.  Un  d'eux  mourut,  et  ses  camarades  lurent  l'office  des 
morts  sur  son  corps,  chacun  croyant  bientôt  le  suivre.  Ils  vécurent 
ainsi  jusqu'à  la  un  du  mois  de  juin,  et  à  cette  époque  furent  dirigés 
sur  Caboul ,  où  Mahomed-Akbar  les  reçut  avec  une  excessive  bien- 
veillance. Nous  les  y  retrouverons  plus  tard;  nous  avons  maintenant 
à  rejoindre  les  prisonniers  de  l'armée  de  retraite,  qui  étaient,  depuis 
le  10  janvier,  séparés  de  leurs  compagnons,  et  que  la  captivité  sauva 
de  la  mort. 

Emmenés  dans  le  camp  du  sirdar,  ils  y  retrouvèrent  le  major 
Pottinger  et  les  officiers  qui  avaient  été  livrés  comme  otages  quel- 
ques jours  auparavant.  Une  des  dames -y  retrouva  aussi  son  enfant 
qu'elle  croyait  perdu,  et  qui  avait  été  ramassé  sur  la  route.  Les  chefs 
afghans  les  accueillirent  avec  beaucoup  de  courtoisie,  et  leur  aban- 
donnèrent trois  cabanes,  où  ils  eurent  à  choishr  entre  le  froid  e(  une 


€94  ftsvuE  BBS  mam  immvbbs. 

fomëe  intolérable.  Ib  n*avaient  pour  lit  que  la  terre,  et  pour  coaver- 
tares  que  leurs  manteaux.  N*ayant  ui  cuillères  ni  fourchettes,  ils  se 
résignèrent  à  manger  à  la  gamelle,  et  à  plonger  leurs  doigts  dans  un 
plat  commun.  Mais  qu*était-ce  que  ces  privations  auprès  des  souf- 
frances inouies  qu'enduraient  les  malheureux  engagés  dans  la  mon- 
tagne? 

Pendant  plusieurs  jours,  ils  marchèrent  sur  les  traces  de  l'armée. 
La  neige ,  dit  M.  Eyre ,  était  littéralement  rougie  par  le  sang  sur 
l'espace  de  plusieurs  milles;  partout,  sur  leur  passage,  ils  rencon- 
traient des  mourans  criblés  de  coups  de  couteau ,  et  reconnaissaient 
les  cadavres  de  leurs  amis.  Ils  retrouvèrent,  entre  autres,  le  corps 
d'un  des  chirurgiens  de  Tarmée,  qui  s'était  fait  la  veille  amputer 
une  main  avec  un  canif.  Des  blessés  qui  gisaient  abandonnés  sur  la 
route  poussaient  inutilement  des  cris  supplians  en  les  voyant  passer. 
Le  14- janvier,  à  minuit,  ils  arrivèrent  dans  un  fort  où  on  leur  donna 
des  vivres  qui  consistaient  en  morceaux  de  mouton  à  moitié  cuit  et 
en  pain  sans  levain;  mais,  et  ici  nous  reconnaissons  bien  les  Anglais 
et  les  Anglaises,  leurs  domestiques  trouvèrent  le  moyen  de  leur  faire 
du  thél  Ce  fut  un  vrai  régal  pour  eux  tous;  le  thé  fut  une  véritable 
consolation.  Nous  nous  souvenons  qu'il  y  a  quelque  temps,  M^*  la 
miarquise  de  Waterford ,  emportée  dans  sa  calèche  par  des  chevaux 
fougueux ,  fut  jetée  par  terre  et  presque  tuée.  Elle  resta  pendant 
plusieurs  heures  sans  connaissance,  et  la  première  parole  qu'elle 
prononça  en  revenant  à  elle  fut  pour  demander  a  cup  of  tea.  Du  thé! 
e'est  le  premier  et  le  dernier  mot  d'une  Anglaise,  après  la  Bible. 

Le  15  janvier,  les  prisonniers  eurent  à  traverser  un  torrent  assez 
rapide.  Les  dames  furent  mises  en  croupe  derrière  des  soldats  af- 
ghans; le  sirdar  montrait  pour  elles  la  galanterie  la  plus  empressée* 
Plusieurs  hommes  et  plusieurs  chevaux  furent  entraînés  par  le  cou- 
rant et  noyés.  Des  meutes  de  chiens  affamés,  qui  suivaient  députe 
quelques  jours  la  petite  troupe,  ne  purent  traverser,  et  restèrent  sur 
l'autre  bord.  A  mesure  que  les  captifs  passaient  dans  les  hameaux 
épars  sur  la  montagne,  ils  étaient  couverts  de  malédictH>ns  et  sou- 
vent lapidés. 

Le  sirdar  apprit  bientôt  que  le  général  Sale  avait  refusé  de  rendre 
la  ville  de  Jellalabad ,  malgré  les  ordres  du  général  Elphinstode.  II 
entra  dans  une  grande  fureur,  bien  que  le  major  Pottinger  cherchât 
A  lui  faire  comprendre  qu'un  prisonnier,  quel  que  fût  son  iTing» 
n'avait  plus  aucune  autorité  sur  ses  subordonnés. 

Les  captifs,  cependant,  commençaient  à  organiser  leur  ménage. 


JOURNAL  d'un  PRISONNIBR  DANS  L'AFGHANISTAN.  695 

Ils  s^habituaient  insensiblement  aux  horreurs  de  leur  position.  Leur 
plus  grande  tribulation  était  {la  vermine,  qu'ils  ne  pouvaient  éviter. 
Il  faut  voir  Tespëce  de  terreur  qui  les  saisit  la  première  fois  qu'ils 
trouvèrent...  un  pou.  Au  bout  de  quelque  temps,  ils  réussirent  à  en- 
lever aux  Afghans  le  soin  de  leur  faire  leur  cuisine,  et  eurent  la 
consolation  de  restituer  ces  fonctions  à  leurs  domestiques  indiens. 
Du  reste,  les  Afghans  se  montraient  pour  eux  d'assez  agréables  com- 
pagnons de  voyage,  très  enclins  à  la  conversation  et  à  la  plaisanterie^ 
et  doués,  à  ce  qu  il  paraît,  d'une  indépendance  et  d'une  aisance  de 
manières  qui  contrastaient  singulièrement  avec  les  façons  servùe» 
des  nobles  de  llndoustan.  Mafaomed-Abkar,  depuis  qu'ils  étaient 
complètement  en  son  pouvoir,  leur  témoignait  beaucoup  d'égards.  Il 
avait  laissé  aux  officiers  leurs  épées.  Un  jour,  sachant  qu'ils  avaient 
besoin  dargent,  il  leur  donna  1,000  roupies.  Il  les  laissait  même 
communiquer  avec  Jellalabad,  et  un  de  leurs  jours  les  plus  heureux 
fut  celui  où  ils  reçurent  de  cette  ville  un  paquet  de  lettres  et  de  jour- 
naux, avec  des  vétemens  et  du  linge,  que  les  officiers  de  la  garpisoa 
leur  envoyèrent  généreusemeut.  Leurs  amis  avaient  imaginé  ua 
moyen  fort  ingénieux  de  communiquer  secrètement  avec  eux.  Ils 
faisaient  des  marques  sur  des  lettres  de  l'alphabet  dans  les  journaux, 
et  composaient  ainsi  des  mots  que  ne  pouvaient  découvrir  ceux  qui 
n'étaient  pas  prévenus.  Ce  fut  ainsi  que  les  prisonniers  apprirent 
qu'il  arrivait  des  renforts  di^  l'Inde ,  et  qu'ils  surent  aussi  pour  la 
première  fois  que  le  docteur  Brydou  était  arrivé  ^ul  à  Jellalabad» 
Us  apprirent  en  môme  temps,  par  les  Afghans,  que  le  shdk  Soudja 
avait  été  tué  d'un  coup  de  fusil  à  Caboul  par  un  de  ses  gens. 

Les  captifs  vécurent  ainsi  pendant  deux  mois.  Au  milieu  de  ces 
dures  épreuves,  on  les  voit  encore  conserver  strictement  leurs  habi- 
tudes religieuses.  Un  dimanche,  on  leur  donna,  à  leur  grande  joie, 
vingt-quatre  heures  de  halte.  <&  Nous  en  profitâmes,  dit  M.  Ëyre;^ 
non-seulement  pour  prendre  un  peu  de  repos,  mais  surtout  pour 
accomplir  nos  âévotipns  du  sabbat,  ce  qui,  dans  les  circonstances  oà 
nous  nous  trouvions,  ne  pouvait  manquer  d'ôtre  pour  nous  une  cour 
solation  plus  qu'ordinaire.  x> 

Cependant  les  Afghans  commençaient  à  les  piller.  Ainsi  an  jour  un 
des  che£s  s'empara  de  cachemires  qui  étaient  à  lady  Mac-Nagbten^ 
fit  qui  valaient  environ  125,000  fr^  il  lui  prit  aussi  pour  250,000  fr. 
de  bijoux.  Pendant  ces  deux  mois,  qnatne  des  prisonnières  accouchè- 
rent ;  les  femmes  supportaient  la  fatigue  avec  un  courage  qui  tenait 
du  miracle.  Le  général  Elphinstone  fut  moins  heureux*  Il  lui  restait 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  peine  assez  de  force  pour  se  tenir,  et,  au  milieu  de  souffrances 
mortelles,  il  était  obligé  de  faire  à  cheval  des  marches  forcées  pen- 
dant des  journées  entières.  Le  23  avril,  il  rendit  le  dernier  soupir. 
Le  sirdar  parut  touché  de  cette  triste  fin;  il  offrit  de  faire  transporter  h 
Jellalabad  la  dépouille  de  l'infortuné  général.  Le  corps  fut  cloué  dans 
une  bière  et  partit  sous  la  garde  d'un  soldat  européen  déguisé  en 
Afghan;  mais  un  parti  d'Afghans  qui  rencontra  ce  modeste  convoi 
brisa  le  cercueil  et  lapida  le  cadavre.  Le  sirdar  apprit  la  nouvelle  de 
cette  profanation  avec  colère  et  fit  relever  le  corps,  qui  fut  dirigé  sur 
Jellalabad  avec  une  nouvelle  escorte.  Ce  jour-là ,  lé  major  Pottinger 
dit  à  Mahomed-Abkar  que,  si  le  traité  avait  été  fidèlement  [exécuté, 
les  Anglais  seraient  sortis  de  l'Afghanistan  pour  n'y  jamais  rentrer. 
«  Est-ce  bien  vrai?  répondit  le  sirdar;  alors,  j'ai  été  un  bien  grand 
fou!  » 

Un  autre  jour,  les  officiers  anglais,  pendant  leur  marche,  le  ren- 
contrèrent assis  sur  le  bord  du  chemin,  ce  II  paraissait  malade  et 
abattu,. dit  M.  Eyre;  mais  il  nous  rendit  poliment  notre  salut.»  Il 
devenait  de  plus  en  plus  triste  et  irrésolu.  Les  troupes  qu'il  avait 
envoyées  pour  réduire  Jellalabad  avaient  été  repoussées  et  avaient 
abandonné  le  siège.  La  désertion  et  l'indiscipline  commençaient  à 
se  répandre  dans  les  tribus  sauvages,  qu'il  ne  dominait  que  par  l'as- 
cendant du  succès. 

Mahomed-Akbar  semblait  alors  sentir  qu'il  avait  été  trop  loin  et 
craindre  les  conséquences  du  parti  désespéré  qu'il  avait  pris.  Cepen- 
dant il  dissimulait  ses  inquiétudes.  Pendant  une  des  conférences  qu'il 
eut  avec  ses  prisonniers,  on  lui  remit  une  lettre  qui  lui  annonçait 
que  sa  famille,  captive  à  Loudiana,  avait  été  affamée  pendant  une 
semaine  entière  par  ordre  du  gouvernement  de  l'Inde.  Les  officiers 
présens  s'écrièrent  que  c'était  une  fausseté;  mais  le  sirdar,  faisant 
un  effort  sur  lui-même,  répliqua  qu'il  s'en  inquiétait  peu,  et  que  la 
destruction  de  tous  les  siens  ne  pourrait  altérer  en  rien  ses  résolu- 
tions, quelles  qu'elles  fussent.  D'autres  fois,  il  faiblissait,  et  ques- 
tionnait avec  une  certaine  anxiété  ses  prisonniers.  Il  regrettait, 
disait-il,  de  n'avoir  pas  connu  plus  tôt  les  Anglais,  car  il  avait  été, 
dès  son  enfance,  imbu  de  préjugés  à  leur  égard  qui  avaient  influé 
sur  toute  sa  vie,  et  dont  il  reconnaissait  maintenant  l'injustice. 

Des  partis  rivaux  se  disputaient  la  souveraineté  dans  la  capitale 
depuis  l'assassinat  du  shah  Soudja.  Le  sirdar  retourna  donc  sur  Ca- 
boul, où  sa  présence  était  nécessaire.  Il  proposa  à  M.  Eyre  de  par- 
tager le  commandement  de  ses  troupes  et  de  l'aider  à  prendre  Ca- 


JOURNAL  D*UN  PRISONNIER  DANS  L'AFGHANISTAN.  697 

bouh  mais  roflicier  anglais  répondit  qu'il  ne  pouvait  prendre  du 
service  en  pays  étranger  sans  le  consentement  de  sa  souveraine.  A 
mesure  qu  ils  se  rapprochaient  de  la  capitale,  ils  entendaient  le  bruit 
du  canon,  annonçant  que  la  lutte  se  prolongeait  entre  les  tribus 
rivales.  Le  sirdar  établit  son  camp  à  deux  milles  de  Caboul  vers  la  fin 
du  mois  de  mai.  Un  officier  anglais  retrouva  là  sa  petite  fille,  qu'il 
avait  perdue  durant  la  retraite;  on  lui  avait  appris  à  dire  :  «  Mon  père 
et  ma  mère  sont  infidèles,  mais  moi,  je  suis  une  vraie  croyante.  » 
Le  Bala-Hissar  était  alors  occupé  par  Futty-Yung,  un  fils  de  Zehman- 
Shah,  frère  du  shah  Soudja.  Il  fut  bientôt  obligé  de  composer  avec 
Mahomed-Akbar  et  plusieurs  autres  chefs;  il  leur  abandonna  à  chacun 
une  tour  dans  la  citadelle,  se  réservant  à  lui-même  la  résidence  royale, 
qui  renfermait  les  trésors.  Les  tribus  et  les  chefs  ennemis  prirent 
ainsi  chacun  un  lambeau  du  pouvoir,  mais  la  discorde  était  plus  vio- 
lente que  jamais. 

Mahomed-Akbar  cherchait  maintenant  tous  les  moyens  de  s'as- 
surer l'appui  des  Anglais.  Le  général  Pollock,  qui  s'avançait  avec 
des  renforts,  lui  avait  ofiert  de  lui  renvoyer  sa  famille,  qui  était 
entre  les  mains  du  gouvernement  de  l'Inde;  mais  le  sirdar  refusa 
de  l'associer  à  son  existence  errante  et  précaire.  Il  aurait  lui-même 
volontiers  rendu  à  la  liberté  tous  ses  captifs,  si  les  autres  chefs  ne  s'y 
étaient  constamment  opposés. 

A  Caboul,  les  Anglais  retrouvèrent  la  femme  d'un  officier,  qui  avait 
embrassé  la  religion  mahométane,  et  était  devenue  la  maîtresse  d'un 
chef  afghan.  Il  paraît  que  cette  femme  s'était  montrée  depuis  ce 
moment  l'ennemie  la  plus  implacable  de  ses  compatriotes.  Elle  a 
depuis  recouvré  sa  liberté  avec  les  autres. 

Ce  fut  vers  la  fin  du  mois  de  juin  que  les  prisonniers  de  Ghizni 
furent,  comme  nous  l'avons  dit,  amenés  à  Caboul.  Le  sirdar  leur  fit 
le  meilleur  accueil.  «  Je  ne  pouvais  me  figurer,  dit  le  lieutenant 
Crawford,  que  ce  grand  jeune  homme,  de  si  bonne  mine  et  de  si 
bonnes  manières,  qui  s'informait  avec  tant  de  bonté  de  notre  santé, 
fût  le  meurtrier  de  Mac-Naghten  et  le  chef  du  massacre  de  nos  trou- 
pes. Il  nous  assura  que  nous  serions  désormais  traités  en  officiers  et 
en  gentlemen.  »  La  conduite  de  Mahomed-Akbar  à  l'égard  des  prison- 
niers ne  se  démentit  pas.  Il  leur  laissait  beaucoup  de  liberté,  veillait 
avec  beaucoup  d'intérêt  à  tous  leurs  besoins,  et  semblait  chercher  h 
leur  faire  oublier  tout  ce  qu'ils  avaient  souffert. 

Jusqu'au  dernier  moment,  il  espéra  pouvoir  conclure  la  paix  avec 


098  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

les  Anglais,  et  peat-étre  obtenir  leur  protection.  Il  fit  ofTrir  au  gé- 
néral Pollock»  qui  s*avançait  toujours»  rechange  des  prisonniers; 
mais  le  général  avait  reçu  de  nouvelles  instructions  et  Tordre  de  ne 
pas  accepter  de  conditions.  Réduit  au  désespoir,  Mahomed-Akbar 
revint  à  ses  idées  de  vengeance.  Uavant-derniëre  note  du  journal 
de  M.  £yre  est  du  29  juillet»  et  est  ainsi  conçue  :  «  Mabomed-Akbar 
a  déclaré  ce  matin ,  avec  une  expression  de  détermination  sauvage, 
que»  si  Pollock  avance»  il  nous  emmènera  tous  dans  le  Turkestan, 
et  nous  donnera  en  présent  aux  différens  chefs.  £t  soyez  sûr  qu'il 
exécutera  ses  menaces»  car  ce  n'est  pas  un  homme  dont  on  se  puisse 
jouer.  D 

Nous  avons  dit  ailleurs  (1)  comment  Mahomed-Akbar  accomplit 
en  effet  ses  menaces,  comment  à  l'approche  des  Anglais  il  dirigea  ses 
prisonniers  sur  le  nord»  et  comment  ces  malheureux»  qui  se  voyaient 
entraînés  vers  un  esclavage  sans  doute  éternel»  furent  miraculeuse- 
ment délivrés»  et  rentrèrent  à  Caboul  le  23  septembre.  Treize  femmes, 
douze  enfans»  trente-un  officiers  et  cinquante^trois  soldats  recou- 
vrèrent la  liberté  après  une  captivité  de  deux  cent  trente-un  jours. 
Ce  fut  ainsi  que  se  termina  cette  série  d'aventures  »  de  souffrances 
et  de  désastres»  qui»  de  quelque  manière  qu'on  l'envisage»  forme  cer- 
tainement un  des  épisodes  les  plus  attachans  et  les  plus  tragiques  de 
rhistoire  contemporaine. 

Redevenus  maîtres  de  ce  pays  qui  leur  avait  été  si  funeste  »  les 
Anglais  se  livrèrent  aux  plus  cruels  excès  et  aux  plus  sanglantes  re- 
présailles. Ainsi»  un  corps  de  troupes  marcha  sur  Istalif ,  une  ville 
de  quinze  mille  âmes»  dans  le  Kohistan»  et  après  lavoir  emportée 
d'assaut»  l'abandonna  au  pillage  et  au  feu.  Un  officier  anglais  raconte 
ainsi  cette  féroce  exécution,  a  Pendant  deux  jours»  la  place  fut  mise 
à  sac.  Tout  ce  qui  ne  put  pas -être  emporté  fut  brûlé.  Les  soldats. 
Européens  ou  Indiens  »  montrèrent  une  rage  qui  était  portée  à  son 
comble  par  le  souvenir  des  cadavres  de  leurs  compagnons  qu'ils 
avaient  retrouvés  dans  les  montagnes.  Pas  un  homme  ne  fut  épargné» 
avec  ou  sans  armes;  on  ne  fit  pas  un  seul  prisonnier»  tous  furent 
pourchassés  et  écrasés  comme  de  la  vermine;  nul  ne  songeait  i 
faire  merci.  Nous  avons  été  bien  vengés.  Partout  où  ils  trouvaient  te 
eorps  d'un  Afghan  »  lès  cipayes  hindous  mettaient  le  feu  à  ses  habits^ 
afin  que  la  malédiction  d^unpère  brûlé  tombât  sur  ses  enfans.  On  dit 

(IJ  Voir  la  livraisoB  de  la  Rê»u»  du  15  déœmbre  dernier. 


JOURNAL  d'un  prisonnier  DANS  L'AFGHANISTAN.  699 

même  que  tes  blessés  qu*on  prenait  encore  vifs  étaient  ainsi  rôtis 
jssqu'à  la  mort.  » 

La  viHe  de  Caboul  fut  aussi  détruite  de  fond  eA  comble»  sauf  le 
quartier  des  Kusiibachis  ou  Persans ,  que  les  Anglais  voulaient  mé- 
nager. Le  célèbre  bazar,  la  gloire  et  Tornement  de  TAsie  centrale, 
et  qui  datait  du  règne  d'Aureng-Zeb ,  fut  ruiné  et  brûlé.  Cétait  un 
magnifique  bâtiment,  composé  d*une  file  d'arcades  longue  de  six 
cents  pieds  et  large  de  trente,  et  décoré  de  peintures  à  fresque.  Tous 
les  voyageurs  en  parlent  comme  d'une  merveille;  c'était  là  qu'avaient 
été  exposés  les  restes  mutilés  de  sir  William  Mae-Naghten.  L'œuvre 
de  destruction  dura  deux  jours.  C'est  ainsi  que  la  ville  lapins  riche 
et  la  plus  florissante  de  cette  partie  de  l'Asie,  qui  l'année  précédente 
arvait  une  population  de  60,000  âmes,  devint  un  monceau  de  ruines. 
Les  Anglais  épargnèrent  la  citadelle,  qu'ils  laissèrent  au  pouvoir  d'un 
fils  de  Shah-Soudja,  un  enfant  de  seize  ans.  La  plus  grande  partie  des 
babitans  avait  évacué  la  ville  avec  Mahomed-Akbar,  et  s'était  ré- 
fugiée dans  les  montagnes.  Ghizni,  Jellalabad,  et  tous  les  forts  qui 
étaient  dans  les  défilés,  furent  également  détruits;  l'armée  anglaise 
se  retira  de  l'Afghanistan  comme  un  fleuve  après  une  inondation, 
ne  laissant  sur  son  passage  que  la  ruine,  la  désolation  et  la  mort.  Du 
reste,  nous  n'exprimerons  point  ici  l'indignation  que  ces  cruautés 
inutiles  doivent  soulever  dans  tous  les  cœurs;  nous  devons  au  peuple 
anglais  la  justice  de  dire  que,  lorsque  le  récit  de  ces  excès  sauvages 
est  arrivé  en  Angleterre,  il  n'y  a  soulevé  qu'un  cri  unanime  d'exé- 
cration. 

Le  gouverneur-général  de  l'Inde,  lord  EUenborough,  semble  seul 
avoir  pris  sa  gloire  au  sérieux,  et  il  a  voulu  déployer  une  pompe 
extraordinaire  pour  la  réception  des  prisonniers.  Les  lettres  de  l'Inde 
disent  qu'il  doit  aller  au-devant  de  lady  Sale,  et  la  prendre  avec  lui 
dans  son  palanquin  et  sur  son  éléphant  pour  parader  triomphalement 
dans  le  camp  de  Ferozepore.  Il  paraît  aussi  que  Dost-Mohamed  a  reçu 
l'ordre  de  venir  se  présenter  au  lever  du  gouverneur-général  avant 
de  retourner  dans  l'Afghanistan.  On  sait  que  lord  EUenborough  lui 
rend  la  liberté,  et,  comme  en  même  temps  il  a  pris  soin  de  laisser  la 
citadelle  de  Caboul  au  pouvoir  d'un  autre  prétendant,  c'est  une  ma- 
nière comme  une  autre  d'entretenir  l'anarchie  et  la  discorde  civile 
an  sein  de  ce  malheureux  pays.  On  ne  sait  quel  accueil  le  gouver- 
neur-général aura  fait  à  son  prisonnier.  La  meilleure  politique  était 
de  le  recevoir  honorablement,  car  Dost-Mohamed  est  sans  con- 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tredit  le  premier  homme  de  cette  partie  de  TAsie;  il  peat  un  jour 
ressaisir  le  pouvoir  que  les  Anglais  lui  avaient  enlevé,  et  redevenir 
plus  dangereux  que  jamais. 

Puisque  nous  parlons  de  lord  Ellenborough,  nous  nous  occuperons 
un  instant  d'un  incident  qui  a  soulevé  en  Angleterre  les  plus  vives 
et  les  plus  curieuses  discussions,  et  qui  a  couvert  le  gouverneur-r 
général  de  Tlnde  d'un  ridicule  ineffaçable.  Lord  Ellenborough  avait 
pourtant  de  bonnes  intentions.  Comprenant  bien  la  déconsidération 
que  les  évènemens  des  deux  dernières  années  avaient  jetée  sur  le  nom 
anglais,  et  la  disgrâce  morale  qu'avait  subie  la  puissance  anglaise  dans 
Tesprit  des  populations  de  Tlnde,  il  avait  voulu  utiliser  Texpéditiou 
de  Caboul,  et  il  avait  imaginé  de  lui  donner  une  couleur  religieuse, 
mais,  par  malheur,  une  couleur  de  religion  hindoue.  Il  avait  lu  dans 
l'histoire  que,  huit  cents  ans  auparavant,  Mahmoud  le  Ghaznévide 
avait  envahi  l'Inde,  renversé  les  idoles  hindoues,  et,  entre  autres 
exploits,  détruit  le  temple  de  Somnauth,  dont  il  avait  emporté  à 
Ghizni  les  portes  sacrées.  Depuis  lors,  ces  portes,  en  bois  de  sandal, 
étaient  restées  à  Ghizni,  et  comme  Mahmoud  était  un  mahométan» 
ce  trophée  était  un  déshonneur  pour  la  religion  des  Hindous. 

Lord  Ellenborough,  voyant  que  les  Anglais  ne  rapportaient  de 
l'Afghanistan  que  peu  de  gloire,  eut  l'idée  lumineuse  d'en  rapporter 
les  portes  de  Somnauth.  Bien  des  gens  prétendent  que  les  vieilles 
portes  en  bois  de  sandal  sont  apocryphes;  mais  cela  ne  fait  rien  à 
l'affaire.  Le  tout  était  de  flatter  les  Hindous  et  de  leur  faire  accroire 
que  les  Anglais  étaient  allés  dans  le  Caboul  pour  y  venger,  sur  la 
tombe  de  Mahmoud,  la  vieille  injure  de  leur  caste.  Lord  Ellenbo- 
rough fit  donc  proclamer  que  l'armée  anglaise  rapportait  en  triomphe 
les  fameuses  portes,  et  qu  elles  seraient  rendues  solennellement  au 
temple  qui  en  avait  été  dépouillé  depuis  huit  siècles.  Ce  fut  à  cette 
occasion  qu'il  adressa  aux  princes  de  l'Inde  une  proclamation  qui 
est  devenue  en  Angleterre  un  inépuisable  sujet,  non-seulement  de 
risée,  mais  de  scandale.  Cette  proclamation  commençait  ainsi  : 
a  Mes  frères  et  mes  amis,  notre  armée  victorieuse  rapporte  en 
triomphe  les  portes  du  temple  de  Somnauth,  et  la  tombe  dépouillée 
du  sultan  Mahmoud  contemple  les  ruines  de  Ghizni  (sic).  L'insulte 
de  huit  cents  ans  est  enfin  vengée.  Ces  portes,  si  long-temps  le  mo- 
nument de  votre  humiliation ,  sont  devenues  le  plus  brillant  témoi- 
gnage de  votre  gloire  nationale  et  de  votre  supériorité  sur  les  nations 
au-delà  de  l'Indus.  C'est  à  vous,  princes  et  chefs,  que  je  confierai  ce 


JOURNAL  D*UN  PRISONNIER  DANS  L'AFGHANISTAN.  701 

glorieux  trophée.  Vous-mêmes  vous  transporterez,  avec  les  honneurs 
qui  leur  sont  dues,  les  portes  de  bois  de  sandal  à  travers  vos  terri- 
toires, ^'«^5(71* 'au  temple  restauré  de  Somnauth Vous  voyez,  mes 

frères  et  amis,  comment  le  gouvernement  britannique  se  montre 
digne  de  votre  amour  en  consacrant  la  puissance  de  ses  armes  à  vous 
restituer  les  portes  du  temple  de  Somnauth,  si  long-temps  le  monu- 
ment de  votre  humiliation.  » 

Il  est  difficile  de  pousser  plus  loin  le  charlatanisme.  Vouloir  faire 
accroire  à  ces  honnêtes  Indiens,  qui  se  sont  fait  battre  et  exterminer 
dans  r Afghanistan,  qu'ils  y  sont  allés  venger  une  injure  de  huit  cents 
ans  dont  pas  un  d'entre  eux  n*a  de  sa  vie  entendu  parler,  et  leur 
dire,  sans  rire,  qu'ils  ont  établi  la  supériorité  de  leurs  armes  sur  une 
nation  qui  venait  de  leur  donner  une  si  rude  leçon,  est  une  entre- 
prise qui  passe  toutes  les  bornes  du  grotesque.  Quand  les  Anglais 
bombardèrent  Copenhague,  Napoléon  dit  ironiquement  qu'ils  avaient 
enfin  vengé  leur  injure  de  dix  siècles  sur  les  descendans  des  hommes 
qui  avaient  envahi  l'Angleterre  du  temps  d'Alfred.  La  phrase  de  lord 
Ellenborough  est  de  la  même  force,  sauf  que  lord  Ëllenborough  l'a 
dite  sérieusement.  On  parle  déjà  de  représenter  le  gouverneur-gé- 
néral de  l'Inde  sous  la  figure  de  Samson  portant  sur  ses  épaules  les 
deux  grandes  portes'  de  Somnauth  en  bois  de  sandal.  Ce  qu'il  y  a 
de  mieux ,  c'est  que  le  temple  de  Somnauth  est  détruit  depuis  plu- 
sieurs siècles.  La  population  de  la  ville  est  aujourd'hui  mahométane, 
et  elle  a  converti  à  l'usage  de  son  culte  les  ruines  du  temple  hindou, 
de  sorte  que,  ainsi  que  le  disait  spirituellement  le  Times,  a  l'of- 
frande peut  arriver,  mais  il  n'y  a  ni  édifice  ni  brahmines  pour  la  re- 
cevoir. Lord  Ellenborough  a  trouvé  une  paire  de  portes  pour  son 
idole,  mais  il  lui  reste  à  trouver  une  idole,  un  temple,  et  des  prêtres 
pour  ses  portes.  » 

Si  la  proclamation  de  lord  Ellenborough  n'eût  été  que  ridicule ,  il 
aurait  pu  se  la  faire  pardonner;  mais  elle  était  l'acte  le  plus  malhabile 
et  le  plus  impolitique  qu'il  fût  possible  à  un  gouverneur- général  de 
rinde  de  commettre,  car  elle  réveillait  les  vieilles  inimitiés  de  caste 
et  de  religion,  et  risquait  de  mettre  aux  prises  les  Hindous  et  les  ma- 
hométans.  Les  Anglais  ont  dans  l'Inde  plus  de  dix  millions  de  sujets 
musulmans ,  et  lord  Ëllenborough  imagine  de  leur  faire  le  plus  san- 
glant afiront,  en  humiliant  un  de  leurs  prophètes  sous  les  pieds  d'une 
idole  hindoue,  et  en  convertissant  l'expédition  de  Caboul  en  une 
croisade  contre  Mahomet  au  profit  des  divinités  de  Vishnou,  de 

TOME  I.  45 


703  BsruB  raft  dbcx  mondes* 

Si¥a ,  oa  de  Jaggernant.  La  politique  constante  des  gonyemevrg  de 
rinde  avait  été  de  maintenir  ane  impartiale  balance  entre  ces  deox 
grands  partis  religieux.  Les  musulnians  forment,  dans  cette  partie  de 
l'enqpire  britannique ,  Félément  le  plus  uni  et  le  plus  compacte  de  la 
pq[>alationy  et  une  franc-maçonnerie  des  plus  redoutables.  De  plus, 
on  sait  combien  les  tombeaux  sont  sacrés  pour  les  mahométans»  et 
combien  la  violation  des  sépultures  leur  inspire  d'horreur.  Or,  Mah- 
iBOud  le  Ghaznévide ,  dont  les  Anglais  avaient  dépouillé  et  saccagé 
la  tombe  à  Ghizni,  était  non-seulement  un  mahométan,  mais  un 
saint  parmi  les  vrais  croyans,  et  un  grand  homme  dans  Fhistoire. 
Gii>bon  raconte  qu'il  avait  entrepris  une  guerre  sainte  contre  les  idoles 
païennes  et  grossières  de  l'Inde.  Quand  il  arriva  è  Somnauth,  il  donna 
lui-même  un  coup  de  massue  sur  la  tête  de  l'idole  qui  était  adorée 
dans  le  fameui  temple  de  cette  ville.  Les  brahmines  terrifiés  lui  oflTri* 
rent  pour  leur  divinité  une  rançon  de  250  millions  de  notre  monnaie; 
ses  conseillers  l'engagèrent  h  accepter,  en  lui  disant  que  la  destruc- 
tion d'une  image  de  pierre  ne  changerait  pas  le  cœur  des  idolâtres» 
tandis  que  l'argent  qu'ils  offraient  pouvait  servir  à  soulager  les  vrais 
croyans.  Le  zélé  serviteur  du  prophète  répondit:  a  Vos  raisons  sont 
bonnes  y  mais  jamais,  dans  la  postérité,  Mahmoud  ne  passera  pour 
un  marchand  d'idoles.  »  Il  brisa  la  tête  de  l'image,  et  il  en  sortit  un 
flot  de  perles  et  de  rubis  qui  y  étaient  cachés ,  et  qui  donnèrent  le 
secxet  de  la  pieuse  sollicitude  des  brahmines.  La  religion  de  Mahomet 
était  donc,  à  tout  prendre,  un  progrès  sur  celle  des  idoles,  et  c'est 
sans  doute  pour  ce  motif  que  la  chambre  des  communes  d'Angleterre 
a  offert  le  singulier  spectacle  de  sir  Robert  Inglis,  le  représentant  de 
l'université  d'Oxford  et  un  des  plus  zélés  puritains  des  trois  royaumes, 
défendant  la  tombe  de  Mahmoud  contre  les  prédilections  idolâtres 
de  lord  Ellenborough. 

Lord  Ellenborough  avait  fait  un  acte  impolitique,  c'était  assez 
pour  le  compromettre  partout;  il  avait  fait  un  acte  ridicule,  c'eût  été 
assez  pour  le  perdre  en  France;  il  avait  fait  un  acte  en  apparence 
irréligieux,  c'a  été  assez  pour  le  perdre  en  Angleterre.  Il  y  a  deux 
ou  trois  jours,  nous  avons  vu  sa  proclamation  traduite  régulière- 
ment à  la  barre  de  la  chambre  des  communes.  La  presse  avait  déjà 
accablé  le  gouverneur-général  sous  un  déluge  de  sarcasmes,  mais  le 
parti  religieux  s'est  bien  gardé  de  rire,  et  il  a  formellement  accusé 
lord  Ellenborough  d'avoir  encouragé  le  paganisme  et  rendu  hom- 
mage aux  idoles.  Le  premier  ministre  de  la  Grande-Bretagne  s'est 


JOURNAL  d'un  prisonnier  DANS  L' AFGHANISTAN.  703 

VU  forcé  de  venir  désavouer  en  pleine  chambre  la  conduite  d'un  des 
plus  hauts  fonctionnaires  du  royaume,  et  de  demander  grâce  pour 
une  inconséquence  en  faveur  de  services  signalés. 

Nous  ne  connaissons  pas  de  fait  particulier  qui  caractérise  d'une 
manière  plus  fidèle  et  plus  complète  l'esprit  du  peuple  anglais,  que 
l'incident  dont  nous  venons  de  parler.  Le  gouverneur-général  de 
rinde  aurait  commis  les  fautes  politiques  les  plus  impardonnables, 
qu'il  aurait  encore  trouvé  des  défenseurs  et  des  panégyristes;  mais  il 
suffit  qu'il  porte  la  plus  légère  atteinte  aux  sentimens,  ou,  ^i  on  veut, 
aux  préjugés  religieux  de  la  nation ,  pour  qu'il  soit  renié  par  son 
parti,  abandonné  à  la  merci  de  ses  adversaires,  et  pour  qu'il  suc- 
combe sous  la  sentence  souveraine  et  sans  appel  de  l'opinion. 

John  Lemoinne. 


4S. 


LETTRES 


SUR  LA  SESSION 


BZSCVSSXOSr  BE  Xi*AX>HESSE. 


An  Directeur  de  la  Revue  des  Deux  Mondes. 


Monsieur  , 

La  chronique  de  la  Revue  a  porté  son  jugement  sur  les  dernières  discus- 
sions du  parlement  français;  en  les  retraçant  de  nouveau,  en  les  prenant 
pour  texte  d'une  lettre  politique,  je  m'expose  à  contredire  ou  à  répéter  ce  que 
vos  lecteurs  ont  déjà  trouvé  dans  ce  recueil.  Cependant  le  sujet  est  fécond  et 
comporte  un  examen  approfondi;  votre  impartialité  habituelle  me  permet 
d'ailleurs  d'espérer  que  vous  ne  refuserez  pas  d'accueillir  quelques  observa- 
tions qui,  lors  même  que  vous  ne  les  adopteriez  pas  entièrement ,  se  recom- 
mandent au  moins,  j'ose  le  dire,  par  la  sincérité  et  la  bonne  foi. 

La  discussion  de  l'adresse  a  été ,  est  encore  le  sujet  d'une  vive  polémique  : 
tandis  que  le  ministère  se  décerne  les  palmes  du  triomphe,  l'opposition  le  dît 
désavoué  par  les  chambres ,  embarrassé  dans  les  complications  d'une  marche 
tortueuse,  frappé  à  mort.  Que  contiennent  de  vrai  ces  afQrmations  contraires? 
Quels  pas  a  faits  la  question  du  droit  de  visite,  presque  seule  à  l'ordre  du 
jour?  Quelle  est  depuis  ces  débats  la  situation  du  ministère  et  des  chambres  ? 
C'est  ce  que  je  vous  demande  la  permission  d'examiner. 


LETTRES  SUR  LA   SESSION.  705 

Je  m'arrête  d'abord  aux  résultats  généraux  de  la  discussion  de  l'adresse. 

La  politique  intérieure  a  peu  occupé  les  chambres;  à  part  un  ou  deux  dis- 
cours, tout  le  débat  a  porté  sur  les  affaires  extérieures.  M.  de  Beaumont, 
dans  la  ciiambre  des  députée,  a  présenté  un  tableau  animé  des  tergiversa- 
tions, des  incertitudes  du  ministère.  Il  Ta  montré  ne  pouvant  point  ce  qu'il 
voulait,  et  voulant  ce  qu'il  ne  pouvait  point,  flottant  ainsi  entre  ses  vœux 
secrets  et  ses  actes  publics ,  traîné  à  la  suite  d'une  majorité  qui  le  subjugue, 
et  agissant  ou  s'abstenant  selon  les  caprices  de  ses  appuis,  devenus  ses  tyrans. 
Cette  attaque  pressante  et  quelque  peu  passionnée,  tout  en  excitant  les  applau- 
dissemens  de  l'opposition ,  n'a  été  suivie  d'aucune  réponse  du  ministère  nî 
de  ses  amis;  d'autres  intérêts  absorbaient  l'attention ,  et,  quelque  vif  que  pût 
être  le  combat  sur  les  affaires  du  dedans ,  toute  la  sollicitude  des  chambres 
et  du  public  se  concentrait  sur  l'extérieur. 

C'est  un  des  caractères  de  la  situation  actuelle  que  cette  préoccupation 
presque  exclusive  des  affaires  étrangères;  en  général,  l'opinion  et  ses  organes 
s'attachent  aux  points  où  la  politique  du  gouvernement  est  en  défaut,  et  où 
se  déclarent  les  périls  les  plus  imminens.  Si  l'ordre  est  menacé,  si  les  factions 
conspirent,  les  chambres  consacrent  tous  leurs  soins  au  rétablissement  de  la 
sécurité  publique.  Des  lois  viennent  désarmer  la  révolte ,  dissoudre  les  asso- 
ciations, et  dans  toutes  les  discussions,  les  questions  de  l'intérieur  tiennent 
le  premier  rang.  C'est  ce  qui  se  passa  dans  les  premières  années  du  gouver- 
nement de  juillet,  après  l'apaisement  des  tempêtes  soulevées  par  les  affaires 
de  la  Pologne  et  de  l'Italie.  La  restauration  avait  vu  auparavant  l'opposition 
appliquer  aussi  tous  ses  efforts  à  la  défense  des  garanties  constitutionnelles 
attaquées  par  le  gouvernement,  et,  malgré  les  faiblesses  de  la  diplomatie,  ne 
la  discuter  qu'accessoirement  et  à  de  rares  intervalles.  Je  n'entends  pas  dire 
que  la  politique  intérieure  n'excite  en  ce  moment  ni  plaintes ,  ni  ombrages  : 
l'opération  du  recensement  a  laissé  en  plusieurs  lieux  d'ineffaçables  res- 
sentimens;  des  artifices  peu  dignes  ont  faussé  l'application  des  lois  sur  le 
jury  et  sur  les  annonces  judiciaires  ;  les  intérêts  du  service  public  et  les 
règles  de  l'équité  administrative  ont  été  souvent  sacriGés  aux  exigences  de 
l'intrigue  et  de  l'ambition.  Je  le  reconnais  et  m'en  afflige,  mais  ces  écarts, 
malgré  leur  caractère  fâcheux ,  ne  forment  pas ,  à  mon  avis ,  l'objet  principal 
de  l'inquiétude  publique.  Les  grands  intérêts  de  l'ordre  ne  sont  pas  actuel- 
lement compromis,  et,  dans  les  douze  dernières  années,  la  société  n'a  jamais 
couru  moins  de  dangers  que  depuis  que  les  soutiens  Içs  plus  ardens  du  pou- 
voir se  sont  parés  du  titre  ambitieux  de  conservateurs.  L'opposition  fait  en- 
tendre des  accusations  fondées  :  elle  souhaite  et  propose  des  réformes  qui 
doivent  être  discutées  et  dont  l'esprit  pratique  et  réservé  atteste  sa  modération; 
mais  ceux  même  qui  partagent  ses  griefs  et  adoptent  ses  projets  sentent  au 
fond  du  cœur  que  les  libertés  publiques  ne  sont  pas  plus  exposées  que  l'ordre. 
Malgré  d'utiles  améliorations  repoussées  et  des  abus  regrettables  tolérés,  le 
pays  ne  gémit  sous  le  poids  d'aucune  oppression;  les  conseils  de  quelques  amis 
exaltés  sont  repoussés,  grâce  à  l'état  des  mœurs  et  de  l'opinion.  Toute  mesure 


T06  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

excessive  choquerait  au  sein  du  calme  où  nous  vivons,  et  si  la  politique  est 
exclusive  et  partiale,  ce  qui  froisse  quelques  intérêts  privés,  elle  ne  se  montre 
point  violente  et  emportée,  ce  qui  alarmerait  le  pays  tout  entier. 

Mais  les  esprits  sont  loin  de  partager  cette  sécurité  relativement  à  la  poli- 
tise extérieure;  le  cabinet  du  29  octobre  a  été  constitué  pour  la  paix,  et  Von 
sait  trop  que,  la  Youlant  partout  et  toujours,  il  ne  devait  pas  aisément  reculer 
devant  les  sacriGces  qu'elle  imposerait  à  la  dignité  de  la  France.  La  conven*" 
tion  du  13  juillet  1841  à  témoigné  un  empressement  exagéré  à  rentrer  dans 
le  concert  européen,  et  les  discours  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères 
ont,  en  plus  d'une  rencontre ,  laissé  percer  des  dispositions  qui  blessaient  lès 
instincts  généreux  du  pays.  La  plupart  des  appuis  du  nouveau  cabinet  n^ont 
pu  se  défendre  eux-mêmes  d'une  secrète  dé6ance,  et  les  plus  dévoués  n'ont 
jamais  accordé  qu'une  approbation  pleine  de  regrets,  et  apporté  au  cabinet 
que  le  tribut  d'une  muette  et  douloureuse  résignation. 

Cet  état  général  des  esprits  explique  la  place  que  la  politique  étrangère  a 
occupée  dans  la  discussion  de  l'adresse;  elle  Ta  due  à  la  position  particulière 
du  ministère  et  aux  angoisses  de  l'opinion. 

C'est  donc  sur  les  affaires  extérieures  qu'a  porté  tout  le  poids  du  débat,  et^ 
parmi  ces  affaires,  celle  du  droit  de  visite  a  tenu  le  premier  rang;  l'impor- 
tance de  cette  question  m'autorise  à  en  parler  avec  quelques  détails. 

Les  débats  de  la  dernière  session  et  la  polémique  de  la  presse  ont  épuisa 
Tattention  sur  le  droit  de  visite  sans  diminuer  l'intérêt  qu'il  excitait.  Les  deux 
chambres  s'étaient  déjà  prononcées  presque  unanimement  contre  les  traités  de 
1831  et  1833,  et  les  personnages  politiques  qui  avaient  passé  aux  affaires  se' 
défendaient  presque  tous  d'y  avoir  pris  part  de  près  ou  de  loin.  Cette  année^ 
ils  ont  trouvé  des  apologistes,  peu  nombreux,  il  est  vrai ,  mais  décidés.  M.  dé 
Gasparin,  dans  la  chambre  des  députés ,  envisageant  la  question  seulement 
au  point  de  vue  religieux  et  philan tropique,  a  déployé  toute  l'énergie  d'une 
conviction  puissante  et  obstinée,  et ,  sans  fournir  de  nouveaux  argumens  sur 
les  intérêts  de  politique  et  de  diplomatie,  il  s'est  livré  sur  l'esclavage  et  la 
traite  à  de  longs  et  intéressans  développemens.  M.  de  Broglie,  dans  la  chambre 
des  pairs,  a  courageusement  revendiqué  la  solidarité  du  traité  de  1831,  qu'il 
s'avait  point  signé,  comme  de  celui  de  1833,  conclu  sous  son  ministère;  il 
s'est  livré,  pour  les  défendre ,  à  une  discussion  approfondie,  qui  a,  dit-on, 
exercé  sur  la  chambre  des  pairs  une  influence  notable ,  et  qui  cependant ,  je 
regrette  de  le  dire,  repose  sur  des  assertions  presque  toutes  contestables  et 
quelques-unes  matériellement  inexactes.  L'autorité  de  l'orateur,  la  juste  oon* 
fiance  accordée  à  ses  paroles,  l'importance  des  nouveaux  argumens  qu'il  a 
présentés,  me  paraissent  exiger  une  réponse.  M.  Dupin  l'a  déjà  faite  en  par* 
tie;  je  vais  essayer  de  la  compléter. 

Toute  l'argumentation  de  M.  de  Broglie  a  reposé  sur  une  comparaison  entre 
les  traités  de  1831  et  Tétat  de  choses  qu'ils  ont  remplacé.  S^lon  lui ,  «  d*uii 
«  dr(Ht  de  visite  unilatéral ,  ils  ont  fait  un  droit  réciproque;  d'un  droit  de 
m  visite  qui  s'eierçait  sans  riaterveolion  de  la  France,  ils  ont  fait  un  c^poîI 


LETTRES  SUR  LA  SESSION.  707 

«  de  visite  qui  ne  peut  s*exercer  sur  les  bâti  mens  de  ciiaque  nation  qu'avec  le 
«  mandat  de  cette  nation;  d'un  droit  de  visite  qui  s'exerçait  par  tous  les 
«  croiseurs  d'une  même  nation,  ils  ont  fait  un  droit  de  visite  limité  quant  au 
«  nombre  des  croiseurs;  d'un  droit  de  visite  qui  s'exerçait  daos  toute  l'étendue 
«  des  mers,  ils  ont  fait  un  droit  de  visite  restreint  à  certaines  zones;  ils  l'ont 
«  entouré  de  garanties ,  et  ils  ont  rendu  aux  tribunaux  de  chaque  nation  le 
«  jugement  des  bâtimens  de  cette  nation.  » 

M.  Dupin  a  déjà  démontré  que  le  droit  de  visite  concédé  par  les  traités  de 
1831  et  1833  est  autre  que  celui  qui  s'exerçait  antérieurement ,  et  dans  les 
dernières  discussions  du  parlement  d'Angleterre,  M.  Peel  a  reconnu  à  son 
tour  cette  distinction  entre  la  simple  vérification  de  la  nationalité  du  pavillon 
par  l'examen  des  papiers  de  bord,  qui  constitue  le  droit  de  visite  proprement 
dit,  et  l'examen  du  vaisseau,  l'appréciation  de  sa  cargaison ,  la  constatation 
de  l'équipage,  du  mobilier,  des  denrées,  des  marcliandises,  qui  constituent 
le  droit  de  recherche,  ainsi  appelé  par  les  Anglais,  right  ofsearch^  et  que 
nous  désignons  improprement  sous  nom  de  droit  de  visite. 

C'est  le  premier  de  ces  droits  seul  qui  s'exerçait  sous  la  restauration,  et  ce 
n'est  pas  à  celui-là  que  s'appliquent  les  conventions  de  1831  et  1833;  elles 
n'ont  porté  que  sur  le  droit  de  recherche,  laissant  celui  de  visite  ce  qu'il  était 
et  ne  le  modifiant  .en  aucune  façon.  Du  reste,  il  n'est  pas  exact  de  dire  que  ce 
dernier  droit  s'exerçât  sans  contrôle,  sans  limites,  sans  garantie,  et  qu'il  eût 
pour  conséquence  d'enlever  à  chafque  nation  le  jugement  de  ses  bâtimens. 

Voici  quelles  étaient  les  règles  établies. 

S'il  était  constaté  que  le  bâtiment  visité  fût  en  droit  de  porter  le  pavillon 
français,  on  le  laissait  ordinairement  libre  de  continuer  sa  marche,  fût-il 
chargé  d'esclaves,  et  les  tableaux  empruntés  aux  state  papers,  et  publiés  par 
M.  le  duc  de  Broglie  lui-même,  contiennent  l'indication  d'un  certain  nombre 
de  bâtimens  français  ainsi  visités  et  non  arrêtés,  bien  qu'employés  à  la  traite. 
Mais  ils  étaient  toujours  saisis ,  dans  le  cas  où  ils  avaient  été  surpris  dans 
les  eaux  anglaises,  c'est-à-dire  sous  la  juridiction  britannique.  Si  le  pavillon 
français  avait  été  usurpé  et  que  le  bâtiment  appartînt  à  une  nation  engagée 
envers  l'Angleterre  par  des  traités,  il  était  capturé  et  livré  aux  tribunaux 
que  ces  traités  avaient  constitués  ou  désignés.  Si  enfin  un  bâtiment  français 
avait  été  saisi  à  tort,  comme  se  trouvant  dans  les  parages  du  royaume  uni,  il 
était  rendu  aux  juridictions  françaises  :  c'est  la  doctrine  que  M.  deXalleyrand 
établissait  dans  une  dépêche  du  23  juin  1831,  écrite  à  l'occasion  de  la  saisie 
du  navire  le  Philibert^  pris  par  les  Anglais  en  1826  :  «  Le  gouvernement  de 
«  sa  majesté  britannique ,  disait-il,  ne  peut  se  refuser  de  reconnaître  que  si 
«  le  navire  le  Philibert  a  été  saisi  dans  des  parages  indépendans  de  sa  juri- 
ft  diction  ,  comme  les  renseignemens  qui  m'ont  été  transmis  semblent  le  dé- 
«  montrer,  l'autorité  anglaise,  en  le  soumettant  à  l'action  d'un  tribunal  an- 
«  glais  aurait  violé  de  la  manière  la  plus  positive  les  droits  de  souveraineté 
«  de  la  France.  Le  gouvernement  français  ne  pourrait  pas  autoriser  de  pareils 
«  actes,  et  le  gouvernement  anglais  Ta  déjà  reconnu  dans  plusieurs  ooeasimis 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  en  nous  remettant ,  pour  être  jugés  par  nos  tribunaux,  les  navires  français 
«  que  ses  croisières  avaient  arrêtés  au-delà  des  possessions  britanniques, 
«  comme  suspects  d'être  employés  à  faire  la  traite.  » 

Ainsi  le  droit  de  visite,  et  non  de  recherche,  s'exerçait  à  l'abri  de  certaines 
mesures  de  précautions ,  et  les  tribunaux  de  chaque  nation  n'étaient  pas  des- 
saisis du  jugement  des  bâtimens  de  cette  nation.  Cependant  il  avait  donné 
lieu  à  des  abus,  comme  il  est  arrivé  plus  tard  pour  le  traité  de  1831,  et  il  en 
résulta  des  réclamations  qui  Grent  accorder  au  pavillon  français  des  fran- 
chises plus  larges. 

En  effet,  en  1829,  les  croiseurs  anglais  s'étaient  emparés  sur  la  cote  d'Afri- 
que des  navires  la  Laure  et  la  Louise,  Tun  comme  espagnol,  l'autre  comme 
hollandais.  Ils  étaient  français.  Notre  ambassadeur,  M.  de  Montmorency- 
Laval,  réclame  le  4  juin  1830  :  «  Ces  actes,  »  écrit-il  à  lord  Aberdeen,  déjà 
ministre  des  affaires  étrangères  à  cette  époque ,  «  ces  actes  non-seulement 
«  constituent  une  violation  du  pavillon  français  et  une  atteinte  au  droit  des 
«  gens,  mais  ils  entravent  encore  l'action  confiée  aux  crqisières  françaises 
«  pour  assurer  l'application  des  lois  relatives  à  la  traite  des  noirs.  Sous  ce 
«.double  rapport ,  le  gouvernement  de  sa  majesté  très  chrétienne  a  cru  devoir 
«  faire  des  représentations  sérieuses  au  cabinet  britannique,  et  réclamer  de 
«  lui  des  instructions  qui  prescrivent  aux  commandans  des  croisières  anglaises 
«  plus  de  réserve  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions ,  et  qui  soient  en  même 
«  temps  de  nature  à  prévenir  le  retour  d'actes  dont  la  répétition  compromet- 
«  trait  la  bonne  intelligence,  que,  dans  l'intérêt  des  lois  sur  la  traite,  il  con- 
«  vient  de  maintenir  entre  les  croisières  des  deux  nations.  » 

Le  6  juillet  1830,  lord  Aberdeen  accuse  réception  de  cette  dépêche,  et 
annonce  qu'il  a  demandé  des  renseignemens  sur  les  faits  dénoncés.  En  même 
temps,  il  envoie  des  instructions  aux  croiseurs  pour  qu  ils  s'abstiennent  de 
capturer  en  aucun  cas  des  bâtimens  français.  Ces  instructions  n'ont  pas  été 
publiées  ,  mais  leur  existence  et  leurs  effets  sont  constatés  par  un  rapport  du 
commandant  de  la  station  de  Sierra-Leone ,  qui,  a  la  fin  de  janvier  1831,  se 
plaint  des  abus  que  couvre  et  favorise  l'inviolabilité  accordée  au  pavillon 
français.  Ce  rapport  est  trop  important  pour  que  je  n'en  reproduise- pas  les 
propres  termes.  Après  avoir  dénoncé  les  progrès  de  la  traite  pendant  les  six 
derniers  mois,  il  les  attribue  premièrement  à  la  sévérité  des  nouvelles  lois 
qui  porte  les  négriers  à  proportionner  leurs  bénéfices  aux  risques  qu'ils  cou* 
rent;  puis  il  poursuit  :  «  La  seconde  raison  est  dans  les  ordres  que  j'ai  reçus 
«  et  qui  m'interdisent  toute interveniion  (interférence)  à  l'égard  du  pavillon 
«  français;  comme  on  peut  aisément  se  procurer  des  pavillons  et  papiers  fran- 
«<  çais  pour  quelques  centaines  de  dollars,  si  quelque  chose  étonne,  c'est  qu'il 
«  se  trouve  encore  sur  la  côte  d'autres  pavillons  pour  faire  le  commerce,  et, 
«  quand  nos  instructions  seront  plus  généralement  connues,  il  n'y  en  aura 
A  plus  d'autre.  » 

Ainsi ,  avant  les  conventions  de  1831,  le  droit  de  visite  seul  était  exercé,  et 
une  fois  le  pavillon  français  reconnu,  toute  liberté  restait  aux  bâtimens,  même 


LETTRES  SUR  LA  SESSION.  709 

quand  ils  étaient  ouvertement  et  publiquement  employés  à  la  traite.  Cet  état 
de  choses  constaté  par  les  documens  officiels  s'éloigne  beaucoup  du  tableau 
tracé  devant  la  chambre  des  pairs. 

M.  le  duc  de  Broglie  a  présenté  les  traités  de  1831  comme  ayant  été  com- 
mandés par  les  circonstances  et  en  quelque  sorte  imposés  par  TAngleterre  : 
a  Fallait-il,  »  a-t-il  dit  à  cette  occasion,  «  à  une  époque  où  l'Angleterre  était 
«  la  seule  puissance  qui  témoignât  de  la  sympathie  pour  la  révolution  qui 
«  venait  de  s'accomplir;  fallait-il,  dis-je,  commencer  par  rompre  directement 
«  avec  elle?  Fallait-il  lui  signifier  que  le  principe  qu'on  lui  avait  laissé  appll- 
«  quer  jusque-là,  nous  entendions  le  lui  contester;  que,  si  elle  essayait  de 
«  l'appliquer  de  nouveau,  il  s'ensuivrait  des  conflits  et  une  prompte  rupture? 
«  Fallait-il ,  quand  on  avait  la  perspective  menaçante  d'une  guerre  univer- 
«  selle  sur  le  continent,  se  mettre  encore  sur  les  bras  une  guerre  maritime  » 

Ce  serait  pour  le  droit  de  visite  une  triste  et  regrettable  origine  que  d'avoir 
en  quelque  sorte  payé  la  rançon  de  la  France  en  1830,  et  servi  de  don  de 
joyeux  avènement  à  notre  révolution,  comme  le  traité  du  20  novembre  1841 
à  M.  Guizot  auprès  de  lord  Aberdeen.  Mais,  grâce  à  Dieu ,  pour  l'honneur 
de  l'Angleterre  et  de  la  France,  la  négociation  qui  a  produit  le  traité  de  1831 
n'a  jamais  eu  le  caractère  qu'on  lui  prèle ,  jamais  la  France  ne  s'est  trouvée 
placée  dans  la  désespérante  alternative  qu'on  a  exposée.  Permettez-moi  encore 
quelques  citations  qui  rétabliront  la  vérité  historique. 

Le  rapport  du  commandant  anglais  du  20  janvier  1831 ,  étant  parvenu  à  l'ami- 
rauté, sir  James  Graham,  placé  à  la  tête  de  ce  département,  communiqua  ce 
document  à  lord  Palmerston,  qui  tenait  le  portefeuille  des  affaires  étrangères, 
et  lui  suggéra  de  solliciter  de  la  France  ou  l'assimilation  de  la  traite  à  la  pira- 
terie ou  la  concession  du  droit  de  visite  réciproque.  Lord  Palmerston  adopta 
cette  pensée  et  donna  des  instructions  conformes  à  lord  Granville  en  le  char- 
géant  d'exprimer  «  l'intérêt  que  prend  à  cette  question  le  gouvernement  de 
«  sa  majesté  britannique,  et  son  vif  espoir  qu'aucun  sentiment  de  jaloi^sie 
<t  nationale  n'empêchera  la  coopération  cordiale  de  la  France  et  de  l'Angle- 
n  terre  dans  un  arrangement  si  honorable  pour  toutes  deux  et  si  avantageux  à 
«  la  cause  de  l'humanité.  » 

Cest  p  cette  dépêche  que  M.  le  comte  Sébastiani  fit,  le  7  avril  1831 ,  la 
réponse  lue  par  M.  Billaut  à  la  chambre  des  députés.  Il  refusait  d'accepter 
aucun  des  deux  moyens  proposés  et  s'exprimait  ainsi  sur  le  droit  de  visite  : 
«  Le  gouvernement  français  a  déjà  fait  connaître  à  plusieurs  reprises  les 
«  motifs  qui  ne  lui  permettaient  pas  d'adhérer  à  de  semblables  propositions. 
«  Ces  considérations  n'ont  rien  perdu  de  leur  force  ni  de  leur  importance. 
«  L'exercice  d'un  droit  de  visite  sur  mer  en  pleine  paix  serait,  malgré  la 
«  réciprocité  qu'offre  l'Angleterre,  essentiellement  contraire  à  nos  principes 
«  et  blesserait  de  la  manière  la  plus  vive  l'opinion  publique  en  France.  Il 
«  pourrait  en  outre  avoir  les  plus  fâcheuses  conséquences  en  faisant  naître 
«  entre  les  marins  des  deux  nations  des  différends  susceptibles  de  compro^ 


710  R£TIIB  DES  DECX  M01VI«S« 

«  mettre  les  relations  qui  unissent  si  iotimement  la  France  et  TAngld» 
terre.  » 

Malgré  cette  réponse,  lord  Palmerston  insiste  encore ,  mais  il  ne  oomple 
plus  sur  le  succès,  et  sa  lettre  du  19  a%Til  1831  à  lord  Granville  se  termine 
en  ces  termes  :  «  Si  les  objections  à  cette  proposition  (du  droit  de  Tisita) 
«  devenaient  malheureusement  insurmontables,  il  vous  est  prescrit  d'insister 
«  de  la  manière  la  plus  vive  auprès  du  gouvernement  français  pour  qu'il 
«  envoie ,  sans  délai ,  des  vaisseaux  chargés  de  faire  exécuter  les  lois  de  la 
«  France  &ur  tous  les  navires  portant  son  pavillon.  On  ne  peut  prévoir  au- 
«  eune  objection  à  une  telle  proposition;  les  vaisseaux  de  sa  majesté  britan- 
«  nique  rece\Taient  ordre  de  coopérer  cordialerooit  avec  Tescadre  française, 
«  et,  il  ne  peut  exister  aucune  raison  d'en  douter,  les  efforts  unis  de  la  France 
«  et  de  TAngleterre  atteindraient  promptement  le  but  pour  lequel  les  deux 
«  pays  se  sont  mutuellement  liés  par  de  solennels  engagemens.  » 

Aucune  objection  ne  vint  en  effet  de  la  France.  Le  ministre  de  la  marine 
prit  sur-le-cliamp  les  mesures  réclamées.  Depuis  un  an ,  les  circonstances 
avaient  faiit  négliger  la  station  d'Afrique.  Il  n'y  était  resté  que  la  canonnière- 
brick  la  Bordelaise,  mais  on  Gt  partir  le  9  juin  le  brick  le  Cuirassier,  et  le 
12  juillet  la  corvette  la  Bayonnaise,  et  une  escadre  composée  d'une  frégate 
et  de  trois  autres  bâtimens  légers  fut  diisposée  pour  s'y  rendre  à  la  fin  de 
septembre. 

Lord  Palmerston  comprenait,  par  la  réponse  si  explicite  du  comte  Sébas- 
tian! ,  qu'il  fullait  renoncer  au  droit  de  visite.  Une  motion  sur  la  traite  et 
sur  les  mesures  qu'elle  avait  motivées  était  annoncée  au  parlement;  il  en 
obtient  l'ajournement  et  écrit  le  15  juillet  à  lord  Granvilie  pour  qu'il  s'in- 
forme des  ordres  donnés  par  le  gouvernement  français  afin  de  renforcer  la 
croisière  d'Afrique  :  «  Kous  serions  bien  charmés,  dit-il  eu  terminant,  que 
a  votre  réponse  nous  permit  d'affirmer  que  le  gouvernement  français  n'a 
<«  négligé  aucun  moyen,  compatible  avec  la  déférence  due  aux  serUimens 
«  nationaux,  de  coopérer  aux  longs  et  persévérans  efforts  que  le  gouverne- 
«  ment  britannique  n*a  cessé  de  faire  pour  épargner  aux  nations  civilisées  du 
«  globe  l'opprobre  d'un  tel  trafic.  » 

L'Angleterre  acceptait  alors  le  refus  de  la  France  et  ne  songeait  plus  à  le 
combattre;  mais  le  mois.de  septembre  vit  arriver  à  Paris  le  nouveau  ministre 
des  États-Unis,  M.  Rives,  et  un  missionnaire  officieux  de  la  cause  de  l'aboli- 
tion, M.  Irving;  l'un  et  l'autre  pressèrent  de  nouveau  le  gouvernement  fran- 
çais de  prendre  des  mesures  contre  la  traite.  On  sait  que  les  États-Unis,  bien 
que  possesseurs  d'esclaves,  mais  dont  la  population  noire  se  recrute  et  se 
développe  à  l'aide  de  la  reproduction  indigène,  se  sont  constitués  les  adver- 
saires de  la  traite,  dont  la  suppression  nuit  aux  établissemens  des  Antilles, 
leurs  rivaux.  L'arrivée  de  ces  deux  auxiliaires  prêta  de  nouvelles  forces  à 
ragent  anglais  et  donna  à  ses  démarches  un  caractère  moins  politique  et 
plus  philantropique.  Les  abolitionistes  crurent  leur  cause  engagée  dans  le 


LETTRES  SUR  LA  SESSION.  711 

^roit  de  visite,  et  les  plus  éminens  d'entre  eux,  alors  en  possession  d'une 
grande  influence  dans  le  gouvernement,  les  mêmes  qui  venaient  d'obtenir  la 
signature  du  traité  des  25  millions ,  appuyèrent  les  nouvelles  négociations 
de  l'Angleterre. 

Le  31  octobre  1831,  lord  Granvîlle  apprend  à  son  gouvernement  l'appui 
qu'il  obtient  des  envoyés  américains;  le  cabinet  français  commence  à  se  rap- 
pirocher,  mais,  «  malgré  la  réciprocité  stipulée,  il  continue  de  craindre  que  le 
«  public  français  ne  considère  l'adoption  du  droit  de  recherche  comme  une 
«  reconnaissance  de  la  supériorité  maritime  de  l'Angleterre.  »  Cependant  la 
question  doit  être  prochainement  portée  de  nouveau  au  conseil ,  et  «  la  satls- 
«  faction  avec  laquelle  le  gouvernement  et  le  public  anglais  salueraient  la 
«  coopération  de  la  France  à  leur  œuvre  d'humanité  disposera  certainement 
«  le  cabinet  français  à  prendre  la  proposition  en  grande  considération.  » 

Lord  Palmerston  ne  perd  point  de  temps,  et  le  7  novembre,  il  envoie  à 
lord  Granville  l'indication  des  précautions  qui  peuvent  être  prises  pour  pré- 
venir les  abus  du  droit  de  visite  et  calmer  les  jalousies  nationales.  «  Des 
«  commissions  seront  données  par  les  gouvernemens  respectifs,  elles  n'auront 
«  d'effet  que  pour  trois  ans ,  devront  être  renouvelées  à  l'expiration  de  cette 
«  période  et  pourront  être  révoquées  pendant  sa  durée,  s'il  en  résulte  quelque 
«t  abus  ou  quelque  gêne.  »  Il  termine  en  disant  :  »  II  paraît  au  gouveme- 
«  ment  de  sa  majesté  que  cette  expérience  (experiment)  partielle  et  tempo- 
«  raire,  qui  laisserait  encore  la  question  dans  tous  les  temps  sous  le  contrôle 
«  des  deux  gouvernemens,  serait  extrêmement  utile  et  aurait  pour  résultat, 
^«  ou  d'éloigner  toutes  les  objections  faites  à  un  arrangement  plus  permanent, 
«  ou  de  rendre  cet  arrangement  sans  objet  (unnecessary).  » 

Le  traité  fut  signé  le  30  du  même  mois. 

Cette  convention  ne  saurait  donc  avoir  eu  pour  cause  le  désir  d'éviter  ime 
rupture  avec  l'Angleterre;  on  pouvait  se  borner  à  l'envoi  d'une  croisière  en 
Afrique;  lord  Palmerston  ne  réclamait  rien  de  plus;  il  désirait  seulement  pou- 
voir afRrmer  au  parlement  qu'il  avait  obtenu  du  gouvernement  français  tout 
ee  que  la  susceptibilité  nationale  permettait  d'accorder.  C'est  l'esprit  philan- 
tropique ,  l'influence  des  abolitionistes ,  les  instances  de  leurs  partisans  les 
plus  actifs,  qui  dictèrent  le  traité;  on  put  croire  qu'il  serait  agréable  à  l'An- 
gleterre et  se  réjouir  de  ce  résultat ,  mais  ce  ne  fut  pas  le  motif  qui  le  fit 
signer. 

Ces  faits  ont  échappé  à  la  chambre  des  pairs;  M.  le  duc  de  Broglie  n'a  pro- 
duit sa  savante  et  lumineuse  argumentation  qu'à  la  fin  du  débat,  et  elle  est 
demeurée  sans  réponse.  Elle  a,  dit-on,  vivement  frappé  les  esprits  et  con- 
tribué au  rejet  de  l'amendement  de  M.  le  comte  Turgot. 

Vous  savez,  monsieur,  le  résultat  de  la  discussion;  à  la  chambre  des  pairs, 
tout  a  été  mis  en  œuvre  pour  étouffer  les  résistances  que  soulevait  le  droit 
de  visite;  aucune  démarche  n'a  été  épargnée  pour  fermer  la  bouche  à  ses  ad- 
versaires; l'esprit  de  réserve  et  de  prudence,  attribut  particulier  de  cette 
diambre,  a  été  invoqué.  On  Fa  conjurée  de  ne  point  intervenir  dans  cette 


712  OBVCE  DBS  DEUX  MONDES, 

question ,  et  comme  elle  craignait  que  la  chambre  des  députés  ne  se  montrât 
moins  discrète,  on  s*est  engagé  à  obtenir  que  celle-ci  gardât  aussi  le  silence. 
Cette  promesse  a  levé  les  scrupules,  et  la  chambre  s*est  tue,  observant  la  même 
discrétion  que  le  discours  de  la  couronne. 

A  la  chambre  des  députés,  Tattitude  du  ministère  a  confondu  de  surprise 
ses  amis  aussi  bien  que  ses  adversaires;  on  Va  vu  changer  plusieurs  fois  de 
résolution ,  désavouer  le  langage  qu'il  avait  tenu  dans  Tautre  chambre,  sup- 
plier d'abord  la  commission  de  s'abstenir  de  toute  démonstration,  puis  refuser 
de  s'expliquer  sur  le  parti  qu*il  prendrait,  remettre  ensuite  sa  réponse  au 
lendemain,  et  le  lendemain  se  référer  à  ce  qu'il  avait  dit  la  veille;  hésiter  en- 
core après  le  discours  de  M.  Dupin ,  redoutant  tout  ensemble  le  commentaire 
de  réloquent  magistrat,  et  Texploitant  auprès  des  siens;  enGn,  en  désespoir 
de  cause,  se  ralliant  explicitement  au  projet  de  la  commission.  Ces  tergiver- 
sations ont  eu  pour  résultat  un  vote  unanime  de  la  cliambre  contre  le  droit 
de  visite. 

Le  sentiment  qui  avait  dicté  ce  vote  était  si  puissant,  M.  Dupin,  interprète 
des  sentimens  de  tous,  avait  tenu  un  bngage  si  ferme,  qu'au  moment  de  cette 
résolution  solennelle,  et  dans  les  jours  qui  l'ont  suivie,  on  ne  comprenait  pas 
que  l'adresse  pût  recevoir  deux  interprétations.  La  chambre  avait  remercié  le 
roi  de  la  non-ratification  du  traité  de  1841 ,  et,  tout  en  recommandant  Texé- 
cution  loyale  et  stricte  des  traités  antérieurs  jusqu'à  Tabrogation,  die  en  avait 
prodamé  les  inconvéniens ,  et  formellement  provoqué  la  révocation.  Par  res- 
pect pour  la  prérogative  royale,  dont  M.  Odilou  Barrot  avait  le  plus  énergi- 
quement  proclamé  les  droits,  elle  n'avait  voulu  imposer  au  gouvernement  ni 
un  jour,  ni  une  forme  pour  les  négociations  à  entreprendre,  mais  elle  avait 
été  nette  et  absolue  quant  au  principe  en  lui-même.  Depuis  l'adhésion  du 
ministère,  on  se  demandait  seulement  comment  il  avait  pu,  après  avoir 
conjuré  la  pairie  de  se  taire,  consentir  à  ce  que  la  chambre  des  députés  parlât 
sur  le  droit  de  visite.  Les  amis  sincères  du  gouvernement  constitutionnel 
s'affligeaient  d'une  conduite  qui  avait  fait  perdre  à  la  chambre  des  pairs  une 
occasion  heureuse  et  facile  de  s'associer  à  une  démonstration  nationale;  ils 
rappelaient  que  l'aristocratie  anglaise  et  la  chambre  des  lords  devaient  leur 
influence  et  leur  popularité  à  l'empressement  avec  lequel  elles  s'emparent  de 
toutes  les  questions  où  le  nom  et  la  gloire  de  la  Grande-Bretagne  sont  en 
cause.  Il  paraît  même  que  la  chambre  des  pairs  s'était  émue,  et  le  ministère 
était  menacé  de  vives  et  prochaines  interpellations. 

Depuis  ce  temps,  l'affaire  a  entièrement  changé  de  face;  les  journaux  anglais, 
rédigés  on  sait  par  qui  et  sous  quelle  influence,  répétés  complaisamnient  par 
les  feuilles  ministérielles  de  France,  ont  affecté  de  ne  voir  dans  le  vote  de  la 
chambre  qu'une  vaine  formule,  qu'une  protestation,  comparable  à  celle  que 
la  Pologne  obtient  chaque  année  de  nos  deux  chambres.  On  a  dit  qu'au* 
cune  obligation  ne  pesait  sur  le  ministère,  et  qu'il  lui  était  loisible  d'attendre 
dix  ou  vingt  ans,  s'il  lui  plaisait,  pour  entamer  la  négociation.  Le  seul 
homme  de  mer  de  la  chambre  des  pairs  qui  se  fût  prononcé  contre  l'amen- 


LETTRES  SUR  LA  SESSION.  719 

dément  de  M.  le  comte  Turgot,  M.  ramiralRoussin,  est  entré  dans  le  cabinet. 
Depuis  lors,  on  assure  que  les  hommes  politiques  de  la  pairie  reviennent  de 
leur  première  émotion ,  et  commencent  à  penser  que  leur  chambre  a  tenu  la 
conduite  la  plus  prudente;  le  ministère  se  flatte  auprès  d'eux  d'avoir  rendu 
service  à  la  pairie  [en  l'arrêtant  dans  la  voie  où  elle  allait  s'engager,  et  la 
chambre  des  députés,  au  contraire,  passe  pour  s'être  livrée  à  une  démarche 
imprudente  et  irréfléchie. 

Qui  trompe- t-on  ici,  monsieur?  Si  le  ministère  a  franchement  accepté 
l'adresse  des  députés,  il  aura  peine  à  expliquer  comment  il  s'est  opposé  à  ce 
que  la  pairie  tînt  un  langage  analogue;  si,  au  contraire,  il  a  obtenu  de  celle-ci 
qu'elle  s'abstint  pour  l'opposer  à  la  chambre  des  députés,  il  s'est  joué  de  cette 
dernière,  et  l'a  prise  pour  dupe.  J'avoue,  et  je  le  regrette  sincèrement,  que 
cette  dernière  version  me  paraît  la  plus  probable;  le  langage  étudié  du  cabinet^ 
la  satisfaction  des  ministres  et  même  de  l'opposition  en  Angleterre ,  sans 
doute  à  la  suite  de  quelque  communication  confidentielle,  les  forfanteries  des 
journaux  de  Londres,  dont  les  rédacteurs  obéissent  a  une  impulsion  connue, 
l'entrée  de  M.  l'amiral  Roussi n  dans  le  cabinet,  tout  autorise  et  légitime  ce 
soupçon.  Une  explication  est  devenue  indispensable.  Sans  doute  la  chambre 
n'acceptera  point  le  rôle  qu'on  lui  destine  dans  cette  comédie  politique;  elle* 
ne  voudra  pas  être  la  risée  de  l'Angleterre  et  donner  à  penser  que  ses  paroles, 
ne  sont  qu'une  lettre  morte  sans  valeur  et  sans  portée.  Nous  verrons  si  l'on 
pourra  contenter  à  la  fois  Londres  et  Paris,  M.  Peel  et  M.  Dupin,  la  chambre 
des  communes  et  la  chambre  des  députés ,  et  prolonger  une  équivoque  qui 
n'a  déjà  que  trop  duré.  Que  penser  d'une  politique  qui  conduit  à  de  tels 
expédiens,  et  faut-il  que  toutes  les  fautes  du  ministère  enveniment  et  com- 
pliquent la  question  du  droit  de  visite,  si  délicate  et  si  périlleuse  en  elle- 
même.^ 

La  discussion  de  l'adresse  n'a  pas  résolu  la  question  ministérielle,  et  cepen- 
dant il  est  nécessaire  qu'un  vote  significatif  apprenne  au  cabinet  s'il  possède 
la;  majorité,  car  cette  question  n'a  été  décidée  ni  par  les  élections,  ni  dans  la 
courte  session  d'août,  ni  dans  les  débats  de  l'adresse. 

Le  ministère ,  dans  la  dernière  chambre ,  possédait  une  pajorité  réelle , 
mais  formée  par  les  circonstances  beaucoup  plus  que  par  la  sympathie  poli- 
tique. Les  élections  ont  modifié  cette  situation ,  moins  encore  par  les  échecs 
notables  qui  ont  décimé  la  phalange  ministérielle  que  par  les  mécontente- 
mens  dont  elles  ont  provoqué  l'explosion.  Le  cabinet  s'est  vu  presque  partout 
désavoué,  même  par  ses  propres  candidats;  il  a  trouvé  les  collèges  les  plus 
importans  déclarés  contre  lui,  l'opinjon  publique  hostile;  après  les  élections, 
sa  chute  semblait  imminente,  et  la  déplorable  catastrophe  qui  a  ravi  M.  le 
duc  d'Orléans  aux  espérances  de  la  nation  avait  pu  seule  lui  rendre  une  exis- 
tence momentanée. 

La  courte  session  d'août,  bien  que  consacrée  exclusivement  aux  mesures 
de  prudence  politique  commandées  par  la  perspective  d'une  minorité,  n'avait 
prêté  aucune  force  au  cabinet.  Trois  élections  ajournées  malgré  lui,  une  en- 


714  REVUS  DBS  DEUX  MONDES. 

qàèie  ordonnée  contre  son  gré  pour  en  vériGer  les  circonstances,  ton  candidat 
à  la  présidence  nommé  an  deuxième  tour  de  scrutin  seulement,  étaient  les 
feignes,  sinon  d*un  désaccord  complet,  du  moins  d'une  hésitation  manifesta. 

La  dernière  discussion  a  plutôt  constaté  l'opposition  de  la  chambre  que  sa 
sympathie  pour  le  cabinet.  Le  vote  unanime  sur  le  droit  de  visite  n'est  point 
assurénient  le  gage  d'une  adhésion,  et  le  cabinet  s'est  trouvé  trop  hemreui 
de  voir  la  question  ministérielle  disparaître  sous  cette  unanimité.  Les  affaires 
de  Syrie  ont  amené  un  débat  dont  la  conclusion  a  dû  médiocrement  satis&ire 
le  ministère. 

Les  pièces  communiquées  à  cet  égard,  et  dont  plusieurs  fragroens  ont  été 
lus  à  la  tribnne,  ont  donné  sur  la  politique  de  M.  Guizot  des  renseignemens 
qui  sans  doute  ne  seront  pas  perdus  pour  la  chambre.  Il  convenait,  je  ne  le 
conteste  point,  qu'après  les  évènemens  de  1840  et  la  rentrée  dans  le  concert 
européen,  la  France  marchât  d'accord  avec  les  autres  puissances  dans  les  né- 
gociations à  suivre  auprès  du  divan.  Mais  il  faut  avoir  lu  les  pièces  même  qui 
ont  été  déposées  aux  archives  de  la  chambre,  pour  imaginer  à  quel  point  le 
représentant  de  la  France,  M.  de  Bourqueney,  a  été  dépouillé  d'initiative  et  de 
force  propre.  M.  de  Carné  en  a  fourni,  avec  beaucoup  d'à-propos,  les  preuves 
les  plus  concluantes.  Le  23  février  1842,  quand  d'exécrables  désordres  ensan- 
glantaient le  Liban,  M.  Guizot  écrivait  à  M.  de  Bourqueney  :  «  Vous  n'avez, 
«  qnant  à  présent,  ni  approbation  ni  désapprobation  à  témoigner;  vous  conti- 
«  nuerez  seulement  à  laisser  voir  vos  doutes  et  vos  appréhensions,  vous  ré- 
«  servant  le  droit  de  juger  et  de  décider  d'après  les  évènemens.  »  Le  16  juin 
suivant,  il  lui  disait  :  «  La  question  est  devenue  européenne.  Il  faut  éviter  tout 
«  ce  qui  nous  donnerait  aux  yeux  des  cours  Tapparence  d'une  action  propre, 
n  cherchant  à  devancer  ou  à  dépasser  la  leur;  une  marche  qui  tendrait  à 
^  nous  présenter  comme  poursuivant  un  but  personnel  aurait  pour  consé- 
«  quence  de  réunir  encore  une  fois  les  puissances  contre  nous  et  de  nous 
«  ngeter  dans  l'isolement.  »  Voilà,  monsieur,  la  confiance  que  la  convention 
du  13  juillet  inspirait  à  M.  Guizot  lui-même.  M.  de  Bourqueney',  lié  par  ces 
instructions,  s'interdit  toute  action  individuelle.  Sélim-Bey,  au  moment  de  se 
rendre  en  Syrie  où  il  était  envoyé,  témoigne  le  désir  de  savoir  si  le  gouver- 
nement français  attache  une  importance  particulière  à  ce  que  le  gouvernement 
de  la  montagne  soit  rendu  à  tel  ou  tel  membre  de  la  famille  Scheab.  «  Je 
«  n'accepte  pas  ces  ouvertures,  »  écrit  M.  de  Bourqueney  le  26  mars.  Cepen- 
dant il  est  juste  de  reconnaître  qu'il  montre  une  certaine  décision  dans  les 
rédamations  relatives  aux  réparations  de  la  coupole  du  saint  sépulcre  :  il 
obtient  une  satisfaction  complète;  mais  M.  Guizot,  qui  depuis  a  revendiqué 
rhonnenr  de  cette  solution,  lui  avait  écrit  le  23  février  pour  <«  le  laisser  maître 
9  de  transiger  sur  le  fond  de  la  question.  »  (Dépêche  de  M.  de  Bourqueney 
du  15  avril.) 

La  pensée  de  confier  l'administration  de  la- Syrie  à  deux  chefs  distincts  fut 
aoDÇtte  4ans  les  premiers  mois  de  1842  :  vint-elle  de  M.  de  Metternich, 
on  Ta  pcétenda?  Il  importe  pen  de  connaître  son  origine.  Après  de 


LEITRBS  SUR  LA  SBBSK^.  715 

longues  discussions  et  une  résistance  obstinée  de  la  Porte,  ce  projet  ftit 
adopté  par  elle,  et  M.  de  Bourqueney  en  informa  le  gouvernement.  M.  Guieot 
loi  répondit  le  6  janvier  184S  :  «  Je  ne  me  dissimule  point  ce  que  la  mesure 
«  consentie  par  la  Porte  offre  d'incomplet  et  de  précaire,  notamment  par 
«  l'exclusion  de  la  famille  Scheab  du  gouvernement  de  la  montagne,  contrai- 
«  rement  aux  droits  qu'elle  tient  du  passé,  et  peut-être  aussi  contrairement 
«  au  voeu  des  populations.  » 

Le  discours  de  la  couronne,  prononcé  qudques  jours  après,  contenait  le 
passage  suivant  :  «  L'accord  des  puissances  a  affermi  le  repos  de  l'Orient  et 
«  amené  en  Syrie,  pour  les  populations  chrétiennes,  le  rétablissement  d'nn'e 
«  administration  conforme  à  leur  vœu.  » 

La  commission  reproduisait  cette  phrase  dans  son  projet  et  y  ajoutait  qud* 
ques  mots  qui  paraissaient  contenir  une  approbation  formelle.  C'est  à  eecte 
occasion  ou'un  débat  assez  sérieux  s'est  engagé.  M.  David  avait  v(f^/^èk[oé 
avec  éloquence  les  droits  de  la  France  sur  les  populations  chrétiennes  de  la 
Syrie  :  M.  BeiTyer  a  proposé  de  n'emprunter  au  discours  de  la  couronae  qm 
l'annonce  de  l'affermissement  du  repos  en  Orient  et  de  caractériser  la  nou- 
velle administration,  non  comme  conforme  au  vœu  des  populations,  mais 
seulement  comme  «  plus  régulière.  »  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères 
est  monté  trois  ft>is  à  la  tribune  pour  combattre  cette  propositiœi;  le  rappor- 
teur s'est  joint  à  lui  :  MM.  de  Valmy ,  Vivien  et  Dufaure  ont  appuyé  l'ameiH 
dement,  et  deux  épreuves  par  assis  et  \evé  étant  déclarées  douteuses,  906  voîk 
se  sont  prononcées  contre  le  ministère,  qui  n'en  a  obtenu  que  208.  On  a  dit, 
pour  atténuer  l'effet  de  ce  vote,  qu'il  n'avait  pas  porté  sur  un  dissentiment 
réel  et  ne  contenait  aucune  improbation  du  cabinet.  Sans  en  vouloir  exagérer 
la  portée,  je  ne  crains  pas  de  dire  que  les  circonstances  même  dont  on  se 
prévaut  pour  l'infirmer  en  ont  fait  la  gravité,  car  dans  l'absence  -d'un  intérêt 
véritable,  ^es  dispositions  hostiles  au  ministère  pouvaient  seules  faire  adopter 
une  proposition  qu'il  avait  si  éoergîquement  repoussée.  Il  est  vrai  que  M.  DlSh 
diatel  a  défié  deux  jours  plus  tard  l'opposition  de  fonnuler  un  Mâme  contre 
le  cabinet,  et  que  ce  défi  n'a  pas  été  accepté;  mais  l'approbation  résulte-t^ellBi 
du  silence,  et  un  ministère  peut-il  se  dire  en  possession  de  la  majorité 
parce  qu'il  n'a  pas  éprouvé  un  r^us  explicite  de  concours.'  Il  est  d'aillem 
des  démonstrations  extrêmes  qui  ne  doivent  pas  être  prodiguées;  un  msiis- 
tère  prudent  n'aurait  pas  proposé  à  la  chambre  d'y  recourir,  et  ToppositiOli 
s'est  montrée  politique  et  habile  en  ne  répondant  pas  à  cette  provocation. 

Je  ne  prétends  pas  que  l'opposition  ait  la  majorité,  mais  je  iBe  que  le  mi- 
nistère la  possède  davantage,  et  son  maintien  ou  sa  chute  ne  me  p»^  un 
aucune  façon  résolu  par  ce  qui  s'est  passé  jusqu'ici. 

La  question  ministérielle  est  donc  entière  :  comment  la  chambre  doft-elle  se 
prononcer?  C'est  ce  qui  préoccupe  en  ce  moment  tous  les  hommes  pefitiques. 
11  faut,  avant  tout,  que  l'incertitude  qui  règne  dans  les  hautes  régions  du  gou- 
vernement ait  promptement  un  terme  :  le  pouvoir  languit  et  s'afiEusse  «a 
Milieu  de  ces  perpélaelks  hésitatkMis,  et  te  preiukr  besoin  d«  fsys  est  qi^ 


7i6  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

main  puissante  imprime  à  la  société  un  mouvement  régulier  et  lui  fasse  sentir 
Mn  influence.  Mais  ce  besoin  peut-il  être  satisfait  avec  le  ministère  actuel? 

Le  cabinet  du  29  octobre  repose  aujourd'hui  sur  une  base  étroite  et  fragile; 
il  n'est  pas  appuyé  sur  des  fondemens  durables,  il  ne  représente  qu'une  seule 
opinion,  celle  du  parti  qui  s'attribue  exclusivement  le  nom  de  conservateur, 
et  cette  opinion  lui  assure  à  peine  la  majorité,  si  même  elle  la  lui  donne 
encore.  C'est  h  cette  cause  que  se  rattachent  ses  embarras  et  ses  fautes;  il  ne 
se  sent  maître  d'aucune  question,  il  se  voit  condamné  à  les  résoudre  toutes, 
non  par  les  raisons  d'utilité  publique  qui  leur  sont  propres ,  mais  dans  des 
vues  de  parti,  avec  la  préoccupation  exclusive  des  adhérens  que  la  solution 
peut  donner  ou  ravir;  c'est  ainsi  que  la  grande  loi  des  chemins  de  fer  n'a  été 
qu'un  expédient,  c'est  ainsi  que  le  ministère  n'a  pu  ni  conclure  l'union 
douanière,  ni  rassurer  les  intérêts  qu'elle  alarmait,  et  que,  dans  les  soins 
journaliers  de  l'administration  intérieure  et  la  distribution  des  emplois,  les 
règles  de  service  et  les  droits  personnels  échouent  presque  en  toute  occasion 
devant  la  raison  politique  et  le  besoin  d'acquérir  des  suffrages  ou  la  crainte 
d'en  perdre. 

Il  est  vrai  qu'il  s'est  maintenu  plus  de  deux  années,  que  jusqu'ici  la  ma» 
jorité  ne  lui  a  point  absolument  manqué,  et  qu'en  plusieurs  occasions  elle 
s'est  donnée  à  lui  forte  et  puissante.  Faut-il  en  conclure ,  comme  le  font  ses 
amis,  qu'il  soit  puissant  et  maître  du  présent  et  de  l'avenir?  Je  ne  le  crois 
pas ,  et  il  me  paraît  facile  d'expliquer  tout  ensemble  sa  force  passée  et  sa 
faiblesse  actuelle. 

Le  cabinet  du  29  octobre  a  été  constitué  pour  une  mission  déterminée  et 
précise.  Le  traité  du  15  juillet  avait  fait  concevoir  la  crainte  de  la  guerre; 
l'opinion  était  inquiète ,  agitée ,  les  intérêts  matériels  en  alarme;  le  cabinet 
du  29  octobre  a  été  chargé  de  conjurer  toute  chance  de  guerre,  de  renouer 
des  rapports  brisés.  Je  ne  veux  ici  ni  juger  le  caractère  de  sa  mission,  ni 
censurer  sa  conduite;  je  raconte  sans  exprimer  aucune  opinion.  Cette  tâche, 
quelque  jugement  qu'on  en  porte ,  tant  qu'il  s'y  est  voué ,  les  appuis  ne  lui 
ont  pas  manqué.  Toutes  les  fractions  de  la  chambre  contenaient  certains 
membres  dont  les  plus  vives  préoccupations  se  tournaient  vers  la  paix,  et  qui 
soutenaient  un  cabinet  dont  elle  formait  le  principe  exclusif  et  le  but  unique. 

En  1841  a  été  signée  la  convention  du  13  juillet,  et  la  chambre  lui  a  donné, 
au  commencement  de  la  dernière  session,  son  froid  et  triste  contreseing.  Ainsi 
s'est  trouvé  accompli,  chacun  sait  comment,  ce  dernier  épisode  de  l'affaire 
d'Orient.  De  ce  jour,  le  cabinet  du  29  octobre  a  perdu  sa  signification;  ses 
auxiliaires  accidentels  se  sont  retirés  de  lui ,  et  son  propre  corps  de  bataille 
ne  lui  a  plus  fourni  que  des  troupes  fatiguées  et  mécontentes.  Aujourd'hui  le 
cabinet  se  trouve  sous  le  poids  d'une  loi  générale  qui  depuis  1830  a  reçu  de 
fréquentes  applications. 

Les  ministères  préposés  à  un  objet  spécial  et  limité  peuvent,  si  la  mission 
^est  noble  et  patriotique ,  s'illustrer  en  l'accomplissant;  mais  rarement  leur 
^existence  se  prolonge  au-delà.  Leur  composition  intérieure  a  été  dirigée  par 


LETTRES  SUR  LA  SESSION.  717 

une  pensée  exclusive,  leur  politique  s'y  est  subordonnée;  ils  ont  ordinairement 
dépassé  le  but,  sous  Tempire  de  contradictions  irritantes  et  dans  Tentratne- 
ment  de  Faction;  le  résultat  une  fois  obtenu,  ils  ne  répondent  plus  ni  aux 
vœux  de  Topinion,  quelquefois  blessée  par  eux-mêmes,  ni  aux  besoins  d'une 
situation  nouvelle  :  leur  conservation  serait  un  contresens  et  un  embarras. 

Ainsi  le  cabinet  formé  pour  traverser  le  jugement  des  ministres  de  Charles  X 
ne  survit  point  à  celte  redoutable  épreuve;  celui  du  11  octobre  lui-même,  ap- 
pelé à  rétablir  Tordre ,  est  ébranlé  le  jour  où  la  force  publique  a  dispersé 
rémeute,  où  les  lois  ont  repris  leur  empire;  le  6  septembre  ne  s'explique  plus 
dès  que  la  chambre  s'est  prononcée  sur  la  question  d'Espagne,  qui  lui  a 
donné  le  jour.  Le  15  avril,  formé  pour  rapprocher  les  partis,  fait  l'amnistie  et 
se  trouve  aussitôt  gêné  dans  sa  marche. 

C'est  cette  loi  qui,  depuis  un  an,  a  frappé  le  cabinet  de  langueur  et  d'ato- 
nie :  sa  composition,  ses  principes,  ses  alliances,  ne  répondent  plus  aux  con- 
ditions du  moment;  sa  base  s'est  rétrécie  au  point  de  ne  t>ouyoir  plus  le 
soutenir.  Jusqu'ici,  son  ambition  s'était  bornée  à  faire  adopter  les  projets  de 
ses  prédécesseurs;  on  ne  citera  pas  une  seule  mesure  importante  qui  lui  ait 
donné  une  valeur  propre,  indépendante  du  but  originaire  de  sa  formation.  Les 
élections,  qui  pouvaient  prolonger  sa  durée ,  si  la  vie  n'eût  déjà  été  tarie  en 
lui ,  ont  fourni  une  dernière  et  éclatante  preuve  de  sa  faiblesse.  Depuis  un 
mois,  la  tribune  lui  est  ouverte,  il  a  pu  exposer  un  système,  produire  ses 
projets;  qu'a-t-il  fait?  Toutes  ses  propositions  de  loi  reposaient  depuis  long- 
temps dans  les  cartons  de  ses  prédécesseurs;  aucun  acte,  aucune  parole  n'a 
révélé  en  lui  une  volonté  ferme,  un  plan  déterminé  de  gouvernement.  Jamais 
ministère,  à  vrai  dire,  n'a  été  moins  libre  :  il  veut  supprimer  la  ligne  des 
douanes  entre  la  France  et  la  Belgique ,  et  quelques-uns  de  ses  amis  réunis 
dans  un  salon  suffisent  pour  l'arrêter.  Il  repousse  la  révision  des  traités 
de  1831  et  de  1833,  et  il  accepte  l'injonction  de  négocier  pour  l'obtenir.  Ses 
appuis  politiques  l'attaquent  dans  leurs  conversations  particulières,  et  dés- 
avouent toute  solidarité  avec  lui.  M.  Guizot  n'est  pour  eux  qu'un  homme 
d'un  talent  puissant  qu'ils  emploient  au  service  de  leurs  idées,  sur  lequel  ils 
comptent  médiocrement,  une  sorte  d'avocat-général  politique  dont  ils  paient 
la  parole  avec  les  honneurs  du  ministère.  On  le  ménage  si  peu  que,  dans  la 
réponse  au  discours  du  trône,  on  n'a  pas  fait  difficulté  de  remercier  la  cou- 
ronne de  la  non-ratification  du  traité  de  1841,  qu'il  avait  signé,  et  qu'on  dé- 
nonce ainsi  comme  un  acte  mauvais  pour  le  pays.  A  ces  contrariétés  M.  Guizot 
répond  qu'elles  viennent  de  son  parti  et  se  tient  pour  satisfait,  comme  si  la 
majorité  qui  soutient  un  cabinet  avait  le  droit  de  l'amoindrir,  et  que  le  blâme 
se  convertît  en  éloge  en  passant  par  des  mains  amies. 

Le  cabinet  du  29  octobre ,  pour  me  servir  d'une  locution  familière ,  me 

paraît  avoir  fait  son  temps  et  ne  plus  posséder  l'élément  vital;  peut-être  i;iéan- 

moius  parviendra-t-il  à  prolonger  son  existence.  Sa  succession  sera  onéreuse 

pour  les  héritiers  qui  la  recueilleront,  et  j'en  sais  qui ,  pouvant  y  prétendre, 

TOME  ^  46 


718  RfiVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

ne  se  mettent  point  sur  les  rangs.  La  lassitude  des  partis  peut  lui  accorder 
an  répit;  il  veut  rester,  et  il  ne  sera  pas  difficile  sur  les  conditions,  il  Ta  d^ 
prouvé;  ses  fautes  servent  les  partis  extrêmes,  et  quelques-uns  de  leurs  mem- 
Inres,  entraînés  par  la  politique  détestable  qui  cherche  le  bien  dans  Texoès  du 
mal,  pourront  lui  donner  leur  perfide  appui  :  je  ne  dis  donc  point  qu'il  doive 
tomber  sur-le-champ;  mais  ce  que  j*affîrme,  c'est  que  le  reste  de  son  exis- 
tmce  s'accomplira  au  milieu  des  embarras  et  des  secousses. 

C'est  pourquoi  je  pense  que  son  maintien  ne  répond  point  au  besoin  de 
stabilité  dans  le  gouvernement  et  d'autorité  dans  k  pouvoir  qu'éprouvent 
tous  les  amis  dévoués  de  la  révolution  de  juillet  et  de  l'ordre  de  choses  qu'dle 
a  fondé.  Je  sais  que  des  députés  assez  nombreux,  tout  en  convenant  des  îa- 
convéniens  attachés  au  maintien  du  cabinet ,  sont  cependant  frappés  de  la 
puissance  exercée  par  M.  Guizot  à  la  tribune,  qu'ils  le  considèrent ,  quant  à 
présent,  comme  le  défenseur  nécessaire  du  gouvernement,  et  qu'ils  désirait, 
en  consolidant  le  ministère,  retenir  au  pouvoir  un  homme  dont  la  parole 
est  éloquente  et  paraît  convaincue.  L'influence  qu'exerce  un  orateur  éminmt 
dans  un  pays  comme  le  nôtre,  qui  admire  le  talent ,  même  quand  il  en  con- 
damne l'emploi ,  est  immense,  et  je  n'entends  point  la  contester.  M.  Guiiot 
est,  en  efifet,  le  soutien  du  ministère,  il  le  relève,  il  l'a  préservé  maintes  fois 
de  sa  chute,  il  est  sa  force,  j'en  conviens;  mais  j'ajoute  qu'il  est  aussi  sa  £û- 
blesse,  et  mon  opinion  très  arrêtée  est  que  sa  présence  dans  le  cabinet  de* 
viendra  la  principale  cause  de  sa  destruction.  M.  Guizot  a  un  grand  tort, 
un  tort  irrémédiable  dans  un  gouvernement  libre,  où  le  concours  de  l'opinion 
est  indispensable  au  pouvoir  :  il  est  impopulaire.  Ce  n'est  pas  que  je  sois  un 
courtisan  de  la  popularité  :  je  sais  combien  elle  vend  cher  ses  capricieuses 
&veurs,  et  je  plains  ceux  qui  consentent  à  les  payer  ce  qu'elles  coûtent  ordi- 
nairement; mais  aussi  je  redoute  ceux  qui  affectent  pour  la  popularité  on 
superbe  dédain,  et  qui ,  désespérant  de  l'obtenir,  se  font  un  titre  de  l'avoir 
perdue.  Les  amis  de  M.  Guizot  prétendent  qu'il  est  devenu  impopulaire  en 
défendant  la  cause  de  l'ordre,  en  résistant  aux  factions,  ils  le  vantent.  Je 
ne  veux  citer  aucun  nom  propre;  cependant  les  deux  chambres  renferment 
plus  d'un  personnage  politique  qui  a  combattu  l'anarchie,  non-seulement  à 
la  tribune  comme  M.  Guizot,  mais  de  sa  personne  au  milieu  des  périls  de 
l'émeute  :  en  est-il  un  seul  qui  ait  vu  se  déclarer  contre  lui  une  oppositioa 
aussi  générale.' 

Ce  n'est  pas  là  l'origine  de  l'impopularité  de  M.  Guizot.  Elle  tient  à  une 
autre  cause.  M.  Guizot  appartient  à  l'école  cosmopolite,  qui  ne  s'émeut  point 
au  nom  de  la  patrie.  Son  génie  s'élève  au-dessus  de  ces  mesquins  attacha 
mens,  il  plane  sur  tous  les  houimes  à  la  fois  et  ne  sait  pas  s'enfermer  dans 
les  étroites  limites  d'une  nation.  Les  grandeurs  de  la  France  n'exaltent  point 
son  orgueil;  ses  revers  semblent  ne  lui  causer  ni  humiliation  ni  douleur. 
I>ïous  l'avons  vu,  en  1840,  se  charger  lui-même  d'exécuter  l'insolente  pro- 
phétie de  lord  Paimerston  qu'il  avait  communiquée  à  M.  Thiers;  l'année  siii- 


LETTRES  SDR  LA  WBSifm.  719 

Tante,  il  signe  le  traité  d'extension  du  droit  de  visite  et  ne  s'apei^it  qu'aux 
clameurs  de  Topinion  combien  cette  concession  est  inopportone  et  malhabile; 
il  y  a  peu  de  jours,  il  ne  trouvait  dans  nos  époques  de  gloire  et  de  triomphe 
que  des  jeux  du  hasard  et  de  la  force;  dans  la  même  discussion,  il  parlait 
froidement,  et  comme  de  chose  parfaitement  simple  en  soi^  du  mauvais  vou- 
loir que  la  France  rencontre  en  Europe  et  des  sacrifices  à  faire  pour  qu'elle 
y  soit  acceptée.  C'est  cette  disposition  générale  et  constante  de  Tesprit ,  j'ai 
presque  dit  du  cœur,  qui  livre  la  personne  et  le  nom  de  M.  Guizot  à  de  si 
vives  agressions. 

Tout  ministire  serait  affaibli  par  les  défiances  qu'il  soulève;  ces  défiances  sont 
surtout  redoutables  quand  elles  s'adressent  à  un  ministre  des  affaires  étran- 
gères. Les  dernières  discussions  l'ont  prouvé  :  le  pays  entier  s'inquiète  de  la 
direction  donnée  à  ses  relations  avec  les  autres  peuples;  il  néglige  presque  la  po- 
litique intérieure,  tant  les  esprits  sont  attirés  ailleurs;  tout  est  désormais  sujet 
à  doute  et  à  contestation;  la  parole  du  ministre  est  infirmée,  ses  négociations 
n'inspirent  point  confiance.  Le  traité  du  20  novembre  1841,  signé  comme  il 
l'a  dit  dans  la  seule  vue  de  contrarier  lord  Palmerston,  a  prouvé  aux  chambres 
la  nécessité  de  leur  contrôle  permanent  sur  tous  ses  actes,  et  en  introduisant, 
peut-être  outre  mesure ,  les  pouvoirs  pariementaires  dans  les  négociations 
diplomatiques,  a  créé  des  précédens  qui  pourront  priver  l'action  de  la  France 
au  dehors  d^indépendance  et  de  vigueur.  M.  Guizot  lui-même  est  obligé  de 
s'avouer  les  soupçons  qu'il  soulève;  aussi  voyez  avec  quel  soin  il  s^attachait 
l'autre  jour  à'  prouver  que  l'arrangement  de  la  Syrie  était  éclos  à  Vienne  et 
non  à  Londres.  Je  vais  rassurer  la  chambre,  disait-il  deux  jours  auparavant 
en  affirmant  que  l'Angleterre  n'était  pour  rien  dans  je  ne  sais  quelle  autre 
négociation.  Tout  prend,  sous  son  administration,  une  couleur  suspecte;  dans 
ces  dernières  années ,  le  discours  de  la  couronne  s'était  borné ,  à  plusieurs 
reprises,  à  mentionner,  selon  l'usage,  la  reine  Isabelle  seule,  en  parlant  de 
l'Espagne ,  même  quand  la  régence  était  amie  de  la  France.  Cette  année ,  la 
même  expression  a  soulevé  des  difficultés.  M.  Barrot  a  été  amené  à  proposer 
d'introduire  dans  l'adresse  non-seulement  la  reine,  mais  son  gouvernement 
constitutionnel,  et  M.  Guizot  s'est  vu  contraint  d'adhérer  à  cette  proposition. 
Avec  lui ,  toute  concession  est  impossible;  elle  sera  toujours  prise  pour  com- 
plaisance ou  timidité,  et  par  les  ennemis  du  gouvernement  pour  trahison. 
,•  M.  Guizot  est  d'ailleurs  sujet,  depuis  le  29  octobre,  à  de  fréquentes  absences 
de  mémoire  qui  le  compromettent  gravement  à  la  tribune.  Ses  souvenirs  sont 
confus  et  inexacts,  ses  afQrmations  les  plus  hautaines  souvent  contraires  à  la 
réalité  des  faits.  J'en  citerai  quelques  exemples.  M.  Thiers  annonce  à  la 
cbambre  les  conventions  qui  depuis  ont  été  signées  le  1 8  juillet  1841  ;  M.  Guizot 
nie  leur  existence.  M.  Billaut  se  plaint  des  aggravations  apportées  au  droit  de 
Tisite;  M.  Guizot  affirme  que  le  nouveau  traité  n'en  contient  aucune.  Le 
même  député  demande  si  l'on  peut  espérer  la  modification  des  traités  de  31 
et  33;  M.  Guizot  annonce  une  négociation  pendante.  Enfin ,  il  se  fé?icite^de- 

46. 


720  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

vant  la  chambre  des  pairs  de  trois  changemens  essentiels  consentis  par  lord 
Aberdeen  dans  Fexécution  des  traités.  £h  bien!  sur  tous  ces  points,  M.  Guizot 
était  trahi  par  les  infidélités  de  sa  mémoire.  Les  conventions  alléguées  par 
M.  Thiers  existaient  conformément  à  son  dire;  le  droit  de  visite  avait  été 
étendu  et  aggravé;  lord  Aberdeen  s'était  prononcé  à  Tavance  et  péremptoire- 
ment contre  toute  révision;  les  anciens  traités  n'avaient  reçu  aucune  modifia 
cation ,  et  notamment  le  nombre  des  croiseurs  anglais  n'était  pas  réduit  de 
moitié,  mais  d'un  sur  quarante-neuf.  N'est-il  p^s  fâcheux  que  de  telles  mé- 
prises échappent  à  un  ministre?  Elles  infirment  la  gravité  de  sa  parole^et 
permettent  à  ses  adversaires  de  révoquer  en  doute  sa  véracité,  ce  qui  est  une 
insinuation  évidemment  calomnieuse. 

A  mon  avis,  si  la  paix  peut  être  compromise,  c'est  par  M.  Guizot.  Ses 
amis  eux-mêmes  le  reconnaissent  en  gémissant.  JNe  les  a-t-on  pas  entendus 
affirmer  que  la  question  du  droit  de  visite  n'avait  acquis  de  l'importance  que 
par  les  inimitiés  conjurées  contre  lui,  et  qu'avec  tout  autre  elle  aurait  passé 
inaperçue  ? 

A  l'intérieur,  son  désaccord  avec  l'opinion  produit  des  résultats  analogues. 
Écoutez  encore  les  amis  du  ministère;  ils  vous  diront  que  le  nom  de  M.  Guizot 
a  fait  perdre  bien  des  voix  à  l'ancienne  majorité.  Que  de  candidats  n'ont 
échappé  à  une  défaite  qu'en  le  désavouant!  J'en  connais  qui,  par  une  hono- 
rable loyauté,  sont  allés  lui  confier  leurs  anxiétés  et  le  danger  qui  les  mena- 
çait, et  je  lui  dois  la  justice  d'ajouter  qu'il  les  a  autorisés  et  encouragés  à  se 
séparer  de  lui...  pendant  la  lutte  électorale. 

Dans  une  telle  situation ,  c'est  au  parti  conservateur  de  consulter  l'intérêt 
véritable  de  la  cause  qu'il  défend  :  lui  aussi  est  intelligent  et  sensé;  qu'il  pro- 
nonce. Je  serais  presque  tenté  de  faire  un  appel  à  M.  Guizot  lui-même.  Le 
nom  de  Robert  Walpole  a  été  prononcé  dans  la  question  du  droit  de  visite; 
ce  n'est  pas  moi  qui  l'introduis  dans  ce  débat.  11  rappelle  un  souvenir  qui 
devrait  porter  avec  lui  son  enseignement.  Walpole  préféra  le  pouvoir  au 
succès  de  ses  convictions,  et  consentit,  pour  le  garder,  à  des  mesures  qu'il 
n'approuvait  point.  Il  ne  fit  que  retarder  sa  chute.  Il  est  des  jours  où  il  faut 
savoir  préférer  l'avenir  au  présent;  la  petite  ambition  s'attache  aux  porte- 
feuilles et  tient  au  pouvoir  pour  lui-même;  la  grande  ambition  ne  le  considère 
que  comme  un  moyen  et  lui  demande,  non  des  satisfactions  d'un  jour,  mais 
l'intérêt  du  pays  et  la  gloire  personnelle. 

La  chambre  est  inquiète,  partagée,  mécontente;  elle  ne  se  sent  pas  dans  une 
situation  régulière  et  normale;  il  est  temps  de  mettre  un  terme  à  ces  embarras. 
Un  nouveau  ministère,  j'en  suis  convaincu,  pourrait  aisément  composer  une 
majorité  considérable.  Je  connais  bon  nombre  de  députés  que  rallierait  sur- 
le-champ  une  administration  modérée  et  conciliante  à  l'intérieur,  prudente, 
mais  ferme  au  dehors.  Le  moment  est  propice,  mais  plus  tard  de  nouveaux 
partis  se  formeraient,  des  arrangemens  pourraient  se  prendre.  A  une  majo- 
rité violente,  parce  qu'elle  serait  faible ,  répondrait  une  opposition  ardente 


LETTRES  SUR  LA  SESSION.  721 

et  passionnée,  parce  qu'elle  serait  inquiète  et  aigrie.  I^es  esprits  s'enflamme- 
raient ,  et  d'incurables  ressentimens  sépareraient  pour  toujours  peut-être  des 
hommes  qui  pourraient  s'entendre  à  l'heure  qu'il  est. 

Puisse  l'exemple  de  la  dernière  législature  n'être  point  perdu  !  Abandonnée 
à  elle-même  au  début,  sans  principes,  sans  guides,  tiraillée ,  divisée ,  décon- 
certée par  les  querelles  personnelles ,  elle  n'a  pu  suivre  une  marche  régu- 
lière et  forte.  Appuyant  tour  à  tour  les  cabinets  du  12  mai,  du  V  mars  et 
du  29  octobre;  guerrière  à  l'origine,  pacifique  à  la  fin;  dévouée  à  l'excès  au 
pacha  d'Egypte,  puis  l'abandonnant  aux  colères  de  la  coalition;  votant  des 
mesures  de  réforme  et  les  repoussant  plus  tard;  soutenant  le  cabinet  du 
29  octobre,  tandis  qu'elle  condamnait  le  traité  du  droit  de  visite  et  les  réduc- 
tions projetées  dans  l'effectif  naval,  elle  n'a  point  exercé  sur  le  pays  l'ascen- 
dant et  la  puissance  qui  doivent  être  l'apanage  des  pouvoirs  parlementaires. 
Je  désire  ardemment  que  la  chambre  élue  en  1842  s'attache  à  une  politique 
moins  intermittente,  et  se  montre  digne  du  rôle  considérable  qu'elle  est  peut- 
être  appelée  à  jouer  en  France  et  en  Europe. 

La  discussion  de  l'adresse  a  laissé  la  question  ministérielle  indécise ,  mais 
une  occasion  prochaine  permettra  de  la  résoudre  :  nous  verrons  l'attitude 
que  prendra  la  chambre,  et  si  votre  impartialité  vous  permet  d'accueillir  ^en- 
core des  communications  qui  peut-être  ne  sont  pas  en  complète  harmonie 
avec  vos  opinions  personnelles ,  nous  reprendrons  l'examen  de  ces  graves 
questions. 

Un  Députe. 


(*»9BBis=«=f=i«nK9Brir!r99r 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


15  février  184S. 


La  discussion  de  l'adresse  a  eu  pour  résultat  une  sorte  d'imbroglio  parle- 
mentaire qui  agite  les  partis  et  met  le  cabinet  dans  une  position  délicate.  D*or- 
dinaire,  c'est  dans  les  débats  sur  l'adresse  que  les  partis  mesurent  leurs  forces, 
que  deux  systèmes  de  gouvernement  se  trouvent  aux  prises,  que  la  majorité 
confirme  ou  rompt  son  pacte  avec  le  ministère.  La  question  politique  une  fois 
vidée,  il  devient  possible  aux  chambres  de  se  consacrer  sérieusement  aux 
affaires  du  pays  et  de  les  discuter  pour  ce  qu'elles  sont,  sans  préoccupations 
étrangères  au  sujet  de  la  discussion.  Sans  doute  la  question  ministérielle  est 
au  fond  de  tout  débat  parlementaire;  épier  toutes  les  occasions  de  renverser 
le  cabinet,  c'est  le  rôle  de  l'opposition,  c'est  son  droit.  Il  n'est  pas  moins  vrai 
que  lorsque  la  question  politique  vient  d'être  débattue  comme  question  spé- 
ciale, et  que  le  cabinet,  vivement  attaqué,  a  été  non  moins  vivement  défendu 
par  une  majorité  suffisante,  une  sorte  de  trêve  tacite  s'établit  jusqu'à  faits 
nouveaux  entre  les  deux  grandes  fractions  de  la  chambre;  l'opposition  re- 
connaît que  le  renversement  du  cabinet  pour  le  moment  est  impossible;  le 
ministère,  rassuré  et  fort  de  l'adhésion  des  chambres,  se  préoccupe  moins' 
de  ses  propres  affaires  et  songe  davantage  aux  affaires  du  pays. 

Tel  n'a  pas  été  le  résultat  du  débat  qui  vient  de  se  clore.  Au  fait,  sur  la 
question  capitale,  il  n'y  avait  ni  majorité  ni  minorité;  à  quelques  voix  près, 
on  était  unanime.  La  question  ministérielle,  loin  de  se  trouver  impliquée 
dans  le  débat,  en  a  été  formellement  écartée.  Ce  n'est  donc  pas  une  question 
vidée,  mais  une  question  ajournée;  tout  le  monde  le  reconnaît,  tout  le  monde 
le  dit.  Toutes  les  interprétations  officielles  et  ingénieuses  viennent  échouer 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  72S 

contre  ce  seiuiment  général.  Si  on  veut  appeler  le  débat  sur  le  droit  de  visite 
une  bataille,  il  faut  ajouter  qu'il  n'y  a  eu  que  des  vaincus  ou  que  des  vain- 
queurs, comme  on  voudra;  les  deux  propositions  sont  également  vraies.  Le 
ministère  a  accepté  un  amendement  qu'il  aurait  voulu  pouvoir  repousser;  les 
amis  du  ministère  ont  accepté  des  commentaires  que  certes  ils  n'auraient 
pas  faits  :  ses  adversaires  ont  dû  se  contenter  d'un  amendement  rédigé  en 
quelque  sorte  par  le  ministère  lui-même.  Ou  bien  on  peut  dire  que  le  minis- 
tère a  pu,  à  l'aide  de  ses  amis,  faire  avorter  la  pensée  d'un  amendement  plus 
explicite  et  impératif,  et  que  l'opposition  a  forcé  le  ministère  d'accepter  une 
situation  qui  n'est  pour  lui  qu'un  embarras  et  un  péril. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  la  position  n'est  bonne  pour  personne.  L'opposition 
s'est  faite  bonne  ûlle  pour  attirer  les  centres  sur  un  terrain  bien  glissant 
pour  des  conservateurs;  si  elle  s'en  tenait  là ,  au  lieu  d'avoir  été  habile,  elle 
aurait  été  dupe;  les  conservateurs,  de  leur  côté,  suivent  un  ministère  qui. 
sur  une  question  vitale,  n'est  pas  au  fond  de  leur  avis;  enfin  le  cabinet  n'a 
pu  combattre  ouvertement  ses  ennemis,  de  crainte  de  blesser  ses  amis,  et  il 
a  dil  se  résigner  à  des  résolutions  que,  dans  son  ame  et  conscience,  il  est  loin 
d'approuver. 

C'est  là  une  situation  précaire,  une  sorte  de  mensonge,  une  réticence  con- 
venue et  qui  ne  fait  illusion  à  personne.  Les  partis  eux-mêmes  en  souffrent , 
à  plus  forte  raison  les  individus.  Ainsi  tout  le  monde  désire,  dit-on,  arriver 
le  plus  tôt  possible  à  quelque  chose  de  net  et  de  décisif.  Nous  n'en  sommes 
pas  surpris;  le  cabinet  doit  le  désirer  plus  que  tout  autre,  car  c'est  le  gou- 
vernement qui  a  essentiellement  besoin  de  force  et  d'autorité.  Ce  qu'il  n'a 
pas  fait  au  sujet  du  droit  de  visite,  il  doit  chercher  à  le  faire  dans  une  occa- 
sion prochaine.  Il  faut  qu'il  sache  ce  qu'il  en  est  du  péle-méle  au  milieu  du- 
quel il  s'est  trouvé;  il  faut  que  la  majorité  lui  dise  si ,  après  tout,  c'est  en  loi 
qu'elle  place  sa  conGance ,  si  c'est  avec  lui  qu'elle  compte  parcourir  sa  car- 
rière. La  force  et  la  dignité  de  l'administration  sont  à  ce  prix.  Le  cabinet  se 
trouve  en  présence  d'une  chambre  nouvelle  qu'il  connaît  peu,  qui  ne  se  con- 
naît pas  bien  elle-même.  Elle  n'a  émis  jusqu'ici  que  deux  votes  remarquables: 
le  vote  de  la  régence,  donné  à  la  monarchie  et  que  tout  ministère  aurait  éga- 
lement obtenu ,  et  le  vote  d'une  adresse  que  la  chambre  a  cru  rendre  d'au- 
tant plus  efficace  qu'elle  ne  touchait  en  rien  aux  ministres. 

Bref  la  chambre  nouvelle  n'a  pas  encore  abordé  la  question  ministérielle. 
Il  y  a  cent  députés  dans  la  chambre  pour  qui  ces  luttes,  où  se  développe  tout 
l'orgueil  de  l'omnipotence  parlementaire ,  sont  encore  un  jeu  inconnu.  Et 
cependant  ces  nouveaux  députés  sont,  dit-on,  les  moins  impatiens.  Timides 
comme  des  vierges,  ils  ont  plus  de  curiosité  que  d'ardeur.  Ils  ne  comptent 
pas,  eux,  autant  de  mariages  que  de  consuls.  Les  noces  et  le  divorce  leur 
paraissent  également  chose  sérieuse.  Que  leurs  anciens  doivent  sourire  de 
tant  d'innocence!  Ils  s'appliquent  sans  doute  à  former  Tespiit  et  le  cœur  de 
ces  nouveaux  venus. 


m  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  les  débats  politiques  vont  reprendre  leur  cours  dans 
Tune  et  dans  rentre  chambre.  Demain,  le  projet  de  loi  sur  les  fonds  secrets 
sera ,  dit-on ,  présenté  à  la  chambre  des  députés.  La  question  ministérieUe 
sera  probablement  vidée  la  semaine  prochaine. 

Il  circule  à  ce  sujet  des  bruits  qui  seraient  alarmans  pour  le  cabinet  s'ils 
avaient  quelque  fondement.  On  dit  qu'un  certain  nombre  de  conservateurs 
se  détachent  définitivement  de  Tarmée  ministérielle;  que  le  ministère,  s'il  ne 
pérît  pas  par  la  parole,  périra  par  les  boules;  qu'on  veut  à  tout  prix  essayer 
d'un  nouveau  mélange,  d'une  coalition  nouvelle.  Des  bruits  de  cette  nature 
ne  circulent  pas  sans  être  accompagnés  d'une  liste  de  ministres.  Il  y  en  a  de 
trois  nuances,  peut-être  de  quatre.  Nous  ne  voulons  pas  jeter  ces  noms  à  la 
curiosité  du  public.  Qu'il  se  donne  un  peu  de  peine  et  qu'il  devine;  un  ou 
deux  exceptés,  il  est  facile  de  les  deviner. 

Dans  la  lutte  qui  se  prépare,  il  est  quelques  faits  qui  seront  pour  le  cabinet 
un  embarras  et  un  danger  :  avant  tout,  les  éloges  dont  la  presse  étrangère 
l'accable.  S'ils  ne  sont  pas  perfides,  ces  éloges,  accompagnés  d'injures  pour 
la  chambre  et  pour  le  pays,  sont  pour  le  cabinet  une  faveur  déplorable.  On 
a  été  jusqu'à  accuser  les  ministres  de  se  les  être  procurés.  En  vérité,  nul  n'a 
le  droit  de  leur  imputer  une  conduite  si  stupide. 

La  nomination  de  M.  l'amiral  Roussin  a  également  aigri  quelques  esprits. 
Ce  qui  nous  a  surpris  plus  que  la  nomination  elle-même,  c'est  l'inopportunité 
du  moment.  Un  arrondissement  de  Paris  allait  procéder  à  une  élection  des 
plus  contestées.  Des  élections  de  députés  allaient  également  se  faire  à  Châ- 
lons,  à  Beauvais.  N'importe  :  au  lieu  de  prier  M.  l'amiral  Duperré  de  garder 
son  portefeuille  jusqu'à  la  fin  du  mois,  on  s'empresse  de  jeter  à  la  polémique 
le  nom  de  M.  Roussin,  nom  sans  doute  des  plus  respectables,  mais  qui 
n'était  pas  moins  celui  d'un  défenseur  du  droit  de  visite.  Pourquoi  cet  em- 
pressement? Dans  quel  but?  Quelle  utilité  pouvait-on  attendre  de  l'adhésion 
immédiate  de  M.  l'amiral  Roussin  au  cabinet  du  29  octobre?  Quelle  force  y 
apporte-t-il?  Qu'a-t-on  voulu?  Se  donner  un  air  d'indépendance  ?  Interpréter 
le  paragraphe  de  l'adresse?  Le  commenter  à  son  tour?  Nullement.  On  a  voulu 
éviter  tel  ou  tel  aspirant  au  ministère  de  la  marine;  on  n'a  pas  osé  confier 
ce  ministère  à  un  civil,  et  on  a  prié  M.  l'amiral  Roussin  de  tirer  le  cabinet 
d'embarras.  On  a  dû  comprendre  après  coup  que  si  la  nomination  de  M.  Rous- 
sin a  indisposé  une  dizaine  d'électeurs  sur  seize  cents  dans  le  troisième  arron- 
dissement, cela  a  suffi  pour  donner  partie  gagnée  à  l'opposition. 

A  ces  faits  fâcheux  le  ministère  peut  aujourd'hui  opposer  un  heureux  ré- 
sultat de  ses  démarches  et  de  sa  persévérance.  Le  gouvernement  espagnol 
a  désavoué  l'imputation  portée  par  l'ancien  chef  politique  de  Barcelone, 
M.  Gutierrez,  contre  le  consul  de  France  M.  de  Lesseps.  Ce  désavœu  se 
trouve  formellement  exprimé  dans  la  gazette  officielle  de  Madrid ,  sous  la 
forme  d'une  lettre  du  ministre  de  l'intérieur  au  ministre  de  la  guerre.  Le 
ministre  déclare  que  l'assertion  du  chef  politique  n'était  pas  exacte,  et  que  les 


REVCE  —  CHRONIQUE.  725 

bruits  répandus  à  ce  sujet  avaient  été  entièrement  dissipés  par  l'enquête  du 
capitaine-général.  Loin  de  vouloir  atténuer  l'importance  d'un  fait  également 
heureux  et  également  honorable  pour  les  deux  pays ,  nous  aimons  à  féliciter 
le  cabinet  d'avoir  mis  lin  d'une  manière  satisfaisante  à  un  déplorable  débat. 
Laissons  à  l'esprit  de  parti  le  soin  de  tout  louer  et  de  tout  blâmer;  nous  ne 
voulons  être  que  justes,  mais  nous  le  voulons  être  envers  et  contre  tous. 

Quant  aux  prochains  débats,  ce  que  nous  voudrions,  avant  tout,  c'est  que 
la  discussion  se  plaçât  sur  un  terrain  élevé,  là  où  les  systèmes  politiques 
se  développent  dans  tout  leur  jour,  et  où  les  hommes  disparaissent  devant 
l'importance  des  choses  et  la  grandeur  des  idées.  Ce  vœu ,  nous  le  savons, 
ne  sera  pas  accompli  :  il  paraîtra  même  ridicule,  un  désir  de  rêveur,  de  vi- 
sionnaire. Aujourd'hui  les  hommes  sont  tout;  les  choses  ne  sont  rien.  Il 
s'agit  bien  de  savoir  ce  que  vous  êtes,  ce  que  vous  pensez,  ce  que  vous 
voulez;  l'important  est  de  savoir  quelles  sont  vos  affections,  vos  haines, 
quels  sont  vos  amis,  vos  ennemis,  quel  mal  vous  ferez  à  ceux-ci,  quels  avan-  ^ 
tages  vous  promettez  à  ceux-là.  Les  idées  sont  de  trop  aujourd'hui  :  il  n'y  a 
de  place  que  pour  des  passions,  et  quelles  passions!  On  parvient  par  les  pas- 
sions; on  gouverne  avec  elles  et  pour  elles;  on  tombe  sous  les  coups  qu'elles 
vous  portent.  Que  de  passions  n'a-t-on  pas  soulevées  contre  le  V  mars, 
même  après  sa  mort!  On  ne  lui  laissait  pas  même  la  paix  du  tombeau.  Au- 
jourd'hui on  soulève  les  passions  contre  le  29  octobre.  C'est  la  loi  du  talion. 
Patere  legem  quam  fecisiL  Pour  nous,  qui  sommes  complètement  étran- 
gers à  ces  querelles,  nous  jne  pouvons  que  nous  affliger  en  pensant  que, 
quelle  que  soit  l'issue  du  combat  qui  se  prépare,  le  pays  ne  jouira  probable- 
ment que  d'une  courte  trêve.  La  vanité  et  les  haines  se  remettront  à  l'œuvre 
jusqu'à  ce  qu'un  événement  grave  vienne  dessiller  les  yeux  du  public  et  lui 
fasse  comprendre  que  les  hommes  n'oublient  si  facilement  ses  intérêts  que 
parce  que,  dans  sa  coupable  indulgence,  il  leur  permet  de  les  oublier  impu- 
nément. Le  jour  où  une  dizaine  seulement  de  collèges  électoraux  feraient 
bonne  justice,  le  jour  où  ils  demanderaient  sérieusement  à  certains  candi- 
dats :  Qu'avez-vous  fait ,  non  pour  vous,  pas  même  pour  nous,  mais  pour  le 
pays?  ce  jour-là  nous  verrions  les  plus  ardentes  colères  s'apaiser,  les  vieilles 
haines  s'amortir;  car  il  n'y  a  rien  de  profond ,  rien  d'invincible  dans  ces  dis- 
sentîmens.  L'ordre  se  rétablira  au  premier  coup  de  la  férule  du  maître. 

En  attendant,  on  a  pu  juger  de  l'état  des  esprits  par  le  spectacle  que  nous  a 
ofifert  le  troisième  arrondissement  électoral  de  Paris.  Le  parti  conservateur 
a-t-il  pu  persuader  à  ses  candidats  de  ne  pas  sacrifier  l'intérêt  général  à  leur 
ambition  personnelle ,  de  ne  pas  diviser  les  électeurs ,  de  ne  pas  seconder  et 
fortifier  leur  entêtement  par  une  double  candidature?  Un  des  candidats  ne 
0'est  retiré  que  lorsque  le  mal  était  fait,  que  les  amours-propres  étaient  en- 
gagés, que  les  préventions  avaient  pu  persister  plausiblement  dans  leur  obsti- 
nation. Et  alors  qu'a-t-on  vu?  Des  conservateurs  porter  leurs  voix  au  candidat 
de  l'opposition  plutôt  que  de  les  donner  à  un  de  leurs  candidats,  homme  des 


780  RBVUB  DES  DEUX  MONIffiS. 

plus  honorables  et  des  plus  capables,  mais  avec  lequel  ils  ont  on  cffoîeiit 
«reîr  je  ne  sais  quel  démêlé  d'intérêt  particulier. 

Après  les  débats  politiques  arriveront ,  si  toutefois  il  reste  aux  chambres 
un  peu  de  temps,  les  affaires  du  pays.  Il  en  est  de  très  graves  et  de  très  com- 
pliquées. Ainsi,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  nous  verrons  se  repro- 
duire rinterminabJe  lutte  des  intérêts  particuliers  de  telle  ou  telle  industrie, 
de  tels  ou  tels  producteurs,  avec  Tintérét  général.  Les  prohibitifs  avaient 
tenté, de  gagner  leur  procès  par  une  phrase  de  l'adresse  à  la  chambre  des 
députés  et  à  la  chambre  des  pairs.  La  tentative  a  échoué  dans  Tune  et  l'autre 
enceinte.  Les  ministres  ont  déclaré  dans  les  deux  cliambres  que  les  phrases 
proposées  n'avaient  d'autre  portée  que  celle  d'une  recommandation  au  gou- 
Ternement  pour  que ,  dans  les  mesures  qu'il  pourrait  prendre  au  profit  de 
notre  commerce  extérieur,  il  n'oubliât  pas  les  ménagemens  qui  sont  dos 
aux  intérêts  existans.  C'est  avec  ce  commentaire  que  les  paragraphes  ont  été 
votés.  Ainsi  ils  ne  préjugent  absolument  rien.  Il  n'est  pas  de  publiciste  8& 
neux,  pas  d'économiste  sensé  qui  veuille  conseiller  des  mesures  violentes, 
qui  ne  sache  et  n'enseigne  que  lorsque  des  faits  considérables  se  sont  établis 
sous  la  protection  des  lois.  Terreur  elle-même  mérite  quelque  respect  et 
quelque  ménagement.  Les  secousses,  les  brusques  transitions  ne  convien- 
nent pas  à  une  administration  sage  et  régulière.  Mais  il  y  a  loin  de  là  à  la 
sanction  et  à  la  perpétuité  d'un  privilège.  Privilège,  quoi  qu'on  dise,  est  le 
mot  propre.  Tous  les  sophisme^  viennent  échouer  contre  une  observation 
bien  simple.  Prohibez  un  produit  étranger,  vous  paralysez  celles  des  indus* 
tries  françaises  dont  les  produits  serviraient  à  payer  le  produit  étranger.  Pro- 
hibez les  fers ,  vous  enrichirez  nos  propriétaires  de  forêts.  Aux  dépens  de 
qui?  De  nos  producteurs  de  vin,  de  soieries,  de  nouveautés.  La  questioa 
n'est  donc  pas  de  savoir  si  on  favorisera  le  travail  national ,  phrase  ambi- 
tieuse dont  on  se  sert  pour  troubler  les  esprits,  mais  si  on  favorisera  une  eerr 
taine  production  aux  dépens  de  certaines  autres  productions  également  natio- 
nales. £t  conune  parmi  les  productions  favorisées,  il  en  est  qui  sont  forcément 
limitées  par  la  nature  des  choses,  et  qui  en  conséquence  n'admettent  pas  une 
pleine  concurrence  même  à  Tintérieur,  la  question  est  de  savoir  si  on  assn- 
rera ,  aux  dépens  de  toutes  les  autres  productions  nationales  et  de  tous  les 
consommateurs ,  des  profits  énormes  et  permanens  à  certains  productews. 
Le  jour  viendra  où  l'on  ne  sera  étonné  que  d'une  chose  ;  c'est  que  des  nations 
intelligentes  aient  pu  s'aveugler  si  long- temps  et  méconnaître  des  vérités  il 
manifestes.  Au  surplus,  empressons-nous  de  le  dire,  de  le  répéter,  notre 
gouvernement  est  entré  dans  la  abonne  voie;  il  fait  tout  ce  qu'il  peut  pour 
relâcher  peu  à  peu  les  liens  de  la  prohibition.  Aussi  notre  commerce  maiir-. 
time  art-il  pris  un  grand  essor;  il  n'est  pas  ce  qu'il  pourrait  être,  mais  il  est 
encore  moins  ce  qu'il  était.  Si  l'on  avait,  il  y  a  quelques  années,  annoncé 
comme  imminentes  toutes  les  modifications  apportées  successivement  à  noi 
tarifs,  on  n'aurait  pas  manqué  de  prédire  la  ruine  complète  du  pays.  Or, 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  737 

ces  modifications ,  loin  de  le  ruiner,  en  ont  considérablement  augmenté  la 
riehe^e.  Il  en  sera  de  même  des  modifîcatiODS  futures.  Nous  ne  demandons- 
la  mort  de  personne,  mais  nous  voulons  avant  tout  la  vie,  la  pros^ité,  la 
gfandteut  du  pays;  nous  voulons  de  Féquité  non-seulement  pour  quelques* 
UBS^  msâs  pour  tous. 

En  Espagne,  les  affaires  se  présentent  sous  des  couleurs  moins  sombres. 
Le  £ait  que  nous  avons  déjà  cité ,  la  juste  satisfaction  que  le  gouvernement 
espagnol  vient  de  donner  à  la  France,  en  est  une  preuve.  Les  prochaines' 
Sections  donnent  à  penser  à  tout  le  monde.  Le  régent  n'a  pu  se  dissimuler 
la  gravité  de  la  situation  qu'il  s'est  faite. Ses  amis,  ses  conseillers,  ontpeut-^ 
^re  contribué  à  lui  ouvrir  les  yeux.  Il  marchait  vers  un  abîme.  L'Espagne 
ne  paraît  pas  disposée  à  se  livrer  pieds  et  poings  liés  à  un  soldat  qui  ne 
peut  pas  lui  offrir  en  compensation  ce  qui  séduit  et  éblouit  les  nations  gêné» 
reuses,  la  gloire.  Espartero  ploie  sous  l'empire  de  la  nécessité,  n  a  fait 
remise  aux  Barcelonais  de  ce  qu'il  leur  restait  à  payer  sur  la  contributioir 
ditH  de  guerre ,  dont  ils  avaient  été  frappés.  Soane  lui-même  s'était  effrayé 
ée  la  résistance,  et  avait  enfin  compris  que  de  nos  jours,  que  dans  un  payft 
ISbre,  le  glaive  ne  tranclie  pas  toutes  les  qoestiœds.  Le  gouvemeRieiil;  parait 
vouloir  préparer  sa  paix  avec  le  pays.  Il  a  beaucoup  à  faire  pour  rentrer  dans 
les  voies  de  la  légalité,  et  pour  faire  oublier  ses  écarts.  Au  surplus,  la  question 
espagnole  V  sous  toutes  ses  faces,  est  tout  entière  au  fond  de  l'urne  électorale. 
11  y  a  eu  rarement  un  acte  politique  plus  important  que  les  élections  pro^ 
diaines  en  Espagne.  Si  le  parti  modéré  retrouve  son  énergie,  s'il  comprend 
les  besoins,  les  nécessités  du  pays,  s'il  sait,  par  son  désintéressement  et  son 
habileté,  attirer  à  lui  les  hommes  honnêtes  de  tous  les  partis,  tous  les  amki 
d'un  gouvernement  régulier,  tous  ceux  qui  sentent  que  les  lois  de  la  monar- 
chie et  les  emportemens  du  sabre  ne  peuvent  se  conciUer  sans  que  la  monar* 
due  succombe,  il  aura  bien  mérité  de  l'Espagne,  il  aura  rendu  un  service  M 
légent  lui-même,  en  préservant  Thomme  politique  des  catastrophes  que  se 
ptéparait  le  soldat  irascible  et  violent. 

En  Suisse,  le  directoire  fédéral  veut  à  tout  prix  renouveler  Ift  ^pierelle  des 
cootens  d'Argovie;  il  s'efforce  de  brouiller  ce  grand  canton  avec  la  diète. 
Sans  doute,  en  ne  jugeant  l'affaire  que  par  les  textes,  le  direetonre  a  le  droit 
pour  lui.  Messieurs  de  Luceme  sont,  à  ce  qu'il  paraît,  de  bons  légistes; 
sOBl-iis  dès  hommes  d'état?  Il  est  permis  d*en  douter.  Qu'arrivera-Ml  si  le 
canton  d'Argovîe  résiste.'  si  Beme^  Thurgovie,  Yaud,  Soleure,  prennent  fait 
et  cause  pour  lui?  si  d'un  autre  côté  la  drculanre  du  directoire,  imniense 
Jèetum,  allume  la  cdère  des  cantons  catholiques?  Qui  ramènera  Pordre  an 
fldUeu  de  ce  désordre?  Quoi  que  la  diète  décide,  quel  bien  peut^on  espérerf 
ttle  diète  se  rétracte,  elle  s'abaisse,  et  le  directoire  devient  la  risée  delà 
Itaisse;  «i  elle  persiste,  comment  le  direetiohre  s'y  praidra<'t4t  pour  mettre  à 
cMeotlon  les  arrékét  de  la  diète?  E»  politique^  rie»  de*  phis^  ûieile  qee  dé 
asécive  la  main  à  Fscuvre^  de-  ceNMMttcer  quelqeeebese;  ii  est  plus  cûifieite 


728  REVfJB  DBS  DEUX  MONDES. 

d'achever.  Les  hommes  d'état  doivent  toujours  se  demander  :  Comment  oda 
finira-t-il  dans  Fhypothèse  la  moins  favorable?  La  Suisse  a  besoin  d*étre 
traitée  comme  un  pays  gravement  malade;  elle  Test  par  ses  divisions,  par 
ses  luttes  intestines,  par  une  déplorable  recrudescence  de  Tesprit  local. 
Si  le  gouvernement  fédéral ,  au  lieu  de  ménager  la  situation  délicate  du  pays, 
y  apporte  une  main  rude  et  cherche  à  y  appliquer  des  remèdes  violens,  il 
attirera  sur  la  Suisse  des  malheurs  qu'il  sera  le  premier  à  déplorer.  Ajoutons 
un  dernier  mot.  Loin  de  nous  la  pensée  que  la  circulaire  du  directoire  ah  été 
une  inspiration  de  Tétranger.  Nous  aimons  à  croire  qu'elle  ne  lui  est  pas  venue 
de  Vienne  ni  de  Rome;  mais  notre  conviction  sera-t-elle  partagée  par  tout  le 
monde  en  Suisse  ?  L'esprit  de  parti  ne  s'emparera-Ml  pas  de  la  mesure  pour 
l'envenimer,  et  même  des  hommes  modérés  ne  seront-ils  pas  tentés  de  se 
séparer  dans  ce  cas  du  vorort,  de  crainte  de  seconder  les  vues  de  l'étrangor? 
On  rappellera  des  coïncidences  accidentelles,  mais  fâcheuses  :  la  rentrée 
solennelle  du  nonce  à  Lucerne,  Tarrivée  en  Suisse  du  ministre  d'Autriche;  on 
dira  que  c'est  à  ce  moment  que  la  circulaire  a  paru.  Le  gouvernement  de  La- 
cerne  semble  avoir  oublié  qu'il  est  le  produit  d'une  contre-révolution.  Libre 
sans  doute  aux  Lucernois  de  se  donner  tel  gouvernement  cantonnai  que  bon 
leur  semble;  mais  quand  il  s'agit  de  gouverner  la  Suisse ,  le  conseil  d'état  de 
Lucerne  ne  doit  pas  oublier  que  la  grande  majorité  de  la  confédération  se 
compose  d'hommes  voués  aux  principes  nouveaux.  On  peut  être  contre-révo- 
lutionnaire dans  les  conseils  de  Lucerne,  mais  à  la  condition  d'être  modéré, 
raisonnable,  prudent  dans  les  conseils  de  la  Suisse;  car,  encore  une  fois,  la 
contre-révolution  n'a  pas  pour  elle  les  forces  du  pays,  et  nousia  croyons  m- 
capable  de  compter  sur  des  forces  étrangères  au  pays. 

Un  traité  vient  d'être  conclu  entre  la  Russie  et  l'Angleterre.  Les  avis  se  sont 
partagés  sur  la  question  de  savoir  quels  sont  les  avantages  que  peuvent  s'en 
promettre  les  deux  états  contractans,  et  quels  rapports  en  résulteront  pour 
eux.  Les  uns  ont  vu  dans  ce  traité  la  preuve  frappante  d'une  liaison  de  plus 
en  plus  intime  entre  la  Russie  et  l'Angleterre;  à  les  entendre,  une  profonde 
pensée  politique  se  cache  sous  une  convention  commerciale;  la  Russie  a  dé- 
rogé à  ses  principes  administratifs  pour  complaire  à  l'Angleterre,  et  la  déta- 
cher de  plus  en  plus  de  l'alliance  française.  D'autres ,  au  contraire ,  n'ont  vu 
dans  la  convention  qu'un  acte  fort  însigniGant,  un  pur  traité  de  navigation 
qui  ne  change  rien  au  tarif  des  deux  pays ,  qui  ne  modifie  en  rien  les  condi- 
tions essentielles  de  leur  commerce,  et  qui  n'assure  pas  à  l'Angleterre  des 
avantages  assez  considérables  pour  influer  sur  sa  politique.  Les  deux  opinions 
s'écartent  également,  ce  nous  semble,  de  la  vérité.  Le  traité  anglo-russe  n'est 
pas  un  traité  de  commerce  proprement  dit,  cela  est  vrai.  11  ne  modifie  pas  les 
tarifs;  les  importations  et  les  exportations  demeurent  soumises  aux  mêmes 
lois  qu'auparavant.  Il  est  donc  certain  que  le  traité  n'est  pas  de  nature  à  ga- 
rantir à  l'Angleterre  un  grand  débouché  et  à  lier  ainsi  les  destinées  et  l'avenir 
des  deux  pays.  Il  y  avait  un  peu  d'affectation  dans  quelques  cris  de  joie  qu'on 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  729 

a  poussés  en  Angleterre.  D'un  autre  côté,  il  est  vrai  que  le  traité  est  plus 
qu'un  simple  traité  de  navigation.  Il  est  à  la  fois  un  traité  de  navigation  et  de 
libre  établissement.  Le  commerce  anglais,  avec  sa  hardiesse,  son  habileté, 
8es  capitaux ,  s'établira  en  Russie ,  et  des  rapports  plus  intimes  et  permanens 
se  formeront  entre  les  deux  nations.  La  Russie  aura  entre  ses  mains  des 
gages  que  de  long-temps  elle  ne  donnera  pas  à  l'Angleterre,  car  la  richesse  et 
l'espht  d'entreprise  sont  loin  d'être  les  mêmes  dans  les  deux  pays.  Malgré 
cela ,  les  conséquences  politiques  qu'on  a  voulu  en  déduire  nous  paraissent 
exagérées.  Les  Anglais  pourront  fréquenter  les  ports  ru^s  et  s'établir  en 
Russie,  comme  ils  le  peuvent  dans  d'autres  états.  Ces  intérêts,  quelque  pré- 
cieux qu'ils  puissent  être,  ne  sont  pas  de  nature  à  dominer  la  politique. 

Les  discussions  du  parlement  anglais  ont  fait  connaître  qu'en  réalité  tout 
n'est  pas  dit  entre  l'Angleterre  et  les  États-Unis  au  sujet  du  droit  de  visite. 
Quoi  qu'il  en  soit  du  droit  conventionnel  pour  la  répression  de  la  traite  des 
noirs,  l'Angleterre  n'a  pas  entendu  renoncer  à  son  principe  de  droit  mari- 
time, d'après  lequel  elle  soutient  avoir  le  droit  de  visiter  tout  navire  en  pleine 
mer,  non  pour  y  exercer  un  droit  de  perquisition,  mais  pour  s'assurer  de  la 
nationalité  du  pavillon.  Les  États-Unis,  de  leur  côté,  n'ont  point  renoncé  à 
leur  principe,  qui  est  le  principe  directement  contraire,  le  principe  qui  éta- 
blit qu'en  pleine  mer  aucun  navire  n'a  droit  de  police  sur  un  autre  navire,  et 
que  celui  qui  se  permet  d'aborder  un  bâtiment,  malgré  le  pavillon  dont  il  se 
couvre,  donne  un  droit  légitime  de  plainte  et  agit  à  ses  périls  et  risques.  Le 
droit  conventionnel,  quel  qu'il  soit,  bon  ou  mauvais,  opportun  ou  non,  n'a 
rien  de  commun  avec  la  grande  question  de  principe  que  nous  venons  d'in- 
diquer. Au  surplus,  le  dernier  mot  n'a  pas  encore  été  dit,  ce  nous  semble, 
sur  aucune  de  ces  questions  ;  on  ne  l'a  pas  encore  dit  sur  la  nature  et  la 
portée  des  traités  qui  règlent  le  droit  purement  conventionnel  de  visite;  on  ne 
l'a  pas  dit,  et  il  n'est  pas,  convenons-en,  facile  de  le  dire,  sur  la  question  qui 
divise  l'Angleterre  et  les  autres  puissances  maritimes.  11  ne  se  passera  pas 
long  temps  avant  que  ces  grandes  et  belles  questions  se  reproduisent  aux 
tribunes  des  pays  constitutionnels. 


—  Le  désir  de  reproduire  quelques  traits  de  nos  mœurs  actuelles  a  inspiré 
h  M.  Emile  Souvestre  l'idée  d'une  série  intitulée  :  Romans  de  la  vie  réelle. 
Cette  série,  ouverte  avec  succès  par  Riche  et  Pauvre,  vient  de  s'augmenter 
d'un  roman  nouveau.  Le  Mât  de  Cocagne  (1)  est  l'histoire  des  tristes  con- 
cessions par  lesquelles  un  ambitieux  achète  le  pouvoir  et  la  fortune;  c'est 

(1}  s  vol.  in-8o,  chez  Coquebert,  rue  Jacob. 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

phie  même  de  cette  personne  distinguée  et  trop  peu  connue.  Dans  une  préface 
chaleureuse,  mais  qu'on  aurait  seulement  voulu  trouver  un  peu  plus  simple, 
et  par  là  plus  ressemblante  encore  au  modèle,  M.  H.  Romand  a  raconté,  avec 
nne  vive  sympathie,  qu'il  fera  partager  à  tous  les  lecteurs,  cette  vie  dévouée 
et  obscure  que  la  mort  vint  interrompre  si  prématurément.  M*'*"  Ozenne  était 
une  jeune  fille  de  Louviers  arrivée  à  Paris  il  y  a  une  douzaine  d'années ,  et 
qui,  à  la  suite  de  malheurs  de  famille,  était  devenue  Tunique  providence. 
Tunique  recours  des  siens.  Destinée  à  une  position  plus  brillante,  à  une  vie 
plus  facile,  M""  Ozenne  accepta  la  nécessité  avec  abnégation;  elle  consacra  à 
Téducation  des  autres  ses  efforts  et  son  talent.  Dans  cette  existence  labo- 
rieuse, dans  cet  esclavage  d'une  vie  occupée,  du  temps  se  trouvait  néan- 
moins pour  les  lettres  :  les  relations  nombreuses  et  tout-à-fait  distinguées 
que  s'était  créées  M"'  Ozenne  l'induisirent  bientôt,  comme  cela  est  inévi- 
table dans  ce  temps-ci ,  à  la  publicité  des  journaux.  Elle  s'en  tira  en  per- 
sonne de  sens,  et  on  eut  d'elle,  sous  le  pseudonyme  de  Camille  Baxton,  plus 
d'une  page  ferme  et  élevée.  Taudis  que  les  femmes  auteurs  faisaient  dans 
la  presse  de  mauvais  romaus.  M"*"  Ozenne  y  fît  de  boune  critique  et  sur- 
tout de  bonne  critique  contre  les  mauvais  romans.  Il  y  avait  là  au  moins  le 
mérite  du  contraste.  Ces  jugemens  sur  la  plupart  des  travaux  d'imagination 
de  notre  époque  sont  incomparablement  la  meilleure  partie  du  recueil  qu'op 
vient  de  publier.  Dans  la  vue  générale  de  Thistoire  de  la  littérature  française 
qui  ouvre  le  volume,  l'auteur,  on  s'en  aperçoit  vite,  ne  possède  pas  son  sujet 
avec  plénitude  :  c'est  une  esquisse  maigre  et  très  superficielle  qu'on  eût  mieux 
fait  de  laisser  mourir  dans  r Encyclopédie  où  Tauteur  Tavait  insérée.  Il  n'en 
est  pas  ainsi  des  morceaux  de  critique  sur  les  plus  célèbres  des  romans  con- 
temporains; ils  méritaient  d'être  recueillis,  et  ils  pourront  même  servira 
Thistoire  littéraire  de  notre  temps.  On  y  peut  regretter  çà  et  là  quelques 
inexpériences  de  plume,  des  vues  hasardées  ou  inexactes,  des  sympathies 
risquées,  des  concessions  aux  engouemens  du  jour;  en  un  mot  l'arme  tremble 
plus  d'une  fois  aux  mains  de  Clorinde;  mais  eu  somme,  des  idées  généreuses, 
des  remarques  finies,  quelquefois  des  vues  vraiment  originales,  toujours  de 
Télévation  et  de  la  noblesse  dans  la  pensée,  donnent  à  ces  fragmens  un  carac- 
tère particulier  et  qui  mérite  Tattention.  Ce  volume  est  digue  de  franchir  le 
cercle  de  l'amitié  qui  en  fait  hommage  sur  une  tombe ,  car  le  public  peut 
s'y  intéresser  avec  profit.  De  toute  façon  c'est  un  souvenir  qui  honorera  la 
mémoire  de  M"'  Ozenne. 


V.  DB  Mars. 


LA  FLORIDE 


1.  '  VOYAGES  AKCIERS  ET  MODERHES. 
II.— MÊUOIRE  nÉOlT    SVB  LA  FLORIDE  DU  MILIEU. 


I. 

Soixante-cinq  ans  à  peine  nous  séparent  du  jour  où  le  président 
du  premier  congrès  américain,  John  Ancock,  après  avoir  levé  les 
yeux  au  ciel  comme  pour  le  prendre  à  témoin  de  la  justice  de  sa 
cause,  signa  d'une  main  ferme  la  déclaration  d'indépendance  des 
colonies  anglaises.  Ses  collègues  suivirent  cet  exemple;  trois  millions 
d'hommes  se  séparaient  à  jamais  de  la  mère-patrie  et  prenaient  rang 
parmi  les  peuples.  Disséminés  sur  le  sol  de  treize  provinces  dont 
chacune,  en  s'unissant  aux  autres,  conservait  son  individualité,  ils 
voulurent  consacrer  le  souvenir  de  cette  origine.  Treize  étoiles  bril- 
lèrent sur  Fazur  du  drapeau  arboré  par  la  nation  nouvelle.  Mais  la 
constellation  qui  se  levait  en  Amérique  ne  devait  pas  s'arrêter  à  ce 
nombre;  aujourd'hui  il  est  plus  que  doublé,  et  la  population,  crois- 
sant avec  une  rapidité  sans  exemple,  a  atteint  le  chiffre  de  dix-huit 
millions. 

Maîtres  de  la  vaste  contrée  qui  s'étend  de  la  Floride  au  Canada, 

TOME  I.  —  r'   MARS  181?.  47 


73V  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

el  que  bornent  d'un  côté  la  mer  Atlantique,  de  Tautre  une  triple 
chaîne  de  montagnes,  les  fils  émancipés  de  l'Angleterre  ne  se  con- 
tentèrent pas  long-temps  de  ce  riche  patrimoine.  A  l'ouest  de  ces 
possessions  existait  un  pays  immense,  connu  seulement  de  quelques 
chasseurs.  Des  fleuves  larges  comme  des  lacs  y  serpentaient  à  tra- 
vers des  forêts  sans  fin,  des  prairies  sans  bornes.  Le  Caraïbe,  libre 
comme  au  temps  de  ses  pères,  poursuivait  dans  ces  plaines  encore 
inexplorées  les  troupeaux  de  daims  et  de  buffles.  Mais  les  pionniers 
arrivent,  la  carabine  sur  Tépaule,  la  pioche  et  la  hache  à  la  main.  Ils 
franchissent  les  montagnes,  passent  les  fleuves,  et  devant  eux  les 
forêts  tombent,  les  prairies  se  couvrent  de  culture.  En  vain  les  guer- 
riers rouges  font  trêve  à  leurs  vieilles  querelles  et  se  liguent  contre 
l'ennemi  commun  qui  s'empare  de  leur  terrain  de  chasse  :  le  souffle 
tout-puissant  de  la  civilisation  les  disperse  et  refoule  leurs  tristes 
débris  aux  deux  extrémités  du  nouvel  empire,  au  midi  dans  les  dé- 
serts de  l'Arkansas,  au  nord  dans  les  savanes  glacées  de  l'Ouiscon- 
sins.  Point  de  paix,  point  de  trêve  à  cette  invasion  :  à  peine  un  flot 
de  pionniers  s'est-il  fait  sa  part  de  terre  qu'un  flot  nouveau  arrive, 
l3  pousse  en  avant  ou  passe  par-dessus.  Et  comme  si  l'Union  améri- 
caine ne  pouvait  suffire  à  cette  prise  de  possession,  voilà  que  des 
milliers  de  colons  partent  de  la  lisière  des  Vosges,  des  vallées  de  la 
forêt  Noire,  des  rivages  de  l'Irlande,  et  viennent  se  mêler  aux  émi- 
grans  de  la  Nouvelle-Angleterre.  Tous  ils  vont  en  avant  comme 
poussés  par  une  main  invisible,  surmontant  un  à  un  les  obstacles, 
laissant  derrière  eux  de  nouveaux  états,  et  ajoutant  chaque  année 
une  étoile  de  plus  à  la  bannière  des  États-Unis. 

Tandis  que  les  pionniers  sont  h  l'œuvre  et  domptent  la  nature  et 
les  tribus  indiennes,  les  hommes  placés  à  la  tête  de  la  jeune  répu- 
blique travaillent  avec  le  même  bonheur  à  son  agrandissement.  Les 
armes  et  la  politique  les  servent  tour  à  tour  contre  les  nations  euro- 
péennes. Au  nord,  la  Grande-Bretagne  est  forcée  de  céder  sur  la 
question  des  limites.  Au  midi,  la  Floride  et  la  Louisiane,  ces  deux 
riches  fleurons  des  couronnes  d'Espagne  et  de  France,  ne  font  que 
passer  par  les  mains  de  l'Angleterre  pour  aller  se  fondre  dans  l'Union. 
Bientôt  viendra  le  tour  du  Texas,  cet  état  libre  d'hier;  bientôt  le 
golfe  creusé  comme  une  immense  rade  entre  les  deux  Amériques  ne 
sera  plus  qu'un  lac  anglo-américain.  A  ce  peuple  d'industriels  et  de 
commerçaos,  séparé  de  ses  comptoirs  de  la  mer  Pacifique  par  trois 
cents  lieues  de  déserts,  il  faut  l'empire  du  Mexique,  et  les  robustes 
milices  des  Étals-Unis  n'auront  pas  de  peine  à  soumettre  les  descen- 


LA  FLORIDE.  735 

dans  dùgéiirrés  des  vainqueurs  de  Montésume.  Encore  quelques 
années,  et  les  deux  Océans  salueront  à  la  fois  le  drapeau  de  l'Union 
flottant  sur  les  Andes  de  Panama  comme  pour  appeler  les  navires  des 
deux  mondes. 

Les  États-Unis  n'ont  donc,  pour  ainsi  dire,  d'autres  limites  au  midi 
que  celles  de  rAmérique  septentrionale.  Au  nord,  les  possessions 
anglaises  élèvent  une  barrière  qu'ils  n'ont  pas  encore  essayé  de 
franchir.  En  sera-t-il  toujours  de  même?  Quand  la  population  anglo- 
américaine  sera  près  de  remplir  l'immense  territoire  qui  la  sépare 
de  rOcéan  Pacifique,  quand  elle  commencera  à  se  sentir  pressée 
entre  le  golfe  du  Mexique  et  le  Canada,  la  domination  de  l'Angle- 
terre devra  forcément  disparaître  de  ce  continent.  Pour  cette  nou- 
velle conquête,  les  États-Unis  n'auront  même  pas  besoin  de  tirer 
l'épée.  L'exemple  qu'ils  ont  donné  est  de  ceux  qui  ne  s'oublient  pas  : 
le  Canada  grandit  chaque  jour,  et  le  moment  approche  où,  secouant 
de  lui-même  le  joug  de  la  métropole,  il  ira  faire  cause  commune  avec 
eux.  La  rivalité  des  races  anglaise  et  française  retardera  sans  doute 
cette  révolution ,  mais  elle  est  trop  dans  la  force  des  choses  pour 
être  (ijournée  à  jamais;  l'émancipation  du  Canada  n'est  qu'une  ques- 
tion de  temps.  Ainsi  l'Amérique  du  Nord  tout  entière  s'appellera  un 
jour  États-Unis.  La  moitié  d'un  continent,  le  huitième  environ  de  la 
surface  habitable  du  globe,  ne  formera  qu'une  seule  nation. 

Mais  en  reculant  leurs  limites  du  pôle  à  l'équateur,  de  l'Atlantique 
à  la  mer  Pacifique,  les  États-Unis  doivent  se  morceler.  Pas  plus  dans 
l'ordre  politique  que  dans  le  monde  physique  les  géans  ne  sont  des 
êtres  normaux;  ils  ne  se  perpétuent  pas.  L'empire  romain,  ce  co- 
losse des  temps  passés,  égalait  à  peine  en  étendue  le  tiers  de  rAmô* 
.rique  septentrionale.  Chez  lui,  une  organisation  puissante,  un  centre 
d!action  d'où  partait  en  tout  sens  une  impulsion  commune  et  où  tout 
revenait,  semblaient  garantir  une  existence  éternelle;  l'empire  ro- 
main s'est  pourtant  partagé.  Aucune  de  ces  conditions  de  durée  ne 
se  trouve  dans  l'Union  américaine,  agglomération  fortuite  d'états  qui 
;n*ont  guère  de  commun  que  la  langue,  mais  dont  les  mœurs,  Jes 
lois,  les  intérêts,  diffèrent  autant  que  ceux  des  peuples  les  plus  éloi- 
gnés. Réunis  par  le  même  besoin  d'indépendance,  par  la  nécessité 
de  s'entr'aider  pour  atteindre  ce  but,  s'ils  ont  pu  croire  un  moment 
à  une  fusion  complète,  cette  illusion  doit  s'être  déjà  dissipée,  même 
aux  yeux  les  moins  clairvoyans.  La  doctrine  du  gouvernement  indi- 
viduel, seff-government  y  est  une  base  bien  fragile  pour  asseoir  un 
grand  empire  :  aussi  voyez  ce  qui  se  passe.  Le  congrès  vote  une  loi 

47. 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

do  douanes  qui  blesse  les  intérêts  d'un  état  du  sud;  celui-ci  nomme 
aussitôt  une  convention ,  déclare  la  loi  non  avenue,  arme  sa  milice, 
et  force  le  général  Jackson,  ce  président  aux  habitudes  si  despoti- 
ques, h  céder  sans  même  combattre.  Au  nord,  Fétat  de  l'Ohio  se 
trouve  trop  à  l'étroit  dans  les  limites  flxées  par  le  gouvernement  cen- 
tral; c'est  aux  armes  qu'il  en  appelle.  Il  déclare  la  guerre  à  son  voi- 
sin, l'état  du  Michigan,  et  le  congrès,  revenant  sur  sa  décision  pre- 
mière, se  voit  contraint  de  sacrifier  celui-ci.  Des  citoyens  de  New- 
Vork  voyagent  en  Virginie;  un  comité  de  vigilance,  sans  autre  autorité 
que  celle  qu'il  s'est  attribuée,  croit  reconnaître  en  eux  des  apôtres 
'  de  la  liberté  des  noirs;  il  leur  applique  la  loi  de  Lynch,  les  pend,  les 
brûle  h  petit  feu,  leur  fait  subir  des  tourmens  dignes  du  poteau  des 
(Caraïbes,  ou  tout  au  moins  les  roule  dans  du  goudron ,  puis  les  couvre 
de  plumes  et  les  expose  aux  insultes  d'une  populace  ameutée.  Un  des 
plus  riches  négocians  de  New-York  signale  dans  une  brochure  les 
abus  et  les  dangers  de  l'esclavage;  les  planteurs  de  la  Louisiane  ré- 
pondent en  mettant  sa  tète  à  prix.  Devant  ces  actes  de  rébellion, 
devant  ces  attentats  qu'encouragent  des  populations  entières,  les 
autorités  locales,  le  gouvernement  central,  gardent  également  le 
silence.  —  Nous  ne  voulons  pas,  disent-ils,  compromettre  l'Union. — 
Comme  si  après  de  tels  actes  l'Union  existait  encore! 

On  peut  bien,  pour  sauver  quelque  temps  les  apparences,  fermer 
les  yeux  et  laisser  faire.  En  attendant,  d'autres  germes  de  dissolu- 
tion se  développent  à  l'ouest.  Les  états  fondés  par  les  émigrans  n'ont 
pas  cette  tradition  d'une  origine  commune,  la  seule  qui  rattache 
entre  eux  les  états  du  sud  et  du  nord.  Ici,  d'ailleurs,  la  population, 
composée  en  partie  de  Suisses,  d'Allemands,  d'Irlandais,  présente 
déjà  ses  caractères  propres.  Plus  elle  s'étendra  dans  l'intérieur  des 
terres,  plus  elle  s'individualisera.  Du  croisement  de  ces  divers  peu- 
ples, du  mélange  de  leurs  langues  naîtra  une  race  distincte  parlant 
un  dialecte  particulier.  Dès-lors  les  derniers  liens  qui  unissent  en- 
core ces  jeunes  états  à  leurs  frères  aînés  se  trouveront  usés  et  tom- 
beront d'eux-mêmes.  Les  intérêts  matériels,  cette  loi  suprême  des 
Anglo-Américains,  aideront  à  la  séparation.  Dans  l'ouest,  une  terre 
prodigue  n'attend  que  des  cultivateurs  et  des  industriels  pour  livrer 
toute  sorte  de  richesses.  Le  Mississipi  et  ses  affluens  ouvrent  mille 
voies  de  communication  entre  leurs  riches  vallées  et  le  golfe  du 
Mexique.  Les  Américains  de  l'ouest  iront-ils  franchir  les  AUeganis 
pour  gagner  les  ports  de  la  Pensylvanie  ou  de  la  Nouvelle-Angle- 
terre ?  Non ,  ils  resteront  chez  eux,  et  à  côté  des  états  du  littoral  ils 


LA  FLORIDE.  737 

fonderont  une  puissance  continentale.  Plus  tard,  leurs  dcscendans 
franchiront,  peupleront  les  déserts,  encore  inexplorés,  qui  s'éten- 
dent jusqu'à  la  mer  Pacifique.  Peut-être  de  nouveaux  centres  s'or- 
ganiseront-ils sur  leurs  pas.  A  coup  sûr,  lorsque  les  populations 
futures  toucheront  à  la  mer  après  avoir  franchi  les  Montagnes  Ro- 
cheuses, les  rives  occidentales  de  l'Amérique  verront  s'élever  un 
empire  qui  ne  conservera  plus  qu'un  souvenir  bien  vague  de  ses  an- 
cêtres de  la  côte  orientale. 

En  Europe,  la  barbarie  et  la  guerre  ont  été  le  point  de  départ  de 
l'organisation  sociale.  Dans  l'Amérique  septentrionale,  les  peuples  se 
forment  sous  les  auspices  de  la  civilisation  et  de  la  fraternité.  Partie 
des  deux  limites  extrêmes,  l'humanité  dans  les  deux  mondes  semble 
néanmoins  tendre  vers  un  terme  moyen  semblable.  Les  notes  et  les 
protocoles  diplomatiques  commencent  à  remplacer  chez  nous  les 
grandes  batailles  où  nos  pères  prodiguaient  leur  sang.  L'influence, 
tous  les  jours  plus  réelle,  que  prennent  nos  congrès  européens  rap- 
pelle sous  bien  des  rapports  l'autorité  si  contestée  du  gouvernement 
central  de  l'Union.  Les  expéditions  à  frais  communs  entreprises  pour 
assurer  l'indépendance  de  la  Grèce,  pour  enlever  la  Syrie  au  pacha 
d'Egypte,  semblent  préparer  de  futures  associations  pour  l'accom- 
plissement de  grandes  œuvres  d'utilité  générale.  Sans  doute,  nous 
sommes  encore  loin  de  la  paix  universelle;  sans  doute,  cette  har- 
monie naissante  n'a  pas  des  racines  aussi  profondes  que  quelques 
hommes  d'état  feignent  de  le  croire.  Le  moindre  incident  peut  la 
troubler  et  rallumer  le  feu  mal  éteint  de  la  guerre.  Le  traité  du 
15  juillet  n'a  pas  soulevé  chez  nous  plus  de  ressentimens  que  la  loi 
des  douanes  dans  la  Caroline  et  les  autres  états  du  sud  ;  déjà  le  con- 
grès américain  s'est  vu  forcé  d'appuyer  ses  décisions  par  la  force  des 
baïonnettes.  A  mesure  que  les  provinces  se  multiplieront,  leurs  in- 
térêts-, devenus  plus  distincts,  les  isoleront  davantage,  et  le  jour  n'est 
pas  loin  peut-être  où  ces  états  frères  ne  seront  plus  que  des  peuples 
alliés.  Alors  il  n'y  aura  plus  de  différences  entre  leurs  relations  réci- 
proques et  celles  qui  régissent  les  Européens. 

Trois  grandes  nations,  diverses  de  mœurs,  de  caractère  et  d'insti- 
tutions, existent  déjà  sous  ce  vieux  nom  de  république,  qui  couvre 
et  prétend  relier  en  un  seul  faisceau  l'ensemble  des  États-Unis.  Deux 
appartiennent  aux  provinces  peuplées  directement  par  la  métropole 
avant  la  déclaration  de  l'indépendance.  Elles  occupent  le  littoral  en- 
deçà  des  Alleganis.  M.  Michel  Chevalier  a  très  bien  caractérisé  ces 
deux  branches,  qui,  sorties  d'un  même  tronc,  n'ont  plus  aujourd'hui 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'autre  point  de  contact  que  le  souvenir  de  leur  origine.  Au  nord 
habite  le  Yankee,  au  midi  le  Virginien.  Le  premier,  laborieux,  en- 
treprenant, poussant  jusqu'à  la  fièvre  l'activité  quil  cache  sous  un 
extérieur  froid  et  taciturne,  ne  recule  devant  aucune  fatigue,  devant 
aucun  obstacle,  pourvu  qu'il  aperçoive  au-delà  quelque  intérêt  de 
commerce  ou  d'industrie,  n'hésite  jamais  à  faire  dans  ce  double  but 
les  tentatives  les  plus  folles  en  apparence,  semble  puiser  des  forces 
nouvelles  jusque  dans  l'insuccès,  et  par  sa  persévérance  qui  dégé- 
nère en  entêtement,  par  sa  confiance  qu'on  pourrait  taxer  de  témé- 
rité, réalise  ces  prodiges  que  l'Europe  vient  étudier  avec  étonnement. 
Le  second,  vif,  spirituel,  mais  paresseux  par  caractère  et  par  pré- 
jugé, abandonne  à  ses  esclaves  le  travail  qu'il  méprise.  Celui-là,  re- 
ligieux et  moral  dans  sa  vie  privée,  appartient  d'ordinaire  à  quel- 
ques branches  du  presbytérianisme;  celui-ci,  plus  que  relâché  dans 
ses  mœurs,  professe  la  religion  épiscopale.  L'Yankee  descend  des 
sectaires  qui,  persécutés  par  la  mère-patrie,  vinrent  chercher  la 
liberté  de  conscience  dans  les  forêts  du  Nouveau-Monde  et  ne  du- 
rent leur  existence  qu'à  un  travail  opiniâtre  et  incessant  :  il  a  reçu 
de  ses  ancêtres  des  principes  démocratiques  qu'il  conserve  dans 
toute  leur  pureté.  Le  Virginien  est  l'héritier  de  ces  favoris  de  la  cou- 
ronne qui  reçurent  à  titre  d'apanage  de  vastes  concessions,  et  les 
exploitèrent,  grâce  à  leur  fortune,  sans  sortir  de  l'oisiveté  :  aussi, 
tout  en  lui  rappelle  les  habitudes ,  les  instincts  de  l'aristocratie.  II 
montre  encore  avec  plaisir  ses  anciennes  armoiries  et  remplace  par 
la  qualification  de  colonel  ou  de  général  les  titres  nobiliaires  prohibés 
par  la  république.  Les  habitans  du  nord  doublent  le  produit  de  leurs 
terres  par  le  commerce  et  l'industrie;  dans  le  sud,  ce  sont  eux  encore 
qui  tiennent  entre  leurs  mains  ces  deux  sources  de  richesses.  Le 
Virginien  leur  livre  la  matière  première  qu'il  recueille  dans  ses  plan- 
tations, mais  ce  sont  les  négocians  yankee  qui  la  travaillent  et  la 
répandent  dans  le  monde  entier. 

A  côté  de  ces  deux  variétés  de  la  race  anglaise ,  derrière  les  Alle- 
ganîs  et  au  nord  des  monts  Cherokees  s'élève  et  grandit  chaque  jour 
une  population  qui  tend  à  prendre  de  plus  en  plus  d'importance  aux 
Etats-Unis.  Les  hommes  de  l'ouest  sont  les  Anglo-Américains  pur 
sang,  car  seuls  ils  ont  rompu  avec  toutes  les  traditions  européennes 
dont  les  habitans  du  littoral  conservent  encore  quelques  traces.  Chez 
ces  derniers,  la  centralisation  gouvernementale  trouve  de  nombreux 
et  énergiques  adversaires,  soutiens  zélés  des  droits  des  états,  mais 
au  moins  ils  ont  conservé  avec  l'amour  de  leur  province  le  respect 


LA  FLORIDE.  739 

des  lois  qu'ils  ont  eux-mêmes  (établies.  Dans  Touest,  la  doctrine  du 
self-governments'iïfpMqvLe  non-seulement  à  la  chose  publique,  maïs 
encore  aux  individus.  On  reconnaît  ici  les  dignes  lîls  de  ces  aventu- 
riers qui  ne  trouvaient  que  des  entraves  dans  les  lois  protectrices  de 
la  société  et  cherchaient  au  milieu  des  bois  une  indépendance  fa- 
rouche. Sans  cesse  en  lutte  avec  les  élémens,  avec  les  bétes  féroces, 
avec  les  sauvages,  habitués  à  ne  compter  que  sur  eux-mêmes  et  ne 
trouvant  de  secours  que  dans  la  force  physique,  les  habitans  des 
nouveaux  états  ont  perdu  peu  à  peu  le  respect  des  institutions  et  jus- 
qu'au sentiment  religieux,  si  prononcé  chez  leurs  pères.  Dans  les 
bois,  deux  chasseurs  qui  se  rencontrent  s'abordent  le  doigt  sur 
la  détente  de  leurs  carabines.  Au  milieu  des  villes,  c'est  encore  à 
cette  arme  qu'ils  en  appellent  pour  vider  le  moindre  différend. 
Pendant  une  session  de  la  législature,  un  général  de  la  milice  du 
Tennessee  entre  en  discussion  avec  un  journaliste  de  Nashville  :  le 
lendemain  il  le  rencontre,  et,  sans  plus  de  provocations,  lui  tire  un 
coup  de  fusil  à  bout  portant.  La  justice  évoqua  l'affaire;  mais  le 
général  était  riche  :  il  déposa  quelques  sacs  de  dollars  comme  cau- 
tion et  continua  à  siéger  dans  l'assemblée  législative.  Plus  tard  il  en 
fut  quitte  pour  une  légère  amende.  Ce  fait  caractérise  parfaitement 
le  peuple  dont  nous  parlons.  L'Anglo-Américain  de  l'ouest  ne  res- 
pecte au  monde  que  deux  choses  :  les  dollars  et  la  carabine. 

De  cette  population  de  l'ouest  dépend  surtout  l'avenir  des  États- 
Unis.  C'est  elle  qui,  grâce  à  l'esprit  entreprenant,  à  l'inflexible  téna- 
cité qu'elle  tient  des  Yankee,  à  l'énergie  indomptable  qu'elle  puise 
dans  son  genre  de  vie,  avance  chaque  jour  en  suivant  le  cours  du 
soleil,  abattant  les  forêts,  franchissant  les  montagnes,  domptant  les 
fleuves  les  plus  rapides,  et  transformant  en  riches  provinces,  en  nou- 
veaux états,  les  vastes  solitudes  de  l'Amérique  septentrionale.  Pour 
,  fruit  de  ses  labeurs,  elle  conquiert  un  monde.  Un  jour,  des  monts 
Alleganis  à  TOcéan-Pacifique,  la  terre  appartiendra  tout  entière  aux 
descendans  de  ces  infatigables  pionniers.  On  dirait  qu'ils  ont  conr- 
science  de  la  grandeur  de  leurs  destinées.  L'Anglo-Américain  de 
l'ouest  méprise  tout  ce  qui  n'est  pas  né  sur  le  sol  des  États-Unis;  il 
commence  h  dédaigner  ses  concitoyens  des  bords  de  l'Atlantique. 
Bientôt,  s'il  n'obtient  pas  dans  le  congrès  la  prépondérance  qu'il  croît 
lui  être  due,  il  revendiquera  jusque  dans  les  formes  cette  indépen- 
dance absolue  dont  il  jouit  déjà  de  fait. 

Tous  les  peuples  ont  eu  leur  temps  de  barbarie  et  de  raoyen-ûge, 
périodes  de  grandes  guerres  et  de  combats  particuliers  où  les  élé- 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mens  divers  de  la  société  se  heurtent  pôle-méle  comme  cherchant 
à  se  coordonner,  à  préparer  l'édifice  futur.  Les  États-Unis  subissent 
la  loi  commune.  Enfantés  pour  ainsi  dire  de  toutes  pièces  par  les 
nations  les  plus  civilisées,  ils  conservent  encore,  il  est  vrai,  dans 
quelques  villes  du  littoral ,  des  traces  de  cette  origine.  £n  revanche, 
la  barbarie  règne  seule  aux  frontières  occidentales,  parmi  ces  po- 
pulations nomades  qui  marchent  à  Tavant-garde.  En  négligeant  ces 
deux  extrêmes,  nous  pourrons  dire  que  l'Union  tout  entière  est 
en  plein  moyen-âge.  Ici  sans  doute  cette  phase  de  Texistencc  des 
peuples  diffère,  sous  bien  des  rapports,  de  ce  que  nous  voyons  dans 
les  siècles  passés.  L'humanité  ne  se  répète  jamais,  et  les  circon- 
stances exceptionnelles  qui  ont  donné  naissance  aux  États-Unis  doi- 
vent imprimer  à  leur  développement  un  caractère  tout  spécial.  Au 
xir  siècle,  dans  notre  Europe  déjà  si  peuplée,  on  se  battait  hommes 
contre  hommes  pour  s'enlever  quelques  vassaux,  quelques  tours 
féodales.  Jetés  sur  un  sol  qu'ils  ne  sauraient  occuper  en  entier,  les 
Américains  de  nos  jours  n'ont  aucune  raison  pour  guerroyer  entre 
eux;  ils  se  liguent  pour  vaincre  un  ennemi  commun,  —  la  nature. 
Contre  ce  rude  adversaire,  ils  emploient  la  surabondance  de  force 
physique  que  nos  pères  usaient  à  porter  et  à  parer  leurs  grands  coups 
de  lance. 

Là  est  le  secret  de  celte  activité  fiévreuse  qui  semble  dévorer 
i'Anglo-Américain ,  qui  le  pousse  en  enfant  perdu  dans  les  entre- 
prises les  plus  insensées.  Dans  cette  lutte,  il  n'a  que  faire  de  cottes 
de  mailles  de  Milan,  d'épées  de  Tolède,  de  béliers,  de  tours  mo- 
biles, de  ces  mille  engins  inventés  par  nos  chevaliers  pour  atta- 
quer et  pour  défendre  leurs  inaccessibles  donjons.  Le  fer  et  le  feu 
lui  ouvrent  les  forêts  et  les  prairies;  à  ces  armes  de  tous  les  temps  il 
ajoute  celles  que  lui  fournit  la  science  moderne,  la  carabine  contre 
les  sauvages  et  les  bêtes  féroces,  la  mécanique  et  la  vapeur  contre 
l'immensité  des  distances.  Les  moyens  diffèrent  comme  l'ennemi 
qu'il  faut  combattre;  mais,  en  Amérique  comme  en  Europe,  au 
xix*  comme  au  xir  siècle,  même  acharnement  à  la  guerre,  même 
mépris  pour  la  vie  des  individus,  même  orgueil  dans  le  triomphe, 
même  dédain  pour  quiconque  se  tient  en  dehors  de  la  lutte.  Dans 
les  deux^époques,  la  force  brutale  est  la  plus  nécessaire;  aussi  elle 
domine  et  écrase  l'intelligence.  Si  l'esprit  des  Américains  travaille 
bien  plus  que  celui  de  nos  anciens  preux ,  c'est  uniquement  pour 
concourir  à  l'accomplissement  de  l'œuvre  actuelle.  L'Yankee  est 
industriel,  parce  que  lindustrie  seule  peut  terrasser  l'ennemi  qui 


LA  FLORIDE.  741 

le  défie  sans  cesse;  il  est  commerçant ,  parce  que  le  commerce  est 
nécessaire  à  l'industrie.  Dans  cette  double  sphère  d'activité,  il  en- 
fantera des  merveilles,  mais  ne  lui  demandez  rien  au-delè. 

Cependant  arrive  pour  les  peuples  le  jour  de  la  renaissance.  Fati- 
guée de  ses  divisions  sanglantes,  TEurope  voulut  compléter  et  raf- 
fermir ses  institutions  au  sein  de  la  paix;  elle  abandonna  le  fracas  des 
batailles  pour  l'étude  paisible  des  sciences  et  des  beaux-arts.  Les 
principes  d'hiérarchie  et  d'autorité  consacrés  par  le  catholicisme  et 
par  la  féodalité  elle-même  étaient  autant  de  germes  d'organisation 
qui  se  développèrent  rapidement.  La  Grèce  et  Rome  avaient  conservé 
quelques  restes  des  traditions  de  l'intelligence;  l'Europe  les  recueillit 
avidement.  L'Espagne  mauresque,  détruite  par  le  fer  des  descendans 
de  Pelage,  lui  légua  les  trésors  de  la  science  ancienne  accrus  par  ses 
propres  travaux.  Puisant  à  toutes  ces  sources  à  la  fois,  l'Europe 
s'élança  dans  sa  nouvelle  carrière  et  y  marcha  à  pas  de  géant.  Lorsque 
l'Amérique  du  Nord  en  sera  venue  au  même  point,  lorsque  de  l'un  à 
l'autre  Océan,  du  pôle  à  l'isthme  de  Panama,  Thomme  régnera  sur 
la  nature  vaincue,  trouvera-t-il  sous  sa  main  les  mêmes  élémens  de 
régénération  politique  et  intellectuelle?  L'individualisme  enfante 
d'intrépides  pionniers;  il  est  peu  propre  à  servir  de  base  à  un  ordre 
social  quelconque.  La  lutte  contre  la  matière  entraîne  à  ne  compter 
pour  quelque  chose  que  les  intérêts  matériels,  assez  rarement  d'ac- 
cord avec  la  culture  des  arts  et  de  la  science  pure.  Ces  traits  de  ca- 
ractère^ déjà  si  fortement  empreints  chez  les  Anglo-Américains,  se 
prononceront  chaque  jour  davantage.  Mais  aux  deux  extrémités  du 
continent  qui  nous  occupe,  des  idées  d'un  ordre  bien  différent  ont 
des  représentans  qui  monteront  à  leur  tour  sur  la  scène  quand  l'heure 
sonnera,  et  joueront  à  coup  sûr  un  grand  rôle  dans  cette  œuvre  de 
l'avenir.  Au  midi,  les  petits-fils  assoupis  de  Cortez  et  de  ses  compa- 
gnons s'éveilleront  au  contact  de  la  civilisation  anglo-américaine,  et 
mêleront  à  ses  théories  exagérées  de  liberté  le  principe  de  l'autorité, 
à  son  caractère  égoïste  et  positif  leur  esprit  chevaleresque  et  poéti- 
que. Au  nord,  les  idées  d'hiérarchie  sociale  et  toutes  celles  qui  sont 
du  ressort  de  l'intelligence  trouveront  de  fervens  apôtres  dans  la 
population  française  du  Canada. 

Les  auteurs  qui  ont  écrit  sur  les  États-Unis  ont  trop  négligé  de 
rechercher  les  traces  que  notre  domination  a  laissées  dans  le  nord 
de  l'Union.  Le  nom  de  la  France  est  encore  respecté  sur  les  rives 
glacées  des  lacs  de  la  frontière.  La  tradition  y  conserve  le  souvenir 
de  ces  guerres  héroïques  où  une  poignée  de  braves  oubliés  par  la 


74S  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

mère -patrie  déGaient  à  la  fois  la  puissance  anglaise,  le  courage 
féroce  des  Indiens ,  les  obstacles  que  leur  opposait  une  nature  sau- 
vage. On  y  répète  de  ces  noms  improvisés  sur  le  champ  de  bataifle 
et  qui  figureraient  dignement  à  côté  de  ceux  des  Pyramides,  du 
Mont-Thabor,  de  Masagran.  Notre  langue  se  parle  dans  ce  coin 
du  monde  séparé  de  nous  par  quinze  cents  lieues  de  mer;  elle  est 
familière  à  la  plupart  des  tribus  sauvages,  et  M.  de  Casteinau  (1)  Ta 
trouvée  seule  en  usage  dans  Tile  sacrée  de  Michilimakimac,  à  Tex* 
trémité  du  lac  Huron.  Ces  vestiges  de  notre  passage  sont  certaine- 
ment peu  de  chose;  ils  n'en  méritent  pas  moins  d'être  signalés. 
Seuls  ils  servent  de  point  de  contact  entre  les  Anglais  des  Ëtats*Unis 
et  les  Français  du  Canada.  Or,  si  le  monde  de  la  matière  appartient 
aux  premiers,  nul  ne  peut  nous  disputer  l'empire  de  ces  idées  qui 
pénètrent  jusqu'au  fond  des  masses  et  enfantent  des  révolutions. 
Peut-être  est-ce  sur  ces  rives  sauvages  que  commencera  la  fosioD 
des  deux  peuples  et  que  se  formera  une  nation  nouvelle,  forte  de 
corps  et  d'esprit,  digne  en  un  mot  de  régner  sur  la  moitié  d'un  con- 
tinent. 

Deux  publicistes  français,  MM.  Michel  Chevalier  et  de  Tocqueville, 
ont  visité  l'Amérique  septentrionale.  Tous  deux,  dans  le  présent  » 
ont  cherché  à  prévoir  l'avenir  de  ces  contrées;  ni  l'un  ni  l'autre  ne 
se  sont  en  rien  préoccupés  du  Canada.  M.  de  Casteinau,  dans  ses 
Souvenirs  de  V Amérique  du  Nord,  lui  consacre  un  chapitre  intéres- 
sant, mais  trop  court.  Pourtant,  à  défaut  d'autre  intérêt,  la  curiosité 
seule  eût  dû  engager  ces  voyageurs  à  étudier  cette  colonie,  qu'on 
retrouve  au  xix*  siècle  telle  que  l'avait  établie  le  xvir.  Dans  cette 
Amérique  où  se  sont  succédé  les  principaux  peuples  d'Europe  et  où 
chaque  nouveau  conquérant  effaçait  en  quelques  années  le  type  de 
la  nation  qu'il  remplaçait,  n'est-ce  pas  un  véritable  phénomène  que 
cette  race  canadienne,  toujours  française,  résistant  à  la  fois  au  flot 
angtais  qui  l'envahit  par  le  nord,  au  débordement  des  Yankee  qui 
la  presse  du  côté  du  sud,  et  conservant  comme  un  dépôt  sacré  le 
langage,  les  mœurs,  les  institutions  qu'elle  reçut  de  la  mère-patrie? 
Pour  le  Canadien,  la  séparation  d'avec  la  France  est  un  fait  qu'il 
subit  sans  l'accepter  :  aussi  voit-il  avec  dédain,  presque  avec  haine,, 
tout  ce  qui  n'est  pas  d'origine  française,  et  se  défend-*il  de  savoir 
l'anglais  comme  d'une  meuvaise  action,  et  cela,  au  plus  haut  comme 
au  plus  bas  degré  de  Téchelle  sociale.  Jamais  Anglais,  quel  que  soit 

(1)  Vues  €t  Souvenirs  de  r  Amérique  du  Nord;  Paris,  18  ;2. 


LA  FLORIDE.  743 

son  rang,  ne  pénètre  dans  les  réunions  de  cette  brillante  aristocratie 
qui  conserve  les  traditions  de  Louis  XIV.  Entrez  dans  un  magasin, 
demandez  un  objet  quelconque  en  vous  servant  d'une  autre  langue 
que  le  français  :  «  Je  ne  vous  comprends  pas,  monsieur;  »  telle  sera 
la  réponse  que  vous  obtiendrez  presque  toujours.  Au  contraire,  faites- 
vous  reconnaître  pour  Français  de  France,  soudain  toutes  les  portes 
s'ouvrent,  et  le  marchand  vous  offre  lui-môme  des  réductions  de 
prix  que  vous  n'auriez  pas  osé  proposer. 

Cette  religion  du  souvenir,  si  pure  dans  son  origine ,  a  bien  ses 
înconvéniens.  Pour  mieux  défendre  sa  nationalité,  le  Canadien  re- 
pousse un  changement  quelconque;  il  est  par  conséquent  station- 
naire  par  principes  et  fort  peu  ami  du  progrès.  Gai,  brave,  insou- 
ciant, toujours  prêt  à  tirer  l'épée,  il  a  conservé  intact  le  caractère  de 
ses  ancêtres,  il  est  resté  en  tout  le  Français  de  Louis  XIV.  Il  y  au- 
rait là  de  précieuses  études  pour  ceux  de  nos  romanciers  qui  cher- 
chent à  ressusciter  le  grand  siècle  dans  leurs  écrits.  Au  Canada,  ils 
retrouveraient  la  haute  noblesse  dont  les  gentilshommes  de  la  régence 
n'étaient  que  des  descendans  abâtardis.  Les  seigneurs  avec  leurs 
vassaux,  le  clergé  et  sa  dîme,  les  couvens  et  leurs  scènes  de  vio- 
lence ou  de  désespoir,  tout  ce  que  nos  anciennes  institutions  avaient 
de  pittoresque  et  d'abusif  passerait  vivant  sous  leurs  yeux.  Ce  sont, 
il  faut  en  convenir,  de  singuliers  anachronismes;  mais  pourrions- 
nous  élever  une  voix  sévère  contre  ces  hommes  qui,  livrés  à  l'étranger 
parleur  patrie,  n'en  parlent  pourtant  qu'avec  amour,  ne  la  nomment 
jamais  que  la  belle  France? 

Le  clergé  seul  fait  exception  à  cette  règle  générale.  Les  intérêts 
de  ce  monde,  bien  plus  que  ceux  du  ciel,  l'ont  détaché  de  ses  com- 
patriotes et  entièrement  rallié  h  la  politique  anglaise.  Il  ne  l'a  que 
trop  bien  prouvé  lors  de  la  dernière  tentative  faite  par  les  Canadiens 
pour  conquérir  leur  liberté.  En  se  soulevant  contre  l'Angleterre,  ils 
devaient  naturellement  compter  sur  l'appui  des  réfugiés  irlandais, 
qui  forment  plus  du  tiers  de  la  population  non  française.  II  n'en  a 
rien  été.  A  la  voix  des  prêtres  catholiques,  les  enfans  d'Erin  ont  pris 
les  armes,  non  point  contre  les  Anglais  hérétiques,  dont  la  politique 
impitoyable  les  avait  chassés  de  leur  terre  natale,  mais  contre  leurs 
coreligionnaires,  contre  ces  Canadiens  qui  les  appelaient  dans  leurs 
rangs  en  leur  offrant  une  nouvelle  patrie.  Aussi,  après  des  prodiges 
de  bravoure,  il  a  fallu  céder  à  la  force  et  courber  de  nouveau  la  tête 
sous  le  joug  qu'on  avait  cru  briser.  Une  seule  chance  restait  aux 
Canadiens.  Seuls,  ils  ne  peuvent  rien  contre  l'empire  britannique  : 


74^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tappui  des  Etats-Unis  leur  assurerait  la  victoire.  Un  moment  ils  ont 
pu  croire  que  les  graves  sujets  de  mésintelligence  qui  régnaient 
entre  les  deux  gouvernemcns  amèneraient  une  guerre  et  facilite- 
raient leur  émancipation.  Le  traité  récemment  conclu  a  dû  leur  en- 
lever cette  dernière  espérance.  Mais  la  fortune  a  ses  reviremens 
soudains  :  nos  frères  du  Canada  doivent  se  tenir  prêts.  Et  si  jamais 
la  lutte  recommence,  puisse  le  sort  des  armes  leur  être  favorable  ! 
Puissent-ils,  à  côté  des  étals  qui  représentent  l'Angleterre  au-delà 
des  mers,  constituer  une  France  américaine  I 


II. 

Dans  la  civilisation  future  de  l'Amérique  septentrionale,  les  États- 
Unis  apporteront  l'élément  industriel  et  commercial  :  Télément  in- 
tellectuel viendra  surtout  du  Canada.  Ce  dernier  trouvera  promp- 
tement  des  auxiliaires  au  sud  de  TUnion.  La  race  virginienne,  par 
son  oisiveté  même,  se  trouve  placée  dans  les  circonstances  les  plus 
favorables  à  la  culture  de  Tesprit.  Elle  aussi  s'étend  et  gagne  du  ter- 
rain. Lorsque  ses  fils  s'éloignent  dans  la  direction  du  nord-ouest, 
et  pénètrent  dans  le  Tennessee,  dans  le  Kentucky,  ils  se  mêlent  aux 
descendans  des  Yankee,  et,  contraints  de  mener  le  même  genre  de 
vie,  ils  perdent  leurs  traits  les  plus  caractéristiques.  En  revanche,  le 
type  virginien  se  prononce  de  plus  en  plus  à  mesure  que  la  popula- 
tion s'étend  vers  le  sud.  C'est  là  sa  véritable  patrie.  Si  nos  prévisions 
sont  justes,  si  les  Français  du  nord  et  les  A nglo- Américains  du  sud 
doivent  un  jour  se  donner  la  main  pour  une  œuvre  commune,  il  y  a 
un  intérêt  bien  grand  à  suivre  dans  leur  développement  les  états  di- 
rectement peuplés  par  ces  derniers. 

A  ce  titre,  la  Floride  surtout  mérite  toute  notre  attention.  Naguère 
entièrement  occupée  par  les  tribus  sauvages,  cette  province  n'est 
réellement  ouverte  aux  Européens  que  depuis  un  petit  nombre  d'an- 
nées. Jetée  à  l'extrémité  de  l'Union,  entièrement  entourée  par  la  mer 
ou  par  les  populations  virginiennes  de  la  Géorgie  et  de  TAlabaraa, 
elle  ne  se  peuple,  pour  ainsi  dire,  que  du  trop  plein  de  ces  deux  états. 
Privée  de  ces  grands  fleuves  qui  pénètrent  jusqu'au  cœur  des  coi»ti- 
nens,  et,  par  la  facilité  des  communications,  amènent  le  mélange  des 
populations  riveraines,  elle  ne  peut  que  donner  naissance  à  une  race 
pure,  destinée  sans  doute  à  jouer  en  Amérique  le  rôle  qu'ont  rempli 
en  Europe  les  peuples  méridionaux.  La  Floride  offre  des  rapports 


LA  FLORIDE.  745 

frappansavecTItalie  :  il  n'y  manque,  pour  compléter  la  ressemblance» 
que  des  montagnes  et  un  volcan.  Toutes  deux  forment  une  presqu'île 
à  l'extrémité  du  continent  dont  elles  font  partie,  et  l'île  de  Cuba 
semble  placée  là  tout  exprès  pour  représenter  la  Sicile.  Toutes  deux 
sont  baignées  par  un  grand  golfe  et  une  grande  mer  dont  la  brise 
tempère  les  ardeurs  du  soleil  :  l'une  et  l'autre  ont  des  marais  pesti- 
lentiels et  des  côtes  salubres,  des  lacs  nombreux  et  rians,  des  fleuves 
qui  prennent  naissance  sur  leur  territoire  et  arrosent  des  plaines  éga- 
lement fertiles.  La  destinée  de  ces  deux  péninsules  serait-elle  la 
môme,  et  la  Floride  réveillera-t-ellc  un  jour  en  Amérique  le  goût 
des  beaux  arts,  si  complètement  étouffé  aujourd'hui  par  les  préoccu- 
pations industrielles  et  commerciales? 

La  Floride  est  une  des  parties  de  l'Amérique  les  plus  ancienne- 
ment connues.  Sa  découverte  a  suivi  de  bien  près  celle  du  Nouveau- 
Monde  et  précédé  celle  du  Mexique.  Cependant  les  désastres  qui  suivi- 
rent les  premières  tentatives  d'exploration,  les  difficultés  sans  nombre 
qui  se  multiplièrent  sous  les  pas  des  malheureux  colons  dispersés 
sur  ses  côtes,  rebutèrent  long-temps  les  Européens.  Quelques  tra- 
flquans,  quelques  hardis  aventuriers  osèrent  seuls  se  hasarder  au 
milieu  de  ses  marais  et  de  ses  forêts  vierges  pour  acheter  aux  Indiens 
ces  pelleteries  si  recherchées  par  le  luxe  de  nos  grandes  villes. 
En  1773,  un  naturaliste  anglais,  William  Bartram,  la  visita  le  pre- 
mier avec  soin.  Véritable  pionnier  de  la  science,  il  ne  craignit  pas  de 
s'aventurer  au  milieu  des  contrées  les  moins  explorées  et  de  remonter 
seul,  dans  un  canot,  plusieurs  de  ses  grandes  rivières.  Le  récit  de 
ses  voyages  est  encore  aujourd'hui  l'ouvrage  le  plus  complet  que 
nous  ayons  sur  la  Floride.  Depuis  cette  époque,  les  relations  de  com- 
merce avec  les  Indiens  devinrent  plus  fréquentes,  quelques  voya- 
geurs marchèrent  sur  les  traces  des  marchands  et  publièrent  le  ré- 
sultat de  leurs  observations.  Lorsque  cette  province  passa  sous  le 
pouvoir  des  États-Unis,  les  armes  de  l'Union  pénétrèrent  bien  avant 
dans  l'intérieur  du  pays.  Enfin,  M.  de  Castelnau  vient  de  passer  une 
année  entière  dans  une  de  ses  divisions  dont  le  nom  même  était  à 
peine  connu  en  Europe.  Son  Mémoire  sur  la  Floride  du  milieu,  pré- 
senté à  l'Académie  des  sciences,  a  été  l'objet  d'un  rapport  favorable 
de  la  part  de  M.  Isidore  GeoffrofiSaint-Hilaire. 

Comme  bien  d'autres  contrées  de  l'Amérique,  la  Floride  a  appar- 
tenu tour  à  tour  à  chacun  des  peuples  qui,  depuis  quatre  siècles,  se 
disputent  les  lambeaux  du  Nouveau-Monde.  Dès  l'an  1497,  un  An- 
glais, Sébastien  Cabot,  chargé  par  Henri  VII  de  trouver  un  passage 


7iU>  REVUE  DES   DEUX  RIONDES. 

pour  pénétrer  jusqu'aux  Indes,  aperçut  au  nord  de  Cuba  une  côte 
qu'il  se  contenta  de  signaler.  En  1512,  Jean  Ponce  de  Léon,  gouver- 
neur de  Porto-llico,  cherchant  à  découvrir  une  certaine  île  de  Bimini, 
où  existait,  disait-on,  la  fontaine  de  Jouvence,  fut  jeté  par  la  tem- 
pête sur  cette  terre,  en  prit  possession  au.  nom  du  roi  d'Espagne,  et 
lui  donna  le  nom  de  Floride.  Dès  cette  époque,  les  Espagnols  tentè- 
rent, à  diverses  reprises,  de  conquérir  ces  contrées  nouvelles  où  ils 
espéraient  retrouver  les  richesses  du  Mexique  et  du  Pérou;  mais  ils 
furent  toujours  repoussés  par  les  indigènes.  En  1538,  Femand  de 
Soto,  un  des  compagnons  de  Pizare,  débarqua  dans  la  baie  du  Saint- 
Esprit  à  la  tête  de  forces  considérables,  s'ouvrit  un  passage  à  travers 
les  populations  indiennes,  et  vint  mourir  de  la  fièvre  sur  les  bords 
du  Mississipi.  Ce  qui  restait  de  son  armée  eut  grand  peine  à  regagner 
l'île  de  Cuba. 

Aucune  de  ces  expéditions  n'avait  laissé  de  traces  en  Floride. 
En  1562,  François  Kibault,  envoyé  par  Charles  IX,  découvre  la  côte 
orientale  et  fonde  près  de  l'embouchure  de  la  rivière  de  Saint-Jean 
un  établissement  français,  le  premier  qu'on  ait  essayé  d'élever  dans- 
cette  partie  du  continent  américain;  mais  bientôt,  oubliés  par  la 
métropole,  les  colons  sont  contraints  d'évacuer  le  pays.  Long-temps 
encore  cependant  la  France  et  l'Espagne  se  disputent  cette  posses- 
sion, lorsqu'au  bout  d'un  siècle,  la  France  renonce  à  s'occuper  de 
la  Floride  et  se  rejette  uniquement  sur  la  Louisiane  et  le  Canada» 
L'Angleterre  prend  sa  place,  et,  par  le  traité  de  Paris  en  1763,  elle 
obtient  la  cession  de  la  Floride,  qui,  vingt  ans  après,  revient  de 
nouveau  aux  Espagnols.  En  1810,  une  partie  de  cette  province  est 
cédée  aux  États-Unis  en  même  temps  que  la  Louisiane.  Enfin,  le 
22  février  1819,  l'Espagne  renonce  à  toutes  ses  prétentions  sur  ces 
contrées  et  les  abandonne  en  totalité  au  gouvernement  de  l'Union. 

Bornée  au  nord  par  la  Géorgie,  au  nord-ouest  par  l'état  d'Alabama, 
la  Floride  est  entourée  sur  tous  les  autres  points  par  l'Océan  Atlan- 
tique, qui,  en  formant  le  golfe  du  Mexique,  se  replie  autour  de  la 
presqu'île  dont  le  nom  est  devenu  celui  de  la  province  entière.  Sa 
forme  est  irrégulière  et  sa  largeur  très  variable;  sa  plus  grande  lon- 
gueur est  d'environ  deux  cent  cinquante  lieues,  sa  surface  de  neuf 
mille  lieues  carrées,  un  peu  moins-q^  le  quart  de  celle  de  la  France. 
Elle  possède  plus  de  quatre  cents  lieues  de  côtes,  bordées  surtout  au 
sud  et  à  l'est  par  de  petites  îles  plates  et  découpées  en  baies  et  eu 
petits  havres.  Ces  rivages  communiquent  avec  l'intérieur  par  un 
nombre  infini  de  rivières,  la  plupart  navil,^^bles.  Tout,  dans  cette  con- 


LA  PLORIDfi.  747 

trée,  semble  disposé,  on  le  voit,  pour  faciliter  le  commerce,  soit  è 
l'intérieur,  soit  à  l'étranger. 

Les  mers  qui  baignent  la  Floride  préseiiteiït  un  phénomène  digne 
de  remarque;  elles  n'ont  pas  le  môme  niveau.  Les  eaux  du  golfe  du 
Mexique  sont  bien  plus  élevées  que  celles  de  TOcéan  Atlantique.  La 
physique  générale  du  globe  explique  très  bien  ce  fait.  Les  vents  alises, 
qui  sous  les  tropiques  soufflent  d'orient  en  occident,  refoulent  con- 
tinuellement devant  eux  les  vagues  de  la  mer,  et  de  cette  impulsion 
incessante  résulte  le  grand  courant,  appelé  courant  équatorial ,  qu* 
vient  se  briser  contre  les  côtes  de  l'Amérique  méridionale.  Là,  il 
rencontre,  à  cinq  degrés  au  sud  de  l'équatcur,  le  cap  Saint-Roch, 
qui  divise  sa  masse  et  dirige  une  partie  de  ses  eaux  vers  le  midi,  le 
long  des  côtes  de  l'Amérique.  L'autre  portion,  de  beaucoup  la  plus 
considérable,  se  porte  vers  le  nord,  parcourt  la  mer  des  Antilles,  et 
pénètre  dans  le  golfe  du  Mexique  par  le  détroit  qui  sépare  le  Yucatan 
de  l'île  de  Cuba.  Là,  ce  courant  se  dirige  d'abord  vers  le  nord  et  vient: 
battre  les  rivages  de  la  Louisiane  et  de  l* Alabama ,  puis  il  se  divise 
en  deux  branches  :  l'une  se  replie  vers  l'ouest,  rase  les  côtes  de  la 
Louisiane  et  du  Mexique,  pénètre  jusqu'au  fond  du  golfe,  et  Vient 
rejoindre  le  courant  d'entrée  à  la  pointe  du  Yucatan;  l'autre  se  porte 
à  l'est ,  redescend  le  long  de  la  Floride  et  s'échappe  dans  la  mer 
Atlantique  par  le  canal  de  Bahama.  Ce  détroit  joue  ici  en  quelque 
sorte  le  rôle  d'une  écluse,  et  la  vitesse  du  courant  qui  le  traverse  est 
quelquefois  de  deux  lieues  à  l'heure.  Cette  branche  du  courant  équa- 
torial  prend  alors  le  nom  de  Gulf-Stream;  elle  remonte  jusqu'au  banc 
de  Terre-Neuve ,  se  replie  vers  l'est,  traverse  toute  1* Atlantique ,  et 
n'est  arrêtée  que  par  les  côtes  de  l'ancien  contkicnt.  Un  de  ses  bras 
longe  les  rivages  d'Espagne  et  de  France,  pénètre  dans  la  Manche, 
contourne  les  îles  britanniques  et  se  fait  sentir  jusqu'aux  Orcades. 
Les  eaux  du  Gulf-Stream,  échauffées  par  le  soleil  des  tropiques,  pré- 
sentent une  température  bien  supérieure  à  celle  de  nos  mers;  aussi 
exercent-elles  une  influence  remarquable  sur  les  provinces  qu'elles 
baignent.  C'est  à  elles  que  l'Irlande  doit  la  douceur  de  son  climat;  ce 
sont  elles  qui  permettent  aux  myrtes  de  venir  en  pleine  terre  au 
milieu  des  rochers  qui  bordent  notre  Bretagne. 

Ainsi,  cette  mer  méditerranée  que  nous  appelons  golfe  du  Mexique 
peut  être  considérée  comme  un  vaste  bassin  recevant  sans  cesse  les 
eaux  que  les  vents  alises  lui  amènent  du  midi  par  le  détroit  du  Yu- 
catan, pour  les  verser  par  le  canal  de  Bahama.  La  presqu'île  de  la 
Floride  semble  disposée  comme  une  immense  digue  destinée  à  rompre 


•  748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  premier  choc  du  courant,  à  empêcher  qu'il  entre  dans  l' Atlantique 
avec  une  force  irrésistible.  Ces  faits  nous  expliquent  la  différence  de 
niveau  que  nous  signalions  tout  à  Theure.  Ils  rendent  également 
compte  d*un  autre  phénomène  très  singulier  observé  dans  la  rivière 
de  Saint-Jean ,  magnifique  fleuve  qui  prend  sa  source  vers  Textré- 
mité  méridionale  de  la  presqu'île,  la  traverse  en  entier  du  sud  au 
nord,  et  vient  se  jeter  dans  TOcéan  Atlantique  près  des  frontières  de 
la  Géorgie.  Les  eaux  de  cette  rivière,  parfaitement  douces  à  son  en^ 
bouchurc,  sont  salées  à  une  cinquantaine  de  lieues  au-dessus,  et  le 
deviennent  d'autant  plus,  qu'on  remonte  davantage.  De  plus,  la 
force  de  son  courant  n'est  pas  constante  dans  les  parties  supérieures 
de  son  cours.  Ce  double  résultat  tient  à  l'élévation  de  niveau  du 
,^olfe  du  Mexique,  dont  les  eaux  pénètrent  par  l'intermédiaire  de 
marais  et  d'étangs  jusqu'au  centre  de  la  presqu'île.  C'est  au  milieu 
de  ces  flaques  d'eau  salée  que  se  forme  peu  à  peu  la  rivière  de  Saint- 
lean.  Ce  fleuve  prend  littéralement  sa  source  dans  la  mer.  Il  en  ré- 
sulte que  ses  eaux  s'élèvent  ou  s'abaissent  avec  les  marées,  et  qu'elles 
demeurent  saumâtres  jusqu'à  ce  que,  des  affluens  nombreux  et  con- 
sidérables venant  à  s'y  mêler,  elles  perdent  cette  empreinte  de  leur 
origine. 

Dans  l'est  de  la  Floride,  la  rivière  de  Saint-Jean  sera  pour  les  Amé- 
ricains une  de  ces  grandes  routes  toutes  tracées  par  où  ils  pénètrent, 
grâce  à  la  vapeur,  jusqu'au  centre  des  régions  les  plus  sauvages.  A 
l'ouest,  l'Apalachicola  leur  offre  les  mêmes  avantages.  De  plus,  elle 
met  la  Floride  en  communication  avec  la  Géorgie.  Deux  rivières  na- 
vigables bien  au-delà  de  leur  point  de  jonction ,  la  Chattaoutchi  et 
la  Flint,  lui  donnea^paissance,  et  forment  par  leur  réunion  un  des 
plus  puissans  cours  d'eau  de  ces  contrées.  Aussi,  le  génie  du  com- 
merce  et  de  l'industrie  art-il  pris  un  rapide  essor  dans  la  Floride 
centrale  depuis  que  les  armes  du  général  Jackson  ont  permis  aux 
i>lancs  de  s'y  hasarder  sans  trop  de  dangers.  Plus  de  trente  bateaux  à 
vapeur  battent  aujourd'hui  de  leurs  larges  roues  ces  flots  qui  naguère 
n'étaient  sillonnés  que  par  le  canot  d'écorce  et  la  pagaie  de  l'Indien. 
Mais,  si  la  civilisation  domine  sur  le  cours  du  fleuve,  la  nature  seule 
règne  encore  en  souveraine  sur  ses  rives  inexplorées.  Partout  s'éten- 
dent de  vastes  forêts  d'yeuses  et  de  magnolias,  qui,  dans  ces  plaines 
humides,  acquièrent  des  dimensions  colossales.  Les  cannes  et  les 
hautes  herbes  couvrent  le  sol  submergé.  Du  milieu  d'elles,  mille 
plantes  grimpantes  s'élancent  vers  le  tronc  des  grands  arbres,  les  en- 
lacent de  leurs  replis  et  s'élèvent  de  branche  en  branche ,  tandis  que 


LA  FLORIDE.  749 

de  celles-ci  pendent  jusqu'à  terre  ces  mousses  gigantesques  appelées 
tillanfsiasy  qui  atteignent  jusqu'à  quarante  et  cinquante  pieds  de 
long.  Des  quadrupèdes  aux  physionomies  étranges,  des  oiseaux  au 
brillant  plumage  animent  ces  solitudes,  et  s'enfuienf  effrayés  par  le 
bruit  des  pistons,  par  le  sombre  panache  qui  flotte  au-dessus  du 
steamer.  Souvent  aussi  les  peuplades  indiennes  du  voisinage,  attirées 
par  l'étrangeté  du  spectacle,  se  pressent  sur  quelque  promontoire 
désert.  Mornes  et  silencieux,  les  guerriers  caraïbes  contemplent  sans 
pouvoir  cacher  leur  admiration  la  machine  mugissante  qui  vient  en- 
vahir leur  antique  domaine,  et  ces  blancs  dont  le  génie  semble  en- 
fanter des  monstres  pour  les  traquer  jusque  dans  leurs  plus  profondes 
retraites. 

La  ville  la  plus  importante  de  la  Floride  est  Pensacola,  située  à 
Touest,  au  fond  de  la  baie  du  même  nom.  Son  arsenal  et  son  port 
militaire  seront  un  jour  de  magnifiques  établissemens,  et  aideront 
puissamment  à  assurer  la  domination  des  États-Unis  dans  le  golfe  du 
Mexique.  Sur  la  côte  orientale  de  la  province,  on  trouve  Saint-Au- 
gustin, fondée  par  les  Espagnols  en  1570.  Cette  antique  métropole 
est  aujourd'hui  bien  déchue,  et  son  port  mal  abrité  est  presque  en- 
tièrement abandonné.  La  capitale  actuelle  est  Tallahassee.  Fondée 
en  1824,  dans  une  belle  plaine  à  huit  lieues  au  nord  de  la  baie  des 
Apalaches,  cette  ville  ne  s'est  pas  développée  avec  la  rapidité  mira- 
culeuse qu'il  est  si  fréquent  d'observer  dans  les  nouveaux  établisse- 
mens des  États-Unis.  Elle  ne  compte  guère  que  quinze  cents  habi- 
tans.  Pourtant  sa  position  est  des  plus  heureuses.  Les  terres  qui 
l'entourent  sont  d'une  fertilité  rare  et  arrosées  par  de  nombreuses 
sources.  De  plus ,  elle  est  à  la  fois  le  siège  du  gouvernement  central 
de  la  province  et  le  chef-lieu  d'un  comté.  Mais  ces  avantages  dispa- 
raissent en  grande  partie  devant  l'insalubrité  du  climat.  Dangereuse 
en  tout  temps  pour  les  étrangers ,  l'atmosphère  de  cette  ville  devient 
pestilentielle  pendant  les  mois  d'août,  septembre,  octobre  et  no- 
vembre. Alors  nul  n'est  certain  d'échapper  aux  fièvres  bilieuses  qui 
tous  les  ans  dévastent  la  contrée.  Aussi,  pendant  cette  saison  meur- 
trière, chacun  cherche  à  fuir  le  fléau.  Les  boutiques  se  ferment,  les 
habitations  sont  désertes  :  le  marchand  court  faire  ses  emplettes  dans 
les  villes  du  nord,  et  le  planteur  va  jouir  de  ses  richesses  sur  les  bords 
du  Niagara  ou  aux  eaux  de  Sarratoga. 

Le  sol  de  la  Floride  semble  composé  en  entier  de  dépôts  marins; 
partout  on  trouve  des  débris  de  coquilles  mêlés  au  sable,  au  terreau, 
qui  en  forment  la  base.  Il  est  probable  en  effet  que  la  plus  grande 

TOME  I.  48 


750  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

partie  de  cette  province  n'est  qu'un  vaste  atterrisscment.  Lorsque 
les  forces  cachées  au  centre  de  notre  globe  soulevèrent  les  Andes  et 
TAmériquc  au-dessus  des  mers  primitives,  le  courant  équatoriaU 
subitement  a^té  dans  sa  marche  d'orient  en  occident,  vint  se 
heurter  contre  cette  barrière.  Nous  avons  vu  plus  haut  pourquoi  il 
dut  se  porter  vers  le  nord.  Trouvant  moins  de  résistance  vers  le 
milieu  du  nouveau  continent,  il  y  creusa  peu  à  peu  le  golfe  du 
Mexique,  ou  du  moins  arracha  de  ses  côtes  les  matériaux  les  moins 
résistans.  Repoussé  par  le  massif  de  T Amérique  septentrionale,  il 
chercha  une  issue  vers  T Atlantique,  et,  rencontrant  la  chaîne  de 
roches  calcaires  qui  borde  la  Floride  à  Test,  il  fut  contraint  de  se 
replier  jusqu'au  canal  de  Bahama.  Tous  ces  obstacles,  en  retardant 
sa  marche,  lui  permirent  de  déposer  les  masses  énormes  de  détritus 
de  tout  genre  qu'il  enlevait  au  continent.  Peu  à  peu,  des  bancs  de 
sable  et  de  vase  s'élevèrent  au  pied  de  la  digue  opposée  par  la 
nature  à  l'impétuosité  de  ses  vagues.  A  mesure  que  la  mer  élargis- 
sait  sa  route,  son  niveau  s'abaissait,  et  bientôt  du  milieu  des  ondes 
sortit  la  Floride,  pays  plat,  à  peine  ondulé,  semé  de  vastes  flaques 
d'eau  et  se  perdant  en  pente  insensible  sous  la  mer  qui  lui  donna 
naissance.  Les  marais  salés  qui  s'étendent  du  bord  occidental  de  la 
presqu'île  jusqu'à  la  rivière  de  Saint-Jean  attestent  encore  de  nos 
jours  la  réalité  de  ce  mode  de  formation.  Dans  la  Floride  centrale, 
dans  la  Floride  de  l'ouest,  ces  dépôts  couvrirent  la  roche  calcaire, 
qui  resta  visible  seulement  sur  un  petit  nombre  de  points,  et  surtout 
dans  les  îlots  qui  avoisinent  Saint-Augustin. 

La  roche  calcaire  elle-même  forme  une  couche  d'épaisseur  va- 
riable, et  repose  sur  un  lit  d'argile  et  de  gravier.  Elle  est  facilement 
attaquée  et  traversée  par  les  eaux  pluviales.  Celles-ci,  arrêtées  par 
un  obstacle  qu'elles  ne  peuvent  vaincre,  s'écoulent  entre  la  roche  et 
l'argile,  se  réunissent  et  forment  une  multitude  infinie  de  canaux 
souterrains  qui,  profitant  de  la  première  issue,  apparaissent  tout  à 
coup  au  grand  jour.  La  rivière  de  Wakula,  qui  se  jette  dans  la  baie 
des  Apalaches,  présente  un  des  plus  curieux  exemples  de  ce  phé- 
nomène. Sa  source,  décrite  pour  la  première  fois  par  M.  de  Cas- 
telnau,  consiste  en  un  bassin  ovalaire  de  trois  cents  pieds  de  large, 
de  quatre-vingts  pieds  de  profondeur,  d'où  sort  un  véritable  fleuve 
beaucoup  plus  considérable  que  la  Seine.  Ses  eaux  sont  d'une  limpi- 
dité parfaite.  Le  voyageur  placé  dans  son  canot  distingue  les  moin- 
dres rochers  qui  tapissent  le  fond  de  l'abîme;  son  œil  suit  tous  les 
mouvcmens  des  myriades  de  poissons  qui,  se  jouant  au-dessous  de 


LA  FLORIDB.  751 

lui,  tantôt  s'approchent  de  la  surface,  tantôt  s'enfoncent  etr  dispa- 
raissent sous  la  sombre  voûte  des  cavernes  latérales. 

Quelquefois  un  éboulement  subit  vient  tout  à  coup  barrer  le  pas- 
sage h  ces  fleuves  souterrains.  Alors  les  eaux  accumulées  cherchent 
à  s'ouvrir  un  passage  :  un  bruit  pareil  à  celui  d'un  tonnerre  lointain 
se  fait  entendre;  le  sol  est  agité  comme  par  un  tremblement  de  terre; 
il  cède  enfin,  et  avec  un  horrible  fracas  s'élance  dans  les  airs  une 
gerbe  d'eau,  de  roches,  de  graviers,  qui  retombe  et  s'étend  au  loin 
dans  les  campagnes,  entraînant  tout  sur  son  passage,  creusant,  dans 
l'espace  de  quelques  heures,  le  lit  d'une  nouvelle  rivière.  Ces  érup- 
tions soudaines  ne  sont  pas  très  rares  en  Floride,  et  quelques-uns 
des  lacs  les  plus  considérables  de  cette  province  n'ont  pas  d'autre 
origine.  Le  lac  Jackson,  entre  autres,  occupe  aujourd'hui  une  plaine 
jadis  cultivée  et  couverte  de  forêts.  On  y  voitencore  des  arbres  de- 
bout, et,  pendant  l'étiage,  on  distingue  sur  son  fond  les  traits  ou 
sentiers  que  les  Indiens  avaient  autrefois  pratiqués  dans  les  bois. 
Souvent  le  conduit  momentanément  obstrué  se  dégage  peu  à  peu; 
le  lac  se  dessèche,  la  source  tarit,  et  l'on  peut,  comme  Bartram 
l'a  fait  bien  des  fois,  descendre  dans  ces  espèces  de  cratères.  On 
trouve  alors  la  roche  calcaire  ouverte  jusqu'à  la  couche  d'argile  par 
un  large  orifice  où  viennent  aboutir  en  tout  sens  des  canaux  cy- 
lindriques aussi  réguliers,  aussi  polis  que  si  la  sonde  d'un  ingénieur 
les  eût  forés  dans  le  roc.  A  côté  des  phénomènes  que  nous  venons 
de  décrire,  on  aperçoit  des  ponts  naturels,  des  rivières  qui  s'enfon- 
cent sous  terre  tantôt  pour  se  perdre  à  jamais,  tantôt  pour  reparaître 
à  des  distances  souvent  considérables.  On  voit  qu'il  est  peu  de  con- 
trées où  la  nature  ait  semé  avec  plus  de  largesse  ces  spectacles  que 
l'œil  le  plus  indifférent  ne  peut  contempler  sans  admiration. 

Les  hommes  ont  aussi  laissé  en  Floride  des  traces  curieuses  de  leur 
séjour.  Sur  plusieurs  points,  on  rencontre  de  grandes  chaussées  en 
terre,  des  collines  artificielles  généralement  de  forme  carrée,  et  qui 
ont  jusqu'à  sept  cents  pieds  de  long  sur  deux  cents  pieds  de  haut. 
Les  unes  servaient  jadis  d'emplacement  pour  la  maison  des  chefs, 
de  citadelle  pour  les  villages  des  anciens  Caraïbes;  c'étaient  autant  de 
petits  Capitoles.  D'autres  remplaçaient  chez  ces  nations  les  orgueil- 
leuses pyramides  des  Pharaons,  les  sombres  nécropoles  de  l'Egypte* 
Une  épaisse  végétation  les  recouvre,  et  des  générations  d'arbres  sé- 
culaires se  sont  sans  doute  succédé  sur  ces  monumens  funèbres. 
Les  peuples  qui  les  élevèrent  n'existent  plus  depuis  long-temps.  Les 
Indiens,  dont  on  connaît  le  respect  religieux  pour  les  restes  de  leurs 

48. 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ancêtres,  voient  avec  indifférence  Tarchéologue  européen  fouiller 
ces  antiques  tombes  et  en  retirer  des  ossemens  humains,  des  haches» 
des  pointes  de  flèches  en  pierre  dure.  —  Ce  ne  sont  point  les  os 
de  nos  pères,  —  disent-ils.  Et  en  effet  la  forme  des  crânes  annonce 
une  race  toute  différente  des  Caraïbes  qui  habitent  aujourd'hui  ces 
contrées,  et  semble  plutôt  offrir  quelques  ressemblances  avec  celle 
des  têtes  appartenant  à  la  race  péruvienne. 

Le  botaniste  et  Tagriculteur  trouvent  en  Floride  trois  espèces  de 
terrains  caractérisés  par  leurs  productions  végétales.  Les  sapinières, 
dont  le  sol,  presque  toujours  sablonneux,  est  le  plus  souvent  stérile, 
fournissent  seulement  des  pins  excellens  comme  bois  de  construc- 
tion. Puis  viennent  les  savanes  et  les  marécages.  Les  premières  for- 
ment d'immenses  prairies  dont  l'herbe  élevée  de  quatre  à  cinq  pieds 
ondule  comme  une  mer  sous  le  souffle  du  vent,  tandis  que  quelques 
bouquets  d'arbres  élèvent  leurs  têtes  verdoyantes  au-dessus  de  ces 
graminées,  et,  comme  autant  de  petites  îles,  reposent  l'œil  fatigué  par 
la  monotonie  du  paysage.  Les  marécages  occupent  à  eux  seuls  plus 
de  la  moitié  de  la  province.  De  leur  vase  croupissante  sortent  de  Ion* 
gués  cannes,  des  joncs,  des  roseaux  gigantesques;  leurs  flaques  d'eau 
se  cachent  sous  les  feuilles  vertes  et  les  larges  fleurs  des  nymphœa 
et  des  nénuphars.  A  la  surface  des  lacs  qui  occupent  les  bas-fonds, 
le  vent  pousse  d'une  rive  à  l'autre  des  îles  flottantes  de  pistià  stra^ 
tiotesy  plante  aquatique  assez  semblable  à  notre  laitue  des  jardins, 
mais  dont  les  racines  libres  au  milieu  de  l'eau  savent  trouver  dans 
ce  liquide  une  nourriture  sufQsante  et  n'ont  pas  besoin  de  s'enfoncer 
dans  la  vase.  Plusieurs  espèces  d'arbres  de  haute  futaie  ombragent 
ces  terrains  sans  cesse  submergés.  Ce  sont  des  frênes,  des  ormeaux» 
des  lauriers,  des  chênes  aux  glands  doux  et  savoureux  conune  nos 
ch&taignes.  Au-dessous  d'eux  tous,  le  cyprès  distique  élève  son  tronc 
droit  et  lisse,  semblable  à  une  colonne  de  cent  pieds  de  haut,  de  huit 
et  dix  pieds  de  diamètre,  que  couronne  un  large  dais  de  feuilles  dé* 
licates,  tandis  que  de  nombreuses  protubérances,  sortant  de  ses  ra- 
cines, forment  autour  de  la  base  comme  une  enceinte  de  bornes  à  la 
tête  d'un  rouge  vif. 

Mais,  pour  voir  la  nature  déployer  toutes  ses  richesses  végétales,  il 
faut  pénétrer  dans  un  de  ces  hammocs ,  espèces  d'oasis  jetées  au 
centre  des  forêts  de  pins  ou  des  marécages,  occupant  quelquefois 
une  grande  étendue  et  bordant  presque  toujours  le  cours  des  rivières. 
Ici  le  limon  déposé  jadis  par  les  eaux  de  la  mer  est  devenu  une  terre 
dont  rien  n'égale  l'inépuisable  fécondité.  Partout  les  cèdres,  les  gom- 


LA  FLORIDE.  753 

miers,  les  ilex,  les  sassafras,  les  catalpas,  entrelacent  leurs  branches 
à  celles  du  magnolia,  dont  les  pétales,  d*un  blanc  de  lait,  répandent 
au  loin  leurs  émanations  suaves.  Partout  les  corolles  de  Tazalea , 
semblables  à  autant  de  papillons,  rivalisent  avec  les  bouquets  écar- 
lates  du  sumac.  Au  milieu  de  ces  arbres  aux  branches  robustes,  les 
paUniers  balancent  leurs  sveltes  colonnes  et  leurs  larges  feuilles  fen- 
dues en  éventail.  Les  cactus,  les  yukas,  disputent  le  sol  aux  orangers 
couverts  de  fruits  et  de  fleurs.  Des  lianes,  des  vignes  sauvages,  dont 
le  tronc  a  quelquefois  un  pied  de  diamètre,  relient  ensemble  ces 
enfans  de  la  forêt,  courent  de  Tun  à  Tautre  en  guirlandes  verdoyantes, 
et,  soutenant  d'épaisses  charmilles  de  clématites,  de  convolvulus,  for- 
ment des  pilastres  isolés ,  des  colonnades  sans  fin ,  des  cabinets ,  de 
longues  voûtes,  de  hautes  salles  de  verdure  où  ne  pénètrent  jamais 
les  rayons  du  soleil.  Sous  ces  lambris  naturels,  des  plantes  plus  mo- 
destes se  déploient  comme  un  tapis^aux  mille  teintes.  La  perfide 
dionée  étale  ses  feuilles  hérissées  de  poils  en  épines,  et  qui ,  se  re- 
pliant brusquement  au  moindre  contact,  percent  de  cent  coups  de 
poignard  Finsecte  assez  imprudent  pour  s*y  reposer.  A  côté  d'elle,  la 
sarracénie  dresse  sa  noble  fleur  d'un  jaune  d'or  et  ses  feuilles  rou- 
lées en  cornet  où  se  dépose  près  d'un  litre  de  rosée,  boisson  tou- 
jours fraîche  que  la  nature  semble  préparer  d'avance  pour  étancher 
la  soif  du  voyageur. 

Sur  ces  arbres,  sur  ces  pelouses  voltigent  et  s'ébattent  des  myriades 
d'oiseaux  au  brillant  plumage.  Le  dindon  sauvage  aux  riches  reflets 
cuivrés  peuple  les  forêts.  Des  vols  de  troupiales,  de  tourterelles,  de 
perruches  aux  couleurs  tranchantes,  fourmillent  sur  tous  les  buissons. 
Plusieiu*s  espèces  d'oiseaux-mouches,  voltigeant  d'une  fleur  à  l'autre, 
semblent  vouloir  lutter  d'éclat  avec  elles  et  avec  les  grands  papillons 
qui  leur  en  disputent  les  sucs  parfumés.  Le  long  des  rivières,  sur  les 
lacs,  sur  les  étangs,  aux  nombreuses  tribus  des  canards  se  mêlent  le 
pélican  au  large  goitre  et  le  cormoran  des  Florides  :  des  aigrettes  plus 
blanches  que  la  neige,  des  échassiers  aux  teintes  sombres,  piétinent 
sur  les  rivages;  au  milieu  d'eux,  le  flammant  aux  longues  jambes,  au 
cou  plus  long  eiicore,  promène  son  plumage  rosé.  Pendant  que  l'oi- 
seau-moqueur  répète  tour  à  tour  les  chants,  les  cris  de  ces  races  em- 
plomées,  deux  espèces  de  vautours  et  l'aigle  à  tète  blanche  planent 
lentement  sur  leurs  têtes,  les  premiers  cherchant  à  découvrir  quelque 
cadavre  pour  satisfaire  leur  sale  appétit,  le  second  guettant  de  l'œil  le 
héron  immobile  sur  une  pierre  à  fleur  d'eau.  Aussitôt  que  le  patient 
ôchassier  est  parvenu  ù  saisir  un  poisson^  notre  brigand  fond  sur  lui 


75i  REVUE  DBS  lymrx  mondes. 

du  haut  des  airs,  le  frappe  de  son  bec  redoutable,  le  force  à  Wcheri 
proie,  et  s'en  saisit  avec  adresse  avant  qu'elle  soit  retombée  dans 

Teau. 

La  classe  des  mammifères,  celle  des  reptiles,  ont  aussi  de  nombreux 
représentans  dans  la  Floride.  Des  troupeaux  de  daims  parcourent  ses 
plaines  désertes.  Parfois  on  les  voit  fuir  avec  la  rapidité  de  réclair 
devant  une  bande  de  loups  affamés  ou  devant  quelque  jaguar  au  pe- 
lage tacheté.  Celui-ci  remplace  le  tigre  dans  les  savanes  de  ces  con- 
trées; mais,  bien  moins  à  redouter  que  son  frère  d'Asie,  il  semble 
ignorer  sa  force  prodigieuse  et  ose  rarement  braver  les  regards  de 
l'homme.  Plusieurs  grandes  espèces  d'écureuils  s'élancent  de  branché 
en  branche  poursuivis  par  les  chats  sauvages  :  leur  agilité  fait  res- 
sortir encore  plus  la  gène  et  la  lourdeur  des  mouvemens  de  Tourt 
noir,  qui  partage  avec  eux  ces  retraites  aériennes.  Au-dessous  s'a- 
gitent dans  l'herbe  le  hideux.serpent  à  sonnette,  le  serpent  noîr, 
qui  fait  la  chasse  au  précédent  sans  craindre  ses  redoutables  cro- 
chets, le  serpent  de  verre,  dont  le  corps  se  brise  au  moindre  choc. 
Sur  le  bord  des  lacs,  des  rivières,  la  grenouille  mugissante  (hit  en- 
tendre sa  voix  de  taureau,  et  l'alligator  lui  répond  par  ses  rugisse^ 
mens.  Ce  reptile,  qui  représente  en  Amérique  le  crocodile  de  rancienr 
monde,  serait  pour  l'homme  un  ennemi  d'autant  plus  re*doutable, 
qu'une  cuirasse  impénétrable  le  met  à  l'abri  de  ses  armes;  mais, 
timide  et  farouche  plutôt  que  féroce,  il  n'attaque  presque  jamais,  et 
souvent  les  Indiens  traversent  à  la  nage  des  fleuves  où  fourmillent 
ces  gigantesques  sauriens. 

Le  climat  de  la  Floride  est  très  chaud  dans  l'intérieur  des  terres,  maïs 
sur  les  côtes  il  est  des  plus  tempérés.  Dans  l'île  de  Key-West,  placée 
vers  le  point  le  plus  méridional,  le  thermomètre  s'élève  rarement 
au-dessus  de  trente  degrés  centigrades,  température  que  dépassent 
souvent  nos  étés  de  la  Provence.  On  compte  les  années  où  le  mer- 
cure descend  au-dessous  de  zéro.  Malheureusement,  ce  climat  si  doux 
n'en  est  pas  moins  meurtrier.  Les  villes  de  Pensacola  et  de  Saint- 
Augustin  sont  célèbres,  il  est  \Tai,  par  la  pureté  de  l'air  qu'on  y  resh 
pire,  et  tous  les  ans  bon  nombre  de  phthisiques  viennent  y  passer 
l'hiver;  mais  partout  ailleurs  la  saison  chaude  ramène  annuellement 
des  épidémies  redoutables  même  pour  les  enfans  du  pays,  et  la  fièvre 
jaune  étend  quelquefois  ses  ravages  jusqu'au  nord  de  la  province.  SI 
nous  comparons  avec  M.  de  Castelnau  la  mortalité  du  nord  et  du  sud 
des  États-Unis  en  prenant  pour  limite  la  latitude  de  Washington, 
nous  trouverons  qu'il  meurt  dans  le  nord  environ  trois  personnes 


LA  FLORIDE.  756 

sur  cent  par  an,  dans  le  midi  cinq  sur  cent,  dans  la  Floride  en  parti- 
culier six  sur  cent. 

I^  culture  du  sol  de  la  Floride  ressemble  à  celle  des  autres  états 
méridionaux  de  TUnion,  et  les  produits  on  sont  les  mêmes*  On  n^y 
récolte  guère  d'autre  céréale  que  le  maïs.  De  «vastes  plantations  de 
tabac,  de  cannes  à  sucre,  mais  surtout  de  cotonniers,  sont  exploitées 
par  des  esclaves.  £n  laissant  ainsi  aux  nègres  tout  le  travail,  les  plan- 
teurs, il  faut  bien  le  dire,  paraissent  obéir  à  une  impérieuse  néces- 
sité. Dans  ces  contrées,  les  rayons  d;un  soleil  presque  tropical  tom* 
bant  d'aplomb  sur  d'immenses  marais,  sur  des  terres  où  pourrissent 
sans  cesse  des  débris  d'arbres  jetés  à  bas  pour  le  défrichement,  en 
dégagent  ces  miasmes  infects  que  la  race  blanche  ne  peut  braver 
impunément.  La  race  nègre,  au  contraire,  semble  se  plaire  dans  ce 
milieu  qui  pour  nous  est  mortel.  Chétive  et  abâtardie  dans  les  états 
du  nord  ou  pourtant  elle  est  libre,  elle  acquiert  ici,  au  sein  de  Tes* 
clavage,  tout  son  développement  physique.  Mais  livré  à  lui-même,  ce 
n^est  pas  au  travail  que  le  nègre  emploierait  la  force  et  l'énergie  qu'il 
seoEible  puiser  dans  une  atmosphère  brûlante.  Entre  ses  mains,  la 
culture  la  plus  florissante  serait  bien  vite  arrêtée  et  anéantie;  réman- 
cipation  de  la  race  noire  serait  pour  la  Floride  naissante,  pour  tous 
les  autres  états  du  sud,  le  signal  d'une  ruine  complète  et  immédiate. 

Telle  est  l'opinion  bien  arrêtée  des  planteurs  sur  Tapplication  locale 
d*ane  question  qui,  prise  dans  sa  généralité,. préoccupe  de  nos  jours 
les  plus  hautes  intelligences,  qui  peut-être  nc: sera  résolue  que  par 
la  voie  sanglante  des  armes.  Avouons  que  lesfaits  semblent  parler  en 
leur  faveur.  La  détresse  des  colonies  anglaises,  obligées  d'importer 
des  cargaisons  d'Indiens  ou  de  prétendus  engagés  volontaires  pour 
remplacer  leurs  anciens  esclaves,  est  un  rude  avertissement  pour  les 
États-Unis.  L'exemple  de  Saint«Domingue  est  peu  propre  à  donner 
raison  à  ceux  qui  regardent  la  liberté  comme  devant  être  pour  les 
nègres  un  stimulant  au  travail.  Voyez  cette  île,  qui  colonie  française 
fournissait  du  sucre  au  monde  entier,  aujourd'hui  contrainte  d'aller 
au  dehors  chercher  cette  même  denrée;  qu'est-^lle  devenue  entre 
les  mains  des  compagnons  de  Toussaint-Louverture?  Ne  citons  qu'un 
seul  fait.  Pour  obtenir  des  produits  quelconques  de  ce  sol  si  merveil- 
leusement fécond,  le  gouvernement  de  cette  république  s'est  vu 
contraint  d'attacher  les  cultivateurs  au  sol,  d'en  faire  des  seîfs.  Bien 
plus,  il  a  autorisé  tous  les  officiers  de  l'armée,  ciest-à-dire  les  pro- 
priétaires, à  corriger  leurs  ouvriers  avec  une  canne  de  grosseur 


756  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

moijenîie.  Les  nègres  émancipés  se  replacent  d'eux-mêmes  sous  la 
lojdu  bâton. 

Il  est  fort  beau  sans  doute  de  se  livrer  à  des  spéculations  philan- 
tropiques,  il  est  surtout  aisé  de  tracer  reflroyable  tableau  de  Tescla*' 
vage  et  de  la  dégradation  qui  en  est  la  suite,  d'écrire  des  pages 
pleines  d'une  sensibilité  touchante  sur  la  confraternité  de  tous  les 
hommes.  Reconnaissons  pourtant  avec  bonne  foi  que  la  plupart  des 
livres  publiés  sur  ces  matières  portent  un  caractère  évident  d'exagè* 
ration,  pour  ne  pas  dire  plus.  Tous  les  voyageurs  qui  sont  allés  juger 
par  leurs  propres  yeux,  sans  avoir  pris  d'avance  des  engagemens  par  la 
publication  prématurée  de  leurs  opinions,  sont  d'accord  sur  ce  point 
A  l'appui  de  ce  qui  précède,  nous  croyons  devoir  citer  textuellement 
un  passage  emprunté  à  M.  de  Castelnau. 

((  Lorsque,  arrivant  d'Europe  avec  mes  idées  de  liberté  univer- 
selle, je  vis  pour  la  première  fois  des  esclaves,  je  ne  pus  les  regarder 
sans  une  vive  pitié  et  sans  me  sentir  profondément  attristé  de  leur 
sort.  Bientôt  je  les  vis  joyeux  et  paraissant  heureux;  et  étonné,  j'in- 
scrivis sur  mon  journal  :  L'esclave  peut  rire!  Un  jour,  à  Richemoot, 
j'appris  qu'une  vente  d'esclaves  allait  avoir  lieu.  Je  fus  quelque 
temps  indécis  :  un  sentiment  de  curiosité  me  poussait  vers  le  lieu 
de  la  scène,  tandis  que  mes  principes  arrêtaient  mes  pas.  Il  me  sem- 
blait que  m'y  rendre  était  en  quelque  sorte  sanctionner  par  ma  pré- 
sence un  sacriQce  humain.  Cependant,  voyageur  venu  dans  ce  pays 
pour  étudier  ses  institutions,  je  devais  tout  connaître,  et  je  me  rendis 
lentement  au  lieu  indiqué.  — Je  vais  donc  voir  un  marché  d'esclaves, 
me  disais-je;  de  malheureux  captifs  nus,  ou  plutôt  recouverts  par  le 
sang  ruisselant  des  plaies  causées  par  le  fouet,  vont  se  présenter  à 
mes  regards;  il  faut  préparer  mon  esprit  à  un  spectacle  d'horreur, 
et  déjà  le  cri  de  la  mère  à  qui  on  enlève  son  enfant  ne  vient-il  pas 
frapper  mon  oreille?  La  femme  arrachée  à  son  époux  va  se  tordre 
dans  les  angoisses  du  désespoir,  et  tous,  malgré  leurs  pleurs,  seront 
vendus,  vendus  pour  toujours ,  et  leurs  enfans  vendus  aussi  I  —  Le 
marché  était  le  magasin  du  commissairc-priseur;  au  milieu  de  la 
foule,  quelques  nègres  bien  mis  causent  et  rient.  —  Les  barbares! 
me  disais-je;  rire  quand  leurs  semblables  doivent  éprouver  des  tor- 
tures si  cruelles  1  — Mais  j'attends  en  vain,  les  esclaves  ne  viennent 
pas,  ou  plutôt  j'apprends  que  ce  sont  ceux-là  même  dont  je  viens  de 
blâmer  l'insensibilité  !  Un  homme  seul  pleurait;  lui  au  moins  com- 
prend sa  position,  et  avec  intérêt  je  lui  demande  la  cause  de  ses 


LA  FLORIDE.  757 

pleurs.  —  Maître,  me  dit-il ,  je  n'ai  été  vendu  que  six  cents  dollars, 
et  Jacques,  qui  est  moins  fort  que  moi,  en  a  rapporté  sept  cents  :  je 
suis  déshonoré.  — Ma  sensibilité  se  trouva  singulièrement  calmée, 
et  depuis  je  vis  vendre  des  milliers  de  nègres,  mais  sans  avoir  pu  re- 
eouvrer  une  seconde  fois  mes  idées  philantropiques. 

«  Si,  comme  principe  politique,  ajoute  M.  de  Casteinau,  Tesclavage 
me  semble  blâmable,  c*est  bien  plus  par  l'immoralité  qu1l  introduit 
nécessairement  parmi  les  blancs,  que  par  sympathie  pour  la  race 
noire....  Bien  que  Ton  puisse  citer  des  exemples  exceptionnels,  cette 
race  est  une  variété  dégénérée  de  Tespèce  humaine,  dont  Timmora- 
litë  est  la  nature,  et  chez  qui  les  fonctions  animales  remplacent  toutes 
les  nobles  conceptions  de  Fesprit.  )> 

Nous  serons  moins  sévère  que  M.  de  Casteinau.  Sans  doute  la 
race  nègre  ou  éthiopique  est  inférieure  aux  races  blanche  et  rouge  : 
à  peine  s*élève-t-elle  au-dessus  des  malheureux  Alfourous  de  la  Po- 
lynésie, ces  derniers  représentans  de  notre  espèce.  C'est  là  un  fait 
incontestable;  soutenir  le  contraire,  et  s'appuyer  pour  combattre  l'es- 
clavage sur  une  égalité  qui  n'existe  pas,  c'est  faire  beau  jeu  par  cette 
exagération  même  aux  partisans  de  l'opinion  que  Ton  attaque.  Mais 
l'immoralité  grossière,  le  dévergondage  révoltant  qu  on  observe  dans 
les  colonies  chez  les  individus  de  cette  race,  sont  peut-être  plus  im- 
putables à  la  conduite  de  leurs  maîtres  qu'à  leur  nature  propre.  Le 
nègre  est  une  monstruosité  intellectuelley  en  prenant  ici  ce  mot  dans 
son  acception  scientifique.  Pour  la  produire,  la  nature  a  employé 
les  mêmes  moyens  que  lorsqu'elle  enfante  ces  monstruosités  phy- 
siques dont  nos  cabinets  renferment  de  nombreux  exemples.  Dans 
ces  jeux  de  la  nature,  comme  les  nonunaient  les  anciens,  il  n'y  a  pas 
en  interversion  des  lois  de  formation ,  ni  mise  en  action  de  forces 
nouvelles.  Non,  il  a  sulTi  pour  atteindre  ce  résultat,  que  certaines 
parties  de  l'être  s'arrêtassent  à  un  certain  point  de  leur  évolution, 
tandis  que  les  autres  parcouraient  tous  les  degrés  de  leur  dévelop- 
pement normal.  De  là  ces  fœtus  sans  tête  ou  sans  membres,  ces 

enfans  qui  réalisent  la  fable  du  cyclope £h  bien!  le  nègre  est 

un  blanc  dont  le  corps  acquiert  la  forme  déGnie  de  l'espèce,  mais 
dont  l'intelligence  tout  entière  s'arrête  en  chemin.  Voyez  ce  qui  se 
passe  aux  États-Unis  dans  ces  écoles  où  les  enfans  des  trois  races 
reçoivent  le  même  enseignement.  Jusqu'à  l'âge  de  dix  ou  douze 
ans,  le  jeune  nègre  se  montre  Tégal  du  blanc  et  du  Caraïbe;  mais,  à 
-mesure  qu'il  avance  en  âge  et  que  son  corps  devient  celui  d'un 
homme,  son  esprit  reste  enfant.  Il  y  a  dans  son  intelligence,  comme 


758.  REVUE  MIS  DIITX'  MONDES. 

disent  les  physiologistes  en  pariant  des  organes,  arrêt  de  dévelùppe- 
ment. 

Ainsi,  homme  fait  au  physique,  le  nègre  n'est  au  moral  qu*un  en- 
fant. De  le  cet  amour  du  plaisir,  cette  horreur  du  travail,  cette  im- 
prévoyance de  Favenir,  cette  tendance  à  employer  la  force  brutale, 
ce  respect  involontaire  qu'elle  imprime.  De  là  aussi  cette  cruauté 
irréfléchie  qui  le  porte  à  tourmenter  les  êtres  faibles,  qui  lui  faR 
trouver  un  divertissement  jusque  dans  les  souffrances  de  ses  cama- 
rades, et  s'allie  parfois  avec  une  bonté  toute  naïve.  Tous  ces  traits 
de  caractère  s'observent  chez  les  enfans  de  la  race  blanche  :  chci 
eux,  ils  se  modiflent  et  s'effacent  par  les  progrès  de  l'âge,  par  Tin*- 
fluence  de  l'éducation;  ils  persistent  chez  le  nègre  pendant  toute  sa 
^ie.  Joignez  à  cela  maintenant  l'influence  des  besoins  impérieux 
qu'amène  l'âge  de  puberté,  celle  des  passions  brûlantes  qu'ils  font 
naître,  mettez  au  service  de  ces  instincts  naturels  la  force  et  les 
organes  d'un  adulte,  et  rien  ne  vous  surprendra  plus  dans  cette 
nature  du  nègre,  assemblage  assez  confus  de  bonnes  et  de  mauvaises 
qualités,  que  les  partisans  des  deux  opinions  contraires  nous  sem- 
blent avoir  exagérées  outre  mesure  chacun  dans  son  sens. 

Peut-on  espérer  de  voir  jamais  le  nègre  sortir  de  cet  état  d'Infé- 
riorité? Un  temps  viendra-t-il  où  l'enfant  devenu  homme  pourra 
marcher  tète  levée  et  traiter  d'égal  à  égal  avec  le  blanc?  Cette  régé- 
nération nous  semble  fort  douteuse  partout;  elle  est  impossible  aux 
États-Unis,  dans  les  colonies.  Les  caractères  de  race  sont  quelque 
chose  de  stable  et  qui  se  perpétue,  qui  tend  plutôt  à  déchoir  qu*à  se 
perfectionner.  Voyez  ce  qui  se  passe  chez  ces  animaux  domestiques 
que  BOUS  modiQons  pour  ainsi  dire  au  gré  de  nos  désirs?  Pour  en 
améliorer  le  type  sauvage,  pour  amener  leur  corps  et  leur  intelli- 
gence au  plus  haut  point  de  perfection  qu'ils  puissent  atteindre,  nous 
sommes  obligés  d'apporter  un  soin  minutieux  dans  le  choix  des  indi- 
vidus destinés  à  propager  l'espèce,  de  condamner  les  autres  au  cé- 
libat. De  plus  nous  renouvelons  à  chaque  instant  leur  sang  appauvri 
par  des  croisemens  appropriés.  L'oubli  de  ces  précautions  amène  en 
peu  de  temps  une  dégradation  inévitable.  £h  bien!  malgré  son  intel- 
ligence supérieure,  malgré  cette  ame  dont  il  est  fier  à  si  juste  titre, 
l'homme  est  soumis  aux  mêmes  lois.  L'abâtardissement  de  la  gran- 
desse  espagnole  suffirait  pour  le  prouver,  alors  même  qu'on  nuin- 
querait  d'autres  exemples^  Si  donc  nous  voulions  sérieusement  amé- 
liorer une  race  humaine,  il  faudrait  avoir  recours  aux  deux  moyens 
que  nous  venons  de  signaler.  Or,  le  premier  est  évidemment  im- 


LA  FLORIDE.  73^ 

praticable;  le  proposer  serait  vouloir  passer  pour  absurde.  Le  second 
nous  semble  impossible,  du  moins  dans  les  contrées  dont  nous  par- 
lons. Le  libertinage  peut  bien  amener  quelques  croisemens  isolés 
entre  le  maître  et  l'esclave;  mais  là  où  l'esclavage  est  détruit,  comme 
Fa  fort  bien  démontré  M.  de  Tocqueville,  une  barrière  insurmon- 
table s'élève  entre  le  nègre  et  le  blanc.  Nous  ne  croyons  pas  que  la 
pbilantropie  ait  jamais  décidé  personne  à  la  franchir.  Wilberforce 
lui-même  eût  reculé  sans  doute  devant  l'obligation  de  prendre  pour 
femme  une  négresse,  et,  à  coup  sûr,  aucune  des  aimables  patro- 
nesses  de  nos  sociétés  négrophiles  ne  consentirait  à  accepter  un  noir 
pour  épou\,  ne  voudrait  donner  le  jour  à  de  petits  mulâtres.  Dani^ 
toute  TAmérique  du  Nord,  on  ne  peut  espérer  d'être  plus  heureux  eu 
s'adressant  à  la  race  rouge.  Le  guerrier,  la  femme  caraïbe,  éprou- 
vent pour  le  nègre  autant  de  dégoût  que  de  mépris,  et  le  zamboë  ou 
métis  de  ces  deux  races  y  est  presque  inconnu. 

Ce  n'est  donc  point  sur  des  rives  étrangères  que  la  race  éthio- 
pique  peut  espérer  de  se  perfectionner;  peut-être  un  jour  trouvera- 
t-elle  dans  sa  propre  patrie  les  élémens  de  cette  régénération.  Sur  le 
sol  de  l'Afrique  vivent  des  hommes  de  même  couleur,  il  est  vrai,, 
mais  de  races  bien  différentes.  Tous  les  noirs  ne  sont  pas  des  nègres^ 
et  les  Gallas,  les  Abyssins,  malgré  la  teinte  foncée  de  leur  peau,  ne 
le  cèdent  peut-être  sous  aucun  rapport  aux  races  les  plus  blanches; 
chez  eux,  le  développement  du  cœur  et  de  l'esprit  égale  celui  du 
corps,  et  peut-être  u'attendent-ils  que  le  contact  de  la  civilisation 
européenne  pour  se  placer  à  notre  niveau.  Les  Caffres  eux-mêmes^ 
malgré  leurs  habitudes  errantes,  sont  bien  supérieurs  aux  nègres» 
Entre  ces  noirs  et  la  race  éthiopique,  le  préjugé  de  la  couleur  ne  peut 
exister,  et  c'est  en  se  mêlant  aux  peuples  que  nous  venons  de  nom* 
mer  que  celle-ci  pourra  un  jour  se  relever  de  Tétat  constant  d'in- 
fériorité où  la  placent  l'histoire  aussi  bien  que  l'anthropologie. 

Si,  dans  l'état  actuel  des  choses,  le  nègre  est  au  blanc  ce  que  Ten- 
fant  est  à  l'homme  fait,  quels  rapports  doivent  donc  s'étabihr  entre 
les  deux  races  lorsqu'elles  viennent  à  se  rencontrer?  La  réponse  nou» 
semble  facile.  Les  peuples  les  plus  civilisés  sont  précisément  ceux  où 
la  génération  parvenue  au  milieu  de  sa  course  s*occupe  davantage 
des  générations  qui  la  suivent.  Agir  autrement  eavers  ces  fils  qui 
doivent  nous  succéder  un  jour  serait  se  rendre  coupable  envers  eux» 
envers  nous,  envers  la  société  tout  entière.  Sans  direction,  Teofant 
se  perd  presque  toujours;  il  n'ira  pas  de  lui-jaiôme  préparer  son 
avenir  par  un  travail  préseat  gui  Je  jehuJte;  abandonné  à  ses  peu- 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cbans,  il  n  est  que  trop  enclin  à  tourner  vers  le  mal  jusqu^aux  facultés 
les  plus  précieuses  que  lui  départit  la  nature.  L'homme  fait  lui  doit 
rinstruction  qui  développe  Tintelligence ,  l'éducation  qui  améliore 
le  cœur.  Pour  que  Tenfant  se  dirige  sans  s'égarer  vers  ce  double 
but,  ne  faut-il  pas  qu'il  subisse  une  certaine  autorité?  Y  a-t-il  dans 
cet  empire  de  l'âge  et  de  la  raison  sur  la  jeunesse  et  l'inexpérience 
quelque  chose  qui  répugne  à  la  conscience,  et  le  contraire  ne  se- 
rait-il pas  plutôt  immoral?  Eh  bieni  chaque  fois  que  le  blanc  et  le 
noir  habiteront  la  même  contrée,  feront  partie  de  la  môme  société, 
des  relations  analogues  doivent  exister  entre  eux.  Par  la  justice 
comme  par  la  force  des  choses,  la  domination  appartient  au  pre- 
mier :  c'est  plus  qu'un  droit,  c'est  un  devoir. 

Est-ce  à  dire  que  nous  prenions  ici  la  défense  de  la  traite,  de  l'es- 
clavage? A  Dieu  ne  plaise  !  Nul  plus  que  nous  n'a  en  horreur  cet  abus 
de  la  force  brutale,  cet  appel  aux  passions  sordides  qui  arrache  des 
malheureux  à  leur  patrie,  qui  pousse  la  mère  à  vendre  sa  fille,  le  fils 
à  livrer  son  père  à  des  fers  que  rien  ne  peut  rompre.  La  possession 
absolue  de  l'esclave,  ce  droit  de  vie  et  de  mort  que  s'arroge  le  maître, 
est  à  nos  yeux  une  monstrueuse  immoralité.  Ce  que  nous  refusons 
au  père  vis-à-vis  de  son  fils,  comment  l'accorderions-nous  au  blanc 
pour  en  user  contre  le  nègre?  Les  droits  dont  nous  parlons  sont 
d'une  autre  nature;  l'exercice  de  ces  droits  entraîne  des  devoirs 
sacrés.  Partout  où  les  deux  races  se  trouvent  en  contact,  nous  croyons 
que  l'espèce  de  patronage  dont  il  s'agit  ici  serait  profitable  égale- 
ment au  blanc  et  au  noir.  Au-delà  se  trouve  la  tyrannie  pour  l'un, 
l'ahrulissement  pour  l'autre,  l'immoralité  pour  tous  les  deux. 

Donc  il  faut  détruire  l'esclavage,  et  cela  dans  un  intérêt  commun; 
mais  comment  atteindre  ce  noble  but  sans  compromettre  à  la  fois  la 
fortune,  la  vie  des  maîtres  et  l'avenir  des  affranchis?  Bien  des  moyens 
ont  été  proposés  :  la  plupart  sont  irréalisables;  le  plus  mauvais  de 
tous  nous  semble  être  l'émancipation  en  masse,  qu'elle  soit  ou  non 
précédée  d'un  noviciat,  A  son  tour,  M.  de  Castelnau  propose  une 
solution  dont  l'idée  nous  paraît  ingénieuse.  Il  voudrait  que  le  prix  de 
chaque  esclave  fût  fixé  officiellement  d'après  le  cours,  puis  que  ce 
prix  fût  partagé  en  autant  d'annuités,  si  on  peut  s'exprimer  ainsi, 
qu'il  y  a  de  jours  dans  la  semaine  moins  un.  Ce  jour  réservé  serait 
entièrement  accordé  à  l'esclave  pour  exercer  son  industrie,  et  quand 
il  aurait  ramassé  le  montant  d'une  annuité,  il  pourrait  forcer  son 
maître  à  lui  vendre  un  autre  jour;  ainsi  de  suite  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
racheté  la  semaine  entière,  et  par  conséquent  conquis  sa  liberté. 


LA  FLORIDE.  761 

Cette  manière  de  procéder  réunirait  évidemment  de  nombreux  avan- 
tages; elle  ne  coûterait  rien  à  l'état,  et  pourtant  les  fortunes  particu- 
lières n'auraient  h  faire  aucun  sacrifice.  Elle  accoutumerait  peu  à 
peu  le  maître  à  traiter  avec  celui  quMl  regardait  comme  sa  propriété, 
et  Fesclave  à  user  sagement  de  l'indépendance.  Le  besoin  de  tra- 
vailleurs ne  se  faisant  sentir  que  petit  à  petit,  on  éviterait  à  la  culture 
une  crise  dangereuse,  et  dont  il  lui  serait  peut-être  impossible  de  se 
relever.  Enfin  les  rapports  des  deux  races  ne  s'établissant  sur  le  pied 
de  Tégalité  que  d'une  manière  insensible,  les  préjugés  seraient  res- 
pectés et  on  leur  donnerait  le  temps  de  s'affaiblir,  au  lieu  de  les  ré- 
volter en  les  choquant  de  front.  Malheureusement  la  paresse  innée 
du  nègre  sera,  nous  le  craignons  bien ,  un  obstacle  insurmontable  à 
Tapplication  d'une  mesure  si  séduisante.  De  plus  il  nous  semble  pro- 
bable que  les  nègres  à  demi  émancipés,  et  soustraits  par  cela  même 
h  l'influence  morale  que  les  blancs  exercent  sur  eux ,  ne  tarderaient 
pas  h  en  appeler  à  la  violence  pour  s'emparer  de  ce  reste  de  fiberté 
qu'ils  auraient  encore  à  gagner  par  le  travail. 

Nous  sommes,  au  reste,  bien  convaincu  que  le  gouvernement  de 
l'Union  ne  songçra  jamais  sérieusement  à  détruire  l'esclavage.  Plu- 
sieurs états  du  nord  l'ont,  il  est  vrai ,  prohibé  dans  l'étendue  de  leur 
juridiction;  mais  ce  n'a  été  qu'après  s'être  bien  assurés  que  pour  eux 
le  travail  des  ouvriers  libres  était  plus  lucratif  que  celui  des  esclaves. 
Quant  aux  états  du  sud,  ils  s'opposeront  toujours  à  toute  mesure  de 
ce  genre.  Leurs  frères  du  nord  et  de  l'ouest  feront  peut-être  sonner 
bien  haut  les  mots  de  religion  et  d'humanité;  mais  nous  doutons  fort 
qu'ils  veuillent  jamais  tenter  une  expérience  dont  le  contre-coup 
funeste  se  ferait  sentir  jusque  chez  eux.  Ils  savent  que  les  trois  cent 
mille  balles  de  coton  qu'ils  échangent  annuefiement  contre  leurs 
cuirs,  leurs  céréales  et  leurs  produits  manufacturiers,  coûteraient 
bien  autrement  cher  s'ils  essayaient  de  les  tirer  d'ailleurs  que  de  la 
Virginie  ou  de  la  Floride.  Or,  qu'il  soit  presbytérien  ou  épiscopal ,  le 
citoyen  des  États-Unis  commence  toujours  par  calculer,  et,  digne 
fils  de  l'Angleterre,  il  ne  permit  jamais  à  la  religion  du  Christ  ou  de 
l'humanité  de  l'emporter  sur  la  religion  de  l'utile.  La  question  reste 
donc  tout  entière.  Heureux  les  Américains  si  le  temps  n'amène  pas 
une  solution  sanglante,  et  si  leurs  provinces  du  sud  ne  deviennent 
pas  un  second  Saint-Domingue.  Cette  catastrophe  est  possible;  elle 
est  cependant  plus  éloignée  qu'on  ne  le  pense  généralement.  Bien 
loin  de  gémir  de  leur  esclavage,  les  nègres  semblent  en  être  fiers. 
Ce  n'est  qu'avec  pitié  qu'ils  parlent  d'un  nègre  libre.  «  Le  malheu- 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reux,  (lisent-ils,  il  na  pas  de  maître  I  »  En  présence  d*unc  sujétion 
aussi  complètement  acceptée,  on  voit  sans  surprise  les  maîtres  armer 
eux-mêmes  leurs  esclaves,  et  s'en  faire  une  garde  contre  les  saa- 
vages.  11  y  a  loin,  on  le  voit,  de  cette  confiante  sécurité  aux  terreurs 
continuelles  que  M.  de  Tocqueville  nous  montre  comme  assiégeant 
sans  cesse  les  planteurs  du  sud. 


iir. 


A  côté  de  la  race  noire,  esclave  ici  comme  partout  ailleurs,  vivent 
le  blanc  et  le  Caraïbe,  tous  deux  libres  et  se  disputant  la  possession 
du  sol.  Les  premiers  viennent  presque  tous  d'Angleterre  directement 
ou  indirectement.  UEspagne  semble  avoir  pressenti  de  bonne  heure 
que  la  Floride  devait  lui  échapper.  Son  gouvernement  n'a  jamais 
favorisé  le  développement  de  cette  colonie ,  et ,  de  nos  jours ,  la  race 
des  premiers  conquérans  n'est  plus  représentée  dans  ce  pays  que  par 
un  petit  nombre  de  familles  fixées  à  Saint-Augustin.  Quelques  Fran- 
çais, chassés  de  leur  patrie  par  les  tourmentes  politiques,  ont  trouvé 
un  asile  sur  ces  plages  lointaines.  Parmi  eux ,  nous  citerons  un  des 
fils  de  Murât,  qui,  né  sur  les  marches  du  trône  de  Naples,  a  su  ac- 
cepter avec  une  véritable  philosophie  la  position  de  simple  planteur» 
et  a  changé  le  titre  de  prince  contre  celui  de  général  de  milice.  A 
ces  rares  exceptions  près,  la  population  blanche  de  ces  contrées  est 
toute  d'origine  britannique.  Mais  TAnglais  de  la  Floride  ne  ressemble 
guère  à  ses  ancêtres  de  la  Grande-Bretagne.  L'influence  du  climat 
s'exerçant  sur  plusieurs  générations  successives  a  profondément 
modifié  le  type  primitif;  en  se  rapprochant  de  Téquateur,  la  race 
anglaise  a  emprunté  aux  natures  méridionales  leurs  traits  les  plus 
caractéristiques. 

Le  grand  planteur  floridien  est  vif,  intelligent,  généreux  et  hoqù- 
talier;  malheureusement,  élevé  dans  l'oisiveté  la  plus  complète,  il  roéle 
à  ces  qualités  des  vices  qui  le  dégradent,  et  le  jeu,  l'ivrognerie,  se 
partagent  ses  loisirs.  Habitué  à  exercer  un  pouvoir  absolu  sur  toutce 
qui  l'entoure,  la  moindre  opposition  le  met  en  fureur. Pour  lui  eonune 
pour  le  Corse  et  l'Italiea,  l'injure  la  plus  légère  demande  du  sang. 
La  vengeance  semble  être  le  premier  de  ses  besoins,  et  dans  ce  pays 
où  les  lois  sont  sans  force,  où  chacun  porte  constamment  des  armes, 
peu  de  jours  se  passent  sans  amener  des  scènes  sanglantes.  L'assas- 
sinat, fréquent  en  Flonde.,.n'eât.presque  jamais  poursuivi.  Parfois 


LA  FLORIDE.  703 

deux  planteurs  ennemis  se  rencontrent  dans  la  rue,  et  engagent 
publiquement  un  combat  au  pistolet  et.au  poignard.  Leurs  amis, 
leurs  esclaves,  prennent  part  à  la  lutte,  et  si  l'un  d'eux  est  tué, 
Fassassin  en  est  quitté  pour  se  retirer  pendant  quelque  temps  sur 
ses  terres,  où  nul  n'oserait  l'inquiéter. 

Ces  habitudes  de  violence  prennent  dansla  classe  inférieure  un  carac- 
tère de  véritable  férocité.  Les  squatterSy  dont  Cooper  nous  a  si  pitto- 
resquemcnt  décrit  les  habitudes  errantes,  passent  leur  vie  dans  les 
bois.  Là,  livrés  à  eux-mêmes,  bravant  les  lois  qui  ne  sauraient  les 
atteindre,  sans  frein  religieux  qui  les  arrête,  ils  ne  reconnaissent 
d'autre  puissance  que  la  force,  d'autres  plaisirs  que  l'assouvissement 
des  plus  brutales  passions.  Grands,  robustes  et  comme  remplis  d'une 
énergie  surabondai^le,  ces  hommes  à  peine  civilisés  semblent  sans 
cesse  tourmentés  par  le  besoin  de  se  battre.  A  chaque  instant,  leur 
eoDversation  est  interrompue  par  des  cris  de  guerre  empruntés  aux 
Indiens.  Souvent  un  jeune  homme  se  rend  à  cheval  sur  la  place  du 
marché,  et  après  s'être  frappé  les  flancs  avec  les  bras  en  imitant  le 
chant  du  coq,  il  s'écrie  :  «Je  suis  un  cheval,  mais  je  défie  qui  que 
soit  de  me  monter.  »  Il  est  bien  rare  que  ce  défi  ne  soit  pas  entendu, 
et,  sans  autre  raison,  commence  une  lutte  où  le  bâton  ferré,  le 
poignard ,  le  pistolet  et  le  rifle  ou  longue  carabine  jouent  un  rôle 
actif  et  meurtrier.  Le  squatter  vit  habituellement  du  produit  de  sa 
chasse;  tout  au  plus  sème-t-il  quelques  poignées  de  maïs  dans  le 
premier  champ  venu,  sans  s'inquiéter  en  rien  du  propriétaire.  Si 
celui-ci  s'avise  de  réclamer,  on  lui  répond  par  un  coup  de  carabine. 
Élevés  dans  l'idée  que  les  Indiens  ont  usurpé  une  terre  qui  leur  ap- 
partient, les  squatters  sont  toujours  prêts  à'partir  pour  la  chasse  au 
sauvage ,  et  pour  eux  comme  pour  les  Caraïbes  la  chevelure  enlevée 
h  un  ennemi  vaincu  est  un  trophée  dont  ils  se  parent  avec  orgueil. 

Quand  les  Espagnols  abordèrent  dans  ces  contrées,  ils  y  trouvèrent 
une  population  nombreuse  dont  les  institutions  et  les  mœurs  annon- 
çaient un  degré  assez  avancé  de  civilisation.  Partagés  en  nations  dis- 
tinctes, les  indigènes  vivaient  sous  l'autorité  de  chefs  héréditaires.  Ils 
Feconnaissaient  une  caste  guerrière  dont  les  membres  pouvaient  seuls 
avoir  plusieurs  femmes.  La  polygamie  était  interdite  au  reste  de  la 
Dation.  L'adultère  entraînait  les  peines  les  plus  sévères,  et,  bien' loin 
d'être  réduites  à  l'état  d'avilissement  qu'on  observe  chez  presque 
toutes  les  nations  sauvages,  les  femmes  pouvaient  être- revêtues  des 
plus  hautes  fonctions.  Lorsque  Fernand  de  Soto  arriva  dans  la  pro- 
vince de  Cofaciqui,  il  la  trouva  gouvernée  par  une  jeune  princesse 


^6k  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  Garcilasso  de  la  Yéga  fait  à  diverses  reprises  le  plus  grand 
éloge.  Dans  les  guerres  qui  éclataient  entre  eux,  les  Floridiens  fai- 
saient des  prisonniers  qu^ils  échangeaient  plus  tard  ou  réduisaient 
en  esclavage.  Ils  ignoraient  la  coutume  barbare  et  si  générale  parnii 
les  Caraïbes,  de  faire  périr  dans  les  tourmens  tout  ennemi  pris  les 
armes  à  la  main. 

Ces  peuples  connaissaient  quelques  métaux  et  Fart  de  les  travailler. 
L'extrémité  des  lances  ou  des  flèches  était  souvent  armée  d'une 
pointe  de  cuivre.  A  la  fois  chasseurs  et  agriculteurs,  ils  avaient  dé- 
friché de  grandes  étendues  de  terrain  où  ils  cultivaient  principa- 
lement le  maïs.  De  véritables  avenues  d'arbres  à  fruits  ornaient 
l'entrée  de  leurs  villages  et  de  leurs  villes.  Celles-ci  étaient  parfois 
considérables  et  protégées  par  un  système  régulier  de  fortifica- 
tions. La  ville  de  Mauvila,  où  la  petite  armée  de  Soto  faillit  être 
détruite,  était  entourée  d'un  mur  épais  formé  de  troncs  d'arbres 
cimentés  par  un  mélange  de  paille  et  d'argile.  De  cinquante  en  cin- 
quante pas  s'élevaient  des  tours  crénelées ,  et  deux  portes  seule- 
ment s'ouvraient  dans  la  campagne.  Ces  premiers  habitans  de  la 
Floride  adoraient  la  lune  et  le  soleil;  chaque  année,  dans  une  céré- 
monie publique,  les  jeunes  femmes  consacraient  leur  premier-né  à 
ce  dernier  astre.  Leurs  temples  étaient  de  vastes  édifices.  Celui  de 
Tolomaco,  dont  Garcilasso  nous  a  laissé  la  description,  avait  cent 
pas  de  long  sur  quarante  de  large  et  une  hauteur  proportionnée; 
de  fines  nattes  en  joncs  en  formaient  la  toiture.  Ces  temples  étaient 
à  la  fois  des  lieux  de  sépulture  où  se  conservaient  les  corps  embau- 
més des  caciques,  des  trésors  publics  où  l'on  déposait  les  perles  pé- 
chées  dans  le  golfe  du  Mexique ,  et  des  arsenaux  remplis  d'armes 
d'une  grande  richesse. 

Ces  anciens  peuples  de  la  Floride  appartenaient  sans  doute  à  la 
race  péruvienne.  Garcilasso,  ce  descendant  de  la  race  royale  des 
Incas,  les  appelle  ses  compatriotes.  Contemporain  de  Soto,  ayant 
connu  personnellement  plusieurs  des  compagnons  de  ce  capitaine, 
et  ayant  eu  lui-même  occasion  de  voir  des  Floridiens,  il  ne  leur  eût 
pas  donné  ce  titre,  s'ils  n'avaient  appartenu  à  la  grande  famille  des 
tribus  péruviennes.  Mais  plus  qu'aucune  autre  partie  du  monde, 
l'Amérique  a  été  le  théâtre  de  ces  grandes  invasions  qui  remplacent 
une  population  entière  par  une  autre.  Les  Floridiens  de  Soto  n'exis- 
tent plus  depuis  long-temps,  et  au  moins  deux  races  distinctes  leur 
ont  succédé  sur  le  même  sol.  La  première,  dont  l'histoire  et  l'origine 
sont  peu  connues,  formait  encore  au  commencement  du  dernier 


LA  FLORIDE.  765 

siècle  plusieurs  nations  distinctes,  dont  les  principales  étaient  les 
SavanneeSy  les  Ogeeces,  les  Wapoos^  les  Icossans^  les  Yamassees,  les 
Patikasy  etc.  Vers  la  fin  du  xvii*  siècte,  on  vit  pénétrer  en  Floride 
un  peuple  nouveau ,  les  Creeksy  qui  bientôt  régnèrent  seuls  sur  ce 
territoire. 

Les  Creeks  sont  très  probablement  originaires  de  Tisthme  de  Pa- 
nama. Leurs  pères,  disent-ils,  habitaient  une  montagne  d^oùFon 
voyait  le  soleil  se  lever  et  se  coucher  dans  deux  mers  différentes. 
Chassés  par  les  Espagnols,  ils  émigrèrent  vers  le  nord-est ,  passèrent 
le  Mississipi  et  firent  long-temps  partie  de  la  confédération  des  Nat- 
chès.  Après  la  destruction  de  cette  tribu  célèbre,  les  Creeks,  crai- 
gnant de  tomber  sous  la  domination  des  Français,  émigrèrent  de 
nouveau,  et  entrèrent  en  Floride.  Remarquables  par  leur  intrépidité, 
même  au  milieu  des  races  sauvages ,  il  soumirent  par  la  force  des 
armes  la  plupart  des  peuplades  qui  occupaient  cette  contrée,  et,  bien 
loin  de  les  détruire  après  les  avoir  vaincues,  ils  les  admirent  dans  leur 
sein  sur  le  pied  de  Tégalité.  Cette  politique  à  la  fois  humaine  et  ha- 
bile accrut  rapidement  leurs  forces  et  dut  aider  puissamment  à  la 
rapidité  de  leurs  conquêtes.  Seuls  les  Yamassees  rejetèrent  toute 
espèce  de  propositions  et  opposèrent  une  résistance  désespérée; 
battus  dans  plusieurs  combats,  ils  furent  refoulés  jusque  sur  les  bords 
de  la  rivière  de  Saint-Jean,  et  dans  une  bataille  décisive  ils  périrent 
presque  tous  les  armes  à  la  main.  Dans  un  de  ses  voyages  solitaires, 
Bartram  découvrit  les  tombeaux  où  furent  ensevelis  les  derniers 
débris  de  cette  tribu.  Ils  sont  placés  sur  une  colline  que  le  fleuve 
entoure  presque  de  toutes  parts,  et  consistent  en  une  trentaine  de 
monticules  peu  élevés  que  des  citroniers,  des  magnolias  et  des  chênes 
verts  couvrent  d'une  ombre  épaisse  et  religieuse.  Les  vainqueurs 
s'étendirent  chaque  jour  davantage,  pénétrèrent  en  Géorgie  et  for- 
mèrent le  plan  de  réunir  en  une  seule  nation  tous  les  Indiens  de 
cette  contrée.  Ils  furent  arrêtés  par  les  Cherokees  et  la  belliqueuse 
tribu  des  Choctaws.  Après  bien  des  combats,  les  premiers  se  sour 
mirent  et  entrèrent  à  titre  d'alliés  dans  la  confédération  des  Creeks  : 
les  Choctaws  soutinrent  la  guerre  et  surent  conserver  leur  indépen- 
dance et  leur  nationalité. 

Les  Creeks ,  maîtres  de  toute  la  Floride,  se  partagèrent  en  deux 
grandes  divisions.  Les  Creeks  inférieurs  ou  Siminoles  occupèrent 
les  parties  les  plus  méridionales;  les  Creeks  supérieurs  ou  Muscogis 
curent  en  partage  le  nord  de  la  province  et  une  partie  de  la  Géorgie. 
Leur  population  s'accrut  rapidement.  A  Tépoque  où  Bartram  visita 

TOME  1.  49 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  territoire ,  on  y  comptait  un  nombre  considérable  de  villages  et 
cinquante -cinti  villes  principales,  chefs-lieux  d'autant  de  tribus. 
Parmi  ces  petites  capitales  aujourd'hui  détruites,  il  s*en  trouvait  où 
le  nombre  des  habitans  atteignait  le  chiflre  de  quinze  cents  à  deux 
mille»  Les  édifices  qui  composaient  ces  grands  établissemens  n'étaient 
rien  moins  que  de  simples  huttes.  C'étaient  de  véritables  maisons  à 
deux  étages ,  construites  avec  des  troncs  d'arbres  faute  de  pierres , 
et  bien  supérieures  aux  log-house  des  colons  anglais.  Chacune  d'elles 
avait  son  jardin  où  l'on  récoltait  quelques  légumes;  mais  les  terrains 
à  mafs  étaient  ordinairement  à  quelque  distance  de  la  ville.  Là  chaque 
Camille  avait  son  champ,  et,  bien  que  les  travaux  de  culture  se  fissent 
en  commun,  chacun  recueillait  et  emmagasinait  le  grain  venu  sur  sa 
portion  de  terre.  Les  chefs  prélevaient  seulement  une  certaine  quan- 
tité de  la  récolte  pour  un  grenier  public  destiné  à  parer  aux  besoins 
imprévus.  Ce  grenier  était  attenant  è  la  chambre  du  conseil ,  vaste 
rotonde  où  les  guerriers  seuls  avaient  le  droit  d'entrer,  et  d'où  les 
femmes  étaient  bannies  sous  peine  de  mort. 

A  certaines  époques,  les  députés  de  toutes  les  peuplades  s'assem- 
blaient pour  délibérer  sur  les  intérêts  généraux  de  la  confédération. 
Lorsque  le  sujet  de  la  réunion  était  de  nature  pacifique,  on  choi- 
sissait pour  lieu  de  rendez-vous  la  ville  A'Apalachucla  située  au 
confluent  de  la  Flint  et  de  la  Chattaoutchi.  Cette  capitale  était  con- 
sacrée à  la  paix,  et  il  était  défendu  d'y  verser  le  sang  humain.  A  quatre 
lieues  au  nord,  sur  les  rives  de  la  Chattaoutchi,  se  trouvait  Cotvetay 
la  ville  de  sang.  C'était  là  que  se  décidaient  les  grandes  expéditions 
militaires  et  qu'on  exécutait  les  criminels  ou  les  prisonniers  con- 
danmés  à  mort  à  titre  de  représailles.  Chaque  tribu  reconnaissait  un 
chef  suprême,  décoré  du  titre  de  mico  :  à  lui  appartenait  le  gouver- 
nement civil,  l'administration  du  grenier  public,  le  droit  de  convo- 
quer et  de  présider  le  conseil ,  de  recevoir  les  étrangers  et  les  am- 
bassadeurs. Après  lui  marchait  le  grand  chef  des  guerriers^  dont  le 
pouvoir  entièrement  indépendant  s'étendait  sur  toutes  les  afiaires 
militaires.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'agissait  jamais  sans  consulter  le  conseil 
des  vieillards. 

Les  Creeks  adoraient  le  grand  esprit ,  et,  comme  les  autres  peuples 
de  l'Amérique  du  Nord ,  croyaient  aux  prairies  bienheureuses.  Leurs 
mœurs  étaient  douces  et  pures.  S'ils  laissaient  aux  femmes  seules  les 
soins  du  ménage  et  le  travail  des  champs ,  du  moins  ils  les  traitaient 
^vec  bonté,  et  un  guerrier  aurait  cru  se  déshonorer  en  les  frappant. 
Us  enlevaient  la  chevelure  de  l'ennemi  tombé  sous  leurs  coups,  mais 


LA  FLORIDE.  767 

■ 

jamais  le  prisonnier  n'était  lié  au  poteau  des  tortures.  Il  était  seule- 
ment regardé  comme  esclave  et  partageait  en  cette  qualité  le  travail 
des  femmes.  C'est  ainsi  que  Bartram  dit  avoir  vu  un  vieux  chef  de 
Muscogis  servi  par  des  Yamassees  faits  prisonniers  pendant  la  lutte 
acharnée  des  deux  peuples.  Cette  servitude  tout  individuelle  ne  se 
transmettait  pas  aux  descendant  :  le  (ils  de  Tesclave  était  libre  et 
membre  de  la  tribu. 

Telle  était  la  nation  des  Creeks  en  1T78,  avant  d'avoir  été  décimée 
par  les  balles  des  squatters  et  démembrée  par  les  actes  du  congrès 
américain.  Les  traits  de  cette  esquisse  rapide  sont  empruntés  aux 
écrits  d'un  homme  qui,  pendant  deux  anoés  entières,  a  vécu  au  mi- 
lieu de  ces  peuples,  recueillant  et  vérifiant  par  lui-même  les  témoi- 
gnages des  trafiquans  établis  dans  ces  contrées.  On  voit  que  cette 
race  mexicaine,  tout  en  empruntant  quelque  chose  aux  populations 
septentrionales,  avait  conservé  ses  caractères  propres,  et  qu'elle  pos~ 
sédait  tous  les  élémens  d'une  civilisation  plus  avancée.  Mais  T Anglo- 
Américain  de  nos  jours  semble  s'être  donné  pour  tâche  de  mener  h 
fin  l'œuvre  de  destruction  commencée  par  les  Cortez,  les  Pizare,  les 
Almagro.  A  mesure  que  les  États-Unis  grandissent,  la  race  caraïbe 
disparaît.  A  leur  approche,  les  habitations  vastes  et  commodes  grou- 
pées en  villages  populeux  font  place  aux  huttes  d'écorce  perdues  au 
milieu  des  bois;  le  feu  mystique  s'éteint  et  n'appelle  plus  les  guerriers 
dans  la  salle  du  conseil;  les  nations,  les  peuplades  se  dispersent,  et 
les  individus  isolés  tombent  sous  le  fusil  des  chasseurs,  périssent  de 
misère  et  de  faim,  ou  traînent  dans  les  villes  une  vie  dégradée  par 
des  vices  empruntés  aux  Européens.  La  puissante  confédération  des 
Creeks  est  aujourd'hui  dissoute.  Après  une  résistance  héroïque ,  la 
plupart  de  ses  tribus  ont  été  déportées  au-delà  du  Mississipi.  Les 
Chattaoutchis  eux-mêmes,  qui  de  tout  temps  s'étaient  montrés  les 
fidèles  alliés  des  Américains  et  avaient  combattu  à  côté  des  planteurs 
contre  leurs  frères  des  forêts,  ont  été  relégués  en  1839  dans  les^ 
déserts  de  l'Arkansas.  Plus  clairvoyantes,  les  tribus  méridionales 
n'ont  pas  voulu  croire  aux  promesses  de  ce  gouvernement,  qui  se 
fait  un  jeu  de  violer  ses  plus  sacrés  engagenaens;  elles-  sont  restées 
indépendantes,  et»  sous  le  nom  de  SéminoleSy  luttent  encore  avec 
l'énergie  du  désespoir  contre  la  fatalité  qui  les  poursuit  en  Floride 
conune  dans  l'isthme  de  Panama,  comme  sur  les  rives  du  Mississipi. 

Les  Séminoles  ont  conservé  les  traits  distinctifs  de  leur  race;  Ils 
ont  le  visage  ovale,  le  nez  saillant,  les  yeux  bien  fendus,  les  pom- 
mettes très  proéminentes,  la  peau  d'un  rouge  cuivré.  Leurs  femmes 

49. 


( 


768  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  moins  maltraitées  par  la  nature  que  celles  des  autres  tribus,  et 
quelques  filles  de  chers  peuvent  même  passer  pour  jolies;  mais  cette 
fleur  de  beauté  passe  vite,  et  h  vingt-cinq  ans  la  jeune  Séminole  est 
entièrement  flétrie.  Les  hommes  sont  en  général  grands  et  bien 
faits;  presque  tous  ont  la  main  remarquablement  petite  et  douce^ 
En  temps  de  paix ,  leur  costume  se  compose  d'une  chemise  de  toile 
ou  de  peau,  de  longs  bas  de  cuir  et  de  mokassins,  quelquefois  ils 
8*enveloppent  d'une  couverture  pittoresquement  drapée;  mais  aus- 
sitôt que  le  cri  de  guerre  retentit  dans  les  forêts,  le  guerrier  dépose 
tous  ces  vêtemens  et  les  remplace  par  des  couleurs  éclatantes  qui 
dessinent  sur  son  corps  des  emblèmes  de  mort.  Pour  combattre  ses 
ennemis,  il  emploie  encore  les  armes  de  ses  ancêtres,  les  flèches  et 
le  tomahac.  Il  y  joint  la  longue  carabine  et  un  couteau  à  scalper  de 
fabrique  anglaise ,  et  parfois  suspend  à  son  bras  gauche  un  bouclier 
en  peau  d'alligator  parfaitement  à  l'épreuve  des  balles. 

On  trouve  encore  chez  les  Séminoles  des  traces  de  leurs  anciennes 
institutions.  Les  vieillards  et  les  chefs  ont  conservé  leur  empire.  Ces 
derniers  forment  une  espèce  d'aristocratie  héréditaire,  et  bien  qu*un 
simple  guerrier  puisse,  par  son  courage,  s'élever  à  cette  dignité,  il  n'a 
jamais  autant  d'influence  que  les  chefs  entourés  du  prestige  de  la 
naissance.  Les  lois  sont  en  petit  nombre,  mais  d'une  application  fa- 
cile, et  nul  ne  peut  se  soustraire  à  leurs  arrêts.  —  Le  meurtre,  même 
involontaire,  est  puni  de  mort.  Deux  jeunes  guerriers  étant  ensemble 
à  la  chasse,  l'un  d'eux  eut  le  malheur  de  tuer  son  camarade  par  ac- 
cident. Aussitôt  il  alla  se  livrer  lui-même.  Le  conseil  s'assembla,  et 
prononça  la  peine  du  talion.  Sans  murmurer,  le  jeune  homme  vint 
s'agenouiller  au  milieu  du  cercle  formé  par  ses  juges,  et  le  plus  proche 
parent  de  son  ami  lui  fracassa  le  crâne  d'un  coup  de  massue. — 
L'adultère  est  puni ,  comme  chez  les  anciens  Creeks,  par  la  perte  du 
nez  et  des  oreilles.  Le  chef  suprême  des  Chattaoutchis,  le  vieux  Con- 
chattemico,  interrogé  sur  l'origine  des  blessures  qui  défiguraient  son 
visage,  réfléchit  un  instant,  puis  répondit  :  ce  II  y  a  long-temps,  bien 
long-temps,  quand  j'étais  jeune  et  fou ,  je  fus  surpris  avec  la  femme 
d'un  Indien;  je  fus  mutilé.  C'est  la  loi  :  c'est  bien.  » 

Dans  leur  guerre  actuelle  contre  les  Américains,  les  Séminoles  se 
montrent  aussi  féroces  que  le  furent  de  tout  iefùfs  les  Hurons,  les 
Iroquois,  et  les  autres  peuplades  du  nord.  Chassés  de  leurs  habita- 
tions, traqués  comme  des  bêtes  fauves,  ils  ont  eu  recours  à  de  ter- 
ribles représailles,  et,  dans  leurs  expéditions,  ils  n'épargnent  plus 
ni  l'âge  ni  le  sexe;  ils  font  périr  leurs  prisonniers  dans  les  plus  af- 


LA  FLORIDE.  «  769 

freux  tourmens.  C'est  à  tort  qu'on  voudrait  voir  la  preuve  d'une  fé- 
rocité instinctive  dans  ces  excès  qu'explique,  sans  les  justifier,  un 
désespoir  trop  légitime.  Tout  blanc  qui  n'appartient  pas  à  la  nation 
persécutrice  peut,  comme  autrefois,  voyager  en  sûreté  parmi  ces 
derniers  représentans  des  Creeks.  En  1839,  l'équipage  d'un  brick 
français,  naufragé  sur  les  côtes  de  la  Floride,  allait  être  massacré. 
Un  jeune  mousse  fit  le  signe  de  la  croix.  Aussitôt  les  sauvages,  con- 
vaincus que  ces  blancs  n'étaient  pas  de  race  anglaise,  les  accueilli- 
rent et  leur  facilitèrent  les  moyens  de  gagner  Saint-Augustin.  Même 
dans  la  lutte  désespérée  qu'ils  soutiennent  contre  les  États-Unis,  les 
Séminoles  conservent  une  sorte  d'esprit  chevaleresque  :  ils  rendent 
hommage  à  leur  manière  au  courage  de  leurs  ennemis.  Lorsque  le 
généralJackson  eut  vaincu  les  Mikasoukis,  leur  principal  chef,  Néo- 
maltha ,  se  rendit  auprès  de  lui  et  le  harangua  en  ces  termes.  «  Tu 
es  un  guerrier;  ceux  qui  t'ont  précédé  étaient  de  vieilles  femmes; 
toi,  tu  es  un  grand  chef.  Fais-moi  mourir  dans  les  tourmens,  car, 
si  tu  étais  mon  prisonnier,  je  voudrais  voir  jusqu'où  va  ton  cou- 
rage. »  —  Lorsqu'il  apprit  qu'on  lui  laissait  la  vie,  il  s'écria:  — 
«Conduisez-moi  loin,  bien  loin;  car,  ne  pouvant  plus  combattre 
les  blancs  que  j'exècre,  je  veux  au  moins  ne  plus  les  voir.  »  —  Ce 
souhait  du  guerrier  vaincu  fut  exaucé;  on  le  transporta  dans  l'Ar- 
kansas,  où  il  vit  encore.  Les  États-Unis  se  montrent  rarement  aussi 
généreux  envers  les  chefs  séminoles  qui  se  distinguent  dans  cette 
guerre.  Presque  tous  ceux  dont  ils  ont  pu  s'emparer  sont  morts  dans 
les  fers.  Nous  devons  citer,  entre  autres,  Oscéola ,  homme  remar- 
quable par  son  génie,  qui  avait  conçu  le  projet  de  réunir  sous  une 
seule  bannière  toutes  les  tribus  errantes  au-delà  du  Mississipi,  et  de 
venir  ensuite  h  la  tète  de  cent  mille  guerriers  balayer  les  établisse- 
mens  fondés  dans  ces  parages.  Fait  prisonnier  par  trahison,  il  fut 
enfermé  dans  un  fort  de  l'Union,  et  mourut  bientôt  de  chagrin. 

La  surface  de  la  Floride,  avons-nous  dit  plus  haut,  est  de  neuf 
mille  lieues  carrées;  la  populatian  blanche  et  noire  qui  occupe  cette 
province  s'élève  à  peine  à  cinqftinte-quatre  mille  individus;  c'est,  on 
le  voit,  six  habitans  par  lieué  carrée.  Eh  bien  !  l'espace  manque  aux 
planteurs  et  aux  squatters.  Tout  moyen  leur  est  bon  pour  anéantir 
les  quatre  ou  cinq  mille  Séminoles  qui  survivent  à  une  guerre  d'exter- 
mination. Bien  loin  de  s'opposer  à  leurs  efforts,  l'Union  les  aide  de 
toutes  ses  forces  :  elle  prodigue  hommes  et  trésors  pour  conquérir 
des  marécages  où  ses  propres  sujets  ne  sauraient  subsister.  Il  résulte 
des  documens  officiels  que,  depuis  dix  ans  que  dure  cette  guerre, 


770  '  «  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

les  États-Unis  y  ont  dépensé  20  millions  de  dollars,  ou  606  millions 
de  francs;  on  estime  qu'ils  ont  pris  ou  tué  deux  mille  cinq  cents  sau- 
vages. Ainsi  chaque  tête  d'Indien  leur  revient  à  plus  de  40,000  francs» 
Si  un  jour,  écrasés  par  le  nombre  et  reconnaissant  leur  impois*- 
sance,  les  Séminoles  demandent  la  paix,  l'Union,  nous  n*en  doutons 
pas,  se  hâtera  généreusement  de  l'accorder,  mais  à  la  condition  pour 
eux  de  s'expatrier,  de  rejoindre  dans  l'Arkansas  les  débris  de  leur 
ancienne  confédération.  Là  ils  retrouveront  aussi  les  Chérokees,  les 
Cboctaws,  toutes  ces  populations  du  sud,  jadis  nations  puissantes , 
aujourd'hui  faibles  tribus,  que  le  congrès  entasse  dans  le  territoire 
indien.  L'Arkansas  et  TOuisconsins  sont  les  deux  colonies  de  dépor- 
tation où  rUnion  dépose  pour  quelques  années  les  Indiens  qui  l'em- 
barrassent. Le  Ouisconsins,  destiné  aux  peuplades  du  nord,  est  une 
région  de  sept  mille  lieues  carrées,  reléguée  derrière  les  rives  gla- 
ciales du  lac  Michigan.  L'Arkansas,  situé  au-delà  du  Mississipi,  est 
borné  au  midi  par  le  Texas,  et  son  étendue  est  de  treize  mille  lieues 
carrées  environ.  Voilà  ce  que  les  Indiens  sont  contraints  d'accepter 
conune  équivalent  de  plus  de  deux  cent  mille  lieues  carrées  de  ter^ 
raiu  qui  leur  appartenaient.  Il  est  vrai  que  plusieurs  tribus  ont  reçu 
en  outre  des  sommes  d'argent;  mais,  pour  montrer  tout  ce  qu'il  y  a 
d'illusoire  dans  ces  prétendues  indemnités,  il  nous  suffira  dédire 
que  les  terres  cultivées  des  Chérokees  leur  ont  été  payées  moins  de 
moitié  du  prix  minimum  Qxé  par  le  congrès  pour  la  vente  des  terres  pu- 
bliques, et  de  tous  les  hommes  rouges,  les  Chérokees  ont  été  les  mieux 
traités.  D'ailleurs,  TUnion  ne  renonce  nullement  aux  terres  qu'elle  a 
l'air  de  donner  en  échange;  les  Indiens  ne  les  reçoivent  qu'à  titre 
i'occupans  et  non  de  propriétaires.  Quand  ces  malheureuses  peu- 
plades auront  défriché  l'Arkansas,  quand  la  civilisation  recommencera 
à  s'introduire  chez  elles,  le  congrès  réclamera  le  sol  qu'il  leur  avait 
prêté,  et  leur  proposera  comme  dédommagement  de  les  transporter 
un  peu  plus  loin,  par  exemple  derrière  les  Montagnes  Rocheuses. 

Qu'on  ne  taxe  pas  d'exagératioufces  prédictions  désolantes.  Mal^ 
heureusement  le  passé  nous  permet  de  prévoir  l'avenir.  Les  Mus- 
cogis,  les  Chérokees,  les  Cboctaws,  avaient  reconnu  les  avantages 
de  la  civilisation  européenne  bien  long-temps  avant  de  se  trouver 
ëtreints  par  les  établissemensw  Ils  avaient  modifié  leur  gouvernement, 
adopté  l'institution  du  jury,  créé  des  écoles,  fondé  un  journal  qui 
s'imprimait  à  la  fois  en  anglais  et  en  indien.  La  bêche  commenç>ait& 
remplacer  le  tomahac  dans  la  main  des  guerriers;  ils  s*adonnaient  à 
la  culture»,  et  en  1835  les  Cboctaws  envoyèrent  au  marché  cinq. cents 


LA  FLORIDE.  771 

balles  ou  plus  de  cinquante  mille  kilogrammes  de  coton.  Des  traités 
solqpnels  reconnaissaient  Texistence  dé  ces  peuples  comme  nations 
iQdépendantes,  et  leur  garantissaient  leur  territoire.  Mais  la  popula- 
tion anglo-américaine  est  arrivée  jusqu'à  eHes,  précédée  par  ces 
aventuriers  qui  lui  fraient  la  route;  les  établissemens  des  Indiens 
ont  été  détruits,  leurs  plantations  ravagées,  leurs  arbres  coupés,  leur 
vie  menacée.  Au  lieu  d'en  appeler  b  la  guerre,  ils  se  sont  adressés 
aux  états.  Ceux-ci  ont  répondu  par  des  décrets  qui  abolissaient  leurs 
lois  les  plus  fondamentales,  détruisaient  leur  hiérarchie,  les  anéan- 
tissaient comme  corps  de  nation,  sans,  offrir  an  moins  en  revanche 
quelques  garanties  pour  la  fortune,  pour  la  vie  des  individus.  Alors 
ils  ont  eu  recours  au  gouvernement  central,  et,  dans  une  lettre  ad- 
mirable de  noblesse  et  de  simplicité,  ils  ont  présenté  au  congrès 
leurs  trop  justes  plaintes.  Pour  toute  réparation,  on  leur  a  offert  de 
les  transporter  dans  TArkansas. 

Le  fait  que  nous  rappelons  ici  n*est  point  un  acte  isolé.  Il  se  lie  à 
tout  un  système  adopté  par  l'Union  et  suivi  avec  persévérance.  Une 
loi  a  décidé  qu'on  ne  tolérerait  l'existence  d'aucune  nation  indienne 
en-deçà  du  Mississipi.  Un  M.  Bell  a  présenté  au  congrès  un  rapport 
où  il  cherche  à  démontrer  que  les  indigènes  n'ont  aucun  droit  à  la 
possession  de  ces  terres  qu'ils  tiennent  de  leurs  aïeux,  et  que  les 
Anglo-Américains  peuvent  les  en  dépouiller  en  toute  justice.  Les 
conclusions  de  ce  rapport  ont  été  adoptées.  En  présence  de  cette 
négation  audacieuse  des  plus  imprescriptibles  lois  de  la  nature,  on 
cherche  sur  quel  principe  s'appuient  le  gouvernement,  la  civilisation, 
qui  proclament  de  telles  doctrines.  Et  lorsqu'on  songe  qu'elles  sont 
l'expression  d'un  sentiment  à  peu  près  unanime  chez  un  peuple 
dont  les  mille  sectes  rivalisent  de  rigorisme;  lorsqu'on  voit  en  môme 
temps  l'incendie  de  Caboul,  le  massacre  des  prisonniers  afghans 
commis  au  chant  des  psaumes  par  les  enfans  de  la  religieuse  Angle- 
terre; lorsqu'on  se  rappelle  que  l'Amérique  méridionale  a  été  dé- 
peuplée par  la  catholique  Espagne,  et  que  la  destruction  des  Péru- 
viens commença  au  signal  donné  par  un  prêtre,  on  se  demande  avec 
douleur  ce  qu'est  devenue  dans  les  mains  des  hommes  cette  religion 
que  son  fondateur  résumait  en  ces  termes  :  Ahnez  Ih'eUy  aimez  le 
prochain. 

Les  hommes  les  plus  éminens  dont  se  gloriGe  l'Union  américaine 
ont,  il  est  vrai,  protesté  hautement  contre  ces  abus  de  la  force  brutale, 
irving  a  flétri  dans  ses  écrits  la  conduite  des  pionniers.  J.  Q.  Adams 
n'a  pas  craint  d'accuser  en  plein  congrès  l'odieuse  injustice  des  états 


te 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Géorgie  et  d*Alabama,  ainsi  que  la  connivence  coupable  du  gou- 
vernement central.  Cet  ancien  président  des  États-Unis  s'es^  tou- 
jours montré  le  digne  successeur  des  Washington,  des  Jeffers^. 
Comme  eux,  il  était  bien  convaincu  que,  pour  égaler  r£uropéen/ie 
Caraïbe  n*a  besoin  que  d'exercer  son  intelligence;  aussi  cherchait-il 
à  répandre  parmi  eux  instruction  en  tout  genre. -Plus  récemment» 
MM.  Gallatin  et  Crawford ,  partageant  pleinement  cette  manière  de 
penser,  ont  essayé,  à  diverses  reprises,  d'attirer  rintérôt  du  congrès 
sur  les  peuples  indigènes.  Le  dernier,  dans  un  rapport  remarquable» 
demandait  que  le  gouvernement  s'efforçât  d'attirer  dans  le  sein  de 
rUnion,  par  tous  les  moyens  possibles,  la  population  indienne,  c<  plus 
exempte  de  vices,  disait-il,  que  celle  que  nous  envoie  l'Europe.  » 
EnQn  M.  Everett  demandait  à  la  chambre  des  représentans  de  pour- 
voir à  l'éducation  des  Indiens  dans  les  arts  agricoles  et  mécaniques, 
de  les  garantir  du  contact  des  marchands  qui  les  volent  et  les  corrom- 
pent, de  les  constituer  en  confédération  sous  la  tutelle  des  États- 
Unis;  mais  ces  quelques  hommes  d'élite  ont  vainement  tenté  de  ra- 
mener leurs  concitoyens  aux  sentimens  de  justice  et  d'humanité 
dignes  d'une  nation  qui  se  dit  civilisée.  Les  bills  de  M.  Everett  ont 
été  repoussés  :  le  rapport  de  M.  Bell  était  passé  à  une  immense  ma- 
jorité. 

A  une  époque  où  le  mot  de  philantropie  se  trouve  dans  toutes  les 
bouches,  où  cette  vertu  est  presque  devenue  une  profession,  nous 
voudrions  pouvoir  ajouter  que  les  écrits  des  Crawford,  des  Everett,  ont 
eu  quelque  retentissement  en  Europe..Nous  serions  surtout  heureux 
de  pouvoir  placer  les  noms  de  quelques  Français  à  la  suite  de  ceux 
de  Washington,  de  Jefferson,  de  Gallatin.  Il  n'en  est  rien  malheu- 
reusement. M.  de  Castelnau  excuse  la  conduite  des  États-Unis  par  la 
férocité  des  sauvages.  Il  oublie  que  la  vengeance  seule  a  poussé  les 
Séminoles  aux  cruautés  qu'il  leur  reproche;  il  oublie  qu'on  a  vu  ces 
barbares,  au  milieu  même  de  l'ivresse  du  triomphe  et  de  la  vengeance, 
baissbr  leur  tomahac  à  l'aspect  d'un  simple  habit  de  quaker,  et  rendre 
ainsi  hommage  à  ce  que  la  tradition  leur  raconte  des  vertus  de  Wil- 
liam Penn.  M.  de  Tocqueville,  ce  peintre  si  énergique  des  horreurs 
de  l'esclavage,  ne  trouve  contre  les  destructeurs  des  Indiens  que 
quelques  lignes  d'une  froide  ironie;  il  adopte  pleinement  une  opinion 
chaque  jour  invoquée  dans  le  congrès  pour  justifier  les  plus  atroces 
persécutions.  A  ses  yeux,  les  Caraïbes  sont  incivilisables,  et  il  les  pro- 
clame incapables  de  toute  modification,  de  tout  progrès,  lui  qui  a 
rapporté  en  Europe  un  numéro  du  journal  imprimé  par  les  Chérokees 


LA  FLORIDE.  773 

à  New-Echotal  Quant  à  M.  Michel  Chevalier,  il  dresse  tranquillement 
le  tableau  statistique  de  la  population  indienne,  en  conclut  avec  le 
plus  grand  calme  que  la  race  caraïbe  disparaîtra  sous  peu  de  TAmé- 
rique  septentrionale,  et  se  console  en  observant  qu  il  en  existera  tou- 
jours des  échantillons  dans  rAmérique  du  Sud! 

Ainsi,  parce  qu'on  transporte  d'Afrique  dans  les  colonies  quelques 
milliers  de  nègres  qui  ne  font  guère  que  changer  d'esclavage,  qui 
souvent  échappent  par  la  servitude  à  une  mort  cruelle,  des  voix  élo- 
quentes s'élèvent  avec  raison,  nous  sommes  les  premiers  à  le  pro- 
clamer, contre  ce  trafic  infâme;  des  sociétés  se  forment,  des  gou- 
vernemens  s'émeuvent,  et  l'Europe  se  coalise  pour  soutenir  la  cause 
de  l'humanité.  Mais  en  même  temps  on  extermine  une  race  tout 
entière  :  une  nation  puissante  travaille  sans  relâche  et  d'un  commun 
accord  à  cette  œuvre  d'anéantissement,  et  personne  ne  crie  à  la 
barbarie,  pas  un  de  ces  hommes  qui  tressaillent  au  seul  mot  de  nègre, 
ne  sent  le  moins  du  monde  s'émouvoir  ses  entrailles!  Pourquoi  cette 
différence?  Les  hommes  rouges  ne  sont-ils  pas  nos  frères  aussi  bien 
que  les  noirs?  La  race  caraïbe,  incontestablement  supérieure  à  la 
race  éthiopique ,  est-elle  moins  digne  d'intérêt?  Nul  n'oserait  ré- 
pondre allirmativement.  Malheureusement  son  existence  ou  sa  des- 
truction importe  peu  à  la  politique  de  ce  pays  où  l'on  ne  peut  frap- 
per un  cheval  sous  peine  d'amende ,  où  il  est  permis  en  revanche 
d'assommer  un  homme  aux  applaudissemens  des  parieurs.  Aussitôt 
que  l'Angleterre  a. cru  pouvoir  se  passer  d'esclaves,  elle  a  voulu 
supprimer  l'esclavage  dans  les  colonies  rivales  :  elle  a  proposé  et 
obtenu  dans  ce  but  l'emploi  de  moyens  qui  lui  assurent  l'empire 
des  mers.  Un  jour  sa  sollicitude  s'étendra  jusqu'à  l'Indien.  Ce  sera 
quand  sa  digne  fille,  l'Union  américaine ,  prête  à  planter  son  dra- 
peau sur  les  côèts  occidentales  du  Nouveau-Monde,  menacera  les 
marchands  de'Tlni^  d'une  concurrence  redoutable.  Oh!  alors,  on 
peut  le  prédire  d'av^ce,  la  moderne  Carthage  sentira  tout  ce  qu'il 
y  a  d'odieux  dans  la  conduite  des  États-Unis  envers  les  Peaux- 
Rouges.  Ses  écrivains  prêcheront  la  croisade,  ses  lords  organiseront 
des  comités,  ses  ministres  multiplieront  les  notes  diplomatiques  et 
armeront  leurs  vaisseaux.  Mais  il  ne  sera  plus  temps,  et  le  dernier 
des  Caraïbes  sera  tombé  sous  la  balle  de  quelque  rifle  en  maudis- 
sant cette  race  blanche  qui  semble  prédestinée  à  dévorer  toutes  ses 
sœurs. 

A.  DB  QUATBEFAGES.. 


LA  SOCIÉTÉ 


ET 


LE   SOCIALISME 


la  Slatisdfie.  —  La  Philosophie.  —  le  RoinaB. 


Depuis  quelque  temps,  il.s*élève  contre  la  sooi^  un  concert  de 
récriminatioDS  et.  d'anatbèmes^  Chaque  jour^  U|r  cfati^pion  nouveau 
lui  adresse  un  défi,  tantôt  au  nom  des  lettres,  tantôt  au^  nom  de  la 
science.  De  la  civilisation  actuelle,  ou  ne  veut  voir  que  les  défauta; 
on  oublie  les^  bienfaits  qu'elle  a  répandus  sur  le  monde.  La  manie 
de  Timitation;  empire  encore  cet  état  de  choses,  et  la  passion  Fenve- 
nime.  De  là  tant  de  lamentables  calculs  et  de  descriptions  abjlectesv 
A  lire  ce  qui  s'écrit,. il  semble  vraiment  que  les  eObr-ts  des  généra- 
tions, le  travail*  des^  sièges,  n'ont  abouti  qu'àtraBsTormer  le  globe 
que  nous  habitons  en  un  vaste  dépôt  de  mendicité  ou  une  léproserie 
immonde. 

Au  fond  de  ces  déclamations,  un  même  sentiment  se  retrouve;  il 


LA  SOCIÉTÉ  ET  LE  SOCIALISME.  775 

s'agit  d'alléger  la  responsabilité  individuelle  de  tous  les  torts  que  Ton 
impute  au  régime  social.  Naguère  on  admettait  que  l'homme  doit 
porter  la  peine  de  ses  fautes;  on  veut  aujourd'hui  que  ce  soit  la  so- 
ciété. La  société,  voilà  le  grand  coupable.  Elle  a  pour  mission  de 
procurer  aux  êtres  qu'elle  régit  un  bonheur  sans  nuages  et  sans 
limites  :  quand  elle  y  manque,  il  faut  lui  demander  des  comptes 
sévères.  Ainsi  les  termes  du  programme  sont  renversés.  Pour  l'indi- 
vidu, plus  de  responsabilité;  le  devoir  collectif  a  effacé  le  devoir  per- 
sonnel. L'homme  n'est  tenu  à  rien  depuis  que  la  société  est  mise  en 
demeure  de  pourvoir  à  tout;  c'est  elle  qui  est  chargée  de  toutes  les 
invectives  comme  de  toutes  les  réparations,  et,  par  une  singulière 
loi  d'équilibre,  on  se  montre  d'autant  plus  exigeant  d'un  côté  que 
l'on  est  plus  accommodant  de  l'autre.  On  autorise  la  dépravation  des 
élémens  sociaux  et  l'on  demande  une  société  parfaite. 

L'antiquité  n'a  pas  commis  une  semblable  méprise.  Ce  qu'elle  a 
eu  d'abord  en  vue,  c'est  l'homme  :  elle  s'est  adressée  à  la  conscience 
individuelle  plutôt  qu'à  la  conscience  sociale;  elle  a  cherché  une 
responsabilité  effective,  sérieuse,  et  non  une  responsabilité  abstraite, 
illusoire.  Les  grands  esprits,  dans  l'ordre  philosophique  et  religieux, 
n'ont  pas  un  instant  hésité  sur  ce  point;  c'est  sur  l'éducation  de  l'in- 
dividu qu'ils  ont  fondé  le  perfectionnement  de  l'espèce.  Les  for- 
mules les  plus  célèbres  de  l'éthique  ancienne  intéressent  directement 
Fhomme,  le  prennent  à  partie  pour  ainsi  dire.  Le  connais-toi  de  So- 
crate,  Y  abstiens-toi  d'Épîtecte,  sont  des  conseils  de  morale  person- 
nelle, des  règles  de  conduite  précises.  Le  christianisme,  à  son  tour, 
parle  au  cœur  humain  d'une  manière  directe;  il  ne  s'inquiète  ni  des 
torts  de  la  civilisation ,  ni  des  imperfections  de  la  société.  Dans  le 
schisme  même ,  personne  ne  se  paie  d'une  aussi  mauvaise  défaite. 
Pelage  et  Abélard,  en  exagérant  le  libre  arbitre,  Priestley  en  incli- 
nant vers  la  loi  de  la  nécessité,  les  antinoméens  et  les  déterministes, 
le  Koran  empreint  de  tant  de  fatalisme,  le  dogme  païen  qu'assombrit 
l'expiation,  tous  les  cultes  comme  tous  les  systèmes,  proclament  la 
responsabilité  de  l'homme ,  sans  faire  jamais  au  milieu  dans  lequel 
il  vit  une  part  trop  grande,  sans  y  puiser  les  élémens  d'une  justifi- 
cation aussi  dangereuse  que  commode. 

C'est  là  que  se  trouve  la  vérité,  non  ailleurs  :  tout  auh%  point  et 
vue  laisse  la  passion  sans  frein,  la  conscience  sans  autorité.  Aucune 
société  ne  résisterait  à  un  régime  où  le  sentiment  du  deYoir  per- 
sonnel s'affaiblirait  devant  l'intervention  d'on  ne  saurait  dire  quelle 
tutelle  collective.  La  civilisation  actuelle  est  le  fruit  de  l'éducation 


776  aBVDB  DBS  DEUX  MONDES. 

lente  et  successive  de  rhomme;  la  loi  du  devoir  a  élevé  Tindivida , 
et  par  conséquent  l'association  humaine.  Sans  doute,  cette  loi  n'a 
jamais  eu  une  application  complète,  et  bien  des  infractions  en  altè- 
rent la  vertu.  Il  n'en  est  pas  résulté,  cela  est  vrai,  des  sociétés  irré- 
prochables; mais  le  bien  qui  s'est  produit  dans  le  cours  des  temps 
émane  de  ce  mobile,  et  on  ne  saurait  lui  imputer  le  mal  qui  couvre 
encore  la  terre.  L'imperfection  de  l'homme  n'accuse  que  l'homme; 
pour  qu'il  atteigne  l'idéal  où  il  doit  aspirer,  il  ne  faut  amoindrir  ni 
sa  liberté  ni  sa  responsabilité.  Il  y  a  plus  de  respect  pour  la  dignité 
de  sa  nature  chez  ceux  qui  consentent  à  le  voir  malheureux  par  sa 
faute  et  régénéré  par  l'épreuve  d'un  combat  intérieur,  que  chez  ceux 
qui  lui  arrangent  un  bonheur  forcée  pour  ainsi  dire  mécanique» 
obtenu  sans  effort,  partant  sans  mérite.  La  part  de  l'individu  doit 
être  grande  dans  la  direction  que  prend  sa  destinée.  Si  la  société  en 
fournit  quelques  élémens,  il  appartient  à  l'homme  de  se  les  appro- 
prier, de  les  dompter  quand  ils  sont  rebelles,  de  ne  point  en  abuser 
quand  ils  sont  favorables. 

Dans  la  pratique ,  cette  confusion  est  pleine  de  dangers;  elle  auto- 
rise une  grande  partialité  envers  les  faiblesses  et  les  crimes  des 
individus.  Le  mal  n'excite  plus  dès-lors  de  haines  vigoureuses;  on  le 
regarde  commue  un  produit  fatal  de  la  civilisation  et  excusable  à  ce 
titre.  C'est  ainsi  que  le  sens  moral  s'affaiblit  dans  les  classes  élevées 
comme  dans  les  classes  inférieures.  La  chimère  d'une  perfectibilité 
exclusivement  collective  ne  laisse  pas  aux  vertus  privées  un  rôle  suf- 
flsamment  digne  et  nécessaire;  elle  les  traite  comme  une  superféta- 
tion,  presque  comme  un  préjugé.  Le  bien  peut  s'accomplir  sans  cela; 
l'exercice  en  est  facultatif  et  arbitraire.  L'impulsipn  sociale  couvre 
et  transforme  tout;  le  bon  et  le  mauvais  sont  emportés ,  confondus 
dans  une  sorte  de  mouvement  fatal  et  aveugle.  Le  vice  a  une  excuse; 
la  vertu  n'a  plus  de  sanction.  Voilà  où  aboutit  invinciblement  tout 
système  qui  tend  è  justifler  l'homme  aux  dépens  de  la  société,  et 
qui  sacrifie  des  garanties  réelles  à  des  combinaisons  imaginaires. 
On  ne  saurait  plus  évidemment  quitter  la  proie  pour  courir  après 
l'ombre. 

Les  censeurs  systématiques  de  la  société  abondent  tous,  sciem- 
ment ou  ^leur  insu,  dans  cette  déception.  £n  l'accusant  outre  me- 
sure ,  ils  tendent  à  la  dégrader  davantage;  en  la  chargeant  de  toutes 
les  iniquités ,  de  toutes  les  misères ,  de  toutes  les  douleurs  d'ici-bas, 
ils  nous  préparent  des  douleurs,  des  misères,  des  iniquités  plus 
grandes.  Ils  placent  l'effort  ailleurs  qu'il  ne  faudrait,  et,  s'abusant 


LA  SOCIÉTÉ  ET  LE  SOCIALISME.  777 

sur  le  symptôme,  ils  font  prendre  le  change  sur  le  remède.  Pouir 
colorer  cette  agression  d'un  prétexte  spécieux ,  volontiers  ils  se  rç** 
tranchent  derrière  l'intérêt  qu'inspirent  les  classes  laborieuses  et 
s'en  déclarent  les  défenseurs.  A  ce  titre,  et  comme  cela  arrive  dans 
presque  toutes  les  causes,  on  les  voit  briller  aux  dépens  de  la  partie. 
Certes,  aucun  mandat  n'est  plus  respectable  que  celui-là,  quand  il 
s'exerce  dans  la  limite  des  réformes  possibles  et  n'est  pas  un  dégui- 
sement de  la  vanité.  Rien  au  monde  n'est  plus  digne  d'attention  que 
ces  classes  inférieures  dont  les  jours  s'écoulent  dans  un  travail  sans 
trêve,  jusqu'au  repos  de  la  tombe.  Ce  sont  les  bras  de  ces  hommes 
qui  procurent  aux  classes  aisées  des  jouissances  pleines  de  raffine- 
mens,  et  il  est,  hélas I  trop  vrai  que  plusieurs  de  ces  malheureux 
peuvent  ressentir  les  atteintes  de  la  faim  près  des  gerbes  qu'ils  ont 
récoltées,  manquer  de  vétemens  au  milieu  des  riches  tissus  qu'ils 
ont  ourdis.  Le  dénuement  et  la  misère  n'ont  pas  disparu  d'ici-bas 
malgré  l'influence  de  la  civilisation  :  il  y  a  encore  plus  d'une  blessure 
à  guérir,  plus  d'un  besoin  à  satisfaire.  A  ce  point  de  vue,  la  pour- 
suite d'améliorations  nouvelles  est  non-seulement  légitime,  mais 
encore  obligée.  Les  cœurs  y  sont  enchaînés,  l'intérêt  même  le  com- 
mande. Seulement,  il  ne  faut  pas  imiter  les  enfans  dont  parle  Plu* 
tarque,  et  essayer,  comme  eux,  de  sauter  au-delà  de  notre  ombre.  La 
loi  de  l'humanité  est  d'aller  en  avant;  mais  c'est  précisément  parce 
que  cette  marche  doit  être  longue,  qu'elle  ne  doit  point  avoir  le  ca- 
ractère d'un  tour  de  force,  et,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  d'une 
course  au  clocher. 

La  société  a  encore  beaucoup  à  stipuler  pour  l'homme,  cela  est 
vrai,  mais  à  la  condition  que  l'homme  ne  s'abandonnera  pas.  Aucun 
effort  d'ensemble  ne  pourrait  l'élever  ni  à  la  grandeur  morale,  ni  au 
bien-être  physique ,  s'il  n'y  travaillait  lui-même  constamment  et  sans 
relâche.  Ici  encore  la  loi  du  devoir  personnel  est  la  seule  qui  soit 
féconde  et  intelligente.  Dans  l'état  de  tutelle  où  vivent  quelques 
classes  de  la  société,  l'une  de  leurs  plus  grandes  garanties  est  dans 
l'honneur  et  le  désintéressement  des  classes  qui  disposent  de  l'em- 
pire. L'idéal  de  ce  régime,  où  le  plus  grand  nombre  abdique  au 
proGt  de  quelques-uns ,  serait  que  le  pouvoir  s'exerçât  un  peu  plus 
dans  l'intérêt  de  ceux  qui  implicitement  ou  formellement  le  délè-- 
guent,  et  beaucoup  moins  pour  le  bénéfice  partieulier  de  ceux  qui 
en  sont  investis.  On  parle  de  progrès  social,  celui-ci  serait  le  plus 
urgent  à  réaliser.  Plus  de  dévouement  et  de  meilleurs  modèles  dans 
les  rangs  élevés,  afin  d'amener  plus  d'aisance  et  de  répandre  plus  de 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moralité  dans  les  rangs  inférieurs ,  voilà  une  formule  plus  courte  et 
plus  sérieuse  que  ne  le  sont  les  formules  chimériques.  Elle  rre  sera 
pas  plus  obéie  que  les  autres,  et  peut-être  faut-il  en  accuser  ceux 
qui  ont  combattu,  sous  divers  prétextes,  Tautorité  du  devoir.  L'é- 
g^Bme  humain  ne  saurait  capituler  que  devant  une  forte  édueption 
de  rame  et  un  travail  intérieur  qui  conduisent  au  détachement  et  à 
Tabnégalion.  Quelques  âmes  d*élite  ont  seules  une  générosité  in- 
stinctive; pour  les  autres,  c'est  le  fruit  du  temps  et  de  Texemple.  Il 
est  triste  de  dire  que  l'école  des  grands  dévouemens  se  perd  et  que 
celle  du  calcul  personnel  gagne  chaque  jour  du  terrain.  On  a  renda 
la  bride  aux  penchans  :  ils  vont  où  la  nature  les  emporte. 

Il  est  donc  de  Thonneur  de  Técrivain  de  ne  pas  déserter  la  dé- 
fense des  classes  inférieures  :  la  déclamation  a  rendu  le  terrain  dif- 
ficile; mù\^  on  peut  reprendre  les  choses  où  elles  étaient  avant  les 
écarts  de  l'exagération  et  la  fièvre  des  utopies.  C'est  une  mission  si 
sainte ,  qu'elle  se  relèvera  sans  peine  du  tort  qu'on  lui  a  fait  et  des 
déviations  qu'on  lui  a  imprimées.  Quand  on  étudie  le  problème  avec 
quelque  maturité  d'esprit,  on  y  découvre  une  foule  de  détails  par 
lesquels  déjà  le  bien  pourrait  se  réaliser.  Il  ne  s'agit  pas  sans  doute 
de  métamorphose  complète,  de  changement  à  vue;  ces  prétentions 
doivent  être  abandonnées  aux  rêveurs.  Mais  dans  un  coup  d'oeil 
rapide  sur  les  soufifirances  sociales,  peut-être  est-il  possible  de  ra- 
mener l'attention  sur  quelques  données,  sinon  neuves,  du  moins 
utiles  et  inspirées  par  le  plus  simple  bon  sens.  La  misère,  le  vice  et  le 
crime,  ces  trois  fléaux,  semblent  être  pour  long-temps  les  acces- 
soires obligés  de  toute  civilisation  humaine.  C'est  le  fruit  des  pas- 
sions :  les  passions  n'abdiquent  pas.  Il  ne  reste  dès-lors  qu'à  cher- 
cher des  remèdes  partiels,  des  moyens  d'atténuation,  tout  en  faisant, 
comme  l'on  dit ,  la  part  du  feu.  Telle  est  la  pensée  de  la  récapitula- 
tion qui  va  suivre. 

Avant  de  l'aborder,  il  est  convenable  pourtant  d'écarter  une  accu- 
sation préliminaire  qui  a  été  souvent  reproduite.  On  a  dit  et  répété 
que  la  misère  et  le  crime  sont  un  produit  fatal  de  la  civilisation,  des-^ 
tiné  à  s'accroître  en  raison  directe  de  l'activité  industrielle  d'un 
peuple  et  des  victoires  que  le  génie  humain  remporte  sur  la  nature. 
C'est  là  une  erreur  gratuite.  Évidemment  on  déprécie  le  temps  pré- 
sent au  profit  du  temps  passé,  et  la  difficulté  des  moyens  de  vérifica- 
tion donne  des  forces  à  cette  méprise.  En  efiFet,  les  élémens  histori- 
ques manquent  lorsqu'on  veut  examiner  avec  quelque  précision  ce 
qu'était,  dans  les  siècles  antérieurs,  la  conidilion  des  classes  infé- 


LA  SOCIÉTÉ  BT  LE  SOCIALISME.  779 

rîeures.  La  statistique  est  une  science  toute  moderne;  on  en  abuse 
aujourd'hui,  on  n'en  usait  pas  assez  autrefois;  on  veut  tout  prouver 
actuellement  avec  les  chidfes,  jadis  personne  ne  songeait  à  cette 
preuve.  Diverses  raisons,  soit  politiques,  soit  administratives,  s'op- 
posaient d'ailleurs  à  ce  que  des  calculs  pussent  être  invoqués  avec 
suite  et  avec  autorité.  La  diversité  du  régime  provincial  troublail 
l'unité  des  documens,  et  la  censure  royale  en  restreignait  forcément 
l'usage.  De  là  une  lacune  inévitable  dans  l'histoire  économique  do 
pays  et  une  brèche  ouverte  aux  amateurs  d*hypotliëses. 

Cependant ,  à  l'aide  de  l'observation  la  plus  superncielle^  on  peut 
suppléer  à  l'absence  des  documens  et  s'assurer  que  la  misère,  loin 
de  grandir  avec  la  civilisation,  tend  au  contraire  à  dinûnuer  de- 
vant une  aisance  chaque  jour  aoorue  et  les  issues  nouvelles  que  se 
fraie  le  tr^ail.  Il  serait  trop  douloureux  de  penser  que  le  progrès 
social,  cette  idole  du  temps,  ressemble  à  ces  divinités  indiennes  (par 
ne  marchent  vers  le  temple  qu'es  écrasânl  à  chaque  pas,  sous: le» 
roues  de  leur  char,  un  plus  grand  nombre  de  victimes.  Cela  n'est 
point;  lessociétés  modernes  ont'été  calomniées;  elles  sont  au^-desso» 
des  sociétés  anciennes,  comme  intelligence,  comme  hien-étre.  Si^ 
par  misère,  on  entend  ce  malmoral  qui  se  traduit  au  dehors  jpardes 
exigences  inquiètes,  une  soif  immodérée  de  jouissances  et  les  ap- 
pels d'une  ambition  déréglée,  oui,  certes,  notre  époque  est  en  proie 
à  cette  misère,  et. les  classes  ouvrières  nesont  pas  les  seules  qui  s'en 
trouvent  atteintes.  Chez  elles,  comme  dans  toute  la  hiérarchie  de  1» 
société,  se  manifestent  ces  prétentions  à  l'empire,  inévitables  dans 
un  temps  où  tout  le  monde  veut^  eommander  et  ou  personne  ne  sei 
résigne  à  obéir.  Quand  de  toutes  parts  cbacu»  semble  malheureuxi 
de  sa  position  et  cherche  à  se  faire  une  meilleure  placer  pourquoi  les» 
classes  laborieuses  n'éprouveraient-elles  pas  le  môme  vertige?  Telle 
est  la  misère  du^temps,  et  au  milieu  des  flatteries  dont  ils  sont  l'objet», 
il  est  surprenant  que  les  ouvriers  ne  s'en  soient  pas  ressentis  d'une 
maujère  plus  profonde.  Mais  si  par  misère  on  entend  ce  mal  physî- 
que  qui  se  manifeste  par  des  habHodes  dégradées  et  la  privation 
des  premières  nécessités  de  la  vie,  non,  il  n'est  pas  exact  de  dire  que 
notre  siède  cist^  sous  ce  rapport^,  phis  mal  partagé  que  les  ^ècle» 
antérieurs  :  c*est  le  contraire  qui  est  vrai. 

Il  suffit,  pour  s'en  assurer,  de  jeter  un  coup  dîoail  sur  lesannales 
des  générations' humaines.  Certes,. comne  dépravatioiiy  lleinticpatt 
a  laissa  loin  d'elle  les  temps  modernes.  Fœdé  sur  les  sens,  le  paga^ 
nisme  avait  dd  faire  aux  sens^  une  pçrt  très  ample^  et  c'est  Fun  des 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cultes  qui  ont  osé  élever  la  prostitution  à  la  hauteur  d'un  rite  reli- 
gieux. Les  lupercales,  les  bacchanales,  les  mystères  de  la  bonne 
déesse,  n'étaient  autre  chose  qu'une  débauche  organisée  et*s' exer- 
çant, sous  l'œil  des  prêtres,  avec  un  débordement  périodique.  Plus 
près  de  nous,  divers  schismes  scandalisèrent  l'église  par  d'étranges 
déréglemens.  Carpocrate  et  Prodicus  en  donnèrent  l'exemple  dans 
les  premiers  siècles  de  notre  ère,  et  après  eux  des  sectes  nom- 
breuses, comme  les  Picards,  les  Vaudois,  les  frères  de  l'esprit  libre, 
les  dulcinistes,  les  fossariens,  les  multiplians,  les  florians,  dont  parle 
Philastre ,  ne  craignirent  pas  de  couvrir  leurs  dissolutions  du  voile 
d'un  fanatisme  pieux.  Les  turlupîns  allèrent  plus  loin  encore;  ils 
eurent  des  grandes  prétresses  et  parodièrent  les  écarts  de  l'idolâtrie. 
Ainsi  la  débauche  avait  pris  asile  à  côté  du  sanctuaire  d'une  manière 
ouverte,  profanation  qui  a  été  épargnée  à  notre  temps.  Les  ravages 
qu'elle  faisait  dans  les  autres  classes  n'étaient  pas  moindres.  Une 
sorte  de  magistrature  burlesque  avait  été  imposée,  dans  le  moyen- 
âge,  à  la  prostitution ,  et  le  roi  des  ribauds  n'eût  pas  échangé  sou 
sceptre  effronté  pour  une  souveraineté  plus  décente.  Les  usages  de 
l'époque  autorisaient  cette  licence,  et  la  langue  même,  telle  qu'on 
la  retrouve  dans  Rabelais,  trahit  cette  liberté  des  mœurs  par  la  liberté 
de  l'expression.  Les  siècles  suivans  ne  dérogèrent  point,  et  il  sufRt 
de  citer  le  règne  de  Louis  XV  pour  donner  la  mesure  du  dérègle- 
ment où  étaient  arrivés  nos  pères.  £n  ce  genre,  il  sera  difGcile  de 
les  surpasser. 

•  Voilà  pour  la  licence  des  mœurs.  Quant  à  la  misère  des  classes 
nombreuses,  il  faut  se  souvenir  de  ce  qu'étaient  les  ilotes  et  les  pro- 
létaires dans  le  monde  ancien.  L'esclavage  ajoutait  encore  à  ces 
douleurs  un  chapitre  dont  chaque  jour  les  pages  s'effacent.  Dans  l'ère 
moderne,  ce  fut  la  féodalité  qui  se  chargea  de  reproduire  sous  une 
autre  forme  les  servitudes  du  régime  romain.  On  parle  de  l'assujé- 
tissement  dans  lequel  les  maîtres  peuvent  tenir  les  ouvriers;  mais 
que  l'on  compare  ce  joug  à  celui  du  vasselage  d'autrefois,  plein  de 
brutalités  et  de  caprices,  ne  respectant  ni  la  liberté  ni  la  dignité  de 
l'homme,  disposant  de  lui  comme  d'une  machine,  et  ne  lui  laissant 
pas  même  la  jouissance  des  fruits  de  son  travail  I  Qui  voudrait  au- 
jourd'hui, même  parmi  les  plus  malheureux  journaliers,  retourner  à 
cette  condition  qui  faisait  du  serf  une  sorte  de  propriété  mobilière? 
Au  lieu  de  regarder  toujours  en  avant  de  soi ,  que  Ton  jette  plus  sou- 
vent un  coup  d'œil  en  arrière  :  on  y  puisera,  en  contemplant  le 
xiiemin  parcouru,  la  patience  nécessaire  pour  achever  l'étape  labo- 


LA  SOCIÉTÉ  ET  LE  SOCIALISME.  781 

rieuse  qui  nous  est  assignée.  Toute  génération  a  eu  un  contingent 
de  peines  et  de  joies;  notre  lot  est  meilleur  que  celui  de  nos  aïeux , 
et  nous  préparons  à  nos  enfans,  il  faut  Tespérer  du  moins,  une  exis- 
tence plus  prospère  que  la  nôtre.  En  fait  de  misère,  qui  en  a  plus 
essuyé  que  les  populations  du  moyen-âge,  en  butte  à  des  famines 
incessantes,  décimées  par  la  guerre,  foulées  par  les  partis  armés,  ra- 
vagées  par  la  peste,  ruinées  par  les  exactions  arbitraires?  Un  membre 
de  rinstitut,  M.  Berryat  de  Saint-Prix,  a  dernièrement  tracé  un 
tableau  animé  et  consciencieux  de  cette  situation  trop  peu  connue. 
Même  plus  près  de  nous,  et  dans  ce  que  Ton  nomme  le  grand  siècle, 
on  voit  éclater  des  plaintes  que  Thistoire  officielle  ne  mentionne  pas. 
Derrière  le  luxe  de  Louis  XIV  se  cachent  les  privations  de  tout  un 
peuple.  Un  seul  homme  a  osé  élever  la  voix ,  c'est  Vauban  :  aussi^ 
malgré  ses  services,  mourut-il  dans  la  disgrâce  du  souverain.  Yauban 
avait  le  cœur  aussi  grand  que  le  génie  :  quand  il  se  fut  assuré  du 
mal ,  il  ne  craignit  pas  de  le  dévoiler.  Dans  un  passage  du  Projet  de 
dune  roijalcy  Vauban  constate  que  la  classe  des  privilégiés  se  rédui- 
sait de  son  temps  à  dix  mille  familles  opulentes  ou  aisées  sur  vingts 
deux  millions  d'amesl  Un  autre  écrivain  de  ce  règne,  Boisguilbert, 
aussi  judicieux  et  aussi  sincère  que  Vauban,  confirme  la  triste 
statistique  de  ce  dernier  et  ajoute  :  a  Bien  que  la  magnificence  et 
Tabondance  soient  extrêmes  en  France,  comme  ce  n'est  qu'en  quel- 
ques particuliers  et  que  la  plus  grande  partie  est  dans  la  dernière 
Indigence ,  cela  ne  peut  compenser  la  perte  que  fait  l'état  pour  le 
grand  nombre  (1).  »  Si  la  misère  a  sévi  sous  un  roi  comme  Louis  XÏV 
et  avec  un  ministre  tel  que  Colbert,  au  milieu  du  silence  des  fac- 
tions et  de  la  sécurité  intérieure,  qu'on  juge  de  ce  qu'elle  devait 
être  quand  le  pays  était  mis  au  pillage  par  des  mercenaires  ou  envahi 
par  la  soldatesque  ennemie.  Certes,  la  matière  de  tableaux  larmoyans 
abondait  dans  ces  périodes  fécondes  en  calamités;  il  ne  leur  a  manqué 
qu'une  chose,  des  statisticiens. 

L'amélioration  du  sort  des  classes  laborieuses  est  donc  un  fait  qui 
ressort  du  moindre  rapprochement  historique.  On  peut  même,  dans 
les  témoignages  contemporains,  en  découvrir  la  marche  et  en  con- 
,  stater  le  mouvement.  L'un  des  plus  judicieux  et  des  plus  conscien- 
cieux observateurs  des  phénomènes  industriels,  M.  le  docteur  Vil- 
lermé,  a  recueilli  à  ce  sujet,  dans  les  manufactures,  des  aveux  précieux 
de  la  part  des  plus  vieux  ouvriers,  de  ceux  qui,  ayant  vécu  sous  deux 

(1)  Détail  de  la  France  tout  Louit  XIV. 

TOME  I.  50 


782  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

régimes,  ont  pu  faire  l'expérience  personnelle  de  l'un  et  de  Tautrew 
Tous  ils  avouent  que  leur  classe  est  aujourd'hui  mieui  logée»  mieUK 
meuMée,  mieux  vêtue.  Le  drap  dans  les  babillemens  a  remplacé  la 
grosse  toile.  On  rencontre  moins  qu!autrefois  des  pieds  et  des  janDi)e8 
nus;  les  sabots  deviennent  rares  »  les  souliers  les  ont  remplacés^ 
Quand  arrive  un  jour  de  féto,  cette  population  des  ateliers  se  confond 
par  sa  mise  avec  la  classe  bourgeoise,  et  semble  en  être  une  variété-. 
L'alimentation  ost  plus  substantielle  et  plus  abondante;  enfin,  et  c'est 
là  une  preuve  décisive,  la  vie  moyenne  s* esL  accrue,  et,  dansl'intep- 
valle  d'un  demi-siècle,  on  l'a  vue  s'élever  de  trente-cinq  à  quarante 
aufr.  On. peut  ajouter  à  ces  divers  indices  le  succès  des  caisses  d'é- 
pargne et  les  réserves  considérables  qu'elles  assurent  désormais  à 
l''Ouvrier.  Plus  on  ira,  plus  la  situation  de  cette  intéressante  classe 
se  dépouillera  de  ce  qu'elle  peut  avoir  de  précaire.  Avec  Taisanoe 
viendront  la  dignité,  l'esprit  d'ordre  et  de  conduite,  la  tempérance» 
ta  régularité  des  mœurs.  Le  bien  engendre  le  bien,  comme  le  mal 
engendre  le  mal.  Déjà  cette  amélioration  graduelle  serait  plus  senr 
sibie  et  plus  manifeste,  si,  dan»  la  voie  du  bien-être,  les  besoins  ne 
s'aocroisaient  pas  toujours  en  raison  des  jpuissances,  et  »  toute  Mt- 
tisfaction  n'était  pas  immédiatement  suivie  d'un  désir  nouveau.  Qoe 
d'objets,. autrefois  de  luxe,  sont  devenus  pour  l'ouvrier  des  objetS'de 
première  nécessité I  que  de  raffînemens  auxquels  jamais  il  n'aurait 
cru  atteindre,  et  qui.  sont  aujourd'hui  à  sa  porjtéel  Cependant  cela^ne 
suffit  pas>  car  il  e^  dans  l'essence  de  l'homme  d'aspirer  toujours  k 
plus  qu'il  ne  possède.  De  là  cette  plainte  étemelle  qui  ne  cessera 
qu'avec  llburattuitë,  et  qui  est  aussi  vieille  qpe  le  monde. 

Sous  bien  des  rapports,  les  sociétés  antérieures  étaient  donc  en 
arrière  de  la<  société  actuelle;  c'est  un  fait  désormais  hors  de  doute. 
Il  y  a  eu  dans  le  cours  des  siècles  une  suite  d'acquisitioos  lentes  dt 
précieuses  qui,  composent  le  lot  de  notre  temps.  Les  civilisations  se 
forment  comme  les  terrains  d'alluvion;  chaque  âge  y  contribue  et 
laisse  plus  qu'il  n*'a  reçu*  L!bomme  s'est  ainsi  ennobli  de  deux  ma- 
nières, moralement  par  une  éducation  chaqfie  jour  (dus  répandue-, 
matériellementpar  un  bieuTétre  qui  sans  cesse  tend  à  s'accroître.  Le 
pouvoir,  concentré  d'abord  dans  quelques  mains,  s'est  disséminé  de 
manière  à  Jntéresser  la  classe  moyenne  admise  à  en  régler  l'exereiea. 
Évidenunent  ce  sont  là  des  progrès,  et,  à  ce  spectacle,,  toute  impoi- 
tation  de  décadence  tombe  d'elle-même. 

Le  rôle  du  passé  étant  ainsi  déterminé,  il  ne  reste  plus  qu'à  compter 
avec  l'époque  actuelle.  En  le  faisant,  il  importe  de  se  séparer  de 


LA  SOCIÉTÉ  ET  I;E  SOCUUSME.  783 

Técole  de  Texagération  et  de  s'étudier  h  en  éviter  les  daonées  et  le 
langage.  Quand  on  traite  aujourd'hui  de  semblables  matières,  on  ne 
saurait  y  apporter  ni  trop  de  sagesse  ni  trop  de  sang-froid.  La  dé- 
fense des  classes  laborieuses  ne  peut  pas,  ne  doit  pas  être  délaissée, 
quoique  des  amis  dangereux  Taient  singulièrement  compromise.  Seu- 
lement il  devient  essentiel  d'émettre  des  réserves  très  explicites  et 
d-assigoer  à  ces  questions  des  limites  précises  et  raisonnables.  Les 
choses  en  sont  là  que^  pour  être  écouté,  la  plus  stricte  modération 
est  désormais  nécessaire.  Aussi  ne  sera-t-il  fait  ici  aucune  concession 
ni  à  Tutopie ,  ni  au  roman ,  ni  même  à  la  statistique  :  les  améliora- 
tions lointaines  font  toujours  du  tort  aux  améliorations  prochaines, 
et  il  y  a  du  bénéflce  à  se  tenir  en  garde  contre  des  chimères.  Cette 
réserve  exprimée,  on  peut  se  demander  où  en  est  notre  siècle  pour 
ces  tnns  plaies  sociales,  le  vice,  le  crime  et  la  misère,  qui  rongent 
surtout  les  couches  inférieures  de  la  société.  £st-il  quelques  mesures 
immédiates  à  prendre ,  quelques  topiques  certains  que  Von  puisse 
appliquer  à  de  tels  maux?  Pour  rappeler  une  expression  devenue 
célèbre,  y  a-t-il  à  ce  sujet  quelque  chose  à  faire?  Ce  sont  là  des 
questions  dignes  de  quelque  intérêt. 

Quand  on  parle  du  vice,  la  prostitution  se  présente  en  première 
ligne  :  c'est  de  toutes  les  plaies  sociales  celle  qui  affecte  le  plus  dou- 
loureusement la  pensée  et  qui  porte  aux  mœurs  l'atteinte  la  plus  pro- 
fonde. Un  écrivain  spécial  (1)  a  rendu  au  public  le  triste  service  de 
rinitJer  aux  mystères  et  aux  soufirances  de  cette  vie  d'abjection.  Les 
détails  de  cette  déplorable  statistique  sont  connus,  trop  connus  peut- 
être.  Une  seule  chose  peut  consoler  d'un  aussi  affligeant  tableau,  c'est 
que  la  société  ne  pousse  personne  dans  ce  monde  de  la  dépravation. 
Les  chutes  y  sont,  à  peu  d'exceptions  près,  volontaires;  elles  ne  doi- 
vent être  imputées  qu'aux  mauvais  penchans  de  la  victime  ou  aux  sé- 
ductions de  ces  odieuses  créatures  qui  spéculent  sur  le  déshonneur. 
Peut-être  cette  question  de  la  prostitution  n'a4-elle  jamais  été  en- 
visagée avec  assez  de  rigueur.  On  admet  trop  facilement  que  c'est 
Ufi  fléau  nécessaire,  et  que  le  seul  devoir  de  l'autorité  est  d'en  régler, 
pour  ainsi  dire,  l'exercice.  On  la  montre  comme  régnant  sur  toute  la 
surface  du  globe,  à  l'ombre  d'une  tolérance  universelle.  Lutter  contre 
die  semble  une  entreprise  pleine  de  dangers;  on  aUne  mieux  lui 
donner  une  organisation  savante,  la  cantonner,  faire  des  sacrifices 
réguliers  à  ce  minotaure.  Ce  système,  que  l'on  croit  inattaquable, 

(1)  De  la  Prostitution  dans  la  ville  de  Paris,  par  M.  Parent-Duchàtelet. 

50. 


784  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

est  précisément  ce  qui  prêterait  le  plus  à  une  discussion.  Il  n*est  pas 
vrai  d*abord  que  la  prostitution  soit  partout  tolérée  et  autorisée;  elle 
ne  Test  pas  dans  les  pays  musulmans  ni  dans  plusieurs  villes  de  la 
Suisse,  où  aucun  inconvénient  ne  résulte  de  cet  état  de  choses.  Sans 
doute,  il  est  difficile  de  combattre  le  concubinage  et  les  liaisons  irré- 
guliéres;  mais  si  Taction  publique  est  impuissante  pour  la  répression 
des  vices,  si  elle  ne  peut  imposer  aux  citoyens  ni  la  continence,  ni 
la  réserve,  elle  n*est  pas  tenue  è  organiser  le  dérèglement  et  à  donner 
des  garanties  au  désordre. 

Le  régime  suivi  actuellement  a  un  autre  écueil  bien  plus  grave, 
celui  d'autoriser  Tcxploitation  en  matière  de  débauche.  La  police 
accorde  en  efiet  une  sorte  de  sanction  à  ce  trafic  abject  qui  se  pra- 
tique dans  les  maisons  de  tolérance.  Elle  les  classe  et  les  patente, 
elle  leur  reconnaît  une  vie  presque  légale.  Quoi  de  plus  dangereux, 
et  queUe  prime  donnée  au  pervertissement  !  Ce  sont  là  autant  de 
foyers  de  séduction  que  Ton  crée,  autant  d*écoles  d*infamie.  L'éta- 
blissement une  fois  fondé,  il  faut  qu*il  marche,  qu'il  se  recrute,  et  au- 
cun moyen  ne  répugne  aux  créatures  qui  président  à  ces  spéculations. 
Liées  par  un  contrat  léonin,  les  victimes  se  débattent  en  vain  sous 
cette  horrible  étreinte;  elles  doivent  tout  à  l'entreprise ,  leur  santé, 
leur  pudeur,  leur  temps;  l'entreprise  ne  leur  doit  que  le  vêtement 
et  la  nourriture.  Contrat  odieux  I  et  la  poUce  lui  donne  une  sorte  de 
valeur  en  brevetant  l'exploitation  I  Vraûnent,  c'est  trop  de  condes- 
cendance. Que  la  prostitution  directe  soit  souflTerte,  puisqu^on  ne 
peut  l'empêcher,  et  que  les  natures  vicieuses  disposent  d'elles- 
mêmes;  mais  qu'on  aboUsse  la  prostitution  indirecte,  la  prostitution 
en  commandite,  collective  et  enrégimentée.  On  dira  que  l'usage  a 
consacré  cet  abus;  mais  l'usage  maintenait  aussi  les  jeux  publics,  et 
pourtant  ils  ont  disparu  sans  inconvénient  réel  et  au  grand  avantage 
de  la  moralité  publique.  Dans  l'un  et  dans  l'autre  cas,  l'objection  la 
plus  sérieuse  a  été  la  crainte  de  sortir  de  la  notoriété  pour  entrer 
dans  la  clandestinité ,  et  de  voir  des  maisons  dangereuses  et  ignorées 
de  la  police  remplacer  des  maisons  assujéties  à  une  surveillance  as- 
sidue. Quant  aux  jeux  publics,  l'expérience  a  prouvé  que  cette  appré- 
hension est  chimérique  :  pourquoi  n'en  serait-il  pas  de  même  pour 
la  prostitution?  D'ailleurs,  c'est  là  un  risque  que  l'on  peut  courir  en 
tout  état  de  cause  :  quand  le  vice  aurait  moins  de  sécurité,  la  morale 
n'y  perdrait  rien. 

Si  de  la  région  du  vice  on  passe  dans  celle  du  crime,  on  y  ren- 
contre cette  écume  sociale,  déshonneur  de  la  civilisation  et  fléau  des 


LA  SOCIÉTÉ  ET  LE  SOCIALISME.  785 

grandes  villes  (1).  Au  premier  rang  figure  la  série  innombrable  des 
escrocs  et  des  filous,  déprédateurs  redoutables  et  tacticiens  con* 
sommés;  puis  vient  la  classe  qui  ne  se  fie  pas  seulement  à  l'adresse 
pour  la  perpétration  du  vol,  et  qui  va  jusqu'à  refiusion  du  sang.  Les 
forçats  et  les  réclusionnaires  libérés  sont  presque  toujours  les  auteurs 
de  ces  meurtres  qui  ne  s'exécutent  pas  isolément ,  mais  en  partici- 
pation pour  ainsi  dire.  Chaque  bande  a  un  chef,  des  éclaireurs,  des 
receleurs,  enfin  toute  une  organisation  mystérieuse  et  une  hiérarchie 
régulière.  Le  partage  du  butin  se  fait  avec  une  conscience  qui  étonne 
de  la  part  de  pareilles  gens.  Des  cafés,  des  magasins  de  vins,  des  ca- 
barets ,  connus  de  la  police  et  objets  d*une  surveillance  particulière, 
sont  les  points  où  ces  malfaiteurs  se  donnent  rendez-vous  pour  pré- 
parer leurs  attentats.  Un  vol  est  considéré  comme  une  affaûre  que 
l'on  propose,  que  Ton  négocie,  et  dans  laquelle  une  prime  est  ré- 
servée à  celui  qui  en  fournit  l'idée  et  le  plan.  Une  fois  en  campagne, 
la  bande  prend  des  dispositions  pour  déjouer  les  embûches  qu'on 
pourrait  lui  tendre  et  se  mettre  à  Fabri  des  surprises.  Chacun  a  un 
poste  assigné,  une  fonction,  une  consigne,  et,  en  cas  d'alerte,  la 
troupe  entière  se  réunit  pour  opposer  plus  de  résistance  ou  se  retirer 
en  meilleur  ordre.  Ce  sont  de  véritables  campagnes  entreprises  contre 
la  société ,  et  dans  lesquelles  la  stratégie  et  la  tactique  jouent  un  rôle 
essentiel.  L'art  du  vol  a,  conune  l'art  de  la  guerre,  de  grands  capi* 
taines  et  des  généraux  illustres.  C'est  ordinairement  la  voix  du  bagne 
qui  confère  ces  hauts  grades,  et  cette  investiture  est  rarement  mé- 
connue au  dehors. 

Dans  cette  organisation  savante  du  crime,  fl  y  a  quelque  chose 
qui  étonne ,  c'est  qu'on  ne  puisse  pas  prévenir  des  actes  préparés 
dans  des  lieux  publics  et  d'une  manière  aussi  peu  mystérieuse.  Laté* 
ralement  à  ces  bandes  de  malfaiteurs,  la  police  entretient,  avec  une 
judicieuse  vigilance ,  des  brigades  de  surveillans  qui ,  au  moyen  de 
certaines  alTmités  et  de  la  connaissance  de  l'argot  en  usage  parmi 
les  criminels,  peuvent  suivre  jour  par  jour,  presque  heure  par  heure; 
les  habitudes,  les  moyens  d'existence,  les  projets,  les  démarches  de 
cette  population  dépravée.  Depuis  le  garni  infect  dans  lequel  il  s'abrite 
le  soir,  jusqu'à  la  taverne  qu'il  [fréquente,  on  peut  épier  le  libéré,, 
observer  quelles  relations  il  entretient,  deviner  quels  desseins  il 
nourrit.  Quand  un  attentat  se  commet,  il  est  rare  que  la  police  ne 
mette  pas  sur-le-champ  la  main  sur  les  coupables;  des  indices  cer-^ 

(1)  Deê  Classée  dangereusts  ds  la  Société,  par  M.  Fré^îer^ 


786  -ReVIIB  ^DES  HEUX  MONIIBS. 

tains  la  guident,  et  elle  agit.  Rien  de  mieux  que  cette  rapidité  dans 
la  répression;  c'est  déjà  une  garantie  précieuse  pour  la  sécurité  pu- 
blique. Cependant  serait-il  impossible  d'obtenir  ce  résultat  par  des 
mesures  préventives ,  et  d'empêcher  l'exécution  du  crime  en  inter- 
yenant  è  propos? Si  la  loi  n'autorise  pas  l'arbitraire,  même  vis-à-*?{s 
des  hommes  quîconspirent  contrela  société,  la  police,  sans  sortir  du 
cercle  Tégal,  a  des  moyens  d'action  sur  les  chefs  de  bandes,  sur  les 
malfaiteurs  les  plus  audacieux.  Ils  sont,  en  leur  qualité  de  libérés, 
soumis  aux  servitudes  de  la  surveillance ,  et  comme  tels  ils  peuvent 
être  exilés  des  résidences  où  ils  deviennent  trop  dangereux.  Peut- 
être  serait-il  convenable  aussi  d'emprunter  à  la  police  de  Londres 
quelques  détails  d'organisation  d'une  efficacité  éprouvée.  Les  com- 
binaisons y  sont  en  général  prises  dans  le  sens  préventif  ;  on  y  volt 
l'intention  arrêtée  d'apporter  des  obstacles  aux  délits  et  aux  crimes. 
Il  est  vrai  que,  chez  nos  voisins,  ce  service  est  établi  sur  la  plus 
grande  échelle,  et  qu'il  emploie  un  personnel  imposant;  mais  pour 
tout  ce  qui  touche  à  la  sécurité  et  à  la  moralité  publiques ,  il  faut 
savoir  se  défendre  de  mesures  incomplètes  et  d'économies  mal  en- 
tendues. Nul  argent  ne  saurait  être  mieux  placé  que  celui-là ,  et  ce 
que  l'on  ajoute  à  la  surveillance  est  autant  d'épargné  au  budget  des 
prisons  et  aux  allocations  pénitentiaires. 

C'est  vers  ce  dernier  point  que  l'on  doit  surtout  appeler  l'esprit  de 
réforme.  Depuis  que  le  régime  des  bagnes  et  des  maisons  de  déten- 
tion a  été  amélioré,  ce  séjour  n'inspire  plus  au  malfaiteur  ni  répu- 
gnance, ni  crainte.  L'emprisonnement  a  perdu  tout  caractère  d'inti- 
midation :  on  le  considère  comme  une  halte  dans  le  crime.  Dans 
cette  enceinte  où  fermentent  tant  d'immoralités,  s'ourdissent  des 
complots  qui  éclateront  à  l'expiration  de  la  peine.  On  y  aiguise  le 
poignard  qui  accomplira  un  nouveau  meurtre,  on  y  tient  école  des 
moyens  d'effraction  et  d'escalade  qui  accompagneront  les  attentats 
contre  les  propriétés  et  contre  les  personnes.  Là  se  forment  ces 
bandes  qui  deviennent  si  redoutables  au  dehors,  ces  associations  qui 
constituent  une  sorte  de  compagnonnage  pour  l'assassinat  et  le  yoI. 
Isolées,  ces  natures  seraient  dangereuses,  et  l'on  ne  craint  pas  de 
doubler,  en  les  mettant  en  contact,  leur  puissance  pour  le  mal.  Ces 
êtres  dépravés  ressemblaient  à  des  tirailleurs  épars  :  en  les  renfer- 
mant ensemble,  on  en  fait  une  armée  compacte  et  disciplinée.  Évi- 
demment c'est  dans  ce  système  que  la  criminalité  actuelle  puise  sa 
principale  énergie.  Dès  qu'un  homme  a  passé  dans  une  maison  de 
détention^  sous  les  yeux  et  dans  la  sphère  d'influence  des  meneurs 


LA  SOCIETE  ET  LE.  SOCUUSME.  787 

de  la  phalange  pénitentiaire,  il  est  désormais  acquis  à  une  conjura- 
tion éternelle  contre  Tordre  légal;  il  rompt  avec  la  société  pour  en- 
trer dans  un  monde  à  part  et  s'y  élever,  d'échelon  en  échelon,  jusqu'à 
Téchafaud.  Ce  malheureux,  une  fois  entré  dans  un  milieu  corrompu^ 
n!anra  plus  ni  la  vertu  ni  la  focce  d'en  conjurer  les  atteintes;  la  contar 
gion  le  gagnera,  il  s'initiera  aux.beautés  de  Tai^tà  l'usage  des  malr 
faiteurs;  ilentendra  chaque  jour  les  récits  édiOans  des  héros  du  crime, 
saura  conunent  ils  conduisent  leurs  opérations,  quelles^  ruses  ils- emr 
ploient  pour  déjouer  la  surveillance^  qu6l8>compUceS'ils  fiencontrent, 
quels  lieux  ils  fréquentent.  Triste,  mais  inévitable  édi&cation  contre 
laquelle  peu;  de  condamnés  savent  se  défendre,  et  dont  lâs  résultats 
se  manifestent  clairement  dans  les  tableaux  des  récidives  l 

A  cette  situation  fâcheuse  il  n'est  qu'un  seul  remède,^  c'est  l'iso- 
lement. On  a,  dans  ces  derniers  temps,  compromis  cette  mesure  par 
des  aiqilications  politiques.  C'est  une  faute;  il  fallait  conserver  à 
l'emprisonnement  solitaire  le  caractère  qui  lui  appartient,  et  en  faire 
exdusivement  une  arme  contre  les  malfaiteurs*  ]>e  l'avis  des  esprits 
les  plus  éclairés  et  des  observateur»  les  plus  réflédbis,.nul  moyen 
n'jcÈb  plus  efficace  pour  nettoyer  les  étables  du  cfime.  Là.  déten*- 
lîoB,.Gomme  on  l'entend,  comme  on  la  pratique  au|purd!hui,  est  un 
complot  incessant  contre  la  société.  £lle  engendre  plus  d'attentats 
qu'elle  n'en  punit,  et  ressemble  moins  à  une  expiation  qu'à  une  mer 
uace.  Tant  que  les  détenus  auront  entre  eux  des  communications 
quotidiennes^  il  en  sera  ainsû  Se  voir,  et  ^  paiiieF^  pous  des^  crimi'^ 
nels»  c*est  conspirer,  c'est  s'affermir  dans^ladôppavation.  La  prison 
renvoie  toe|ourB  un  homme  plus  vicieux;  qiyb'elle  ne  l'a  reçu;  les  plus 
mauvaises  natures  y  donnent  le  ton>et  s'y  exalleiM«  par  le  frottements 
Il  faut  donc  séparer,  isoler  les  détenxu^  tout  Vindiqiieh  C'est  le  seul 
moyen  de  dissoudre  les  associations  souterraînes,  de  faire  tomber 
en  désuétude  la  langue  des  bagnes  et  des  maisons  centrales.  Entre 
des  hommes  qui  ne  se  seront  jamais  aperçus^  point  de,  conjuration 
possible,  point  de  pacte  secret.  Le  libéré  ne  tr^ouyera.phis,  en  quit- 
tant li^  eUourrae,  des  complices  peur  pei^éyérer  dans  le  maU  des 
raUieurs  pour  le  détourner  dubiea:  il  sera  livré  à  ses  instincts  et  à 
ses  pencbans.  La  réclusion-  cenaUna,  la»  séparation  ri9aiur.euse  des 
détenusi  auront  seaile»la  ventai  d'epéner  cette  dispersion  de  Vêlement 
pénitentiaire  que  chaque  jour  la  prison  et  le  bagne  versent  dans  la 
société.  Vainement  esaai^rtion  d'y  subsUtner*  df^  combinaisons  ingé- 
nieuses qui.  laissent  subsister  pour  les  hôtes  de^la  mâme  maison  d^ 
détention  la  complicité  de  la  vue,, du. geste  et  de.  la  parole.  Pour 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

être  efGcace ,  Fisolement  doit  être  complet  et  le  séquestre  absolu. 
Mettre  les  détenus  en  présence  dans  les  ateliers,  et  leur  imposer  la 
loi  du  silence,  a  le  double  inconvénient  de  créer  une  contrainte 
odieuse  et  illusoire,  et  de  maintenir  tous  les  mauvais  effets  des  com- 
munications actuelles.  Si  Ton  veut  sérieusement  changer  de  régime, 
il  convient  d'écarter  les  malentendus  et  les  fictions. 

Divers  reproches  ont  été  faits  à  la  mesure  de  Tisolement  systéma- 
tique. Cette  peine  est ,  dit-on ,  un  épouvantail  pour  le  criminel  :  elle 
jette  dans  un  sombre  abattement  les  hommes  qui  supportaient  avec 
le  plus  d'insouciance  les  fatigues  des  bagnes  et  les  travaux  des  mai- 
sons centrales;  ils  ont  peur  du  silence  et  de  l'oubli ,  ils  ne  peuvent 
s'habituer  à  la  perspective  de  cette  tombe  anticipée.  Jusqu'ici  l'ob- 
jection n'est  pas  sérieuse;  elle  prouve  seulement  que  la  peine  a  une 
sanction,  qu'elle  inspire  une  terreur  salutaire.  L'emprisonnement 
en  commun  n'intimidait  pas,  l'emprisonnement  solitaire  intimide; 
c'est  le  plus  bel  éloge  que  l'on  puisse  faire  de  ce  dernier  moyen  de 
répression,  et,  dans  la  bouche  des  intéressés,  cet  éloge  a  plus  de 
valeur  encore.  Il  est  vrai  qu'on  accuse  en  outre  Fisolement  d'eiercer 
une  action  funeste  sur  la  santé  et  sur  la  raison  des  détenus,  d'ac- 
croître la  moyenne  de  la  mortalité  pénitentiaire,  et  surtout  d'engen- 
drer de  nombreux  cas  de  folie  et  d'hébétement.  Â  l'appui  de  ce  grief, 
la  statistique  expose  des  calculs  victorieux  que  détruisent  les  calculs 
Qon  moins  concluans  de  la  statistique  opposée.  Cette  science  est 
coutumiére  de  ces  luttes  :  il  faut  s'en  servir  avec  prudence,  comme 
d'une  arme  à  deux  tranchans.  En  admettant  même  comme  vrai  un 
fait  suspect,  quand  il  serait  aussi  prouvé  qu'il  l'est  peu  que  la  vie 
cellulaire  est  moins  favorable  au  condamné  que  la  vie  en  commun, 
il  faudrait  encore  mettre  en  balance  d'un  côté  l'intérêt  social  tout 
entier,  de  l'autre  les  chances  de  longévité  du  rebut  de  la  population. 
Que  tout  homme  ait  droit  à  la  compassion  de  ses  semblables,  rien  de 
mieux;  mais,  pour  être  judicieuse,  cette  compassion  ne  doit  pas  sa- 
crifier le  grand  nombre  au  petit,  la  règle  à  l'exception.  Le  premier 
devoir  et  le  premier  soin  de  toute  société  sont  de  s'épurer  et  de 
laisser  aux  générations  qui  arrivent  de  meilleurs  élémens  que  ceux 
qu'elle  a  reçus  des  générations  antérieures.  C'est  pour  cela  que  le 
châtiment  a  été  institué,  non  comme  une  dérision,  mais  en  vue  d'in- 
timider et  de  punir. 

Quand  on  envisage  l'ensemble  des  souffrances  humaines,  on  ne 
l'explique  pas  ces  sollicitudes  excessives  pour  les  classes  qui  en  sont 
le  moins  dignes.  En  fait  de  sacrifices,  la  société  en  supporte  de  bien 


LA  SOCIÉTÉ  BT  LE  SOCIAUSME.  789 

plus  regrettables  et  douloureux  que  ceux  d'une  mortalité  plus  grande 
parmi  les  voleurs  et  les  assassins.  Pour  Thonneur  du  drapeau ,  nos 
soldats  campent  dans  les  marais  pestilentiels  de  TAfrique,  et  la  Cëvre 
éclalrcit  leurs  rangs  plus  que  la  balle  des  Arabes.  Sous  nos  yeux ,  la 
partie  laborieuse  de  la  population  habite  tantôt  des  logemens  sans 
air  ni  soleil,  tantôt  des  ateliers  insalubres  :  à  un  salaire  à  peine  suffi* 
sant  s'ajoutent  pour  elle  la  perspective  d'une  suspension  de  travail 
et  les  charges  de  la  vie  de  famille.  Parmi  ces  ouvriers,  il  en  est  qui 
sont  voués  à  des  métiers  notoirement  dangereux,  comme  les  plom* 
biers  et  les  verriers,  et  pourtant  on  les  voit  se  résigner  courageuse- 
ment et  tomber  à  leur  poste  comme  d'intrépides  soldats.  Ainsi  la 
société  ne  peut  pas  porter  aux  hommes  méritans  tous  les  secours 
dont  ils  ont  besoin  :  elle  ne  peut  ni  les  soustraire  à  un  milieu  délé- 
tère,  ni  les  affranchir  des  incertitudes  de  l'existence;  et  l'on  vou- 
drait qu'elle  épuisât,  vis-à-vis  du  crime,  la  mesure  des  soins  et  des 
attentions,  que,  non  contente  d'assurer  aux  détenus  une  nourriture 
abondante  et  saine,  des  cellules  aérées,  des  vétemens,  un  lit,  des 
mëdicamens  au  besoin,  elle  s'inquiétât  minutieusement  des  consé- 
quences de  la  réclusion  et  reculât  devant  l'idée  d'augmenter  d'un 
ou  deux  pour  cent  le  chiffre  de  la  mortalité  annuelle!  Non,  cette 
sollicitude  serait  immorale  et  injuste  :  la  détention  doit  conserver  un 
caractère  expiatoire;  en  adoucir  outre  mesure  les  conditions,  c'est 
donner  un  encouragement  au  crime,  c'est  abolir  la  crainte  du  châ- 
timent. 

Dans  l'intérêt  de  la  sécurité  publique,  il  est  donc  temps  de  briser 
le  faisceau  que  les  malfaiteurs  sont  parvenus  à  former,  et  de  les  com- 
battre par  l'isolement.  Une  civilisation  comme  la  nôtre  ne  doit  pas 
supporter  le  spectacle  de  cette  fédération  du  vice  qui  a  des  points 
de  réunion  permanens,  des  chefs,  des  espions,  une  hiérarchie,  un 
code  et  un  idiome.  Si  le  régime  cellulaire  peut,  comme  il  y  a  lieu  de 
le  croire,  rompre  une  aussi  malfaisante  ligue,  il  importe  de  ne  pas 
en  différer  l'expérience.  Les  adversaires  de  l'isolement  ne  discutent 
guère  que  sur  des  adoucissemens  de  détail  et  des  difficultés  d'exé- 
cution. 11  est  aisé  de  concilier  ces  dissidences  et  de  trouver  une 
combinaison  qui ,  sans  altérer  l'efficacité  de  ce  régime,  en  tempère 
les  inconvéniens.  Quel  qu'en  soit  d'ailleurs  le  mode,  une  réforme 
est  urgente,  surtout  depuis  que  la  littérature  va  prendre  des  héros 
et  des  héroïnes  dans  les  régions  où  l'on  parie  l'argot.  L'affiliation  des 
malfaiteurs  doit  être  anéantie  :  qu'on  sache  prendre  une  mesure 
décisive,  et  bientôt  elle  n'existera  plus  que  dans  les  romans. 


IffO  RBVT7E  HES  'DEUX  UTOWDW. 

Du  vice  et  du  crime,  on  peut  arriver  sans  transition  à  btnîsère 
qui  y  confine  par  tant  de  points.  C'est  là  d'ailleurs  le  principal  chef 
d'accusation  qu'on  fait  Tdloir  contre  la  société.  La  misère  des  classes 
laborieuses  est  présentée  comme  un  grief  accablant  pour  la  civilisa- 
tion qui  en  souffre  le  spectacle.  Des  hommes  généreux,  des  écrivains 
sensés,  se  sont  émus  &  ce  cri ,  et  de  divers  côtés  on  a  cherché  des 
solutions  au  problème  le  plus  épineux  des  temps  modernes,  cehii  de 
concilier  la  liberté  du  travail  avec  la  continuité  et  la  suffisance  du 
•salaire.  Ce  qu'une  pareille  étude  a  fait  ressortir,  c'est  que,  dans  le 
cours  des  temps,  les  classes  laborieuses  n'ont  jamais  connu  qu'un 
état  précaire,  aggravé  par  l'ignorance  et  le  fanatisme.  Les  formules 
4e  civilisation,  graduellement  améliorées,  ont  adouci  cette  misère, 
mais  avec  la  lenteur  et  le  calme  qui  président  aux  évolutions  hu- 
maines. Le  travail,  après  avoir  passé  par  le  régime  des  castes  de 
rÉgypteet  de  rinde,  de  l'esclavage  romain  et  du  vasselage  féodal, 
'^' est  enfin  émancipé  :  aujourd'hui  il  s'appartient,  il  dispose  de  lui- 
même.  Dans  cet  état  nouveau  et  récent ,  doit-on  s'étonner  qu'il  ait 
encore  l'imprévoyance  et  la  faiblesse  de  Tadulle?  Avec  le  temps,  l'édu- 
cation du  travailleur  s'achèvera.  11  comprendra  mieux  quelle  est  son 
importance  dans  l'ensemble  des  relations  sociales,  et  quel  rôle  il  lui 
appartient  d'y  jouer.  Ce  n'estpas  par  des  prétentions  qu'il  s'élèvera, 
comme  on  le  lui  conseille  aujourd'hui ,  mais  par  des  services.  Il  serait 
frange  que  l'émancipation  demeurât  stérile,  quand  la  servitude  a 
été  féconde.  C'est  faire  injure  aux  classes  laborieuses  que  de  ie  sup- 
poser. 

Qu'on  n'aflfecte  plus  autant  de  souci  pour  les  hommes  qui  vivent 
du  travail  de  leurs  mains  :  ils  trouveront  leur  roule  d'eux-^mémes.  Tb 
ont  la  patience  et  le  nombre;  quand  ils  y  joindront  l'esprit  de  pré- 
voyance et  de  conduite,  toute  société  devra  compter  avec  eux.  On 
parle  d'association ,  de  formules  d'association  :  avant  d'y  songer,  les 
classes  laborieuses  ont  à  épuiser  l'épreuve  complète  du  régime  d'af- 
franchissement dans  lequel  elles  ne  sont  entrées  que  depuis  un  denfi- 
siècle.  Toute  association,  -même  avec  des  clauses  disciplinaires,  ne 
peut  être  aujourd'hui  qu'un  contrat  libre,  volontaire,  spontané;  il 
faut  qu'en  y  entrant  chaque  membre  sache  h  quoi  il  s'engage,  quels 
droits  il  aliène,  fc  quels  devoirs  il  se  soumet.  Dans  la  masse  actuelle 
des  ouvriers,  ce -sentiment,  cette  conscience,  n'existent  pas  encore. 
Toute  association  libre  les  trouvera  un  jour  dociles,  le  lendemain  re- 
belles, aussi  prompts  à  se  lier  qu'à  se  dégager,  répugnant  même 
aux  obligations  qu'ils  se  seront  créées.  £n  mainte  occasion,  on  a 


LA  SOCIKTE  BT  LE  SOOALISME.  79t 

cité  des  exemples  beureax  de  l'asâociaUcA  et  des  biê!ffai&  qui  ea 
découlent,  surtout  au  point  de  vue  des  institutions  d*épargne  et  de 
prévoyance.  Il  fallait  ajouta  qa  aucune  de  ces  créations  n'a  pu  sur- 
vivre long-temps  à  l'inconstance  des  travailleurs  :  cdles  qui  se  sont 
maintenues  ne  le  doivent  qu  au  dévouement  et  au  zèle  de  quelques 
honmies  de  cœur  étrangers  à  la  classe  ouvrière.  Dans  létat  actuel» 
cette  classe  redoute  encore  moins  la  privation  que  la  discipline,  et  ne 
reconnaît,  au  milieu  de  bien  des  misères,  qu  un  seul  bonheur  réel, 
celui  de  n*obéir  qu  à  elle-même.  Pour  mieux  constater  ce  droit,  elle 
en  abuse  souvent  au  point  de  se  nuire,  comme  dans  les  chômages 
volontaires  et  les  interruptions  systématiques  du  travail.  Les  coali- 
tions, dont  plus  d*une  industrie  a  offert  le  spectacle,  n*ont  pas 
d*autre  origine  que  le  désir  de  faire  acte  d'indépendance  vis-à-vis  de 
rentrepreneur,  et  de  secouer  la  servitude  du  salaire.  Voilà  où  en  sont 
les  cboses  aux  yeux  des  hommes  qui  les  observent  froidement  :  évi- 
demment ce  sont  là  des  élémens  réfractaires  pour  Tassociation,  qui 
demande  avant  tout  h  T  individu  le  sacrifice  de  ses  caprices  et  la  fidé- 
lité aux  engagemens. 

On  a  beau  faire,  on  n'échappera  pas  à  ce  dilemme  :  de  deux 
choses  Tune,  ou  l'association  des  travailleurs  sera  forcéCL,  ou  elle 
sera  libre.  Si  elle  est  forcée,  elle  rentre  dans  le  régime  des  corpo- 
rations d'autrefois,  des  jurandes  et  des  maîtrises,  c'est-à-dire  dans 
une  organisation  arbitraire  du  travail.  A  part  quelques  esprits  en<- 
thousiastes  du  passé ,  personne  ne  veut  de  ce  retour  à  un  privilège 
condamné  par  1  expérience  (1).  Reste  alors  l'association  libre  qui 
manque  de  sanction,  qui  n'est  qu'une  lettre  morte.  Vainement  un 
écrivain  (2],  dont  on  ne  peut  méconnaître  ni  les  intentions,  ni  les 
lumières,  a-t-il  essayé  de  tracer  un  règlement  où  la  liberté  se  con- 
cilie avec  la  discipline,  et  le  droit  commun  avec  la  hiérarchie.  Ce 
système  n'a  qu'un  défaut,  celui  de  stipuler  dans  le  vide  :  personne 
ne  s'y  ralliera.  Tant  que  le  travail  restera  Ubre,  l'ouvrier  préférera 
l'indépendance  à  la  solidarité..  Ce  n'est  jamais  de  plein  gré  que 
l'homme  s'impose  des  chaînes,  même  dans  rintécèt.de  son  propre 

(1)  M.  Rossi,  en  paritnt  de  TappreiitisfiCRe,  qui  était,  vrtt  la  division  arbftnim 
des  méiiers,  le  caractère  disliaclif  des  oorpenUon  aaciemies,  a  ditaveo  la  pins 
grand  sens  :  «  L'a ppreD lissage  n'était  point  établi  en  taveiur  des  ouvriers,,  mais  UMit 
en  faveur  des  maîtres;  c'était  une  sorte  de  servitude  temporaire.  >^  Cette  phrase 
résume  admirablement  le  vice  fondamental  du  système  des  corporations. 

(2)  DuProgréê  social,  par  M  de  LaOïreile,  député  dUOard.  —  Jttfoi^on^fof foi» 
diKipUnaire  dB$  olu$$e$  induMiriMlms  \»T:kfm9ksm. 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES» 

Bièn-étr?  Tout  avantage He  eorps  lui  paraît  vain  auprès  de  cette  lati- 
tude d*action ,  de  cette  liberté  de  mouvement  dont  il  jouit  aujour- 
d'hui. La  corporation  industrielle  ne  pouvait  subsister  qu*à  la  condi- 
tion d*ôtre  close  et  de  régner  despotiquement  sur  une  profession. 
Vouloir  en  faire  quelque  chose  de  paternel  et  d'accessible  à  toute 
heure  9  sans  titre  particulier,  sans  caractère  exclusif,  c'est  le  rêve 
d'un  homme  de  bien,  mais  ce  n'est  malheureusement  qu'un  rêve. 

Les  habitudes  du  compagnonnage,  loin,  d'accuser,  comme  on  Ta 
dit,  une  tendance  à  l'association,  prouvent  au  contraire  combien  il 
existe  d'élémens  dissociables  parmi  les  populations  ouvrières.  Le 
compagnonnage  est  une  institution  des  temps  barbares  fondée  sur  la 
rivalité  des  corps  de  métier,  et  en  vue  de  la  guerre  séculaire  qu'ils 
se  livrent.  Non-seulement  elle  classe  chaque  profession  à  part,  mais 
elle  consacre  des  catégories  dans  la  même  profession.  Au  lieu  du 
principe  de  la  solidarité,  c'est  le  principe  de  la  séparation  qui  y  pré- 
vaut. Toutes  les  coutumes  du  compagnonnage  respirent  une  haine 
farouche  entre  les  divers  corps  du  devoir,  c'est  le  nom  qu'ils  se  don- 
nent. Isolés  ou  en  bandes,  les  compagnons  s'adressent  des  déGs 
grossiers,  se  provoquent  par  des  chansons  outrageantes,  et  unissent 
par  engager  des  duels  meurtriers  ou  des  mêlées  épouvantables.  Y 
a-t-il  rien  là-dedans  qui  ressemble  à  une  association ,  dans  la  saine 
acception  du  mot,  et  qui  en  contienne  le  germe?  Sans  doute,  le  com- 
pagnonnage stipule  un  échange  de  secours  mutuels  entre  les  membres, 
d'un  même  devoir,  mais  les  traces  du  bien  qui  en  résulte  sont  effa- 
cées par  un  cérémonial  puéril  qui  aboutit  presque  toujours  à  des  sta- 
tions prolongées  dans  les  cabarets.  £n  somme,  ce  sont  là  des  tradi- 
tions fâcheuses,  un  legs  de  siècles  peu  éclairés.  Au  lieu  de  refondre 
le  compagnonnage,  comme  le  voudrait  un  ouvrier  qui  a  écrit  un 
livre  sur  cette  institution ,  au  lieu  d'en  composer  l'idéal ,  comme  l'a 
fait  un  romancier,  il  y  aurait  plus  d'avantage  à  l'extirper  du  sein  des 
classes  laborieuses.  Le  compagnonnage  est  une  sorte  de  guerre  civile 
entre  les  travailleurs,  guerre  d'autant  plus  opiniâtre  qu'elle  n'a  pas 
d'objet  et  ne  saurait  avoir  d'issue. 

Ce  qui  plait  à  l'ouvrier  dans  le  conapagnonnage,  ce  qui  l'attadie  à 
cette  coutume ,  c'est  précisément  le  caj;actère  turbulent  et  agressif 
qu'elle  revêt.  Autant  il  lui  répugnerait  de  subordonner  son  indépen- 
dance à  une  association  calme  et  sensée ,  autant  il  y  a  d'attrait  pour 
lui  dans  ces  affiliations  militantes.  Le  bruit  l'attire ,  les  promenades 
en  corps  de  devoir,  avec  la  canne  à  la  main  et  les  signes  distinctifs 
au  chapeau,  sont  pour  lui  une  grande  source  de  jouissances.  Ce  que 


LA  SOCIÉTÉ  BT  LB  SOCUUSm.  793 

Ton  entend  par  one  association  n*aiirail  k  sek  yeoT  qo'one  Talent 
abstraite  et  passive;  le  compagnonnage,  an  contraire,  se  produit  au 
soleil,  s*agîte,  s*escrime,  a  des  mots  de  passe,  des  gestes  mystérieux» 
des  pratiques  particulières  pour  la  conduite  et  rembauckage,  en6n 
tout  un  code  et  presque  des  rites.  Cest  la  (rancHonaçonnerie  des 
dasses  laborieuses  :  elles  y  tiennent  précisément  à  cause  de  ces  dé- 
tails qu'on  peut  taxer  de  barbarie  on  d'enfantillage.  On  aurait  donc 
tort  de  voir  là-dedans  un  acte  réfléchi ,  susceptible  de  discussion  et 
donnant  ouverture  à  une  réforme.  L*cntrainement,  Texemple,  Tba- 
bitude,  ont  fondé  le  compagnonnage;  le  jour  où  lescJasses  laborieuses 
diercheront  à  en  peser  le  mérite ,  à  en  raisonner  les  efTets ,  il  sera 
bien  près  de  finir  :  tôt  ou  tard,  le  bon  sens  des  ouvriers  en  fera 
justice. 

n  ne  faut  ni  décrier  Fouvrier  ni  le  flatter.  En  général,  on  ne  garde 
fias ,  à  son  égard ,  assez  de  mesure ,  on  ne  montre  pas  assez  de  jus- 
tice; on  le  place  ou  trop  haut  ou  trop  bas;  on  va  volontiers  à  Vex- 
tréme,  soit  qu'on  l'exalte ,  soit  qu'on  le  déprécie.  L'ouvrier,  pris  en 
masse ,  a  des  vertus ,  des  qualités  qu'on  ne  doit  pas  méconnaître;  il 
est  serviabte,  désintéressé,  dévoué,  patient;  il  se  résigne  à  une  con- 
dition précaire  avec  une  philosophie  qui  ne  se  rencontre  pas  dans 
les  classes  élevées;  il  a  le  sentiment  de  l'ordre,  et,  dans  une  certaine 
mesure,  celui  de  la  dignité  personnelle.  Ce  qui  lui  manque,  c'est  l'es- 
prit de  prévoyance,  c'est  le  souci  du  lendemain.  Dans  les  grands 
centres  industriels  surtout,  il  travaille  plutôt  par  boutades  qu'avec 
suite,  et  cherche  dans  les  plaisirs  du  cabaret  une  triste  diversion  aux 
fatigues  de  l'atelier.  In  autre  travers  de  l'ouvrier,  c'est  uneg^pu- 
gnance  invincible  et  involontaire  pour  ce  qui  le  domine.. Vinstinct 
de  l'obéissance  et  de  la  discipline  ne  dépasse  pas,  pour  lui,  la  sphère 
des  devoirs  directs  :  il  accepte  une  hiérarchie  dans  le 'travail;  hors 
du  travail ,  il  ne  reconnaît  plus  ni  conducteurs  ni  maîtres.  On  a  pu 
le  voir,  dans  ce  qui  touche  à  la  politique,  désavouer  ceux  qui  par- 
iaient en  son  nom  et  donner  le  spectacle  d'une  armée  on  les  soldats 
dictaient  la  loi  aux  généraux.  L'ouvrir  est  ainsi  fait  :  il  exige  tou- 
jours plus  qu'on  ne  peut  lui  accoi^aftt  dépasse  le  but  où  l'on  essaie 
de  le  conduire.  Dans  Tordre  i^imnef,  cette  jalousie,  cette  inquié* 
fude,  se  retrouvent.  Là,  plus  le  patronage  est  immédiat,  plus  il  parait 
Intolérable.  L'ouvrier  qui  s'est  élevé  au  rang  d'entrepreneur  excite 
plus  de  ra^jicunes  que  celui  qui  a  toujours  occupé  cette  position. 
Aussi  a-t-on  vu  ces  travailleurs  parvenus  repoussés  par  leurs  anciens 
camarades  quand  il  s'est  agi  d'organiser  à  Paris  les  conseils  de  prud'- 


79%-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hommes,  sorte  de  juridiction  de  famille  chargée  de  vider  les  diffé- 
rends entre  les  ouvriers  et  les  maîtres. 

Cette  question  est  une  de  celles  qui  ont  pu  mettre  en  relief  le  ca- 
ractère des  ouvriers.  Un  homme  sorti  de  leurs  rangs,  un  compositeur 
typographe,  avait  fait  imprimer  à  ses  frais  un  petit  livre  où  était  dé- 
battue cette  question  des  conseils  des  prud'hommes.  Les  ouvriers, 
quand  il  s'agit  d'eux ,  ont  le  tort  de  ne  pas  savoir  Imiiter  leurs  pré^ 
tentions.  Boyer  s'était  montré  plus  sage,  quoiqu'il  allât  encore  au- 
delà  des  concessions  possibles.  11  fut  désavoué  par  les  siens,  méconnu 
et  délaissé;  il  n'a  pas  survécu  à  cette  épreuve,  il  est  mort  le  désespoir 
dans  l'ame.  L'organisation  d'un  conseil  des  prud'honvmes  ^  même 
incomplète,  était  pourtant  un  bienfait.  Les  grandes  villes  indus- 
trielles de  France,  Lyon,  Saint-Étiennc,  Rouen,  Reims  et  plusieurs 
autres  jouissent  depuis  long-temps  de  cette  institution,  qui  n'a  pré- 
senté sur  ces  divers  points  que  d'excellens  résultats.  Dans  l'ensemiife 
du  royaume ,  le  nombre  des  affaires  vidées  devant  cette  juridiction 
exceptionnelle  s'est  élevé,  de  1830  à  183i^,  à  60,555,  dont  58,380  ont 
été  conciliées,  c'est-à-dire  29  sur  30.  56  affaires  seuteraent  sont  arri- 
vées en  appel.  Lyon,  en  1835,  a  eu  3,885  contestations  portées 
devant  le  conseil  des  prud'hommes,  sur  lesquelles  3,714  ont  été  con- 
ciliées et  172  jugées.  Saint-Étienne ,  en  1836,  sur  2,616  instances,  a 
compté  2,591  arrangemens  et  25  jugemens.  Rouen,  dans  le  cours  de 
cette  même  année,  a  vu  passer  1,006  afibires  donnant  lieu  à  967  cob- 
ciliaiions  et  à  25  jugemens.  Aucun  appel  n'a  été  formé  pour  ces 
diverses  sentences,  ce  qui  est  un  témoignage  évident  de  la  justiee 
des  décisions. 

Ainsfr  c'était  déjà  un  progrès  que  de  réaliser  à  Paris ,  dans  des  con- 
ditions analogues ,  une  institution  qui  fonctionne  avec  succès  dans 
nos  premières  viHes  industrielles^  A  l'épreuve,  on  aurait  pu  juger  si 
quelques  améliorations  étaient  nécessaires,  et  les  réaliser  graduelle- 
ment* Il  n'en  a  pas  été  ainsi  :  la  mesure  a  été  livrée  à  la  diseossiov, 
et  dès-lors  les  exigences  se  sont  donné  carrière.  C'est  surUraf'à 
propos  de  la  composition  d^  conseils  que  le  débat  a  pris  de  la  vil^ 
cité.  Jusqu'ici  les  entrepreneAcs^'industrie  en  ont  fourni  rélémeit 
principal  :  quelques  chefs  d'ateuer^  contre-mattres  et  ouvriers  pa- 
tentés complètent,  le  personnel  de  ces  tribunaux  conciliateurs.  Skins 
doute  l'intérêt  du  maître,  r^résenté  dans  une  proportion  inégalé, 
y  conserve  la  haute  main;  mais  on  conçoit  combien  q^tte  eifeon- 
stanoe  doit  inspirer  de  retenue  a»x  manufacturiers  opulens,  aux  no- 
tabilités industridleS'  4)tte  l'élection  investit  de  ces  pouvoirs.  Rare- 


LA  soaiérÉ  et  le  socialisme.  795 

ment  rouvrier  aura  de  déni  de  justice  à  essuyer  de  la  part  de  juges  pa- 
reils, et  dans  plus  d'une  or casion  on  n'épuisera  pas  contre  lui  toutes 
les  rigueurs  du  droit.  Tant  que  reritrepreneur  tiendra  la  position  do- 
minante, il  en  sera  ainsi  :  la  balance  penchera  en  faveur  de  l'ouvrier, 
et  les  affaires,  comme  le  prouvent  les  résultats  cités,  n'iront  pas  au- 
delà  d'une  juridiction  de  famille.  Cependant  c'est  contre  cette  situa- 
tion qu'au  nom  des  travailleurs  on  s'est  récemment  élevé.  On  a 
demandé  que  les  juges  fussent  pris  moitié  parmi  les  maîtres,  moitié 
parmi  les  ouvriers,  les  ouvriers  à  patente  étant  considérés  comme 
des  maîtres.  Ainsi  le  conseil  des  prud'hommes  serait  partagé  en  deux 
camps;  ce  qui,  dans  bien  des  cas,  rendrait  leur  action  impossible.  Le 
tribunal  de  conciliation  deviendrait  un  tribunal  passionné,  et  les  en- 
trepreneurs, plutôt  que  d'en  subir  la  loi,  conduiraient  les  ouvriers, 
h  grands  frais,  dans  toute  l'échelle  des  ressorts  supérieurs.  D'un 
instrument  de  paix ,  on  aurait  fait  de  cette  façon  un  instrument  de 
hittes.  Ces  prétentions  n'ont  pas  été  admises,  et  Paris  attend  encore 
une  juridiction  des  prud'hommes.  Les  exigences  amènent  inévitable- 
ment de  tels  résultats  :  elles  servent  d'oreiller  à  l'indolence  adminis- 
trative, qui  ne  cherche  que  des  prétextes  pour  s'abstenir  de  toute 
innovation.  L'ouvrier  en  porte  'la  peine  et  recule  ainsi ,  par  un  ca- 
price puéril ,  des  réformes  qui  lui  seraient  profitables. 

On  le  voit,  ce  qui  manque  le  plus  aux  classes  laborieuses,  c'est 
l'esprit  de  calcul,  c'est  de  savoir  se  contenir  et  se  conduire.  Avec  le 
temps,  cette. éducation  se  complétera.  La  responsabilité  personnelle 
suppose  une  expérience  personnelle;  aucune  tutelle  collective  ne 
peut  suppléer  cette  condition.  Peu  è  peu  et  individuellement,  l'ou- 
vrier, averti  par  ses  propres  fautes,  éclairé  par  la  pratiqué*  de  la 
liberté,  acquerra  les  qualités  qui  lui  manquent,  s'élèvera  à  une  posi- 
tion chaque  jour  meilleure.  C'est  la  loi  des  siècles,  et  les  anomalies 
actuelles ,  fort  discutables  d'ailleurs,  ne  sont  qu'un  incident  fugitif 
dans  cette  marche  constante  et  nécessaire  des  choses.  Le  travailleur 
a  eu  ses  jours  d'enfance  et  d'adolescence;  il  aura  sa  période  de  ma- 
turité. C'est  à  lui  d'entrevoir  déjà  cet  avenir  et  d'y  aspirer.  Pour 
s^n  montrer  dignes,  il  faut  que  les  ouvriers  éteignent  en  eux  les 
prétentions  inquiètes  et  sans  but,  la  soif  des  réformes  impossibles, 
le  besoin  d'agitations  ruineuses.  Leur  principale  force  est  dans  leur 
modération  et  dans  ce  travail  lent  qui  détache  incessamment  de 
leur  classe  des  sujets  intelKgens  et  laborieux  pour  les  élever  dans 
l'échelle  sociale.  Us  ont  le  titre  de  noblesse  des  sociétés  modernes, 
le  travail;  soldats  de  l'armée  industrielle,  leur  avancement  est  dans 


796  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  mains  y  et  il  n'est  point  de  haut  grade  auquel  ils  ne  puissent 
prétendre.  Cette  ambition  légitime  vaut  mieux  que  tous  les  rêves  qui 
prétendent  faire  de  notre  globe  un  palais  d*Âlddin,  et  de  chaque 
homme  un  millionnaire. 

Il  n*est  pas  sans  intérêt  de  faire  remarquer  de  nouveau  à  quelles 
contradictions  se  laissent  aller  les  écrivains  qui  parlent  au  hasard 
des  classes  laborieuses.  D*un  côté,  on  représente  ces  classes  conmie 
en  butte  à  toutes  les  misères ,  en  proie  à  toutes  les  dégradations. 
Aucune  couleur  n*est  assez  sombre  pour  ces  tableaux;  les  popula- 
tions de  truands  n'habitaient  pas,  dit-on,  des  logemens  plus  infects, 
n'avaient  pas  des  mœurs  plus  repoussantes.  Quand  la  description  est 
achevée,  quand  on  a  épuisé  ce  minutieux  inventaire  de  la  souffrance 
et  de  Tabjection,  on  élève  un  cri  d'accusation  contre  la  société  au 
sein  de  laquelle  de  pareils  symptômes  se  manifestent.  Tel  est  le  pre- 
mier point  de  vue;  maintenant,  voici  le  second.  Ces  classes  que  l'on 
vient  de  voir  si  abaissées  se  relèvent  le  front  ceint  d'une  divine  au- 
réole. A  elles  toute  la  vertu,  tout  Thonneur  qui  se  rencontrent  encore 
ici-bas!  C'est  chez  elles  qu'il  faut  chercher  l'inspiration  véritable,  la 
science  supérieure;  les  ouvriers  seuls  sont  de  grands  philosophes  et 
des  poètes  immortels.  Veut-on  sur  les  destinées  à  venir  une  révéla- 
tion sûre  et  pertinente ,  c'est  à  un  ébéniste  qu'il  faut  la  demander; 
désire-t-on  entendre  des  vers  où  règne  le  sentiment  exquis  de  l'art, 
où  respirent  les  beautés  de  la  nature,  un  tailleur  de  pierres  a  seul 
aujourd'hui  la  puissance  d'enfanter  ce  chef-d'œuvre.  Quels  rapports 
n'a-t-on  pas  découverts  entre  la  métaphysique  sociale  et  la  menui- 
serie? Le  rabot  conduit  directement  à  une  intuition  merveilleuse  de 
la  marche  de  l'humanité,  à  une  critique  raisonnée  du  libre  arbitre  et 
de  la  prédestination,  y  oyez- vous  d'ici  un  forgeron  arrêtant  son  souf- 
flet pour  discuter  sur  rt)bjectif  de  Kant  et  sur  la  hiérarchie  des  capa- 
cités de  Saint-Simon?  C'est  pourtant  la  prétention  que  Ton  voudrait 
inspirer  à  la  classe  ouvrière;  on  en  fait  une  tribu  de  docteurs  et  de 
rimeurs.  Singuliers  amis  du  peuple  que  ces  écrivains  qui,  d'une  part, 
le  dégradent  jusqu'à  la  calomnie  afin  de  le  rendre  plus  digne  de 
pitié,  et  de  l'autre,  quand  il  a  besoin  de  pain,  l'invitent  à  se  repaître 
de  fumée  I 

On  dirait  qu'on  ne  peut  parler  aujourd'hui  des  classes  laborieuses 
sans  tomber  dans  l'un  ou  l'autre  excès.  C'est  toujours  et  à  propos  de 
tout  la  même  absence  de  mesure.  Une  pareille  tendance  ne  saurait 
avoir  que  des  résultats  fort  tristes.  Il  est  dangereux^  d*inspircr  aux 
hommes  le  dégoût  de  leur  condition  et  de  leur  faire  des  promesses 


LA  SOCIÉTÉ  ET  LE  SOCIALISME.  707 

qui  ne  seront  pas  tenues;  on  s*expose  à  les  voir  continuer  l'utopie 
dans  le  sens  de  la  passion  et  venger  leurs  mécomptes  par  des  tenta- 
tives de  bouleversement.  Si  l'ouvrier  ne  veut  pas  devenir  le  jouet 
d'une  déception  amère,  il  faut  qu'il  se  méfie  de  ses  flatteurs.  Son  rOle 
ici-bas  n*est  celui  ni  d*un  héros  de  roman,  ni  d'un  poète;  il  remplit 
des  fonctions  plus  utiles  et  des  devoirs  plus  réels.  Pour  roman,  il  a 
les  soucis  delà  famille;  pour  poésie,  il  a  le  travail.  Il  y  a  plus  d'hon- 
neur pour  lui ,  plus  de  profit  pour  le  pays  dans  l'accomplissement 
d'une  tâche  manuelle  que  dans  des  aspirations  inquiètes  vers  les  œu- 
vres de  l'esprit  et  la  vie  de  l'intelligence.  Le  chapitre  des  vocations 
manquées  est  déjà  long  dans  la  carrière  des  lettres  :  que  les  ouvriers 
se  gardent  d'y  ajouter  une  douloureuse  page  de  plus.  On  ne  peut  pas 
servir  deux  maîtres ,  et  les  devoirs  modestes  de  l'homme  qui  vit  de 
ses  bras  sont  incompatibles  avec  les  ravages  de  l'orgueil  littéraire. 

Dans  le  domaine  delà  politique,  l'ouvrier  devrait  également  rompre 
avec  les  conseils  qui  l'entraînent  à  des  prétentions  excessives.  Sans 
doute,  les  classes  laborieuses  comptent  pour  beaucoup  dans  l'ensemble 
de  la  population;  on  ne  saurait,  sans  aveuglement,  méconnaître  l'in- 
fluence et  les  droits  du  nombre.  Ce  serait  en  outre  un  triste  gage  de 
tranquillité  que  celui  qui  reposerait  sur  l'abdication  complète  des 
masses  et  sur  l'abrutissement  qui  résulte  des  soucis  et  des  plaisirs 
grossiers  de  l'existence  matérielle.  En  France,  ce  rôle  ne  fut  jamais 
celui  des  classes  laborieuses.  Qui  plus  vivement  qu'elles  s'intéressa 
h  l'odyssée  militaire  de  l'empire,  aux  rancunes  contre  l'invasion,  au 
mouvement  de  juillet  1830?.  Où  les  bulletins  de  la  grande  armée 
trouvèrent-ils  plus  de  lecteurs  enthousiastes,  et  la  victoire  des  trois 
jours  plus  d'énergiques  coopérateurs?  A  toutes  les  époques,  il  en  fut 
ainsi  :  toujours  le  peuple,  dans  notre  patrie,  se  mêla  à  la  vie  publique; 
c'est  là  un  de  ses  titres  comme  une  de  ses  traditions.  Mais  il  ne  s'en- 
suit pas  que  tout  ouvrier  doive  rédiger  son  plan  de  constitution  et 
se  retirer  sur  le  mont  Aventin,  si  on  ne  l'exécute  pas  à  la  lettre.  Les 
destinées  de  la  France  ne  peuvent  pas  être  à  la  merci  des  systèmes 
politiques  et  sociaux  issus  des  fumées  du  cabaret.  L'avenir  des  ou- 
vriers comme  celui  des  maîtres,  des  pauvres  comme  des  riches,  est 
renfermé  dans  l'idée  du  devoir,  d'où  découlent  des  habitudes  d'ordre 
et  de  discipline.  Hors  de  là,  on  s'agite  dans  un  cercle  d'illusions,  on 
court  après  des  fantômes. 

Les  rêveries  de  ce  genre  sont  devenues  si  contagieuses,  si  géné- 
rales de  notre  temps,  qu'elles  ont  mérité  les  honneurs  d'un  nom 
nouveau  et  désormais  consacré  :  c'est  celui  de  socialisme,  en  d'autres 

TOME  r.  51 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

termes  Fart  cTîmproviser  des  sociétés  irréprochables.  Plus  d'un 
esprit  qui  se  croit  sérieux  a  payé  tribut  à  cette  chimère  :  il  y  a  au- 
jourd'hui des  socialistes  partout,  dans  ie  roman,  dans  la  statis- 
tique, dans  la  philosophie,  dans  Thisloire,  dans  Féconomie  politique 
et  industrielle.  Le  mot  a  fait  des  ravages,  et  la  chose  aussi  :  des  sectes 
éphémères  et  bruyantes  ont  laissé  cette  empreinte  avant  de  dis- 
paraître. C'est  de  Vx  que  sont  venues  les  déclamations  contre  la  so- 
ciété, les  anathèmes  tumultueux ,  les  récriminations  interminables. 
Il  semble  qu'on  les  entende  encore.  La  société  est  sans  cœur  et  sanà 
•entrailles;  elle  envoie  les  jeunes  gens  au  canon,  les  jeunes  Olles  à  la 
prostitution;  elle  n'a  ni  soin,  ni  souci  de  la  vie  et  de  l'honneur  des 
créatures.  Toute  institution  est  viciée  en  germe;  comme  dans  le 
mauvais  fruit,  partout  on  découvre  lé  ver.  L'adultère  souille  le  ma- 
riage, la  fraude  déshonore  l'industrie,  la  haine  et  la  jalousie  enve- 
niment les  rapports,  l'égoïsme  plane  sur  le  tout  et  couronne  l'en- 
semble des  relations  humaines.  Ainsi  du  reste.  On  devine  ce  qu'un 
pareil  texte  renferme  d'amplifications  et  quelle  masse  de  griefs  on 
peut  invoquer  contre  une  société  qui  n'a  pas  la  prétention  d'être 
parfaite. 

Il  faut  pourtant  s'entendre:  la  civilisation,  telle  «Qu'elle  existe, 
n'est  pas  un  décor  d'opéra  que  l'on  fait  disparaître  A*ûïk  coup  dé 
baguette.  Elle  représente  un  ensemble  de  sentimens  et  d'intérêts 
qu'il  est  difficile  d'ébranler.  On  peut,  en  y  réfléchissant,  s'expliquer 
les  illusions  des  socialistes.  Habitans  d'un  monde  imaginaire  ou 
Tame  est  affranchie  de  toute  peine,  le  corps  de  toute  infirmité,  îl 
n'est  pas  surprenant  qu'ils  regardent  avec  un  profond  mépris  ce 
inonde  réel  que  la  douleur  tiéfnt  asservi  et  que  le  besoin  assiège  sous 
mille  formes.  Mais  c'est  I&  un  état  particulier  de  l'esprit,  une  foi  qui 
ne  visite  qu'un  petit  nombre  d'ames.  Le  gros  des  intelligences  ne 
<:roit  ni  aux  systèmes  infaillibles,  ni  aux  transformations  soudaines. 
De  semblables  déceptions  ne  sont  d'ailleurs  pas  nouvelles.  Il  en  est 
de  la  régénération  sociale  comme  de  la  transmutation  des  métaux, 
que  le  moyen-âge  regardait  comme  une  découverte  non-seulement 
possible,  mais  prochaine.  Toutes  les  chimères  se  ressemblent,  et  le 
même  sort  les  attend. 

La  société  réelle  a  donc  poursuivi  tranquillement  sa  marche  en 
dépit  du  socialisme  et  des  nombreuses  sectes  qu'il  a  fait  éclore.  Les 
clameurs  ne  l'ont  pas  troublée,  les  injures  ne  l'ont  pas  atteinte.  Au 
milieu  du  grand  mouvement  de  passions  et  d'affaires  qui  accompagne 
la  vie  humaine,  c'est  à  peine  si  cette  petite  turbulence  a  été  remar- 


LA  SOCIÉTÉ  ET  LE  SOCIALISME.  fd9 

quée.  A  tous  les  décliaînemens  dont  elle  était  Tobjet,  la  société  n'a 
répondu  que  par  Tindifférence  :  c'est  ainsi  qu'elle  s'est  vengée.  On 
eût  mieux  aimé  ses  colères  que  son  dédain  :  elle  n'a  pas  donné  cette 
satisfaction  aux  hommes  qui  l'attaquaient  par  système.  A  quoi  bon 
d'ailleurs  se  charger  d'une  justice  qui  se  faisait  toute  seule?  A  peine 
édos,  les  systèmes  se  fractionnaient  pour  se  livrer  bataille.  Il  s'agis- 
sait de  renouveler  la  face  du  globe,  et  vingt  procédés  pour  un  étaient 
offerts.  Jamais  autant  de  recettes  du  parfait  bonheur  ne  furent  ima- 
ginées, livrées  à  l'essai.  C'est  peut-être  l'embarras  du  choix  qui  a 
engagé  la  société  à  rester  ce  qu'elle  est,  mêlée  de  mauvais  et  de 
bon,  s'appuyant  sur  le  passé  en  regardant  vers  l'avenir.  Quant  aux 
écoles  et  aux  églises  nouvelles,  il  suffisait  de  les  laisser  aux  prises-^ 
entre  elles  pour  les  voir  s'éteindre  dans  le  choc  des  rivalités  et  les 
défaillances  de  l'isolement. 

Le  socialisme  avoué  est  donc  fini  ou  bien  près  de  finir;  mais  il 
semble  vouloir  laisser  une  dernière  trace  dans  les  sciences  et  dans 
les  lettres.  Bien  des  travaux  se  ressentent  de  cette  préoccupation^ 
et  obéissent  à  cet  esprit.  L'histoire,  l'économie  politique,  la  philoso- 
phie, la  médecine  même,  en  ont  été  atteintes,  non  pas,  si  l'on  veut, 
dans  les  grandes  écoles,  mais  par  l'apparition  de  dissidens  nom- 
breux et  résolus.  Il  serait  trop  long  de  riécapituler  ici  ce  qui  a  été 
fait  sous  l'empire  de  cette  disposition  :  qu'il  suffise  de  signaler  trois 
catégories  d'écrivains  qui,  plus  ouvertement  que  les  autres,  ont 
sacrifié  aux  chimères  et  aux  déclamations  du  socialisme.  La  première 
comprend  les  statisticiens  que  la  passion  des  chiffres  égare;  la  se- 
conde, les  aventuriers  de  la  pensée,  rhéteurs  vaniteux  ou  philoso- 
phes empiriques;  la  troisième,  certains  romanciers  toujours  prêts  b 
abuser  de  la  couleur.  De  ces  trois  classes,  la  moins  excusable  est  sans 
contredit  celle  des  statisticiens.  Personne  n'a  attaqué  la  société  avec 
plus  de  violence  qu'eux ,  ni  intenté  à  la  civilisation,  au  nom  de  chif- 
fres fort  équivoques,  un  procès  plus  opiniâtre  et  plus  brutal.  Si  la 
statistique  ne  sait  pas  mieux  se  contenir,  elle  se  fera,  auprès  des 
esprits  sérieux ,  tin  tort  irréparable.  C'est  une  science  qui  renferme 
des  calculs  et  des  argumens  pour  toutes  les  causes,  fassent-elles  dia- 
métralement opposées.  Les  chiffres  sont  complaisans;  ils  se  prêtent 
aux  désirs  secrets  de  l'observateur  et  à  la  fortune  des  livres.  On  se 
propose  de  prouver  une  chose,  et  l'on  voit  tout  dans  le  sens  de  cette 
démonstration. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  pour  Vétode  des  misères  sociales.  Les  chif- 
fres les  plus  affligeans,  les  tableaux  les  plus  douloureux,  sont  devenus 

51. 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raccompagnement  obligé  de  ce  travail,  et  en  ont  composé,  pour  ainsi 
dire,  la  mise  en  scène.  Il  fallait  frapper,  émouvoir,  et,  comme  l'inten- 
tion semblait  justifier  les  moyens ,  on  a  évidemment  forcé  la  preuve 
et  grossi  l'effet.  De  longs  cris  d'alarme  ont  été  poussés  de  vingt  côtés; 
on  a  dressé  des  tables  effrayantes  de  la  misère  et  de  la  dépravation 
publique;  on  est  allé  fouiller  dans  toutes  les  sentines,  afin  d'arranger, 
par  groupes  symétriques,  les  crimes,  les  vices,  les  douleurs,  et  de 
présenter  ensuite  à  la  société  cet  effrayant  et  hyperbolique  inven- 
taire. La  statistique  sociale  ne  procède  pas  autrement  :  c'est  une 
science  d'étalage.  On  dirait  qu'elle  veut  emprunter  quelque  chose  à 
la  tactique  de  ces  mendians  qui  empirent  l'état  de  leurs  plaies  pour 
mieux  exciter  la  pitié  de  la  foule. 

Si  l'on  voulait  chercher,  dans  des  publications  récentes,  des  exem- 
ples de  ces  écarts,  le  choix  seul  serait  embarrassant.  L'un  de  ces  sta- 
tisticiens, qu'une  mort  précoce  a  naguère  enlevé,  s'était  fait  un  titre 
spécial  de  la  description  des  misères  de  la  société  anglaise;  il  avait 
poussé  ce  travail  jusqu'aux  derniers  confins  de  l'hyperbole.  De  là 
ville  de  Londres,  il  n'avait  vu  que  les  cloaques,  et,  en  copiant  les 
enquêtes  du  parlement,  il  s'était  attaché  à  en  reproduire  la  partie 
la  plus  sombre.  On  sait  aujourd'hui  que  beaucoup  de  misères,  ainsi 
décrites,  n'ont  existé  que  dans  l'imagination  de  l'auteur  ou  dans 
celle  des  hommes  qu'il  a  consultés.  Il  y  a,  de  l'autre  côté  du  détroit, 
une  école  de  statisticiens  coloristes  qui  a  devancé  et  inspiré  la  nôtre; 
c'est  elle  qui,  dans  le  parlement  et  hors  du  parlement,  dessert  les 
enquêtes  rembrunies  et  fournit  les  calculs  alarmans.  Ordinairement 
le  parti  religieux  y  joue  un  grand  rôle  et  y  apporte  un  fanatisme  qui 
trouble  nécessairement  le  regard.  En  France,  les  imitateurs  ajoutent 
<'i  cela  l'ardeur  naturelle  de  notre  caractère,  et  le  désir  de  faire  leur 
chemin  par  des  descriptions  originales  et  dramatiques.  Ainsi  s'engen- 
drent et  se  multiplient  les  erreurs. 

Quand  la  statistique  française  opère  sur  le  terrain  national,  elle  est 
sujette  h  d'autres  illusions.  Jamais  on  ne  vit  aUgner  des  calculs  avec 
cette  candeur,  et  les  interpréter  avec  cette  naïveté.  Ainsi,  sur  quelques 
renseignemens  puisés  à  la  préfecture  de  police,  un  auteur  a  derniè- 
rement appris  aux  honnêtes  gens  de  la  capitale  qu'ils  doivent  se  dé- 
fier de  soixante-trois  mille  individus,  vicieux  ou  criminels,  vivant  à 
leurs  côtés.  Soixante -trois  mille!  pas  un  de  plus  ni  de  moins,  c'est- 
à-dire  une  personne  sur  quinze.  Certes,  il  y  a  de  quoi  donner  à  ré- 
fléchir à  ceux  qui  habitent  une  ville  où  tant  de  corruption  fermente. 
L'auteur  assure  pourtant  qu'il  est  discret,  et  qu'avec  moins  de  ré- 


LA  SOCIÉTÉ  ET  LE  SOCIALISME.  801 

serve  il  aurait  pu  élever  à  plus  de  cent  mille  le  nombre  de  ces  êtres 
dangereux.  Ensuite  il  pose  des  chiffres,  et  quoi  de  plus  concluant 
qu*un  chiffre?  Nous  voici  donc  exposés  à  coudoyer  63,000  suspects 
dont  1,867  forçats  réclusionnaires  ou  correctionnels,  3,500  escrocs, 
7,000  protecteurs  de  prostituées,  1,500  vagabonds,  6,000  vdeurs, 
8,000  fraudeurs,  600  receleurs  et  33,000  ouvriers  débauchés;  le  tout 
au  plus  juste,  et  sans  que  la  statistique  puisse  nous  faire  un  rabais 
sur  ces  tables  de  la  perversité.  Cest  à  ne  pas  y  croire  :  à  quelques 
unités  près,  on  sait,  par  exemple,  qu  il  y  a  dans  Paris  8,000  frau- 
deurs. Qui  fournit  les  élémens  de  ce  nombre?  Les  fraudeurs,  avant 
d'exercer  leur  profession,  viennent-ils  prendre  un  numéro  d'ordre  et 
faire  leur  déclaration  à  la  police?  Sérieusement  il  n*y  a  rien  dans  tout 
cela  qui  ne  soit  hasardé  et  arbitraire.  Il  suffit  pourtant  que  ces  éva- 
luations soient  imprimées,  qu'elles  émanent  d'un  fonctionnaire  pu- 
blic, pour  qu'à  l'instant  même  on  s'en  empare.  L'auteur  n'y  aura  vu 
sans  doute  qu'une  distraction  à  des  travaux  administratifs,  et  une 
occasion  de  se  signaler  par  deux  volumes  pleins  de  calme  et  de  bon- 
homie; mais  la  déclamation  s'armera  de  ces  chiffres  pour  prouver  que 
nous  vivons  dans  un  monde  infâme ,  et  la  littérature  se  mettra  sur- 
le-champ  à  l'unisson  de  cette  clientelle  de  63,000  scélérats. 

Ce  sont  \h  de  tristes  déviations  :  l'écrivain  qui  aspire  à  un  rôle 
scientifique  devrait  montrer  plus  de  sang-froid  et  plus  de  discerne- 
ment. Sa  tâche  ne  consiste  pas  h  ne  voir  qu'un  côté  des  choses  et  à 
prendre  des  conclusions  exclusives.  Son  devoir  est  d'oublier  tout, 
même  le  succès,  pour  ne  rechercher  que  la  vérité.  Il  est  l'homme  de 
la  raison,  non  de  la  passion.  Voilà  cequi  a  manqué  à  divers  statisti- 
ciens qui  se  sont  occupés  des  misères  sociales  :  ils  n*ont  pas  su ,  ni 
peut-être  voulu  envisager  complètement  le  problème  et  l'aborder 
avec  modération.  Les  écarts  du  sentiment  et  les  erreurs  de  la  co- 
lère dominent  leurs  travaux  et  les  laissent  sans  autorité.  Ce  sont  tout 
au  plus  des  peintures  de  fantaisie  qui  ne  résistent  pas  à  l'examen  le 
plus  superficiel.  Aucun  de  ces  écrivains,  parmi  les  misères  dont  il 
faisait  le  dénombrement,  ne  s'est  attaché  à  distinguer  celles  qui, 
provenant  des  vices  et  des  folies  des  hommes ,  ont  le  caractère  de 
châtimens  mérités,  de  celles,  en  bien  plus  petit  nombre,  qui  déri- 
vent d'une  fatalité  invincible  et  ressemblent  à  des  défis  accablans 
qu'un  sort  ennemi  envoie  aux  malheureux.  C'est  pourtant  là  une 
distinction  très  essentielle  à  établir  et  une  réserve  importante  à  faire. 
La  compassion  qui  s'attache  à  des  souffrances  volontairement  en- 
courues ressemble  à  un  brevet  d'impunité  accordé  à  la  paresse,  à  la 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

débauche  et  à  Timprévoyance.  Dans  tous  les  cas,  la  société  n'en 
saurait  être  responsable,  et  il  serait  puéril  de  vouloir  mettre  à  sa 
charge  les  maux  qui  résultent  des  écarts  personnels  et  des  fautes 
privées. 

Un  autre  travers  dont  la  statistique  aurait  dû  se  défendre ,  c'est 
rexagération;  en  toute  chose,  la  mesure  est  inséparable  delà  vérité» 
On  s'imagine  trop  facilement  que,  pour  la  défense  de  ceux  qui  souf- 
frent, la  déclamation  est  permise  et  Tenluminure  légitime.  S'il  y  a 
erreur,  on  croit  que  c'est  une  erreur  qui  honore,  et  que  l'intention 
couvre  et  domine  le  fait.  Il  serait  temps  de  renoncer  à  ce  sophisme» 
L'un  des  principaux  obstacles  à  toute  amélioration,  même  de  détail, 
est  précisément  cette  absence  de  modération  et  ces  prétentions  exces- 
sives. Exagérer  ce  qu'il  y  a  à  faire,  c'est  offrir  un  prétexte  aux  hommes 
qui  veulent  que  rien  ne  se  fasse,  c'est  desservir  ceux  qu'on  prétend 
secourir.  Les  tableaux  trop  rembrunis,  loin  d'avancer  les  réformes, 
les  éloignent  et  les  paralysent;  personne  ne  se  charge  volontiers  des 
entreprises  hasardeuses  et  des  cures  désespérées. 

Ces  exagérations  des  statisticiens,  certains  philosophes' les  ont 
partagées,  et  par  philosophes  on  entend  ici  ces  rêveurs  b  la  suite  qui 
ont  essayé  de  toutes  les  chimères  sans  pouvoir  se  fixer  à  aucune. 
Jouets  d'une  vanité  maladive,  ces  hommes  n'avaient  ni  assez  de  puis* 
sance  pour  professer  l'erreur,  ni  assez  de  bon  sens  pour  servir  la  vérité. 
Avec  plus  d'orgueil  que  de  facultés,  plus  d'audace  que  de  lumières, 
ils  étaient  condamnés  à  se  vêtir  des  lambeaux  de  vingt  systèmes  dis- 
parates, et  à  s'agiter,  sans  jamais  conclure,  dans  un  cercle  d'halln- 
cinations.  Les  socialistes  de  première  main,  et  les  écoles  qui  en  sont 
issues,  ont  eu  du  moins  le  sentiment  d'une  théorie  complète, 'et  l'ont 
développée  avec  une  vigueur  peu  commune.  Même  en  les  combat- 
tant, on  doit  rendre  justice  aux  qualités  qui  les  distinguent.  Chez  les 
nouveaux  socialistes,  rien  de  pareil  :  les  prétentions  ont  grandi,  l'in- 
telligence a  disparu.  L'emphase  remplace  l'inspiration,  la  médiocrité 
perce  sons  les  airs  de  prophète.  Les  uns  nuisent  à  la  cause  qu'ils 
veulent  servir  en  substituant  au  langage  de  la  raison  les  égaremens 
de  la  colère  et  en  distillant  sur  les  hommes  plus  de  fiel  que  n'en  de« 
Traient  contenir  des  cœurs  élevés.  D'autres  empruntent  aux  sectes  et 
aux  théories  sociales  des  combinaisons  qu'ils  travestissent  en^  ajeih* 
tant  des  rêveries  désormais  vouées  à  un  ridicule  ineffaçable.  Pour 
tromper  les  âmes  crédules,  ces  esprits  fourvoyé^  poussent  des  dé- 
couvertes dans  tous  les  sens,  tantôt  vers  le  mysticisme,  tantôt  sur  le 
terrain  économique,  heureux  d'échapper  ainsi  à  leurs  incertitudes» 


LA  SOCIÉTÉ  ET  LE  SOQALISME.  803 

et  de  couvrir  d'un  vernis  d'érudition  les  fluctuations  et  l'indigence 
de  leur  pensée. 

C'est  surtout  dans  cet  état  nouveau  que  te  socialisme  est  devenu 
dangereux.  Les  véritables  inventeurs,  avec  la  foi  qui  les  anime,  ap- 
pellent la  discussion  et  ne  font  pas  consister  leur  talent  à  la  fuir.  Ils 
confessent  hardiment,  clairement,  leurs  doctrines,  et  apportent  dans 
le  débat  une  sincérité  qui  les  honore.  Il  n'en  est  pas  de  même  des 
socialistes  que  nous  avons  en  vue  :  ils  aiment  à  s'escrimer  dans  l'om- 
bre, et,  quand  on  les  presse  trop  vivement,  ils  s'enveloppent  de 
leurs  nuages.  Leurs  adçptes  même  ne  réussissent  pas  h  les  tirer  de 
ce  silence  prudent,  lorsque  leur  impatience  les  somme  enfin  de  for- 
muler ce  qu'ils  sont,  ce  qu'ils  veulent.  Que  prétendent-ils  donc?  Réfor- 
mer la  société?  Mais  quelle  est  alors  celle  qu'ils  espèrent  mettre  à  la 
place?  En  prendraient-ils  les  élémens  dans  la  sphère  des  médiocrités 
jalouses,  des  vanités  implacables,  des  ambitions  déréglées,  des  pré- 
Tentions  sans  limites?  A  la  surface  de  toute  civilisation  flottent  des 
illusions  juvéniles  et  des  éblouissemens  de  l'orgueil  que  Ton  prend 
volontiers  pour  de  la  force  :  est-ce  sur|  ces  types  exceptionnels  que 
l'on  se  propose  de  modeler  l'établissement  humain?  On  aura  alors  un 
monde  de  docteurs  indisciplinés  et  de  sophistes  intraitables.  Livrer 
le  gouvernement  à  des  esprits  qui  ne  savent  pas  se  gouverner  eux- 
mêmes,  c'est  une  grave  responsabilité  et  une  entreprise  pleine  de 
périls.  La  singulière  réforme  que  celle  qui  mettrait  le  vertige  en  haut 
de  la  hiérarchie  et  donnerait  aux  populations,  comme  inspirateurs  et 
comme  guides,  des  hommes  ivres  de  leurs  mérites  et  livrés  à  tous  les 
écarts  de  Tamour-propre  I 

Dans  la  voie  des  invectives,  les  romanciers  qui  ont  suivi  le  mou- 
vement socialiste  n  ont  pas  moins  d'emportement  et  d'opiniâtreté. 
C'est  là  un  singulier  spectacle.  Voici  une  nation  qui  se  meut  dans 
la  sphère  de  ses  droits  et  de  ses  devoirs,  une  nation  affairée  et 
attentive  à  ses  intérêts,  une  nation  passionnée  et  qui  n'est  étrangère 
à  aucune  noble  inspiration.  Cette  nation  pense  et  agit,  fonctionne 
et  travaille,  obéit  aux  faits  sans  négliger  les  idées;  elle  assiste  h  son 
propre  développement,  se  rend  compte  de  sa  vie;  elle  a  un  senti- 
ment complet  de  ce  que  sont  chez  elle,  de  ce  que  valent  les  lois, 
les  mœurs,  les  usages,  les  relations  de  famille;  elle  n'ignore  ni  les 
abus  ni  les  inconvéniens  de  ce  régime ,  et  les  déplore  sans  les  exa- 
gérer. Acteur  ou  témoin,  chacun,  dans  sa  petite  sphère,  se  crée 
ainsi  une  opinion  suffisante  et  acquiert  la  conscience  entière  de 
l'ensemble  des  relations  sociales.  Eh  bien  I  h  côté  de  cette  grande 


804>  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

famille,  une  tribu  imperceptible  d'écrivains  prétend  modifier  com- 
plètement Topinion  que  la  société  française  doit  se  former  d'elle- 
même,  créer  un  monde  de  fantaisie  et  le  lui  imposer,  imaginer  des 
mœurs  odieuses,  et  les  lui  faire  accepter  comme  des  mœurs  réelles, 
composer  un  tableau  repoussant  et  le  présenter  à  la  ronde  comme  un 
chef-d'œuvre  d'exactitude.  Telle  est  la  comédie  qui  se  joue  et  qui 
n'est  pas  couverte  d'assez  de  sifilets.  La  société,  dans  des  heures 
d'oubli,  a  eu  la  faiblesse  de  l'applaudir  :  c'est  un  tort  dont  on  abuse 
aujourd'hui  contre  elle. 

Que  les  écrivains  et  les  romanciers  surtout  y  prennent  garde;  le 
châtiment  peut  n'être  que  différé.  Pour  punir  la  calomnie  et  réprimer 
la  déclamation,  la  société  a  un  moyen  énergique,  une  arme  sûre  :  le 
délaissement.  Si  les  romanciers  font  peu  de  cas  de  Testime  publique, 
ils  ont  un  faible  pour  le  succès.  C'est  de  ce  côté  qu'ils  seront  frappés, 
s'ils  ne  s'amendent.  Les  paradoxes  n'amusent  pas  long-temps,  et  le 
public  sera  bientôt  saturé  de  peintures  immorales  ou  grotesques. 
La  caricature  n'a  jamais  été  de  l'art,  et  les  débauches  de  la  plume  ne 
sauraient  suppléer  ni  à  l'observation  vraie,  ni  à  l'exécution  contenue. 

Quel  titre  ont  d'ailleurs  ces  romanciers  à  se  dire  les  interprètes  de 
la  vie  réelle,  et  où  l'auraienl-ils  étudiée?  Ils  flétrissent  la  société I 
Serait-ce  par  hasard  qu'ils  s'y  trouvent  mal  à  l'aise  ?  La  société  honore 
le  respect  des  engagemens,  la  vie  de  famille,  la  fidélité  aux  devoirs, 
l'esprit  de  conduite,  le  désintéressement,  la  dignité  d'état,  la  con- 
science :  est-ce  \lx  ce  qu'on  ne  peut  lui  pardonner?  et  faut-il  y  voir 
l'origine  de  toutes  ces  colères?  L'insulte  ne  serait  alors  qu'une  expres- 
sion du  dépit  ou  une  formule  du  remords.  Peut-être  aussi,  sous 
l'empire  de  l'enivrement  littéraire,  les  romanciers  ont-ils,  comme  les 
philosophes,  rêvé  les  palmes  de  l'apostolat.  Il  en  est  aujourd'hui  qui, 
après  avoir  prostitué  leur  plume  à  d'indécentes  gravelures,  aspirent 
aux  honneurs  d'un  prix  Monthyon  et  à  la  couronne  du  moraliste. 
Certes,  c'est  là  une  prétention  étrange  de  la  part  de  ces  esprits  qui  ont 
abusé  de  tout,  même  du  talent,  et  ont  fait  du  commerce  des  lettres 
l'industrie  la  plus  éhontée  et  la  plus  vulgaire. 

Les  romanciers  de  cet  ordre  devenir  des  moralistes,  des  réforma- 
teurs de  la  société  1  En  vérité,  la  prétention  est  étrange,  elle  est 
digne  de  notre  temps.  Avant  de  regarder  autour  d'elle,  cette  littéra- 
ture aurait  mieux  fait  peut-être  de  s'interroger,  de  sonder  ses  reins, 
pour  employer  une  expression  biblique.  Après  avoir  été  sceptique, 
railleuse,  blasée  en  toutes  choses,  avide  et  peu  scrupuleuse,  il  ne 
lui  manquerait  plus  que  de  devenir  hypocrite,  de  prendre  la  morale 


I 
LA  SOCIÉTÉ  ET  LE  SOCIALISME.  803 

en  guise  de  manteau  et  la  réforme  sociale  cwmme  un  dernier  expé- 
dient pour  battre  monnaie.  Ce  serait  un  scandale  de  plus  ajouté  &  tant 
d*autres.  Moraliste,  celui  qui  a  emprunté  la  langue  de  Rabelais  pour 
infecter  le  public  de  récits  indécens  et  de  contes  cyniques!  Moraliste» 
celui  qui  s*est  fait  un  jeu  de  conclure  toujours  au  succès  et  à  Tim- 
punité  du  crime!  Moraliste,  celui  qui,  après  avoir  composé  un  cha- 
pelet de  femmes  adultères ,  déclare  que  la  chute  est  obligée  pour 
toutes  les  fllles  d'Eve,  et  que  la  chasteté,  exception  rare,  est  un  mot 
qui  peut  toujours  se  traduire  par  le  manque  d'occasion  !  Oui ,  tous 
moralistes,  moralistes  de  même  trempe,  qui  reviendront  à  la  vertu, 
si  la  vertu  a  du  débit  et  fait  mieux  les  choses  que  le  vice  ! 

La  même  cause  a  porté  le  roman  vers  la  description  des  misères 
sociales.:  la  vogue  était  acquise  &  de  pareils  tableaux.  De  là  cette  école 
de  coloristes  dont  Tidéal  consiste  à  outrer  les  difformités  de  la  nature 
humaine.  Autant  les  anciens  recherchaient  le  beau  en  toutes  choses, 
autant  cette  école  recherche  le  monstrueux;  elle  nous  traite  en  con- 
vives blasés  dont  le  goât  ne  se  réveille  qu'aux  ardeurs  de  Talcool  et 
au  feu  des  épices.  Les  émotions  violentes,  les  passions  échevelées, 
les  sentimens  impossibles,  les  imprécations,  les  blasphèmes,  entrent 
pour  beaucoup  dans  Tart  d'écrire  tel  qu'on  le  comprend  aujourd'hui* 
La  révolte  contre  la  société  anime  les  conceptions  les  plus  applaudies. 
Le  roman  prend  un  caractère  de  protestation  de  plus  en  plus  impé- 
rieux et  universel;  il  proteste  contre  le  mariage,  il  proteste  contre  la 
famille,  il  proteste  contre  la  propriété,  il  ne  lui  reste  plus  qu'à  pro- 
tester contre  lui-même.  Partout  se  retrouve  la  prétention  de  rendre 
la  civilisation  responsable  des  fautes  de  l'individu  et  d'abolir  le  devoir 
personnel  pour  mettre  tout  à  la  charge  du  devoir  social.  Les  roman- 
ciers appellent  cela  poser  des  problèmes  au  siècle.  Problème  singu- 
lier que  celui  d'organiser  un  monde  où  les  passions  seraient  sans 
frein  et  es  fantaisies  sans  contrainte!  La  société  actuelle  a  le  tort 
impardonnable  de  ne  pas  laisser  aux  instincts  sensuels  une  entière 
liberté;  aussi,  se  montre-t-on  inflexible  à  l'égard  d'un  régime  entaché 
de  tant  de  rigorisme  et  d'intblérance. 

Le  roman  ne  s'en  est  pas  tenu  là;  de  l'élégie  il  est  passé  au  drame. 
Désormais  ce  n'est  plus  sur  la  compassion  qu'il  s'appuie,  mais  sur 
l'horreur.  Au  lieu  de  parcourir  les  replis  du  cœur  pour  vérifier  com- 
bien il  renferme  de  sentimens  dépravés  et  d'idées  malsaines,  le 
roman  s'égare  à  la  découverte  des  bouges  les  plus  infects  et  des 
existences  les  plus  immondes;  il  se  propose  de  prouver,  par  la  des- 


I 
806  EETUE  DES  DBUX  MONDES. 

cription  des  mauvais  Ijgpx  et  T usage  d'un  cynique  idiome,  jusqu'à 
quel  degré  d'avilissement  rhomnte  peut  descendre,  et  de  quel  igno- 
ble limon  il  est  pétri.  Il  n'est  sorte  de  corruption  souterraine  et 
d'obscénité  mystérieuse  dont  il  ne  se  fasse  l'éclK).  Les  régions  ou 
l'on  parle  la  langue  du  bagne  n'ont  plus  de  secrets  pour  lui;  il  s'est 
chargé  de  diminuer  la  distance  qui  sépare  le  monde  criminel  du 
monde  élégant.  C'est  presqu'un  cours  d'éducation  à  l'usage  des  lec- 
teurs de  livres  frivoles;  ils  peuvent  y  apprendre  l'art  compliqué  des 
effractions  et  des  escalades.  Les  grands  scélérats  out  le  droit  d'être 
fiers  de  cette  fortune  qui  leur  arrive.  Une  tribune  leur  est  ouverte» 
un  auditoire  de  belles  dames  leur  est  acquis I  La  vogue  est  à  eux» 
ils  semblent  l'avoir  fixée  et  ils  en  abusent;  ils  ont  des  romanciers, 
ils  auront  des  poètes.  Bientôt  il  ne  leur  manquera  plus  qu'une  Iliade 
où  éclatent  toutes  les  beautés  de  l'argot 

Voilà  où  nous  en  sommes,  grâce  aux  écarts  du  roman.  Naguère 
il  se  contentait  de  tresser  des  couronnes  au  vice;  aujourd'hui  U 
élève  un  piédestal  au  crime.  Qui  peut  dire  où  s'arrêtera  cette  étude 
des  existences  exceptionnelles,  cette  excursion  dans  les  repaires 
du  vol  et  de  l'assassinat?  Comme  le  meurtrier  y  devient  intéressant  1 
comme  la  prostituée  y  gagne  du  terrain  dans  l'opinion!  Le  meur- 
trier a  rinstinct  profond  du  devoir;  la  prostituée  respire  cette  grâce 
frêle  et  délicate  qui  n'échoit  qu'aux  races  privilégiées.  Le  roman  a 
si  bien  fait»  que  ces  deux  figures  n'inspirent  plus  ni  éloignement  ni 
répugnance.  On  s'y  habitue  sans  peine;  le  suflrage  des  boudoirs 
adopte  une  débauche  si  agréable  et  un  attentat  si  charmanti  De  là  aux 
sombres  épisodes  ot  aux  expéditions  sanglantes  il  n'y  a  plus  que  des 
nuances  et  des  transitions.  On  les  franchit,  et  les  coups  de  poignard, 
le  dévergondage  hideux,  la  corruption  la  plus  repoussante,  celle  de 
l'enfance,  sont  acceptés  au  même  titre  et  accueillis  avec  la  même 
faveur.  L'assassin  pose,  et  le  beau  monde  applaudit;  le  malfaiteur  a 
son  jour  de  Capitole^  et  il  y  chante  un  hymne  qui  ne  semble  pas 
près  de  finir^ 

Sérieusement,  c'est  là  un  des  plus  do|iIoureux  spectacles  auxquels 
une  époque  puisse  assister  et  un  genre  de  séduction  plus  dangereux 
qu'on  ne  le  suppose.  Il  y  a  dans  le  crime  on  ne  saurait  dire  quelle 
volupté  dépravée  dont  il  ne  faut  pas  réveiller  le  goût,  et  la  prudence 
la  plus  vulgaire  conseille  de  jeter  un  voile  sur  les  monstruosités  ex- 
ceptionnelles^ Toute  civilisation  a  des  égouts;  qui  ne  le  sait?  mais 
un  peuple  à  part  les  habite^,  et  personne  n'est  tenu  d'en  visiter  les 


LA  SOCIÉTÉ  ET  LE  80C1AL1SME.  807 

immondes  profondeurs.  Croit-^n  inspirer  à  Thorame  le  désir  du  bien, 
la  passion  des  grandes  choses,  en  Tinitiant  à  des  turpitudes  qui  ne 
devraient  jamais  souiller  son  oreille  ou  sa  rue?  EstH^e  là  un  ensei- 
gnement qui  puisse  satisfaire  autre  chose  qu'une  misérable  et  futile 
curiosité?  Que  Ton  ouvre  le  livre  où  sont  inscrits  les  grands  noms 
littéraires,  et  Ton  verra  si  aucun  d'eux  a  dérogé  au  point  d'écrire  une 
telle  histoire  et  de  IrdCer  de  pareils  tableaux.  Deux  hommes  seule- 
ment ont  abordé  cette  tâche  avec  un  succès  que  leurs  plagiaires  obtien- 
dront difficilement  :  on  les  nomme  Mercier  et  Rétif  de  la  Bretonne. 
Qu'est-il  resté  de  leurs  œuvres?  Qui  se  souvient  du  Tableau  de  Paris, 
livre  pensé  dans  la  rue  et  écrit  sur  la  borne,  comme  le  disait  Rivarol? 
Qui  connaît  les  Nuits  de  Paris,  ce  cauchemar  en  quatorze  volumes, 
où  l'auteur  passe  en  revue  les  antres  de  la  débauche  et  du  crime,  sans 
reculer  devant  aucun  détail,  sans  faire  grâce  au  lecteur  d'une  seule 
impureté?  Ces  écrivains  ont  été  aussi  les  héros  de  leur  temps.  Où 
sont-ils  aujourd'hui,  et  qu'est  devenue  leur  gloire?  Ceux  qui  les  sui- 
vent et  les  imitent  auront  le  même  sort;  rien  ne  vit  ici-bas  que  par 
ridée  morale.  Le  rôle  d'un  écrivain  n'est  pas  de  remuer  la  fange  de 
la  civilisation  et  de  poursuivre  en  l'honneur  du  crime  un  idéal  im- 
possible et  impie.  C'est  un  soin  qu'il  faut  laisser  aux  sténographes 
des  cours  d'assises  chargés  de  rendre  le  forfait  dramatique  et  l'écha- 
faud  intéressant. 

Est-ce  là  d'ailleurs  qu'est  la  société?  Ne  vivons-nou$  que  dans  un 
monde  d'escrocs  et  de  prostituées?  N'y  a-t-il  ici-bas  que-des  infamies 
et  des  guet-apens?  Cette  légion  de  mères  de  famille  dont  les  joies  ne 
dépassent  pas  l'enceinte  du  foyer  domestique,  ces  ménages  où  le  tra- 
vail défraie  à  la  fois  les  besoins  de  la  semaine,  les  plaisirs  du  diman- 
che et  l'épargne  pour  les  vieux  jours,  ces  millions  d'hommes  labo- 
rieux qui  portent  le  poids  du  soleil  avec  une  persévérance  admirable, 
suffisent  à  tous  leurs  devoirs  et  meurent  sans  laisser  la  moindre  tache 
sur  leur  nom  :  tout  cela,  on  l'oublie,  on  le  dédaigne;  personne  n'en 
tient  compte,  ni  les  romanciers,  ni  les  philosophes,  ni  les  sîatisticiens. 
Ce  que  l'on  recherche,  ce  que  l'on  poursuit,  ce  sont  les  diCTormités, 
les  exceptions.  Il  faut  produire  de  l'effet,  maîtriser  la  curiosité, 
frapper  des  coups  qui  portent.  De  là  ce  monde  de  fantaisie  substitué 
au  monde  réel,  de  là  cette  importance  excessive  attribuée  à  quelques 
existences  équivoques,  à  quelques  misères  de  détail,  au  préjudice  de 
l'intérêt  que  mérite  l'ensemble  et  de  l'opinion  qu'on  doit  s*en  former. 

Il  est  donc  temps  de  faire  un  retour  sur  soinnéme  et  de  cesser  un 


808  RBVDB  DBS  DEUX  MONDES. 

eu  où  rhonneur  des  lettres  se  perdrait  tout  entier.  Le  socialisme  est 
fini  :  il  faut  en  effacer  les  derniers  vestiges.  Assez  long-temps  on  a 
eu  Texagération  et  l'injure  à  la  bouche  en  pariant  de  notre  régime 
social  :  revenons  à  un  ton  plus  décent  et  h  une  appréciation  plus 
saine.  A  Tenvisager  de  sang-froid,  ce  régime  n*est  pas  ce  qu'on  s'ob- 
stine à  le  faire;  on  le  place  trop  bas  ou  l'on  attend  trop  de  lui ,  on 
méconnaît  ce  qu'il  a  de  réel,  on  force  ce  qtfil  renferme  d'idéal.  Ce 
monde,  que  le  christianisme  a  bien  jugé,  sera  éternellement  le  siège 
de  la  souffrance,  et,  quand  on  songe  qu'aucune  classe  ne  se  dérobe 
à  cette  loi ,  que  les  plus  puissans  comme  les  plus  humbles  lui  paient 
un  égal  tribut,  on  s'étonne  de  voir  encore  tant  de  cerveaux  en  quête 
de  cette  chimère  que  l'on  nomme  la  perfection  absolue.  Sans  doute, 
les  sociétés  se  civilisent  et  les  honmies  s'améliorent,  mais  il  n'en  est 
pas  moins  évident  qu'à  côté  d'une  plaie  qui  se  ferme,  s'ouvre  presque 
toujours  une  nouvelle  blessure.  La  souffrance  morale  s'accrott  par- 
tout où  le  mal  physique  diminue ,  et  c'est  ce  phénomène  seul  qui 
rétablit  une  sorte  d'équilibre  artificiel  dans  la  destinée  humaine. 

Par-dessus  tout,  il  importe  que  l'homme  ne  s*habitue  pas  à  l'attente 
d'un  bonheur  indépendant  de  ses  efforts,  et  ne  se  berce  pas  de  Tidée 
fausse,  dangereuse,  que  la  société  lui  doit  tout,  aisance,  joie,  sécu- 
rité, sans  lui  demander  en  retour  la  pratique  de  quelques  vertus  et  le 
triomphe  sur  quelques  passions.  Ces  sorties  contre  la  civilisation  et 
les  misères  qu'elle  ne  peut  guérir  sont  autant  d'excuses  au  relâche- 
ment, autant  de  prétextes  dont  les  natures  vicieuses  s'emparent.  On 
fait  ainsi  la  partie  belle  aux  penchans  dépravés,  on  fournit  des  armes 
au  désordre.  C'est  là  l'intérêt  le  plus  pressant,  celui  au  secours  duquel 
il  faut  se  porter.  Les  sociétés  ont  sans  doute  encore  du  chemin  à  faire 
dans  la  voie  dès  améliorations,  mais  ce  qui  a  surtout  besoin  d'être 
fortifié  de  nos  jours,  c'est  le  sentiment  du  devoir  et  l'empire  de  la 
conscience. 

Quand  on  réfléchit  à  la  nature  des  publications  qiii  se  succcèdent 
depuis  un  certain  nombre  d'années,  on  s'étonne  que  la  société  n'en 
ait  pas  été  plus  priofondément  atteinte.  Autrefois,  l'autorité  morale 
émanait  des  écrivains,  et  les  siècles  passés  ont  tous  obéi  à  Tinitiative 
de  quelques  grands  esprits.  Les  consciences  trouvaient  ainsi  une 
règle;  l'action  s'exerçait  de  l'éUte  à  la  masse,  du  petit  nombre  à  la 
multitude.  De  nos  jours,  au  lieu  de  céder  aux  écrivains,  ta  société 
leur  résiste;  elle  les  accepte  comme  une  distraction  frivole,  elle  ne 
subit  pas  leur  influence.  Les  célébrités  du  paradoxe  et  de  la  décla- 
mation, romanciers  ou  philosophes,  ont  eu  beau  l'éprouver  de  mille 


LA  SOCIÉTÉ  ET  LE  SOaALlSME.  809 

manières,  l'assiéger  de  visions  grotesques  ou  sombres  :  elle  n'a  pas 
voulu  prendre  au  sérieux  ces  débauches  de  Timagination.  Elle  n'a  vu 
dans  ces  tableaux  que  des  fantaisies  sans  conséquence,  elle  n'a  prêté 
à  leurs  auteurs  que  l'intention  de  la  divertir  en  passant.  Plus  ils  sem- 
blaient abonder  dans  le  sentiment  de  leur  importance,  plus  elle  les 
trouvait  plaisans  et  singuliers.  Les  écrivains  en  ont  été  pour  leurs 
frais  de  mise  en  scène;  &  peine  la  société  en  a-t-elle  été  effleurée. 

On  dirait  même  que  le  dégoût  issu  de  ces  exagérations  de  la  plume 
a  déterminé  une  réaction  dans^  un  sens  inverse.  A  mesure  que  les 
écarts  de  certains  romanciers  ou  philosophes  devenaient  plus  graves^ 
la  société  se  contenait,  se  surveillait  davantage;  elle  eût  rougi  de 
ressembler  au  scandaleux  portrait  que  l'on  affichait  pour  le  sien,  elle 
voulait  que  Terreur  fût  manifeste  et  la  calomnie  évidente.  Dans  les 
relations  de  famille,  ce  contraste  s'est  surtout  fait  sentir.  Jamais 
cette  longue  accusation  d'adultère  qui  remplit  tant  de  volumes  et 
défraie  tant  de  fictions  n'a  été  moins  justiflée;  la  faute  n*est  que 
l'exception,  la  règle  est  le  devoir.  Il  en  est  de  même  des  autres  dou- 
leui*s,  des  autres  plaies  sociales  :  presque  toujours  la  plainte  porte 
aujourd'hui  à  faux  ou  s'entache  d'une  exagération  flagrante.  Ainsi 
la  voix  des  écrivains  résonne  dans  le  vide  et  n'a  plus  d'échos. 

Ce  résultat  est  heureux;  il  prouve  qu'en  dehors  de  la  vérité  il  peut 
y  avoir  un  succès,  mais  pas  d'ascendant,  pas  d'empire  sur  les  esprits. 
Les  auteurs  des  grandes  époques  ne  défraient  pas  seulement  une  ra- 
pide lecture;  ils  sont  des  conseils,  des  amis;  on  les  consulte  souvent, 
on  les  cite,  on  les  honore.  Y  a-t-tl  rien  de  pareil  aujourd'hui,  et  où 
sont  les  livres  qui  durent?  Ces  romans  nouveaux  que  la  vogue  adopte 
s'éteignent  dans  le  bruit  qu'ils  font  et  ne  laissent  aucune  trace;  ces 
théories  qui  prétendent  au  gouvernement  du  monde  s'éclipsent  pour 
faire  place  à  d'autres  chimères.  De  tout  cela  il  ne  reste  rien,  si  ce 
n'est  le  sentiment  d'un  oubli  étemel  et  irrévocable.  Rien  ne  se  sou- 
tient ici-bas,  ne  traverse  les  siècles  que  protégé  par  l'estime.  Or,  on 
peut  lire  de  pareils  écrits;  on  ne  saurait  les  estimer.  Deux  qualités 
pourraient  seules  sauver  les  auteurs  de  l'abandon,  et  ils  ne  les  ont 
pas  :  l'une  est  le  sentiment  de  l'art  qu'ils  sacrifient  à  la  spéculation 
littéraire;  l'autre  est  la  sincérité  des  convictions,  évidemment  com- 
promise par  les  démentis  qu'ils  se  donnent. 

L'influence  de  ces  écrivains  est  donc  en  pleine  décadence  :  leur 
plume  expie  une  longue  suite  d'excès.  Tandis  que  les  livres  se  plai- 
saient à  calomnier  la  société,  elle  prenait  le  parti  de  se  gouverner 


SiO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle-même  et  de  ne  relever  que  de  sa  propre  initiative.  Aux  reproches 
d*abaisscmcDt,  elle  opposait  de  grands  sentimens  instinctifs  et  des 
vertus  pratiques.  En  vain  le  socialisme  Ta-t-il  violentée,  injuriée; 
elle  n'a  pas  cédé  aux  violences,  elle  a  souri  aux  injures;  elle  avait  k 
conscience  de  sa  force  et  celle  de  la  faiblesse  de  ses  ennemis.  Pour 
les  réduire  au^ silence,  il  eût  fallu  peu  d*efforts;  elle  n'a  pas  daigné 
prendre  cette  peine;  elle  était  trop  haut,  eux  trop  bas.  Si  les  enfans 
perdus  de  la  philosophie,  du  roman  et  de  la  statistique  veulent  con- 
tinuer cette  croisade  insensée,  la  société  les  laissera  achever  leur 
suicide  sans  s'émouvoir,  sans  s'irriter.  A  une  démence  obstinée  et 
volontaire,  elle  ne  doit  répondre  que  par  la  pitié  et  le  dédain.  Tout 
<ie  qu'elle  peut  faire,  c'est  de  souhaiter  à  ses  détracteurs  un  peu  de 
ce  bon  sens,  présent  du  ciel,  et  dont  il  est  plus  avare  qu'on  ne  se 
l'imagine.  Le  bon  sens  quitte  toujours  les  hommes  qui  s*enivrent 
d'eux-mêmes  et  de  leurs  idées  :  c'est  le  premier  châtimeat  de  leur 
vanité  et  la  cause  d'une  irrémédiable  impuissance. 

Louis  Reybaud. 


LE  MONDE 


GRÉCO-SLAVE 


V.» 

Les  hiri.  —  ffs'ire  du  pniicg  Mikh 


I. 

Limité  à  l'oaest  par  la  Sere  et  la  I)rina ,  au  nord  par  le  Danube,  à 
Test  par  le  Timok ,  aa  sud  par  la  Bosnie  et  la  Macédoine,  le  petit  état 
qui  depuis  1830  s'appeHe  principauté  de  Serbie  n'occupe  qu*un  ter- 
ritoire de  treize  cents  lieues  carrées,  et  ne  compte  que  cinq  ou  six 
cent  mille  habitans  au  lieu  d*un  million ,  comme  le  prétendent  les 
voyageurs.  On  ne  peut  guère  voir,  dans  rétablissement  de  celte 
principauté,  que  la  première  concession  faite  par  les  maîtres  déchu» 
de  l'empire  turc  aux  plus  impatiens  d*entre  ces  cinq  millions  d'op- 
primés dont  se  compose  aujourd'hui  la  race  serbe.  Enhardi  par  le 
succès  et  devenant  de  jour  en  jour  plus  dignes  de  la  liberté,  les 

(I)  Vorez  les  livraisons  des  1«'  février,  t«  juin,  l«r  août  ei  15 décembre  1842. 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Serbes  ne  tarderont  pas  à  arracher  au  sultan  des  concessions  nou- 
velles. La  principauté  de  Serbie  ne  forme  donc  que  Fembryon  d'un 
royaume  destiné  à  devenir  un  jour  vaste  et  puissant,  s'il  atteint  les 
limites  physiques  qu'assignent  à  la  race  qui  Thabite  les  montagnes 
grecques  et  la  mer  Adriatique. 

Hors  du  pays  proprement  nommé  Serbie  vivent  plusieurs  millions 
d'hommes,  les  uns  catholiques  romains,  les  autres  schismatiques,  mais 
tous  frères,  et  qui,  après  avoir  eu  long-temps  un  même  gouverne- 
ment, font,  depuis  un  demi-siècle,  d'obscurs,  mais  héroïques  efforts, 
pour  reconquérir  sinon  une  indépendance  complète,  au  moins  leur 
nationalité.  Ces  hommes  qui  tournent  les  yeux  vers  la  principauté 
serbe  comme  sur  un  fanal  de  salut  sont  malheureusement  dispersés 
sur  un  territoire  fort  étroit  et  démesurément  long.  La  race  serbe 
occupe  le  tiers  de  la  Turquie  d'Europe  et  tout  le  midi  de  la  Hongrie. 
En  Turquie,  ses  provinces  sont  la  Bosnie,  la  Hertsegovine,  une  partie 
de  la  Macédoine,  le  nord-est  de  l'Albanie,  le  Tsernogore,  et  la  prin- 
cipauté spécialement  nommée  Serbie;  dans  l'empire  d'Autriche,  le 
Serbe  habite  la  Dalmatie,  la  Croatie,  la  Slavonie,  une  partie  de  l'Is-^ 
trie,  les  frontières  militaires,  le  Banat,  la  Syrmie,  et  le  littoral  du 
Danube  depuis  la  Batchka  jusqu'à  Saint-André,  près  Ofen.  Toutes 
ces  provinces  composaient  au  moyen-âge  une  unité  nationale  si  forte, 
que  les  krals^  ou  rois  serbes,  prirent  quelque  temps  le  titre  d'empe- 
reurs d'Orient,  et  que,  pour  les  abaisser,  il  fallut  une  coalition  de 
leurs  voisins,  comme  plus  tard  pour  la  Pologne,  Puisque  cette  race 
ainsi  décimée  compte  encore  aujourd'hui  cinq  millions  d'individus, 
n'est-il  pas  à  croire  que  si  jamais  elle  parvenait  à  renouer  par  une 
confédération  ses  membres  dispersés  et  à  obtenir  une  existence  moins 
précaire,  elle  doublerait  bientôt  le  nombre  de  ses  enfans? 

Sous  la  domination  turque,  la  principauté  de  Serbie  était  divisée 
en  douze  pachaliks  ou  nahias,  qui  avaient  pour  chefs-lieux  Belgrad, 
Chabats,  Valiévo,  Sokol,  Oujitsa,  Pojega,  Roudnik,  Kragouïevats, 
lagodina,  Grotska,  Smederevo  et  Tjoupria  (1).  Ces  douze  villes,  unies  . 
.  entre  elles  par  un  réseau  de  douze  cent  trente-un  villages,  relevaient 
toutes  d'un  visir  suprême,  qui  siégeait  dans  la  citadelle  de  Belgrad. 
Aujourd'hui  des  gouverneurs  nationaux  ont  remplacé  les  pachas,  et 
es  Turcs  n'occupent  plus  qu'au  nombre  de  quelques  milliers  les  for- 


(1)  Nous  écrivons  ces  noms  et  tous  les  mots  serbes  comme  ils  sont  écrits  par  les 
iniigènes,  sans  nous  conformer  à  Torlhographc  vicieuse  adoptée  par  nos  journaux 
Cl  nos  voyageurs. 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  813 

teresscs  de  Belgrad,  Smederevo  et  Sokol,  ruines  féodales  à  ponts- 
levîs,  t'i  portes  de  fer,  h  murs  minces  et  très  hauts,  flanqués  de  petites 
tourelles  rondes  qui  surplombent  au  haut  des  remparts  comme  des 
nids  dhirondelles,  et  ne  résisteraient  pas  aux  boulets.  Le  fort  même 
de  Sokol,  réputé  imprenable  parce  que  le  rocher  qui  le  porte  se  cache  / 
dans  les  nuages,  serait  canonné  et  réduit  en  poudre  avant  une  heure 
par  des  batteries  placées  sur  les  pics  calcaires  qui  le  dominent.  Aussi 
les  garnisons  turques  de  ces  châteaux,  se  voyanttout-à-fait  à  la  merci 
des  Serbes,  se  gardent  bien  de  les  molester. 

La  Serbie  actuelle  se  divise  en  dix-sept  nahias  ou  départemens,  qui 
sont  ceux  de  Kragouïevats,  Roudnik,  Chabats,  Valiévo,  Tchatchak, 
Oujîtsa,  Belgrad,  Pojarevats,  Smederevo,  Tjoupria,  Alexinats,  et  les 
six  nouveaux  districts  cédés  par  la  Turquie,  c'est-à-dire  la  Kralna^ 
la  Ïserna-Rieka ,  les  deux  cercles  de  Krouchevats  ou  de  Parakine,  le 
Stari-Vlah  et  le  Podrinski,  ou  pays  de  la  Drina.  Si  Ton  excepte  Bel- 
grad ,  peuplée  d*à  peu  près  seize  mille  âmes,  Oujitsa ,  qui  en  contient 
cinq  mille,  et  lagodina,  qui  paraît  en  avoir  autant,  les  autres  chefs- 
lieux  n'ont  pas  plus  de  deux  mille  habitans.  En  général,  les  villes 
serbes  ne  sont  que  des  amas  de  huttes  ou  de  boutiques  en  bois, 
ceintes  d'un  talus  palissade,  et  qu'aucune  voie  régulière  n'unit  entre 
elles,  car  les  chemins  de  ce  pays  ne  sont  encore  que  des  sentiers  à 
peine  tracés  par  monts  et  vallées.  Cependant  la  grande  route  d'Au- 
triche à  Constantinople  passe  par  lagodina,  Tjoupria,  Deligrad,  Alexi- 
nats et  Nicha ,  et  anime  ces  déserts,  où  le  mouvement  des  voyageurs 
a  développé  quelque  industrie.  Il  y  a  en  outre  des  chaussées  peu 
étendues,  où  les  voilures  pourraient  passer,  comme  celle  qui  va  de 
Belgrad  à  Smederevo,  à  Chabats,  et  par  Valiévo  jusqu'en  Bosnie. 
Quant  à  l'intérieur  du  pays,  il  reste  encore  impénétrable  pour  tout 
étranger  accoutumé  au  comfort  européen.  Les  rives  du  Danube  pré- 
sentent plus  de  facilités  pour  la  circulation  ;  mais  l'AutKche,  qui  a 
ouvert  les  nouvelles  voies  de  communication  par  le  Danube,  est  aussi 
la  seule  qui  en  profite,  et  la  Serbie,  n'ayant  pas  encore  un  seul  ba- 
teau ù  vapeur,  est  forcée  de  livrer  aux  exploitateurs  autrichiens  tout 
ce  beau  littoral  qui  s'étend  de  Belgrad  à  Vidin,  et  dont  la  fécondité 
faisait  dire,  il  y  a  quelques  mois,  à  un  voyageur  :  crOn  ne  saurait 
trouver  une  contrée  plus  riche  des  dons  de  la  nature,  plus  agréable- 
ment accidentée,  plus  heureusement  mêlée  de  bois  et  de  terres  la- 
bourables, mieux  arrosée,  mieux  partagée  sous  tous  les  rapports.  Je 
me  bornerai  à  citer  la  délicieuse  vallée  de  Tlpek,  si  mal  indiquée  sur 

TOME  1.  M 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  cartes  (l),  et  qui  pourrait  soutenir  la  comparaison  avec  la  Limagne 
et  le  Grésivaudan.  »  Il  eût  fallu  ajouter  que  cette  Limagne  et  ce 
Grésivaudan  de  la  Turquie  sont  encore  couverts  de  forêts,  et  qu*on 
n*y  rencontre  guère  que  des  pâtres.  C'est  pourquoi  le  commerce  de 
la  principauté  ne  consislie  qu'en  bestiaux»  dont  la  plus  grande  partie 
s'exporte  sur  les  marchés  d'Allemagne. 

Le  seul  entrepôt  important  du  pays  est  Belgrade  qui,  comme  ville 
turque,  n'offre  plus  que  de  lugubres  ruines,  et  comme  ville  slave 
n'est  encore  qu'au  berceau.  Mais  ce  nid  d'aiglom  blancs  battus  de 
V orage,  conune  disent  \à%piesmasy  semble  destiné  à  jouer  encore  dans 
l'avenir  un  rôle  non  moins  important  que  celui  qu'il  jouait  il  y  a  cent 
ans,  alors  qu'il  était  le  rendez-vous  des  armées  de  l'Europe  et  de 
l'Asie.  Si  au  contraire  la  paix  subsiste,  Pestta,  Belgrad  et  Gaiats,  foyer» 
de  trois  nationalités  renouvelées,  pourront  un  jour,  i)ar  la  navigation 
à  la  vapeur,  rivaliser  avec  les  ports  les  plus  florissans  de  l'Europe. 

Une  route  à  l'européenne  censée  large  de  seize  toises ,  mais  en- 
vahie par  le  gazon  et  pleine  de  fondrières  dans  les  temps  pluvieux, 
est  à  la  rigueur  praticable  pour  les  voitures ,  et  peut  mener  les  tou- 
ristes de  Belgrad  à  Kragouïevats.  Cette  petite  capitale  de  la  dynastie 
déchue  se  compose  à  peine  de  trois  cents  maisons.  Dominée  par  plu- 
sieurs collines,  elle  ne  peut  être  défendue;  mais  ses  habitans  trouvent 
une  forteresse  naturelle  dans  le  mont  Koudnik,  aux  contreforts  cou- 
verts d'immenses  forêts,  et  entourés  d'abîmes  infranchissables  pour 
l'ennemi.  Le  konak  de  Miloch  et  de  ses  enfans  est  maintenant  désert; 
il  a  été  peint  à  fresque  par  des  artistes  serbes  qui  y  ont  représenté 
des  scènes  bizarres  de  la  vie  militaire  et  domestique;  la  salle  du  divau 
a  gardé  ses  tapis  et  ses  riches  tentures.  De  la  cour,  défendue  par 
de  hautes  palissades,  on  entre  dans  la  petite  mosquée  que  Miloch  fit 
construire  pour  ses  chers  Ottomans.  L'église  renferme  toujours  les 
trônes  des  deux  représentans  de  l'église  et  de  l'état  :  le  vladika  et  le 
kniaze;  le  trône  du  kniaze  ou  prince  temporel ,  richement  décoré  et 
surmonté  des  armoiries  serbes,  porte  en  slavon  ces  mots  :  Ton  zèle,  6 
Seigneur!  me  dévore  tous  les  jours  de  ma  vie,  formule  sacramentelle 
écrite  au  diadème  de  chaque  roi-pontife.  Tous  ces  monumens  ont 
été  laissés,  depuis  la  dernière  révolution,  dans  un  abandon  complet* 
Le  gymnase  serbe  continue  seul  imperturbablement  ses  cours  de  phi- 

(I)  Bf.  Blancpii ,  que  nous  cUon»  ici,  paraît  confondre  la  vallée  du  Pck  avec  celle 
d'Ipok ,  OMi^ant  reaUfiÈr  ainsi  Une  erreur  des  géographes. 


i 


LE  MONDE  GJaÉCO-SLAYE.  815 

losophîe,  de  grec,  de  mathématiques,  termes  un  peu  ambitieux  pour 
qui  sait  à  quoi  ces  cours  se  réduisent;  mais  là  du  moins  Tétude  n'est 
pas  mise,  comme  dans  TËurope  civilisée,  au  nombre  des  jouissances 
coûteuses.  Les  pâtres  quittent  leurs  troupeaux  et  viennent  sur  les 
bancs  apprendre  gratuitement  les  églogues  de  Virgile  et  les  rapsodies 
d'Homère.  Le  pauvre,  qui  ne  peut  se  nourrir  lui-même,  se  met  au 
service  d'un  marchand  et  soigne  sa  boutique  ou  bêche  son  jardin; 
cette  tâche  remplie,  il  peut,  aux  heures  des  leçons,  siéger  en  classe 
quelquefois  au-dessus  des  fils  du  sénateur.  Le  soir,  on  rencontre , 
dans  les  bois  voisins  ou  sur  les  bords  du  torrent  de  la  Lepenitsa,  ces 
grossiers  enfans  des  muses  encore  dans  leurs  haillons  de  bergers  et 
souvent  déjà  vieux.  Récitant  à  haute  voix  leurs  leçons,  ils  s'épuisent 
à  introduire  dans  leur  dure  cervelle  les  mystères  de  la  science  ou  de 
la  poésie  classique.  L'avenir  n'aura-t41  pas  une  récompense  pour  ces 
obscurs  et  patiens  efforts? 

Les  habitans  des  villes  ont  subi  la  double  et  fatale  influence  des 
mœurs  turques  et  du  luxe  allemand;  seuls  les  habitans  des  campa- 
gnes ont  conservé  dans  toute  sa  force  le  type  de  la  nationalité  serbe, 
type  éminemment  oriental,  par  cela  même  qu'il  est  profondément 
slave.  L'esprit  de  tribu,  ce  principe  des  sociétés  asiatiques,  n'est 
point  encore  éteint  dans  la  Serbie;  on  y  voit,  dans  certains  districts, 
les  familles  alliées  se  grouper  en  confréries  [bratstva).  Chacune  de 
ces  confréries  ou  tribus  a  un  président  qui,  sous  le  nom  de  knèse  ou 
hospodavy  est  à  la  fois  le  juge-de-paix  et  le  patriarche  de  toute  la  kné- 
jine  ou  du  district  que  possède  la  tribu.  La  dignité  de  knèze  est  dans 
certains  lieux  élective,  dans  d'autres  héréditaire;  mais  cette  hérédité 
ne  constitue  nullement  une  noblesse  territoriale,  puisque  le  même 
sang  coule  dans  les  veines  de  tous  les  enfans  de  la  tribu  >  qui  ne  for- 
ment qu'une  Tamille  et  sont  tous  également  nobles  :  aussi  voit-on  les 
sociétés  ainsi  organisées  tendre  à  la  démocratie.  En  effet,  si  le  sys- 
tème aristocratique  est  ordinairement  le  fruit  de  la  conquête  et  de 
l'oppression  exercée  par  une  race  guerrière,  la  vie  de  tribu  semble 
l'état  primitif  des  peuples  encore  libres  du  joug  étranger.  On  retrouve 
cette  organisation  patriarcale  chez  toutes  les  races  autochtones  d'Eu- 
rope, les  Ibères,  les  Gaulois,  et  même  chez  les  premiers  citoyens  de 
Rome,  où  les  tribus,  sous  le  nom  de  familles  Tarquinia,  Fabia,  Ap- 
pia,  etc.,  formaient  la  base  de  l'organisation  des  curies  et  le  rempart 
des  libertés  populaires.  La  vie  de  tribu  développe,  avec  les  progrès 
de  la  civilisation ,  un  puissant  élément  municipal  qui  est  la  plus  forte 
garantie  des  nationalités.  Cette  forme  vénérable  et  naïve  de  nos  pre- 

52. 


816  RBYUB  DES  DEUX  MONDES. 

mières  sociétés  ne  se  retrouve  plus  aujourd'hui  qu'en  Turquie,  et 
ceux  même  qui  Tont  conservée  s'agitent  dans  un  tel  chaos  moral,  el 
sacrifient  tellement,  pour  la  plupart,  aux  théories  sociales  étrangères, 
qu'on  ne  peut  guère  s'attendre  à  voir  l'esprit  de  tribu  conserver 
long-temps  son  influence  au  sein  du  monde  européen.  Le  pays  où 
cet  esprit  se  maintient  le  plus  vivace  est  le  Tsernogore;  aussi  la  race 
serbe  a-t-elle  dans  cette  montagne  un  caractère  particulier  de  force 
et  d'audace.  Sur  le  Danube,  au  contraire,  l'énergie  nationale  est 
comme  paralysée  par  l'influence  prépondérante  des  idées  allemandes. 
De  là  les  luttes  incessantes  des  Serbes  danubiens  contre  leurs  com- 
patriotes des  montagnes. 

Néanmoins,  comme  jamais  un  peuple  ne  renie  entièrement  sa 
nature ,  des  traces  de  la  vie  de  tribu  se  retrouvent  encore ,  nous  le 
répétons,  même  dans  la  Serbie  danubienne.  La  population  cham- 
pêtre s'y  agglomère  instinctivement  par  groupes  de  familles ,  dont 
chacun  se  choisit  un  représentant,  un  chef  ou  hospodar.  Hais  amenés 
par  l'exemple  des  boyards  valaques  et  des  magnats  hongrois  à  mé- 
connaître les  devoirs  qui  lient  un  père  de  tribu  à  ses  fils  adopttfs,  les 
hospodars  tendent  à  s'isder  du  peuple.  D'un  autre  côté,  le  pouvoir 
central  du  pays,  frappé  des  avantages  de  la  police  européenne, 
cherche  à  établir  l'égalité  des  pères  et  des  enfans,  ou,  en  d'autres 
termes,  à  gouverner  par  une  administration  uniforme  le  peuple  et 
les  hospodars.  Il  abolit  les  privilèges  des  chefs  populaires,  donnant 
aux  viUes  et  aux  villages  des  knèzes  et  des  emploi  choisis  hors  de 
leur  sein;  en  un  mot,  il  tranche  de  l'absolutisme,  au  lieu  d*exercer 
l'autorité  d'une  pacifique  présidence  sur  les  chefs  de  tribus,  sur  ces 
pasteurs  du  peuple,  groupés  autour  de  l'hospodar  suprême  comme 
les  rob  de  l'Iliade  autour  d'Agamemnon.  Qu'un  homme  d'Occident 
sourie  à  l'idée  de  cette  organisation  homérique,  rien  de  mieux;  mais 
ce  dédain  superbe  ne  peut  convenir  au  chef  de  la  Serbie.  Des  exem- 
ples prouvent  que  le  peuple  ne  laissera  jamais  impunément  outrager 
ses  vieilles  coutumes.  Miloch,  à  part  ses  nombreux  actes  de  tyrannie» 
serait  tombé,  par  cette  seule  cause  qu'il  combattait  la  vie  de  trilni> 
et  ne  sentait  pas  que  les  Serbes  sont,  comme  l'a  dit  un  auteur  mu- 
sulman, les  Arabes  d* Europe. 

Ce  peuple,  qui  a  pour  trait  distinctif  un  amour  exalté  de  l'indC- 
pendance,  et  que  des  publicistes  slaves  appellent  la  nation  la  pha 
démocratique  de  V Orient  ^  forme  en  effet  une  véritable  république; 
seulement  c'est  une  république  orientale,  qui  n'exclut  point,  comme 
les  démocraties  européennes,  la  subordination  de  soi-même  à  la  fa- 


LE  MONDE  6RÉCO*«LATE.  817 

mille  dont  on  est  membre.  L'égalité  dont  les  Serbes  sont  avides  ne 
consiste  point  à  se  ravaler  tous  an  rang  de  vilainsy  mais  à  se  croire  tous 
gentilshommes.  Je  demandais  &  ces  paysans  s'il  y  a  des  nobles  parmi 
eux  :  «  Oui,  me  répondaient-ils,  nous  le  sommes  tous  [mi  smo  svi 
blagorodni  ).  »  L'bospodar  n'est  pas  plus  illustre  que  ceux  dont  il 
gère  les  intérêts»  et  qui,  s'il  administre  mal»  élisent  à  sa  place  ou  son 
fils  ou  un  autre  de  ses  parens.  Le  môme  droit  qu'il  exerce  sur  ses 
hospodars  particuliers,  ce  peuple  l'a  toujours  exercé  à  l'égard  de 
rbospodar  suprême,  tout  en  reconnaissant  l'hérédité  dynastique. 
Rebelle  à  tout  joug,  sans  journaux,  sans  capitale  qui  lui  serve  de 
forum,  il  dicte  la  loi  à  ses  maîtres.  L'énergie  du  Serbe,  comme  celle 
du  lion,  ne  se  révèle  pas  au  premier  abord;  c'est  sans  émotion  et 
sans  bruit  qu'il  accomplit  les  choses  les  plus  difficiles.  Une  pensée 
nouvelle,  un  vœu  populaire,  volent,  comme  par  des  télégraphes 
invisibles,  d'un  village  à  l'autre.  Alors  commencent  ces  sourdes 
rumeurs  si  connues  de  ceux  qui  ont  habité  l'Orient,  et  si  lentes  <à 
grandir  avant  d'éclater  un  jour  comme  la  foudre.  Une  indomptable 
fierté,  un  grand  amour  de  la  patrie  et  de  la  gloire,  une  fougue  qui 
n'exclut  point  la  patience,  telles  sont  en  résumé  les  qualités  du  peuple 
serbe. 

II- 

L'histoire  civile  des  contrées  qui  devinrent,  en  1830,  la  princi- 
pauté de  Serbie,  commence  en  1804,  inunédiatement  après  la  prise 
de  Belgrad  par  Tsemi-George  et  les  hafdouks  confédérés.  La  mission 
émancipatrice  de  ces  généreux  brigands  venait  de  s'accomplir;  et  les 
propriétaires,  auparavant  humbles  flatteurs  des  Turcs,  s'élancèrent 
pour  recueillir  lé  fruit  du  sang  versé  par  les  en/ans  nus  (prolétaires 
de  l'Orient).  C'eût  été  aux  chefs  de  famille  d'achever  Tœuvre  com- 
mencée par  les  haîdouks ,  il  eût  fallu  réorganiser  les  vieilles  tribus 
dissoutes  par  les  Osmanlis;  mais  ces  tribus  étaient  devenues  des  corn- 
paguies  de  soldats,  obéissant  chacune  à  son  fH)fet;oife(chef  de  combat]. 
Ce  furent  donc  ces  vofevodes  qui,  après  la  guerre,  passèrent  au  rang 
de  knèzes  ou  chefs  civils.  Ne  reposant  point  sur  le  culte  des  aïeux , 
comme  dans  les  tribus  proprement  dites,  la  puissance  de  ces  knèzes 
improvisés  n'avait  d'autre  base  que  la  richesse,  et,  pour  s'assurer  ce 
moyen  d'influence,  la  plupart  d'entre  eux  commirent  des  atrocités 
dans  leur  patrie  reconquise.  Après  avoir  été  emportée  d!assaut,«  Bel- 
grad resta  plusieurs  jours  abandonnée  au  pillage;  pour  pouvoir  s'ap-^ 


818  RB¥/UB  BBS  DBUS  MÛNBES. 

proprier  plus  complëtemeRt  tous  les  trésors  eotassés^puis  des  siècles 
dans  les  konaks  des  ^his,  les  hospodars  excitaient  le  fanatisme  de 
leurs  bandes.  Tout  Turc  qui  refusait  le  baptême  périssait  dans  les 
plus  cruelles  tortures;  les  enfans  étaient  coupés  en  morceaux,  les 
femmes  éventrées  ou  réduites  en  esclavage»  au  nom  du  Christ.  Bientôt 
on  ne  vit  phis  dans  toute  la  Serbie  un  seul  Turc.  Mais  cette  victoire 
ne  profita  qu'aux  chefs,  et  ^uand  il  6*agit  d'organiser  le  nouveau  gou- 
vernement, ce  fut  une  oligarchie  qui  sortit  de  ce  chaos. 

Chaque  voïevode  conserva  Tautorité  civile  sur  le  district  qu'il  avait 
conquis,  et  s'y  fit  obéir  à  l'aide  de  ses  tnomkes,  gardes  qui ,  nourris 
par  lui,  le  défendaient  envers  et  contre  tous,  et  le  soutenaient  eomme 
leSv  vassaux  nobles  de  la  féodalité  défendaient  leurs  suzerains.  Le 
peuple ,  qui  avait  fait  la  guerre  à  ses  frais  sans  demander  la  nooindre 
solde ,  restait  indigent  après  comme  avant  le  triomphe ,  se  rq[>08ant 
avec  confiance  sur  l'égaKté  de  droits  qui  allait  exister  entre  les  riches 
et  les  pauvres,  jusqu'alors  réunis  par  l'égalité  de  l'oppression.  En 
attendant,  les  chefs  militaires  accaparaient  les^ahiliks  et  les  anciens 
biens  nationaux  confisqués  sur  les  Turcs.  Bientôt  ces  diefs  grossiers 
en  vinrent  h  menacer  la  liberté  publique.  Ils  parurent  armés  aux  as- 
semblées nationales,  et  entravèrent  par  la  violence  les  discussions 
des  diètes;  ils  allèrent  jusqu'à  exiger  des  paysans  dans  quelques  nahias 
la  dîme  et  les  rabotes  (corvées),  comme  sous  les  Turcs.  La  féodalité, 
qui  naît  ordinairement  de  la  conquête,  allait  naître  pour  la  Serbie 
de  son  émancipation  même.  Le  peuple,  indignéyse  coalisa  contre  les 
hospodars,  et  après  plus  d'une  lutte  sanglante,  il  investit  de  la  dic- 
tature le  roi  des  haîdouks ,  le  père  des  prolétaires ,  George  le  noir 
ou  le  proscrit. 

Ce  triomphe  de  la  volonté  populaire  était  un  coup  terrible  porté  à 
la  souveraineté  des  hospodars.  Mais  le  parti  vaincu  ne  se  laissa  point 
abattre;  il  se  hâta  d'invoquer  l'ordre  légal,  et  du  consentement  même 
du  nouveau  dictateur,  les  hospodars  envoyèrent,  en  1805,  demander 
secours  et  conseil  au  tsar  russe.  Leur  député  fut  le  prota  (surchipope) 
Mathieu  Nenadovitj.  Ce  jeune  homme  possédait  à  la  fois  lés  sympa- 
thies du  parti  des  hospodars  et  du  parti  populaire.  Son  père,  Alexa, 
déserteur  d'un  des  régimens  iliriens  que  l'empereur  Joseph  envoyait 
contre  la  France,  était  passé  dans  la  sauvage  Serbie,  où,  sachant  lire 
et  écrire ,  il  avait  été  reçu  comme  un  grand  homme.  Devenu  knèze 
de  Yaliévo,  il  s'était  fait  bénir  dans  toute  sa  nahia;  aussi  lés  Turcs, 
-après  avoir  plusieurs  fois  tenté  d'assassiner  Alexa,  l'avaient-ib  enfin, 
iors  de  l'insurrecËon ,  choisi  pour  leur  première  victime.  Le  fSs  de 


LE  JfONDB  GAÉCO^LAVS.  819 

ce  martyr  de  la  patrie ,  adopté  par  son  oncle,  Jacob  Nenadovitj ,  suc- 
cesseur d'Alexa  à  Valiévo,  et  le  plus  influent  de  tous  les  bospodars^ 
partit  donc  pour  Pétersbourg.  Mathieu  Nenadovii]  se  mit  seul  en 
route,  ne  sachant  aucune  langue  étrangère ,  mais  guidé  par  son  bon 
sens  à  travers  les  nations.  Arrivé  devant  Tautocrate ,  il  lui  remit  ses 
lettres;  on  lui  répondit  de  faire  établir  par  les  hospodars  un  sénat,  et 
qu'à  cette  condition  la  Russie  soutiendrait  les  Serbes.  Le  jeune 
protùf  passant  par  Charkov  pour  regagner  la  Serbie,  y  rencontra  un 
compatriote  nommé  Pbilippovitj^  homme  Jkistftuit,  qui  occupait  la 
chaire  4e  droit  à  Tuniver^té  de  cette  ville.  H  réussit  à  enflammer  le 
patriotisme  de  Philippovitj ,  qu'il  décida  à  le  suivre  en  Serbie.  Re- 
venus dans  leur  pays,  les  deux  Serbes  obtinrent  fadiiementde  George 
rinstltution  d'un  soviet  (sénat)  de  douze  membres,  représentant  les 
douze  nabias  ou  départemens  de  la  nouvelle  répubU<|ue.  Telle  fut 
l'origine  de  l'assemblée  qui  était  appelée  à  doter  la  Serbie  d'une  orga- 
nisation politique.  Chargés  de  défendre  les  droits  de  tous  et  de 
chacun  contre  la  violence  des  chefs  militaires,  les  sovieimks  (séna- 
teurs) avaient  bien  été  élus  par  le  peuple,  mais  sous  l'iiifluence  des 
hospodars,  dont  ils  étaient  plus  ou  moins  les  créatures.  Le  peuple 
n*eut  donc,  comme  par  le  passé,  qu'un  seul  représentant,  le  dictateur 
qu'il  avait  intronisé  de  force ,  et  contre  qui  les  hospodars  se  tenaient 
ligués  au  nom  de  l'ordre  civil.  Ainsi^  par  une  déplorable  fiction^  ce 
sénat,  institué  pour  défendre  les  libertés  du  peuple^  était  sans  cesse 
poussé  à  agir  contre  le  plus  sincère  défenseur  du  peuple ,  George- 
le-Noir. 

Cependant  il  faut  rendre  justice  aux  louables  intentions  des  pre- 
miers sovietniks.  Ils  firent  cesser  le  règne  du  glaive;  ils  établirent 
dans  chacune  des  douze  nabias  un  tribunal  de  première  instance 
qu'ils  surveillaient,  et  auquel  on  pouvait  appeler  du  jugement  des 
kmètes  (juges  de  village);  ils  réglèrent  l'impôt,  les  taxes  pour  les 
églises,  et  décrétèrent  la  vente  des  biens  tuccs  des  villes.  Aucun 
d'eux  ne  savait  écrire,  si  ce  n'est  leur  président,  le  prota  Nenadovitj  ; 
ces  dépositaires  du  pouvoir  supcôme  tenaient  leurs  séances  au  milieu 
des  ruines  du  vieux  monastère  de  Rlagoviechtenié ,  dans  la  Chou- 
madia.  Assis  en  cercle  et  les  jambes  croisées  sur  ie$  nattes,  ces 
vieillards  n'avaient  ni  gardes  ni  domestiquas;  4ak  leur  eiM^oyait  leur 
nourritune  des  viUages  voisins,  et  parloir,  «luapd  la  guarre  contre 
les  Turcs  absorbait  toute  l'activité  du  peiiple»  QR  laissait  ces  législa- 
teurs des  semaines  entières  sans  autre  atiment  4}ue  les  fèves  cuites 
et  la  slivovitsa.  Chassé  deses  ruines  par  «des  cûntcamarchesde  iroupes^ 


820  RBVCB  DES  DEUX  MONDES. 

le  sénat  transportait  dans  les  forêts  son  tribunal  souverain  et  le  siège 
légal  de  la  liberté  serbe. 

Le  secrétaire  de  ce  corps  avait  d'abord  été  Philîppovitj.  Cet  homme 
intègre,  qui  mourut  trop  tôt,  fut  remplacé  dans  la  rédaction  des 
actes  par  Tbabile  lougovitj ,  que  son  dévouement  au  chef  du  peuple 
fit,  à  tort  ou  à  raison,  passer  pour  un  intrigant.  An  fond,  chacun  des 
sovietniks  n'était  guère  que  l'organe  législatif  d'nn  des  chefs  mili- 
taires, devenus ,  sons  le  nom  de  hospodars ,  gouverneurs  civils,  et 
qui  régnaient  en  hauts  justiciers,  chacun  dans  la  nahia  délivrée  par 
ses  armes  :  Milenko  à  Pojarevats,  Pierre  Dobriniats  à  Poretch,  Y ouitsa 
à  Smederevo,  Ressavats  à  lagodina,  Milane  Obrenovitj  à  Roudnik, 
George-le-Noir  à  Belgrad  et  à  Kragouïevats,  et  enfin  Jacob  Nenadovitj 
h  Yaliévo  et  dans  les  nahias  du  sud.  Ce  dernier  chef  était  le  plus 
puissant  de  tous  après  George.  Ces  gouverneurs  importunaient  le 
sénat  d'exigences  sans  cesse  renaissantes,  et  aigrissaient  le  dictateur 
George  au  point  qu'un  jour  il  osa,  comme  Napoléon,  assiéger  ce  con- 
seil des  anciens,  et,  en  faisant  appuyer  aux  barreaux  des  fenêtres  de 
la  salle  les  canons  des  carabines  de  ses  soldats,  il  apprit  au  corps 
souverain  à  respecter  la  force. 

Cependant  il  y  avait  une  autorité  devant  laquelle  s'inclinaient  le 
dictateur,  le  sénat  et  tous  les  hospodars  de  la  république  :  c'était  la 
skoupchtina  (assemblée  nationale),  qui  venait  tous  les  ans  rétablir 
l'équilibre  rompu  entre  la  robe  et  l'épée,  et  prononcer  en  dernier 
ressort  sur  les  débats  que  le  sénat  n'avait  pas  eu  la  puissance  de  ter- 
miner :  s'il  s'agissait  d'un  grand  criminel,  la  nation  le  jugeait  et 
l'exécutait  sur  l'heure,  ou  s'il  s'était  retranché  dans  quelque  mon- 
tagne, il  était  poursuivi  et  traqué  avec  les  siens  jusqu'à  son  exter- 
mination. Ainsi  tout  se  décidait  par  la  majorité,  mais  par  la  majorité 
armée. 

L'assemblée  générale  de  cette  république  militaire  était  souvent, 
comme  celles  de  la  vieille  Pologne  et  des  comitats  hongrois  actuels, 
obligée,  pour  se  faire  obéir,  de  tirer  l'épée  contre  les  récalcitrans. 
Tout  Serbe  quelconque  avait  le  droit  d'y  venir  voter,  mais  chacun 
se  rangeait  d'ordinaire  sous  le  vote  de  son  hospodar,  et  se  battait 
même  pour  lui  au  besoin,  comme  les  petits  gentilshommes  de  Po- 
logne ou  de  Hongrie  pour  leurs  magnats.  La  skoupchtina  ne  pré- 
sentait donc  pas  à  la  liberté  individuelle  des  garanties  beaucoup 
plus  sûres  que  le  soviet  :  une  véritable  représentation  nationale  était 
encore  irréalisable  en  Serbie;  il  n'y  avait  de  possible  que  la  repré- 
sentation des  localités  ou  tribus  près  du  pouvoir  central  par  des 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  821 

députés  formant  le  sénat.  Malheureusement  les  membres  de  ce 
sénat,  d'accord  sur  les  points  généraux,  étaient  entraînés  à  des 
discussions  violentes  dès  que  les  intérêts  de  leurs  tribus  se  trou- 
vaient eu  lutte.  En  outre,  un  hospodar  dans  son  canton,  entouré 
de  ses  nombreux  cliens,  ne  devait  pas  se  croire  battu,  parce  que 
son  représentant  au  sénat  avait  le  dessous.  Quant  au  dictateur,  son 
autorité  était  toute  militaire;  il  n'était  vis-à-vis  des  citoyens  qu*un 
hospodar  au  niveau  des  autres,  et  ne  gardait  sa  prépondérance  qu'en 
rattachant  à  sa  cause  les  plus  influens  des  sovietniks< 

Parmi  les  amis  de  George-le-Noir  se  signalaient  Miloîé  et  Mladen 
Milovanovitj  de  Kragouïcvats,  auxquels  il  avait  affermé  la  douane 
et  le  monopole  du  commerce  d'exportation.  Ces  deux  haîdouks,  en- 
richis au  pillage  de  Belgrad,  vivaient  en  pobratims  (frères  adoptifs), 
avaient  mis  en  commun  leur  immense  fortune,  et  l'augmentaient 
tous  les  jours  par  l'achat  des  meilleures  maisons  de  Belgrad  et  des 
plus  riches  terres  d'alentour,  dont  ils  forçaient  les  propriétaires  à  se 
déposséder  au  plus  bas  prix.  Mladen  était  en  outre  le  plus  éloquent 
de  tous  les  Serbes.  Ce  puissant  orateur  avait  acquis  sur  ses  collègues 
un  ascendant  irrésistible,  et  dès  1807  il  tenait  tellement  toutes  les 
affaires  entre  ses  mains,  qu'on  disait  qu'il  formait  à  lui  seul  le  sénat. 
Mais  ses  deux  rivaux  de  tribune,  Avraro  Loukitj  de  Roudnik  et 
lovane  Protitj  de  Pojarevats,  l'attaquèrent  un  jour  avec  tant  de  vio- 
lence, que  le  sénat  ligué  souscrivit  un  acte  qui  forçait  Mladen  à 
quitter  Belgrad.  Tserni-George  dut  céder,  et  chargea  son  ami  dis- 
gracié de  conduire  à  Deligrad  le  corps  de  troupes  appelé  les  bekiars. 
Dès-lors  le  dictateur  ne  fut  plus  défendu  au  sénat  que  par  le  secré- 
taire lougovitj ,  qui  assuma  sur  lui  toute  la  haine  des  chefs  serbes. 

Les  hospodars  songeaient  avant  tout  à  garder  leurs  richesses  nou- 
vellement acquises,  et  craignant  qu'un  gouvernement  indigène  ne 
leur  en  contestât  la  légitime  possession.  Ils  tendaient,  peut-être  sans 
se  l'avouer  clairement,  à  incorporer  de  nom  eau  la  Serbie  à  une  mo- 
narchie voisine.  Ces  hommes,  qu'on  pourrait  appeler  le  parti  riche^ 
se  divisaient  en  deux  camps  :  l'un  désirait  le  joug  russe;  l'autre,  sous 
Léonti,  le  métropolite  grec  de  Belgrad,  voulait  retourner  au  sultan, 
et  lui  demander  pour  gouverneur  un  Fanariote.  Ces  deux  fractions 
du  parti  riche  aspiraient  également  aux  droits  des  boyards,  et  pour 
fonder  une  classe  patricienne,  ils  allaient  jusqu'à  compromettre  Tin- 
dépendance  de  leur  patrie.  Le  parti  des  pauvres  seul  restait  ferme- 
ment attaché  à  la  défense  de  sa  nationalité,  et,  sans  être  ennemi  de 
l'ordre  civil,  sentait  la  nécesiité  d'une  dictature  jusqu'à  ce  que  le 


829  KEVm  DBS  DEUX  MOXDES. 

peuple  eût  atteint  ses  frontières  et  sa  constitution  naturelles.  Mais 
Tserni-George,  l'idole  du  parti  pauvre,  aralt  le  malheur  de  ne  pas  se 
préoccuper  assez  de  Texhlence  de  ces  deux  ftictîons.  Dans  sa  géné- 
reuse impréroyance,  il  nommait  aux  premières  dignités  des  individus 
du  parti  contraire  au  sien,  et  qui,  une  fois  installés,  ne  voulaient  plus 
s'entendre  avec  les  hommes  du  dictateur.  En  outre  la  faction  plé- 
béienne, eneçre  trop  faiblement  organisée  pour  se  mouvoir  elle- 
même,  n'était  défendue  que  par  des  riches,  MIaden  et  autres,  qui 
n*avaient  que  peu  de  zèle  pour  sa  cause,  et  qui  en  mainte  circon- 
stance la  sacrifiaient  à  leurs  propres  intérêts. 

Dans  l'impossibilité  de  s'entendre,  les  deux  partis  ^roulurent  re- 
courir à  une  intervention  étrangère.  Dosilhée  Obradovîtj ,  qui  avait 
fondé  les  écoles  et  la  littérature  nationale,  qui  par  ses  services  avait 
acquis  une  grande  influence  au  sénat,  obtint  qu'une  députation  par- 
tirait pour  Trieste,  chargée  de  remettre  au  gouverneur  français  des 
provinces  iByriennes  une  lettre  du  gouvernement  seite.  Cette  lettre 
en  serbe,  avec  traduction  italienne,  offrait  à  la  France  le  protectorat 
des  Slaves  de  Turquie.  Préoccupé  de  choses  plus  grandes.  Napoléon 
ne  s'aperçut  pas  de  l'importance  de  cette  proposition,  et  ne  fit  pas, 
pour  appuyer  la  Serbie,  tout  ce  qu'une  sage  politique  aurait  dû  se 
proposer;  Il  se  contenta  d'envoyer  un  sabre  d'honneur  à  Tserni- 
George,  en  lui  exprimant  son  admiration  pour  ses  exploits.  D'un 
autre  côté,  l'Autriche  traitait  comme  rebelles  George  et  les  siens,  et 
refusait  de  négocier  avec  eux.  Abandonnés  de  tout  TOccident,  les 
Serbes  n'étaient  encouragés  dans  leur  lutte  que  par  le  tsar;  il  était 
naturel  qu'ils  se  montrassent  reconnaissans  pour  la  Russie.  Toute- 
fois, quand  l'empereur  Alexandre  avait  exigé  des  Serbes,  pour  prix 
de  sa  protection,  qu'ils  l'acceptassent  pour  souverain,  George  indi- 
gné avait  répondu  :  «Nous  nous  sommes  affranchis  du  joug  turc  sans 
le  tsar,  sans  hii  nous  saurons  nous  défendre.  »  Plus  tard,  le  cabinet 
de  PétersbouTg  déposa  son  arrogance;  il  offrit  modestement  de  s'al- 
lier d'égal  à  égal  avec  ceux  dont  il  avait  voulu  faire  ses  sujets.  Abrs 
le  dictateur  changea  de  langage  ;  il  accepta  les  offres  d'Alexandre, 
et  un  corps  de  trois  mille  Russes  passa  le  Danube  à  Kladovo  pour  se 
réunir  à  l'armée  serbe. 

Cette  manifestation  de  la  Russie  était  loin  de  satisfaire  ,les  hospo- 
dars,  qui  redoutaient  le  dictateur  plus  que  les  Turcs,  et  demandaient 
avant  tout  des  garanties  contre  lui.  Ils  insistèrent  pour  que  te  tsar 
leur  envoyât  un  diplomate  capable  de  les  soutenir  de  ses  lumières, 
et  le  consul  Rodophinikine,  Grec  de  naissance,  vint  au  nom  du  tsar 


LE  UONDB  GRÉCO-SLAVE.  823 

siéger  il  Bcigrad  près  du  soviet  de  Serbie.  Le  premier  soin  tlu  cuiibu! 
russe  fut  de  gagner  h  sa  cansc  le  chef  du  parti  turc  parmi  les  Serbes, 
le  métropolite  grec  Lùoiitî.  Ce  pontife  démontrait  aux  paysans  com- 
bien ils  ^taicut  iiisctisôs  de  se  bnttre  pour  des  hospodars  avides  uni- 
quement de  remplacer  les  spahis;  il  leur  conseilloit  de  demander 
plutôt  h  Is  Porte  un  prince  pareil  k  ceux  de  Valailiie  et  de  Moldavie. 
Rodophinikinc ,  en  ralliant  les  partisans  de  Léonti  aux  hospodars 
russophiles,  s'iissura  l'unanimité  dans  le  sénat,  où  la  notion  n'eut 
plus  aucun  repirsentant.  I>ès-lors  la  question  de  l'itidâpendanco 
absolue  fut  oubliOe  :  ficc  noble  rêve  de  Tserni-Cicorge,  on  substitua 
!o  système  d'une  existence  bâtarde,  sous  le  double  protectorat  de  la 
Porte  et  de  la  Hussie. 

N'entendant  rien  aux  intrigues  diplomatiques,  le  dictateur  se  con- 
teuta  de  rappeler  à  Bclgrad  ses  deux  soutiens,  Mladcn  et  lougovitj, 
pour  surveiller  et  diriger  le  séiiot;  puis,  se  mettant  ii  la  tête  de  l'ar- 
mée, il  marclia  de  nouveau  contre  les  Turcs,  les  cliassa  une  seconde 
fois  des  frontières  qu'ils  avaient  franchies,  et  rentra  simple  paysan 
dans  la  Oioumadia,  où,  comme  Cincinnatus,  il  labourait  h  Topola  le 
champ  do  ses  pères,  laissant  aux  troupes  nationales  la  garde  des  cita- 
delles qu'il  avait  conquises.  A  peine  venait-il  de  délivrer  son  pays. 
que  les  hospodars ,  dominés  par  l'influence  russe,  l'accusèrent  de 
l'avoir  délivré  seul,  et  d'avoir  renvoyé  des  renforts  considérables 
que  la  Hussie  lui  offrait.  A  la  dièle  armée  de  Losnitsa,  Jacob  Nene- 
doritj  présenta  son  neveu  le  prota  qui  iirri\nit  de  I*6tcrsliourg,  et 
annonçait  que  le  tsar  avait  daigné  accepter  la  couronne  de  Serbie. 
Les  deux  partis,  celui  des  pauvres  et  celui  des  riehex,  se  d 
sur  cette  question.  Les  premiers  rejetèrent  cette  proposition  t 
fureur,  les  seconds  la  couvrirent  d'applaudissemens  :  les  4 
lions  étaient  près  d'en  venir  aux  mains ,  lorsque  l'hospodor  Im 
ajourna  la  discussion  h  la  skoujiehtina  du  nouvel  au  (1810}.  A  C 
assemblée ,  qui  devait  être  décisive,  il  parut  arec  six  cents  4 
momies  et  kmètes,  qui  tous  se  mirent  îi  crier  dans  les  rues  de  I 
grad  :  «  Nous  voulons  le  tsarl  »  Après  avoir  entendu  Jm-oA  faire  Art 
milieu  de  la  diète  l'exposé  véhément  de  tontes  les  cuncussion» 
MIaden,  le  dictateur  lui  répondit  :  «  Si  Mladi'n  a  mal  fait,  pi-- 
sa  place  et  fais  mieux;  vous  autres  vous  voujez  l'empn'eur  « 
essayons  de  l'empereur  mssel  a  Vladeii  et  M^olé  durent  qt>- 
nouveau  Belgrad;  Jacob,  proclamé  par  rasseirihlée-  souvenrir 
dent  du  sénat,  prit  possession  de  son  st^c,  et  éloigna  Idil- 
leurs  qui  lui  étaient  ho«<[iles.  Le  pntî  russe  triomphait  | 


Bii  REVUE  DES  DBfJX  MONDES. 

Jacob,  devenu  plus  puissant  que  le  dictateur  lui-même,  en  vint 
jusqu'à  demander  son  eipulsion.  Milenko  insurgea  dans  ce  but  les 
nahias  du  Danube;  le  terrible  haldouk  Veliko  vint  le  joindre  à  Po- 
retch ,  indigné  qu'à  la  dernière  skoupchtina  on  lui  eût  reproché  ses 
violences  sur  les  jeunes  filles,  au  lieu  de  le  louer  de  ses  blessures  et 
de  tant  de  chevaux  tués  sous  lui.  George-le-Noir  sut  gagner  d'abord 
le  haïdouk  en  le  comblant  de  caresses  et  le  déclarant  son  (ils  adop- 
tif;  mais  41  échoua  vis-à-vis  des  hospodars,  qui  venaient  d'envoyer  en 
Russie  leur  collègue  Milane  Obrenovitj,  pour  prendre  le  tsar  comme 
arbitre  entre  eux  et  le  dictateur.  Arrivé  au  camp  russe  de  Yalachie, 
Milane  y  trouva  Peter  Dobriniats,  qui,  se  prétendant  le  véritable 
envoyé  de  la  Serbie,  demandait  l'expulsion  de  Tserni-George  par  les 
troupes  russes,  et  l'élévation  du  consul  moscovite  à  sa  place.  Le  voîe- 
vode  Milane  eut  la  faiblesse  de  se  prêter  momentanément  aux  plans 
du  transfuge,  et  tous  deux,  par  leurs  émissaires,  firent  entrer  dans 
leur  complot  les  hospodars.  George  les  avait  laissé  faire,  tant  qu'ils 
ne  lui  demandaient  que  de  céder  sa  puissance  et  d'éloigner  ses  amis 
du  sénat;  mais  quand  il  fut  question  de  livrer  sa  chère  Serbie  aux 
Russes,  il  frémit  de  colère.  N'osant  plus,  devant  de  telles  discordes, 
méconnaître  la  nécessité  d'un  protecteur  étranger  pour  sa  patrie,  il 
implora  la  France,  qui  ne  daigna  pas  l'écouter;  il  envoya  à  l'empe- 
reur d'Autriche  son  ami  lougovitj,  qui  reçut  un  refus  humiliant. 
Rejeté  par  tout  le  monde,  menacé  de  l'exil,  George  fut  enfin  forcé 
d'accepter  la  garantie  moscovite;  il  se  résigna,  et  ne  posa  pour  con- 
dition que  d'être  reconnu  chef  suprême  de  l'armée  serbe.  Le  gé- 
néral Kamenski,  dans  sa  proclamation  de  mai  1810,  lui  donna  solen- 
nellement ce  titre;  ce  qui  confondit  toutes  les  espérances  des  hos- 
podars, et  se  résignant  à  leur  tour,  ils  allèrent  en  bons  citoyens 
décharger  toute  leur  rage  sur  les  Turcs. 

La  campagne  de  1810  fut  brillante;  mais  à  peine  était-elle  terminée 
que  les  querelles  intestines  recommencèrent  entre  Jacob,  qui  pré- 
tendait être  le  knèze  ou  le  chef  civil  du  peuple,  et  George,  qu'il  vou- 
lait renvoyer  au  camp  et  réduire  au  simple  rôle  de  voïevode ,  chef 
militaire.  Les  hospodars,  allant  plus  loin,  espérèrent,  par  leurs  accu- 
sations, réussir  à  envelopper  le  dictateur  dans  la  réprobation  qui 
pesait  sur  Mladen  et  lougovitj  ;  ils  crurent  qu'ils  ne  pourraient  au* 
trement  faire  condamner  par  la  skoupchtina  George  à  l'exil  avec  ses 
principaux  défenseur^  Mais  la  réussite  ^e  leur  complot  dépendait 
de  l'appui  d'un  régiment  russe  dont  Milane  Obrenovitj  fut  chargé 
de  hâter  l'arrivée.  Instruit  de  cette  circonstance,  George  convoqua 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  825 

la  skoupchtina  avant  Tépoque  accoutumée  :  il  Touvrit  lui-même  le 
premier  jour  de  Tan  1811,  et  profitant  de  Fabsence  des  voievodesy  qui 
ne  voulaient  point  paraître  à  la  diète  sans  le  régiment  russe ,  il  fit 
voter  qu'à  Tavenir  les  voïevodes  seraient  entièrement  arrachés  à  la 
suprématie  des  hospodars  et  gouverneurs  locaux,  qu'ils  ne  dépen- 
draient plus  du  sénat  que  dans  les  aflaires  civiles,  et  relèveraient 
militairement  du  grand  chef.  Ensuite,  pour  que  ce  dernier  pût  effi- 
cacement protéger  les  petits  chefs,  George  se  fit  investir  par  le 
peuple  de  tout  le  pouvoir  exécutif  de  la  république.  Quant  au  sénat, 
il  resta  divisé  en  deux  corps  suprêmes,  Tun  rigoureusement  législatif, 
l'autre  formé  par  les  ministres  de  la  guerre,  de  la  justice,  des  cultes, 
des  finances,  de  l'intérieur  et  des  afiaires  étrangères;  ces  six  minis- 
tres furent  Mladen ,  Sima  Markovitj,  Dosithée  Obradovitj,  tous  trois 
pour  George  et  le  peuple,  puis  Jacob,  Milenko  et  Peter  Dobriniats, 
tous  trois  pour  les  hospodars.  On  gardait  ainsi  un  équilibre  apparent 
entre  les  deux  partis,  mais  le  ministère  important,  celui  de  la  guerre, 
était  donné  à  Mladen.  Enfin,  après  avoir  voté  l'exil  ipso  facto  contre 
ceux  qui  résisteraient  à  ce  nouvel  ordre  de  choses,  l'assemblée  se 
dispersa.  Quand  les  hospodars  arrivèrent  avec  le  régiment  russe,  la 
diète  avait  terminé  ses  séances.  Déjb  ébranlés  par  la  perte  de  leur 
député  Milane,  qui  venait  de  mourir  à  Boukarest,  ils  furent  décon- 
certés par  les  mesures  de  rassemblée.  Jacob,  leur  chef,  lassé  de  ses 
longues  luttes  civiques,  se  soumit  à  l'ordre  nouveau,  maria  son  fils 
k  la  fille  de  Mladen ,  et  s'assit  tranquille  au  sénat. 

Dobriniats  et  Milenko  étaient  seuls  restés  dans  l'opposition;  ils 
s'associèrent  le  plus  riche  citoyen  de  Belgrad ,  Stéphane  Jivkovitj , 
et  on  put  craindre  de  les  voir,  avec  leurs  cliens,  assaillir  et  tuer 
Mladen,  dont  Jivkov^j^yvait  été  autrefois  le  concurrent.  Miloch,  qui 
venait  d'hériter  du  pouvoir  de  son  frère  défunt  Milane,  offrait  de 
leur  amener  deuxjgiÛe  montagnards  pour  culbuter  le  nouveau  gou- 
vernement et  assurer  le  triomphe  du  parti  des  hospodars;  mais  Do- 
briniats et  Milenko  découragés  passèrent  le  rude  hiver  de  1811  tran- 
quilles dans  leur  konak  de  Belgrad,  prenant  part,  comme  de  bons 
patriotes,  aux  fêtes  de  leurs  adversaires  triomphans. 

Les  deux  sénateurs  dînaient  un  jour  chez  le  ministre  Mladen  avec 
George-le-Noir  et  Balla,  colonel  du  régiment  russe  amené  à  Belgrad 
par  les  hospodars.  Désirant  connaître  les  instructions  données  par 
la  Russie  à  ses  agens,  George  feignit  d'être  irrité  contre  Milenko, 
que  la  voix  publique  accusait  d'aspirer  à  la  dictature;  il  parla  de  le 
faire  arrêter.  Balla  intercéda,  George  prit  en  main  son  bonnet,  et 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conjura  le  colonel,  par  le  pain  de  son  enopereur,  de  lui  dire  s'il  était 
venu  pour  soutenir  son  parti  ou  celui  des  hospodars.  Balla  répondit 
qu'il  était  venu  prêter  main  forte  à  la  nation  dont  Tserni-George 
était  le  chef  suprême,  a  Laisse-moi  donc  baiser  ta  main  à  la  place  de 
celle  du  tsar,  v>  répondit  le  paysan  serbe  ravi  d'être  reconnu  souveraine 
Le  lendemain,  il  envoya  à  Dobriniats  et  à  Milenko  les  diplômes  de 
ministres  et  de  sénateurs;  ils  pouvaient,  leur  disait-il,  entrer  dans 
Toppositton  parlementaire;  la  guerre  entre  les  deux  factions  devait, 
dans  rintérét  même  de  la  patrie,  se  retirer  des  camps  pour  ne  plus 
se  poursuivre  que  dans  le  sénat;  il  ne  voulait  pour  lui  qu'une  chose, 
le  bonheur  de  toujours  mener  comme  autrefois  les  Serbes  à  la  vic- 
toire. Les  deux  champions  refusèrent  leur  place  au  soviet,  et,  d'après 
l'arrêt  de  la  skoupchtina  contre  ceux  qui  refuseraient  d'obéir,  ils 
furent  menés  sous  escorte  hors  des  frontières  et  passèrent  en  Yala--» 
chie.  Leurs  partisans  s'insurgèrent  bientôt,  toutefois  en  si  petit 
nombre,  que  quelques  centaines  de  momkes  suffirent  pour  les 
dompter.  Le  voïevode  Miloch,  qui  avait  pris  part  à  la  révolte,  vînt 
demander  pardon  à  George,  et  le  dictateur,  après  lui  avoir  fait  jurer 
fidélité,  le  renvoya  généreusement  dans  sa  voïevodie  de  Roudnik. 
Quant  au  métropolite  Léonti,  on  se  contenta  de  le  transférer  à  Kra- 
goufevats,  pour  l'empêcher  d'ourdir  de  nouvelles  intrigues  avec  le 
consul  russe  de  Belgrad,  Nedoba,  successeur  de  Rodophinikine. 

Délivré  de  ses  rivaux,  George  exerça  quelque  temps  une. autorité 
toute  royale.  Ce  héros,  ami  des  lumières,  de  la  liberté  et  de  tégalité 
civiles,  était  terrible  dans  sa  justice;  il  tuait  de  sa  propre  main  ceux 
qu'il  croyait  coupables  :  on  le  vit  immoler  le  knèze  Theodosi,  son  an- 
cien protecteur;  on  le  vit  même  faire  pendre  au  seuil  de  sa  demeure 
son  propre  frère  qui,  dans  l'espoir  de  l'imfMliiité,  avait  déshonoré 
une  jecme  fille.  Il  oubliait  complètement  lise  Injure  qui  n'attei- 
gnait que  hii  seul,  dès  qu'il  l'avait  pardonné^ «mAs  les  ennemis  de 
sa  nation  le  trouvaient  sans  aucune  pitié.  £n  face  des  Turcs,  ce  lion 
ne  se  maîtrisait  plus,  il  faisait  massacrer  même  les  prisonniers  aux- 
quels fl  avait  promis  leur  grâce.  Dans  cette  nature  sauvage ,  rien  ne 
tempérait  la  fougue  des  instincts  puissans,  mais  bruts,  que  l'éduca-' 
tion  seule  parvient  à  dominer.  Tel  était  le  prince,  tel  était  aussi  le 
peuple  de  la  Serbie. 

Affaiblie  par  les  victoires  des  Serbes  en  1810,  la  Porte  fit,  l'année 
suivante,  proposer  à  Tsemi-George  de  le  reconnaître  comme  régent 
de  son  pays  aux  mêmes  conditions  que  les  deux  hospodars  de  Mol- 
davie et  de  Valachie.  Le  dictateur  ne  pouvait  accepter  une  telle  pro- 


position  ni  désnrmer  sans  (pi*m  eabinet  européen  se  portAt  comme 
garant  du  traité  qui  allait  se  conehire.  Le  cabinet  de  Fétersbourg  seul 
accepta  de  garantir  amc  Serbes  les  cMdilioRS  qui  leur  seraient  accor- 
dées. Mais  tout  à  coup  les  plans  du  tsar  et  ceui  de  Napoléon  se  trou-^ 
vèrent  boulerersés.  Au  Keu  d^attaquer  €ofistanMneple,  le  souverain 
français,  voyant  Aleiandres^aNfer  avee  TAngleterre,  son  ennemie, 
dirigea  vers  la  Russietootes  les  forces  de  l'Occident.  Le  cabinet  russe 
oublia  les  Serbes,  ou  plutôt  usa  de  toute  son  influence  pourMes  dé- 
sarmer et  les  remettre  en  quelque  sorte  les  mains  liées  au  pouvoir 
du  sultan,  qui  consentit  enfin  à  signer,  en  mai  IStâ,  le  traité  de 
Boukarest.  Par  le  buitiënie  article  de  ce  traité,  la  Porte  se  réservait 
la  possession  des  places  fortes ,  accordait  une  entière  amnistie  aux 
Serbes,  leur  garantissait  les  mêmes  avantages  qu'à  ses  sujets  des 
îles  de  r Ardiipel ,  et  leur  remettait  enfin  Fadministration  intérieure 
du  pays,  ainsi  que  la  facuHé  de  lever  eux-mêmes  les  impôts  dus 
au  siAan. 

La  Russie,  amie  du  sultan ,  voulait  alors,  de  concert  avec  les  An- 
glais, attaquePfNM*  la  Serbie  et  le  Tsernogore  les  corps  français  de  la 
Dalmatie.  iCs  riAs  serbes  de  la  Drina  se  couvraient  déjà  de  maga- 
sins russes  (ÉM'  cette  expédition;  déjà  l'avant-garde  moscovite  fou- 
lait les  balkans  bulgares ,  quand  le  divan  se  tourna  subitement  vers 
la  France,  et  renvoya  ses  alliés  russes  au-delà  du  Danube.  Le  tsar, 
ayant  fiftii  évacuer  la  Serbie  par  ses  tro\ipes,  dut  feindre  une  înéfbran- 
laMe  confiance  dans  te  traité  de  Boukarest,  et  ffuaiquela  dépntation 
serbe  de  Stambol  eàt  été  congédiée  avec  mépris ,  il  ne  parut  pas 
douter  que  les  promesses  faites  au  sujet  des  Serbes  dans  ce  traité 
ne  fussent  près  de  s'accomplir. 

Au  printemps  de  1818,  la  guerre  sainte  des  Turcs  contre  les  giaonrs 
de  Serbie  recommença ,  comme  il  était  aisé  de  le  prévoir.  Tserni- 
George,  qui  avait  déjà  repoussé  tant  d'invasions,  qui  depuis  neuf 
ans  battait  Fennemi  en  toute  rencontre,  devait  craindre  moins  que 
jamais;  il  avait  cent  cinquante  canons  en  bon  état,  sept  citadelles  en 
pierre,  quarante  forteresses  en  terre;  la  popnlatiou  de  la  Serbie,  par 
les  émigrations  des  provinces  voisines ,  s'était  tÏMiblée.  A  Tappel  de 
son  héros,  elle  se  leva  tout  entière  avec  entliousiasme  :  Mladen  nMna 
dix  mille  braves  vers  Nicha  et  la  Morava,  Sima  dix  mflte  autres  mers 
la  Bosnie  et  la  I>rina ,  et  le  dictateur  réunit  à  lagodina  une  armée 
de  réser\'e.  Muis  à  Belgrad,  le  consul  russe  Nedoba  ayant  prcrtesté 
de  toutes  ses  forces  contre  ces  préparatifs  militaires,  le  sénat,  qui  lui 
était  tout  dévoué,  ordonna  de  licencier  les  troupes.  Se  fiant  à  la  pro- 


828  RBVDB  I^BS  I^EVX  MQNDBS. 

tection  du  tsar,  les  hospodars  obéirent  aux  ÎDJonctions  de  Nedoba  et 
congédièrent  leurs  bandes  au  moment  m^e  où  l'ennemi  envahissait 
de  tous  côtés  les  frontières.  Les  hordes  musulmanes  s'a?ancaient 
en  éventrant  les  femmes  et  jetant  les  petits  enfans  danis  Peau  bouil- 
lante, par  une  cruelle  parodie  du  baptême.  Les  Serbes  exilaient  dans 
d'a£Breux  supplices  leur  propre  fanatisme;  triomphans  en  1904 ,  ils 
avaient  aussi  martyrisé  des  milliers  d'Ottomans  et  baptisé  de  force 
leurs  enfans  et  leurs  femmes.  Alors  les  vieillards  leur  avaient  dit  : 
«  Vous  paierez  vos  cruautés  un  jour.  »  Ce  jour  était  arrivé. 

Le  consul  Nedoba,  dont  les  créatures  circonvenaient  Tsemi-George, 
avait  bien  soin  de  cacher  ces  horreurs  au  héros,  qui  restait  encore 
ferme  dans  son  refus  de  permettre  à  Tarmée  turque  d'entrer  en 
Serbie;  il  exigeait  qu'elle  n'y  envoyât  que  de  petits  détacbemens, 
trop  faibles  pour  opprimer,  sufBsans  comme  garnisons.  De  cette  ma- 
nière, pensait-ii,  le  peuple  aurait  échappé  à  la  vengeance  musulmane. 
Enfin  l'armée  entière  des  Ottomans  parut,  et  Nedoba  déclara  officiel- 
leraent  qu'elle  venait  d'accord  avec  le  tsar,  qu'en  cas  de  résistance  la 
Russie  s'unirait  à  la  Porte  contre  les  Serbes  rebellesf^Ht'au  contraire, 
s'ils  se  soumettaient,  tous  leurs  droits  seraient  iVapeélés.  Rassuré 
par  cette  déclaration,  George  passa  à  Zemlin,  crofÊÊt,  par  sa  re- 
traite, assurer  une  paix  honorable  à  son  pays  et  lui  consei^er  son 
héroïque  jeunesse  pour  des  temps  plus  heureux.  Alors,  pour  mettre 
Qn  à  sa  mission,  le'consul  russe  fit  lui-même  miner  et  sautet^en  l'air 
le  palais  du  sénat,  dont  on  voit  encore  aujourd'hui  les  ruines;  Il  brûla 
de  sa  main  toutes  les  archives  de  l'état  serbe,  annales  de  dix  années 
d'une  gloire  étrangère  à  la  Russie,  et,  après  cet  exploit,  il  alla  re- 
joindre en  Hongrie  les  hospodars  émigrés ,  leur  annonçlBint  qu'en 
Serbie  tout  était  pacifié.  La  Porte  n'avait  donné  à  la  Serbie  que  la 
paix  du  tombeau.  Dans  le  seul  mois  de  décembre  1814,  le  visir  de 
Belgrad,  Soliman,  fit  empaler  trois  cents  prisonniers  serbes.  Ces  ran- 
gées de  victimes,  sur  leurs  pieux,  vivaient  quelquefois  trois  ou  quatre 
jours,  et  leur  coeur  palpitait  encore  que  déjà  les  bandes  de  chiens 
afiamés  leur  rongeaient  les  jambes  et  faisaient  fuir  les  mères  qui 
avaient  espéré  recueillir  le  dernier  soupir  de  leurs  fils.  Avides  de 
vengeance,  les  fils  des  anciens  spahis  étaient  revenus  dans  toutes  les 
paknkes  serbes,  où  ils  faisaient  relever  par  les  vaincus  leurs  forte- 
resses et  leurs  konaks  détruits.  Menés  b  coups  de  fouet  au  travail 
comme  des  bêtes  de  somme,  sans  sommeil  et  presque  sans  nourriture, 
les  rayas  succombaient  en  foule  aux  maladies  épidémiques  qui  nais- 
saient de  leurs  affreuses  corvées.  Néanmoins  il  y  avait  alors  parmi  ce 


LE  MONDE  GRÉ&-SLAVE.  829 

peuple  de  martyrs  an  homme  qui  exploitait  avec  empressement  cet 
état  de  choses.  C'était  Milocb. 

Né  en  1780  d*tin  valet  de  ferme,  nommé  Techo ,  et  de  Yichnia, 
veuve  du  fermier  Obren,  Miloch  fut  d'abord,  comme  son  père,  réduit 
à  garder  le  bétail  d'autrui  dans  son  village  natal  de  Dobrina,  éloigné 
de  trois  lieues  d'Oujitsa,  et  où  le  voyageur  Pyrch,  en  1832,  trouva 
encore  vivante  la  fenune  que  le  futur  prince  avait  servie  en  qualité  de 
porcher.  £n  gravissant  les  rochers  du  mont  Roudnik  au  sortir  de  Do- 
brinia»  on  arrive  à  des  hauteurs  presque  inaccessibles:  là  s'élève, 
au  milieu  d'une  forêt  de  pruniers,  une  ferme  nommée  Tsemoutja 
(retraite  des  noirs).  Cette  ferme  fut  construite  par  Miloch,  quand  il 
voulut  mettre  en  sûreté  l'énorme  butin  que  lui  légua  en  mourant 
son  frère  utérin  Miiane.  Héritier  de  ce  chef  héroïque,  auquel  il 
av^  dû  son  initiation  dans  l'art  4e  la  guerre,  il  lui  emprunta  même 
son  nom  d'Obrenovitj  (fils  d'Obren),  que  le  fils  de  Techo,  devenu 
voîevode,  ne  quitta  plus.  Les  richesses  qu'il  avait  commencé  d'en- 
tasser dans  sa  sauvage  retraite  étaient  pour  l'avare  Miloch  l'objet 
d'une  telle  sollicitude,  qu^il  ne  put  se  1*ésoudre  à  émigrer  en  1813 
avec  les  hospodars  dont  il  avait  épousé  la  querelle.  Jacob  Nenadovitj, 
déjà  en  sûreté  sur  la  terre  autrichienne ,  s'exposa  généreusement  à 
repasser  la  Save  pour  décider  Miloch  à  le  suivre  en  Autriche.  Miloch 
s'obstina  dans  son  refus.  Bientôt,  avec  ses  momkes,  il  se  retira  à 
Brousnitsa.  Là,  il  ne  tarda  pas  à  s'entendre  avec  les  Turcs,  et  à  se 
faire  reconnaître  par  eux  obor-knèze  de  Roudnik,  à  la  condition 
qu'il  lesT^aiderait  à  purifier  le  pays  de  tous  les  brouillons  qui  vôu* 
draient  l'agiter.  Le  village  de  Takovo  le  vit  déposer  ses  armes  aux 
pieds  d'Ali  Sertchesma,  capitaine  des  deliSy  gardes-du-corps  du 
visir.  Mené  à  Belgrad  comme  un  fidèle  raya,  il  fut  présenté  par  Tes 
beys,  ses  amis,  au  cruel  pacha  Soliman,  qui  l'appela  son  bien-aimé, 
son  fils  adoptif ,  et  lui  fit  présent  de  beaux  pistolets  et  d'un  étalon 
arabe.  Ces  honneurs  flattèrent  la  vanité  de  Miloch,  qui  jura  de 
verser  son  sang  pour  rétablir  en  Serbie  l'autorité  musulmane.  Dé- 
sormais il  ne  s'écoulerait  pas  de  semaine,  ajoutait-il ,  qu'il  n'envoyAt 
quelque  tête  de  rebelle  serbe  pour  couronner  les  portes  de  Belgrad. 
L'obor-knèze  tint  parole,  car  il  y  trouvait  un  double  avantage:  d*une 
part,  il  retirait  le  prix  du  sang,  le  denier  de  Judas;  de  l'autre,  grâce 
au  supplice  des  knèzes  compromis,  il  devenait  peu  à  peu  le  seul 
raya  riche  et  puissant  de  sa  nation. 

La  Serbie  était  donc  retombée  sous  le  joug  turc  à  la  même  époque 
à  peu  près  où  la  chute  de  l'empire  français  ébranlait  l'Europe.  Le 

TOME  I.  53 


830  REVDB  DlA  DEUX  MONDES. 

congrès  de  Vienne  allait  se  réunir.  On  assurait  qu  il  redresserait  tous 
les  torts,  qu  il  rendrait  à  chacun  ses  droits.  A  cette  nouvelle,  un 
prêtre  à  longue  barbe,  le  bâton  de  pasteur  à  la  main ,  quitta  la  Serbie 
dévastée  pour  aller  supplier,  dans  la  capitale  autrichienne»  ceux  qui 
se  disaient  les  libérateurs  des  nations,  d'accorder  à  la  sienne,  dans 
leur  vaste  protocole,  Tauraône  d'un  article.  Ce  prêtre  était  Tintré- 
pide  Matthieu  Nenadovitj  de  Yaliévo.  Déjà  en  1814^  il  avait  rédigé 
avec  le  voïevodc  Moler,  fait  signer  par  les  autres  chefs,  puis  porté 
lui-même  à  Tempereur  François  ix  Vienne,  une  supplique  4u  peuple 
serbe  et  une  demande  de  secours.  Dans  l'audience  qu'il  avait  ac^ 
cordée  à  Nenadovitj ,  l'empereur  avait  promis  qu'il  intercéderait  eu 
faveur  des  Serbes  près  du  divan ,  et  tâcherait  de  les  délivrer,  jou- 
tant :  «  J'ai  toujours  été,  suis  et  ser^i  votre  ami;  je  vous  ai  envoyé  du 
blé,  de  la  farine,  du  sel,  de  bons  q(>i|scils,  etc.  »  Toutefois,  il  avait 
fini  par  déclarer  loyalement  qu'il  n'interviendrait  point  par  les  armes. 
Cette  audience,  qu'un  écrivain  serbe,  Miloutinovitj,  a  racontée  lon- 
guement dans  son  Istoriia  Serbie  troegodichnia  (Histoire  serbe  des 
trois  années  1813-14  et  15),  avait  encouragé  Matthieu  Nenadovitj  à 
renouveler  en  1815  ses  tentatives  auprès  du  congrès.  Le  prêtre  pré- 
senta au  prince  de  Metternich,  aux  plénipotentiaire»  de  Prusse, 
d'Angleterre  et  des  autres  étals,  des  pétitions  rédigées  par  les  écri- 
vains serbes  Davidovit]  et  Frouchitj.  Il  alla  d'un  souverain  à  l'autre, 
les  conjurant  avec  larmes  d'avoir  pitié  d'un  million  d'hommes.  Les 
jeunes  monarques,  les  élégans  diplomates,  riant  de  la  naïveté  de  ce 
barbare,  se  le  renvoyaient  les  uns  aux  autres;  les  plus  seriéui lui 
demandaient  avec  étonnement  :  Qu'est-ce  donc  que  la  Serbie?  Pen- 
dant ce  temps,  à  Belgrad,  on  empalait  des  honomes;  les  knèzea,  com^ 
promis,  traqués  comme  des  bêtes  fauves  par  les  suppôts  de  iftloch, 
étaient  livrés  à  Soliman.  En  dépit  de  ces  deux  tyrans,  l'héroïque 
milice  des  haïdouks  se  grossissait  chaque  jour;  les  bandes  d^  c^es 
libres  guerriers  interceptaient  les  routes,  attaquaient  les  caravanes 
turques.  Mieux  vivre  en  brigand  que  de  languir  esclave!  disait  tout 
Serbe  généreux ,  et  il  partait  pour  la  montagne,  n'çmpoirtaint  ave^c 
lui  d'autre  bien  que  sa  carabine. 

L'obor-knëze  de  Roudnik,  qui  avait  une  maison  à  Belgrad  à  l'en- 
droit même  où  est  aujourd'hui  le  palais  du  prince  des  Serbes,  faisait 
une  cour  assidue  au  visir  Soliman ,  et  l'accompagnait  souvent  ^ans 
ses  promenades  à  cheval.  Quand  il  n'allait  pas  en  personne  présenter 
les  têtes  des  anciens  compagnons  d'armes  pris  dans  ses  pièges,  il  les 
envoyait  du  moins  par  les  plus  recommandables  de  ses  compatriotes. 


LE  MONDE  GRÉCO-SLATE.  JB3t 

Up  jour,  le  capitaine  Voutchitj,  ancien  soldat  de  Tserni-George, 
était  auprès  de  Miloch,  quand  ses  momkes  arrivèrent  des  montagnes 
avec  de  nouvelles  têtes  de  haïdouks,  qu'ils  se  mirent  à  laver  avant 
d'aller  en  faire  hommage  au  visir.  —  Donnez  cela  à  des  Turcs,  leur 
dit  Voutchitj  indigné,  et  rougissez  d*aller  porter  de  vos  mains  à  Top- 
presseur  les  têtes  de  vos  frères!  Miloch,  au  même  instant,  s'écria  : 
—  Tu  vas  les  porter  toi-même  à  la  citadelle,  et  sans  retard,  entends- 
tu,  Voutchitj?  —  Un  non  énergiquement  accentué  retentit  dans  le 
konak.  Miloch  ordonna  aussitôt  à  ses  gardes  d'arrêter  Voutchitj; 
mais  le  capitaine,  armant  ses  pistolets,  resta  impassible,  les  yeux, 
fixés  sur  les  gardes  de  Tobor-knèze,  dont  aucun  n'osait  rapprocher,, 
malgré  les  foudroyantes  injonctions  de  Miloch.  Suivi  par  les  momkes,. 
qui  se  glissaient  derrière  lui ,  et  reculaient  devant  chacun  de  se»^ 
regards  de  lion,  Voutchitj  s'éloigna  du  konak,  au  milieu  des  béné- 
dictions du  peuple.  Telle  fut  Torigine  d'une  rivalité  qui  ne  s'est  plus 
éteinte  entre  ces  deux  hommes,  doués  l'un  et  l'autre  d'une  grande 
finesse,  d'une  force  de  volonté  et  d'une  vigueur  de  corps  extraordi- 
naires; mais  tous  deux  unissant  à  ces  qualités  une  extrême  violence  : 
on  remarque  d'ailleurs  chez  Voutchitj  une  noblesse  de  sentimens 
qui  manque  entièrement  à  Miloch. 

Les  haïdouks  finirent  par  entraîner  dans  leur  révolte  jusqu'aux 
paisibles  laboureurs,  et  l'insurrection  devint  générale.  Alors  Miloch 
marcha  en  tête  des  troupes  turques  contre  les  Serbes,  qui  le  batti- 
rent à  plusieurs  reprises,  mais  durent  bientôt  céder  au  nombre  et 
capituler  avec  leur  ennemi.  Cent  cinquante  des  principaux  chefs^ 
serbes  furent  envoyés  par  l'obor-knèze  à  Belgrad ,  où  leurs  têtes  ne 
tardèrent  pas  à  orner  les  poteaux  des  quatre  portes  de  la  ville. 
Trente-six  des  plus  dignes  staréchines,  parmi  lesquels  figurait  l'igou- 
mène  de  Temovo,  furent  empalés  par  Soliman.  Ses  delis  embro- 
chaient les  femmes  et  les  brûlaient;  ils  en  étouffaient  d'autres  sons 
des  amas  de  pierres ,  ou  leur  tenaient  la  tête  plongée  dans  les  sacs 
d'avoine  qui  s'attachent  au  cou  des  chevaux,  jusqu'à  ce  que  la  cendre 
dont  ces  sacs  étaient  remplis  eût  suffoqué  les  malheureuses. 

Malgré  ces  atrocités,  Miloch  demeurait  ferme  et  prêtait  appui  aux 
Turcs,  vofalant  à  tout  prix  rester  obor-knèze.  Telle  fût  l'origine  de- 
la  puissance  de  cet  homme  :  chacun  peut  faire  la  comparaison  de 
ces  faits  avec  les  prétendus  commencemens  de  son  règne  racontés 
par  l'historien  allemand  Ranke  et  par  les  Anglais  Slade,  Walsh,  etc. 
Il  ne  tarda  pas  cependant  à  reconnaître  avec  douleur  que,  malgré  son 
dévouement  illimité  pour  les  Osmaniis,  il  n'avait  pas  réussi  h  se  faire 

53. 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aimer  d'eux,  et  même  il  dut  bientôt  craindre  pour  ses  jours.  Il  était 
présent  quand  on  apporta  au  visir  la  tête  du  terrible  Stanoié  Glavach, 
qui ,  gracié  par  les  Turcs  avant  la  dernière  révolte,  avait  mieux  aimé 
périr  que  de  tourner  ses  armes  contre  ses  compatriotes.  Les  défis  lui 
dirent,  en  montrant  cette  tête:  «Maintenant,  Miloch,  c^est  à  la 
tienne  de  tomber.  —  V'Allahl  s'écria  Fastucieux  raya;  le  visir  va  donc 
perdre  les  cent  bourses  dont  je  lui  suis  débiteur  pour  lesso^finte 
esclaves  et  la  jeune  Tille  qu'il  m'a  cédés?»  £t  il  persuada  àSQlimifiD 
de  le  laisser  partir  afiq  de  chercher  dans  ses  troupeaux  un  ii9m|)re 
de  porcs  suffisant  pour  couvrir  cette  dette.  Revenu  dans  les  mon- 
tagnes sous  cet  étrange  prétexte,  Miloch  alla  trouver  en  secret  les 
haïdouks,  leur  jura  de  cesser  de  les  poursuivre,  pourvu  qu'ils  le  dé- 
fendissent  contre  la  haine  musulmane,  et,  à  cette  condition^  PT^P^'t 
de  leur  obtenir  bientôt  des  Turcs  une  complète  amnistie.  Les  pa- 
triotes, convaincus  qu'ils  n'avaient  pas  de  plus  grand  ennemi  que 
Miloch,  mais  espérant  convertir  à  leur  cause  ce  rusé  capitaine^  loi 
pardonnèrent  le  passé.  La  conjuration  se  propageait,  quand  S^loch, 
craignant  les  recherches  de  la  police  turque,  partit  pour  Beigrad  et 
obtint  du  visir  un  passeport  pour  Trieste,  en  l'assurant  qu'à  son  re- 
tour il  pourrait  le  payer  en  argent  comptant,  au  lieu  de  le  payer  en 
nature.  Il  remontait  la  Save  avec  ses  porcs,  lorsqu'il  vit  accourir 
vers  lui  des  cavaliers  :  Soliman  venait  de  découvrir  le  complot  des 
haïdouks  et  leur  coalition  avec  Miloch.  L'obor-knèze  se  jeta  dans 
une  barque  et  passa  en  Autriche;  mais  son  frère,  le  marchand 
Ephrem,  qui  était  alors  pour  son  commerce  au  village  d'Otrou* 
chnitsa,  entre  fielgrad  etPalech,  fut  saisi,  chargé  de  fers,  et  plongé 
dans  les  souterrains  infects  de  la  Neboïcha-koula,  bastille  de  Beigrad. 
Il  y  resta  trois  mois,  pendant  lesquels  le  Danube,  ayant  débordé, 
inonda  son  cachot.  Les  geôliers  ne  s'inquiétaient  pas  de  leur  prison- 
nier, dont  les  jambes  denieurèrent  plongées  dans  l'eau  pendant  plu- 
sieurs semaines;  enfin  il  fut  échangé  contre  un  riche  Turc  dont  les 
hafdouks  s'étaient  emparés.  Quant  &  Miloch ,  voyant  que  Tinsiirréc- 
tion  devenait  générale,  il  quitta  l'Autriche  et  rentra  daus  ses  mon- 
tagnes, où  les  knèzes,  pour  légaliser  leur  résistance  aux  yeux  jpôme 
de  la  Porte,  le  proclamèrent  leur  chef.  Dès-lors  la  guerre. comiqença 
dans  les  nahias  du  sud,  tandis  que  Voutchiy,  de  son  côté,  insurgeait 
les  nahias  du  nord.  L'archimandrite  Mileta  Pavloyi^  firma  ses  avoines 
et  marcha  lui-même  à  leur  tête;  les  popes  garantissaient  |e paradis 
h  tous  les  morts. 
Si  l'obor-knèze  eût  aimé  la  gloire,  il  pouvait  s'ea  couvrir  .i^.sou- 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  833 

hait  dans  cette  lutte  nationale;  tous  les  Serbes,  oubliant  ses  torts, 
accouraient  à  son  appel.  Personne  ne  lui  contestait  une  grande  bra- 
voure; sa  taille  colossale  imposait  à  tous,  non  moins  que  sa  voix 
terrible,  qui,  dans  le  combat,  s*entendait  au  milieu  des  plus  vives 
fusillades.  Sa  femme  Loubitsa ,  jeune  et  belle,  raccompagnait  à  che- 
val, des  pistolets  à  la  ceinture;  Tarchimandrite  Pavlovitj  le  suivait 
partout,  et  chaque  matin  lui  donnait  sa  bénédiction.  Llieureux 
chef  des  haîdouks  goûtait  ainsi  dans  sa  tente  toutes  les  jouissances 
de  la  terre  et  du  ciel;  rien  ne  le  pressait  de  traiter  avec  les  Turcs. 
Appuyé  par  tout  le  peuple,  il  pouvait  guerroyer  hardiment  jusqu'à 
ce  qu'il  eût  rendu  à  son  pays  la  glorieuse  indépendance  dont  il  avait 
joui  sous  George-le-Noir.  Mais  Miloch  ne  songeait  qu'à  son  propre 
intérêt;  aussi  sa  carrière  militaire  fut-elle  courte.  Après  quatre  ou 
cinq  combats,  il  s'aboucha  avec  le  nouveau  visir  de  Belgrad ,  Ma^ 
rochti-Ali,  pacha  bulgare  animé  de  dispositions  conciliatrices,  et 
qu'on  envoyait  à  la  place  du  cruel  Soliman.  Suivi  des  knëzes  de  son 
parti,  il  vint  trouver  Marochli,  se  prosterna  à  ses  pieds  en  présence  de 
plus  de  cinquante  beys,  et,  le  front  dans  la  poussière,  se  reconnut 
par  trois  fois  raya;  après  quoi  l'honneur  du  café  et  du  tchibouk  lui 
fut  accordé,  et  le  visir  le  déclara  son  agent,  son  substitut  parmi  les 
Serbes.  Dès-lors  les  deux  peuples  restèrent,  Tun  dans  les  forts,  l'autre 
dans  les  monts  et  les  villages;  à  la  guerre  succéda  une  paix  armée. 
Dans  chaque  nahia ,  un  knèze  serbe  siégeait  près  d'un  mousselim 
turc;  on  pouvait  appeler  de  leurs  jugemens  au  tribunal  de  Belgrad , 
appelé  la  chancellerie  serbcy  et  composé  de  douze  staréchines,  députés 
des  douze  nahias,  qui ,  unis  à  l'obor-knèze,  jugeaient  sans  appel  et 
remettaient  les  condamnés  aux  bourreaux  turcs.  Chaque  année,  la 
skoupchtina  répartissait  l'impôt  qu'il  fallait  payer  au  pacha ,  et  dont 
le  taux  ne  changeait  plus.  Ce  tribut  était  remis  au  chef  turc  par  les 
douze  anciens  de  Belgrad.  Une  telle  situation  toutefois  n'était  que 
provisoire,  tant  que  la  sanction  du  sultan  ne  l'avait  pas  consacrée; 
d'ailleurs  les  Serbes,  avides  d'une  plus  large  existence  politique,  ne 
pouvaient  long-temps  s'en  montrer  satisfaits. 

Du  fond  de  la  Bessarabie,  où  il  s'était  réfiigié,  Tserni-George  avait 
suivi  avé^.  une  vive  sollicitude  les  évènemens  dont  la  Serbie  était  le 
théâtre.  Assuré  que  l'organisation  provisoire  était  contraire  aux 
vœux  de  la  nation,  il  se  dévoua  encore  une  fois  à  la  cause  des  Serbes 
et  ourdit  avec  des  patriotes  grecs  une  conspiration  dont  le  réseau 
devait  embrasser  toute  la  Turquie  d'Europe.  Quand  il  jugea  le  mo- 
ment favorable ,  il  quitta  la  Bessarabie  et  apparut  tout  à  coup  au 


83&  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

milieu  des  Serbes.  II  avait  étudié  en  Styrie  la  tactique  autrichienne. 
«  Si  je  puis,  disait-il,  discipliner  à  l'européenne  vingt  mille  des 
miens,  et  me  réunir  aux  Grecs,  aucune  armée  ottomane  ne  nous  ré- 
sistera; il  dépendra  de  nous  d'aller  chasser  les  Turcs  même  de  Stam- 
bol.  »  George  ne  s'attendait  pas  à  rencontrer  dans  les  montagnes  na- 
tales un  rival  dont  Tégoïsme  ne  reculerait  devant  aucun  attentat 
Miloch  avait  intérêt  à  se  débarrasser  de  George  :  il  feignit  de  Tamilié 
pour  lui,  parvint  à  connaître  le  lieu  où  il  se  tenait  caché,  et  une  nuit 
les  Turcs,  guidés  par  les  indications  de  Tobor-knèze,  pénétrèrent 
dans  la  cabane  où  George  dormait  après  avoir  assisté  à  un  banqaet 
de  haldouks.  George-le-Noir  ne  se  réveilla  plus;  ses  amis  portèrent 
ses  restes  dans  la  petite  église  qu'il  avait  bâtie  à  Topola  en  1811. 

Ce  nouveau  crime  de  Miloch,  que  l'Europe  regarde  à  tort  comme 
son  premier  forfait,  lui  permit  d'aspirer  plus  ouvertement  au  pour- 
voir suprême.  Les  knèzes  alors  s'effrayèrent,  et,  connaissant  par 
expérience  le  caractère  cruel  de  Miloch,  pensèrent  qu'il  valait  mieux 
se  remettre  aux  mains  du  pacha  Marochli,  dont  tous  appréciaient 
la  paternelle  douceur;  ils  chargèrent  donc  Pierre  Molar  Nicdalevi^, 
président  de  la  chancellerie  serbe,  et  le  nouveau  métropolite  Nik- 
chitj,  de  traiter  cette  affaire  avec  le  visir.  Pour  rester  obor-knèze^ 
Miloch  n'hésita  point  à  faire  assassiner  le  vieux  et  vénérable  Nikchi^ 
dans  sa  maison  de  Chabats;  quant  à  Molar,  il  le  fit  traîner  devant  mt 
tribunal  de  trente  staréchines  qu'il  croyait  de  son  parti;  mais  le 
prota  Nenadovitj ,  membre  de  ce  tribunal ,  dessilla  les  yeux  .de  se» 
collègues,  qui  déclarèrent  Molar  innocent.  Miloch  n'eut  plus  queia 
ressource  de  le  citer  devant  la  justice  turque  :  il  suborna  des  traîtres 
qui  accusèrent  Molar  de  conspirer  contre  le  sultan ,  et  Marochli  fut 
contraint  de  le  faire  décapiter.  L'effroi  imposa  silence  aux  autres 
knèzes,  et  il  n'y  eut  plus  personne  qui  osât  protester  au  nom  da 
peuple  contre  l'administration  prétendue  nationale. 

£n  1820,  le  divan  expédia  enfin  aux  Serbes  un  plénipotentiaire 
chargé  de  leur  lire  le  firman  qui  leur  octroyait  l'invariabilité  .de 
l'impôt  et  le  droit  de  n'avoir  que  des  juges  de  leur  sang.  Pour  reee^ 
voir  ce  firman,  Miloch  se  dirigea  vers  Belgrad;  mais,  instruit  que  les 
spahis  lui  dressaient  une  embuscade,  il  s'approcha  avec  un  nondiee 
de  kmëtes  si  considérable,  que  le  pacha  refusa  de  de  recevoir  daqs 
la  ville.  Miloch  et  l'envoyé  turc  se  rencontrèrent  donc  au  village  de 
Toptchider  :  la  haine  «t  la  défiance  régnèrent  dans  eeite  entrevoe, 
et  quand  les  Serbes  en  vinrent  à  rappeler  les  clauses  du  traité  4e 
Boukarest,  le  représentant  de  la  Porte,  indigné,  remonta  à  cheval 


LE  UONDE  GRÉCO-SLAVE.  835 

et  s'éloigna.  Voyant  qu'il  n'était  plus  considéré  que  comme  un  rebelle 
appuyé  par  la  Russie,  Miloch,  eflrayé,  envoya  quelques  mois  après 
une  députation  à  Stambol,  pour  se  raccommoder  avec  le  dtvan;  mais 
rînsurrection  d'Ipsilanti  et  des  Grecs  étant  survenue,  les  députés 
serbes  furent  emprisonnés  comme  suspects.  Une  nouvelle  guerre 
était  imminente,  les  knèzes  s'y  préparaient  :  Miloch  toutefois  insista 
pour  qu'ils  continuassent  de  payer  chaque  année  au  sultan  l'impôt 
convenu,  et  même  les  dîmes  aux  spahis;  ils  durent  obéir. 

liîloch  poursuivit  bientôt  plus  ouvertement  le  but  qu'il  s'était  pro- 
posé, la  centralisation  du  pouvoir.  La  tendance  sociale  des  Serbes  a 
toujours  été  de  diviser  leur  pays  en  cantons  fédérés  sous  de  petits 
princes  électifs  ou  héréditaires.  La  politique  turque  se  garde  bien, 
on  peut  le  croire,  de  contrarier  ce  penchant.  En  1821,  le  pacha  Ma- 
T^hM  promit  à  Marko  Abdoula,  knèze  de  Smederevo,  et  à  Stéphane 
lXrt)riniats,  desbérats  qui  les  établissaient  chefs  indépendans,  chacun 
dans  sa  nahia.  Les  deux  knèzes,  saisis  par  les  agens  de  Miloch,  pé- 
rirent sous  leurs  coups;  mais  il  ne  put  se  débarrasser  aussi  aisément 
de  rivaux  plus  puissans  :  l'ancienne  ligue  des  bospodars  se  renoua 
pour  sauver  Milosav  Kessavats,  ami  d'Abdoula,  qui,  par  l'achat  d'im- 
menses vignobles  sur  la  Morava,  était  devenu  le  plus  riche  proprié- 
taire de  la  nation.  Au  lieu  de  renoncer  à  réaliser  une  centralisation 
monarchique  impossible  dans  ce  pays  nécessairement  divisé  par  tribus 
et  par  cantons,  l'obor-knèze  s'obstina  è  renouveler  en  les  outrepassant 
les  anciennes  mesures  de  Tserni-Geo'rge  contre  les  hospodars.  Il  es- 
saya de  séparer  les  knèzes  d'avec  1^  peuple,  et  de  se  les  attacher  en 
introduisant  la  coutume  de  les  solder  lui-même,  pour  qu'ils  ne  dé- 
pendissent plus  de  la  nation,  mais  de  lui  seul;  il  eut  soin  aussi  que  le 
taux  de  la  solde  ne  Tût  pas  fixé,  afin  de  pouvoir  l'élever  ou  le  dimi- 
nuer selon  le  dévouement  qu'on  montrerait  à  sa  personne.  En  dépit 
de  ces  mesures,  il  y  eut  en  1825  une  nouvelle  révolte;  Miloch  exi- 
geait bMOCOup  plus  d'impôts  que  les  Turcs,  il  prélevait  le  haratch 
jusque  sur  les  enfians  de  dent  jours.  Indignées  de  ces  vexations,  les 
nahias  de  Smederevo,  de  Pojarevats  et  même  de  KragouTevats,  s'in- 
surgèrent. L'obor-knèze  leur  opposa  les  nahias  du  sud  :  les  deux 
partis,  celui  du  nord  sous  MiloTé  Ptvvovitj,  surnommé  Djak,  on  le 
diacre,  et  celui  du  sud  sous  Voutchitj,  se  livrèrent  bataille  ù  Opientsa, 
près  Topola.  Djak  fut  vaincu ,  pris  et  fusillé  avec  cent  vingt  autres 
Serbes  è  Hassan-Palanka ;  son  armée,  en  capitulant ,  avait  exigé, 
entre  autres  garanties,  qu'un  de  ses  chef^,  Andreî,  serait  fait  knèze 
de  Topola.  Miloch  le  jura;  quelques  semaines  après ,  il  fit  assassiner 


836  REVl]£  DBS  DEUX  MONDES. 

Andreï.  Alors»  craignant  que  tant  d'insurrections  successives  ne  pro- 
duisissent un  mauvais  effet  chez  les  peuples  voisins»  il  envoya  au 
divan  de  Constantinople  des  pièces  où  il  essayait  de  prouver  la  ré- 
bellion  de  Djak  contre  le  sultan;  puis  il  écrivit  au  gouvefdétir  ttth- 
trichien  de  Zemlin,  pour  lui  apprendre  que,  grâce  à  ses  (eflbrte^la 
route  commerciale  entre  T Autriche  et  le  Bosphore,  purgée  de  *rl^ 
gands,  présentait  enfin  la  plus  entière  sécurité.  '''^*-  *  ' 

Cependant  il  sentait  le  besoin  de  se  réhabiliter  aux  yeux  des  Siete 
par  quelque  manirestation  plus  sérieuse  :  dans  ce  but,  il  convoqua 
pour  le  mois  de  janvier  1827  une  grande  skoupchtina,  où  il  euff  stiiii 
de  n'appeler  que  ses  créatures.  Il  en  réunit  mille  dans  Téglisé  de 
Kragouïevast,  et  son  ministre  Davidovitj,  récemment  arrivé  en  Ser- 
bie, lut  un  discours  où  Tobor-knèze  tâchait  de  se  justifier  des  meur- 
tres de  ses  rivaux ,  répondait  aux  reproches  qu'on  ne  lui  ménageait 
pas  sur  sa  soir  insatiable  d'impôts,  et  développait  les  avantages  as- 
surés au  pays  par  le  traité  d'Akerman.  Miloch  finissait  en  priant  la 
skoupchtina  de  demander  au  sultan  pour  lui-même  le  titre  de  prince 
héréditaire.  Aussitôt  l'assemblée  souscrivit  un  acte  solennel  où  elte 
jurait  de  ne  plus  obéir  qu'à  lui  et  à  sa  postérité.  L'obor-knèze  recon- 
naissant mit  cet  écrit  sur  sa  tête  et  le  baisa,  puis  embrassa  les  assis- 
tans  les  uns  après  les  autres.  «  Ne  craignez  plus  rien,  leur  disart-fl^ 
je  suis  l'enfant  du  peuple,  je  n'oublierai  pas  mon  origine.  » 

Les  knèzes  de  l'opposition  virent  avec  désespoir  le  succès  qui 
accueillait  la  nouvelle  démarche  de  Miloch.  Décidés  à  chasser  Tobor- 
knèze  ou  à  mourir,  ils  tentèrent  avec  six  mille  combattans  un  coup 
de  main  sur  KragouTevats.  L'obor-knèze  dut  s'enfuir;  mais  yontchitj, 
qui  faisait  taire  sa  haine  contre  Miloch  pour  soutenir  le  pouvoir  cen- 
tral, livra  aux  insurgés  un  combat  acharné,  où  ils  perdirent  près  de 
cinq  cents  hommes.  De  son  côté,  le  visir  de  Belgrad;  pour  appuyer 
Miloch,  avait  fait  venir  cinq  mille  Bosniaques,  qui  bloquèrent  le 
quartier  serbe  de  cette  ville,  et  ne  se  retirèrent  que  quané-la  paix 
eut  été  rétablie.  Miloch  crut  alors  pouvoir  calmer  les  mécontens,  en 
publiant  et  jurant  ce  qu'il  appela  la  constitution  serbe.  Ce  curieux 
document  de  mœurs  gréco-slaves  déclarait  tous  les  Serbes  nobles  et 
égaux.  Chaque  commune  restait  solidaire  devant  la  justice  des 
actions  de  ses  Qnfans ,  devait  restituer  l'équivalent  des  vols  commis 
sur  ses  terres,  et  livrer  le  coupable  à  la  police.  Le  condamné  pou- 
vait en  appeler  du  tribunal  de  sa  nahia  au  tribunal  suprême  qui 
siégeait  à  Belgrad  ou  à  KragouYevats.  La  police  des  chemins  était 
confiée  aux  boulouk-bachi ,  dont  chacun  avait  sous  lui  douze  mom- 


LE  MONDE  GEÉGO-SLAVE.  837 

ke$  à  cheval;  le  peuple  devait  se  confier  à  cette  milice  et  lui  laisser 
exterminer  les  derniers  haïdouks.  La  peine  de  mort  ne  pouvait  être 
infligée  que  par  le  souverain»  qui r seul  investi  de  tous  les  droits  du 
glaive,  portait  en  ses  mains  la  mort  et  la  vie.  L'assemblée  générale 
du  peuple  devait  veiller  tous  les  ans  à  rectifier  les  abus,  fixer  l'impôt 
€t  répartir  le  tribut  annuel  dû  à  la  Porte  ottomane. 

Cette  constitution,  dont  nous  ne  citons  ici  que  les  principaux  traits» 
prouvait,  sous  une  apparence  libérale,  à  quel  point  l'ancien  champion 
de  la  liberté  comprenait  l'art  du  despotisme.  On  ne  peut  nier  cepen- 
dant qu'à  force  de  couper  des  têtes,  le  grand  chef  ne  fût  parvenu  à 
établir  dans  son  pays  une  sécurité  parfaite  pour  les  voyageurs;  les 
objets  même  qui  se  perdaient  sur  les  routes  étaient  apportés  aux  tribu- 
naux. Un  jeune  paysan  de  Yerbovats,  près  Smederevo,  ayant  assassiné 
un  riche  marchand  étranger  pour  s'emparer  de  son  trésor,  avoua, 
plusieurs  années  après,  à  son  vieux  père  ce  crime  qui  était  resté 
entièrement  ignoré.  Aussitôt  le  vieillard  saisit  son  fils  et  le  mène  à  la 
skoupchtina,  pour  tenir  le  serment  qu'il  avait  fait^vec  tous  les  siens 
de  ne  plus  soufirir  aucun  criminel  dans  lé  pays.  Ce  nouveau  Brutus 
se  nommait  Militj.  L'obor-knèze ,  après  l'avoir  présenté  comme  un 
modèle  à  l'assemblée,  lui  rendit  son  fils.  Miloch  triomphait,  car  il 
venait,  à  force  de  meurtres,  d'obtenir  le  monopole  des  rapines  dans 
son  malheureux  pays.     . 

Dans  le  but  de  se  justifier  des  évènemens  de  1813,  la  Russie  avait, 
en  1826,  inséré  dans  les  conventions  d'Akerman  ce  passage  sur  les 
Serbes  :  «  La  sublime  Porte  mettra  immédiatement  à  exécution  toutes 
les  clauses  de  l'article  8  du  traité  de  Boukarest  relatives  à  la  Serbie, 
laquelle  est  ab^antiquo  sujette  et  tributaire  du  sultan...  Lesdites  me- 
sures seront  réglées^  et  arrêtées  de  concert  avec  la  députation  serbe 
deConstantinople  dans  un  délai  de  dix-huit  mois.  »  Ces  conventions, 
après  le  délai  fixé,  ne  se  trouvant  point  exécutées,  la  Russie  lança 
en  1828  une  armée  vers  les  Balkans.  A  cette  nouvelle,  tous  les  knèzes 
serbes  se  levèrent,  demandant  à  Miloch  qu'il  les  laissât  profiter  d'un 
moment  aussi  favorable  pour  chasser  du  pays  les  dernières  garnisons 
turques.  Mais  la  Russie  défendit  à  l'obor-knèze  de  bouger,  et  appuya 
cette  injonction  des  plus  sévères  menaces.  On  fe  sait,  et  l'exemple 
de  la  Grèce  en  1831,  celui  de  l'Egypte  en  1840,  l'ont  trop  bien  prouvé, 
les  plans  d'agrandissement  de  la  Russie  s'opposent  à  ce  qu'il  s'élève 
en  Turquie  des  états  nouveaux  qui,  dans  l'énergie  de  leur  jeunesse, 
pourraient  un  jour  lui  disputer  l'héritage  du  sultan,  le  commerce  de 
la  mer  Noire,  et  entraîner  peut-être  dans  le  cercle  de  leur  action 


838  REVUE  DES  DEUX  ifONDBS. 

ses  plus  riches  provinces  méridionales.  De  tous  les  cabinets  d'Europe, 
il  n*en  est  donc  pas  un  qui  doive  être  en  réalité  plus  opposé  que 
celui  de  Pétersbourg  à  une  régénération  totale  du  peuple  serbe.  On 
s'explique  parfaitement  dès-lors  que  l'empereur  Nicolas  ait,  %n  1838, 
sommé  Miloch  de  s'abstenir  de  toute  démonstration  guerrière  vîs^^is 
de  la  Porte,  s'il  ne  voulait  voir  l'armée  russe  entrer  sur  le  territoire 
serbe  en  ennemie.  Cette  menace,  Nicolas  aurait-il  pu  l'accomplir? 
Nous  ne  le  pensons  pas;  l'opinion  publique  de  l'Europe  s'y  fàl  op- 
posée, et  les  Grecs,  les  Albanais,  les  Yalaques,. saisissant  cette  occa- 
sion de  consommer  leur  propre  émancipation ,  n'auraient  pas  tardé 
à  courir  aux  armes.  Miloch  pouvait  donc  mépriser  l'avertissement  du 
tsar,  tous  les  Serbes  auraientapplaudi  à  cette  fiëre  conduite  avec  en- 
thousiasme; mais  le  tsar  avait  promis  à  Miloch  de  le  reconuattre 
comme  prince  héréditaire  en  récompense  de  son  inmiobilité,  et 
Miloch  sacrifia  l'affranchissement  définitif  de  sa  patrie  au  plaisir  de 
s'en  faire  le  prince  légitime.  Il  repoussa  donc  les  Serbes  insurgés  de 
Bosnie  et  d'Hertsegovine  qui  lui  tendaient  les  bras;  il  refusa  d'être 
leur  Washington  :  ce  rôle  était  trop  haut  pour  une  ame  vulgaire. 

Enfin,  le  29  novembre  1829,  la  Porte  dut  mettre  à  exécution  la 
clause  du  traité  de  Boukarest  pour  laquelle  la  Russie  avait  pris  les 
armes.  La  petite  cour  de  Kragouïevats  vit  arriver  un  tatar  de  Stambol, 
porteur  d'un  diplôme  qui  remplit  d'allégr^se  tout  le  konak  du  baf- 
douk;  c'était  le  premier  bati^^cherif  que  l#9orte  eût  daigné  octroyer 
aux  brigands  de  la  Serbie.  Cette  pièce  si  importante,  puisqu'elle 
consacre  diplomatiquement  la  régénération  civile  de  la  Serbie ,  n*a 
point  été  publiée ,  pas  même  en  serbe;  je  la  traduis  ici  tout  entière  : 

T«ÈS  SUBLIME  BTrRBVIBR  KBSGftIT  DtJ  TSAR  OTTOMAN  AIT  PEUPLE  SERBE. 

«  Avec  la  ferme  assurance  que  le  contenu  de  ce  firman  restera 
une  vérité»  ô  toi,  mon  grand  et  puissant  Uon,  administrateur  de 
nombreuses  affaires ,  qui  donnes  au  monde  le  nizam  (  la  loi  ) ,  puisse 
ta  pure  intelligence^  qui  dirige  si  habilement  les  intérêts  de  noire 
race,  arriver  heureusement  au  but  de  toutes  tes  entreprises!  Que  ta 
domination  et  ton  bonheur  soient  éternels  I  que  personne  n'ose  con^ 
tester  tes  droits  1  inébranlable  gouverneur  de  fielgrad,  Hussein- 
Pacha,  que  Dieu  te  garde  I  Et  toi,  ô  cadi  turc,  qui  es  un  haut  savant, 
qui  montres  la  route  sacrée  de  la  tradition  que  tu  as  apprise  des 
saints ,  la  suprême  bénédictîaa  impériale  repose  sur  ta  tête,  cadi  do 
Belgrad,  interprète  de  la  science. 


LB  MO!H>E  GRéCO-^LAVE;  839 

«Or,  quand  vous  arrivera  de  ma  part  ce  (irman,  comprenez-le 
bien.  Conformément  au  traité  d'Akerman,  notre  gx)uvernement, 
prenant  à  témoin  la  cour  russe,  considère  que  les  Serbes,  nos  rayas 
depuis  des  siècles,  sont  dignes  de  notre  impériale  clémence.  Par 
conséquent,  tout  ce  qui  les  concerne  au  huitième  article  du  traité  de 
Boukarest  s'exécutera  dans  le  terme  de  dix-huit  mois.  Cet  intervalle 
de  temps  sera  employé  par  mon  conseil  à  discuter  avec  les  envoyés 
du  divan  (  sénat  )  de  la  Serbie ,  et  en  présence  des  représentans  de 
la  cour  russe ,  les  demandes  faites  par  les  knèzes  serbes.  Conformes 
au  traité  de  Boukarest ,  ces  demandes  sont  les  suivantes  :  Que  le 
peuple  serbe  puisse  pratiquer  librement  les  rites  et  cérémonies  de 
son  église;  qu'il  choisisse  ses  juges  dans  son  sein  ;  qu'il  puisse  admi- 
nistrer intérieurement  son  pays  avec  une  entière  indépendance; 
que  tous  les  impôts  se  fondent  dans  un  seul  tribut;  que  toutes  les 
propriétés  turques  de  Serbie  soient  remises  aux  mains  des  Serbes  et 
administrées  par  eux  en  séquestre;  qu'ils  puissent  avec  leurs  propres 
passeports  parcourir  pour  leur  commerce  toute  la  Turquie;  qu'ils 
aient  le  droit  de  fonder  chez  eux  des  écoles,  des  hôpitaux,  des  im- 
primeries; qu'enfin  aucun  Turc,  excepté  ceux  des  citadelles,  ne 
puisse  vivre  ou  demeurer  en  Serbie. 

a  Avant  que  ces  neuf  demandes  de  nos  fidèles  et  dociles  rayas 
eussent  pu  être  mûrement  examinées  par  notre  cour,  et  sanctionnées 
de  concert  avec  la  Russie ,  un  concours  de  circonstances  vint  sus- 
pendre l'exécution  du  traité  de  Boukarest,  et  la  guerre  recommença. 
Maintenant  que  la  paix  vient  d'être  rétablie  entre  notre  Porte  et  la 
cour  russe ,  le  sixième  article  du  traité  d'Andrinople  stipule  de  nou- 
veau les  franchises  de  la  Serbie,  déjà  stipulées  dans  les  conventions 
d' Akerman,  à  l'exécution  desquelles  de  trop  grands  obstacles  s'étaient 
opposés  jusqu'ici.  En  vertu  de  ce  sixième  article ,  le  divan  va  donc 
faire  droit  aux  réclamations  de  la  Serbie;  les  six  nahias  qui  lui  avaient 
été  enlevées  lui  seront  rendues ,  et  toutes  ses  libertés  seront  recon- 
nues solennellement.  C'est  pourquoi,  à  la  condition  qu'ils  me  restent 
soumis,  j'écris,  revêts  de  ma  signature  et  envoie  ce  firman  à  mes 
fidèles  rayas  serbes.  Et  maintenant,  toi,  visir,  et  toi,  cadi,  faites 
part  au  peuple  serbe  de  ces  décisions,  et  quil  prie  Dieu  pour 

son  tsar. 

«  Éerit  le  l«r  rebou  Wkira  li45.  » 

Quelque  avantageux  qu'il  fût  aux  Serbes,  ce  firman  du  tsar  turc 
ne  fixait  rien  en  faveur  de  Hiloch;  aussi  l'obor^knëze  le  tint-il  secret, 


8V2  REVUE  PES  D&DX  UOXDBS. 

cathédrale,  il  se  rendit  chez  le  visir  Vedchi-Pacha,  qui,  avec  un 
pompeux  cortège,  le  mena  sur  la  Save  à  la  Djoumrouk  (éijifice  de  la 
douane],  et  Tinvestit  solennellement  de  ses  nouvelles  fonctions.  Le 
prince  nomma  aussitôt  consul  de  commerce  Alexa  SinUtj,  et  afin 
d'élever  la  magnifique  douane  actuelle,  il  donna  Tordre  d'abattre 
«ans  retard  les  boutiques  en  bois  des  pauvres  marchands  de  la  Save, 
qui  se  trouvèrent  ainsi  sans  toit,  et  auxquels  le  souverain  n'offrît 
pas  même  un  dédommagement.  Ceux  qui  voulurent  absolument 
garder  les  terrains  où  étaient  leurs  cabanes,  furent  obligés  de  les 
racheter  1,000  francs  par  toise  carrée.  Si  la  douane  serbe  avait  été 
déclarée  édifice  national,  on  aurait  au  moins  pu  se  dire  :  Les  souf- 
frances de  quelques-uns  achètent  le  bien  de  tous;  mais  Miloch  avait 
reçu  de  la  Porte  cette  douane  comme  sa  propriété  privée,  et  il  sq 
garda  bien  de  réparer  envers  ses  compatriotes  Tinjustice  du  divan. 
Bientôt  tout  le  commerce  d'exportation  de  la  Serbie  se  trouva 
frappé  d'impôts  bien  plus  forts  que  sous  la  domination  ottomane. 
Ces  entraves  inaccoutumées  provoquèrent  des  protestations  éner- 
giques. Lésé  dans  ses  droits  les  plus  chers,  le  peuple  réclamait  à 
grands  cris  une  assemblée  nationale.  Forcé  de  céder  au  vœu  popu- 
laire, Miloch  restreignit  du  moins  le  plus  possible  le  nombre  des  dé- 
putés, et  les  convoqua  dans  la  ville  où  il  avait  le  plus  de  partisans^  à 
Kragou'ievats.  Il  n'y  eut  d'appelés  que  dix  kmëtes  par  nahia;  quant 
aux  capitaines,  il  y  en  eut  un  sur  chaque  district  qui  dut  rester  pour 
maintenir  l'ordre.  Ces  députés,  réunis  le  1^^  février  1834,  vinrent  à 
la  file  baiser  la  main  du  kniaze,  baiser  que  le  gracieux  souverain 
rendait  à  chacun  sur  le  front.  Puis  le  cortège  se  dirigea  vers  l'église 
où  devait  s'ouvrir  la  diète.  Ne  se  reposant  pas  sur  le  respect  que  doit 
inspirer  le  saint  lieu  aux  plus  fougueux  tribuns,  Miloch  l'avait  fait 
entourer  par  ses  canonniers  et  toute  sa  garde  à  pied  et  à  cheval, 
chargée  de  surveiller  les  orateurs.  Autour  du  prince,  assis  dans  la 
nef  avec  sa  famille  sur  un  tribunal  élevée  figuraient  les  évoques,  les 
archimandrites,  les  archipopes,  les  hauts  dignitaires  civils,  ce  Suivant 
l'usage  des  kniazes  serbes  parlant  à  la  nation,  Miloch  se  tenaille- 
bout,  dit  le  journal  de  Bclgrad,  où  le  représentant  des  idées  fran- 
çaises, Davidovitj,  commei^çait  à  s'exprimer  de  plus  en  plus  librement. 
De  même  qu'en  France  et  en  Angleterre  tout  le  peuple  recueille 
avidement  les  paroles  du  monarque  ouvrant  la  session  parlementaire, 
de  même  ici  la  multitude  qui  se  pressait  dans  l'intérieur  et  aulffir 
de  l'église  écouta  avec  une  attention  profonde  le  discours  du  trÂné 
serbe.  Nous  citerons  textuellement  cette  pièce  curieuse. 


LB  MOXDE  CmÉCO-SLAVE.  843 

«  Frères,  depuis  qu'en  1830,  le  jour  de  Saint-André,  premier  élu, 
nous  reçûmes  sur  le  Vratchar  le  hati-cherîf  de  notre  clément  em- 
pereur, et  le  bérat  de  succession,  depuis  lors  jusqu'à  ce  moment, 
nous  n'avions  point  eu  l'occasion  de  nous  trouver  ainsi  réunis  tous 
ensemble.  11  m'est  donc  bien  doux  de  me  voir  aujourd'hui  entouré 
de  ma  très  chère  famille,  de  nos  vénérables  évoques,  des  mem- 
bres du  grand  tribunal  et  autres  juges  nationaux,  des  capitaines 
de  nahia  et  des  principaux  kmètes.  Les  nouvelles  conventions  avec 
la  Porte  vous  étant  connues',  je  me  borne  à  vous  exposer  comment 
elles  ont  été  exécutées.  La  démolition  des  forteresses  construites 
par  nos  devanciers,  et  notamment  de  celle  de  Tjoupria,  était  né- 
cessaire pour  obtenir  le  repos.  Maintenant,  nous  n'aurons  plus  de 
querelles  avec  ces  pillards  albanais,  qui  rarement  laissaient  passer 
une  année  sans  frapper  de  mort  quelque  paysan  serbe.  Il  est  dé- 
cidé que  les  Turcs  évacueront  la  Serbie  dans  le  laps  de  cinq  années. 
J'avoue  qu'il  m'a  été  impossible  d'obtenir  qu'ils  quittent  aussi  Bel- 
grad.  Notre  impérial  protecteur,  Nicolas,  juge  nécessaire  que  le 
sultan,  son  allié,  garde  cette  place  forte,  située  à  la  frontière  d'un 
autre  empire.  Il  pense  que  ce  serait  un  outrage  à  la  majesté  des 
sultans,  si  les  étrangers  ne  rencontraient  de  Turcs  dans  aucune 
ville  serbe.  Du  moins,  à  l'exception  des  soldats  du  visir,  ces  Turcs 
ne  pourront  plus  porter  d'armes.  En  outre,  les  étrangers  de  vien- 
nent inhabiles  à  posséder  aucun  bien  immeuble  dans  notre  pays, 
comme  les  pachas  le  leur  permettaient  auparavant,  pour  augmenter 
encore  notre  oppression.  Tels  sont  les  droits  conquis  par  le  nou- 
veau hati-cherif....  Remercions  donc  l'Être  suprême,  et  prions  pour 
notre  sultan  Mahmoud,  pour  l'empereur  russe  Nicolas  Pavlovitj; 
qu'à  jamais  vivent  dans  notre  mémoire  les  comtes  Nesselrode  et  Stro- 
gonof ,  qui  ont  les  premiers  fait  connaître  les  affaires  serbes  au  ca- 
binet de  Pétersbourgl  N'oublions  pas  non  plus  Ribeaupierre,  ni  sur- 
tout l'ambassadeur  Boutenief,  dont  l'énergie,  en  nous  procurant 
le  d«pier  hati-cherif,  a  mis  fin  à  nos  démêlés  avec  la  Porte. 

(nfaintenant  que  l'indépendance  de  notre  patrie  est  un  fait  diplo- 
matiquement reconnu,  l'organisation  régulière  de  Télat  doit  être  le 
plus  ardent  de  nos  vœux.  Voyons  comment  sont  constitués  les  peu- 
ples civilisés,  cherchons  à  nous  organiser  de  la  même  manière.  L'im- 
portance d'une  pareille  affaire  m'a  fait  désirer  de  convoquer  à  celte 
skoupchtina  dix  fois  plus  de  monde  que  je  n'en  vois  ici;  mais  il  eût 
été  impossible,  au  milieu  de  l'hiver,  de  loger  un  aussi  grand  nombre 
d'hommes,  et  leurs  chevaux,  vu  la  mauvaise  récolte  de  Tannée  pré- 


8U  RBVCJB  DBS  BECX  MONDES. 

cédente,  n'auraient  pu  trouver  de  fourrage.  Pour  ces  causes,  j'ai 
ajourné  la  grande  n&union  nationale  à  la  Saint-George  prochaine  : 
alors  nous  nous  rassemblerons  dans  quelque  belle  plaine»  où  nous 
aurons  de  Tespace  pour  nos  tentes  et  des  prairies  pour  nos  chevaux. 
Frères  et  seigneurs,  je  vous  convoque  pour  ce  jour,  où  je  vous  prou- 
verai combien  j'ai  à  cœur  votre  prospérité  future.  Dans  Timpossibi- 
lité  de  fixer  d'avance  par  quels  moyens  elle  se  consolidera ,  je  me 
bornerai  à  vous  dire  que  nous  discuterons  principalement  les  points 
suivans  :  organisation  du  pouvoir  législatif,  répartition  de  Timpôt, 
paiement  de  Fancienne  dette  épiscopale  contractée  par  les  six  dis- 
tricts réunis  à  nous  Tété  dernier.  Pour  éclairer  chacun  de  ces  points, 
nous  élirons  un  conseil  d'état  divisé  en  six  ministères,  de  l'intérieur, 
des  affaires  étrangères,  de  la  police,  des  finances,  de  la  justice  et  de 
la  propagation  nationale  des  lumières.  Quant  aux  147,000  piastres, 
dues  par  nos  anciens  évéques  à  la  sainte  et  grande  église  (celle  de 
Constantinople),  il  vaudra  mieux  la  payer  en  une  seule  fois,  pour 
n'en  plus  perdre  les  intérêts.  Sur  tous  ces  points,  seigneurs,  il  me 
faut  votre  avis  et  votre  approbation.  De  retour  dans  vos  foyers,  com- 
muniquez donc  à  tout  le  peuple  mes  plans;  vous  et  la  nation  aurez 
jusqu'à  la  Saint-George  assez  de  temps  pour  délibérer  et  méditer 
votre  réponse.  Alors  nous  recueillerons  les  voix  et  adopterons  le  meil- 
leur parti.  J'ai  rempli  mon  devoir;  remplissez  le  vôtre,  staréchines, 
en  allant  dire  à  vos  jeunes  gens  que  tout  ce  qu'ils  pensent,  ils  peuvent 
le  dire  librement,  sans  plus  se  permettre  des  murmures  à  l'écart. 
Maintenant  il  s'agit  de  conserver  intact  ce  que  nous  avons  obtenu, 
en  paraissant,  aux  yeux  des  deux  empereurs,  dignes  de  la  clémence 
de  l'un  et  de  la  protection  de  l'autre;  sans  quoi  nous  pourrons  vite 
nous  les  aliéner  de  nouveau,  transformer  la  clémence  en  colère  et 
la  protection  en  hostilité.  Pour  détruire  tout  notre  bonheur  présent 
et  tout  le  travail  de  mes  mains,  il  suffirait  d'une  seule  chose,  se 
laisser  entraîner  ix  de  vils  complots  insurrectionnels.  Que  Dieu  nous 
en  préserve!  » 

Ces  dernières  paroles,  qu*on  n'entendit  pas  sans  surprise,  fai^fent 
trait  à  la  dernière  révolte  des  rayas  serbes  de  Bosnie,  pour  la  répres- 
sion de  laquelle  Miloch  avait  prêté  son  appui  à  la  Porte;  il  y  avait, 
dans  cette  hautaine  ingratitude  d'un  conspirateur  heureux  appelant 
l'insurrection  vile,  dès  qu'il  en  a  recueilli  les  avantages,  quelque 
chose  d'odieux  que  les  fallacieuses  promesses  du  prince  ne  pouvaient 
faire  disparaître.  Les  kmètes,  les  staréchines,  les  knèzes  des  dis- 
tricts, les  capitaines  de  frontière,  tous  ces  fiers  guerriers,  naguère 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  845 

les  égaux  de  leur  chef,  s*entre-regardaient  avec  étonnement»  la  tête 
nue,  silencieux,  comme  si  le  discours  durait  encoi;^.  Promenant  sur 
la  Toule  ses  regards  satisfaits,  Miloch,  après  avoir  joui  quelque  temps 
du  sentiment  de  crainte  qu'il  inspirait,  daigna  sourire  à  ses  sujets, 
et  disposant  en  pontife  du  lieu  saint  où  il  siégeait,  leur  permit  de  se 
couvrir;  puis  prenant  le  ton  d*un  père  :  «  Soyez  les  bien-venus»  mes 
amis,  reprit-il;  étes-vous  tous  en  santé,  tous  en  paix?  j>  Là  paix  ne 
devait  plus  durer  long-temps,  car  la  rage  couvait  au  fond  des  cœurs. 
Seuls,  dans  leur  aplomb  imperturbable,  les  courtisans  criaient: 
Hourra  à  Thospodar,  au  père  du  peuple,  qui  se  sacrifie  pour  nous  et 
que  Dieu  seul  peut  récompenser!  Et  rhéritier  des  pachas  descendait 
de  son  trône,  se  mêlait  aux  députés,  leur  serrait  la  main.  «Allons^ 
frères,  à  Tœuvrel  il  faut  répartir  Timpôt  selon  la  propriété;  n'ayons 
plus  de  soubachi  (collecteur  des  redevances  en  nature),  mais  rassem- 
blons nous-mêmes  nos  dîmes,  et  leur  vente  produira  la  moitié  de 
la  porèse  (impôt  foncier).  —  Tes  plans,  ô  maître,  sont  admirables, 
disaient  les  kmètes  résignés.  »  Les  salves  de  mousqueterie  de  la  garde 
accompagnèrent  le  cortège  du  prince  retournant  à  son  konak,  où  le 
lendemain,  2  février,  la  skoupchtina  se  rendit  joot^r  baiser  le  pan  de 
V habit  de  son  altesse  [svetlost],  et  lui  remettre  par  les  mains  de  George 
Protitj  l'adresse  des  représentans  du  pays,  en  réponse  au  discours  du 
trône.  Cette  timide  adresse  osait  à  peine  rappeler  au  prince  la  pro- 
messe de  donner  un  code  et  de  ne  plus  juger  d'après  son  divin  bon 
plaisir. 

Le  lendemain,  la  skoupchtina  se  rassembla  de  nouveau,  mais  à 
part  et  en  plein  champ,  pour  soumettre  les  projets  de  loi  à  un  pre- 
mier examen.  La  discussion  fut  vive  et  dura  jusqu'à  la  nuit.  Le 
prince  soutint  en  personne  le  choc  de  la  délibération;  mais,  le  jour 
suivant,  il  se  plaignit,  devant  l'assemblée,  d'avoir  été  mal  compris, 
et  ajourna  les  débats  à  la  Saint-George  prochaine.  Le  seul  but  de 
cette  petite  skoupchtina  avait  été  de  sonder  le  terrain  et  de  préparer 
la  grande  usurpation  de  tous  les  pouvoirs  sociaux  par  celui  qui  n'en 
dcvaU,  être  que  le  protecteur.  Miloch  avait  voulu  donner  à  ses  kmètes 
une  première  leçon  de  la  manière  dont  ils  auraient  à  se  conduire  & 
l'avenir  vis-à-vis  du  prince  héréditaire.  L'impossibilité  de  la  résis- 
tance leur  était  prouvée  par  les  canons  et  les  baïonnettes  qui  désor- 
mais surveilleraient  la  skoupchtina.  Après  avoir  ainsi  formé  les 
knèzes,  Miloch  lança  cette  meute  docile  parmi  le  peuple  qu'elle 
devait  plus  tard  amener  à  ses  pieds  comme  une  proie  résignée  à  la 
mort. 

TOME  I.  64 


8^6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  kniaze,  qui  ne  regardait  son  pays  que  comme  une  grande  ferme 
dont  il  avait  Texp^oitation,  parcourait  chaque  année  les  nahias  pour 
son  commerce  de  bestiaux,  choisissant  parmi  les  troupeaux  "Se  ses 
sujets  les  plus  belles  pièces  qu'il  payait  à  vil  prix.  Ces  porcs,  bœufs  et 
montons  d'élite,  étaient  conduits  à  Belgrad  et  enfermés  dans  les 
vastes  écuries  de  la  douane,  jusqu'à  ce  qu'il  les  envoyât  vendre  pour 
son  compte  sur  les  marchés  d'Autriche.  Pour  s'exempter,  pendant 
cet  intervalle,  des  friais  de  la  nourriture ,  il  les  faisait  paître  dans  les 
pacftges  communaux  de  Belgrad.  Ces  vastes  pâturages,  qui  s'éten- 
dent le  long  de  la  Save,  appartenaient  depuis  des  siècles  à  la  classe 
indigente;  chaque  famille  pauvre  y  entretenait  une  vache  et  quel- 
ques chèvres  dont  le  lait  l'aidait  à  vivre.  Miloch  trouva  que  cette 
Kberté  de  pâture  portait  préjudice  à  son  trésor;  il  ceignit  les  pacages 
comfmms  de  haies,  et  les  déclara  prairies  du  souverain.  La  Sava- 
Mahaia  (faubourg  de  la  Save),  enclavée  dans  ce  nouveau  domaine» 
dut  disparaître,  et  ses  habitans  eurent  ordre  d'évacuer  leurs  maisons. 
Ces  malbenreux,  espérant  obtenir  un  dédommagement,  temporisè- 
rent jusqa*à  Tannée  suivante.  Alors  Miloch,  étant  venu  visiter  ses 
nouvelles  acquisitions,  et  furieux  de  ce  que  la  Mahaia  subsistait  en- 
core, appela  ses  momkes,  rassembla  des  paysans,  et  fit  mettre  le  feu 
aux  deux  cents  cabanes  dont  se  composait  ce  fauboui^.  Femmes  et 
vieillards,  surpris  par  les  flammes,  prirent  la  fuite  en  s' efforçant  de 
sauver  quelque  débris  de  leur  pauvre  ménage;  ce  fut  en  vain  :  le  feu, 
excité  par  le  vent,  roula  ses  langues  ardentes,  qui  léchèrent  la  col- 
line comme  pour  la  purifier  de  toutes  ces  immondices  de  la  misère 
humaine  et  la  rendre  digne  de  recevoir  la  voluptueuse  villa  d'un 
prince.  Miloch,  présent  à  cette  horrible  scène,  excitait  ses  momkes 
du  geste  et  de  la  voix.  Davîdovitj  ne  pouvait  l'arrêter.  —  Que  vont 
dire,  répèlait-il  à  Miloch,  nos  frères,  les  Serbes  de  la  rive  autri- 
chienne, en  voyant  ces  longues  rangées  de  maisons  en  flammes? 
—  En  effet  on  cr<lt,  à  ZemHn,  que  l'armée  turque  était  revenue, 
et  on  envoya  prendre  sur-le-champ  des  informations.  Dans  leur  dou- 
leur, Jes  habitans  de  Belgrad  se  disaient  entre  eux  :  Cachons  bien  ces 
crimes,  que  l'Allemagne  les  ignore;  car  que  penserait-on  de  nous» 
d'avoir  pris  pour  maître  un  tel  homme? 

Ayant  ainsi  nettoyé  les  bords  de  la  Save ,  le  kniaze  y  fit  bâtir  son 
palais  d'été  et  y  établit  des  magasins  pour  le  sel  de  Valachie  et  de 
Hongrie,  dont  il  avait  acheté  une  énorme  quantité.  Peu  de  temps 
après,  comme  par  un  avertissement  céleste,  la  Save  débordée  envahit 
ces  magasins  et  emporta  les  provisions  de  l'avare.  Miloch,  impatient 


LE  MONDE  GaÉCO-SUlVfi.  847 

de  réparer  ses  pertes,  n'en  fut  que^plus  ardent  à  la  rap^i^-  Il  savait 
trouver  des  torts  et  intenter  à  tous  les  riches  des  pipcès  q^i  entraî- 
naient la  conriscalion  de  leurs  biens  au  profit  de  Tétat.  Or,  Fétat  serbe, 
c'était  Miioch  ;  rien  ne  distinguait  plus  sa  caisse  privée  de  la  caisse 
nationale;  Tune  et  l'autre  étaient  gardées  dans  la  môme  chambre  et 
confiées  au  même  intendant.  C'est  alors  que  le  voyageur  prussien 
Pyrch  s'extasiait  sur  ce  prince,  qui,âelon  lui,  levait  proporiionnd- 
lement  moins  d'impositions  qu'aucun  autre  souverain  d'Europe,  et 
qui  parvenait  cependant  à  doter  le  trésor  public  d'une  épargne  c<»i- 
sidérable,  a  tant  il  comprend  à  un  haut  degré,  ajoutait  Pyrch,  Vart 
de  lever  des  impôts  indirects.  »  Triste  vérité!  Quelques  patriotes 
firent  insérer  vers  la  même  époque,  dans  la  Gazette  d'Augsbomgy  des 
plaintes  de  ce  que  Miioch  ne  donnait  aux  Serbes  ni  les  tribunaux,  ni 
les  lois,  ni  le  sénat ,  ni  les  ministères  promis,  et  de  ce  que  leur  pays 
était  réduit  à  voir  d'un  œil  jaloux  la  brave  nation,  grecque  s'ouvrir, 
au  milieu  de  tant  d'abîmes ,  le  chemin  du  progrès.  La  gazette  offi- 
cielle de  Belgrad,  fort  scandalisée  de  ces  paroles,  répondit  que  le 
prince  serbe  montrait  depuis  long-temps  des  tendances  très  euro- 
péennes. Bientôt,  pour  consoler  le  civilisateur  des  Serbes,  si  odieu- 
sement calomnié,  la  Gazette  d'État  de  Prusse,  donnant  le  signal  aux 
feuilles  allemandes,  se  mit  à  faire  un  emphatique  éloge  de  son  gou- 
vernement. 

Cependant  la  grande  skoupchtina  de  la  Saint-George,  si  solennelle- 
ment promise,  n'avait  point  eu  lieu,  le  peuple  murmurait  de  plus  en 
plus.  Pour  faire  accepter  les  nouveaux  impôts^  Miioch  se  vit  forcé  de 
réunir  au  moins  un  simulacre  de  diète;  il  la  convoqua  pour  le  jour  de 
la  transfiguration  du  Sauveur,  annonçant  dans  sa  circulaire  qu'on  ver- 
rait alors  la  Serbie  se  transfigurer  commue  le  phénix  et  recevoir  enfin 
son  organisation  législative.  Le  1^'  juin,  cette  petite  skoupchtina, 
composée  des  employés  ,  serdars,  knèzes,  capitaines  et  kmètes  dé- 
voués à  Miioch,  s'ouvrit  à  Kragouïevats  p§r  une  messe  solennelle  où 
le  métropolite  prêcha  sur  le^  douceurs  de  la  paix,  les  avantages  de 
l'ordre  et  de  Tobëissance.  Puis  Miiocli,  entouré  de  sa  garde,  exposa 
à  l'assemblée  qu'il  la  réunissait  pour  fixer  l'impôt  de  Tannée  et  régler 
l'afiaire  des  koulouks,  corvées  dues  par  les  paysans  aux  capitaines  et 
employés  champêtres.  Le  peuple  demandait  q^*on  abolît  entièrement 
la  kouloutchenié,  et  qu'en  place  de  ce  droit  on  payât  aux  employés 
un  dédommagement  annuel;  mais  la  plupart  des  députés  durent  s'as- 
socier aux  sympathies  de  Miioch  pour  les  institutions  du  bon  vieux 
temps  des  pachas,  et  décidèrent  que  le  haratch^  la  porèse  et  tous  les 

54. 


848  RBVtB  DBS  DBIJX  KONDBS. 

impôts  se  lèveraient  isolément  comme  par  le  passé.  Quant  au  droit 
du  koulouk  f  les  serdars  furent  chargés  de  veiller  à  ce  que  les  capi- 
taines n'exigeassent  pas  des  paysans  plus  de  jours  de  cor\'ée  qu'il 
ne  leur  en  était  dû ,  et  ces  corvées  furent  restreintes  atn  travaux 
champêtres,  sans  pouvoir  s'étendre  à  la  construction  des  moulins, 
hanes  et  boutiques.  Pour  l'administration,  rien  ne  fut  réglé,  pas 
même  les  appointemens  des  administrateurs.  Le  lendemain  l'assem- 
blée envoya  au  prince  sa  lettre  de  remerciemens  ainsi  conçue  : 
«  Très  gracieux  hospodar,  nous  avons  entendu  de  la  bouche  de  votre 
grandeur  et  parfaitement  compris  les  raisons  pour  lesquelles  il  ne 
vous  a  pas  été  possible  de  convoquer  à  la  Saint-George  la  grande 
skoupchtina  que  vous  nous  aviez  promise...  Nous  voyons  bien  nous- 
mêmes  que  le  temps  n'est  pas  propice ,  et  qu'il  faut  remettre  k  un 
avenir  plus  heureux  la  réforme  de  notre  patrie.  Nous  consentons 
donc,  au  nom  du  peuple,  à  payer  les  impôts  comme  par  le  passé  jus- 
qu'à la  grande  skoupchtina  prochaine.  »  Le  kniaze,  satisfait,  daigna 
se  faire  voir  encore  à  l'assemblée,  qui,  congédiée  le  troisième  jour, 
partit  en  bénissant  le  père  de  la  patrie  1 

Deux  diplomates  français,  le  baron  de  Bois-le-Comte  revenant 
d'Egypte,  et  le  comte  de  Lanoue,  secrétaire  d'ambassade  à  Con- 
stantinople,  avaient  assisté  aux  séances  de  cette  prétendue  dièteJ'A 
eu  croire  la  Gazette  de  Belgrade  ils  admiraient  surtout  la  prestesse 
des  délibérations,  qu'ils  comparaient  aux  lenteurs  des  chambres  fran- 
çaises, où  un  mois  entier  se  passe  souvent  h  vérifler  les  pouvoirs  des 
députés.  Ces  deux  diplomates,  chargés  par  leur  gouvernement  d'étu- 
dier la  cour  de  Miloch,  son  pays  et  ses  ressources,  avaient  parcouru 
plusieurs  nahias,  escortés  d'une  garde  d'honneur  et  surveillés  k  leur 
insu  par  le  drogman  du  prince,  Tsvetko  Raïovitj ,  le  même  qui 
avait  accompagné  partout  l'officier  prussien  Pyrch.  On  conçoit  que, 
voyageant  sous  de  tels  auspices,  ils  n'aient  entendu  qu'un  concert 
de  louanges  en  faveur  du  kniaze.  Leurs  entretiens  avec  Miloch 
eurent  lieu  par  l'intermédiaire  de  M.  Zoritj,  ancien  gouverneur 
des  enfans  du  prince ,  et  le  seul  homme  en  Serbie  qui  parlAt  pas* 
sablement  le  français.  Pour  faire  sa  cour  au  tsar  russe,  Miloch 
s'exprimait  sur  Louis-Philippe  et  son  usurpation  en  termes  tellement 
grossiers,  que  l'interprète,  craignant  un  scandale,  se  voyait  forcé 
de  traduire  ces  insultes  en  complimens  auxquels  les  deux  diplomates 
répondaient  par  de  profonds  saints.  Cette  mystification  se  reproduisit 
pour  plusieurs  pachas  et  visirs  ottomans  :  auprès  d'yeux ,  Miloch  pre- 
nait pour  drogman  Alexa  Simitj ,  Serbe  lettré ,  qui ,  en  interprétant 


LE  MONOB  GaÉCO-«LAYJB.  849 

les  rudes  paroles  de  son  maître,  les  polissait  de  son  mieux  et  quel- 
quefois leur  donnait  un  sens  tout  contraire.  Un  jour,  mécontent 
d*Alexa  et  voulant  le  lui  faire  sentir,  il  alla  voir  le  visir  de  Belgrad 
avec  un  autre  drogman  qui  se  crut  naïvement  obligé  à  rendre  le  sens 
littéral.  Le  visir  ne  revenait  pas  de  son  étonnement;  c'était  un  laur 
gage  si  trivial,  si  inaccoutumé  chez  le  héros  qui  auparavant  s'expri- 
mait toujours  avec  tant  d^élévation.  Enfin  Miloch  lui-même  s'aperçut 
de  Teffet  produit  par  cette  traduction  trop  fidèle  de  ses  paroles  : 
«  Maladroit  qui  répète  ce  que  je  dis!  s*écria-t-il  en  repoussant  son 
interprète;  frères,  courez  vite  me  chercher  Alexa.  »  Des  anecdotes 
pareilles  se  présentent  en  foule  dans  la  vie  de  Miloch;  mais  ce  n'est 
pas  une  chronique  scandaleuse  que  nous  voulons  écrire  ici. 

Le  kniaze  avait  deux  frères,  ses  dignes  émules,  Ephrem  et  lovane. 
Les  membres  de  cette  trinité  infernale,  comme  disait  le  peuple,  s'é- 
taient fait  de  la  Serbie  trois  parts  pour  ne  pas  se  gêner  mutuelle- 
ment. Miloch  exploitait  le  nord ,  il  était  l'unique  marchand ,  le  seul 
propriétaire  des  bords  du  Danube;  le  domaine  d'E^hrem  s'étendait 
sur  la  Save ,  de  Belgrad  à  Chabats ,  et  lovane ,  homme  grossier  et 
sans  intelligence,  tenait  sous  son  joug  les  montagnards  du  sud.  Un 
seul  trait  peindra  lovane  :  amoureux  de  la  nièce  d'un  pope,  il  voulut 
la  faire  enlever  par  ses  gardes.  Le  pope,  armé  de  ses  pistolets,  par- 
vint à  chasser  les  satellites  de  lovane.  L'hospodar,  furieux ,  intenta 
aussitôt  au  prêtre  un  double  procès;  il  le  fit  d'abord  condamner  par 
l'évêque  diocésain  à  avoir  la  barbe  coupée  (c'est  la  forme  de  dégra- 
dation ecclésiastique),  pour  avoir  oublié  ses  devoirs  de  prêtre  en  se 
servant  d'armes  temporelles.  Le  malheureux  pope  fut  convaincu 
ensuite  d'avoir  également  oublié  ses  devoirs  de  citoyen  en  repoussant 
violemment  la  force  publique.  On  le  pendit  et  on  le  roua. 

Laid,  boiteux,  disgracié  de  la  nature  et  d'une  santé  frète,  Ephrem 
ne  pouvait  comme  lovane  se  plonger  dans  les  orgies.^^Sa  vie  solitaire 
lui  avait  permis  d'apprendre  à  lire  et  à  écrire ,  il  connaissait  même 
la  langue  russe  et  avait  des  manières  polies;  c'était,  en  un  mot, 
malgré  sa  nullité,  Y  Européen  de  la  famille.  Cependant  il  n'en  pour- 
suivait pas  avec  moins  d'âpreté  l'accroissement  de  sa  fortune.  Son 
administration  était  une  concussion  perpétuelle  :  une  grande  partie 
des  maisons  de  Chabats  et  de  Belgrad  lui  appartenait,  il  en  avait  forcé 
les  propriétaires  à  les  lui  céder  à  vil  prix;  à  ceux  qui  osaient  refuser,^ 
il  suscitait  des  procès  et  des  avanies  de  tout  genre  qui  amenaient 
peu  à  peu  leur  ruine.  Chacun  des  trois  frères  avait  un  certain  nombre 
de  bourreaux  d'élite,  dont  le  plus  célèbre  était  Mitjitj,  gardien  de  ta 


850  REirinB  DBSi  WUX  MONDES. 

frontière  da  Stari-Vlah.  Tous  les  knëzes  dont  on  voulait  se  défaire 
et  qu*on  n* osait  décapiter  publiquement,  étaient  envoyés  en  mission 
dans  ce  district,  où  ils  périssaient  dans  les  défilés  sous  les  coups  des 
momkes  de  Mitjitj,  déguisés  en  haïdouks  bosniaques.  Cest  ainsi  que 
fut  assassiné  TopulentMIaden,  dont  Miloch  convoitait  les  richesses. 
Ces  victimes  étaient  ensuite  inhumées  avec  de  grands  honneurs  dans 
les  couvens  du  Stari-Vlah  et  du  mont  Roudnik. 

Avec  une  merveilleuse  astuce,  Miloch  parvenait  à  faire  croire  an 
bas  peuple  qu*il  agissait  dans  son  intérêt;  c^était  le  bonheur  dn 
pauvre  que  ce  terroriste  fondait  en  persécutant  les  grands ,  les  arù- 
tocratesy  qui  rêvaient  la  féodalité;  lui,  au  contraire,  en  butte  à  lenn 
calomnies,  était  le  père  des  opprimés,  le  démocrate,  le  niveleur. 
Fantasque  toutefois  comme  tous  les  tyrans ,  Miloch  s'amusait  sau- 
vent à  effrayer  le  pauvre  peuple.  Tantôt,  après  l'avoir  invité  à  une 
fête  et  à  un  feu  d'artifice ,  il  dirigeait  les  fusées  contre  lui;  tantôt, 
comme  à  Pojarevats,  il  défendait  avec  des  menaces  terribles  qne  per* 
sonne ,  autour  du  konak ,  fît  le  moindre  bruit  pendant  ses  siestes 
d*été,  et  alors,  disent  les  Serbes,  on  eût  entendu  une  mouche  voler 
sur  la  ville.  Plus  d*une  fois  il  voulut  exiger  de  ses  sujets  admis  en  au- 
dience, qu*ib  se  prosternassent  devant  lui  et  lui  baisassent  le  pied, 
honneur  qu'on  ne  rend  qu'au  sultan.  La  loi  turque  défendant  an 
raya  de  passer  à  cheval  devant  la  demeure  d'un  pacha,  le  kniaze  s'an- 
torisait  de  cet  usage  musulman  pour  faire  infliger  la  bastonnade  à  toot 
chrétien  qui  ne  descendait  pas  de  sa  monture  en  passant  devant  son 
konak,  et  les  fiers  montagnards  étaient  contraints  à  prendre  un  long 
détour  afin  d'éviter  le  palais  fatal.  Sa  lu:!^ure  égalait  son  avarice  et  sa 
férocité  :  pour  se  débarrasser  plus  aisément  des  maltresses  qu'il  ré- 
pudiait, il  avait  interdit  à  tous  les  jeunes  gens  de  sa  garde  de  rece<- 
voir  leurs  fenunes  d'autre  main  que  la  sienne;  l'oukase  de  183ik  sor 
ce  sujet  est  formel.  Son  pourvoyeur  de  débauchOy  Abraham,  parcon- 
rait  périodiquement  les  village^  afin  de  choisir  les  plus  belles  jeunes 
filles,  qu'il  amenait  ensuite  à  la  cour,  où  Miloch  voulait  bien,  coaune 
il  le  disait,  se  charger  de  leur  éducation;  puis,  quand  il  était  las  de 
l'une  d'elles,  il  la  faisait  dame  d'honneur.  Heureuses  encore  les  fiif 
milles  quand  Miloch  ne  prétendait  pas  se  satisfaire  sur4e-chani|»» 
conune  dans  un  voyage  le  long  de  la  Morava,  où  il  fit  arracher  une 
fille  des  bras  de  sa  mère  désespérée  pour  l'entrahier  dans  sa  tentel 
L'usage  de  Xotmitsa  (enlèvement  de  l'amante  par  son  amant),  enrfr- 
ciné  chez  les  Serbes,  ne  pouvait  se  détruire  subitement,  d'autant 
plus  qu'il  était  la  ressource  du  pauvre  dont  une  famille  riche  dëdai* 


LE  MONDE  (ntéCOHSLAVB.  851 

gnait  l'alliance.  Un  paysan  qui  avait  enlevé  ainsi  sa  femme  fat  cité 
deTMit  le  kniaze  qui,  après  une  vive  remontrance,  le  renvoya  gracié. 
Peu  de  jours  après ,  il  voit  la  jeune  fenmie  objet  du  procès  ;  cette 
femme  était  beHe.  Le  tyran  débauché  révoque  aussitôt  la  grâce  ac- 
cordée au  mari,  le  fait  revenir,  mettre  à  genoux  devant  lui,  et  d'un 
Goop  de  hache  hit  fend  le  crâne. 

On  le  voyait  souvent,  après  avoir  jugé,  prendre  part  lui-même  à 
l'œuvre  des  bourreaux.  Amené  devant  le  kniaze,  à  KrtigoUïevats,  un 
iiHilhoureux,  accusé  de  vol,  subissait  la  question;  Miloch,  qui  le  frap- 
ptît  sans  réussir  6  lui  arracher  l'aveu  du  délit,  perdit  patience  et  le 
décapita  de  ses  mains.  Un  jour,  sur  la  place  de  Belgrad,  il  vit  un  Serbe 
qoerdler  un  marchand  turc;  furieux  de  ce  qu'un  de  ses  sujets  ou- 
bliait à  ce  point  les  devoirs  de  l'hospitalité,  il  s'élança  sur  lui,  le 
foula  aux  pieds ,  et  sous  ses  bottes  ferrées  lui  écrasa  la  télé.  Malgré 
son  accueil,  d'ordinaire  si  gracieux  pour  les  étrangers,  Miloch  ne  se 
contenait  pas  toujours  ft  leur  égard,  et,  avant  l'arrivée  du  consul 
d'Autriche,  plus  d'un  Serbe  autrichien  avait  dû  repasser  en  Hongrie 
avec  la  langue  ou  les  bras  coupés.  Son  ministre  des  aOàires  étran- 
gères, le  loyal  Davidovitj  lui-même,  n'était  pas  &  l'abri  des  violences 
de  cet  étrange  souverain.  Un  jour  que  ce  minis»tre  lui  adressait  quel- 
ques remontrances,  Miloch,  furieux,  faillît  le  tuer,  et,  revenu  à  lui- 
même,  se  contenta,  comme  par  clémence,  de  le  faire  jeter  dans  un 
cachot,  d'où  il  ne  le  tira  ensuite  que  parce  qu'il  avait  un  absolu  be- 
soin de  ses  services.  Il  haïssait  surtout  son  ministre  de  l'intérieur, 
George  Protîtj,  et  son  ministre  de  la  guerre,  Voutchîtj  Perichîtj  :  le 
premier  à  cause  de  ses  richesses ,  que  l'avare  tyran  disait  être  mal 
ac^fuises,  le  second  à  cause  de  l'amour  que  lui  portait  le  peuple  en- 
tier, et  de  la  gloire  militaire  dont  il  s'était  couvert.  Mainte  fois  il  avait 
essayé  de  le  ftiire  périr,  mais  le  héros  ne  quittait  jamais  ses  armes, 
et ,  tant  qu'ils  lui  voyaient  des  pistolets  dans  sa  ceinture ,  les  plus 
hardis  sicaires  n'osaient  approcher  de  Youtchitj.  Miloch  le  raillait 
souvent  de  ce  que,  devenu  ministre,  il  continuait  à  marcher  vêtu  et 
armé  comme  un  haîdouk  :  «  Pardonnez-moi,  altesse,  c'est  que  je  suis 
Mlurellement  peureux,  d  répondait  en  riant  le  terrible  Voutchîtj.  Tous 
ees  faits  et  bien  d'autres  se  racontent  encore  dans  les  réunions  pu- 
bliques et  privées  des  Serbes.  C'est  sur  les  lieux  que  nous  avons  re- 
cueilli ces  étranges  récits  de  témoins  dont  la  sincérité  ne  nous  pa- 
raît pas  douteuse. 

A«x  excès  de  la  vie  privée  succédaient  les  tristes  comédies  de  la 
vie  politique.  La  nahia  de  Smederevo  s'était  insurgée  en  1825;  Mi- 


852  EKVUB  DES  DEUX  MONDES. 

loch,  ayant  réprimé  la  révolte,  détermina  les  kmètes  de  Koasodol, 
Selevane  et  autres  villages  de  cette  nahia,  à  veoîr,  eo  supplians, 
à  sa  cour,  reconnaître  que,  depuis  cette  fatale  révoMe  contre  leur 
père  chéri,  ils  étaient  maudits  de  Dieu,  et  que  leurs  champs  ne  pro- 
duisaient plus  rien.  Ils  conjurèrent  publiquement  le  kniaxe  aimé  du 
ciel  d'obtenir  leur  pardon  de  Tétre  suprême  en  les  bénissuit  de  nou- 
veau; ce  qu'il  fit  en  présence  du  métropolite  à  Pachina-Palanka.  Le 
reste  de  la  nahia  ayant  imploré  la  même  grâce  pour  faire  cesser  les 
fléaux  que  le  ciel ,  obéissant  à  une  colère  de  prince,  versait  sur  ces 
régions,  Miloch,  nouvel  Osiris,  descendit  lentement  la  Morava  dans 
une  barque  pavoisée  d'emblèmes  religieux.  Toute  la  population  de 
Smederevo  et  des  districts  environnans  l'attendait  au  village  d*Ose- 
ronitsa,  où  le  prince  aborda  le  29  avril  1834.  Sa  barque,  non  encore 
amarrée  au  rivage,  fut  saisie  par  ceux  qui  avaient  préparé  cette 
honteuse  scène  et  portée  triomphalement  sur  leurs  épaules  jusqu'à 
l'église,  &  travers  des  prairies  inondées,  où  ils  enfonçaient  jusqu'aux 
genoux.  Des  jeunes  filles,  dans  leurs  plus  beaux  atours,  jetaient  des 
fleurs  sur  les  pas  du  kniaze,  que  précédait  le  métropolite  Peter  avec 
cr<Hx  et  bannières.  Ce  même  prélat,  après  la  messe,  pronopçauB 
long  sermon  sur  le  droit  divin  des  princes  et  sur  le  devoir  d'obéir  à 
leurs  inévitables  décrets.  Puis,  Miloch  se  leva  et  dit  :  Je  vous  pur- 
donne  à  vom  tous  qui  avez  offensé  et  la  patrie  et  moi;  déêonnaiSf 
aimons^nous  comme  des  frères  !  —  Et  tout  le  peuple  de  pleurer  de  joie 
et  éCamoury  dit  la  Gazette  d'État. 

.  La  fête  de  la  Transfiguration  avait  eu  lieu  sans  que  la  Serbie  se 
transfigurât,  conune  le  kniaze  l'avait  promis.  Toutes  les  questions  de 
réformes  étaient  oubliées,  les  employés  n'étaient  plus  occupés. qu'i 
maintenir  à  tout  prix  le  statu  quo  et  à  prêcher  au  peuple  la  patience 
et  l'horreur  des  conspirations ,  que  Dieu  maudit  d'une  manière  si 
évidente,  en  frappant  de  stérilité  les  champs  des  conspirateurs.  Mais 
l'extinction  successive  des  différentes  branches  de,, commerce  .sous 
le  monopole  universel  du  prince  marchand  rendait  toujoura  plus  dif- 
ficile l'acquittement  des  impôts.  Les  murmures  des  victimes  se  chan- 
geaient en  rugissemens;  Miloch  conunençait  i  craindre.  Il  défendit 
donc  par  oukase  aux  citoyens  de  porter  désormais  des  armes  en  pu- 
blic, et  le  droit  de  vendre  de  la  poudre  ne  fut  plus  accordé  qu'à 
quelques  négocians  dont  il  était  sûr.  La  colère  du  peuple  aurait 
éclaté  en  dépit  de  ces  faibles  précautions,  si  elle  n'avait  fiait  place 
tout  d'un  coup  à  l'attendrissement.  On  venait  d'apprendre  la  maladie 
de  Milane,  fils  aîné  de  Miloch,  et  le  seul  de  toute  la  famille  princière 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  853 

qai  eût  obtenu  par  ses  aimables  qualités  la  sympathie  générale.  Ce 
jeune  homme,  reçu  avec  tant  de  Joie,  quelques  mois  auparavant,  à 
son  retour  de  Hongrie,  avait  rapporté  des  bals  et  des  fêtes  maghyars 
une  maladie  de  poitrine  qui  menaçait  ses  jours;  le  docteur  Steitj  fut 
appelé  de  Zemlin  à  Pojarevats  pour  le  soigner,  et,  tant  qu*on  crai- 
gnit pour  sa  vie ,  le  peuple ,  dont  il  était  la  seule  espérance ,  tint 
les  mains  levées  au  ciel ,  et  resta  pieusement  sous  le  joug.  Protégé 
par  l'amour  qu'inspirait  son  héritier  présomptif,  Miloch  put,  comme 
par  le  passé,  s'abandonner  à  tous  ses  caprices,  accabler  de  coups  sa 
propre  femme,  déshonorer  les  filles  de  ses  plus  fidèles  serviteurs,  et 
faire  jeter  dans  les  rivières  ceux  de  ses  favoris  dont  il  était  las. 
Toute»  ces  atrocités  n'empêchaient  pas  le  despote  serbe  de  prier 
Dieu  chaque  jour  aussi  long-temps  qu'un  prêtre. 

L'héritier  de  la  couronne  ayant  recouvré  la  santé,  le  peuple  reprit 
son  attitude  menaçante;  on  l'entendit  encore  parler  de  réformes,  on 
Youkit  contraindre  le  vieux  kniaze  à  donner  les  lois  promises.  Tous 
les  Serbes  influens  se  coalisèrent  dans  ce  but.  I.e  docteur  Steitj,  qui 
possédait  la  confiance  des  knèzes  coalisés,  les  dissuada  de  recourir  à 
la  violence;  ils  présentèrent  donc  au  prince  une  pétition  collective,  qui 
fat  rejetée  avec  dédain.  Les  knèzes,  à  qui  cette  démonstration  pa- 
triotique pouvait  coûter  la  vie,  songèrent  alors  à  prévenir  leur  ruine, 
et,  quoiqu*on  fût  au  milieu  de  l'hiver,  ils  se  répandirent  dans  les 
nahias  pour  armer  leurs  familles  et  leurs  cliens.  Les  citoyens  d'Iago- 
dina ,  au  nombre  de  mille ,  coururerf t  les  premiers  aux  armes  à  la 
Toix  de  leur  knèze  Mileta  Radoîkovitj  et  du  sénateur  Avram  Petro- 
nievitj.  En  même  temps,  Miiosar  Ressavats  marchait  avec  une  nom- 
breuse division  sur  Kragouîevats ,  où  tous  les  autres  chefs ,  chacun 
de  son  cêté,  arrivèrent  le  même  jour,  7  janvier  1835.  Le  lendemain 
à  Faurore,  quinze  mille  citoyens  armés  et  vainqueurs  faisaient  tran- 
qufllement  leur  entrée  dans  cette  petite  capitale,  abandonnée  par 
la  cour  et  par  Miloch ,  qui  fuyait  éperdu  vers  la  Valachie.  Un  corps 
de  troupes,  expédié  contre  les  rebelles,  sous  la  conduite  de  lovantché 
Spasitj ,  gouverneur  de  Smederevo,  passa,  en  dépit  de  son  comman- 
dant, sous  le'drapeau  des  patriotes.  Voutchitj,  qui,  en  sa  qualité  de 
ministre  de  la  guerre,  gardait  le  palais  du  prince  et  les  caisses  de 
rétat  pour  les  préserver  du  pillage,  se  rendit  le  9  janvier  dans  le  camp 
du  peuple,  qui  l'attendait  pour  le  proclamer  dictateur.  Le  capitaine 
des  gardes  du  prince,  Pierre  Toutsakovitj,  avec  son  artillerie  et 
quinze  cents  soldats  d'élite,  voulut  alors  marcher  contre  Voutchitj; 
mais  ses  canonniers  eux-mêmes  refusèrent  de  faire  feu  sur  le  peuple. 


8âi  RBVUE  DES  DEUX  MaN'DBS. 

Les  deai  partis  coaclurent  donc  un  armistice,  et  la  grande  akoupcb- 
tina  fut  déclarée  ouverte.  La  presque  unanimité  des  voi&  demandait 
la  déposition  de  Miloch.  George  Protitj»  dans  des  discours  furibonds, 
excitait  même  rassemblée  à  expulser  la  famille  entière  des  Obreno-* 
viy  ;  mais  les  vieillards,  qui  savaient  combien  il  en  coûte  pour  fonder 
une  dynastie,  voulaient  conserver  celle  qu*ils  avaient  si  chèrement 
achetée. 

Ce  fut  dans  ces  circoustances ,  et  le  19  janvier,  que  le  ministre 
Davidovitj  quitta  la  résidence  de  Miloch,  Pojarevats,  pour  se  rendre 
au  sein  de  l'assemblée.  Arrivé  au  camp  national,  il  présenta  des  let^ 
très  que  Miloch  assurait  être  venues  de  la  Russie,  et  où  le  tsar  expri* 
mait  son  intention  de  soutenir  le  Igiiaze  par  une  armée»  Mais.ua  aote 
que  lut  aussi  le  ministre  garantissait  aux  Serbes  une  amnistie  entière 
et  toutes  les  libertés  civiles  demandées  par  les  knèzes.  Ce»  conces- 
sions du  prince  commencèrent  à  calmer  les  insurgés,  et  la  craîote  des 
Russes  acheva  de  les  déterminer  au  rappel  de  Miloch.  Après  avoir  sti- 
pulé des  garanties  pour  sa  sûreté,  le  kniaze  rentra^  te  14  janvier, 
dans  Kragouïevats,  non  pas  triomphalemont,  comme  rannonoèrent 
les  journaux  d'Allemagne,  mais  Toreille  basse,  sans  canons  et  sans 
balîionnettes.  Voutchitj,  président  de  la  diète,  TaccueiUit  par  d'i 
reproches,  auxquels  Miloch  répondait  en  sanglotant  :  «  Frère,,  je 
bien  que  le  peuple  me  déteste;  tâche^  donc  de  Tapaiser,  et  je  fer» 
tout  ce  qu'il  demandera.  »  Le  peuple,  attendri  partant  de  preuves  de 
repentir,  se  borna  à  demander  une  charte,  et  déclara,  qu^il  viendrai! 
la  chercher  le  2  février  prochain,  puis  il  se  dispersa.  La  gazette  ofil- 
cielle  rapporte  que  tant  de  milUers  d'hommes  ne  commirent  pas  le 
plus  petit  désordre  dans  leur  marclie  et  leur  retraite,  quoiqu'ils  fus^ 
sent  tous  livrés  à  eux-mêmes,  n'ayant  pas  d'autres  chefs  <iue  eeiB 
qu'ils  s'imposaient.  «Oui,  nous  disaient  les  paysans  que  noua  i»* 
terrogions  sur  cet  événement,  nous  avons  campé  dans  les  jaipdtiis» 
et  n'avons  pas  pris  un  oignon,  quoique  nou&  fussions  affauiés  et 
sans  vivres,  d 

U  est  curieux  de  voir  comment  la  feuille  officielte.raooute cette- 
victoire  populaire,  a  Miloch,  dit-elle,  voulant  se  renëœ  auK<dèsia. 
exprimés  par  le  sultan ,  s'était  embarqué  sur  le  Danube  pour  alier 
visiter  sa  hautesse  à  Conslantinople.  Mais  les  starécbines,  effinajiis 
du  départ  de  leur  père,  avaient  assemblé  le  peupl^et  étaient  aficeuros 
en  tumulte  à  Kragouïevats,  le  7  janvier,  en  criant  :  «  Nous  ne  laisse* 
rons  pas  partir  notre  prince  bien-aimé,  il  se  doit  à  4a  patrie  l  »  £tte 
kniazç  avait  daigné  assurer  qu'il  resterait  pour  présider  la  grande 


LB  VONBB  6RÊG0-SLAVB.  855 

skoapchtina  régénératrice.  »  C'est  ainsi  que  les  coars  écrivent  leur 
iristoire.  La  relation  de  la  Cras^êfe  ffAugsbourg^  quoique  également 
infidèle,  étatt  plus  habilement  conçue.  A  en  croire  ce  journal,  Tin- 
surrection  serbe  aurait  èlô  rœuvredes  grands  qui  espéraient  obtenir 
les  privilèges 'des  boyards  valaques,  en  héritant  de  tous  les  droits  féo- 
daux des  spahis^  et  qui,  frustrés  dans  leurs  prétentions  aristocratiques, 
serévoltèrent-pour  arracher  par  la  force  ce  qu'on  ne  leur  accordait  pas 
de  {riein  gré;  mais  le  peuple  prit  le  parti  du  prince;  après  avoir  subi 
4e  paternelles  réprimandes,  les  magnats  serbes  prêtèrent  de  nouveau 
serment  de  fidélité  au  souverain,  et  tout  fut  oublié;  pas  un  cheveu 
ne  tomba  de  ces  têtes  coupables.  Osez  encore  UAmer  Miloohl 

Cependant  la  grande  skoupchtina ,  ajournée  an  2  février,  s'éttftt 
réunie  de  nouveau  pour  exiger  du  prince  un  acte  qui  garantît  la  vie 
et  les  propriétés  de  chacun.  Du  milieu  de  rassemblée,  résniè  dans 
nne  vaste  prairie,  sous  Kragoufevats ,  le  métropolite  et  les  évêques 
entonnèrent  en  slavon  le  Veniy  scmote  Spiritusj  auquel  dix  mille  voix 
répondirent;  et  le  kniaze ,  qui  occupait  avec  sa  cour  nn  tchardak 
(fMivillon  élevé  ),  ouvrit  la  séance  par  cette  insidieuse  harangue  : 

«c  Frères  et  seigneurs,  je  vous  avais  promis  de  vous  réunir  à  la 
âainMieorge  en  une  grande  assemblée,  ikiaîs  le  manque  de  pâturages 
ponr  vos  chevaux  me  contraignit  de  réduire  les  députés  à  un  petit 
nombre;,  ^puis  vînt  la  sécheresse  de  Tété  et  de  rantonme  qui  nous 
priva  de  «foin  et  d'eau,  et  restreignit  encore  le  nombre  des  députés 
aux  skoupchtinas  suivantes.  En  outre,  malgré  nés  eflTorts,  nous  ne 
pouvions  venir  à  bout  de  rédiger  les  propositions  de  loi ,  ni  mettre 
an  dair  le  nombre  des  sujets,  la  quotité  des  dîmes  «t  antres  imp^^ts. 
Ponr  toutes  ces  affaires,  il  faut  du  temps.  L-état  serbe  ne  fait  que 
Battre» et  un  état  qui conmience<nedoitrien  phréctpiter,  neipas laisser 
écbapper  devant  le  monde  une  aenle  syllabe  dont  il  pourrait  avoir  à 
ae  fepei^r.  11  a  fallu  des  siècles  à  tons  les  états  «pour  s'organiser 
coraoie  ils  le  sont  aujourd'hui.  La  nation  serbe  ne  peut  marcher  ni 
plus  vite  ni  autrement  que  les  autres;  elle  doit  d*abord  8*approprier 
ia  civilisation  européenne,  avant  de  prendre  en  Enrépe  Uf  ifrièce  ^iii 
loi  «est  due;  d*'OÙ  je  me  conclus  nullement  que  le  jour  ne  «oit  venu, 
jfràres,  ^ù  vous  devez  enfin  décréter  veAre  orgafeiisation.*^.  Depuis  une 
rloDgue  année,  je  travaille  moi-^môme  assidaement,  ide  eoncert  avec 
leigrand  tribunal,  à  .la  confedion  4e  nos  fois.  J'ai  rêva  et  'coririfi^ 
Aotre  oode  civil  et  criminel, -qui  aoumettra  désoamaîa  le  SevbeaccMè 
aaxdécrets  iavariaUes  de  la  loi  écrite,  et  non  pins  k  l^bifraii«<ni 
à  la  eoBSCîence  du  juge.*.  AboKssaat  tie  'haràtch,  le  lahibonk,  les 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taxes  des  mariages ,  des  moulins,  de  Teau-de-vie,  de  la  cuefflette  de 
glands,  les  dîmes  de  koukourouts  (mdXs),  d'avoine,  de  miel,  devin, 
et  toutes  les  corvées ,  je  crois  pouvoir  réduire  Timpôt  à  la  somme 
unique  de  trois  thalers  par  tête  pour  chaque  demi-année.  Quant  à  la 
répartition  de  cet  impôt,  elle  cesse  d*étre  mon  afiiaiire  et  devient 
celle  des  staréchines  de  chaque  localité.  Ni  mon  gouvernement,  ni 
qui  que  ce  soit,  n'aliéneront  plus  les  forêts  et  pacages  communaux, 
dont  le  peuple  doit  reprendre  Fentière  jouissance,  puisqu'il  en  paie 
les  impositions;  et  nul  village  désormais  n'interdira  ses  biens  com- 
munaux aux  frères  d'un  autre  village...  Pour  assurer  la  liberté  des 
personnes  et  l'inviolabilité  des  biens,  pour  régler  les  droits  et  devoirs 
du  prince,  les  droits  et  devoirs  des  employés  et  ceux  de  chaque 
citoyen ,  je  publie  Yousiav  (la  charte  ),  qui  va  vous  être  lu.  Nous  jure- 
rons tous  les  uns  aux  autres,  le  kniaze  aux  employés  et  au  peuple, 
le  peuple  aux  employés  et  au  kniaze,  de  maintenir  cette  charte 
aussi  sacrée  que  si  c'était  le  saint  Évangile,  et  de  ne  laisser  personne 
en  altérer  une  syllabe  sans  le  consentement  de  toute  la  nation  ras- 
semblée, devant  laquelle  mes  ministres  seront  responsables  de  leurs 
actes.  » 

Après  ce  discours,  Davidovitj  se  leva,  le  visage  rayonnant,  et  dé- 
roula la  charte  serbe,  ouvrage  de  ses  mains  et  première  implantation 
française  dans  les  forêts  de  la  Turquie.  Cette  constitution  n'avait 
qu'un  seul  défaut ,  celui  d'essayer  une  transaction  impossible  entre 
les  formes  gouvernementales  de  l'Europe  moderne  et  le  vieux  génie 
de  rOrîent.  C'est  le  3  février  1835  que  la  charte  serbe  fut  souscrite  par 
Ephrem  Obrenovitj ,  au  nom  de  l'altesse  princiëre ,  qui  ne  sait  pas 
écrire,  puis  par  le  soviet,  les  chefs  du  clergé  et  tous  les  députés  de  la 
skoupchtina.  Miloch,  les  yeux  tournés  vers  l'orient  et  la  main  sur  la 
croix,  jura,  au  nom  de  la  sainte  Trinité,  d'obéir  à  la  loi  nouvelle  et 
de  respecter  désormais  la  liberté  des  personnes  et  l'inviolabilité  des 
biens.  Tout  le  peuple,  versant  des  larmes  de  joie  et  levant  au  ciel  les 
trois  doigts  de  la  main,  jura  à  son  exemple  fidélité  à  la  éônstitulion. 
Alors  la  diète,  les  évêques  en  tête ,  se  rendit  à  l'église  pour  assister  à 
une  messe  d'action  de  grâces,  durant  laquelle  l'oustav  restai  déposé 
sur  le  na&m^  (table  des  offrandes),  au  pied  de  la  croit  et  dêTiconos- 
tase;  la  charte  était  censée  recevoir  un  sceau  divin  et  sortir,  comme 
la  loi  de  Moïse ,  comme  toute  loi  orientale,  du  fond  du  sanctuaire. 
Dans  son  sermon  sur  ce  texte  :  le  passé  est  passé,  tout  va  devenir  nou- 
veau, le  métropolite  Peter,  habile  flatteur  des  deux  partis,  célébra  la 
Serbie  changée  par  l'oustav  dû  au  kniaze  élu  de  Dieu,  et  montra 


LE  MONIA  GRÉCO-SLAVE.  857 

l'église»  qu*il  confondait  avec  la  patrie,  guérie  enfin  de  ses  longues 
douleurs  par  une  constitution  telle  que  bien  des  nations  civilisées 
Tenvieraient. 

Ce  peuple  qui  quelques  jours  auparavant  bondissait  comme  un 
lion  échappé  de  Tarène*  était  redevenu  doux  comme  un  agneau.  Le 
lendemain  à  Taurore,  toute  la  skoupchtina,  précédée  de  la  bannière 
nationale»  alla  porter  au  kuiaze  trois  présens  symboliques  de  la  part 
des  trois  classes  de  la  société  :  les  agriculteurs  et  marchands,  les 
prêtres  et  sa  vans  ou  hommes  de  loi  »  les  guerriers  et  employés  de 
rétat.  La  première  classe,  correspondant  à  ce  qu'on  appelait  en 
France  le  tiers  ou  le  troisième  état  »  était  précédée  d'un  kmète  por- 
tant un  plat  d*or  sur  un  coussin  blanc,  avec  le  hleb-sol  (pain  et  sel), 
emblème  qui  chez  les  Slaves  désigne  à  la  fois  la  soumission  et  l'hos- 
pitalité. Puis  venait  le  sénateur  Mileta  Radoïkovitj,  portant  au  nom 
des  iounaks  (braves),  qui  le  suivaient,  un  magnifique  sabre  enrichi 
de  brillans,  du  prix  de  10,000  thalers,  avec  l'exergue  :  A  son  kniaze 
Miloch  P'  la  Serbie  reconnaissante.  Enfin  le  métropolite,  entouré  des 
évéques  et  de  tout  le  clergé,  s'avançait  avec  une  superbe  coupe  d'or, 
symbole  de  la  joie  et  du  salut  procurés  par  la  charte;  derrière  lui  se 
pressaient  dix  mille  députés,  ivres  de  bonheur.  En.  présence  de  ces 
manifestations  chaleureuses,  Miloch,  attendri,  pleura  :  il  coupa  une 
tranche  du  pain  qui  lui  était  offert ,  la  plongea  dans  le  sel  et  la  mangea; 
puis,  prenant  des  maii)^  du  métropolite  la  coupe  pleine  d'un  vin  doré, 
il  porta  la  santé  de  son  peuple,  et  vida  cette  coupe  d'un  seul  trait,  la 
renversant  en  fair  pour  n'en  pas  laisser  échapper  une  goutte,  comme 
s'il  eût  eu  soif  de  ce  breuvage,  qui  signifiait  l'amour  du  peij4>le. 

Ainsi  la.  nation  entière  paraissait  sortir  du  tombeau;  elle  était  ap- 
pelée à  revivre;  ses  représentans,  délivrés,  de  la  terreur,  et  par  con- 
séquent rendus  à  toutes  les  idées  généreuses,  ne  craignaient  plus  les 
empereurs;  ils  se  sentaient  capables  de  repousser  la  force  par  la  force, 
et  déj^  parlaient  de  protéger  les  rayas  de  Turquie.  Jamais  la  natio- 
nalité serbe  ne  s'était  montrée  si  ardente  et  si  fière.  Mais  i'honune 
qui  l'avait  ainsi  réveillée,  Davidovifj»  devait  bientôt  porter  la  peine 
de  son  audace. 

Né  à  Zemlin,  Davidoviij  avait,  de  18ia  à  1830,  rédigé  seul  à  Vienne 
la  première  de  toutes  les  gazettes  en  langue  serbe.  Cette  feuille, 
remplie  de  faits  curieux  sur  l'état  ancien  et  présent,  littéraire  et 
politique  de  la  natiou,  était  autorisée  par  le  gouvernement  ^autri- 
chien, qui  espérait  alors  obtenir  pur  ses  services  le  protectorat  de  la 
Serbie,  aux  dé^ns  des  Russes,  encore  Gaibles  sur  le  Danube.  A  force 


858  BBVVE  DBS  DBUX  MONDES. 

de  lire  les  jonrnaux  de  Paris,  te  publiciste  serbe  était  devenn  tout 
français  par  ses  sympathies  et  ses  idées.  Mal  récompensé,  après  la 
guerre  d'émancipation  des  énormes  sacriGces  d*argent  qu*ii  avait  dû 
faire  à  sa  patrie,  ponr  continuer  la  publication  de  cette  gazette  dont 
il  envoyait  les  numéros  en  Slavonie  et  jusqu'en  Turquie;  chargé  de 
dettes,  il  dut  s'enfuir  d'Autriche  comme  banqueroutier,  et,  malgré 
l'ingratitude  du  gouvernement  serbe,  il  vint  lui  offrir  ses  services. 
Pour  le  malheureux  Davidovitj ,  il  ne  s'agissait  plus  de  carrière  litté- 
raire; il  se  devait  h  ses  trois  enfans  et  à  leur  mère.  Grecque  aimable 
et  spirituelle  dont  l'affection  avait  plus  d'une  fois  relevé  son  courage. 
Désormais  il  lui  fallait  exercer  une  profession  pour  vivre;  il  se  flt 
écrivain  public  à  Belgrad.  Le  peu  d'Iiommes  instruits  qui  se  trou- 
vaient en  Serbie  ne  tardèrent  pas  à  reconnaître  la  supériorité  de 
son  esprit,  et  à  le  consulter  en  tout;  il  devint  l'oracle  de  la  nafîoii. 
Hais  cet  ardent  réformateur  n'osait  pas  toujours  se  raidir  contre  le 
despote.  Davidovîtj  était  époux  et  père;  il  voâlait  assurer  l'avenir  de 
ses  enfans.  Cherchant  à  tenir  le  milieu  entre  Miloch  et  le  peuple 
serbe,  il  travatilait  à  son  émancipation,  tout  en  ménageant  le  souve- 
rain. D'aiHeurS  son  attitude  austère  et  résignée  imposait  à  Milocb,  et 
mainte  fois  d'un  de  ses  calmes  regards  il  parvint  à  arrétet  les  empor- 
temens  du  tyran.  Pyrch,  dans  .son  voyage,  remarque  que  tous  tes 
autres  ministres  habitaient  le  konak  du  prhice  comme  s'ils  n'eussent 
été  que  ses  premiers  domestiques;  Davidovi^  seul  avait  sa  demeure 
h  lui  ;  seul ,  par  l'ascendant  de  son  caractère ,  K  avait  su  gagner  une 
position  indépendante.  Aussi,  t]uand  la  nation,  redevenue  momen- 
tanéOMit  souveraine ,  voulut  une  constitution  écrite ,  die  ne  conGa 
h  nul  autre  qu'à  ce  loyal  patriote  le  soin  de  la  rédiger.  Mais  les  agens 
russes  de  Stambol  et  de  la  Yalachîe  comprirent  bien  vite  la  secrète 
pensée  de  l'homme  qui  avait  écrit  la  charte  serbe;  ils  exeftèrent  Hi- 
iodi  à  le  mltltraiter.  De  la  présidence  des  ministres,  Davidovi^*  tomba 
bientôt  au  rang  de  Mmple  sénateur.  Un  jour  que,  pour  assouvir  sa 
rancuiie  personnelle  contre  son  ex-ministre  George  Prolitj ,  le  tyran 
lui  falBuR  udministrer,  sans  autre  forme  de  procès,  soixanle-dix 
coups  de  bâton,  Davidovîtj,  à  la  vue  des  lambeaux  de  chair  arrachés 
des  épairies  de  isod'  cMIègue,  apostropha  le  prince,  présent  à  cette 
exécfMion,  et  kri  rappela  la  charte  qull  avait  jurée.  Hiloch,'tfHligiié, 
le  fit  nèttre  aux  fers  pour  la  troisième  fois,  et  lorsqu'au  bout  de  froifi 
mois*  41  sortît  de  son  cachot,  un  oilikase  t'exclut  du  sénAt  et  te  relégua 
à  Smederevo.  Là>  retiré  dins  une  cabane  qu1l  éleva  de  lies  mains» 
Davidovit)  eut  la  doidetir  de  voir  Miloch  détruis  suecéasivement 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE^  859 

toutes  les  libertés  de  la  Serbie.  Il  avait  constamment  désiré  faire  un 
voyage  en  Fraifce,  pour  enrichir  son  pays  des  lumières  qu*il  y  aurait 
pu  recueillir.  Cette  consolation  lui  fut  refusée.  Dès-lors  sa  vie  ne  fut 
plus  qu'une  longue  lutte  contre  la  mort.  Il  forma  encore  le  projet  de 
s*enfuir  au  Monténégro;  mais  Targent  manquait,  môme  pour  ce  court 
voyage,  à  Thomme  qui  avait  eu  en  main  durant  tant  d^années  toutes 
les  caisses  du  gouvernement.  Lorsqu  en  1838,  la  Russie  se  déclara 
enfin  contre  Miloch  et  en  faveur  du  peuple ,  Davidovitj  parut  se  ra- 
nimer :  prévoyant  qu'il  allait  en  être  de  la  Serbie  comme  des  prin- 
cipautés moldo-valaques,  il  n*avait  plus  qu*un  désir,  c'était  d'aller  à 
Stambol  et  de  parler  à  l'ambassadeur  de  France,  pour  lui  découvrir 
le  véritable  état  des  choses.  Il  était  trop  tard,  les  souffrances  morales 
avaient  lentement  détruit  cette  forte  organisation.  Dans  son  délire, 
Davidovitj  prononçait  encore  d'une  voix  éteinte  les  noms  de  l'amiral 
Roussin  et  de  Louis-Philippe  qu'il  mêlait  à  ceux  de  Boutenief  et  de 
Nicolas;  il  mourut  en  avril  1838,  à  l'âge  de  quarante-huit  ans.  Ayant 
poursuivi  avec  trop  d'ardeur  l'accomplissement  de  réformes  préma- 
turées pour  son  pays,  il  finit  par  se  trouver  écrasé  souh  le  poids  de 
sn  tâche,  et  mourut  de  douleur,  les  yeux  tournés  vers  cette  France 
où  tout  lui  paraissait  si  beau. 

Un  jeune  homme,  Jivanovitj,  fils  d'un  pope  de  Syrmie,  plein  de 
talent,  mais  aussi  d'ambition,  avait  supplanté  Davidovitj.  Devenu 
secrétaire  intime  du  kniaze,  il  écrivit  pour  Miloch  aux  cours  de 
Russie,  de  Constantinople  et  de  Vienne,  afin  de  leur  prouver  le 
danger  moral  qui  les  menaçait  si  elles  laissaient  subsister  aux  fron- 
tières de  leurs  états  un  volcan  révolutionnaire^  une  petite  France,  à 
laquelle  leurs  sujets  ne  tarderaient  pas  à  porter  envie.  Les  cours  se 
laissèrent  aisément  convaincre,  et  promirent  aide  à  Miloch  pour 
abolir  la  charte  jurée.  En  vain  le  terrible  Youtchitj.  menaçait-il  le 
kniase  de  la  colère  du  peuple  s'il  ne  tenait  pas  &on  serment.  A  peine 
six  mois  s'étaient  écoulés  depuis  la  diète  constituante,  que  déj^  les 
envoyés  de  Miloch  parcouraient  les  villages,  pour  obliger  les  h^))itaas 
à  leur  remettre  tous  les  exemplaires  imprimés  de  la  constitution.  Dje 
toutes  parts,  ces  exemplaires  étaient  apportés  au  kniaze,  ^i  les  brû- 
lait comme  une  œuvre  des  Latins  ou  des  athées.  On  avait  beau  les 
enfouir,  la  piolice  princière  les  poursuivait  avec  tant  de  persëvô^iace, 
qu'on  crut  enfin  avoir  réduit  en  cendres  jusqu'au  dernier  exenq^ce. 

Dès  le  comn^encement  de  l'année  1836,  leS;  chefs  de  l'opposition 
ne  figuraient  plus  dans  le  siénat,  on  les  avait  remplacés  par  d^  p«ici- 
fiqucs  et  dévoués  courtisans.  Jivanovitj,  voulant  enlever  à  sou  pré- 


860  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

décesseur  môme  sa  gloire  passée ,  se  plaignait  amèrement  dans  la 
Gazette  de  Belgrad  de  ce  que  les  feuilles  allemandes  eussent  regardé 
Davidovitj  comme  Tame  du  gouvernemeot  serbe.  Il  poussa  ses  ou- 
trages envers  rancien  ministre  jusqu'à  le  forcer  dans  sa  retraite  à 
signer  une  lettre  officidie  ou  H  exprimait  au  kniaze  sa  reconnaissance 
pour  les  généreux  secours  accordés  par  lui  à  sa  famille ,  séparait  sa 
cause  de  celle  des  rebelles  de  1835,  surtout  de  celle  du  Z^fei;^/  serbe^ 
de  George  Protitj,  dont  il  condamnait  les  plans  destructeurs  et 
l'audace  républicaine.  George  l^rotitj  venait  alors  de  s'enfuir  à  Zem» 
lin  :  tant  qu'il  n'avait  eu  à  affronter  que  les  coups  de  bâton  des 
valets  de  MUoch»  il  avait  tenu  bon,  espérant  toujours  faire  Uiompher 
son  idée.  Mais  Miloch,  malgré  l'amnistie  jurée  et  le  baiser  de  paix 
donné  à  tous  les  chefs  de  la  dernière  insurrection ,  ne  cachait  plus 
son  dessein  de  les  faire  tous  exterminer;  le  bruit  courait  môme  qu'il 
avait  fait  distribuer  500,000  piastres  dans  le  divan  pour  faire  ap- 
prouver cet  attentat  par  le  cabinet  turc.  Invité  bientôt  h  venir  se 
justifier  à  Pojarevats,  Protitj  craignit  d'être  fusillé  sur  la  route  dans 
le  défilé  de  Grotska,  le  long  du  Danube,  où  les  momkes  apostés  par 
le  prince  avaient  déjà  fait  rouler  dans  la  rivière,  sous  le  feu  de  leurs 
carabines,  plus  d'un  knèze  suspect  à  l'hospodar.  Se  réservant  donc 
de  revoir  la  Serbie  dans  des  temps  plus  heureux ,  il  donna  à  tous  les 
autres  chefs  le  signal  de  l'émigration. 

La  nation  était  retombée  dans  le  silence  de  l'esclavage;  cette  an- 
née 1836  est  lugubre  pour  elle.  Le  nom  de  la  Serbie  n'est  pas  môme 
prononcé  dans  plus  de  la  moitié  des  numéros  du  journal  officiel. 
On  ne  fait  mention  du  pays  gouverné  par  Miloch  que  pour  décrire 
des  villes  illuminées  et  des  fêtes  célébrées  sur  le  passage  du  kniaze. 
Le  prince  de  Metternich  lui  envoie  des  décorations  de  la  part  de 
Ferdinand;  c'est  l'occasion  de  nouvelles  réjouissances  nationales.  Puis 
six  pièces  de  canon  avec  leur  train,  présent  de  la  sublime  Porte,  ar- 
rivent par  le  Danube  à  Kladovo,  et  de  là  à  Kragouîevats,  où,  accueil- 
lies par  mille  hourras ,  elles  sont  placées  devant  le  konak  du  prince 
pour  en  défendre  l'entrée.  Tous  les  anciens  abus  reparaissaient.  Mi- 
loch considérait  l'état  comme  une  grande  ferme  et  le  peuple  comme 
un  troupeau  dont  il  était  le  berger  et  le  propriéfaiire.  Les  millions 
que  lui  rapportait  ce  qu'on  pourrait  nommer  la  tonte ^rtinuelle  de 
ses  sujets  étaient  envoyés  à  la  banque  de  Vienne,  et  placés  à  intérêt 
en  son  nom,  comme  si  c'eût  été  son  propre  argent.  Il  tenait  dans  ses 
mains  tout  le  commerce  de  transit,  et  avait  le  droit  presque  exdusif 
de  Texportation  des  bestiaux.  Sans  traitement  réglé  et  révocables 


LE  HONDE  GRÉCO-SLAVE.  861 

d*an  jour  è  Tautre,  les  fonctionnaires  étaient  descendus  au  rang  dç 
simples  domestiques.  Miloch  ne  voyait  dans  ses  dignitaires  que  des 
jouets  de  son  caprice;  il  nommait  un  jeune  officier,  Tsvetko  RaTovitj, 
général  en  chef  de  l'artillerie,  puis  le  destituait  aussitôt  en  lui  faisant 
donner  vingt-cinq  coups  de  bâton;  il  transformait  le  colonel  en  juge, 
le  simple  soldat  en  aide-de-camp,  le  valet  en  capitaine,  et  le  capi- 
taine en  valet.  II  trouvait  son  plaisir  è  ces  changemens  subits  de  for- 
tune. La  môme  inconstance  régnait  dans  ses  amours.  Sa  favorite 
Stanka,  qu*il  aimait  tant  en  1835,  que,  chassé  par  le  peuple,  il  Teût 
emportée  dans  ses  bras ,  disait-il ,  jusqu'aux  extrémités  du  monde, 
cette  rustique  beauté  n'était  plus  la  reine  du  konak;  après  l'avoir 
livrée  è  un  marchand  de  Belgrad,  Miloch  l'avait  remplacée  par  trois 
favorites  qui  régnaient  à  la  fois  sur  son  cœur.  Celle  des  trois  qu'il 
préférait  était  une  superbe  esclave  qu'il  venait  d'acheter  h  Stambol, 
sous  prétexte  de  la  convertir  au  christianisme,  et  qui  avait  reçu  avec 
le  baptême  le  nom  mystique  de  Danitsa  (étoile  du  matin).  Pour 
Miloch,  c'était  plutôt  l'étoile  du  soir,  car  sa  chute  approchait. 

La  tentative  du  kniazc  auprès  de  la  Porte  pour  en  obtenir  un 
firman  qui  l'autorisât  h  châtier  les  rebelles  de  1835,  avait  complète- 
ment échoué.  M.  de  Boutenief,  qui,  seul  de  tous  les  ambassadeurs, 
connaissait  le  véritable  état  de  la  Serbie,  et  ne  croyait  pas  possible  de 
soutenir  plus  long-temps  Miloch  contre  la  haine  de  tout  le  peuple, 
força  le  divan  de  retirer  à  l'hospodar  ses  faveurs  et  de  lui  écrire  une 
note  menaçante  où  on  le  sommait  de  régner  avec  pins  de  justice. 
Miloch  se  garda  bien  de  publier  ce  nouveau  firman ,  qui  est  encore 
inédit;  mais  le  bruit  du  mécontentement  de  la  Porte  se  répandit 
parmi  les  Serbes ,  qui  élevèrent  plus  hardiment  la  voix  contre  leur 
tyran.  Toutefois  ces  plaintes  ne  passaient  pas  la  frontière.  Les  mar- 
chands serbes  allaient  è  Vienne,  à  Trieste,  à  Leipzig,  sans  dire  un 
seul  mot  de  Miloch.  Us  craignaient  sans  doute  l'intervention  étran- 
gère; sans  doute  aussi  chez  ce  peuple  nouveau,  qui  brûlait  de  vivre 
de  sa  vie  propre ,  on  sentait  le  besoin  de  vider  ses  quetielles  en  fa- 
mille. La  situation  de  Miloch  n'en  était  pas  moins  critique.  Les  deux 
essais  d'assassinat  tentés  dans  les  bois  par  ses  momkes  sur  le  séna- 
teur Petronievitj  avaient  tourné  à  la  honte  du  prllnce;  ses  coups 
n'abattaient  plus  que  des  victimes  obscures;  les  plu^  redout&bles  vi- 
vaient, réfugiées  en  Turquie  et  h  Constantinople.  Lorsqu'il  reconnut 
enfin  son  impuissance,  le  cœur  faillit  è  Miloch,  qui  se  mita  trembler 
comme  une  femme.  Non  content  de  faire  veiller  chaqué^  nuit  dansi 
son  antichambre  deux  momkes  avec  carabines  chargées ,  il  gardait 

TOME  I.  55 


^02  REVUE  DBS  DEtrX  MONDES. 

constamment  prësde  son  lit  le  fidèle  major  Anastase.  Sonvent,  malgré 
ces  précautions ,  il  ^tait  pris  de  terreurs  paniques.  On  le  voyait  «e 
Jever  en^  sursaut,  et  on  Tenteodait  crier  au  secours. 

Tel  était  le  prince  dont  la  plupart  des  Européens  qui  ont  4ra- 
,^ersé  la  Serbie  ont  fait  un  grand  homme.  L'Allemagne*  aurait  >dû 
être  mieux  informée  que  T  Angleterre  et  la  France;  Cependant  l'in- 
génieur Richter,  dans  une   brochure  intitulée  Serbien$  'ZunUmâej 
défendait  encore  Miloch  en  1839,  tout  en  avouant  que  a  c'est  im 
caractère  vindicatif  et  cruel;  que  par  des  motifs  de  haine  privée, rjl 
a  fait  périr  des  personnages  héroïques,  dévoués  au  bien  général, 
<;hers  è  toute  la  nation,  et  dont  il  était  jaloux;  qu'il  n'a  enfin  acqms 
.  4|ue  très  tard  la  douceur  et  les  vertus  de  prince  qui  embettissett 
»aujourd*hui  son  ame.  »  —  «  On  a  souvent  peint  Miloch  comme*  wi 
tyran,  dit  un  autre  Allemand,  M.  Possart,  auteur  d*un  tableau 'géo- 
graphique et  statistique  de  la  Serbie  en  1835.  Un  tyran  n'obtientoiit 
:  pas  de  son  peuple  des  témoignages  de  confiance  et  d*amour  tels  que 
peu  de  souverains  au  monde  peuvent  se  flatter  d'en  recevoir! îde 
semblables.  La  preuve  de  son  patriotisme  se  trouve  dans  son  admi- 
4oistration  économe,  et  la  bonté  avec  laquelle  il  se  préoccupe  Ai 
moindre  de  ses  sujets.  Il  est,  on  peut  le  dire,  un  des  plus  illustras 
^i  des  plus  grands  monarques  de  notre  époque.  Heureux  lepeaple 
wqui  possède  un  tel  père  I  » 

Ces  rapports  oflicieux  étaient  publiés  sous  les  auspices  de  PAu- 
iriche.  Cependant  le  cabinet  de  Vienne  répondait  mal  anx€spéraBees 
de  Miloch,  qui  avait  compté  obtenir  de  son  nouvel  allié  la  sanctian 
wde  ses  tyrannies.  L'Autriche  était  trop  faible,  trop  circonvenue  ^par 
J'influence  russe,  pour  disputer  à  Nicolas  le^ protectorat  des  princi- 
pautés gréco-slaves.  De  son  côté ,  l'empereur  russe ,  éclairé  par  ses 
^gens,  ne  regardait  plus  la  cause  de  Miloch  comme  ^igne  tle  son 
^ppui,  quelque  zèle  que  le  tyran  affectât  encore  pour  son  protectenr 
tiu  Nord.  L'impuissance  de  l'Autriche  une  fois  reconnue  par  Miloch, 
et  la  France  lui  étant  particulièrement  odieuse,  il  ne  restatt  au 
kniaze  d'autre  refuge  que  l'Angleterre.  La  légation  anglaise  ite 
^tambol  fut  donc  priée  d'envoyer  un  consul  àBelgnrid.  Miloch  dési- 
rait que  ce  fût  un  homme  énergique,  un  b<»nme  d'épée,  qui  pût 
parler  aux  mutins  le  haut  langage  des  canons  britanniques.  Le  co- 
lonel Hodges  fut  chargé  de  cette  mission.  Ayant  gagné  ses  épau- 
lettes  avec  les  terribles  guérilleros  d'Espagne,  qu'étaient  devant 
lui  les  pauvres  rayas  de  la  Serbie?  Marchant  dans  les  rues  avec  ses 
pandours  aux  pistolets  chargés,  l'inviolable  consul >  représentant 


/ 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  86$ 

d'une  nation  constitiitionneile,  essaya  de  mille  manières  de  prouver 
aux  Serbes  qu  ils  ne  pouvaient  être  régis  que  militairement.  11  leur 
parlait  lui-même  en  toute  circonstance  comme  à  des  esclaves.  Un 
homme  qui  s* est  acquis  par  ses  travaux  sur  TOrient  une  réputation 
légitime,  M.  Urquhart,  revenant  de  Turquie  vers  cette  époque,  s'ar- 
rêta quelques  mois  à  Belgrad.  Il  se  fit  fournir  par  M.  Tirol,  employé  à 
la  chancellerie  de  Kragouïevats,  les  renseignemens  les  plus  détaillés 
sur  les  produits  et  ressources  de  la  principauté,  et  envoya  ces  docu- 
mens  à  lord  Ponsonby,  sans  se  douter  de  Tusage  qu'en  ferait  la  di- 
plomatie anglaise,  préoccupée  là  comme  partout  d'un  intérêt  d'ar- 
gent* Armé  de  ses  pièces,  Hodges  dressa  les' bases  d'un  traité  de 
commerce  qui  devait  être  conclu  avec  le  seul  marchand  libre  de  la 
Serbie,  Miloch.  Les  métaux,  les  pelleteries,  le  charbon  de  terre,  le 
bois  de  construction,,  tout  allait  être  livré  aux  Anglais,  qui  paieraient 
avec  des  calicots,  des  indiennes,  des  draps  de  Birmingham,  déposés 
dans  des  comptoirs  sur  le  Danube  et  la  Save.  £n  retour,  on  assurait 
à  Miloch  la  puissance  la  plus  absolue  sur  ses  sujets,  même  le  droit 
de  les  ensevelir  en  foule  dans  les  mines  nouvellement  ouvertes,  sans 
antre  salaire  que  leur  ration  de  pain  noir.  Pour  récompenser  le  zèle 
de  son  agent,  le  cabinet  de  Londres  érigea  le  consulat  de  Serbie  en 
consalalrgénéral  vers  la  fln  de  l'année  1837.  Ce  fut  l'occasion  d'une 
fête  pour  le  gouvernement  serbe.  Le  kniazese  rendit  avec  sa  femmes 
t^es  enfans,  son  frère  Ephrem,  le  métropolite  Peter,  l'avocat  Had- 
chitj,  de  Neusats,  et  une  foule  d'employés,  à  un  grand  banquet  chez, 
le'  consul-général.  Mille  toasts  furent  portés  à  l'absolutisme.  —  Sur- 
tout, point  de  lois ,  disait  Hodges;  après  le  diable ,  rien  n'est  aussi 
faneste  que  les  législateurs.  Le  kniaze  ne  pouvait  cacher  son  orgueil 
et  sa  joie.  Au  festin  succéda  un  bal  magnifique,  où,  après  quel-^ 
qoes  contredanses  anglaises,  on  vit  Miloch  et  les  siens  exécuter  un 
saavage  kolo. 

La  Russie,  qui,  l'année  précédente,  avait  aidé  Miloch  è  détruire  la 
charte  serbe,  et  garanti  au  kniaze  la  complète  possession  de  son  pou«- 
voir,  venait  d'adopter  une  nouvelle  politique  vis-à-vis  des  Serbes., 
Voyant  leur  prince  invoquer  l'Angleterre,  et  tout  le  peuple  sur  le 
point  de  s'insurger,  elle  abandonna  le  kniaze  à  la  vengeance  natio-^ 
nale.  Devenu  libéral  par  nécessité,  le  cabinet  de  Pétereboarg  rejeta 
le  statut  organique  qwe  Miloch  lui  avait  soumis.  Tout,  dans  cet  acte, . 
était  laissé  è  l'arbitraire;  on  y  définissaii^  le  sénat  tm  corps  exécu^ 
teur  (les  volontés  dukniate,  et  le  trésor  de  l'état  une  caisse  où  en^ 
traient  tous  les  impôts  pour  couvrir  les  dépenses  y  dans  la  mesure  ^  le- 

55. 


864  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  et  le  mode  fixés  par  le  kniaze.  La  Russie  rejetait  soudain  tous 
les  plans  qu'elle  avait  approuvés,  un  an  auparavant,  dans  une  dépêche 
secrète  dont  quelques  employés  de  la  chancellerie  serbe  avaient  eu 
connaissance.  Depuis  que  Mîloch  appelait  les  Anglais»  on  ne  doutait 
plus  à  Pétersbourg  que  ce  ne  fût  décidément  un  monstre  indigne  de 
pardon.  Profitant  de  ces  dispositions  de  la  Russie  et  de  la  présence 
de  Nicolas  au  camp  de  Yosnesensk,  les  chefs  de  Topposition,  Stoiane 
Simitjy  Voutchitj,  et  avec  eux  une  foule  de  knèzes  appuyés  parle 
frère  mémo  du  prince,  Ephrem,  passèrent  à  Orchova,  d'où  Ils  en- 
voyèrent leurs  plaintes  à  Fempereur  par  Tintermédiaire  de  Protitj, 
réfugié  alors  à  Boukarest.  Nicolas  n'eut  garde  de  laisser  échapper 
cette  occasion  d'augmenter  son  influence  en  Turquie;  il  dépêcha  aus- 
sitôt le  prince  Dolgorouki  pour  aller  constater  les  griefs  des  Serbes. 
Le  13  octobre  1837,  l'envoyé  de  Nicolas  entrait  à  Kragoulevats, 
salué  par  l'artillerie.  Le  prince  russe  n'épargna  point  au  kniaze  les 
reproches  sur  son  ingratitude  envers  le  tsar,  et  le  menaça  de  tonte 
la  colère  impériale  s'il  continuait  de  refuser  des  lois  justes  à  son 
pays.  Ce  diplomate  était  un  trop  haut  personnage  pour  que  Miloch 
ne  fût  pas  devant  lui  souple  jusqu'à  la  bassesse.  Il  lui  fit  les  plus 
magnifiques  promesses,  lui  accorda  le  retour  et  l'amnistie  de  t6us  les 
exilés  et  émigrés  volontaires,  publia  le  16  octobre  un  oukase  qui 
déclarait  qu'à  l'avenir  les  propriétés  seraient  inviolables,  sans  toute- 
fois garantir  cette  inviolabilité  autrement  que  par  sa  parole  de  prince. 
Deux  jours  après,  dans  un  grand  banquet,  dans  une  réunion  pré- 
tendue populaire  y  Miloch  portait  la  santé  de  Nicolas,  et  Dolgorouki 
celle  de  Miloch.  En  même  temps  des  hommes  à  gages  remplissaient 
l'air  de  leurs  cris  en  l'honneur  du  kniaze,  qui  se  confondait  en  |iro- 
testations  d'amour  pour  la  Russie.  Convaincu  que  désormais  Miloch 
gouvernerait  mieux,  c'est-à-dire  qu'il  sérail  plus  dévoué  au  tsar,  Dol- 
gorouki repartit  le  20  octobre  pour  Roukarest,  avec  Fiqtention  d'en- 
gager son  maître  à  laisser  au  kniaze  la  puissance  suprême.  Miloch 
l'escorta  jusqu'à  la  frontière,  en  le  comblant  d'honneurs  et  en  réité- 
rant les  assurances  de  sa  complète  conversion.  Mais  à  peine  s'étaient- 
ils  donné,  selon  la  coutume  slave,  le  baiser  d'adieu,  que  Miloch,  se 
retournant  vers  ses  favoris,  se  mit  à  rire  à  gorge  déployée  de  la  sinir 
plicité  du  bon  Russe. 

Miloch  avait  appelé  à  Relgrad,  en  février  1837,  deux  légistes  serbes 
de  Hongrie,  Lazarevitj,  bourguemestre  de  Zemlin ,  et  l'avocat  Had- 
chitj,  de  Neusats,  gentilhomme  riche  et  très  aimé  en  Syrmie.  lais- 
sant intact  le  code  criminel,  emprunté  aux  lois  autrichiennes,  ils 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  865 

devaient  refondre  tout  le  code  civil,  rédigé  par  Davidovitj  conformé- 
ment à  la  procédure  française,  et  qui  avait  été  reconnu  inapplicable 
à  Tétat  social  des  Serbes.  Miioch,  qui,  pour  tranquilliser  Nicolas, 
avait  dû  remettre  à  Dolgorouki  un  écrit  signé  où  il  s'engageait  à 
donner  è  son  pays  une  constitution  avant  trois  mois,  pensait  qu1l  trou- 
verait dans  les  deux  légistes  des  agens  dociles,  tout  prêts  à  couvrir 
ses  illégalités  de  leur  nom.  Il  présenta  donc  è  leur  approbation  un 
statut  organique  dressé  par  Jivanovitj.  Après  avoir  lu  cet  oustav,  qui 
faisait  des  sovietniks  autant  de  valets  du  prince,  Lazarevitj ,  absolu- 
tiste par  principes,  n'y  trouva  rien  à  changer;  mais  son  collègue 
Hadchitj  refusa  de  le  souscrire.  La  conunission  constituante,  qui 
était  formée  de  sept  membres  sous  la  présidence  d'Ephrem,  se 
scinda  alors  en  deux  partis,  Tun  qui  voulait  les  amendemens 'pro- 
posés par  Hadchitj ,  Tautre  qui  flétrissait  c^s  amendemens  comme 
démagogiques,  et  se  contentait  d'un  semblant  de  constitution.  Ra- 
ditjevitj ,  citoyen  estimé  de  tous,  vint  se  jeter  entre  les  deux  partis, 
et  proposa  un  oustav  conciliateur,  sur  lequel  la  commission  fut  ap- 
pelée à  voter  en  février  1838.  Tout  à  coup  le  consul  Hodges,  s'aper- 
cevant  que  les  plans  commerciaux  de  l'Angleterre  allaient  échouer, 
détermina  Miioch,  dont  il  était  devenu  le  principal  appui,  à  porter 
la  question  devant  son  suzerain  Mahmoud.  Ainsi  la  Russie  fut  jouée 
par  l'Angleterre  dans  l'espérance  qu'elle  avait  conçue  de  s'attribuer 
k  elle  seule  la  ratiûcation  du  nouvel  oustav  serbe,  sans  l'intervention 
de  la  Porte.  Miioch  déclara  la  commission  dissoute,  et  les  dififérens 
projets  de  constitution  furent  tous  envoyés  à  Stambol ,  du  consente- 
ment même  du  consul  russe  Vachtchenko,  qnî  s'était  en6n  installé 
le  10  février  à  Belgrad.  En  transportant  le  débat  devant  le  cabinet  de 
Stambol,  sur  lequel  l'or  a  une  action  si  sûre,  Hodges  et  Miioch  espé- 
raient arriver  plus  aisément  à  leurs  fins.  Douze  mille  ducats  furent, 
dit-on,  offerts  à  Mahmoud  pour  qu'il  voulût  bien  ratifier  le  choix  des 
trois  commissaires  chargés  d'exposer  devant  lui  les  désirs  des  Serbes; 
mais  le  sultan ,  qui  avait  une  confiance  toute  particulière  dans  Petro- 
nievitj ,  ch^  des  réfugiés  serbes ,  exigea  qu'il  fût  du  nombre  des 
commissaires,  et  Miioch  fut  forcé  de  le  nommer.  Seulement,  pour 
paralyser  l'action  du  commissaire  désigné  par  Mahmoud,  il  lui  adjoi- 
gnit Jivanovitj,  homme  de  puissante  intrigue  et  l'amede  son  gou- 
vernement. Le  troisième  député  fut  Spasîtj,  gouverneur  de  Sme- 
derevo,  soldat  grossier,  qui,  sentant  sa  nullité  intellectuelle,  riait 
lui-même  fort  librement  avec  Miioch  de  sa  mission  constituante. 
Jivanovitj  était  parti  en  jurant  è  son  cher  maitre  et  au  consul 


866  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Hodges  qu*il  leur  rapporterait  une  charte  telle  qu*il8  n'auraient  pas 
à  s*en  plaindre.  Les  Serbes  tremblaient,  sachant  combien  For  est 
puissant,  et  Miloch,  avec  un  rire  sardonique,  disait  aux  siens: 
«  Frères,  qu'y  a-t-il  besoin  d'une  charte?  nous  avons  déjà  celle  de 
1835,  que  j'ai  jurée.  »  Vainement  la  fureur  du  peuple  montait  comme 
une  mer;  à  chaque  nouvelle  pétition  des  knèzes,  le  prince  montrait 
son  poirier^  grand  arbre  qui  se  trouvait  devant  son  konak,  sur  la 
place  de  Kragouïevats,  et  aux  branches  duquel  il  faisait  pendre  les 
conspirateurs.  Cet  arbre,  qu'on  regardait  comme  le  symbole  dutyraa^ 
était  devenu  le  sujet  de  récits  qui  font  frémir.  Bientôt  les  branches 
<le  ce  poirier,  conrnie  celles  des  chênes  vénérés  par  les  druides,  revê- 
tirent aux  yeux  du  peuple  un  caractère  prophétique;  dans  le  dessè- 
cheibent  progressif  de  l'arbre  de  Miloch,  on  vit  comme  une  apimn 
bation  céleste  donnée  aux  projets   d'émancipation.  Enfin,  duraai 
Tautomne  de  1838,  un  ouragan  terrible  déracina  l'arbre  maudit. — 
Vive  la  patrie  libre  1  cria  le  peuple.  Depuis  long-temps  l'insurrectioft 
se  trouvait  prête,  mais  Youtchitj  la  retint  de  sa  main  puissante.  — ^ 
Attendons  encore,  dit-il ,  l'issue  des  conférences  de  Stambol,  — et 
les  chefs  patriotes,  entourés  de  leurs  iounaks  armés,  se  préparèrent 
en  silence  au  combat,  jurant,  si  légoïste  diplomatie  de  l'Europe  sou- 
tenait encore  Miloch,  de  le  chasser  par  la  force  ou  de  périr.  Tonte*- 
fois,  ils  crurent  prudent  de  recevoir  dans  leurs  rangs  le  frère  di 
prince,  Ephrem,  qui,  s'abusant  encore  sur  la  haine  si  méritée  dont 
il  était  l'objet,  espérait  pouvoir  succéder  au  souverain  détrôoév 
Ephrem,  qui  avait  de  nombreux  griefs  contre  Miloch,  signa  méflie 
avec  plusieurs  autres  chefs,  le  12  novembre  1838,  un  acte  secret  oi 
tous  s'engageaient  à  unir  leurs  efforts  pour  l'expulsion  du  tyraik 
Depuis  qu'il  était  soutenu  par  les  luthériens  d'Angleterre,  le  koîaze^ 
aux  yeux  même  du  clergé,  n'était  plus  qu'un  impie.  N'osant  sortir 
de  son  konak,  il  faisait  chaque  nuit  barricader  les  rues  voisines  per 
les  soldats  de  sa  garde.  «  Je  meurs  de  peur,  disait-il  aux  siens;  il  faut 
qu'un  tel  état  cesse,  réconciliez-moi  avec  le  paysy  vidons  en  familie 
nos  querelles  de  famiUe,  reprenons  sincèrement  la  chigte  de-  Davi^ 
dovitj,  qui  m'avait  tant  fait  cliérir.  »  Il  était  trop  tard;  l'exaspératm 
populaire  était  au  comble.  Le  consul  Hodges  lui-même  tretsMait 
d'être  chassé;  il  n'osait  plus  aller  voir  puMiquen^eot  Miloch  :  te  mè»- 
pris  que  cet  Anglais  avait  montré  pour  des  barbares  indignes,  selee 
lui,  d'être  libres,  lui  avait  enlevé  toute  sympathie  et  tMte  infiuenoe. 
Il  n'avait  plus  qu'une  espérance  :  Miloch,  en  se  jetant  dans  les -bMs 
du  sultan ,  en  se  refaisant  raya ,  pouvait  regagner  le  pouvoir  et  se 


LE  1II0M>E  GRÉCO-SLAVE.  867 

Idégager  de  Tinfluence  du  cabinet  russe,  qui  appuyait  le  parti  con- 
stitutionnel. Le  seul  homme  que  craignît  Miloch dans lecomilé serbe 
:de  Stambol,  Petronievitj,  était  gardé  nuit  et  jour  par  ses  deux  collè- 
gues. Heureusement  ce  patriote  avait  Taffection  de  Mahmoud,  qui 
Toulut  l'entretenir  en  secret.  Petronievitj  parle  turc  avec  une  grande 
•âégance;  le  sultan  l'écouta  long-temps,  la  vérité  perça  tout  entière, 
•et  une  nouvelle  guerre  civile  fut  épargnée  à  la  Serbie.  Jivanovitj, 
eoBvaincu  d'avoir  distribué  parmi  les  membres  du  divan  cent  mille 
iducats  de  la  part  de  Miloch  pour  obtenir  un  oustav  favorable,  essaya 
en  vain  de  plaider  la  cause  de  son  matlre.  Dans  cette  lutte,  où  l'avenir 
.de  la  Serbie  était  en  jeu ,  Petronievitj  fut  décidément  le  vainqueur. 
C'est  sur  ces  entrefaites  qu'à  l'exemple  du  cabinet  de  Londres,  le 
igOHvernement  français  envoya  un  agent  diplomatique  en  Serbie. 
4tf.  Duclos,  chargé  de  cette  mission,  reçut  de  l'amiral  Roussin  l'ordre 
«de  se  déclarer  pour  Miloch,  et  de  n'agir  en  tout  que  de  concert  avec 
«le  consul  anglais.  Lié  ainsi  par  ses  instructions,  il  se  voyait  dépouillé 
de  toute  influence  avant  même  son  arrivée  en  Serbie.  Les  commis- 
saires serbes  se  préparant  à  quitter  Constantinople,  Petronievitj  offrit 
à»M.  ]>uclos  d'être  son  compagnon  de  voyage,  et  Ils  partirent  en- 
semble pour  Belgrad.  La  charte  nouvelle  les  y  avait  précédés,  avec 
Je  drapeau  tricolore  serbe,  rouge,  blanc  et  blerf.  A  la  place  du  crois- 
sant, on  avait  brodé  sur  cet  étendard  national  la  couronne  fermée 
et  quatre  étoiles.  Obligé  de  se  rendre  à  Belgrad  pour  y  régler  avec 
le  consul  russe  et  le  visir  ottoman  le  mode  de  publication  de  l'oustav, 
Jiiioch  entra  le  11  janvier  1839  dans  cette  ville  toute  remplie  de  ses 
ennemis,  qui,  rangés  sur  son  passage,  jouissaient  de  son  humiliation 
et  du  silence  réprobateur  gardé  par  la  foule.  Quelques  jours  après, 
le  dimanche  de  Saint-Théodore,  patron  des  Obrenovitj,  un  feu  d'ar- 
tifice eut  lieu  sur  la  promenade  du  KalemeTdan  ;  des  réjouissances 
populaires  célébraient  l'abolition  de  la  tyrannie.  Miloch  était  fêté, 
inais  à  l'instar  de  ces  taureaux  antiques,  auxquels  on  dorait  les 
cornes,  et  que  l'on  parait  de  fleurs  pour  les  mener  à  l'autel.  On  était 
à  la  veille  d#  la  skoupchtina  que  Miloch  n'avait  réunie  que  contraint 
par  la  nécessité.  Le  lendemain  10  février,  dès  l'aurore,  les  députés 
serbes  traversaient  en  foule  les  rues  de  Belgrad.  Le  visir,  à  la  tête 
?des  troupes  ottomanes,  sortit  bientôt  de  la  citadelle,  apportant  aux 
représentans  de  la  Serbie  la  charte  des  deux  tsars,  décrétée  vers  le 
milieu  de  la  lune  de  Chevala  1254  (décembre  1838).  Miloch  se  pros- 
terna devant  le  diplôme  impérial,  le  baisa  et  le  mit  sur  sa  tête;  alors 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  bey  envoyé  de  Mahmoud  prit  la  charte,  dont  on  fit  lecture,  d*abord 
en  turc,  puis  en  serbe  : 

a  A  mon  visir  loussouf-MoukhIiss-Pacha  (  puisse-t-il  être  glorifié!) 
et  au  kniaze  de  la  nation  serbe  (que  sa  fin  soit  heureuse!)  —  Consi- 
dérant les  droits  et  franchises  accordés  aux  habitans  de  ma  province 
de  Serbie»  en  récompense  de  leur  fidèle  dévouement ,  et  attenda 
que,  d'après  les  hati-cherifs  antérieurs,  ils  jouissent  d*une  régence 
séparée,  j'ai  trouvé  nécessaire  de  leur  octroyer  encore  une  constitu- 
tion nationale  particulière,  irrévocable  tant  que  la  Serbie  observera 
ses  devoirs  d'obéissance  à  ma  très  haute  Porte,  et  paiera  les  rede- 
vances convenues.  J'envoie  donc  à  la  nation  serbe  le  statut  organique 
suivant  : 

0 1""  La  dignité  de  kniaze  te  reste  à  toi,  Milocb,  et  è  ta  famille,  à 
cause  de  ta  fidélité,  et  par  suite  du  bérat  impérial  que  je  t'avais  pré- 
cédemment accordé.  2*"  Tu  dirigeras  avec  loyauté  l'administration 
intérieure  du  pays,  et  quatre  mille  bourses  devront  couvrir  chaque 
année  ta  dépense  particulière.  3*"  Je  te  soumets  la  nomination  aux 
divers  emplois  de  la  province,  le  mode  d'exécution  des  lois,  l'applica- 
tion des  peines  prononcées  par  les  tribunaux;  je  t'accorde  le  droit  de 
grâce,  le  commandement  en  chef  des  postes  militaires,  la  police  du 
pays,  le  soin  de  fixer  et  de  prélever  les  taxes  particulières  et  l'impôt 
général,  dont  tu  déclareras  auparavant  la  quotité  aux  représentans 
de  la  nation.  4""  Comme  tous  ces  droits  te  suffisent  pour  faire  le  bon- 
heur de  ton  peuple,  j'exige  que  tu  te  choisisses,  pour  gouverner  ta 
province,  trois  ministres  qui,  placés  sous  toi,  dirigeront  l'intérieur, 
les  finances  et  la  justice.  5''  Ta  chancellerie  privée,  sous  la  surveil- 
lance de  ton  lieutenant  ou  procureur,  n'aura  qu*à  délivrer  les  passe- 
ports et  à  veiller  sur  les  relations  de  la  principauté  avec  les  puissances 
étrangères.  6''  Le  sénat  national  sera  composé  de  staréchines  les  plus 
considérés  du  pays,  au  nombre  de  dix-sept,  y  compris  le  président. 
Pour  être  membre  du  sénat,  il  faut  être  Serbe  de  naissance  ou  natu- 
ralisé Serbe,  avoir  atteint  l'âge  de  trente-cinq  ans,  et  posséder  des 
biens  immeubles.  Tu  gardes  le  droit  de  choisir  les  sénateurs  et  leur 
président,  pourvu  que  ton  choix  n'appelle  que  des  citoyens  généra- 
lement estimés  par  leur  capacité,  leur  probité  intègre  et  des  services 
rendus  au  pays.  Avant  son  entrée  en  fonctions,  chacun  d'eux,  en 
présence  du  métropolite,  prêtera  serment  de  ne  jamais  agir  contre 
les  intérêts  de  la  nation,  les  devoirs  de  sa  charge,  ou  contre  ma  vo- 
lonté impériale.  L'unique  tâche  du  sénat  est  de  discuter  les  intérêts 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  869 

oationaux  et  de  te  prêter  assistance.  1"*  Les  sénateurs  auront  des 
appointemens  convenables»  que  tu  Oxeras  d'accord  avec  eux;  aucun 
règlement  ne  pourra  être  adopté,  aucune  nouvelle  imposition  pré- 
levée sans  leur  approbation;  le  cercle  de  leur  activité  embrassera 
les  sujets  suivans  :  décider  en  matière  de  justice,  d'impôt  et  de 
législation  du  pays,  fixer  les  rétributions  de  tous  les  employés,  et 
créer  de  nouveaux  emplois,  si  le  besoin  s*en  fait  sentir;  évaluer  les 
dépenses  annuelles  de  Tadministration ,  et  chercher  la  manière  la 
plus  avantageuse  de  répartir  et  de  percevoir  les  contributions;  déter- 
miner le  nombre,  la  paie,  le  service  des  troupes  de  garnison  chargées 
de  maintenir  la  paix  dans  le  pays;  exiger  des  trois  ministres  un 
compte  annuel  détaillé  de  leur  administration;  enfin  rédiger,  adopter 
i  la  majorité  des  voix,  et  présenter  à  ta  ratification  toute  ordonnance 
quelconque  qui  leur  semblera  utile,  à  condition  qu'elle  ne  porte 
aucune  atteinte  aux  droits  de  suzeraineté  de  ma  Porte,  è  qui  le  pays 
appartient.  S""  Les  sénateurs  ne  pourront  être  destitués  qu'en  cas 
d'infraction  aux  lois  du  pays,  et  en  vertu  d'un  jugement  ratifié  par 
ma  Porte.  Les  trois  hauts  dignitaires  du  gouvernement  et  le  direc- 
teur de  la  chancellerie  princière  font  de  droit  partie  du  sénat.  Un 
kapou-kihaia  de  la  Serbie,  envoyé  par  ses  concitoyens,  résidera  en 
permanence  auprès  de  ma  resplendissante  Porte,  pour  gérer  les 
affaires  de  sa  nation  et  mettre  mes  volontés  souveraines  d'accord 
avec  les  institutions  et  immunités  de  son  pays...  » 

Miloch  avait  écouté,  tête  baissée,  cette  constitution  décrétée  par 
deux  souverains  absolus  qui,  républicains  hors  de  chez  eux,  le  dé- 
pouillaient de  son  autocratie  et  faisaient  entrer  le  sénat  dans  la  par- 
ticipation de  ses  droits.  «Je  ne  serais  plus  Miloch,  dit-il  tout  bas  à 
ses  favoris,  si  je  souffrais  un  tel  outrage;  nous  verrons!  »  Les  émi- 
grés, revenus  en  foule,  serraient  la  main  de  Vachtchenko  et  s'em- 
brassaient entre  eux.  Le  peuple  ne  pouvait  oublier  cependant  que 
cette  charte  lui  venait  des  tsars  étrangers,  des  oppresseurs  de  l'Orient; 
il  n'y  avait  pris  aucune  part,  et  il  n'osait  s'y  fier.  La  présence  de 
Vachtchenko  à  cette  lecture  n'avait-elle  pas  une  menaçante  signifi- 
cation? Aussi,  malgré  les  efforts  du  sénat  pour  convoquer  tous  les 
guerriers  ou  citoyens  de  la  Serbie,  et  quoiqu'on  eût  écrit  dans  les  dix- 
sept  nahias  que  tout  Serbe  élu  ou  non  élu  par  sa  commune  pouvait 
assister  à  la  skoupchtina,  il  n'en  était  venu  que  deux  ou  trois  mille. 
Réunis  sur  le  vaste  glacis  du  Kalémeïdan ,  les  députés  accueillirent 
la  lecture  de  l'oustav  par  de  sourds  murmures.  —  Est-ce  donc  pour 


870  R&VUE  DBS  I«IJX  MœiDBg. 

obtenir  une  charte  turco-russe  que  nous  avons  combattu  tant  d'an- 
nées? Est-ce  pour  cette  œuvre  de  Tétranger  qu'en  1835  nous  avon» 
marché  sur  Kragouïevats,  et  que,  depuis  une  année»  nousaigoÎK 
sons  nos  sabres?  Nous  aurions  bien  su  nous  venger;  qu*étaitril  besoin- 
d  invoquer  Mahmoud  ou  Nicolas,  et  de  faire  venir  un  consul  russe? 
C'étaient  nous  seuls  qu-il  fallait  appeler  contre  le  tyran.  —  En  même 
temps,  leurs  regards  se  tournaient  pleins  do  mépris  vers  Mîloch,  qui- 
avait  attiré  à  son  pays  la  honte  d'une  intervention  étrangère;  leprince' 
lai-môme  se  sentait  humilié,  et  la  rage,  plutôt  que  le  repentir,  luL 
arrachait  des  larmes. 

Laissant  le  visir  et  les  beys  turcs  sous  leurs  tentes  aux  brillantes 
couleurs,  le  peuple  rentra  dans  Belgrad,  s'attroupa  spontanément 
autour  de  la  cathédrale,  et  demanda  qu'on  mît  la  charte  des  tsars 
en  délibération  :  lui,  peuple  indépendant,  voulait  s'assurer  si  su 
conscience  lui  permettait  de  la  ratifier.  Ce  fier  langage  eflBraya  les 
knèzes,  qui  accoururent  haranguer  les  paysans,  s' efforçant  de  leur 
prouver  combien  la  charte  était  libérale.  Voulant  s'en  convaincre 
par  lui-même,  le  peuple  exigea  qu'on  lui  en  distribuât  des  exem^r 
plaires;  puis,  se  disséminant  en  divers  groupes,  il  ^e  fit  relire  toute 
la  constitution,  article  par  article,  approuvant  celui-ci,  rejetant  ce- 
lui-là et  demandant  qu^il  fût  effacé.  «  Mais  les  tsars!  criaient Jes. 
sénateurs.  —  Ils  n'ont  rien  à  faire  ici,  »  répondaient  les  généreui. 
montagnards.  Évidemment  les  sénateurs  n'étaient  pas  à  la  hauteur 
d'un  tel  peuple  :  la  plupart  des  sovietniks,  vieillards  ou  riches  pro- 
priétaires, lassés  d'une  lutte  de  tant  d'années,  ne  demandaient  plus 
qu'à  mourir  en  paix,  heureux  de  pouvoir  léguer  à  leurs  fils  les  eapë* 
rances  d'une  plus  complète  émancipation.  D'un  autre  côté,  les  reprét 
sentans  du  peuple  étaient  en  trop  petit  nombre^  pour  l'emporter; 
malgré  leurs  protestations,  on  regarda  la  charte  comme  approuvée*, 
et  les  amis  du  sénat  firent  insérer  dans  la  Gazette  d-Augsbourg  que; 
l'âge  dlor  commençait  en  Serbie,  que  quinze  mille  Serbes  armés 
avaient  écouté  et  couvert  d'applaudissemens  la  charte  des  empe-* 
reurs,  que  la  loi  avait  tout  réglé,  la  quotité  de  l'impôt,  les  apr 
pointemens  de  chaque  employé  depuis  le  ministre  jusqu'au  dernier' 
secrétaire,  enfin  qqe  l'assemblée  nationale  reprenait  ses  droits  mé^- 
connus,  etc.  Or  rien  de  tout  cela  n'était  vrai,  la  skoupohtina  de 
quinze  mille  Serbes  se  composait  en  réalité  de  douze  K)U3G|uimecente- 
liommes  du  peuple  fort  mécontens;  les  appointemens  des.fonoUûDT- 
naires  restaient  soumis  à  l'arbitraire  des  ministres,  et.larcharteJiout: 


LE  MONDE  GMÉCO-SLAVE.  871 

Telle  ne  prononçait  pas  même  le  nom  d'assemblée  nationale.  Ainsi 
aux  duperies  officielles  des  absolutistes  succédaient  les  mystifications 
du  parti  appelé  constitutionnel. 

Ephrem,  pour  calmer  le  peuple,  se  mêlait  à  la  foule,  et  criait  : 
«  Amis,  jurez  de  soutenir  à  jamais,  vous  et  vos  enfans,  la  constitu- 
tion libératrice.  »  Mais  le  peuple,  qui,  avec  son  merveilleux  instinct, 
voyait  dans  cet  oustav  le  prélude  de  son  asservissement  à  l'étranger, 
lui  répondait  :  «  Nous  avons  juré  d'obéir  à  une  autre  charte,  et  nous 
tenons  notre  serment.  Ce  n*est  pas  à  nous  de  jurer,  c'est  à  vous 
autres  de  nous  prouver  que  vous  êtes  fidèles.  »  L'idée  encore  vivace 
en  Orient  de  rinfaillibilité  du  peuple,  en  ce  qui  touche  ses  intérêts 
civils,  donnait  ce  jour-là  à  l'attitude  des  paysans  serbes  un  caractère 
imposant.  Les  sénateurs  et  les  nouveaux  ministres  allèrent  donc  en 
secret  et  sans  pompe  prêter  dans  l'église  leur  nouveau  serment; 
quant  au  peuple,  il  s'en  tint  h  celui  qu'il  avait  prêté  en  1835. 

La  charte  des  tsars  n'avait  contenté  ni  Miloch,  qu'elle  humiliait 
devant  l'Europe,  ni  la  nation,  qui  s'indignait  de  voir  des  in&uences 
étrangères  dominer  le  sénat.  S'apercevant  du  mécontentement  gé- 
néral, le  consul  anglais  en  concluait  que  le  régime  despotique  était 
le  seul  qui  convînt  à  la  Serbie;  le  consul  russe  au  contraire  en  tirait 
cette  conséquence,  que  le  despote  n'avait  pas  encore  été  assez  abaissé. 
Pour  les  agens  autrichiens,  ils  assuraient  que  la  nationalité  serbe 
était  un  vain  rêve  des  slavistes.  En  réalité,  ce  qui  empêchait  la  na- 
tion de  se  développer,  c'étaient  les  intrigues  de  ces  trois  consuls, 
que  le  peuple  aurait  voulu  embarquer  sur  le  Danube,  avec  la  race 
entière  des  Obrenovitj ,  pour  se  choisir  une  nouvelle  dynastie  et  se 
donner  des  lois  conformes  à  ses  besoins;  il  était  surtout  blessé  de 
l'abolition  de  la  skoupchtina.  L'avocat  Hadchitj ,  qui  avait  posé  les 
bases  du  nouvel  oustav,  se  plaignait  hautement  qu'on  eût  dénaturé 
son  plan  :  on  n'avait  point  opposé,  comme  il  l'eût  désiré,  le  pouvoir 
d'une  chambre  des  députés  à  celui  du  sénat;  on  n'avait  point  prévu 
le  cas  où  le  prince  se  refuserait  à  souscrire  les  lois  votées  par  le 
sénat  et  les  députés,  cas  dans  lequel  Hadchitj  réclamait  la  convocation 
ipso  facto  de  la  grande  skoupchtina.  Cette  diète  populaire  était  une 
institution  profondément  nationale;  aucun  des  anciens  rois  n'avait 
osé  l'abolir.  Sous  Tserni-George,  elle  était  le  fondement  de  l'état; 
Miloch  même,  tout  en  éludant  l'action  de  cette  assemblée,  en  avait 
reconnu  la  légitimité.  De  quel  droit  donc  les  empereurs  gardaient-ils 
sur  cette  vénérable  institution  un  dédaigneux  silence?  Alarmé  de 
ces  murmures,  le  consul  Yachtchenko  écrivit  aux  cours  de  l'Ermitage 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  du  Bosphore;  on  l'autorisa  aussitôt  à  faire  déclarer  par  le  sénat 
au  peuple  serbe  que  Tintention  des  bons  empereurs  n'était  pas  de 
gêner  en  quoi  que  ce  fût  la  liberté  de  la  Serbie ,  que  dans  Toustav 
ils  n'avaient  point  parlé  de  skoupchtina ,  parce  qu'évidemment  une 
institution  aussi  antique  ne  pouvait  être  abolie.  Un  oiikase  fut  même 
rédigé  pour  promettre  vaguement  au  peuple  qu'il  conserverait  ses 
assemblées,  et  qu'elles  seraient  convoquées  quand  le  sénat  le  juge- 
rait convenable.  Cette  singulière  ordonnance  du  18  avril  1839  n*avait 
d'autre  signature  que  celle  de  George  Protitj,  ministre  de  l'intérieur. 
Malgré  la  haine  du  peuple  contre  Eplirem ,  le  consul  russe  avait 
insisté  pour  qu'il  fut  nommé  président  du  sénat,  et  un  oukase  de 
Miloch  du  14  février  1839  avait  placé  son  cher  frère  au  premier  rang 
de  l'état.  En  effet ,  bien  que  dans  ce  même  oukase  le  prince  déclarât 
encore  les  sénateurs  soumis  à  sa  suprématie  directe,  néanmoins,  de- 
puis la  publication  du  nouvel  oustav,  cette  suprématie  était  illusoire; 
la  force  executive ,  aussi  bien  que  législative,  était  réellement  passée 
aux  mains  du  sénat.  Un  homme  supérieur  à  la  tête  de  ce  corps  pou- 
vait devenir  tout  puissant;  mais  la  nullité  morale  et  le  silence  absolu 
d'Ephrem  forcèrent  ses  collègues  à  choisir  un  vice-président  qui  diri- 
geât au  moins  les  séances;  leur  choix  tomba  sur  StoïaneSimitj.  Le  pre- 
mier acte  que  décrétèrent  les  sénateurs  inamovibles  fut  la  déclara- 
tion des  droits  que  leur  assurait  le  hati-cherif.  Cet  acte  [oustroienié 
sovieta],  d'une  haute  importance,  constate  l'inviolabilité  des  soviet- 
niks,  qui,  ailranchis  de  la  surveillance  du  prince,  ne  peuvent  être 
accusés  et  jugés  que  par  ordre  du  sultan.  Ces  knèzes,  tout  patriotes 
qu'ils  sont,  consentaient  donc,  en  1839,  à  remettre  dans  les  mains  de 
la  Porte  la  défense  de  leurs  droits  qui,  en  1830,  avait  été  conDée  & 
un  chef  de  leur  propre  race;  mais  ils  obtenaient  aussi  du  divan  des 
garanties  nouvelles.  Le  même  acte,  qui  reconnaît  au  kniaze  le  droit 
de  nommer  aux  places  vacantes  du  sénat,  met  pour  condition  & 
l'exercice  de  ce  droit,  que  le  peuple  confirmera  par  ses  suffrages 
le  choix  du  prince,  et  il  ajoute  :  «  C'est  pourquoi  tout  candidat  élevé 
par  le  prince  au  rang  de  sovietnik  doit  avoir  été  auparavant  pro- 
posé ou  approuvé  par  le  soviet.  »  Ainsi  le  soviet  et  le  peuple  sont 
pris  ici  comme  synonymes,  ou  plutôt  l'un  est  à  l'autre  ce  que  la  tête 
est  au  corps.  «  Comme  le  sénat,  est-il  dit  plus  loin,  renferme  les 
hommes  les  plus  méritans  de  la  nation,  le  kniaze  ne  peut  choisir 
que  parmi  eux  ses  ministres.  En  outre  il  ne  peut  les  forcer  à  dé- 
poser leurs  portefeuilles,  ni  exiger  d'eux  la  publication  d'une  ordon- 
nance quelconque  avant  qu'elle  ait  été  ratiflée  par  le  sénat.  Ce 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  873 

corps  peut  choisir  qui  bon  lui  semble  pour  rédiger  les  projets  de  lois 
jugées  par  lui  nécessaires,  et  les  met  en  délibération  sans  que  le 
kniaze  puisse  s'y  opposer.  »  N'accordant  au  prince  que  le  seul  pou- 
voir exécutif,  le  soviet  pouvait  donc  lui  interdire»  conune  contraire 
à  la  charte,  toute  tentative  d'empiétement  sur  les  attributions  du 
pouvoir  législatif,  qui  lui  est  entièrement  étranger.  Voilà  ce  que  les 
diplomates  russes  autorisaient  après  avoir  fait  anéantir,  comme  trop 
républicaine,  la  charte  de  Davidovitj  I 

Miloch  ne  pouvait  donc  plus  faire  un  acte  de  souveraineté  sans 
avoir  obtenu  d'abord  l'assentiment  du  sénat,  son  tuteur.  Le  sénat, 
il  est  vrai,  ne  pouvait  publier  aucune  ordonnance  qui  eût  force  de 
oî  sans  la  signature  du  kniaze.  Armé  de  son  veto  y  Miloch  pou- 
vait encore  suspendre  la  marche  du  gouvernement;  il  pouvait  en 
appeler  des  arrêts  du  sénat  aux  deux  cours  protectrices.  Le  prince 
exploita  largement  son  droit  de  protestation  :  pendant  les  premiers 
mois  du  nouveau  gouvernement,  il  ne  permit  pas  la  publication  d'un 
seul  acte  ofiiciel;  de  concert  avec  Jivanovitj,  il  soumit  le  corps  légis- 
latif à  une  espèce  de  blocus.  Enfin  les  sénateurs,  sous  prétexte  que 
Kragouïevats  manquait  de  logeraens  nécessaires  pour  tous  les  em- 
ployés ,  quittèrent  cette  petite  capitale  créée  par  Miloch  et  toute 
dévouée  à  son  fondateur.  Le  kniaze  eut  l'imprudence  de  les  suivre  à 
Belgrad  avec  toute  sa  cour.  L'accueil  que  lui  firent  les  habitans  fut 
significatif  :  pas  un  citoyen  ne  se  porta  au-devant  de  lui  pour  le  com- 
plimenter; une  trentaine  de  cavaliers  sauvages,  aux  longs  poignards, 
aux  carabines  chargées,  aux  vieux  manteaux  déchirés,  environnaient 
le  prince.  Un  sombre  silence  planait  sur  la  foule  et  n'était  interrompu 
que  par  le  souffie  des  chevaux  qui  gravissaient  la  colline.  C'était 
bien  l'entrée  d'un  tyran. 

Bientôt  un  grave  incident  ramena  l'attention  publique  sur  la  ques- 
tion la  plus  importante  du  moment,  la  lutte  du  prince  et  des  séna- 
teurs. Le  nouveau  sénat,  lors  de  son  installation,  avait  trouvé  le 
trésor  de  l'état  presque  vide;  il  rendit  Miloch  responsable  du  déficit. 
Sommé  de  rendre  ses  comptes ,  le  prince  répondit  qu'avant  la  pu- 
blication de  l'oustav  il  avait  été  le  maître  absolu  de  la  Serbie,  qu'il 
avait  représenté  le  peuple,  et  qu'à  ce  titre  il  ne  pouvait  être  accusé 
de  concussion.  Les  sénateurs  opposaient  à  cette  justification  de  Mi- 
loch une  dénégation  formelle;  ils  prouvaient  que  son  usurpation 
n'avait  jamais  été  sanctionnée  par  les  libres  suffrages  du  peuple. 
Voyant  le  sénat  persister  ainsi  dans  son  projet  d'enquête ,  Miloch 
vendit  secrètement  à  ses  amis  une  partie  considérable  des  biens 


^7&  REVUE  DES  BEUX  MOXBES. 

nationaux  qu'il  s'était  appropriés;  le  sénat  fut  instruit  de  la  fraude 
et  déclara  ces  ventes  non  valides.  11  ne  restait  plus  à  Milooh  qu'à  ac- 
cuser le  sénat  de  rébellion;  c'est  ce  qu'il  fit,  et,  ne  voulant  pas,  disait- 
il,  rester  le  prisonnier  du  soviet,  il  s'enfuit  à  Zemlin.  Représentant 
d'une  cour  qui  avait  appuyé  la  dynastie  des  Obrenovitj,  et  tremblant 
que  le  peuple  ne  la  déclarât  déchue  du  trône,  Vachtchenko  se  rendit 
alors  près  du  prince  fugitif  et  réussit,  en  prodiguant  les  promesses, 
à  le  ramener  en  Serbie.  Revenu  à  Belgrad,  Miloch  se  hAla  d'exploiter 
les  bonnes  dispositons  du  consul  russe.  Il  obtint  de  Vachtcheoko  ^u'il 
appuyât  un  manifeste  adressé  à  son  souverain.  Dans  cette  pièce,  Mi- 
loch priait  le  tsar  de  lui  accorder  un  asile  en  Russie,  et  soumettait  à 
sa  décision  suprême  le  différend  qui  s'était  élevé  entre  lui  et  le  sénat. 
Nicolas,  flatté  de  cette  marque  de  confiance,  répondit  en  invitaet 
Miloch  h  venir  à  Pétersbourg.  Aussitôt  le  kniaze  fit  entamer  des 
négociations  analogues  auprès  de  la  cour  d'Autriche,  et,  dès  qu'il 
les  crut  assez  avancées,  il  repassa  à  Zemlin,  annonçant  qu*il  allait  se 
plaindre  à  Vienne.  Par  cette  conduite  habile,  Miloch  compromettait 
le  consul  russe,  qui,  après  avoir  décidé  le  tsar  à  protéger  le  kniaze, 
avait  le  plus  grand  intérêt  à  empêcher  l'Autriche  d'intervenir  dans 
cette  affaire.  Vachtchenko  visitait  chaque  jour  le  kniaze  au  laiaret; 
Petronlevitj  et  les  autres  sénateurs  du  parti  national,  tremblant  que 
l'Autriche  n'intervînt  en  faveur  de  Miloch,  allaient  jusqu'à  deux  fois 
par  jour  le  supplier  de  revenir.  Grâce  à  l'ignorance  où  était  l'Europe 
du  véritable  état  des  choses,  Miloch  avait  pris  tout  d'un  coup  une 
position  très  forte.  En  Hongrie,  on  était  près  de  le  regarder  comme 
un  autre  Louis  XVI,  qui  veut  échapper  à  ses  bourreaux.  En  Serbie, 
beaucoup  de  patriotes  penchaient  à  croire  que  le  protectorat  .autri- 
chien ne  serait  pas  aussi  écrasant  que  celui  de  l'empereur  russe,  et 
tendaient  la  main  aux  Serbes  de  Hongrie,  tous  favorables  à  Miloch, 
par  suite  des  faux  rapports  publiés  dans  les  feuilles  allemandes.  Cest 
alors  que  deux  chefs  du  parti  de  Miloch,  l'habile  Jivanovitj  et  le  mé- 
decin piémontais  Cunibert ,  voyant  leur  maître  ébranlé  par  les  sup- 
plications du  sénat,  dont  ils  avaient  personnellement  à  redouter  la 
colère,  s'évadèrent  la  nuit  de  Belgrad,  et  rejoignirent  à  Zemlin  le 
prince  fugitif,  pour  rengager  à  persister  dans  ses  refus.  Mais  la 
princesse  Loubitsa  arriva  presque  en  même  temps  de  Temesvar  avec 
ses  fils;  pour  se  rendre  populaire,  elle  accabla  de  reproches  son  mari 
en  présence  des  sénateurs  et  lui  peignit  la  honte  qui  le  suivrait  dans 
les  cours  où  il  irait  porter  ses  plaintes.  Alors  Miloch,  versant  des 
larmes,  jura  de  régner  désormais  en  kiiiazc  citoyen,  soumis  à  la 


LB  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  875^ 

constitution ,  ratifia  la  sentence  d'exii  perpétuel  prononcée  par  le 
haut  tribunal  contre  Cunibert  et  Jivanovitj;  puis,  escorté  par  une 
défiutation  du  sénat,  il  rentra  dans  Belgrad. 

Évidemment,  malgré  tout  ce  qu'a  pu  dire  la  presse  européenne, 
la- Russie  n'avait  plus  qu'un  bien  faible  intérêt  à  détrôner  Miloch,  car 
elle  tenait  en  ses  mains  le  sénat,  qui  était  devenu  le  seul  pouvoir  ef- 
fectif  de  la  principauté.  Aussi  Yachtchenko  mettait-il  en  œuvre  toute 
son  éloquence  pour  persuader  au  kniaze  dc  se  tenir  en  paix.  Il  lui  van- 
tait le  bonheur  d'un  prince  constitutionnel,  qui  n'a  rien  à  faire  qu'à 
savourer  les  joies  du  rang  suprême,  qui  a  toute  puissance  pour  le  bien 
et  nulle  puissance  pour  le  mal,  et  qui  recueille  toute  la  gloire  de  la 
prospérité  publique,  sans  qu'on  puisse  lui  attribuer  aucun  des  maux, 
du  pays.  Ce  langage  ne  faisait  qu'indigner  le  vieux  tyran,  et  le  consuL 
était  mieux  écouté  quand  il  rappelait  au  prince  les  terribles  effets  de), 
laeolère  du  peuple,  à  Mon  influence  et  iacrainte  qu'inspire  le  tsar  te 
maintiendront  malgré  la  nation,  disait-il,  tant  que  tu  respecteras 
Toustav;  mais  si  tu  le  foules  aux  pieds,  tu  te  retrouveras  seul  en  pré- 
sence d'un. peuple  avide  de  vengeance.»  Ces  remontrances  furent 
cependant  vite  oubliées  :  le  sénat  avait  insisté  pour  que  Miloch  rendît 
compte  de  sa  gestion  des  deniers  publics  depuis  dix  ans;  il  exigeait 
qu'il  restituât  les  biens  confisqués  et  réparât  tous  les  dommages 
causés  par  ses  intendans  aux  particuUers.  Il  y  avait  \h  de  quoi  pousser 
à  bout  un  avare  moins  endurci  que  Miloch;  plutôt  que  de  rendre  les 
miiiions  demandés,  il  accepta  la  guerre  civile.  Sachant  combien  le- 
peuple  voyait  de  mauvais  œil  une  charte  imposée  par  les  puissances* 
étrangères,  et  dans  laquelle  il  n'avait  pu  introduire  aucune  modifi-^ 
cation»  Miloch  tout  h  coup  proclama  Tabolition  de  l'oiistav;  il  en- 
-  voya  son  frère  lovane  dans  le  mont  Koadnik,  pour  soulever  les 
paysans  de  ses  domaines,  et  invita  les  troupes  régulières  à  venir 
briser  les  chaînes  dont  les  sénateurs  l'avaient  chargé.  Le  malheureux 
ne  se  doutait  pas  que  ces  vieillards,  objets  de  sa  haine,  étaient  dé- 
sormais ses  seuls  protecteurs,  et  qu'en  brisant  ce  dernier  appui,  il  se 
livrait  lui-môme  sans  défense  à  toute  la  colère  du  peuple^ 

L'armée,  provoquée  par  les  agens  de  Miloch  et  sans. attendre  que< 
les  paysans  dlovane  prissent  les^  armes  de  leur  côté,  sesouleva. 
bientôt  aux  cris  de  :  ^4  bas  la  charte  y  vive  le  prince  absolut!  Aprës^ 
avoir  forcé  l'arsenal,  la  garoison  de  Kragouïevata:8e  joignit: va  celle 
de  Tjoupria,  et  toutes  ces  troupes  marcbèrenb sur  Belgrade  entrain- 
nant  garrottés  leurs  propres  oOioiers  qui  refusaient  de  violer  la  charte^ 
et  ceuM  des  employés  qui  n'avaient  pas  eu  le  temps  de  s'enfuir  dans 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  forêts  voisines.  Â  cette  nouvelle,  les  sénateurs,  profondément 
surpris,  forcèrent  Miloch  à  les  suivre  chez  le  visir  de  la  citadelle 
pour  lui  annoncer  ce  qui  se  passait.  Ils  voulaient  le  laisser  comme 
otage  aux  mains  des  Turcs;  mais  le  visir  et  le  consul  russe  se  refusè- 
rent également  h  prendre  sur  eux  une  telle  responsabilité.  Comme 
le  prince  protestait  de  sa  complète  innocence,  on  feignit  d'y  croire; 
seulement  on  exigea  de  lui  qu'il  envoyât  aux  rebelles  deux  de  ses 
aides-de-camp  avec  une  lettre  où  il  leur  conseillait  d'abandonner 
leur  folle  entreprise.  Miloch  dut  céder  à  la  force;  mais  pour  détruire 
l'effet  de  sa  lettre,  il  fit  donner  secrètement  aux  siens  l'ordre  de 
n'écouter  aucun  avis,  et  de  marcher  toujours  en  avant  jusqu'à  ce 
qu'ils  eussent  arraché  leur  maître  aux  mains  des  constitutionnels. 
Conduits  par  un  sous-olTicicr  nommé  Taditj,  les  soldats  révoltés  pour- 
suivirent donc  leur  marche,  musique  en  tétc,  étendards  déployés, 
excitant  sur  la  route  tous  les  paysans  à  les  suivre  contre  les  impies 
qui  avaient  incarcéré  le  kniaze  et  voulaient  le  tuer. 

Réduit  aux  expédicns  extrêmes,  le  sénat  dut  investir  Voutchitj  de 
la  dictature  militaire  pour  tout  le  temps  que  durerait  l'insurrection; 
déjà,  en  1835,  ce  héros,  l'idole  du  peuple,  avait  noblement  soutenu 
le  rôle  difficile  qu'on  lui  confiait  de  nouveau.  A  la  tête  des  volon- 
taires qui,  au  bout  de  quelques  jours,  s'élevèrent  au  nonibre  de 
quinze  mille,  le  dictateur  eut  bientôt  cerné  les  troupes  du  prince, 
es  réduisit  à  se  rendre  prisonnières,  dispersa  les  bandes  que  l'or 
de  Miloch  avait  soulevées,  et  prit  Kragouïevats.  Alors  réunissant 
sur  la  prairie  de  cette  ville  toute  l'armée  civique,  il  enjoignît  à 
chaque  capitaine  de  nahia,  à  chaque  knèze  de  district  de  tenir  dans 
sa  tente  registre  ouvert,  pour  que  tout  membre  de  la  nation  pût  y 
inscrire  ses  griefs  et  constater  les  dommages  causés  par  Miloch,  soit 
à  sa  personne,  soit  à  ses  biens.  Il  engagea  en  même  temps  les  chefs 
serbes  à  lui  exposer  librement  leurs  vœux.  Les  guerriers  de  toutes 
les  nahias  s'accordaient  pour  demander  une  grande  skoupchtina. 
Les  sénateurs  seuls  s'y  opposaient.  —  Le  peuple  imprévoyant,  di- 
saient-ils, chasserait  la  dynastie  maudite;  alors  la  Russie,  qui  l'a  ap- 
puyée de  sa  garantie,  enverrait  chez  nous  un  plénipotentiaire;  son 
joug  s'appesantirait  sur  la  Serbie.  Mieux  vaut  garder,  en  le  conte- 
nant, un  tyran  national.  Ces  sénateurs  avaient  raison;  mais  quel 
triste  sort  pour  un  peuple  avide  d'indépendance  I  Aussi  l'enthou- 
siasme patriotique  qui  s  était  d'abord  réveillé  avoQ  tant  d'éclat,  fai- 
sait-il place  à  une  froide  résignation;  la  plupart  cependant  persis- 
taient encore  à  demander  la  skoupchtina.  a  Que  sommes -nous. 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  877 

s*écrîaicnt-ils,  si  nous  ue  pouvons  rien  faire  sans  la  permission  des 
tsars?  »  Et  les  iounaks  formaient  dans  la  plaine  de  vastes  groupes 
autour  des  plus  ardcns  tribuns,  qui  les  poussaient  à  des  actes  d'in- 
dépendance. Les  starécbines  aux  cheveux  blanchis  contemplaient 
avec  attendrissement  ces  nobles  scènes,  ils  s'associaient  à  ces  géné- 
reux élans.  «  Où  est  le  temps  qui  nous  a  vus  rayas?  s*écriaient-ils. 
Comme  notre  peuple  a  grandi  en  intelligence  et  en  dignité  1 7>  Et 
Tardeur  des  jeunes  gens  se  communiquait  même  à  ces  vieillards, 
qui  refusaient  de  se  retirer  avant  qu'on  eût  promis  la  skoupcbtina. 
Youtchitj  dut  céder,  et  jura  qu'elle  aurait  lieu,  quoi  qu'en  pussent 
dire  le  sénat  et  la  Russie. 

Aussitôt  Tarmée  des  citoyens  se  dirigea  sur  Belgrad,  où  elle  vou- 
lait tenir  debout  et  en  armes  une  assemblée  générale.  Elle  s'arrêta 
à  une  demi-lieue  de  la  ville,  pour  recevoir  sur  le  Vratchar  le  salut 
du  sénat,  et  le  remercier,  au  nom  de  la  patrie,  du  zèle  qu'il  avait 
déployé.  Un  homme  d'une  taille  colossale  et  dont  le  vaste  front  pâle 
décelait  un  caractère  inflexible,  présidait  ce  conseil  de  vieillards  : 
c'était  Tardent  patriote  Stoîane  Simitj.  On  eût  dit  une  vivante  per- 
sonnification de  la  fermeté,  de  l'énergie  civiques.  Tout  le  temps 
que  dura  la  délibération,  il  consefva  la  même  attitude,  la  même  im- 
passibilité. Enfin,  les  paysans  demandèrent  que  le  sénat  déclarât  la 
diète  ouverte,  et  qu'elle  fût  appelée  à  juger  son  prince  parjure.  Le 
soviet,  effrayé,  allégua  que  Miloch  ne  pouvait  être  jugé  que  par  les 
empereurs;  mais  les  citoyens  s'emportèrent,  et  menacèrent,  si  on  dé- 
clinait leur  compétence,  de  prendre  chacun  une  pierre  pour  aller  de 
leurs  mains  lapider  le  tyran.  Nikiphore,  évêque  d'Oujitsa,  qui  était 
venu  remercier,  au  nom  de  l'église,  les  sauveurs  de  l'oustav,  ne  put 
les  ramener  à  des  dispositions  plus  calmes  qu'en  opposant  à  leurs 
plaintes  toute  l'autorité  de  sa  parole  évangélique.  En  même  temps» 
Voutchitj,  parcourant  ces  groupes  en  tumulte,  s'efforçait  de  leur  faire 
entendre  un  langage  pacifique,  a  Frères,  calmez-vous,  criait-il;  il 
vous  sera  fait  pleine  justice,  la  charte  vous  en  est  garant.  Mais  songez 
que  d'esclaves  que  vous  étiez,  la  loi  vous  a  rendus  hommes;  qu'il  y 
a  maintenant  une  nation  serbe  dont  il  faut  ménager  l'avenir.  Ne 
compromettez  pas  votre  dignité  de  citoyens  :  que  dirait  l'Europe  en 
apprenant  que  vous  n'avez  pu  attendre  le  cours  de  la  justice  contre 
votre  oppresseur,  et  que  vous  vous  êtes  vengés  en  rayas?  >^  Les 
kmëtes  ne  répondirent  à  ces  exhortations  qu'en  demandant  de  nou- 
veau une  instruction  judiciaire.  Les  sénateurs  cédèrent  sur  ce  point, 
tout  en  faisant  entendre  qu'un  tel  procès  exigeait  du  temps,  et 

TOME  I.  66 


8T8^  REVUE  DBS  i>ElJX  MONDES. 

Sloïane  Simitj  pressa  vivement 'les  citoyens  *de  retourner  chez  eus. 
jttsqa^à'Ce  que  la  commission  d'examen  pût  présenter  son  travail/ 
promettant  qu'alors  on  les«<X)nv6qiierait  de  nouveau.  Mais  les  insur- 
gés se  refusèrent  à  quitter  Belgirad  avant  que  le  violateur,  de  l'ousta? 
eût  évacué  le  pays,  et  Youtchiti  leur  objectant  que,  sans  la  permis* 
sion  des  empereurs  qui  Tavaient  établi,  on  ne  pouvait  chasser  Miloch, 
tous  les "kmëtes  s'élancèrent vens  le  dictateur  en  criant  :  «Sers  notre  ' 
cause,  frère  ancien  1  ne  nous  demande  pas  une  faiblesse.  Nos  droits  • 
sont  désormais  sacrés,  les  tsars  eux-mêmes  les  ont  solennellement' 
reconnus;  qu'importe  après  cela  leur  blârae^  si  le  bon  droit  et  le  ciel 
sont  pour  nous?  Quoi  qu'il  arrive,  il  faut  que  justicesoit  faite;  jus^- 
qu'alors  nous  resterons  à  Belgrad.  »  De  tant  d'orateurs  rustiques 
qoî  prenaient  successivement  la  parole,  rarement  l'un  interrompait- 
l'autffe;  tous  ces  hommes  qu'agitaient  des  passions  si  vives  portaient* 
dans  4' expression  de  leurs  griefs  et  de  leurs  vœux  une  logique  et  une 
netteté  singulières.  Cette  naïve  éloquence  finit  par  l'emporter.  Lea- 
sénateurs  déclarèrent  la  skoupchtina  ouverte,  et  ainsi  constitué  en 
diète  souveraine,  le  peuple  signifia  au  sénat  qu'il  avait  à  répondre 
devant  lui  de  la  personne  du  prince  confié  à  sa  surveillance*  Une 
heure  après  cette  dédaration,  deux  officiers  de  garde,  envoyés  par 
le  sénat,  croisaient  leurs  épées  devant  la  porte  de  Miloch  prisonnier. . 

Le  triomphe  du  parti  national  était  si  complet,  que  Je  sénats  après* 
avoir  gratifié  d'un  ducat  chacun  des  six  cents  soldats  réguliers  qui  lui 
étaient  restés  fidèles^  les  licencia  le  jour  même  de  leur  entrée  dans* 
Betgradw  Cette  entrée  triomphale  de  tous  les  chefs  du  peuple  avec- 
Youtchiti  à>  leur  tête  eut  lieu  par  la  porte  de  Stambol.  Groupés  sur 
les  murailles,  les  Turcs  voyaient  avec  stupéfaction  la  fête  civique- 
dont  leurs  anciens  rayas  étaient  les  héros.  Faisant  un  peu  tard  une 
démonstration  patriotique,  les  dames  de  la  maison  régnante  s'étaient  • 
rassemblées  au  palais  d'Ephrem,  pour  voir  du  balcon  passer  le  cortège. 

Cependant  Miloch' captif  poussait  des  cris  de  rage,  assurant  qu'il 
étaittétranger.à  la  révolte  de  ses  troupes  contre  l'oustav.  Il  deroan^- 
dait  qu'on  fitvenin  lovmétropolite  et  les  évêques  pour  qu'fi  pût,  la 
main.«ur  la  sainte  croix,  protester  de  son  innocence.  Tant d'hypo-*» 
crîsie  ne  pouvait  qu'exciter  le  dégoût  dans  les  âmes  loyales  des.  gaer^  • 
riers.serbes>-et  confirmer  le  peuple  dans  sa  résolution  de  mettre  iiou 
à4in  règneabhorré.  Le  consul  Yachtchenko  espérait  encore  détourner  ( 
le  sénat  de  céder  auivœu  de  ce  petit  peuple  qui,  selon  lui,  voulaitse^ 
donner  des  aii^s  de  grande  nation.  Toutce  qu'il  put  obtenir  fut quU)D^ 
limiterait  te  nombre  des  membres  de  la  diète,  et  que  Ja  masse  diiri 


LE  MOKDE  XiRÉCO-cSLAYiS.  879 

peuple  ne  serait  point  admise  à  prendra  part  aux  dôiibéralions. 
Quand  rassemblée  sortit  de  Belgrad  pour  aller  tenir  en  plein  champs 
sous  des  platanes,  sa  séance  décisive»  il  faj^t  fermer  les  portes  de  la 
ville  pour  empêcher  le  reste  du  peuple  de  s'élancer  à  la  suite  de  ses 
députés.  Youtchitj ,  à  leur  tête,  redevenu  simple  citoyen ,  traversait 
les  rues  obstruées  par  la  foule ,  comme  un  dictateur  romain  après 
son  abdication.  Sa  large  tunique  blanche,  son  caleçon- turc,  sa  cein- 
ture rouge  garnie  de  pistolets,  et  surtout  sa  iiëre  attitude,  le  faisaient 
distinguer  sans  peine  au  milieu  des  autres  sénateurs.  La  séance 
commença  par  un  discours  du  métropolite  Peter,  qui  déclarait  que 
le  kniaze,  chargé  d'accusations  auxquelles  il  ne  pouvait  pas  répon- 
dre, avait  résolu  d'abdiquer  et  de  se  retirer  pour  le  reste  de  ses 
jours  dans  ses  biens  de  la  Valachie.  L'assemblée  nationale  accueillit 
par  un  long  murmure  cette  déclaration  inattendue. —  Quoi!  s'écriait- 
on,  sans  restituer  les  sommes  enlevées  au  pays,  Miloch  se  retirerait 
dans  les  terres  qui  sont  le  fruit  de  ses.brigandagesl  II  irait  jouir  de 
sa  colossale  fortune,  amassée  en  vingt  années  de  meurtres  et  tie 
rapines,  et,  tranquille  à  l'étranger,  il  emploierait  une  partie  de  ses 
richesses  à  soudoyer  chez  nous  des  espions  et  des  traîtres I  Non,  il 
ne  doit  pas  nous  échapper  avant  d'avoir  rendu  ses  comptes.  Il  faut 
qu'il  subisse  son  jugement,  ou  bien  que,  s'avouant  lui-même  par 
écrit  coupable  et  digne  de  l'exil ,  il  restitue  l'or  qu'il  doit  à  ses  con- 
cussions. —  Quelques  voix  s'élevèrent  faiblement  pour  demander 
qu'on  laissât  Miloch  emporter  ses  trésors,  à  condition  qu'il  délivre- 

m 

rait  à  jamais  la  Serbie  de  sa  présence;  mais  ces  timides  propositions 
se  perdirent  au  milieu  de  clameurs  furieuses.  Effrayés  de  ce  tumulte» 
les  vieux  sénateurs,  même  ceux  que  Miloch  avait  le  plus  maltraités, 
protestèrent  contre  toute  violence  faite  à  la  personne  du  kniaze;  ces 
vieillards  en  cheveux  blancs  voulaient  descendre  au  tembeau  en  paix 
avec  tout  le  monde. 

Quelques  partisans  de  Miloch,  comme  le  colonel  Raîovitj,  profi- 
tèrent de  ces  dispositions  du  sénat  pour  inviter  le  peuple  à  la  dou- 
ceur; personne  ne  daigna  leur  répondre.  «  Frères!  s'écria  enfin 
Stoiane  Simitj,  le  kniaze  se  reconnaît  l'auteur  de  la  révolte,  il  avoue 
ses  tyrannies,  il  désire  seulement  qu'on  lui  en  épargne  Taveu  public, 
et  qu'on  le  laisse  se  retirer  en  paix.  Il  se  soumet  d'avance  à  ce  que  dé- 
cideront les  tribunaux  par  rapport  aux  restitutions;  il  rendra  sur  ses 
biens  privés  tout  ce  qu'il  a,  par  violence,  confisqué  aux  particuliers. 
—  Restituer  tout  est  impossible,  répondirent  les  orateurs  du  peuple 
un  peu  cahnés  par  ces  aveux;  qu'il  rende  seulement  ce  qu'il  a  extor- 

56. 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  depuis  le  jour  où  il  jura»  en  1835,  la  charte  serbe.  Depuis  ce  jour, 
seulement  nous  avons  des  droits,  et  ce  qu'on  nous  a  enlevé  nous  est 
légitimement  dû.  Quant  aux  crimes  antérieurs  de  Miloch,  nous  re- 
mettons à  Dieu  le  soin  de  notre  vengeance.  »  Reconnaissant  la  mo- 
dération de  ces  demandes,  Youtchitj  les  appuya  contre  ses  collègues; 
il  fit  remarquer  aux  sénateurs  qu'étant  seulement  les  représentans  de 
la  nation,  ils  ne  pouvaient  pas,  sans  le  consentement  de  la  nation 
môme,  délivrer  le  tyran  de  ses  dettes,  qu'il  fallait  en  dresser  un 
relevé  exact  et  le  présenter  à  la  diète,  seule  compétente  en  ce  qui 
concerne  les  aliénations  de  biens  privés  et  publics.  Le  soviet  céda 
sur  tous  ces  points,  et  il  fut  convenu  que  Miloch  rendrait  ses  comptes 
depuis  1835. 

Pendant  cette  longue  séance,  le  frère  du  prince,  Ephrem,  président 
du  sénat,  caché  derrière  les  sièges  de  ses  collègues  et  appuyé  au 
tronc  d'un  acacia,  avait  feint  d'abord  une  dédaigneuse  indifférence. 
Jouant  avec  son  chapelet  turc,  il  se  tournait  en  souriant  vers  un  Fran- 
çais qui  se  trouvait  près  de  lui,  chaque  fois  que  les  orateurs  popu- 
laires conunettaient  quelque  gaucherie.  Mais  quand  il  vit  le  sénat 
entraîné  et  l'assemblée  nationale  s'ériger  décidément  en  jury,  il  com- 
mença à  trembler  de  tous  ses  membres  et  sembla  près  de  défaillir; 
il  fallut  que  ses  momkes  le  transportassent  sur  son  cheval  pour  le 
ramener  en  ville. 

Le  consul  russe  Vachtchenko  apprît  avec  une  surprise  mêlée 
d'effroi  les  conclusions  de  la  diète;  qu'allait  dire  l'empereur  son 
maître,  quand  il  connaîtrait  les  désordres  qui  se  passaient  dans  un 
pays  protégé  par  ses  aigles?  Il  se  hâta  d'appeler  Voutchitj,  lui  re- 
procha les  excès  barbares  qu'il  autorisait  par  sa  présence,  lui  rappela 
les  égards  que  les  nations  civilisées  vouent  à  leurs  princes,  et  le 
pressa  d'user  de  son  influence  pour  obtenir  une  rétractation  de  la 
skoupchtina.  Le  généralissime  était  arrivé  chez  le  consul  escorté  de 
toute  une  cour  de  brillans  capitaines  :  d'un  signe  de  tête,  il  pouvait 
chasser  du  pays  et  Vachtchenko  et  la  dynastie  qu'il  défendait;  mais 
alors  le  temps  des  haïdouks  serait  revenu,  il  aurait  fallu  s'enfuir 
dans  les  montagnes,  dormir  au  bois,  la  main  sur  la  carabine,  près 
d'un  cheval  toujours  sellé.  Voutchitj  aimait  trop  sa  patrie  pour  céder 
en  un  tel  moment  à  ses  passions;  il  se  montra  donc  prêt  à  faire  ce 
que  désirait  Vachtchenko.  Aussitôt  on  invita  la  princesse  Loubitsa  à 
venir  chez  le  consul  russe  pour  s'entendre  avec  Voutchitj  sur  les 
moyens  d'efTectuer  l'évasion  de  son  mari.  La  princesse,  feignant 
d'être  afTaissée  sous  l'excès  de  sa  douleur,  se  fit  porter  chez  le  consul*, 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  881 

et  à  peine  eut-elle  aperçu  Youtchitj  qu'elle  accabla  d'injures  cet  an- 
cien ennemi  de  sa  famille.  Déjà  le  général  cédait  comme  un  enfant 
au  premier  mouvement  de  sa  colère,  qpand,  voyant  la  princesse 
fondre  en  larmes ,  il  jura  de  faire  évader  Miloch.  £n  effet ,  déter- 
miné par  ses  instances ,  le  sénat  se  rendit ,  dès  le  lendemain  matin, 
près  du  prince  captif  pour  lui  annoncer  que,  conformément  aux  dé- 
sirs de  Youtchitj  et  du  consul  russe ,  on  voulait  bien  le  laisser  partir 
sans  exiger  de  lui  aucune  restitution.  Pendant  ce  temps,  toute  la 
diète,  réunie  autour  de  la  cathédrale,  après  avoir  entendu  la  messe 
de  Taurore,  écoutait  un  pathétique  discours  du  métropolite,  qui 
exhortait  l'assemblée  au  pardon  et  la  suppliait  de  se  contenter  de 
Tabdication  du  prince  en  faveur  de  son  fils  aîné  Milane.  Long-temps 
les  kmètes  ne  répondirent  que  par  des  refus  obstinés  :  furieux  de 
voir  le  tyran  leur  échapper  sans  avoir  rien  restitué  à  tant  de  malheu- 
reux plongés  dans  la  misère,  les  députés  exigeaient  qu'au  moins  la 
dynastie  fût  abolie;  mais  on  leur  rappela  que  le  texte  du  bérat  était 
formel  :  les  empereurs  avaient  garanti  Tordre  de  succession.  D'ailleurs 
rhéritier  de  Miloch  était  généralement  aimé.  Une  députation  de  la 
diète  avec  les  évéques,  les  juges,  Tétat-major  de  Tarmée  et  les  séna- 
teurs, se  rendit  donc  au  konak  pour  recevoir  des  mains  du  prince 
l'acte  de  sa  démission.  A  la  deuxième  heure  du  jour  (  dix  heures  du 
matin  ),  Miloch  descendit  vers  les  députés  jusqulau  bas  de  l'esca- 
lier, et  leur  remit,  sous  le  titre  à'otretchenié  (abdication),  Tacte  que 
nous  traduisons  ici  : 

«  Au  sénat,  aux  différentes  autorités,  au  clergé  et  à  toute  la  na- 
tion serbe,  je  déclare  que ,  ma  santé  détruite  par  les  soucis  de  tant 
d'années  consacrées  au  gouvernement  de  mon  pays  ne  me  permet- 
tant plus  de  prolonger  mes  travaux,  j'ai  résolu  de  me  décharger  vo- 
lontairement de  ma  dignité  de  kniaze  et  des  devoirs  qui  y  sont  atta- 
chés. C'est  pourquoi  j'abdique  aujourd'hui  solennellement  et  pour 
toujours  en  faveur  de  mon  fils  aîné  Milane,  mon  héritier  et  succes- 
seur au  pouvoir,  d'après  les  termes  môme  du  hati-cherif  concédé  à 
la  nation  et  du  bérat  octroyé  à  ma  personne  par  le  très  clément 
sultan.  Le  repos  et  la  tranquillité  m'étant  devenus  indispensables 
après  de  si  pénibles  années,  je  quitte  la  Serbie  à  jamais,  et  n^emporte 
dans  mon^  cœur  qu'une  seule  consolation ,  celle  de  laisser  ma  patrie 
libre,  calme,  unie  et  prospère  à  l'ombre  d'une  puissante  protection. 
Ne  sachant  pas  signer,  j'ai  fait  souscrire  par  mon  plus  jeune  fils  Mi- 


882  BHVGE  DBS  BfiUX  vlfOEfDBS. 

khaîl  mon  nom  et  prénom ,  et  apposer  mon  sceau  à  cet  acte,  a6n  de 
prouver  qu'il  émane  de  mon  libre  et  plein  consentement, 
a  Donné  à  Belgrad/1«'  juin  1839. 

«'MlLOCH  OB«ElfOyiTJ, 

«£nia7.e  des  Serbes.  » 

Un  second  acte ,  conteaant  la  cession  da  pouvoir  au  nmslednik 
(successeur)  Milane,  fut  également  lu  à  rassemblée.  Le  prince  y  don- 
nait à  son  flis  toutes  ses  bénédictions,  l'engageait  à  ne  r^ner  qu'avec 
clémence,  à  consacrer  toute  sa  vie  au  bonheur -de  ses  sujets;  par  là 
seulement,  ajoutait  Miloch,  il  pourrait  adoucir  les  souffrances  et  les 
regrets  de  son  vieux  père.  Ces  deux  actes  furent  présentés  à  la  diète, 
qui  en  accueillit  la  lecture  par  un  morne  silence;  les  députés  étaient 
sous  la  pénible  impression  de  la  résistance  opposée  au  vceu  popu- 
laire. Ils  demandèrent  seulement  que  Miloch  partît  sans  délai,  et  son 
départ  fut  fixé  au  lendemain. 

Toute  la  nuit ,  le  prince  fit  entendre  des  lamentations  déchirantes. 
<rMa  chère  Serbie,  ma  douce  terre  natale,  je  ne  te  verrai- donc  plus! 
Je  ne  serai  plus  ton  clément,  ton  fils  béni!  »  (Le  mot  miloch  en  serbe 
a  cette  double  signification.)  N'avait-il  pas  ses  raisons  pour  regretter 
cette  patrie  qui  l'avait  vu  passer  de  l'état  de  valet  de  ferme,  gagnant 
trois  sous  par  jour,  au  rang  de  prince  assez  riche  pour  pouvoir  mettre 
en  sûreté ,  dans  la  banque  de  Vienne ,  un  million  six  cent  miHe 
ducats? 

A  neuf  heures  du  matin ,  le  sénat  et  les  évéques  escortèrent  Mi- 
loch jusqu'à  la  Save ,  où  l'attendaient  une  goélette  armée  et  deux 
barques  remplies  de  soldats,  chargés  de  le  garder  jusqu'à  son  arrivée 
en  Valachie,  pour  l'empêcher  de  fuir  en  Autriche.  Au  milieu  de  la 
foule  épaisse  rassemblée  sur  les  quais,  Miloch  était  aisément  recon- 
naissable  à  sa  taille  gigantesque ,  à  sa  tête  énorme  et  à  sa  grosse 
loupe  sur  la  joue  gauche.  Il  marchait  d'un  pas  ferme;  mais ,  sur  le 
point  d'entrer  dans  la  goélette ,  il  s'attendrit  de  nouveau ,  pria  tous 
ceux  qu'il  avait  persécutés  de  lui  pardonner  ses  violences,  et  s'avœia 
l'instigateur  de  la  dernière  révolte  contre  une  charte  qu'il  croyait 
pernicieuse.  Puis  il  jura  un  étemel  amour  à  sa  patrie,  et  rappela cpie, 
malgré  ses  fautes,  il  avait  néanmoins  fait  beaucoup  pour  la  régéné- 
ration de  la  Serbie.  Enfin ,  il  embrassa  les  sénateurs,  ses  ennemis, 
leur  souhaita  une  vieillesse  plus  tranquille  que  la  sienne.  «  Quit- 
tons-nous sans  haine,  dit-il;  séparons-nous  comme  il  convient  à 


LB.MONDK  GAÉGO^SLAV£•  888 

des  hommes,  à  de  vieux  compagnons  des  guerres  de  la  liberté.  Au 
nom  de  la  gloire  de  notre  pays»  sacrifions  nos  mutuelles  inimitiés;, 
qu  il  n'y  ait  point  de  scandales,  que  le  reste  de  TEarope  ignore  ce 
que  fut  mon  règne!  Ne  faites  rien  écrire  dans  les  journaux  contre 
moi  ;  que  Toubii  me  couvre  désormais  comme  si  j'étais  dans  la  tombe. 
Dites  que  j*ai  abdiqué  de  plein  gré,  et,  puisque  je  ne  peux  plus  vous 
nuire,  laissez  Dieu  seul  me  juger:  je  retournerai  bientôt  à  lui* 
Frères,  adieu  pour  toujours  1  Que  le  ciel  soit  avec  vous.!  » 

Il<  y  avait  de  la  dignité  dans  un  tel  langage.  Miloch  avait  durant 
vingt  ans  représenté  un  peuple,  et  lame  la  plus  vulgaire  s*élèv» 
dans  rexercice  d*une  telle  mission.  Les* nations,  que  Dieu  a. créées 
toutes  inviolables  et  saintes,  impriment  un  caractère  auguste  au  front 
qu'elles  couvrent  du  diadème.  C'est  ce  que  sentirent  les  Serbes,  et^ 
quand  leur  prince  monta  dans  son  caïque,  ils  se  précipitèrent  pour, 
lui  baiser  la  main.  Loubitsa,  qui  n'avait  jamais  reçu  de  soni  époux 
^ue  des  outrages,  poussa  des  cris  perçans  en  le  voyant  s'éloigner» 
Les  employés  allemands,  toujours  dévoués  au  pouvoir,  furent  cepen* 
dant  les  seuls  qui  osèrent  exprimer  publiquement  leurs  regrets. 
J^un  d'eux,  Richter,  dans  une  courte  brochure  publiée  sur  la  Ser- 
bie (!},  n'a  pas  craint  de  dire  :  ce  Miloch  est  digne  de  vénération  pour 
ses  magnifiques  qualités.  Comme  il  était  plein  d'amour!  Quelle  pré- 
venance envers  les  plus  pauvres!  Avec  quelle  reconnaissance  il  se 
découvrait  devant  le  salut  du  dernier  de  ses  sujets  l  II  ne  suc- 
comba que  dans  une  série  d'intrigues  dont  son  ame  ouverte  et  fraD-* 
che  ne  sut  point  se  défendre...,  d  Le»  voyageurs  français  n'ont  pas 
moins  contribué  que  les  Allemands  à  égarer  l'opinion  de  l'Europe 
au  sujet  des  Obrenovitj.  Mais,  quelque  éloge  qu'JÎs  aient  pu  faire  du  i 
caractère  et  des  intentions  de  Milochy  il  ëstuu  fait  démontré  aujour- 
d'hui jusqu'à  l'évidence  :  c'est  que  le  prince  serbe  n'jest  pas  tombé 
devant  de  lâches  intrigues,  mais  devant  la  colère  d'une  nation  ap- 
pauvrie par  ses  rapines  et  révoltée  de  ses  excès.     , 

Depuis  son  abdication,  Mîloch  a  fait  pour  ressaisir. le  pouvoin^ 
plusieurs  tentatives  qui  ont  toutes  ^ehoué;  ses  cabales  n!ont  abouti 
qu^à  empoisonner  les  jour»  de  se»  doux  fils,  Milane  et  Mikhaïl ,  et  à* 
rendre  impossible  la  franche  réconoililition  des  Serbes  avecsapostér- 
ritéi  Les  règnes  si  courts  des  deux  jeunes  princes  ont  d'ailleurs  été; 
remplis* de  tant  d^intrigues  étrangères,  qu'ils  appartiennent  moins  à 
l'histoire  de  la  Serbie  qu'à  celle  de  l'Orient  même  considéré  dan&; 

(1)  SevbUni  Zuaànde,  ISiO. 


884  RBTUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  rapports  avec  la  diplomatie  européenne.  Ces  règnes  forment  pour 
ainsi  dire  un  drame  à  part  qui  n^est  rien  moins  que  terminé.  En  1842, 
le  peuple  serbe  a  chassé  les  derniers  restes  de  la  famille  Obrenovitj. 
Un  flls  de  Tserni -George  gouverne  aujourd'hui  la  principauté. 
Toutefois,  les  Obrenovitj  ne  se  tiennent  pas  pour  battus,  et  peut-être 
ont-ils  quelque  raison  de  ne  pas  désespérer  encore.  En  effet  si»  au 
commencement  de  1843,  le  cabinet  britannique,  reniant  la  dynastie 
déchue,  qu'il  voit  soutenue  par  la  Russie,  a  pu  entraîner  notre 
diplomatie  dans  sa  politique  nouvelle;  si  notre  consul-général, 
M.  Kodrika,  poussé  en  avant  par  TÂngleterre  comme  une  sentinelle 
perdue ,  a  le  premier  de  tous  les  consuls  reconnu  la  légitimité  du 
prince  Alexandre  Georgevitj ,  cette  vague  démonstration,  que  n'ap- 
puiera sans  doute  aucune  mesure  ultérieure,  sera  d*un  bien  faible 
poids  dans  les  conseils  de  TEurope ,  et  T Autriche  et  la  Russie  n'en 
demanderont  pas  avec  moins  dlnstances  l'éloignement  volontaire  ou 
forcé  du  fils  de  Vémancipateur.  Il  faut  donc  attendre  encore  avant 
déjuger  dans  son  ensemble  une  crise  politique  dont  le  dénouement 
intéresse  non  seulement  les  Serbes,  mais  l'Orient  tout  entier. 


III 


Trois  partis  s'agitent  dans  la  principauté  serbe  :  il  y  a  le  parti  na- 
tional, composé  d'hospodars  à  mœurs  orientales,  qui ,  appuyé  sur  la 
population  des  montagnes ,  conservent  un  culte  pieux  pour  les  an- 
tiques souvenirs  et  la  vie  de  tribu.  Il  y  a  le  parti  allemand,  que  les 
relations  commerciales  de  la  Serbie  avec  l'Autriche  ont  formé  dans 
les  contrées  qui  bordent  le  Danube  et  la  Save.  Ce  parti  combat  au 
nom  de  la  civilisation  européenne  la  tendance  orientale  de  la  na- 
tion. Enfin,  il  y  a  le  parti  mixte,  composé  des  employés  qui  ne  croient 
qu'à  leur  solde ,  soutenu  par  les  cours  protectrices,  qui  ne  croient 
qu'à  elles-mêmes,  et  la  diplomatie  européenhe,  qui  approuve  tout 
aveuglément.  Cette  dernière -fraction  politique  n'a  aucune  chance  de 
vitalité  dans  le  pays;  elle  ne  pourrait  se  maintenir  au  pouvoir  qu'en 
se  reniant  elle-même  pour  s'appuyer  sur  l'un  ou  l'autre  des  deux 
partis  vraiment  sérieux  de  la  Serbie.  La  question  reste  ainsi  entre 
ceux  qui  appellent  l'organisation  allemande,  et  ceux  qui  soutiennent 
et  veulent  régulariser  les  institutions  orientales. 

Il  est  clair,  pour  qui  a  étudié  la  race  slave,  que  les  institutions  ger- 
maniques répugnent  profondément  à  son  génie:  à  plus  forte  raison, 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  885 

cette  race  ne  pourrait-elle  accepter  des  institutions  autrichiennes. 
Ce  sont  cependant  les  formes  gouvernementales  de  rAutriche  que  le 
parti  allemand  voudrait  acclimater  en  Serbie;  par  cette  prétention 
même  il  est  jugé. 

Reste  le  parti  des  hospodars ,  le  seul  qui  ait  vraiment  les  sympa- 
thies de  la  nation.  Ce  partie  hostile  à  la  monarchie  absolue,  appelle 
cependant  de  tous  ses  vœux  un  gouvernement  fort  et  régulier;  seu- 
lement,  il  désire  que  le  pouvoir  s*appuie,  non  sur  des  protecteurs 
étrangers,  mais  sur  les  antiques  institutions  du  pays.  Ces  institutions 
ont,  comme  les  mœurs  mêmes  du  peuple,  un  grand  caractère  de 
noblesse  et  de  simplicité.  Chaque  village  est  régi  par  ses  kmètes,  ou 
anciens,  qui,  réunis  en  conseil,  choisissent  les  knèzes,  divisés  en  trois 
ordres  :  l""  les  knèzes  des  bourgades  [ceoski-knezovi),  qui  remplacent 
nos  maires  et  nos  juges  de  paix;  2**  les  knèzes  des  districts,  dont  Tau- 
torité,  plus  étendue,  est  quelquefois  héréditaire;  3**  les  knèzes  des 
nahias,  dont  chacun  est  élu  par  toutes  les  communes  du  département 
et  siège  en  leur  nom  auprès  de  Vispravnik,  lieutenant  du  prince,  afin 
de  contrôler  ses  actes.  De  son  côté  Vispravnik,  à  Taide  de  ses  kape- 
tani,  distribués  dans  les  différentes  knéjines  de  son  ressort,  contrôle 
les  actes  du  peuple  ou  des  pères  de  famille,  et  s'attache  à  concilier  les 
plans  et  les  intérêts  généraux  de  l'état  avec  ceux  des  communes  et 
des  nahias.  Chaque  localité  administre  elle-même  ses  biens;  chaque 
confrérie  ou  commune  possède  le  sol  de  son  territoire  et  peut  afier- 
mer  ou  laisser  en  pacage  ses  terres,  dont  les  revenus  se  versent  à  la 
caisse  communale  pour  être  employés  aux  travaux  publics  ou  au  sou- 
lagement des  pauvres.  La  répartition  des  impôts  devant  toujours  être 
discutée  par  les  kmètes,  le  riche  ne  peut  échapper  aux  charges  pu- 
bliques comme  il  arrive  trop  souvent  dans  les  états  dont  les  revenus 
sont  perçus  d'après  les  données  si  incomplètes  du  cadastre.  En 
Serbie ,  nul  ne  peut  cacher  sa  fortune  réelle ,  toujours  connue  des 
voisins;  Timpôt  n'écrase  pas  le  pauvre  à  l'avantage  du  riche,  et  sou- 
vent même  les  lois  de  la  solidarité  orientale  obligent  le  grand  pro- 
priétaire à  payer  pour  ses  voisins  ou  parens  ruinés. 

Tel  est  le  système  pour  lequel  le  parti  national  de  la  Serbie  combat 
depuis  trente  ans  contre  la  mauvaise  volonté  des  princes.  Les  hos- 
podars, qui,  au  temps  de  Tserni-George,  n'avaient  pensé  qu'à  se 
liguer  entre  eux  pour  former  une  faction  aristocratique,  sont  entrés 
depuis  très  long-temps  dans  une  voie  plus  libérale.  Éclairés  sur  les 
tendances  de  leur  pays,  ces  hospodars,  que  les  journaux  d'Allemagne, 
fidèlement  copiés  par  les  journaux  de  France,  appellent  si  ridicule- 


LB  MONDE  GKBCO-SLAVB.  «8& 

cette  race  ne  pourrait-elle  accepter  des  institutions  autrichiennes. 
Ce  sont  cependant  les  fonnes  gouvernementales  de  l'Autriche  que  le 
parti  allemand  voudrait  acclimater  en  Serbie;  par  cette  prétention 
même  il  est  jugé. 

Reste  le  parti  des  hospodars,  le  seul  qui  ait  vraiment  les  sympa- 
thies de  la  nation.  Ce  parti,  hostile  à  la  monarchie  absolue,  appelle 
cependant  de  tous  ses  vœnx  un  gouvernement  fort  et  régulier;  seu- 
lement, il  désire  que  le  pouvoir  s'appuie,  non  sur  des  protecteurs 
étrangers,  mais  sur  les  antiques  institutions  du  pays.  Ces  institutions 
ont,  comme  les  mœurs  mêmes  du  peuple,  un  grand  caractère  de 
noblesse  et  de  simplicité.  Chaque  village  est  régi  par  ses  kmètcs,  ou 
anciens,  qui,  réunis  en  conseil,  choisissent  les  knèzes,  divisés  en  trois 
ordres  :  1°  les  knézes  des  bourgades  [ceoski-knesovi],  qui  remplacent 
nos  maires  et  nos  juges  de  pais;  2"  les  knèzes  des  districts,  dont  l'an- 
(orité,  plus  étendue,  est  quelquefois  héréditaire;  3"  les  knézes  des 
nahias,  dont  chacun  est  élu  par  toutes  les  communes  du  département 
et  siège  en  leur  nom  auprès  de  Vispravnik,  lieutenant  du  prince,  afin 
de  contrôler  ses  actes.  De  son  cûté  l'ispravnik,  h  l'aide  de  ses  kape- 
taai,  distribués  dans  les  différentes  knéjines  de  son  ressort,  contrdle 
les  actes  du  peuple  ou  des  pères  de  famille,  et  s'attache  k  concilier  les 
filans  et  les  intérêts  généraux  de  l'état  avec  ceux  des  communes  et 
des  nahias.  Chaque  localité  administre  elle-même  ses  biens;  chaque 
confrérie  ou  commune  possède  lu  sol  de  son  territoire  et  peut  affer- 
xner  ou  laisser  en  pacage  ses  terres,  dont  les  revenus  se  versent  ë  la 
caisse  communale  pour  être  employés  aux  travaux  publics  ou  au  sou- 
Jitgeimnt  des  pauvres.  La  répartition  des  impdts  dcvont  toujours  être 
discutée  par  les  kmètes,  le  riche  ne  peut  échapper  aux  charges  pu- 
Ï7#îques  comme  il  arrive  trop  souvent  dans  les  états  dont  les  revenus 
cMiC    perçus  d'après  les  données  si  incomplètes  du  cadastre.  Eu 
ïx-fjit*,  nul  ne  peut  cacher  sa  fortune  réelle,  toujours  connue  des 
'ÉMàm:  l'impôt  néirase  pas  le  pauvre  h.  l'avantage  du  riche,  et  soa- 
tyft    inéiae  les  \q[s  de  la  solidarité  orientale  obligent  le  grand  pro- 
É^i       ^er  pour  ses  voisins  ou  parens  ruinés. 

téme  pour  lequel  le  parti  national  de  la  Serbie  combat 
contre  la  mauvaise  volonté  des  princes.  Les  hoï- 
»nps  de  Tserni-George,  n'avaient  pensé  qa'k  se 
pour  former  une  faction  aristocratique,  sont  entrés 
-temps  dans  une  voie  plus  libérale.  Ëdairés  sur  le$ 
Tpays,  ces  hospodars,  quelesjooroaDi  d'AUeMN(Mrw 
£s  ptr  les  Jonrnaax  de  Fmice»  ipprilwt  ii  iWîwfc' 


884  RBTUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  rapports  avec  la  diplomatie  européenne.  Ces  règnes  forment  pour 
ainsi  dire  un  drame  à  part  qui  n'est  rien  moins  que  terminé.  En  1842, 
le  peuple  serbe  a  chassé  les  derniers  restes  de  la  famille  Obrenovitj. 
Un  fils  de  Tserni -George  gouverne  aujourd'hui  la  principauté. 
Toutefois,  les  Obrenovitj  ne  se  tiennent  pas  pour  battus,  et  peut-être 
ont-ils  quelque  raison  de  ne  pas  désespérer  encore.  En  effet  si»  au 
commencement  de  1843,  le  cabinet  britannique,  reniant  la  dynastie 
déchue,  qu'il  voit  soutenue  par  la  Russie,  a  pu  entraîner  notre 
diplomatie  dans  sa  politique  nouvelle;  si  notre  consul-général, 
M.  Kodrika,  poussé  en  avant  par  TÂngleterre  comme  une  sentinelle 
perdue,  a  le  premier  de  tous  les  consuls  reconnu  la  légitimité  du 
prince  Alexandre  Georgevitj ,  cette  vague  démonstration,  que  n'ap- 
puiera sans  doute  aucune  mesure  ultérieure,  sera  d'un  bien  faible 
poids  dans  les  conseils  de  l'Europe ,  et  l'Autriche  et  la  Russie  n'en 
demanderont  pas  avec  moins  d'instances  l'éloignement  volontaire  ou 
forcé  du  fils  de  Vémancipateur.  Il  faut  donc  attendre  encore  avant 
de  juger  dans  son  ensemble  une  crise  politique  dont  le  dénouement 
intéresse  non  seulement  les  Serbes,  mais  l'Orient  tout  entier. 


III 

Trois  partis  s'agitent  dans  la  principauté  serbe  :  il  y  a  le  parti  na- 
tional, composé  d'hospodars  à  mœurs  orientales,  qui,  appuyé  sur  la 
population  des  montagnes,  conservent  un  culte  pieux  pour  les  an- 
tiques souvenirs  et  la  vie  de  tribu.  Il  y  a  le  parti  allemand,  que  les 
relations  commerciales  de  la  Serbie  avec  l'Autriche  ont  formé  dans 
les  contrées  qui  bordent  le  Danube  et  la  Save.  Ce  parti  combat  au 
nom  de  la  civilisation  européenne  la  tendance  orientale  de  la  na- 
tion. Enfin,  il  y  a  le  parti  mixtes  composé  des  employés  qui  ne  croient 
qu'à  leur  solde ,  soutenu  par  les  cours  protectrices,  qui  ne  croient 
qu'à  elles-mêmes,  et  la  diplomatie  européenne ,  qui  approuve  tout 
aveuglément.  Cette  dernière -fraction  politique  n'a  aucune  chance  de 
vitalité  dans  le  pays;  elle  ne  pourrait  se  maintenir  au  pouvoir  qu'en 
se  reniant  elle-même  pour  s'appuyer  sur  l'un  ou  l'autre  des  deux 
partis  vraiment  sérieux  de  la  Serbie.  La  question  reste  ainsi  entre 
ceux  qui  appellent  l'organisation  allemande,  et  ceux  qui  soutiennent 
et  veulent  régulariser  les  institutions  orientales. 

Il  est  clair,  pour  qui  a  étudié  la  race  slave,  que  les  institutions  ger- 
maniques répugnent  profondément  à  son  génie;  à  plus  forte  raison, 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  885 

cette  race  ne  pourrait-elle  accepter  des  institutions  autrichiennes. 
Ce  sont  cependant  les  formes  gouvernementales  de  TAutriche  que  le 
parti  allemand  voudrait  acclimater  en  Serbie;  par  cette  prétention 
même  il  est  jugé. 

Reste  le  parti  des  hospodars ,  le  seul  qui  ait  vraiment  les  s}*mpa- 
thies  de  la  nation.  Ce  parti,  hostile  à  la  monarchie  absolue,  appelle 
cependant  de  tous  ses  vœux  un  gouvernement  fort  et  régulier;  seu- 
lement, il  désire  que  le  pouvoir  s*appuie,  non  sur  des  protecteurs 
étrangers,  mais  sur  les  antiques  institutions  du  pays.  Ces  institutions 
ont,  conune  les  mœurs  mômes  du  peuple,  un  grand  caractère  de 
noblesse  et  de  simplicité.  Chaque  village  est  régi  par  ses  kmètes,  ou 
anciens,  qui,  réunis  en  conseil,  choisissent  les  knèzes,  divisés  en  trois 
ordres  :  l""  les  knèzes  des  bourgades  [ceoski'knezovi)^  qui  remplacent 
nos  maires  et  nos  juges  de  paix;  2**  les  knèzes  des  districts,  dont  Tau- 
torité,  plus  étendue,  est  quelquefois  héréditaire;  ^"^  les  knèzes  des 
nahias,  dont  chacun  est  élu  par  toutes  les  communes  du  département 
et  siège  en  leur  nom  auprès  de  Vispravnik,  lieutenant  du  prince,  afin 
de  contrôler  ses  actes.  De  son  côté  Yispravniky  à  Taide  de  ses  kape- 
taniy  distribués  dans  les  différentes  knéjines  de  son  ressort,  contrôle 
les  actes  du  peuple  ou  des  pères  de  famille,  et  s'attache  à  concilier  les 
plans  et  les  intérêts  généraux  de  l'état  avec  ceux  des  communes  et 
des  nahias.  Chaque  localité  administre  elle-même  ses  biens;  chaque 
confrérie  ou  commune  possède  le  sol  de  son  territoire  et  peut  affer- 
mer ou  laisser  en  pacage  ses  terres,  dont  les  revenus  se  versent  à  la 
caisse  communale  pour  être  employés  aux  travaux  publics  ou  au  sou- 
lagement des  pauvres.  La  répartition  des  impôts  devant  toujours  être 
discutée  par  les  kmètes,  le  riche  ne  peut  échapper  aux  charges  pu- 
bliques comme  il  arrive  trop  souvent  dans  les  états  dont  les  revenus 
sont  perçus  d'après  les  données  si  incomplètes  du  cadastre.  En 
Serbie,  nul  ne  peut  cacher  sa  fortune  réelle,  toujours  connue  des 
voisins;  Timpôt  n*écrase  pas  le  pauvre  à  l'avantage  du  riche,  et  sou- 
vent même  les  lois  de  la  solidarité  orientale  obligent  le  grand  pro- 
priétaire à  payer  pour  ses  voisins  ou  parens  ruinés. 

Tel  est  le  système  pour  lequel  le  parti  national  de  la  Serbie  combat 
depuis  trente  ans  contre  la  mauvaise  volonté  des  princes.  Les  hos- 
podars, qui,  au  temps  de  Tserni-George,  n'avaient  pensé  qu'à  se 
liguer  entre  eux  pour  former  une  faction  aristocratique,  sont  entrés 
depuis  très  long-temps  dans  une  voie  plus  libérale.  Éclairés  sur  les 
tendances  de  leurpays,  ces  hospodars,  que  les  journaux  d'Allemagne, 
Qdèlement  copiés  par  les  journaux  de  France,  appellent  si  ridicule- 


f8S6  BBYUE  MB»  tBfEim 

.ment  les  Jm^rds  serbes,  sont  en  réflltté  les  pies  sincères  amis  du 
^feaple,  les  pères  des  tribus  qui  les  ont  choisis  comme  leurs  repré- 
•tentans;  c*est  à  ce  seul  titre  qu*ils  conservent  de  IMnflnenee. 

Les  Obrenovitj  voulurent  neutraliser  au  profit  de  leuf  despiî^isme 
ces  institutions  des  ancêtres;  ils  avaient  établi  une  administration 
eentrale,ou  plutôt  une  servile  bureaucratie,  dans  un  pays ^ùebacfoe 
viHage  aspire  à  se  gouverner  luinnéme,  et,  lesnationaux  nesachafit 
•pas  Ivre,  ils  avaient  dû  confier  Tadministration  à  des  étrangers,  la 
/plupart  pleins  de  mépris  pourle  culte  et  les  usages  du  pays.  :&a  charte 
des  empereurs,  malgré  ses  restrictions  tyranniques,  eut  au  moins 
ipour  résultat  d'abaisser  cette  naissante  aristocratie  d*hommes  de 
plume  devant  les  knèzes,  qui  senties  vrais  représentans  du  pays. 
Chacun  des  dix-sept  membres  du  corps  législatif -ne  pouvant  être 
choisi,  d'après  la  nouveUe  charte,  que  dans  les  rangs de^knèzeset 
•par  leur  concours,  ils  se  retrouvèrent  ainsi  associés  au  pouvoir  so«- 
verain.  Le  kniaze  ou  prince  ne  fut  plus  que  le  président  de  ces  chefs 
nationaux.  Les  journaux  d'Occident  ont  donc  prétendu  à  tor^  que 
les  deux  cours  auxquelles  est  due  cette  charte  imposèrent  les  formes 
<!onistitutionneHes  à  un  peuple  encore  trop  ignorant  pour  les  com* 
«prendre.  Cette  constitution  est  loin  sans  doute  de  satisfaire  aux  1^^ 
4imes  exigences  des  Serbes,  mais  on  y  chercherait  vainement  des 
analogies  avec  la  charte  française;  on  ne  lui  trouve  de' terme  de 
comparaison  que  dans  le  système  administratif  des  anciens  Grecs, 
«dont  rOrient  conserve  encore  la  précieuse  tradition.  L'^Enrope  de- 
vrait s'apercevoir  enfin  que  les  peuples  gréco-slaves' aspirent  surtout 
A  des  institutions  démocratiques;  seulement  ils  comprennent  la 
4îberté  autrement  et  plus  profondément  peut-être  que  les  Occiden- 
taux. La  seule  force  des  baïonnettes  pourrait  imposer  à  des  peuples 
animés  encore  de  l'esprit  de  tribu  cette  centralisation,  ce  despotisme 
de  la  majorité,  qui  caractérisent  la  démocratie  française. 

Parmi  lesînnovations  européennes  mtroduitespar  Wîloch  pour  sou- 
tenir son  despotisme,  ilfeot  signaler  l'installattion  d'une  police  prin- 
cière  dans  les  communes  rurales,  qui  avaient  eu  jusqu'alors  là  sur- 
veillance exclusive  et  la  responsabilité  des  actes  de  leurs  habitans. 
Foulant  aux  pieds  ces  traditions  de  solidarité  orientale,  Miloch  éta^ 
blit,  et  ses  successeurs  ont  laissé  subsister,  des  bureaux  d' enquête 
placés  dans  chaque  nahia  sous  la  direction  immédiate  du  natchàlnîk 
(gouverneur  militaire),  et  chargés  de  surveiller  la  conduite  des  ci- 
toyens. Ces  chefs  de  police  et  ces  gouverneurs  ont  pour  conseillers'des 
secrétairesiostroits  en  Europe  dans  l'art  d'opprimer  au  nom  de4é'Iof. 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  887 

Ce  sont  ces  serviles  agens  q\\\  prétendent  civiliser  les  Serbes,  et  qui» 
étonnés  de  soulever  la  défiance  des  populations,  écrivent  aux  jour- 
naux d'Europe  pour  décrier  le  pays  où  ils  ont  reçu  l'hospitalité.  A  les 
en  croire,  les  dix-sept  paysans  qu'on  appelle  sénateurs  devraient  être 
envoyés  comme  écoliers  en  Allemagne,  pour  y  étudier  Tadminis- 
tration.  Heureusement  ces  simples  vieillards  ont  sous  leurs  yeux 
rexemple  des  ridicules  effets  d'une  importation  prématurée  des  lois 
occidentales  en  Serbie  :  Davidoyitj  avait  fait  rédiger  le  code  serbe  en 
le  modelant  sur  le  code  Napoléon.  Après  douze  années  de  constans 
efforts,  les  traducteurs  avaient  terminé  leur  tâche,  et  le  nouveau  code 
put  être  enfin  communiqué  au  sénat  et  à  la  diète.  Ces  pieux  enfans 
de  la  nature  furent  indignés  des  articles  relatifs  aux  cultes,  au  ma- 
riage, à  la  dot  des  femmes,  à  l'organisation  des  familles;  ils  s'effrayè- 
rent des  germes  d'aristocratie  cachés  dans  les  titres  et  les  attributions 
dévolus  è  la  propriété,  et  ils  n'en  crurent  pas  leurs  oreilles  lorsqu'ils 
entendirent  mentionner,  parmi  les  obligations  imposées  aux  posses-^ 
seurs  de  maisons,  celle  des  servitudes.  —  Quoi  !  s'écrièrent  ces  naïfs 
vieillards,  même  à  Paris,  chez  la  nation  la  plus  libre  du  monde,  en- 
core tant  de  servitude  !  — Beaucoup  de  travail  avait  été  fait  en  vain; 
il  demeura  prouvé  que  le  code  français  resterait  long-temps  encore 
incompréhensible  aux  Serbes.  En  effet  la  politique,  science  purement 
expérimentale,  doit  toujours  procéder  des  élémens  simples  aux  élé- 
mens  complexes;  la  France,  quand  elle  s'élança  du  chaos  féodaU 
n'arriva  pas  du  premier  bond  à  la  centralisation  monarchique;  elle 
dut  traverser  lentement  la  période  des  grands  vassaux  et  des  grandes 
communes,  dont  chacune  était  comme  une  république  à  part  dans 
l'état.  Les  tribus  serbes  actuelles  aspirent  au  même  genrede  liberté 
que  nos  pères  du  xiii«  siècle.  Il  faut  savoir  concilier  l'établissement 
d'un  pouvoir  unitaire  avec  leur  légitime  besoin  d'uiie*  large  exis- 
tence municipale.  Bien  des  germes  d'une  organisation^  factice  ont 
déjà  été  implantés  dans  ce  pays;  ii  faut  qu'il  sache  s'en  délivrer,  ou 
qu'il  craigne  fmur  sa  vie  propre.  Si  la  Serbie  ne  peut,  à  l'exemple  dé 
la  Grèce,  secouer  l'influence  occidentale,  la  sève  de  sa  nationalité  se 
retirera  dans  les  montagnes,  en  Hertsegovine  et  au  Monténégro-; 
Déjà  ce  dernier  pays  se  trouve  dans  une  voie  de  développement  Weii 
plus  normale,  bien  plus  réellement  serbe ^  qoo  la  principauté  daniK 
bienne. 

Uorganisatioi»  militaire  de  la  Serbie*  ne  présente  pas  moins  d'ano^ 
raalies  que  son  état  civik  En  se;  contentant  d'exercer  la  jeunesse 
dans  les  villages  V  sans  f  acrachenda  ses  foyers  ^n  t^nps  de  paix  i  ce 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peuple  fournirait  aisément  soixante  mille  hommes  bien  disciplinés; 
mais  îl  s*obstine  à  créer,  au  moyen  de  la  conscription ,  une  armée 
permanente  à  Teuropéenne,  une  garde  du  prince,  au  lieu  d'une 
garde  nationale,  et  le  gouvernement  n*a  pu  jusqu'ici  obtenir  plus  de 
trois  mille  hommes  de  troupes  régulières.  Les  soldats  font  l'exercice 
à  la  russe,  portent  l'uniforme  vert  à  paremens  rouges,  et  reçoivent 
chacun  5  francs  de  gratîGcation  par  mois.  Quelque  restreinte  que 
soit  cette  conscription ,  et  quoique  le  temps  de  service  n'excède  pas 
six  années,  le  gouvernement  n'ose  lever  lui-même  les  recrues;  il  se 
décharge  de  cette  tâche  sur  les  knèzes  :  chaque  knéjine ,  suivant 
les  usages  orientaux,  choisit  elle-même  ses  conscrits,  ou  leur 
achète  à  volonté  des  remplaçans.  Une  autre  mesure  non  moins  con- 
forme au  génie  oriental  est  l'élection  des  officiers  par  les  soldats, 
qui,  rassemblés  périodiquement,  présentent  leurs  candidats  à  la 
ratification  de  l' état-major.  Parmi  les  troupes  d'élite,  il  faut  signaler 
la  cavalerie,  qui ,  montée  sur  ses  petits  chevaux  slaves ,  manœuvre 
admirablement.  Quant  à  l'artillerie,  elle  ne  se  compose  que  d'une 
trentaine  de  pièces  mal  servies.  Les  soldats  employés  comme  musi- 
ciens reçoivent  leur  congé  au  bout  de  trois  ans,  et,  en  quittant  le 
drapeau,  emportent  leur  instrument,  aûn  de  répandre  dans  les  cam- 
pagnes le  goût  de  la  musique  européenne.  Dans  le  cas  d'une  levée 
en  masse  des  citoyens ,  chaque  knèze  marche  à  la  tète  des  gens  de 
son  district,  et  les  grades  civils  deviennent  des  grades  militaires. 
Cette  levée  de  la  masse  a  lieu  spontanément  chaque  fois  que  la  patrie 
est  en  danger;  mais,  dans  aucun  cas,  elle  ne  pourrait  être  destinée  à 
soutenir  le  sultan.  Le  seul  et  dernier  signe  de  dépendance  qui  rat- 
tache, depuis  1833,  les  Serbes  à  la  Porte,  est  le  tribut  annuel  de 
2,300,000  piastres ,  formant  à  peu  près  le  quart  du  budget  total  de 
la  principauté. 

Le  commerce  entre  ce  pays  et  la  Turquie  est  entièrement  libre; 
les  Serbes  n'ont  pas  un  centime  à  payer  pour  écouler  leurs  produits 
dans  l'empire,  tandis  qu'au  contraire  les  objets  impoités  de  Turquie 
chez  eux  paient  un  droit  à  la  frontière ,  comme  les  marchandises 
européennes.  Aussi  la  douane  seule  de  Belgrad  rapporte-t-ëlle  plus 
d'un  demi-million  de  francs  par  année;  ses  tarifs,  décrétés  par  le  pre- 
mier oukase  de  Miloch,  du  20  décembre  1833,  établissent  que  le 
bois  envoyé  de  Serbie  à  Césaria  [Vienne]  doit  payer  20  paras  par 
toise,  que  les  produits  d'Europe  destinés  à  la  Romélie  paient  par 
chaque  teskéré  (bolette  et  plombage)  10  paras,  et  autant  pour  l'em- 
magasinage,  droit  élevé  à  deux  piastres  pour  les  marchandises  qui 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  889 

vont  directement  et  sans  plus  rien  payer  jusqu'à  Constantinople.  Ces 
dispositions  si  favorables  au  développement  du  commerce  indigène, 
se  complètent  par  la  défense  faite  à  tout  étranger  d'acquérir  en  son 
nom  des  biens  immeubles  dans  le  pays  avant  d'avoir  reçu  Yindigénat. 
Des  consuls  serbes  sont  déjà  accrédités  à  Boukareàt,  à  Constanti- 
nople, à  Vienne  et  dans  d*autres  villes  allemandes,  pour  y  veiller 
aux  intérêts  commerciaux  de  leur  pays. 

Quant  aux  agens  diplomatiques  des  quatre  grandes  puissances, 
anglaise,  russe,  française  et  autrichienne  en  Serbie,  ils  se  tiennent 
tous ,  excepté  le  consul  moscovite ,  tellement  en  dehors  du  mouve- 
ment social  des  Serbes,  que  la  plupart  gèrent  de  la  ville  hongroise  de 
Zemlin  leur  consulat  de  Serbie.  C'est  ainsi  qu'on  abandonne  aux 
sourdes  intrigues  de  ses  ennemis  une  population  généreuse  et  intel- 
ligente. Heureusement  pour  la  Serbie,  l'égoïste  indifférence  des 
grands  états  ne  l'a  pas  encore  ruinée  sans  retour.  Sa  position  inter- 
nationale est  forte;  l'Autriche,  qui  fera  tout  au  monde  pour  empê- 
cher la  Russie  de  s'incorporer  ce  pays,  n'oserait  de  son  côté  y  tou- 
cher elle-même  par  crainte  de  la  Russie.  On  peut  dire  que  la  plus 
sûre  garantie  de  Tindépendance  des  Serbes  se  trouve  dans  la  jalousie 
mutuelle  des  empires  autrichien  et  russe.  La  nature  a  d'ailleurs  as- 
suré aux  Autrichiens,  maîtres  de  la  Hongrie,  une  action  puissante 
sur  tous  les  pays  traversés  par  le  Danube,  où  leurs  bateaux  à  vapeur 
versent  sans  cesse  Fexcédant  de  leurs  fabriques.  Aussi  long-temps 
qu'un  tel  débouché  leur  sera  garanti,  ils  ne  convoiteront  que  médio- 
crement la  Serbie.  Il  faut,  disent  les  diplomates  autrichiens,  qu'un 
peuple  aussi  turbulent  que  les  Serbes  reste  démembré  :  nous  en 
avons  déjà  la  moitié  sous  nos  lois;  si  le  reste  nous  arrivait,  tou$ 
réunis  nous  donneraient  trop  à  faire;  sous  un  même  sceptre,  ils 
s'émanciperaient,  ils  deviendraient  forts  et  menaçans.  Laissons-les 
donc  se  diviser  de  plus  en  plus  comme  les  Polonais;  soutenons  chez 
eux  les  prétendans;  que  Mikhaïl  ou  Alexandre  régnent,  comme  Po^ 
niatovski  régnait  à  Varsovie,  en  attendant  le  dernier  partage.  Divide 
et  impera. 

S'il  y  a  en  Europe  une  puissance  à  qui  ces  partages  de  peuples 
soient  odieux,  elle  peut  agir;  la  Serbie  est  encore  un  champ  ouvert 
à  tous;  quiconque  voudra  y  conquérir  de  Tinfluence  n'a  qu'à  s'as- 
surer par  des  services  réels  l'amitié  des  chefs  les  plus  populaires. 
Si  le  cabinet  français  craint  d'agir  publiquement,  pourquoi  n'essaie- 
rait-il  pas  au  moins  de  provoquer  par  la  presse  les  sympathies  de 
l'Europe  pour  cinq  millions  d'hommes  qui  ne  méritent  pas  sans 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doute  un  moindre  intérêt  que  la  petite  peuplade  des  Maronites?  Au 
cas  d'une  rupture  de  la  paix  en  Orient,  les  Serbes  joueraient,  après 
les  Grecs,  le  rôle  le  plus  important  dans  le  grand  drame  du  Bosphore. 
En  intéressant  l'opinion  européenne  au  sort  de  ce  peuple,  notre 
cabinet  se  préparerait  une  intervention  aisée  pour  le  jour  où  l'An- 
gleterre et  la  Russie  voudront  enfin  se  partager  ce  vieux  monde 
oriental  qu'elles  couvent  depuis  si  long-temps.  11  est  vrai  que,  pour 
intervenir  avec  autorité,  il  faut  connaître  la  cause  qu'on  veut  dé- 
fendre, et  la  France,  préoccupée  d'autres  soins,  a  trouvé  commode 
jusqu'à  ce  jour  d'adopter  sans  discussion,  dans  tous  les  débats  gréco- 
slaves,  l'opinion  de  l'Angleterre  !  Par  suite  de  leurs  instructions,  nos 
consuls  en  Serbie  ont  dû  constamment  soutenir  le  parti  antî-natio- 
nal,  ce  qui  les  a  nécessairement  placés  en  état  d'hostilité  vis-à-vis 
des  indigènes.  Ces  diplomates  auraient  un  plus  beau  rôle  à  jouer, 
ils  pourraient  reprendre,  en  la  modifiant,  l'œuvre  de  Davidovitj,  et 
enlever  à  l'agent  du  tsar  la  dictature  civile  qu'il  prétend  exercer  en 
Serbie.  Mais  pour  se  faire  les  organes  du  peuple  serbe  vis-à-vis  de 
rOrient  et  de  l'Europe,  pour  protester  contre  les  envahissemens 
russes  dans  un  pays  auquel  des  traités  solennels  reconnaissent  le 
droit  de  se  régir  librement,  il  faudrait  que  nos  agens  connussent  la 
langue  des  indigènes,  qu'ils  eussent  pénétré  par  leurs  études  et  une 
longue  expérience  dans  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  mystère  orga- 
nique de  ces  peuples  :  à  cette  condition  seulement  ils  pourraient 
s'aventurer  dans  le  dédale  politique  du  monde  gréco-slave,  sans 
craindre  d'en  heurter  les  tendances,  sûrs  au  contraire  d'obtenir  des 
populations  un  concours  efficace. 

Pour  n'avoir  point  agi  ainsi,  on  a  laissé  les  diplomates  russes, 
autrichiens  et  anglais,  plonger  la  Serbie  dans  un  triste  chaos.  Grâce 
à  notre  ignorance,  ces  agens  ont  pu  entraîner  dans  une  voie  de  fai- 
blesse et  de  ruine  une  nation  qui  marchait  rapidement  à  sa  régéné* 
ration.  Ainsi  nous  laissons  briser  peu  à  peu  en  Orient  tout  ce  qui  se 
relève,  tout  ce  qui  pourrait  contribuer  à  sauver  l'Europe  des  enva- 
hissemens de  la  Russie,  en  opposant  une  digue  à  ses  interventions 
moltqiliées;  La  Russie  ne  reculera  en  effet  que  devant  des  intérêts 
indigènes  fortement  organisés,  et  elle  se  réjouit  de  voir  TOccident 
ne  songer  qu'à  l'exploitation  commerciale  de  ces  peuples  dont  elle 
devient  peu  à  peu  la  seule  protectrice  politique. 

Cyprikn  Rosert. 


ji-JUAi. 


LES  ESCLAVES 


FRAGMENT  D*UNE  TRAGÉDIE.* 


TOUSSAINT. 

Avancez, 
Mes  enfans,  mes  amis,  frères  d'ignominie! 
Vous  que  hait  la  nature  et  que  Thomme  renie; 
A  qui  le  lait  d'un  sein  par  les  chaînes  meurtri 
N*a  fait  qu'un  cœur  de  fiel  dans  un  corps  amaigri; 
Vous,  semblables  en  tout  à  ce  qui  fait  la  bote; 
Reptiles,  dont  je  suis  et  la  main  et  la  tète  ! 
Le  moment  est  venu  de  piquer  aux  talons 
La  race  d'oppresseurs  qui  nous  écrase...  Allons! 
Ils  s'avancent;  ils  vont,  dans  leur  dédain  superbe, 
Poser  imprudemment  leurs  pieds  blancs  sur  notre  herbe; 
Le  jour  du  jugement  se  lève  entre  eux  et  nous  I 
Entassez  tous  les  maux  qu'ils  ont  versés  sur  vous  : 

(1)  M.  de  Lamariine  a  bien  voultt  nous  communiquer  le  fngment  qaV)n  va  lire 
d'une  tragédie  inlitulée  les  Esclaves,  composée  il  y  a  quelques  années,  et  que  sa 
posiiioD  politique  ne  lui  a  pas  permis  de  donner  encore  au  Théâtre-Français. 
C'est  le  discours  de  Toussainl-Louverlure  aux  noirs  de  Saint-Domingue  pour  les 
encourager  à  reconquérir  leur  liberté. 


892  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Les  haines,  les  mépris,  les  hontes,  les  injures, 
La  nudité,  la  faim,  les  sueurs,  les  tortures, 
Le  fouet  et  le  bambou  marqués  sur  votre  peau, 
Les  alimens  souillés,  vils  rebuts  du  troupeau; 
Vos  enfans  nus  suçant  des  mamelles  séchées. 
Aux  mères,  aux  époux,  les  vierges  arrachées. 
Comme  pour  assouvir  ses  brutaux  appétits 
Le  tigre  à  la  mamelle  arrache  les  petits; 
Vos  membres,  dévorés  par  d'immondes  insectes. 
Pourrissant  au  cachot  sur  des  pailles  infectes; 
Sans  épouse  et  sans;fils  vos  vils  accouplemens. 
Et  le  sol  refusé  même  à  vos  ossemens. 
Pour  que  le  noir,  partout  proscrit  et  solitaire. 
Fût  sans  frère  au  soleil  et  sans  dieu  sur  la  terre. 
Rappelez  tous  les  noms  dont  ils  vous  ont  flétris. 
Titres  d'abjection,  de  dégoût,  de  mépris; 
Comptez-les!  dites-les  1  et  dans  notre  mémoire. 
De  ces  affronts  des  blancs  faisons-nous  notre  gloire  l 
Cest  Taiguillon  saignant  qui,  planté  dans  la  peau, 
Fait  contre  le  bouvier  regimber  le  taureau; 
Il  détourne  à  la  fin  son  front  stupide  et  morne. 
Et  frappe  le  tyran  au  ventre  avec  sa  corne. 

Vous  avez  vu  piler  la  poussière  à  canon , 
Avec  le  sel  de  pierre  et  le  noir  de  charbon  ; 
Sur  une  pierre  creuse  on  les  pétrit  ensemble; 
On  charge,  on  bourre,  et  feul  le  coup  part,  le  sol  tremble. 
Avec  ces  vils  rebuts  de  la  terre  et  du  feu. 
On  a  pour  se  tuer  le  tonnerre  de  Dieu  ! 
Eh  bien  I  bourrez  vos  cœurs  comme  on  fait  cette  poudre, 
Vous  êtes  le  charbon ,  le  salpêtre  et  la  foudre. 
Moi,  je  serai  le  feu,  les  blancs  seront  le  but. 
De  la  terre  et  du  ciel  méprisable  rebut , 
Montrez  en  éclatant,  race  à  la  fin  vengée, 
De  quelle  explosion  le  temps  vous  a  chargée  ! 

(  Il  se  penche  et  écoute  un  moment  à  torre.  ) 


LES  ESCLAVES.  893 

Ils  sont  là  1  —  là ,  tout  près,  —  vos  lâches  oppresseurs  I 
Du  pauvre  gibier  noir  exécrables  chasseurs, 
Vers  le  piège  caché  que  ma  main  va  leur  tendre 
Ils  montent  à  pas  sourds  et  pensent  nous  surprendre. 
Mais  j'ai  Toreille  Gne,  et  bien  qu'ils  parlent  bas. 

Depuis  le  bord  des  mers  j'entends  monter  leurs  pas. 
Chut!...  Leurs  chevaux  déjà  boivent  Teau  des  cascades, 
Ils  séparent  leur  troupe  en  fortes  embuscades. 
Ils  montent  un  à  un  nos  âpres  escaliers. 
Ils  les  redescendront  avant  peu  par  milliers  I 
Que  de  temps  pour  monter  ce  rocher  sur  la  butte  I 
Pour  le  rouler  en  bas  combien?  Une  minute! 


Avez-vous  peur  des  blancs?  Vous,  peur  d'eux!  Et  pourquoi? 

J'en  eus  moi-même  aussi  peur;  mais  écoutez-moi. 

Au  temps  où  m'enfuyant  chez  les  marrons  de  l'Ile, 

Il  n'était  pas  pour  moi  d'assez  obscur  asile. 

Je  me  réfugiai,  pour  m'endormir,  un  soir. 

Dans  le  champ  où  la  mort  met  le  blanc  près  du  noir, 

Cimetière  éloigné  des  cases  du  village, 

Où  la  lune  en  tremblant  glissait  dans  le  feuillage. 

Sous  les  rameaux  d'un  cèdre  au  long  bras  étendu , 

A  peine  mon  hamac  était-il  suspendu. 

Qu'un  grand  tigre,  aiguisant  ses  dents  dont  il  nous  broie, 

De  fosse  en  fosse  errant  vint  flairer  une  proie. 

De  sa  griffe  acérée  ouvrant  le  lit  des  morts. 

Deux  cadavres  humains  m'apparurent  dehors; 

L'un  était  un  esclave  et  l'autre  était  un  maître; 

Mon  oreille  des  deux  l'entendit  se  repaître. 

Et  quand  il  eut  fini  ce  lugubre  repas. 

En  se  léchant  la  lèvre  il  sortit  à  longs  pas. 

Plus  tremblant  que  la  feuille  et  plus  froid  que  le  marbre, 

Quand  l'aurore  blanchit,  je  descendis  de  l'arbre. 

Je  voulus  recouvrir  d'un  peu  du  sol  pieux 

TOME  I.  ''»7 


894  REVFE  DES  DECX  MONDES. 

Ces  os  de  notre  frère  exhumés  sous  mes  yeux. 

Vain  désir I  vains  efforts!  de  l'un,  Tautre  squelette 

Le  tigre  avait  laissé  la  charpente  complète, 

Et  rongeant  les  deux  corps  de  la  tétc  aux  orteils, 

£n  leur  ùtant  la  peau  les  avait  faits  pareils. 

Surmontant  mon  horreur,  voyons,  dis-je  en  moi-même, 

Où'  Dieu  mit  entre  eux  deux  la  limite  suprême? 

Par  quel  organe  à  part,  par  quel  faisceau  de  nerfs 

I^  nature  les  fit  semblables  et  divers? 

D'où  vient  entre  leur  sort  la  distance  si  grande? 

Pourquoi  l'un  obéit,  pourquoi  l'autre  commande?... 

A  loisir  je  plongeai  dans  ce  mystère  humain. 

De  la  plante  des  pieds  jusqu'aux  doigts  de  la  main; 

En  vain  je  comparai  membrane  par  membrane  : 

•  •  •  .  •  •         •  • 

C'étaient  les  mêmes  jours  perçant  les  nuirs  du  cnine; 
Mêmes  os,  mêmes  sens,  tout  pareil,  tout  égal, 
Me  disais-je;  et  le  tigre  en  fait  même  régal. 
Et  le  ver  du  sépulcre  et  de  la  pourriture 
Avec  même  mépris  en  fait  sa  nourriture  1 
Où  donc  la  différence  entre  eux  deux?  —  Dans  la  peur; 
Le  plus  Wche  des  deux  est  l'être  inférieur! 
riches?  Sera-ce  nous?  et  craindrez-vous  encore 
Celui  qu'un  ver  dissèque  et  qu'un  chakal  dévore? 
Alors  tendez  les  mains  et  marchez  à  genoux. 
Brutes  et  vermisseaux  sont  plus  hommes  que  nous  ! 
Ou  si  du  cœur  du  blanc  Dieu  nous  a  fait  les  fibres,  * 
Conquérez  aujourd'hui  le  ciel  des  hommes  libres; 
L'arme  est  dans  votre  main;  égalisez  les  sorts! 

LES  NOIRS,  avec  acclamation. 

Liberté  pour  nos  fils  et  pour  nous  mille  morts  I 

TOUSSAINT. 

Mille  morts  pour  les  blancs  et  pour  nous  mille  vies  I... 


LES   ESCLAVES.  806 

Les  voici  ;  je  les  tiens.  Leurs  cohortes  impies 

Sur  nos  postes  cnchés  vont  surgir  tout  h  coup. 

Silence  jusque-là,  puis  d^m  seul  bond  debout! 

Qu  au  signal  attendu  du  premier  cri  de  guerre 

Vu  peuple  sous  teurs  pieds  semble  sortir  de  terre! 

Chargez  bien  vos  fusils,  enfans,  et  visez  bien  : 

Chacun  tient  aujourd'hui  son  sort  au  bout  du  sien. 

A  vos  postes  î  Allez  ! 

(  Ils  sVloignenl.  Toussainl  rappeUe  les  principaux  chefs, 
et  leur  serre  la  main  tour  à  tour.) 

A  revoir;  demain,  frères, 
Ou  marlvres  au  ciel ,  ou  libres  sur  la  terre  ! 

(Après  un  moment  de  silence.) 

Mais  il  faut  vous  laisser  conduire  par  un  fil , 
Sans  demander  :  Pourquoi?  Que  veut-il?  Que  fait-il? 
Que  chaque  ame  de  noir  aboutisse  à  mon  ame; 
Toute  grande  pensée  est  une  scute  trame 
Dont  les  milliers  de  fils,  se  plaçant  à  leur  rang, 
Répondent  comme  un  seul  au  doigt  du  tisserand; 
Mais  si  chacun  résiste  et  de  son  côté  tire, 
Le  dessein  est  manqué,  la  toile  se  déchire. 
Ainsi  d'un  peuple,  enfans!  Je  pense,  obéissez! 
Pour  des  milliers  de  bras,  une  ame,  c'est  assez. 

LES  NOIRS. 

Oui,  nous  t'obéirons!  toi  le  vent,  et  nous  Tonde! 
Toussaint  sur  Haïti ,  comme  Dieu  sur  le  monde  ! 

TOUSSAINT. 

Kh  bien  !  si  vous  suivez  mon  inspiration , 
Vous  étiez  un  troupeau ,  je  vous  fais  nation  ! 


(Ils  tombenl  à  ses  pieds.) 

A.  DB  Lamartine. 


LETTRES 


SUR  LA  SESSION 


QTOITXOBr  OB  CABïïXVr. 


Aa  Mrectear  de  la  BeTue  des  Deax  Mondes. 

Depuis  ma  dernière  lettre,  la  question  de  cabinet  a  été  posée  dans  les  La* 
reaux  de  la  chambre  avec  franchise  et  netteté,  à  l'occasion  de  la  loi  des  fonds 
secrets.  Cette  question,  de  Taveu  de  tous,  n'avait  pas  été  résolue  dans  la  dis- 
cussion de  radresse  :  enveloppée  dans  Tunanimité  du  vote  sur  le  droit  de 
visite,  supérieure  aux  débats  de  l'affaire  de  Syrie,  étrangère  aux  autres  para- 
graphes, elle  était  restée  indécise.  Il  semblait  que  le  ministère  ne  pût  s'y  mé- 
prendre et  dût  provoquer  lui-môme  un  prompt  débat  sur  sa  politique  et  ses 
actes;  c'était,  dit-on,  sa  première  impression.  Le  lendemain  de  l'adresse,  on 
avait  annoncé  que  la  loi  des  fonds  secrets  serait  apportée  immédiatement  et 
la  chambre  appelée  à  s'expliquer.  La  réflexion  a  changé  ces  dispositions;  la 
chambre  semblait  moins  favorable  qu'on  ne  l'avait  espéré  :  on  a  voulu  ga- 
gner du  temps.  Ce  n'est  qu'après  un  assez  long  retard  que  le  ministère  a 
pris  enGn  son  parti  et  a  demandé  le  million  accordé  depuis  quelques  années 
aux  dépenses  de  la  police;  mais,  en  faisant^ cette  demande,  il  s'est  borné 
à  insister  sur  les  nécessités  du  service  public,  sur  le  besoin  de  surveiller  les 


LETTRES  SUR  LA  SESSION.  807 

factions,  ranimées  par  la  catastrophe  du  12  juillet,  et  11  n*a  pas  dit  un  mot  de 
la  question  de  confiance,  qu'on  avait  toujours  considérée,  depuis  1830,  comme 
étroitement  liée  au  vote  des  fonds  secrets.  Peut-être  espérait-il  éviter  un  nou- 
veau débat  et  pensait-11  aussi  à  se  prévaloir  du  vote  de  l'adresse  comme 
d'une  adhésion  de  la  chambre.  De  pareilles  illusions  égarent  souvent  les  mi- 
nistères, et  on  en  a  vu  de  plus  forts  succombejr  au  moment  où  ils  s'y  atten- 
daient le  moins.  On  assure  que  le  cabinet  croyait  obtenir  huit  commissaires 
sur  les  neuf  que  la  chambre  devait  nommer  :  Torganisation  des  bureaux  avait 
paru  autoriser  cet  espoir,  et  déjà ,  dans  la  commission  de  l'adresse,  Toppo- 
sition  n'afait  eu  qu'un  seul  représentant.  Le  résultat  a  tron^  cette  attente. 
La  commission  s'est  trouvée  composée  de  quatre  opposans  contre  cinq  parti- 
sans du  ministère,  et  le  compte  fidèle  des  suffrages  divers  a  constaté  en 
faveur  du  cabinet  une  majorité  de  dix-huit  voix  seulement,  majorité  bien 
faible  et  bien  insuffisante,  si  Ton  songe  que  dans  tous  les  bureaux  l'opposi- 
tion s'est  livrée  aux  attaques  les  plus  vives  et  les  plus  directes,  que  dans 
plusieurs  ses  candidats  avaient  été  pris  dans  des  nuances  trop  prononcées 
pour  ne  pas  donner  ombrage  aux  députés  les  plus  rapprochés  des  centres, 
qu'en  général  dans  les  bureaux  les  considérations  de  personne  exercent  beau- 
coup d'empire,  et  qu'enfin  des  députés  de  la  gauche  en  assez  grand  nombre 
manquaient  à  leur  poste. 

Ce  résultat  a  jeté  l'alarme  dans  le  camp  ministériel;  on  dit  que  rien  n'a 
été  oublié  pour  raffermir  les  convictions  ébranlées,  pour  réveiller  les  amitiés 
qui  sommeillent,  pour  intéresser  les  dévouemens  qui  se  plaignaient  d^étre 
négligés.  Le  télégraphe  agite  ses  longs  bras  et  va  chercher  dans  leurs  postes 
lointains  ou  dans  leurs  paisibles  demeures  ceux  que  le  devoir  des  fonctions 
publiques  ou  le  charme  de  la  vie  privée  retenaient  loin  du  parlement.  La 
presse  ministérielle  discute,  défend,  attaque,  injurie;  des  listes  de  ministres 
sont  livrées  a  la  naïve  crédulité  du  public.  On  épié  les  moindres  démarches 
des  personnages  importans;  on  leur  attribue  les  résolutions  les  plus  opposées; 
on  les  montre  tantôt  à  l'assaut  du  pouvoir,  résolus  et  animés,  tantôt  décou* 
rages  et  quittant  la  partie;  on  se  sert  de  leurs  noms  pour  favoriser  d'obscures 
intrigues.  Chacun  s'apprête  pour  une  discussion  prochaine  et  s'attend  à  un 
de  ces  événemens  qui  marquent  la  vie  des  gouvememens  constitutionnels. 

11  semble  que  le  parti  le  plus  sage  et  le  plus  simple  en  ce  moment  soit  de 
laisser  les  affaires  suivre  leur  cours  naturel,  et,  pour  ceux  qui  sont  destinés  à 
croiser  le  fer  dans  la  lutte,  d'aiguiser  leurs  armes.  Cependant  la  polémique 
ministérielle  a  répandu  certains  argumens  qu'il  peut  être  bon  d'examinés  en 
dehors  de  la  tribune.  Dans  les  conversations  du  monde,  dans  les  couloirs  de 
la  chambre ,  s'engagent  parfois  des  discussions  qui  ne  sont  pas  de  nature  à 
être  portées  devant  la  chambre  elle-même,  et  dont  il  appartient  à  la  presse 
de  dire  quelques  mots. 

J'ai  déjà  assisté  à  de  nombreuses  luttes  parlementaires  et  à  pTus  d'une  crise 
ministérielle;  mais  un  phénomène  nouveau  et  singulier  distingue  la  situation 


898  ufiviE  DLs  biax  Mo.%bi^s> 

actuelle.  Le  cabiuet  pour  lui-même  n'a  pas,  je  l'affirme,  cent  voix  dans  la 
chambre;  s*ll  n'existait  point  et  qu'il  s'agît  de  le  former,  il  serait  impossible. 
Presque  tous  ses  adhérens  sont  prêts  à  reconnaître  sa  faiblesse  et  ses  incon- 
véniens,  ils  ne  prennent  pas  même  la  peine  de  le  défendre;  mois  après  les 
plus  vives  critiques,  ils  se  déclarent  résignés  à  voter  pour  lui.  Le  même  lau- 
gage  est  dans  toutes  les  bouches,  on  dirait  un  mot  d'ordre  :  à  quçls  hommes, 
à  quels  principes  passerait  le  pouvoir,  si  le  cabinet  du  2U  octobre  le  perdait? 
Il  faut  les  connaître,  dit-on,  avant  qu'il  soit  renversé,  et  savoir  quel  profit  le 
pays  retirerait  d'un  changement  dans  le  personnel  et  dans  le  système  du  gou- 
vernement; il  ne  faut  pas  s'exposer  à  une  politique  plus  déplorable  encore, 
selon  la  formule  de  M.  Leseigneur.  D'ailleurs,  le  cabinet  dure  depuis  plus  de 
deux  ans ,  c'est  presque  un  miracle  de  longévité  ;  il  est  l)on  de  le  conserver 
comme  un  gage  de  stabilité.  Enfin,  une  crise  ministérielle  cause  toujours  au 
pays  et  aux  affaires  un  dommage  que  les  hommes  désintéressés  et  étrangers 
aux  querelles  de  parti  doivent  éviter.  Toutes  ces  raisons,  comme  vous  le  voyez, 
monsieur,  se  concilient  parfaitement  avec  la  censure  du  cabinet;  elles  sont 
présentées  avec  d'autant  plus  d'assurance,  que  ceux  qui  les  invoquent  se  don- 
nent en  même  temps  les  honneurs  de  l'indépendance  et  peuvent  à  la  fois 
flatter  l'opposition  en  faisant  bon  marché  du  cabinet,  et  le  cabinet  en  lui  pro- 
mettant leur  appui.  Situation  commode  dans  un  temps,  comme  le  nôtre,  de 
convictions  molles,  d'indifférence  politique  et  de  ménagemens  universels,  où 
beaucoup  d'hommes,  fort  honorables  du  reste,  aiment  le  repos,  craignent  la 
lutte  et  ne  veulent  pas  se  faire  d'ennemis. 

Quelle  est  la  valeur  des  raisons  que  je  viens  de  reproduire  .î*  c'est  ce  que  je 
me  propose  d'examiner. 

On  demande  en  premier  lieu  quels  hommes  remplaceraient  les  ministres 
actuels.  Vous  comprenez  parfaitement,  monsieur,  que  mon  projet  n'est  point 
de  discuter  ici  les  titres  et  l'aptitude  des  personnages  politiques  que  désigne 
Popinion.  Je  laisse  à  M.  Desmousseaux  de  Givré,  qui  s'est  foit  une  spécialité 
de  rînjure ,  le  soin  de  discuter  des  noms  propres  et  de  remplacer  les  argu- 
mens  par  des  personnalités,  et  la  logique  par  le  sarcasme;  mais  je  nie  que 
les  adversaires  du  cabinet  aient  à  composor  à  Tavance  un  ministère  pour  le 
substituer  à  celui  qu'ils  combatent.  11  faudrait  entendre  les  cris  de  ceux  qui 
demandent  à  l'opposition  ses  candidats,  si  elle  avait  Timprudence  d'en  dresser 
la  liste!  Que  d'attaques  contre  les  hommes  qui  y  seraient  inscrits!  que  de 
propos  amers  sur  leur  ambition  et  leur  outrecuidance!  Les  plus  empressés 
à  provoquer  aujourd'hui  la  composition  prématurée  d'un  cabinet  se  montre- 
raient demain  les  plus  violens  à  la  condamner  et  ne  trouveraient  pas  d'ex- 
pressions assez  vives  pour  flétrir  cette  usurpation  df  s  droits  de  la  couronne. 
Qui  ne  voit  d'ailleurs  que,  pendant  la  durée  du  cabinet  actuel,  il  est  impos- 
sible de  concerter  aucune  combinaison?  Parmi  ceux  qui  pourraient  plus  tard 
être  appelés  à  jouer  un  rôle,  les  uns  n'écouleraient  qu'une  honorable  dé- 
fiance d'eux-mêmes,  les  autres  refuseraient  de  s'enpagcr  pour  une  pure  cveB- 


LEITRES  SUR   LA   SESSION.  899 

tualité,  d'autres  enfin  craindraient  de  contracter  des  alliances  que  les  évè- 
nemens  ultérieurs  seraient  susceptibles  de  rompre.  Il  est  des  combinaisons 
que  la  nécessité  pourrait  prescrire  et  rendrait  légitimes,  et  qui  seraient  mal 
comprises,  si  elles  s'opéraient  avant  d'être  commandées  par  les  circonstances 
et  conseillées  par  la  politique. 

Pour  moi ,  toute  la  question  sur  ce  point  se  réduit  h  ceci  :  les  hommes  de 
talent,  de  patriotisme  et  d'expérience  manquent-ils?  Si  le  ministère  était  ren- 
versé, les  chambres  ne  renferment-elles  point,  dans  la  sphère  des  opinions 
qui  pourraient  hériter  du  pouvoir,  les  élémens  d'une  administration  capable 
de  diriger  les  affaires  du  pays?  Qui  oserait  le  nier?  Les  personnages  éminens 
qui  peuvent  entrer  au  ministère  ne  sont  que  trop  nombreux;  on  s'en  plaint 
quelquefois,  on  condamne  leurs  rivalités,  ou  soupçonne  leur  ambitii»n  :  on 
doit  au  moins  accorder  qu'il  y  a  là  pour  le  pays  une  véritable  richesse.  Je 
sais,  et  je  le  déplore,  que  de  cruelles  dissensions  séparent  des  hommes  d'état 
dont  ralliauce,  autrefois  projetée,  ferait  disparaître  de  graves  difficultés; 
mais, malgré  ces  divisions,  une  administration  nouvelle  est  encore  aisée  à 
former.  Le  ministère  actuel  a  eu,  sans  le  vouloir,  le  mérite  d'amener  des 
rapprocliemens  long-temps  désirés  et  de  réunir  dans  une  opposition  commune 
ceux  qu'avaient  séparés  des  circonstances  qui  ne  sont  plus.  Les  souvenirs  irri- 
tans  sont  éteints;  les  incompatibilités  entre  les  personnes  ont  cessé,  et  quand 
les  opinions  et  les  vœux  s'accordent,  les  alliances  se  font  d'elles-mêmes. 

Les  hommes  ne  manquent  donc  point;  les  causes  de  désunion  disparaî- 
traient nécessairement,  et  l'on  n'a  pas  à  craindre  une  longue  interruption 
dans  les  pouvoirs.  Cette  assurance  doit  suffire. 

Mais  au  moins,  dit-on,  si  les  hommes  ne  sont  pas  désignés  à  l'avance,  que 
les  principes  soient  proclamés,  et  que  ceux  qui  se  portent  les  héritiers  du 
cabinet  produisent  le  programme  qu'ils  comptent  adopter. 

A  qui  s'adresse  cette  demande?  Quels  sont  les  prétendans  sur  qui  l'on  en- 
tend faire  peser  l'obligation  de  dresser  ainsi  tout  un  plan  de  gouvernement? 
(leux  qui  répondraient  à  un  tel  appel  se  montreraient  bien  présomptueux  et 
bien  téméraires.  L'opposition  ne  gouverne  point  et  n'a  pas  la  responsabilité 
du  pouvoir;  un  seul  devoir  lui  est  imposé:  juger  le  ministère.  Elle  prononce 
sur  la  conduite  qu'il  a  tenue,  approuve  ou  condamne  sa  politique,  le  maintient 
ou  le  renverse,  (/est  là  son  unique  programme.  Sou  blâme  ou  sa  louange 
indique  ses  opinions  et  engage  son  avenir  :  elle  s'oblige  à  suivre  ce  qu'elle 
adopte,  à  s'écarter  de  ce  qu'elle  censure;  elle  expose  ainsi  implicitement  sa 
propre  politique,  ses  doctrines,  ses  maximes  de  gouvernement.  On  ne  saurait 
exiger  d'aucune  de  ses  fractions ,  même  les  plus  voisines  du  pouvoir,  qu'elles 
se  prononcent  sur  toutes  les  questions  actuelles  ou  à  venir;  elles  n'en  pos- 
sèdent point  les  élémens,  et  ne  peuvent  les  résoudre.  Parlera-t-on  des  affaires 
extérieures?  Quel  est  l'état  des  négociations?  Quels  sont  les  engagemens  pris, 
les  concessions  faites  ou  refusées?  Un  ministère  nouveau  ne  rompt  point 
avec  ce  qui  l'a  précédé;  les  traditions  du  passé  pèsent  sur  lui,  non  qu'il  y  soit 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lié,  mais  parce  qu'il  doit  les  étudier,  les  approfondir,  en  rechercher  Tesprit, 
et  ne  s'en  écarter,  s'il  le  juge  nécessaire,  qu'avec  prudence  et  ménagement. 
S'agit-il  de  l'intérieur,  chaque  mesure  est  soumise  à  des  lois  d*opportunité,  de 
convenance  personnelle,  qui  doivent  en  hâter  ou  en  retarder  l'adoption  :  un 
pouvoir  sage  consulte  sans  cesse  Fétat  de  l'opinion,  les  vœux  des  chambres, 
les  besoins  de  la  politique ,  et  y  conforme  tous  ses  actes.  Bien  imprudente 
serait  l'administration,  non-seulement  en  projet,  mais  même  maîtresse  du 
pouvoir,  qui  dresserait  la  formule  générale  de  ses  plans  et  de  ses  résolutions. 

On  comprendrait  l'insistance  avec  laquelle  on  demande  leur  pn^ramme  à 
ceux  qu'on  désigne  comme  des  prétendans,  s'il  était  question  d'introduire 
dans  le  gouvernement  une  politique  nouvelle  et  inconnue,  et  de  substituer  un 
autre  ordre  de  principes  à  celui  qui  prévaut  aujourd'hui.  Si  la  gauche  était 
près  d'obtenir  la  majorité,  le  parti  qui  lui  est  opposé  pourrait  l'interpdler  et 
donner  cours  h  son  inquiète  curiosité;  mais  tel  n'est  point  l'état  de  la  ques- 
tion. Le  pouvoir  n'est  pas  destiné  à  passer  en  ce  moment  du  centre  h  la 
gauche;  il  est  seulement  revendiqué  par  les  opinions  intermédiaires  qui  ne 
poursuivent  aucune  réforme  radicale.  Derrière  ces  débats  ne  se  trouvent  point 
des  questions  susceptibles  d'inquiéter  les  amis  de  l'ordre  et  <)*exposer  le  pays 
à  des  expériences  périlleuses. 

Mais  s'il  s'agit  de  si  peu ,  quel  sera  le  proGt  d'un  changement.'  Ne  voulez- 
vous,  s'écrie-t-on,  que  substituer  certains  hommes  à  d'autres?  Est-ce  purement 
une  question  de  portefeuilles  et  d'ambitions  privées,  et  ces  querelles  valent- 
elles  que  les  hommes  impartiaux  s'en  mêlent.' 

N'admirez-vous  point  la  position  commode  que  se  font  les  défenseurs  du 
ministère  ?  Ont-ils  des  adversaires  dont  les  principes  ne  puissent  se  concilier 
avec  les  leurs,  ils  se  récrient  contre  l'esprit  révolutionnaire,  exagèrent  le 
péril ,  enflent  leurs  poumons  pour  pousser  de  bruyantes  clameurs ,  et  vous 
montrent  Catilina  aux  portes  du  sénat.  Au  contraire,  l'opposition  se  produit- 
elle  modérée  et  conciliante ,  ils  s'attachent  à  réduire  le  désaccord  aux  plus 
minces  proportions,  et,  à  la  faveur  de  cette  dissimulation ,  ils  prétendent  dé- 
pouiller de  tout  intérêt  un  changement  d'administration. 

Pour  n'être  pas  radicale  et  révolutionnaire,  l'opposition  des  partis  modérés 
contre  le  cabinet  n'en  est  pas  moins  réelle  et  sérieuse,  et  les  efforts  même  pro- 
digués pour  l'écarter  en  attestent  l'importance.  J'en  appelle  au  besoin  à  tous 
les  esprits  sincères.  La  politique  qui  avait  consenti  à  l'extension  du  droit  de 
visite  est-elle  la  même  que  celle  qui  veut  parvenir  à  le  supprimer?  La  poli- 
tique qui  se  proclame»  modeste  et  tranquille,  »  et  qui  sur  tous  les  points  isole 
la  France,  est-elle  la  même  que  celle  qui  veut  la  dignité  sans  forfanterie,  la 
fermeté  sans  imprudence,  qui  recherche^ les  alliances,  et,  sans  vouloir  les 
payer  par  d'injurieuses  concessions,  accepterait,  pour  les  obtenir,  toutes  les 
conditions  honorables  et  légitimes?  La  politique  qui  se  craniponne  au  statu 
quo  comme  au  dernier  terme  du  progrès,  et  qui  refuse  toute  réforme,  est-elle 
la  même  que  celle  qui  fait  la  part  du  temps,  des  idées,  des  mœurs,  des 


LETIRES  SUR  LA  SESSION.  901 

lumières,  et,  sans  risquer  aucune  innovation  téméraire,  ne  se  refuse  point 
aux  améliorations  que  l'oi>iuion  réclame  et  que  Fétat  du  pays  comporte? 
Peut-on  confondre  ensemble  ceux  qui  exercent  le  pouvoir  dans  des  vues 
égoïstes,  qui  concentrent  11  ufluence  et  toute  l'action  politique  dans  les  mains 
d'une  coterie,  et  ceux  qui  considèrent  le  gouvernement  comme  le  dispensa- 
teur équitable  et  impartial  des  innombrables  ressources  dont  les  lois  Font 
constitué  dépositaire  ?  Non  :  ces  choses-là  ne  sont  pas  identiques;  un  chapge- 
ment  d'administration  qui  substituerait  l'un  de  ces  systèmes  à  l'autre  pré- 
senterait une  grande  et  heureuse  signification,  et  l'on  ne  peut  consciencieu- 
sement le  déclarer  illusoire  et  sans  portée. 

Je  crois  donc  que  l'opposition  ne  peut  être  obligée  de  formuler  son  système, 
et  h  ce  sujet  je  citerai  les  paroles  d'un  orateur  que  le  parti  conservateur  ne 
désavouera  pas.  Lorsqu'en  1841  M.  Peel  attaquait  le  cabinet  de  lord  John 
Russel,  on  lui  reprochait  aussi  de  ne  point  faire  connaître  ses  projets.  Voici 
ce  qu'il  répondit  devant  ses  électeurs  :  »  Messieurs,  on  ne  cesse  pas  de  me 
demander  ce  que  je  compte  faire,  si  je  suis  chargé  de  la  direction  des  affaires 
publiques;  c'est  une  question  à  laquelle  je  ne  veux  répondre  que  lorsque  je 
m'y  verrai  appelé.  Tout  ce  que  je  veux  aujourd'hui ,  c'est  éloigner  les  hommes 
qui  occupent  ces  positions  ofliclelles  :  ils  n'ont  pas  eu  la  confiance  du  par- 
lement, ils  n'ont  pas  la  confiance  du  peuple.  Changez  le  médecin,  le  malade 
n'a  pas  confiance  en  lui.  Et  puis  ces  gens  viennent  me  demander  :  «  Qu'avez- 
vous  à  prescrire  ?»  Je  vois  autour  de  moi  plusieurs  de  mes  amis  exerçant  la 
profession  de  médecin;  de  bon  compte,  ces  docteurs  voudraient-ils  prescrire 
un  traitement  quand  un  malade  en  suit  déjà  un  autre?  Donc,  ne  voulant  pas 
passer  pour  un  empirique,  j'attendrai  pour  donner  mes  conseils,  pour  pres« 
crire  mes  potions,  que  le  malade  m'ait  fait  appeler  en  consultation.  » 

Le  maintien  du  ministère  dans  sa  situation  actuelle  serait,  dit-on,  un 
gage  de  stabilité.  C'est  la  seconde  proposition  des  adversaires  d'un  cbauge* 
ment. 

On  veut  un  cabinet  qui  parcoure  une  longue  carrière,  on  désire  éviter  à 
l'avenir  cette  mobilité  qui  compromet  dans  l'opinion  du  pays  et  du  monde 
entier  notre  forme  de  gouvernement.  J'admets  ce  vœu  et  je  le  forme  à  mon 
tour,  mais  je  demande  qu'on  s'explique.  Quand  on  souhaite  au  cabinet  une 
existence  durable,  ce  n'est  pas  apparemment  pour  le  simple  plaisir  de  lui  eu 
faire  honneur  dans  les  statistiques  ministérielles  ou  dans  la  biographie  des 
honorables  membres  qui  Tauront  composé;  ce  serait  chose  puérile.  Si  l'on 
cherche  la  durée,  c'est  moins,  ce  me  semble,  pour  elle-même  que  pour  l'auto- 
rité, la  prépondérance  et  la  vigueur  qu'elle  communiquerait  au  pouvoir.  Au- 
trement les  cabinets  n'inspirent  confiance  ni  à  Tétranger  ni  à  la  nation;  ils  ne 
peuvent  point  négocier  au  dehors,  point  commander  au  dedans.  Mais ,  pour 
leur  donner  ce  pouvoir,  il  ne  suffit  pas  que  matériellement ,  pour  ainsi  dire, 
ils  vivent  long-temps;  il  faut  encore  qu'ils  aient  puissance  et  vigueur  :  c'est 
la  force  plutôt  que  la  durée  qui  leur  est  néc^$$àire^  Un  cabinet  él^ranlé  qui 


902  KBVUE  UKS  DEUX  MONDES. 

vivrait  au  jour  le  jour,  qui  ne  se  soutiendrait  qu*à  force  de  complaisances  et 
de  faiblesses,  et  contre  lequel  s'élèveraient  incessamment  des  questions  mena- 
çantes, ne  parviendrait  point,  quand  il  traînerait  pendant  dix  ans  sachétive 
existence,  à  satisfaire  aux  conditions  de  la  stabilité;  il  serait  placé  dans  une 
dépendance  constante  :  au-dessus  de  lui ,  au-dessous ,  des  exigences  chaque 
jour  renaissantes  le  priveraient  d'initiative  et  de  liberté^,  il  serait  faible  tout  à 
la  fois  dans  la  diplomatie,  dans  le  gouvernement  intérieur  et  dans  les  cham- 
bres. Comment  les  puissances  étrangères  entameraient-elles  avec  lui  des  né- 
gociations quand  chaque  courrier  peut  leur  apporter  la  nouvelle  de  son  ren- 
versement? Comment  prépareraient-elles  par  des  arrangemens  préliminaires 
des  traités  ou  des  alliances  quand  elles  le  voient  si  vivement  attaqué,  sans  len- 
demain, obligé  de  céder  a  tout  et  à  tous?  Croyez-vous,  par  exemple,  que 
M.  Guizot,  contraint,  par  un  vote  unanime  qu'il  n'a  pu  conjurer,  de  refuser 
la  rniiGcatioti  du  traité  du  droit  de  visite,  ait  encore  la  faculté  de  parler  haut 
avec  les  ambassadeurs  des  grandes  puissances  et  trouve  grand  crédit  auprès 
d*eux  ?  La  diplomatie  n'aime  point  à  livrer  ses  secrets,  elle  ne  veut  faire  con- 
naître ses  conditions  suprêmes  que  quand  elle  peut  leur  obtenir  une  consécra- 
tion certaine  et  définitive;  elle  s'éloigne  des  négociateurs  impuissans  qui  par- 
lent et  n'agissent  point ,  qui  traitent  et  sont  désavoués,  de  ceux  surtout  qui 
se  font  obstacle  à  eux-mêmes,  tant  ils  inspirent  peu  de  confiance  au  pays. 
A  l'intérieur,  les  agens  divers  qui  représentent  le  gouvernement  et  distri- 
buent ses  ordres  sur  tous  les  points  du  territoire,  les  préfets,  les  procureurs- 
généraux,  ne  s'attachent  pas  à  un  ministère  sans  cesse  en  lutte  avec  une 
minorité  puissante  et  nombreuse  à'qiii  le  pouvoir  peut  échoir  tous  les  jours. 
Ils  se  ménagent,  louvoient,  ne  se  livrent  point,  s'enferment  dans  la  réticence 
ou  l'équivoque,  cherchent  à  ne  se  point  compromettre,  et,  s'ils  ne  trahissent 
pas,  du  moins  ils  servent  sans  goât  et  sans  zèle.  Dans  les  chambres  enfin, 
combien  le  rôle  d'un  ministère  sans  api)ui  solide,  fût-il  ancien,  est  pénible 
et  faux!  Il  ne  commande  point  et  vit  dans  une  perpétuelle  servitude;  il  n'a 
plus  de  souci  Vjue  pour  sa  propre  existence,  et  néglige  les  affaires  publiques; 
il  ne  peut  faire  passer  aucune  loi  telle  qu'il  l'a  présentée.  La  minorité,  excitée 
par  sa  force,  irritée  devant  des  ministres  que  blâment  ceux  même  qui  les 
appuient,  ne  leur  épargne  aucune  attaque,  ne  leur  passe  aucune  faute.  La 
majorité ,  embarrassée  de  son  rôle  ingrat ,  cherche  à  se  le  faire  pardonner 
par  sa  raideur  dans  toutes  les  questions  qui  ne  touchent  point  à  la  politique. 
Le  gouvernement  et  l'administration  se  trouvent  également  affaiblis  et  pa- 
ralysés. Ce  n'est  pas  tout  encore  :  on  initie  le  public  aux  secrets  les  plus  déli- 
cats du  gouvernement;  on  met  à  nu  tous  les  rouages;  on  discrédite  la  consti- 
tution en  détruisant  tout  prestige.  Quand  le  peuple  aperçoit  un  ministère 
dont  le  maintien  est  subordonné  au  télégraphe  qui  convoque  ses  agens,  à  une 
malle-poste  en  retard,  à  un  rhume  qui  retiendra  quelqu'un  de  ses  partisans; 
quand,  après  avoir  compté  la  majorité  sortie  du  scrutin,  il  peut  se  dire  quels 
hasards  font  formée  et  pouvaient  la  détruire,  il  ne  prend  plus  au  sérieux  un' 


I.ETTUËS  SIR  LA   SESSION.  903 

pouvoir  livré  à  de  tels  accidens,  et  qui  parait  soumis  aux  caprices  du  sort  bieo 
plus  qu'à  des  lois,  rationnelles  et  morales.  Lliumeur,  Tintrigue,  Tambition 
des  places,  mettent  sans  cesse  en  doute  une  majorité  si  étroite  que  quelques 
voix  de  moins  la  font  disparaître  :  les  hommes  les  moins  capables  acquièrent 
une  importance  particulière;  le  ministère  est  tenu  de  compter  avec  tout  le 
monde,  et,  par  une  fatale  conséquence,  c'est  entre  les  mains  des  moinsiennes, 
des  moins  incorruptibles,  que  tombe  le  pouvoir,  c'est  de  leur  concours ,  tou- 
jours douteux,  parfois  mis  à  l'enchère,  que  dépend  le  gouvernement  tout 
entier.  Est-ce  là ,  je  le  demande  à  ceux  qui  de  très  bonne  foi  se  proposent 
de  soutenir  le  cabinet  dans  un  intérêt  de  stabilité,  est-ce  là  une  situation 
normale,  régulière,  utile  au  pays?  Convient-il  qu'elle  dure  long- temps?' 

Mais  on  veut  éviter  une  crise  ministérielle  :  toutes  ont  des  conséquences 
dommageables  pour  le  pays;  elles  suspendent  les  affaires,  paralysent  les  tran- 
sactions et  répandent  Tinquiétude.  J*en  conviens,  quoiqu'on  exagère  beau- 
coup ces  inconvéniens.  Qu'on  me  dise  néanmoins  s'il  est  plus  avantageux 
d'ajourner  péniblement  une  crise  toujours  menaçante  que  de  la  traverser 
sur<*le-champ.  Avec  un  cabinet  battu  en  brèche,  que  la  majorité  tolère  sans 
l'aimer,  supporte  sans  le  défendre,  les  intérêts  de  tous  genres,  que  sa  chute 
peut  compromettre,  souffrent  à  la  fois  de  l'incertitude  du  jour  et  de  celle  du 
lendemain.  La  crise  est  déclarée  du  moment  que  le  cabinet  manque  d'espace 
et  d'air,  et  ceux  qui  veulent  en  retarder  le  dénouement  la  prolongent  et  ne 
l'évitent  point.  Je  suppose  que  le  ministère  obtienne  la  majorité  sur  les  fonds 
secrets;  sera-t-il  consolidé  par  ce  vote?  Nullement;  il  n'aura  pas  été  ren- 
versé, voilà  tout.  Mais  la  session  amènera  vingt  autres  embarras,  et  l'enquête 
électorale,  et  les  ministres  d'état,  et  les  sucres,  et  les  patentes,  et  le  roulage, 
et  le  budget;  tout  sera  question  ministérielle  et  se  ressentira  de  la  situation 
du  cabinet.  11  ne  se  retirera  point ,  dit-on  ;  il  est  d'humeur  douce  et  facile, 
ne  s'irrite  pas  aisément,  et  se  dévouera  à  la  chose  publique  aux  dépens  de 
son  propre  repos.  Ces  projets  sont  fort  beaux,  et  d'autres  cabinets  déjà  les 
avaient  formés;  seulement  ils  ne  sont  pas  de  facile  exécution.  Quelque  dose 
d'humilité  que  donne  l'amour  du  portefeuille,  le  jour  vient  où  la  mesure  est 
comblée;  il  se  trouve  quelque  ame  fière  qui  se  révolte,  quelque  ami  sincère 
du  pouvoir  qui  ne  veut  pas  l'amoindrir;  le  malheur  aigrit,  la  solidarité  in- 
(fuiète,  et,  malgré  de  solennelles  résolutions,  les  divisions  intérieures  achèvent 
l'œuvre  commencée  par  les  luttes  de  la  tribune.  Le  sentiment  public  avertit 
chacun  de  ce  danger,  et  ceux  qui  croient  éviter  la  crise  en  l'ajournant  ne  fout 
que  la  rendre  plus  prolonde  et  plus  alarmante. 

.le  ne  partage  donc  point  les  scrupules  des  honorables  membres  qui,  tout 
eu  blâmant  le  ministère,  se  proposent  de  lui  donner  leurs  voix,  soit  par  l'in- 
certitude des  hommes  et  des  principes  qu'une  crise  ferait  triompher,  soit  par 
amour  de  la  stabiHté  ou  effroi  d'une  crise  ministérielle.  Mais  je  veux  examiner 
la  situation  sousVkn  autre  point  de  vue.  Ce  ne  serait  pas  assez  d'avoir  discuté 
des  objections  qui  touchent ,  pour  ainsi  dire,  à  la  forme  phis  qu'au  fond,  si 


90%  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Ton  ne  se  rendait  pas  exactement  compte  du  but  que  doit  se  proposer  un 
cabinet  nouveau  et  des  moyens  que  lui  offrirait  la  cbambre  pour  l'atteindre. 

Quiconque  aspire  à  consolider  le  gouvernement  fondé  en  juillet  s'afflige 
de  la  vie  précaire  et  contestée  de  la  plupart  des  cabinets  depuis  1830.  Ces 
embarras  ont  tenu  à  Finstabilité  de  la  majorité.  Les  combinaisons  qui  ont 
prévalu  ne  réunissaient  que  le  nombre  de  voix  rigoureusement  nécessaire 
pour  garder  le  pouvoir.  Il  semble  que,  repoussant  toutes  les  conditions  qui 
pouvaient  leur  donner  une  plus  large  assiette,  on  n'ait  jamais  voulu  faire  que 
la  somme  de  concessions  indispensable  à  la  réunion  d'une  étroite  majorité. 
Tous  les  cabinets  à  leur  origine  obtiennent  de  nombreuses  adhésions.  La 
fatigue,  l'espoir,  la  tolérance  des  mœurs  politiques,  leur  offrent  d'abord  des 
appuis  sufflsans  et  leur  donnent  quelques  mois  d'une  vie  concédée  par  grâce. 
Mais  après  ce  sursis  ordinaire,  quand  ou  pèse  leurs  forces,  on  les  trouve  dé- 
pourvus de  puissance  réelle ,  et  la  chambre ,  coupée  en  deux ,  ne  les  soutient 
plus  qu'avec  déplaisir  et  presque  à  contre-cœur. 

Les  inconvéniens  de  cet  état  de  choses  ont  frappé  tous  les  bons  esprits,  et 
les  véritables  conservateurs,  ceux  qui  méritent  ce  nom,  s'accordent  à  recon- 
naître que  le  premier  besoin  de  la  France  en  ce  moment  est  de  constituer 
dans  la  cbambre  une  majorité.  Je  n'appelle  point  ainsi  le  partage  presque 
égal  des  voix ,  source  de  contestations  perpétuelles  et  de  luttes  sans  terme, 
mais  ce  qui  mérite  réellement  le  nom  de  majorité  dans  un  gouvernement 
constitutionnel,  c'est-à-dire  un  parti  puissant,  dévoué  au  cabinet,  vivant  da 
sa  vie,  s'animant  de  ses  inspirations,  et  disposé  à  le  soutenir  en  toute  occa- 
sion. Depuis  treize  ans,  ou  plutôt  depuis  bientôt  trente  ans,  pour  être  vrai, 
on  poursuit  ce  but  en  France.  M.  de  Villèle  l'atteignit,  chacun  sait  par  quels 
moyens;  le  cabinet  du  1 1  octobre  le  toucha  aussi  un  instant,  grâce  aux  diffi» 
cultes  de  la  politique  intérieure  :  les  autres  administrations  l'ont  [loursulvi  à 
leur  tour  sans  y  parvenir.  C'était  l'espoir  du  29  octobre.  M.  Guizot  Texprimait 
dans  la  séance  du  26  février  1841.  «  Depuis  l'origine  de  la  session,  disait-il, 
une  idée  dominante  a  préoccupé  le  cabinet  :  reconstituer  dans  cette  cliambre 
une  majorité  de  gouvernement,  depuis  trop  long-temps  désunie  ou  flottante. 
Le  cabinet  est  convaincu,  et  il  l'a  dit  dès  les  premiers  jours,  que  la  réorga* 
nisation  d'une  vraie  majorité  de  gouvernement  était  en  ce  moment  le  plus 
pressant  intérêt  du  pays,  de  la  chambre,  de  la  couronne,  de  l'honneur  de  nos 
institutions....  Y  a-t-il  quelqu'un  dans  cette  chambre,  sur  quelque  banc  que 
ce  soit,  qui  pense  que  la  réorganisation  d'une  majorité  de  gouvernement, 
la  constitution  des  deux  grands  élémens  de  discussion  dans  la  chambre,  la 
majorité  et  l'opposition,  ne  soient  pas  très  désirables?  Y  a-t-il  quelqu'un  qui 
croie  que  la  confusion,  la  désunion,  réparpillemeut  des  opinions  et  des  partis, 
soient  une  bonne  chose  pour  le  gouvernement,  pour  l'honneur  de  la  chambre, 
pour  la  dignité  de  nos  institutions.^  Personne  ne  le  pense.  # 

De  bonne  foi,  le  but  honorable  que  se  proposait  le  cabinel  et  que  son  chef 
par  le  talent  exprimait  en  ces  termes,  ce  but  est-il  réalisé?  A  Tépoque  où 


LETTRES  SUR  LA  SESSION.  905 

M.  Guizot  tenait  ce  langage,  il  se  félicitait  de  posséder-la  majorité,  et  il  avait 
raison;  mais  quelle  était  la  situation  du  cabinet?  Pour  les  combats  de  la  tri- 
bune, il  comptait  dans  ses  rangs  M.  de  Lamartine  et  M.  Dufaure;  pour  les 
scrutins,  M.  Dufaure  et  M.  Passy  lui  avaient  attiré  un  certain  nombre  de 
membres  du  centre  gauche;  il  en  trouvait  encore,  comme  je  Tai  déjà  dit,  dans 
toutes  les  fractions  de  la  chambre.  Son  propre  parti  était  uni  et  marchait  der- 
rière lui  comme  un  seul  homme.  Ces  combinaisons  n*étaient  pas  très  solides, 
à  dire  vrai,  et  M.  Guizot  ne  contenait  cette  majorité  qu'à  force  d'adresse,  de 
ménagement,  et  en  éludant  presque  toutes  les  difGcultés;  mais  enûn  elle 
existait.  Les  voix  sont-elles  encore  partagées  de  la  même  façon  ?  Partis  ex- 
trêmes, gauche,  centre  gauche,  tout  est  aujourd'hui  réuni  contre  le  cabinet; 
la  division  est  entrée  dans  les  rangs  de  ses  amis.  M.  de  Lamartine  et  M.  Du- 
faure, dans  des  conditions  et  à  des  titres  divers,  l'attaquent  à  la  tribune;  les  ' 
affaires  extérieures,  qui,  au  29  octobre,  lui  donnaient  le  plus  de  voix,  sont 
celles  qui  lui  en  retirent  le  plus  aujourd'hui.  Alors  il  trouvait  des  appuis 
dans  les  partis  opposés;  en  ce  moment  il  en  a  perdu ,  et  des  plus  notables, 
dans  son  propre  sein.  La  chambre  est  partagée  par  moitié;  plusieurs  votes 
importans  ont  déjà  ébranlé  le  cabinet.  Est-ce  là,  je  le  demande  à  M.  Guizot 
lui-même,  une  vraie  majorité  de  gouvernement.^  Celle  que  le  cabinet  espère 
ne sefa-t-elle  point,  en  supposant  qu'il  l'obtienne,  «  désunie  et  flottante.'» 
Ne  tronvera-t-on  plus  ><  la  confusion,  la  désunion,  l'éparpillement  des  partis 
et  des  opinions,  »  que  M.  Guizot  déclarait  une  mauvaise  chose  pour  le  gouver- 
nement, pour  l'honneur  de  In  chambre,  pour  la  dignité  de  nos  institutions? 

Le  cabinet  du  29  octobre  n'a  donc  point  fondé  une  majorité  constitution* 
nelle,  et  chacun  sent  qu'il  est  hors  d'état  de  la  composer  aujourd'hui.  Cest 
une  œuvre  laborieuse  et  que  ne  peut  pas  accomplir  la  main  qui  y  a  échoué 
une  première  fois.  Un  ministère  qui  sait  se  créer  une  msyorité  voit  chaque 
jour  s'accrottre  le  nombre  de  ses  adhérens;  c'est  la  marche  opposée  qu'a  suivie 
le  29  octobre.  Comment  croire  que  son  armée  fasse  des  recrues  quand  les 
défections  Tout  presque  dispersée?  Ce  n'est  donc  plus  à  lui  que  peut  être 
confié  le  soin  de  reconstituer  la  majorité.  Mais  s'il  était  renversé,  la  chambre 
actuelle  offrirait-elle  les  élémens  de  cette  majorité ,  et  un  cabinet  nouveau 
pourrait-il  les  rassembler  et  toucher  enfin  à  ce  terme  de  tant  d'efforts  suc- 
cessifs ?  Je  le  crois,  et  je  me  l)ornerai  à  indiquer  les  raisons  qui  me  donnent 
cette  opinion. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  je  repousse  le  système  qui  consiste  à  former 
une  majorité  par  les  conquêtes  individuelles  :  honteuse  ressource  des  pou* 
voirs  qui ,  à  défaut  des  principes ,  sollicitent  et  aiguisent  les  appétits  cupides* 
Ce  système  n'a  pas  même  le  triste  mérite  du  succès.  L'intérêt  retire  bient^ 
les  appuis  qu'il  a  donnés.  On  sert  un  jour  le  ministère  pour  mériter  ses 
faveurs,  on  le  quitte  le  lendemain  pour  ressaisir  une  popularité  perdue; 
l'appât  d'une  place  attire  une  voix ,  la  jalousie  et  le  dégoût  en  repoussent 
plusieurs.  Par  une  heureuse  combinaison ,  la  politique  des  intérêts  privés 
n'est  pas  seulement  immorale,  elle  est  encore  vaine  et  inefficace. 


90G  REVDB   DES  DEUX  MONDES. 

Quelques  jiorsonnes  songent  i>  n'appiiyrr  le  pouvoir  que  sur  le  cenlrt  droit, 
le  seul  parti  qui  soit ,  sflon  ellps ,  compact  et  uui ,  le  plus  nombreux  de  loui,- 
puisqu'il  balance  les  nuires,  et  elles  prétendent  qu'une  administration  qui 
reposerait  sur  rette  base  serait  encore  la  plus  solide  qui  se  puisse  former. 

Je  ne  saurais  adopter  cette  pensée.  Je  ne  conteste  ni  la  force,  ni  l'unioQ  de 
ceux  qui  sont  devenus  les  soutiens  exclusifs  du  cabinet  ;  Je  crois  qu'aucose 
administration  puissante  et  durable  ne  pourrait  se  former  sans  eux  et  les  avmr 
tous  pour  adversnires,  mais  je  suis  également  convaincu  qu'à  eux  seuls  ilsnB 
peuvent  constituer  non  plus  une  administration  puixsanteet  durable.  H.  Gui- 
zot  l'avait  senti  autrefois  quand  il  rechercliait  l'appui  d'une  partie  dn  tmlra 
gauche,  et  quand  il  lui  avait,  si  l'on  m'a  dit  vrai,  promis  en  échange  cer- 
taines mesures  de  réforme;  il  le  sentait  quand,  après  la  coalition,  il  était 
prêt  à  entrer  dans  un  cabinet  qui  aurait  représenté  toutes  les  opinions  mo- 
dérées de  la  chambre. 

Les  députés  qui  se  sont  érigés  en  conservateurs  et  s'attribuent  exchisiTe- 
raenl  ce  titre  possèdent  des  qualités  incontestables  :  avec  le  sentiment  des 
nécessilés  du  pouvoir,  ils  ont  de  la  discipline  et  de  la  fermeté;  leur  tort  est 
de  se  croire  les  seuls,  les  derniers  dépositaires  des  bonnes  doctrines  de  goa- 
vernenient.  Je  proteste,  pour  mon  compte,  contre  cette  prétention.  L'espnt 
conservateur  qui  ne  veut  rien  accorder  au  temps  et  à  l'opinion  a  perdu  plus 
de  gouvernemeus  que  ta  politique  modérée  qui  sait  déférer  à  propos  et  dans 
une  Juste  mesure  aux  vœux  et  aux  besoins  publics.  C'est  l'esprit  conoervaieur 
qui  poussait  sous  la  restauration  le  cri  de  «  plus  de  concessions;  »  c'est  la 
politique  modérée  qu'avait  inaugurée  le  ministère  Martiguac,  dont  le  brusque 
l'enversemeul  préluda  aux  ordonnances  de  juillet;  c'est  la  politique  modérée 
que  souliaîte  le  pays  et  qui  a  triomplié  dans  les  dernières  élections.  Elle  n'est 
point  représentée  par  le  centre  droit  seul ,  par  le  parti  conservateur  actud; 
ce  parti  s'est  montré  trop  ardent  parce  qu'il  était  couvaiiicu,  trop  exclusif 
parce  qu'il  se  voyait  menacé  dans  la  possession  du  pouvoir.  Il  ne  comprend 
pas  assez  les  concessions  que  commande  une  politique  impartiale  et  conci- 
tianle;  il  s'effraie  outre  mesure  de  la  moindre  réforme.  Sa  raideur  peu  tral- 
table  a  I)esoin  d'être  adoucie  :  elle  le  serait  par  une  alliance  avec  les  nuimces 
modérées  de  l'opposition.  Cette  alliance  peut  seule,  à  mon  avis,  établir  l'ac- 
cord entre  l'esprit  conservateur  et  l'esprit  de  progrès,  entre  les  idées  libérale* 
et  les  idées  de  consolidation.  C'est,  si  je  ut;  me  trompe ,  le  vœu  de  la  France 
et  le  besoin  de  la  chambre  nouvelle. 

TTne  alliance  entre  toutes  les  opinions  sages  et  consli  lutjfMeUes  ne  rencon- 
trerait point  de  difficultés  réelles.  Irf  centre  droit  olilie"        *  un  gouverne^ 
ment  puissant  et  respecté.  La  portion  <le  la  v 
majorité  ne  renferme  pas  quarante  di'pulrà  '|ui  si 
saction,  et  ceux  même  qui  n'y  seraient  puÎJit  j)Orfés 
par  raison;  imbus,  plus  que  les  autres,  des  idées/ 
draient  point  sans  doute  créer  des  embarras^ 
moins  de  se  liguer  avec  les  partis  extrêm  ^ 


LETTRES  SUR  LA  SESSION.  907 

formaient  une  telle  ligue ,  elle  serait  misérable  et  vaine.  Le  centre  gauche 
entier  adhérerait  sans  réserve  à  un  ministère  formé  sous  ces  auspices.  La 
gauche,  sans  accorder  peut-être  à  ce  cabinet  une  adhésion  explicite,  ne  le 
poursuivrait  point  de  son  ardente  hostilité.  Le  ministère,  s'il  ne  l'avait  pas 
pour  appui ,  ne  s^attacherait  pas  du  moins  h  Taigrir  et  à  la  blesser;  il  ne 
l'exclurait  pas  systématiquement  des  affaires,  seulement  il  conserverait  avec 
elle  toute  son  indépendance;  il  ne  serait  jamais  condamné  à  subir  sa  loi,  et, 
sans  la  prendre  pour  alliée,  il  pourrait  espérer  de  ne  point  trouver  dans  ses 
rangs  des  adversaires  violens  et  irrités. 

La  chambre  va  choisir  entre  cette  combinaison  qui  sortirait  nécessaire- 
ment d'une  crise  ministérielle  et  le  maintien  du  cabinet.  Si  la  question  est 
bien  posée ,  comment  des  hommes  qui  ont  vraiment  à  cœur  la  force  et  la  di- 
gnité de  notre  gouvernement  se  préteraient-ils  à  perpétuer  un  malaise  qui 
compromet  nos  institutions  et  inquiète  les  bons  citoyens?  I^  scrutin  s'oit- 
vrira  dans  quelques  jours;  que  chacun  y  suive  son  inspiration  et  se  dégage 
des  liens  de  parti  qui  paralysent  tant  de  bons  sentimens.  Les  rangs  minis- 
tériels contiennent  des  membres  qui  souhaitent  une  autre  administration , 
qui  veulent  étendre  la  sphère  de  la  majorité  et  calmer  des  ressentimens  ff\- 
cheux.  Pourquoi  ne  céderaient-ils  pas  à  ces  impressions  et  seraient-ils  sourds 
à  la  voix  de  leur  libre  conscience.^  Ils  ne  doivent  pas  se  préoccuper  des  injures 
que  dirige  contre  eux  une  polémique  passionnée  jusqu^à  la  maladresse;  les 
întrigans  ne  sont  pas  ceux  qui  servent  leurs  convictions  et  ont  le  courage  de 
rompre  avec  leur  parti  quand  il  se  trompe.  Il  en  est  qui  prononcent  ces  sépa- 
rations avec  éclat  et  exposent  leurs  griefs  au  grand  jour;  d*autres  ne  veulent 
point  faire  retentir  leurs  dissentimens  dans  le  public,  se  refu.sent  à  attaquer 
des  amis  de  la  veille  et  se  contentent  d'apporter  à  l'heure  du  jugement  leur 
muet  suffrage  :  ce  ne  sont  pas  les  moins  honnêtes  ni  les  moins  fermes.  Per- 
mis aux  feuilles  ministérielles  d'attaquer  les  hommes  qui  se  proposent  de 
suivre  cette  ligne;  ces  hommes  sauront  se  contenter  de  la  satisfaction  d'un 
devoir  accompli  et  de  l'honneur  d'une  conduite  loyale,  simple  et  énergique. 

Il  importe  surtout  que  chaque  vote  conserve  son  caractère  et  que  la  source 
en  soit  connue.  Dans  les  partis  extrêmes,  la  politique  pessimiste  doit,  dit-on, 
procurer  des  appuis  au  ministère  :  je  le  regrette,  et  pour  la  pensée  blâmable 
qui  dirigera  ces  suffrages,  et  pour  la  force  d'emprunt  qu'elle  prêtera  au  29  oc- 
tobre; mais  si  ce  projet  s'exécute,  si  des  voix  légitimistes  ou  ultra-radicales 
se  donnent  à  un  cabinet  qui  semble  avoir  leur  prédilection,  je  demande 
qu'elles  s'avouent  et  ne  se  cachent  point  dans  un  hypocrite  désaveu.  Il  ne  faut 
pas  que,  par  une  dissimulation  coupable,  ceux  qui  voteront  pour  M.  Guizot 
se  réservent  de  déclarer  plus  tard  qu'ils  l'ont  combattu;  il  ne  faut  point  que 
le  cabinet  soit  impunément  appuyé  par  des  hommes  qui,  selon  la  formule  de 
Tun  d'entre  eux ,  sont  à  la  fois  pour  lui  et  contre  la  dynastie,  et,  ennemis  dé- 
clarés de  nos  institutions,  ne  passeraient  sous  le  drapeau  ministériel  qae  pour 
les  pervertir;  il  ne  faut  pas  qu*on  puisse  attribuer  aux  opinions  constltu- 


906  EBVUB  DES  BBUX  IKWDBS. 

tionnelles  des  voix  qui  leur  seraient  complètement  étrangères.  Ne  serait-il  pas 
étrange  et  intolérable  que  le  cabinet  le  plus  étroitement  lié  au  parti  consenra- 
teur  ne  se  soutînt  que  par  le  concours  des  suffrages  les  plus  hostiles,  et  qu*il 
trouvât  sa  force  dans  les  fautes  qui  le  font  considérer  par  nos  ennemis  poli- 
tiques comme  le  plus  propre  à  soutenir  et  à  faire  triompher  leur  cause? 

Depuis  quelque  temps ,  il  s'est  accrédité  une  opinion  que  le  maintioi  du 
ministère  fortifie  malheureusement  chaque  jour,  et  qui  menace  notre  avenir. 
C'est  cette  gui  attribue  toutes  les  fautes  de  notre  goufemeiBeAty  bm  1  des  mi- 
nistèns  {Mmagers,  mais  à  ee  qu'on  est  convenu  d'appeler  le  système.  BI.  de 
I^martine  lui  a  porté  Tappui  de  sa  redoutable  éloquence.  Il  est  des  hommes 
que  leur  dévouement  égare  au  point  de  leur  fermer  les  yeux  sur  les  périls 
d'une  pareille  doctrine.  On  entend  même  des  conservateurs  répéter  sans  cesse 
qu'ils  ne  veulent  point  de  changement  de  ministère,  parce  qu'il  n'en  résul- 
terait aucune  modification  réelle  dans  la  marche  du  gouvememoit.  Eux  aussi 
semblent  placer  ailleurs  la  pensée  qui  régit  nos  affaires,  et  cette  opinion,  bien 
que  fausse,  prévaut  dans  Tesprit  de  certains  députés  inexpérimentés.  Je  dé- 
sire vivement  qu'elle  soit  démentie  et  convaincue  d'imposture,  car  je  n'en  con- 
nais pas  de  plus  dangereuse;  elle  tend  à  déplacer  la  responsabilité,  à  prêter 
aux  fautes  du  ministère  une  origine  qu'elles  n'ont  point,  et  à  porter  les  es- 
prits logiques  à  chercher  le  remède  dans  les  plus  extrêmes  mesures.  La 
chambre  doit  s'empresser  d'ôter  tout  prétexte  à  ces  funestes  imputations  :  en 
refusant  au  cabinet  un  vote  d'adhésion,  elle  prouverait  qu'à  ses  yeax  lui  seul 
r^[Kmd  de  sa  politique,  et  qu'elle  compte  sur  ses  successeurs  pour  rétablir  à 
fextérieur  des  relations  compromises,  à  l'intérieur  la  confiance  etTharmoiiie 
n  désirables  entre  les  grands  pouvoirs. 

Uh  DiPUTB. 


r:;> 


-  •  * "•*■ 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


i8  féTiier  18i8. 


C'est  demain  c^ie  commence  la  lutte  parlementaire  qui  doit  décider  dèf 
Favenir  du  cabinet.  Aussi  cette  chronique  paratt-elle  dans  le  moment  le  moins 
propre  à  captiver  Tattention  du  lecteur.  De  quoi  parler  en  effet?  Des  prépa- 
ratifs du  combat?  Ils  n'ont  plus  d'intérêt  en  présence  du  combat  lui-même. 
Des  combattans  dont  on  vient  de  proclamer  les  noms?  Maïs  parattront-ils 
tous  dans  Tarène  ?  N'y  a-t-il  pas  parmi  eux  de  modestes  écuyers  dont  la  pré- 
sence annonce  seulement  l'arrivée  de  chevaliers  encore  inconnus?  Enfin,  dé 
plusieurs  des  orateurs  inscrits,  comment  en  parler?  Qu'en  dire?  Qui  leà 
connaît? 

Nos  pronostics  seraient  également  sans  intérêt  pour  le  lecteur.  L^évènement 
est  trop  prochain.  Les  péripéties  du  combat  captiveront  toute  l'attention  du 
public.  Le  temps  des  conjectures  est  passé  :  on  ne  peut  aujourd'hui  que  re- 
garder, qu'attendre  avec  anxiété.  Qui  se  soucie  de  la  voix  d'un  prophète  au 
milieu  du  bruit  des  fers  qui  se  croisent  et  des  cris  de  victoire  ou  d'alarme? 

Le  combat  sera  acharné,  car  il  est  décisif.  Les  vaincus  ne  mourront  pas,  il 
est  vrai;  nul  ne  meurt  aujourd'hui.  Nous  combattons  comme  des  armées  de 
condottieri.  On  se  renverse,  on  se  meurtrit,  on  se  dépouille,  on  se  rançonne; 
on  ne  se  tue  pas.  On  a  mille  fois  raison  ;  cela  ne  vaut  pas  la  mort  d'un 
homme.  Le  public  approuve  fort  la  prudence  des  combattans;  il  ne  prend 
pas  plus  les  choses  au  sérieux  qu'eux-mêmes.  Assis  au  cirque,  il  ne  lève  pas 
un  doigt  impitoyable;  cela  était  bon  pour  des  femmes  romaines;  cela  paraî- 
trait horrible  pour  des  hommes  de  notre  temps.  Nous  ne  sommes  pas  san- 
guinaires; toute  notre  cruauté  s'épuise  dans  les  romans  et  les  drames.  Le 

TOME  I.     SUPPLÉMEJNT.  68 


910  BBTUB  DBS  DEUX  MORDES. 

publie  vent  que  ses  hommes  politiques  vivent,  qa*ils  puissent  se  racheter,  se 
convertir,  aller  à  gauche,  aller  à  droite,  s'allier,  se  séparer,  se  combattre, 
s'allier  de  nouveau,  et  lui  donner  long-temps  le  spectacle  de  leur  habileté,  de 
leur  souplesse,  de  leurs  tours  de  force.  Le  public  a  raison,  car  si  ces  hommes 
disparaissaient  de  la  scène  politique,  par  qui  seraient-ils  remplacés?  Où 
sont-ils  ces  débutans  de  brillantes  espérances,  ces  hommes  nouveaux  pouvant 
faire  oublier  le  talent  des  anciens  et  en  rendre  la  perte  indififérente  au  pays? 
Encore  une  fois,  le  public  a  raison.  Que  nos  hommes  d*état  vivent,  dussent- 
ils  ne  pas  se  convertir.  Ils  vivront;  le  combat  qui  va  se  livrer  ne  sera  mortel 
pour  personne.  Il  né  sera  pas  Inoins  décisif  dans  le  sens  que  ce  mot  peut 
avoir  de  nos  jours,  c'est-à-dire  que  les  vaincus  se  trouveront  pour  un  temps 
assez  long  éloignés  du  pouvoir.  Qu'ils  le  perdent  ou  qu'ils  ne  parviennent  pas 
à  le  conquérir,  la  défaite  ne  sera  pas  réparée  d'un  jour.  U  y  aura  de  doulou- 
reuses meurtrissures  qui  rendront  nécessaire  un  repos  assez  prolongé. 

Ce  résultat  est  prévu.  De  là ,  pour  les  uns,  une  grande  retenue,  pour  les 
autres  un  redoublement  d'efforts  et  d'activité.  De  là  aussi  un  spectacle  plai- 
sant. Un  esprit  morose,  un  moraliste  austère  emploierait  peut-être  une  épi- 
thète  plus  significative  et  plus  vraie.  Nous  voulons  parler  des  accusaticms  in- 
cessantes que  les  deux  partis  se  jettent  à  la  tête  depuis  long-temps.  —  Vous 
intriguez,  disent  les  uns,  et  vous  séduisez  par  des  promesses.  —  Vous  intri- 
guez, répondent  les  autres,  et  vous  corrompez  par  des  moyens  plus  positifs 
que  des  promesses.  —  Certes,  nous  ne  répéterons  pas  toutes  les  anecdotes 
dont  chacun  cherche  à étayer  son  affirmation.  Paix,  messieurs,  paix.  Probable- 
ment personne  de  vous  ne  ment.  On  connaît  l'amour  de  nos  hommes  politi- 
ques pour  la  vérité.  Nous  voudrions  bien  que  quelqu'un  eilt  le  droit  de  répéter 
ces  mots  latins  dont  Pascal  accablait  ses  adversaires.  Mais  ce  sont  là  des 
armes  dangereuses;  elles  ne  sont  pas  de  notre  temps.  Le  public  lui-même 
trouverait  étrange  que  quelqu'un  eût  le  droit  et  la  prétention  de  s'en  servir. 
Il  aime  mieux  croire  ce  qu'on  lui  dit,  ce  qu'on  lui  dit  des  uns  et  des  autres, 
en  rire,  s'en  amuser.  Une  qualité  seule  le  frappe  et  lui  plaît  aujourd'hui  ; 
l'adresse,  l'habileté.  Soyez  le  plus  habile,  réussissez,  il  applaudit.  Le  public 
n'a  pas  perdu  le  sens  moral.  Ce  serait  une  calomnie  que  de  l'affirmer.  Mais 
c'est  là  une  faculté  qu'il  laisse  chômer  pour  le  moment.  Il  n'y  a  pas  de  père  de 
famille  à  qui  il  n'arrive  parfois  de  préférer  les  libertés  un  peu  vives  des  petits 
tiiéâtres  aux  graves  enseignemens  de  la  scène  française. 

Quelques  personnes  paraissaient  craindre  un  combat  sans  coups,  une  guerre 
silencieuse,  sournoise,  qui  se  passerait  tout  entière  dans  les  profondeurs  de 
l'urne,  dans  les  mystères  du  vote  individuel.  On  rappelait  le  ministère  du  12 
mai ,  mort  conune  la  répubh'que  de  Venise,  mais  après  une  vie  toute  diffé- 
rente, mort  sans  bruit  et  sans  gloire.  Cette  crainte  était  chimérique.  Ce  n'est 
pas  ainsi  que  peut  tomber  un  ministère  qui  a  des  amis  et  des  ennemis  ^- 
lement  ardens,  acharnés,  impétueux.  Le  12  mai  n'avait  qu'un  tort,  le  tort 
d'être  et  d'occuper  la  place  qu'on  convoitait.  Il  suffisait  de  l'en  diasser.  On 
ne  voulait  rien  de  plus.  Il  n'y  avait  contre  lui  ni  haine,  ni  rancune.  Les 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  911 

rancunes ,  les  haines  politiques  existent  à  Tendroit  du  29  octobre.  On  ne 
veut  pas  seulement  l'éloigner,  on  veut  Tabattre.  Sans  doute  il  en  est  plus 
d'un ,  parmi  ses  adversaires ,  qui  se  contenterait  fort  de  pouvoir  Télolgner 
sans  bruit,  sans  combat,  par  un  vote  silencieux,  caché.  Ce  sont  là  les  hommes 
que  le  ministère  a  le  plus  à  redouter.  Combien  sont-ils  ?  Qu'oseront-ils  ?  That 
is  the  question.  Mais  à  côté  de  ces  hommes  prudens,  à  paroles  d'oracle,  à 
figure  impassible,  grands  maîtres  en  diplomatie  parlementaire ,  le  ministère 
rencontre  des  adversaires  ardens ,  imprudens  même,  pour  qui  la  réserve  se- 
rait un  supplice,  et  le  silence  est  impossible.  Ajoutops  que  M.  Guizot  n^est 
pas  homme  à  se  laisser  étrangler  entre  deux  portes  ;  il  est  capable  de  faire 
parler,  défaire  crier  même  des  muets. 

Nous  aurons  donc  un  grand  combat,  ou,  si  Ton  veut,  un  tournoi  magni- 
fique; car  probablement  une  fois  la  lutte  engagée,  nous  verrons  successivement 
paraître  dans  l'arène  plus  d'un  combattant  de  grand  renom.  Il  est  bien  diffi- 
cile de  rester  sous  la  tente  au  bruit  des  armes ,  bien  difficile  de  ne  pas  décider 
la  victoire  de  ses  amis  s'ils  avancent,  de  n'en  pas  couvrir  la  retraite  s'ils 
succombent. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  question  de  confiance  est  nettement  posée  dans  le 
rapport  de  la  commission.  On  est  entré  franchement  dans  les  conditions  de 
notre  gouvernement.  Nous  désirons,  dans  l'intérêt  du  pays,  qu'on  n'en  sorte 
pas.  Que  la  chambre  juge  le  système  politique  du  cabinet,  qu'elle  se  prononce. 
Le  repousse-t-elle?  Qu'une  nouvelle  administration  se  forme  et  nous  dise,  non 
tout  ce  qu'elle  fera  (  ce  serait  vouloir  disposer  des  circonstances  et  commander 
à  l'avenir),  mais  quels  sont  les  points  sur  lesquels  elle  s'éloignera  des  prin- 
cipes et  des  tendances  du  29  octobre.  La  chambre,  au  contraire,  adopte-t-elle 
le  système  actuel  ?  Qu'il  soit  alors  entendu  que  c'est  le  système  non-seulement 
du  ministère,  mais  de  la  majorité,  c'est  dire  le  système  de  la  chambre,  le 
système  dont  on  ne  pourrait  sortir  que  par  la  dissolution,  au  moyen  d'une 
chambre  nouvelle. 

C'est  ainsi,  et  ainsi  seulement,  que  le  pays  pourra  enfin  être  sérieusement 
gouverné.  La  chambre  des  députés  commence  sa  carrière  politique.  Si  elle 
se  coupe  en  deux ,  si  tout  se  réduit ,  de  part  ou  d'autre ,  à  cinq  ou  six  voix  de 
majorité ,  la  chambre  s'annule  et  frappe  en  même  temps  d'impuissance  tout 
cabinet,  quel  qu'il  soit.  Elle  pourra  alors  tout  faire,  hormis  le  bien  du  pays. 
Le  pays  comprendra  l'impuissance  de  la  chambre,  et  si  les  dernières  élections 
ont  amené  près  de  cent  députés  nouveaux ,  les  élections  prochaines  pour- 
raient bien  en  amener  deux  cents.  Le  débat  qui  va  s'ouvrir  décidera  donc  de 
l'avenir  politique  de  l'assemblée.  Ce  que  nous  désirons  avant  tout,  c'est  une 
majorité  incontestable;  c'est  que  la  chambre  brise  ou  consolide,  sans  équi- 
voque, sans  incertitude,  son  alliance  avec  le  ministère.  Qu'il  ait  pour  lui  80 
voix  au  moins  de  majorité,  ou  qu'il  succombe.  Sans  cela,  la  lutte  recommen- 
cera demain  ;  la  question  ministérielle  reparaîtra  dans  tout  débat  de  quelque 
gravité.  Nul  ne  désespérant  du  succès,  les  partis  seront  toujours  sous  les 
armes;  il  n'y  aura  ni  paix  ni  trêve.  Aux  dépens  de  qui?  Du  pays.  Nous  au- 


M9  REVUB  mS  JXBVX  MOKOBS. 

roDS,  non  plus  pendant  quelques  jouf s,  mais  pendant  des  sessions  entières, 
des  combinaisons  adroites,  nous  ne  voulons  pas  répéter  le  mot  à  la  mode, 
des  combinaisons  dans  tous  les  sens ,  ministérielles  et  anti-ministérielles. 
Quels  sont  les  hommes  réservés,  pudiques,  qui  reculent  devant  ces  moyens 
et  s'abstiennent?  Où  sont^ils  ces  candidats  à  la  robe  sans  tache?  Rara  avis. 
Après  le  débat  sur  les  fonds  secrets,  ou ,  à  mieux  dire,  sur  la  question  de 
confiance,  la  chambre  des  députés  rencontrera  deux  autres  discussions  qui  ne 
«eront  pas,  dit-on ,  ni  moins  délicates  ni  moins  sérieuses  :  le  rapport  de  la 
commission  d'enquête  et  le  projet  de  loi  sur  les  sucres. 

Si  le  cabinet,  tout  en  ne  succombant  pas  cette  semaine,  ne  remporte  qu'une 
victoire  peu  décisive,  c'est  à  l'occasion  de  Fenquôte  que  le  combat  sera  de  nou- 
veau engagé,  que  la  question  ministérielle  agitera  derechef  l'assemblée., C'est 
ainsi  que,  comme  nous  le  disions  à  la  fin  de  décembre,  la  meilleure  partie 
de  la  session  se  passera  en  luttes  personnelles;  la  France  devra  se  contenter 
de  savoir,. non  comment,  mais  par  qui  elle  sera  gouvernée. 

La  question  des  sucres  est  des  plus  importantes  et  des  plus  difficilei  au 
point  de  vue  politique,  car  la  question  économique  n'en  est  pas  UBe  poopr 
quiconque  connaît  ces  matières  et  n'a  point  d'intérêt  à  dissimuler  la  v^té. 
Nous  avons  plus  d'une  fois  abordé  cette  question  ;  il  est  superflu  d'y  revenir. 
La  question  politique  est  toute  de  convenances  et  de  drconstanoes.  Il  ne 
9'agit  plus  de  savoir  ce  qu'il  serait  bon  en  soi  de  faire;  il  ne  peut  y  avoir  de 
doute  sérieux  à  cet  égard;  il  s'agit  de  savoir  ce  que  permettent  au  gouver- 
nement les  circonstances  actuelles.  Le  cabinet  a,  dit-on,  pris  son  courage  ^ 
deux  mains,  et  déclaré  formellement  qu'il  soutient  en  tout  et  pour  tout  le  projet 
présenté  et  repousse  tout  amendement.  C'est  bien ,  et  nous  ne  voulons  pas 
demander  pourquoi  tout  à  coup  tant  de  résolution  et  de  bravoure.  Nous  savons 
seulement  que  les  députés  des  ports  n'entendent  pas  raillerie  à  l'endroit  des 
sucres.  La  mort  de  la  betterave  d'abord,  les  questions  ministérielles  après; 
c'est  là  leur  credo  politique.  Or,  parmi  les  députés  d'un  ministérialisme 
fort  douteux  se  trouvent  précisément  plusieurs  de  ces  députés  des  ports, 
hommes  de  valeur,  d'influence,  gardant  in  petto  les  souvenirs  rancuniers  des 
victimes  de  la  coalition.  En  passant  à  l'ennemi ,  par  leur  nombre,  mais  sur- 
tout par  leur  exemple,  ils  auraient  porté  un  coup  funeste  au  ministère.  Le 
ministère  n'a  sans  doute  pas^ésité.  Restez,  il  a  pu  leur  dire,  suivez-moi,  et 
vous  aurez  la  loi  des  sucres.  Si  vous  travaillez  à  me  renverser,  vous  com- 
promettrez les  intérêts  des  colonies,  car  une  crise  ministérielle  va  s'ouvrir; 
die  ÉBtà  longue,  difficile,  pleine  de  vicissitudes  et  de  péripéties.  La  session 
peut  alors  s'écouler  sans  que  le  projet  soit  discuté  dans  les  deux  chambres, 
et,  le  fût-il,  croyez-vous  qu'un  ministère  nouveau  mette  un  grand  zèle  à 
défendre  et  faire  adopter  les  projets  de  ses  prédécesseurs?  Vous  avez  besoin 
de  moi,  j'ai  besoin.de  vous;  pourquoi  nous  séparer?  Ce  pacte  a  pu  exister 
sans  être  explicite,  on  a  pu  s'entendre  sans  se  parler.  Intelligenti  pauca.  Tou- 
jours est-il  que  le  cabinet  soutient  son  projet  unguibus  et  rostro,  et  que  les 
dépotés  des  ports  veulent,  avant  tout,  que  ce  projet  devienne  bi. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  IG(13 

Le  parlement  anglais,  qui  n^a  été  convoqué  qu'en  février,  en  est  déjà  à  la 
discussion  du  budget.  Sir  Robert  Peel  a  prononcé  en  plusieurs  occasions  d'ad- 
mirables discours,  admirables  de  tact,  de  bon  sens,  de  simplicité  et  de  grai(- 
deur.  Ajoutons  que  toutes  les  fois  qu'il  a  été  amené  par  son  sujet  à  parler  q^ 
la  France  au  point  de  vue  de  ses  rapports  avec  FAngleterre,  son  langage  a  été 
plein  de  justice,  de  noblesse,  de  courtoisie,  «rai  pleine  confiance,  disait-il 
dernièrement  encore,  dans  la  raison  et  le  bon  sens  de  la  nation  française,  et 
je  sais  qu'en  Angleterre  il  n'existe  qu'un  désir,  celui  de  rester  dans  de  bons 
termes  d'amitié  avec  la  France.  »  Ces  paroles  étaient  prononcées  aux  applau- 
dissemens  universels  et  bruyans  de  la  chambre  des  communes.  Il  est  possible 
que  dans  les  débats  de  la  chambre  des  députés  il  soit  question  de  TAngle- 
terre  et  de  ses  rapports  avec  la  France.  !Nous  aimons  à  croire  que  nous  n'en- 
tendrons à  ce  sujet  ni  vaines  déclamations  ni  vieux  quolibets.  La  tribune  doit 
avoir  sa  grandeur  et  sa  dignité,  car  la  tribune  c'est  la  France,  la  France 
légale,  la  France  ofQcielle,  la  voix  de  l'élite  du  pays. 

Genève  a  été  le  théâtre  d'une  émeute  sanglante,  d'une  émeute  scandaleuse 
et  d'autant  plus  criminelle,  que  le  prétexte  en  était  parfaitement  ridicule. 
Lorsqu'on  entreprend  d'arracher  son  pays  au  joug  étranger  ou  d'y  briser  le 
despotisme,  ou  d'en  sauver  les  libertés  sérieusement  attaquées,  les  conspira- 
tions, les  commotions  populaires,  les  insurrections,  trouvent  leur  excuse  dans  la 
grandeur  du  but  et  la  légitimité  du  motif.  Ceux-là  même  qui  redoutent  le  plus 
ces  terribles  manifestations  de  la  force  irrégulière  sentent  leurs  passions  gé- 
néreuses s'éuiouvoir,  lorsque  cette  force  se  met  évidemment  au  service  du 
droit,  du  droit  méconnu,  trahi,  foulé  aux  pieds;  s'ils  ne  justifient  pas,  ils 
pardonnent  du  moins  ces  entreprises,  fussent-elles  trop  hardies,  imprudentes, 
téméraires.  Mais  à  Genève,  où  la  révolution  la  plus  démocratique  s'est  ac- 
complie hier;  à  Genève ,  pays  de  suffrage  universel ,  de  nul  cens  électoral;  à 
Genève,  où  le  principe  électif  est  poussé  jusqu'à  ses  dernières  limites,  que 
veut  l'insurrection  ?  que  peut-elle  vouloir  ?  Le  conseil  représentatif,  l'élu  de 
la  nation ,  discutait  paisiblement  un  projet  de  loi ,  et  parce  qu'il  se  trouvait 
dans  ce  projet  une  disposition  qui  déplaisait  à  la  minorité,  parce  que  la  ma- 
jorité ne  voulait  pas  d'un  amendement,  on  crie  aux  armes  !  on  élève  des  bar- 
ricades, on  organise  la  guerre  civile,  et  on  fait  feiî  sur  ses  concitoyens!  Il 
faudra  donc,  pour  ne  pas  recevoir  des  coups  de  poignard,  des  coups  de  bâton, 
des  coups  de  fusil,  que  dorénavant  la  majorité  demande  à  la  minorité  si  die 
daigne  lui  permettre  d'adopter  tel  ou  tel  article  de  loi.  A-t-on  jamais  imaginé 
une  tyrannie  à  la  fois  plus  coupable  et  plus  ridicule  ?  C'est  ainsi  qu'on  res- 
pecte la  liberté,  la  volonté  du  peuple  !  Encore  une  fois,  Genève  est  un  pays  de 
suffrage  universel;  le  canton  de  Vaud  aussi,  et  certes  on  a  adopté  à  Lausanne 
plus  d'un  article  de  loi  qui  ne  satisfsdt  point  la  minorité ,  la  partie  la  plus 
avancée,  la  plus  ardente  du  pays.  A-t-elle  pour  cela  couru  aux  armes,  blessé 
et  tué  ses  concitoyens?  Elle  attend  le  triomphe  de  ses  idées  du  temps,  des 
lumières,  d'une  nouvelle  élection.  Ce  triomphe  se  réalisera  ou  ne  se  réalisera 
pas,  peu  importe  ici;  toujours  est-il  qu'il  faut  respecter  le  principe  dont  on 


91&  RBVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

émane.  Si,  après  avoir  proclamé  la  souveraineté  du  nombre,  on  ne  veut  pas  s*y 
soumettre,  il  faut,  ou  reconnaître  la  supériorité  des  principes  qu'on  a  com- 
battus, ou  avoir  le  courage  de  soutenir  tout  haut  que  la  société  ne  doit  être  que 
>  désordre,  qu'un  assemblage  fortuit  de  bétes  féroces. 

Aussi  apprenons-nous  que  Fémeute  genevoise  a  fort  déplu  à  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  considérable  dans  le  parti  démocratique  en  Suisse.  Ce  parti  n'a 
pas  fedt  les  nombreuses  révolutions  de  1830  et  1831  pour  offrir  à  l'Europe  un 
spectacle  permanent  d'agitations  et  de  désordre.  Il  tenait  à  prouver,  et  il  a 
prouvé  que,  si  populaire  que  fût  la  forme  de  leur  gouvernement,  les  Suisses 
aimaient  Tordre  public  autant  que  la  liberté.  Les  cantons  révolutionnés  jouis- 
sent depuis  long-temps  d'une  paix  profonde,  et,  chose  remarquable,  nième 
les  discordes  et  les  dissentimens  fédéraux ,  même  les  débats  quelquefois  très 
ardens  de  la  diète,  n'ont  pu  troubler  essentiellement  la  paix  publique  en 
Suisse.  Sans  cet  esprit  d'ordre  qui  est  général  dans  cette  population  à  la  fois 
si  courageuse,  si  prudente  et  si  grave,  la  Suisse,  avec  tous  les  levains  qui 
fermentent  dans  son  sein ,  avec  ses  divergences  de  mœurs,  d'intérêts ,  de 
langue,  d'industrie,  de  religion,  ne  serait  que  le  vaste  foyer  d'un  terrible 
Incendie.  La  minorité  genevoise  déshonore,  aux  yeux  des  patriotes  suisses, 
la  cause  de  la  liberté  et  de  la  démocratie.  Us  n'acceptent  point  la  responsabi- 
lité de  ses  faits  et  gestes;  ils  ne  voient  rien  là  d'helvétique.  Du  désordre  pour 
le  désordre,  ou  pour  satisfaire  des  convoitises  et  des  vanités  personneljes,  il 
n'y  a  rien  là  en  effet  qui  puisse  mériter  le  respect  ou  l'indulgence  de  la 
Suisse. 

Une  amnistie  générale  a  mis  fm  à  cette  déplorable  équipée.  Espérons  que 
Genève  ji'achèvera  pas  de  se  perdre  dans  l'opinion  publique  par  le  renou- 
vellement de  ces  scandales.  Au  surplus,  nous  sommes  convaincus  que,  si  le 
désordre  venait  à  recommencer,  les  confédérés  viendraient  au  secours  du 
droit  et  de  la  constitution.  Entre  autres,  Berne  et  Vaud  tiendraient  à  prouver 
qu'ils  ne  confondent  pas,  eux,  la  liberté  avec  Fanarchie,  et  la  souveraineté 
du  peuple  avec  les  violences  d'une  minorité. 

Ajoutons  que  si  le  fait  qui  vient  de  se  passer  à  Genève  était  autre  chose 
qu'un  accident,  s'il  était  le  symptôme  d'une  maladie  endémique,  il  soulève- 
rait une  question  grave  et  digne  de  toute  Fattention  des  publicistes.  C'est  la 
question  de  savoir  si  la  démocratie ,  si  la  démocratie  pleine ,  absolue ,  peut 
exister  régulièrement  dans  un  pays  qui  n'a  pas  une  forte  organisation  poli- 
tique, des  pouvoirs  publics  solidement  constitués.  La  démocratie  est  de  sa 
nature  vive,  mobile,  agitée.  Dans  les  démocraties,  il  y  a  peu  de  grandeur 
individuelle,  d'influence  personnelle;  mais  en  revanclie  chacun  peut  se  faire 
l'interprète  des  masses,  leur  organe,  leur  chef:  s'il  sait  épier  le  moment  favo- 
rable, pressentir  une  opinion ,  exalter  un  sentiment ,  il  n'a  pas  besoin  d'an- 
técédens  glorieux,  de  clientelle  laborieusement  acquise,  soigneusement  con- 
servée. C'est  le  flot  populaire  qui  élève  les  hommes  et  les  abaisse.  Le  héros 
d'aujourd'hui  peut  être  oublié  demain,  mais,  pour  briller  aujourd'hui ,  il 
n'est  pas  nécessaire  d'avoir  existé  hier.  Comme  dans  toutes  les  formes  de 


RBTUB  —  CHRONIQUE.  915 

société,  il  y  a  là  des  inconvéniens  et  des  avantages,  de  la  puissance  et  de  la 
faiblesse ,  du  bien  et  du  ma]«  Mais  ce  qui  est  évident ,  c'est  qu'en  règle  géné- 
rale un  gouvernement  faible,  désarmé,  ne  peut  résister  aux  orages  de  la  démo- 
cratie. Autant  vaudrait  renfermer  une  liqueur  en  fermentation  dans  un  vase 
dont  les  cercles  seraient  en  carton  peint.  On  peut  sans  doute  citer  des  excep- 
tions, précisément  en  Suisse.  Il  est  des  cantons  pleinement  démocratiques  et 
dont  néanmoins  le  gouvernement,  bien  que  faiblement  organisé,  n'est  nulle- 
ment menacé  et  ne  court  aucun  danger.  Le  fait  est  vrai,  seulement  il  trouve 
son  explication  dans  la  nature  même  de  la  population  de  ces  cantons.  Ce  sont 
des  populations  essentiellement  agricoles,  des  hommes  sédentaires,  laborieux, 
qui  ne  sont  point  agglomérés  dans  une  ville.  Il  n'y  a  pas  de  ville  considérable 
en  Suisse.  Il  n'y  en  a  pas  une  qui  approche  de  Genève  pour  la  population, 
et  cependant  Genève  ne  compte  pas  trente  mille  âmes.  La  Suisse  est  cou- 
verte de  petits  propriétaires  fonciers.  Une  grande  partie  de  ses  ouvriers  sont 
en  même  temps  des  cultivateurs.  Qui  ne  connaît  les  mœurs  graves,  les  habi- 
tudes réfléchies  des  Suisses,  dont  la  majorité  est  de  race  allemande,  et  ap- 
porte dans  ses  résolutions  la  lenteur  quelquefois  excessive  des  hommes 
d'outre-Rhin.'  Genève,  au  contraire,  est  une  ville  essentiellement  manu- 
facturière ,  pleine  d'ouvriers ,  d'ouvriers  intelligens ,  mais  dont  il  est  facile 
d'exciter  le  mécontentement  et  d'irriter  la  vanité.  Genève,  d'ailleurs,  se 
trouve  par  ses  antécédens  et  par  sa  gloire  dans  une  position  difficile.  Il  y  a 
à  Genève  un  grand  développement  intellectuel,  mais  nulle  autre  carrière  que 
le  commerce.  De  là  un  grand  nombre  d'esprits  inquiets,  mécontens,  ne  sa- 
chant pas  trop  ce  qu'ils  veulent ,  mais  voulant  toujours  autre  chose  que  ce 
qui  est.  Bref,  Genève  est  moralement  une  grande  ville  et  en  fait  un  tout 
petit  état.  L'individu  s'y  développe  comme  il  se  développerait  à  Paris,  à  Lon- 
dres, à  Berlin ,  et  ensuite  l'état  ne  peut  rien  pour  lui.  Ainsi  la  Suisse  porte 
en  elle-même  les  correctifs  de  la  démocratie;  Genève  se  trouve ,  au  contraire, 

* 

dans  les  conditions  qui  aggravent  les  inconvéniens  de  la  démocratie.  Et  ce- 
pendant le  gouvernement  est  plus  faiblement  constitué  à  Genève  qu'il  ne  Test 
à  Berne ,  à  Lausanne ,  à  Soleure.  L'avenir  nous  apprendra  si  les  Genevois 
corrigeront  par  leur  bon  sens  et  leur  patriotisme  les  défauts  inhérens  à  leur 
constitution  sociale  et  politique. 

Le  canton  directeur  s'est  aperçu  un  peu  tard  que  sa  circulaire  relative  aux 
couvens  d'Argovie  n'était  pas  destinée  à  trouver  un  accueil  favorable  dans 
les  cantons  les  plus  considérables  de  la  Suisse.  Il  bat  en  retraite  comme  il 
pçut ,  et  il  prend  surtout  soin  d'assurer  ses  confédérés,  et  notamment  tout 
bon  catholique,  que  sa  circulaire  ne  lui  a  pas  été  inspirée  par  le  nonce  du 
pape  ou  par  l'ambassadeur  d'Autriche.  Soit.  Mais  s'il  est  malheureux  de  faite 
naître  certains  soupçons,  il  est  peu  digne  pour  un  gouvernement  de  les 
démentir.  D'ailleurs,  à  quoi  cela  sert-il?  Ceux  qui  seraient  convaincus  du 
fait  ne  manqueraient  pas  de  dire  que  tout  mauvais  cas  est  niable.  Quoi  qu'il 
en  soit,  le  vorort  ne  convoquera  pas,  à  ce  qu'on  dit,  de  diète  extraordinaire. 
L'afÊQÔre  sera  renvoyée  à  la  diète  ordinaire  de  juillet.  C'est  dire  que  la  tenta- 
tive est  manquée. 


♦  "S 


916  REVUE  DES  VEVX  MONDES. 

•«-  L'histoire  de  la  stratégie  chez  les  anciens  a  été,  depuis  trois  siècleg. 
Follet  de  travaux  savans  et  estimés.  A  Theure  qu'il  est,  ce  serait  même  un 
sujet  à  peu  près  épuisé  pour  l'érudition,  si  l'érudition  ne  ressemblait  à  ce 
serpent  symbolique  des  mythologies  qui  mordait  sa  propre  queue  :  n^ayant 
plus  guère  de  ressources  au  dehors ,  l'érudition^  en  effet,  a  pris  le  parti  de  se 
senrir  de  substance  à  elle-même ,  et  de  recommencer  toujours.  Il  n'y  a  pas  de 
raiseik  pour  que  cela  finisse,  et  c'est  une  feçon  comme  une  autre ,  une  £açoii 
asses  innocente  de  dépenser  le  temps.  Dans  le  vaste  domaine  de  la  science, 
queues  petits  recoins  se  trouvent  pourtant  çà  et  là  qui  ont  échappé  aux  in* 
vestigations  de  la  critique,  ou  que  la  critique  n'a  fait  qu'entrevoir  à  la  légère. 
C'est  d'un  de  ces  champs  restreints  et  peu  connus  que  s'est  emparé  M.  le 
colonel  Armandi  dans  son  Histoire  militaire  des  Èléphans  (1),  livre  étendu 
et  consciencieux  où  une  connaissance  approfondie  des  faits  est  mise  au  ser- 
vice d'un  esprit  lumineux  et  sain.  On  regrette  seulement  que  M.  Armandi 
ne  se  soit  pas  plus  rigoureusement  enfermé  dans  les  strictes  limites  de  son 
âujet.  Cest  là  le  danger  de  ces  programmes  étroits ,  de  ces  dissertations  spé- 
ciales :  tout  y  est  objet  à  épisodes,  on  grapille  dans  le  voisinage,  on  se  trouve 
kiduit  à  dérober  de  côté  et  d'autre  des  textes  piquans,  des  détails  étrangaf . 
En  un  mot,  trouvant  son  royaume  trop  petit,  on  l'agrandit  par  la  conquête. 
Par  malheur,  si  c'est  là  en  pditique  la  vraie  manière  de  fonder  les  grands 
empires,  ce  n'est  peut-être  pas  en  érudition  le  moyen  le  plus  sûr  de  créer  des 
monumens  durables.  Les  èléphans  furent  un  élément  très  secondaire  de  la 
stratégie  des  anciens.  Importés  d'Orient  en  Occident,  ils  jouèrent,  il  est  vrai, 
un  certain  rôle  dans  l'histoire  militaire  depuis  Alexandre  jusqu'à  César;  mais 
cependant  il  y  eut  peu  de  rencontres  importantes ,  il  y  eut  pea  de  grandes 
expéditions  où  ils  décidèrent  du  résultat.  On  est  donc  surpris  de  voir  M.  At- 
raandi  prendre  à  chaque  instant  occasion  de  décrire  au  long  les  batailles ,  et 
d'expliquer  les  conquêtes.  Ce  penchant,  très  louable  chez  un  militaire,  l'est 
moins  chez  un  érudit;  le  savant  colonel  a  un  peu  oublié  ses  nouveaux  devoirs 
d'écrivain  pour  ses  anciens  devoirs  d'officier.  C'est  là  l'unique  reproche  qu'on 
puisse ,  en  bonne  conscience ,  adresser  à  son  curieux  et  intéressant  volume. 
Le  principal  y  disparaît  trop  souvent  dans  l'accessoire.  A  part  cette  critique 
sur  la  méthode  même,  sur  la  composition  du  livre,  les  amis  de  l'érudition 
sérieuse  applaudiront  aux  très  estimables  recherches  de  M.  Armandi.  Ce  tra- 
vail  intéresse  non-seulement  l'histoire  de  la  stratégie  ancienne ,  mais  encore 
l'histoire  naturelle;  bien  des  anecdotes ,  bien  des  ïsà\&  singuliers  s'y  mêlent, 
qui  soutiennent  l'attention  du  lecteur  et  piquent  sa  curiosité.  C'est  là  une 
façon  vraiment  digne  d'achever  une  carrière  honorable,  et  ou  ne  saurait  trop 
féliciter  M.  Armandi  de  se  si  bien  souvenir  dans  les  lettres  de  ce  qu'il  a  pra- 
tiqué autrefois  dans  les  camps.  Ce  genre  d'érudition  appartient  de  droit  aux 
soldats ,  et  leur  est  une  noble  retraite. 

(1)  Un  vol.  fn-8<»,  chez  M.  Amyot,  rue  de  la  Paix ,  6. 


V.  DE  Haas. 


HISTORIENS 


MODERNES 


DE  LA  FRANCE. 


III. 


L*abus  violent  qu'on  a  fait  de  certains  dons,  la  volonté  ambitieuse 
et  bruyante  qu'ont  marquée  certains  esprits  de  conquérir,  d'afficher 
du  moins  ce  qu'ils  n'avaient  pas  naturellement,  la  perturbation  qui 
s'en  est  suivie  dans  les  genres  les  plus  graves,  bien  des  circonstances 
contribuent  aujourd'hui  à  donner  un  prix  tout  nouveau  et  comme 
un  attrait  particulier  à  ces  physionomies  d'écrivains  calmes,  mo- 
déréeSy  ingénieuses,  ù  ceux  qui  ont  uni  l'élévation  ou  la  distinction 
de  l'idée  à  la  discrétion  du  tour,  qui,  en  innovant  quelque  peu  à  leur 
moment,  n'ont  détruit  ni  bouleversé  les  grandeurs  et  les  vérités  exis- 
tantes, qui  se  sont  mûris  à  leur  tour  dans  des  applications  diverses, 

TOME  I.  —  15  MABS  1843.  59 


918  REVUE  DES  DEtJX  MO^TDES. 

et  ont  su  imprimer  h  Tensemble  de  leur  vie  et  de  leur  œuvre  la  règle 
souveraine  de  la  bienséance  et  une  noble  unité. 

M.  de  Barante  est  de  nos  jours  un  des  rares  écrivains  dont  la  car- 
rière, non  pas  entièrement  close,  mais  tout-à-fait  définie,  se  dessine 
le  mieux  sous  cet  aspect.  Cette  mesufe  de  nouveauté  et  de  retenue, 
il  Ta  tour  à  tour  essayée  daos  la  critique  Httéraîre,  et  développée 
plus  en  grand  dans  Thistoire;  il  n*a  cessé  de  Tobserver  dans  la  pra- 
tique politique.  En  nous  tenant  surtout  ici  au  critique  et  à  rhistorien, 
nous  avons  à  toucher  plus  d'un  point  délicat  et  compliqué,  assez 
lointain  déjà  pour  qu'il  y  ait  plaisir  et  profit  à  y  revenir.  C'est  d'ail- 
leurs le  caractère  et  la  qualité  de  certains  esprits  que,  tout  en  attei- 
gnant à  la  réputation  méritée,  ils  ne  tombent  pas  dans  les  grands 
chemins  et  sous  les  jugemens  courans  de  la  foule;  ils  échappent  ainsi 
au  lieu-^êmmun  de  la  kMiange;  ils  demeurent  des  sujets  ohoîMS.On 
n*a  ipTiuie  manière  encore  d'en  pader  avee  <iue4que  à-propos,  c'est 
de  les  bien  connaître. 

M.  Prosper  Brugière  de  Barante  est  né  à  Riom  en  juin  1782,  d'une 
famille  ancienne  et  considérée,  qui,  sur  la  fin  du  xvii*  siècle,  ne  fut 
•pas  sans  payer  son  premier  tribut  aux  lettres.  Claude-Ignace  Bru- 
gière (ou  Breugière)  de  Barante,  bisaïeul  de  notre  contemporain» 
était  venu  jeune  à  Paris,  y  avait  connu  Valincourt,  l'ami  de  Boileau» 
et  aussi  Le  Sage  et  Fuzelier,  cette  arrière-garde  légère  du  grand 
siècle,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  retourner  vivre  chez  lui  en  excel- 
Jént  avocat.  Il  avait  traduit  quelque  chose  d'Apulée,  et  Goujet,  en 
sa  Bibliothèque  française  (1),  mentionne  très  honorablement  des  ob- 
servations de  lui  sur  les  prétendus  fragmens  de  Pétrone  trouvés  à 
Belgrade.  Le  jeune  amateur  de  ces  deux  profanes  anciens  n'en  de- 
vint pas  moins  un  grand  janséniste,  et  le  conseil  du  parti  en  Auvergne 
durant  les  persécutions  du  cardinal  Fleury.  Ces  contrastes  sont  de 
bon  augure  par  la  façon  dont  ils  se  tempèrent.  Nous  distinguons 
tout  d'abord  «ae  «ouche  solide  et  sérieuse,  mats  qui  permet  k  la  va- 
riété de  s'y  greSer  et  presque  d'y  fleurir. 

Le  fils  de  Claude-Ignace  aUait  également  à  Paris  dans  sa  jeunesse» 
y  était  recommandé  à  son  compatriote  Dancbet,  et  faisait  môme 
quelque  préface  à  je  ne  sais  quelle  tragédie  de  cet  illustre  d'un  jour* 
Mais  c'est  au  père  de  M.  de  Barante  qu'il  faut  surtout  demander 
compte  de  son  influence  directe  et  suivie  sur  l'éducation  de  soa  fils. 
•  Élevé  à  JuiUy,  au  collège  de  l'Oratoire,  puis  venu  à  Pms  pour  ses 

li)  Tome  Yl,  Mie  90». 


HISTORIENS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  919 

études  de  droil  et  répaDdu  alors  dans  des  sociétés  diverses,  particu- 
lièrement dans  le  inonde  parlementaire,  M.  de  Baranté  père  garda 
toujours  ses  premières  impressions  contre  le  coup  d*état  Maupeou. 
Son  ame,  qui  se  formait  à  ce  moment,  y  contracta  pour  jamais  ce 
quelque  chose  de  libéral,  mais  de  sage,  qui  ne  cessa  pas  d*étre  sa 
mesure  au  milieu  des  orages  quMI  eut  à  traverser.  Homme  distingué 
d'ailleurs  plutôt  que  précisément  laborieux,  de  société  plutôt  que  de 
cabinet,  sachant  et  donnant  beaucoup  par  la  conversation,  il  appar- 
tenait à  cette  classe  d* esprits  éclairés  que  produisit  avec  honneur  la 
fin  du  xvnr  siècle.  Même  lorsqu'il  fut  retourné  et  fixé  à  Riom  comme 
lieutenant-criminel  du  bailliage,  il  continua  d'entretenir  avec  Pari» 
des  rapports  fréqucbs  que  son  mariage  multiplia  encore  (1).  Ainsi 
nulle  trace  de  rouille  municipale  dans  cette  vie  d'Auvergne,  mais- 
FéteiHlue  et  l'aisance  des  relations,  en  même  temps  qu'une  atmos- 
phère morale  et  préservée.  Comme  nous  l'avons  déjà  observé  pour 
M^  de;  Meulan  et  pour  d'autres  esprits  influens  sortis  du  même  mi- 
lieu» nous  rencontrons  ici  jun  nouvel  exemple  d'un  intéressant  ber- 
ceau placé  dans  cette  haute  classe  moyenne,  au  sein  de  cette  haute, 
société  administrative  qui  vivait  avec  l'aristocratie  sans  en  être,  et 
qui  devait,  dans  la  génération  prochaine,  la  remplacer. 

Sans  entrer  dans  les  détails  d'enfance  que  nous  savons  écrits  et 
retracés  avec  émotion  par  la  plume  la  mieux  informée  et  la  plus 
fidèle»  il  convient  seulement  pour  notre  objet  de  remarquer  que 
l'éducation  première  de  M.  Prosper  de  Barante  fut  plutôt  domestique 
que  scholaire.  La  révolution  vint  très  vite  interrompre  les  cours  qu*il 
suivait  au  coHége  d'Effiat  11  vit  son  père  arrêté,  il  Tallait  visiter  en 
bonnet  tricolore  dans  la  prison  de  Thiers,  il  salua  sa  délivrance  ines- 
pérée avec  bonheur  :  la  leçon  des  choses  prit  le  pas  dans  son  esprit 
sur  la  lettre  des  livres;  et  quand  son  père,  profitant  d'un  premier 
instant  de  calme,  le  conduisit  k  Paris  vers  la  fin  de  95  pour  y  achever 
des  études  conmencées  surtout  par  la  conversation  et  dans  la  familler^ 
le  jeune  homme  avait  déjà  beaucoup  appris. 

Le  Paris  politique  alors  en  pleine  bigarrure  offrait  un  curieux  spec- 
tacle; 9  en  ressentit  d'abord  Fintérêt.  La  pension  où  il  fut  placé  le 
laissait  jouir  d'une  certaine  Kberté;  Féducation,  ou  ce  qui  s'affichait 
alors  sous  ee  nom ,  èlail  un  eonftis  mélange  ou  les  restes  înformes^ 
des  «BcieBiies  coonaissMices  s'amalgamaient  &  des  fragmens  de  pré- 

(1)  Il  éfMsa  MB*  de  TiUepion,  dont  le  père  était  dans  les  finances  da  due 
d^OrkhHift. 

59. 


920  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

repteSy  débris  incqhérens  de  tous  les  naufrages;  on  faisait  la  liaison 
tant  bien  que  mal,  moyennant  une  veine  de  phraséologie  philoso- 
phique et  philantropique  h  Tordre  du  jour.  Dans  ce  vague  de  direc- 
tion, le  jeune  Prosper  de  Barante  s'appliquait  à  la  géométrie,  en  vue 
de  rÉcole  polytechnique.  Un  premier  échec  ne  le  découragea  point; 
il  insista,  et,  à  un  second  examen,  fut  admis.  Le  goût  des  mathéma- 
tiques pourtant  survécut  peu  en  lui  ù  ce  double  effort;  celui  des 
sciences  physiques  occupa  plus  long-temps  son  esprit.  Il  voyait  le 
monde  dans  Tintervalle  de  ses  études,  et  côtoyait  parfois  quelques 
petits  tourbillons  renaissans  de  coteries  littéraires ,  sans  s*y  trouver 
attiré.  Il  attendait  en  toutes  choses  et  s'essayait. 

Cependant  le  18  brumaire  s'était  accompli;  le  gouvernement  con- 
sulaire inaugurait  le  siècle.  M.  de  Barante  père  venait  d'être  nommé 
préfet  à  Carcassonne.  C'était  un  fonctionnaire  comme  il  en  fallait  à 
cette  renaissance,  et  comme  le  chef  les  recherchait  volontiers  :  homme 
de  justice  et  d'ordre,  nouveau  à  la  fois  et  ancien,  n'ayant  pas  trempé 
dans  le  régime  intermédiaire.  Ce  changement  de  position  dans  la 
famille  inclina  sans  doute  le  fils  vers  la  carrière  politique.  Il  touchait 
à  sa  vingtième  année;  un  voyage  qu'il  fit  à  cette  époque  en  Auvergne» 
et  durant  lequel  il  perdit  sa  mère ,  apporta  une  impression  décisive 
dans  sa  vie  morale,  et  détermina  l'homme  en  lui.  Les  Pensées  de 
Pascal,  qu'il  lut  beaucoup  h  cette  heure  de  crise  et  sous  l'interpré- 
tation de  cette  grande  douleur,  lui  furent  (comme  j'espère  que  pour 
qui  les  lira  de  môme  elles  n'ont  pas  cessé  de  l'être)  salutaires  et  for- 
tifiantes. Dès  ce  jour,  le  jeune  homme  se  trouva  l'un  de  ceux  qui  ne 
devaient  pas  continuer  purement  et  simplement  le  xviii*  siècle;  il 
appartenait  déjà  d'esprit  et  de  cœur  au  groupe  qui  allait  avec  me- 
sure, mais  non  sans  éclat,  s'en  séparer. 

J'ai  hâte  d'arriver  aux  écrits  où  nous  avons  droit  de  nous  étendre. 
De  Carcassonne,  M.  de  Barante  père  fut  envoyé  préfet  à  Genève; 
c'était  passer  d'une  ville  de  province  à  une  cité  européenne  et  à  un 
grand  centre.  Son  fils,  dès-lors  attaché  au  ministère  de  l'intérieur, 
l'y  alla  visiter.  Coppet  et  sa  gloire,  et  le  fruit  d'or  ù  demi  défendu, 
brillaient  à  deux  pas  sur  la  colline.  M.  Prosper  de  Barante  apportait 
là  des  prédispositions  toutes  particulières,  une  jeunesse  pure  et  sé- 
rieuse, une  éducation  diverse,  un  peu  inégal^,  rectifiée  par  une 
réfletion  précoce,  surtout  rien  de  scholaire,  rien  de  cet  enthousiasme 
purement  littéraire  qui  sent  sa  rhétorique  et  qui  la  prolonge  au-delà 
du  moment.  De  bonne  heure  il  avait  pu  voir  la  vie  sous  ses  différens 
aspects;  il  savait  déjà  le  monde,  et  dans  les  lettres,  dès  qu'il  y  appli- 


HISTORIENS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  921 

querait  son  regard ,  il  devait  chercher  de  retendue  et  un  libre  ho- 
rizon. Tout  cela  préparait  certainement  sa  maturité  ingénieuse.  Il  y 
a  ainsi  un  moment  dans  chaque  vie  distinguée  où  tout  s'accumule 
et  conspire,  et  ne  demande  qu'à  éclore.  Quand  le  flambeau  en  lui- 
même  est  si  prêt  à  luire,  le  foyer,  quel  qu*il  soit,  ne  manque  jamais. 

Aujourd'hui  que  tout  noble  centre  a  disparu ,  et  que  la  pensée,  si 
elle  veut  être  pure,  cherche  vainement  un  lieu  désintéressé  où  se 
groupent  avec  charme  et  concert  les  activités  diverses,  ces  souvenirs 
des  foyers  et  comme  des  patries  autrefois  brillantes  sont  bien  faits 
pour  rappeler  un  moment  le  regard  en  arrière  et  le  reposer.  Après 
les  désastres  de  tant  d'années  orageuses,  on  le  conçoit,  c'était  mieux 
qu'un  arc-en-ciel  et  qu'une  promesse  que  cette  réunion  d'élite , 
cette  émulation  combinée  des  plus  vives  et  des  plus  rares  intelli- 
gences. La  science  originale  et  perçante  d'un  Schlegel,  la  digression 
inépuisable  et  spirituellement  rapide  d'un  Benjamin  Constant,  fai- 
saient déjà  un  beau  fonds ,  sans  compter  ces  hôtes  de  chaque  jour 
qui  y  passaient,  et  qui,  sous  la  baguette  magique  de  la  Muse  du 
lieu,  y  revêtaient  toute  leur  fraîcheur,  y  rendaient  toutes  leurs  étin- 
celles. 

M.  de  Barante,  une  fois  entré  dans  le  cercle,  dut  y  recevoir  beau- 
coup; mais  il  y  porta ,  il  y  garda  à  coup  sûr  un  caractère  propre. 
Jeune,  au  sein  de  cette  société  enthousiaste,  il  ne  se  départit  point 
de  la  réserve  ni  du  goût.  Cette  règle  morale,  qu'on  ne  craindrait  pas 
de  dire  qu'il  observa  jusque  dans  le  sentiment,  nous  la  retrouvons 
nettement  traduite  dans  son  expression  d'écrivain.  Il  eut  ce  que 
M"''  de  Staël  a  qualifié  heureusement  une  réserve  animée^  de  la  dis- 
crétion dans  le  trait,  une  justesse  prompte,  quelque  chose  de  ce  que 
M"""  de  Mculan,  de  son  côté,  marquait  également.  Tout  auprès  de 
cette  exaltation  un  peu  factice  de  Benjamin  Constant,  il  sut  se  faire 
des  points  fixes.  A  l'excès  paradoxal  de  Schlegel  il  opposa  l'impartialité. 
Impartialitéy  ce  fut  de  bonne  heure  sa  devise,  son  inspiration  origi- 
nale en  critique,  comme  par  la  suite  en  histoire. 

Tel  nous  le  montre  son  Discours  ou  Tableau  de  la  Littérature  fran- 
çaise au  diX'huitième  siècle j  ouvrage  conçu  durant  ces  années  et 
qui  parut  pour  la  première  fois  en  1809.  Ce  petit  volume,  qui  pré- 
sentait moins  des  développemens  que  des  résultats,  a  trop  bien 
réussi,  il  a  trop  contribué  à  répandre  et  à  faire  accepter  de  tous 
aujourd'hui  les  conclusions  quil  exprimait,  pour  qu'on  n'ait  pas 
besoin  de  se  reporter  au  moment  où  il  parut,  si  l'on  veut  en  appré- 
cier l'originalité.  Chose  singulière  1  la  critique  littéraire  à  la  fiti  du 


%2  REVUE  I«S  IHIUX  MONDES. 

xvm*  siècle,  de  cette  époqae  éminemment  philosophique,  était  de- 
yenue  chez  la  plupart  des  disciples  purement  méticuleuse  et  litié-' 
raie: elle  ne  s'attachait  plus  guère  qu'aux  mots.  L'école  d*où  sortait 
M.  de  Barante  la  ramena  aux  id^es,  et  rétablit  le  point  de  vue  élevé 
que  la  littérature  doit  tenir  dans  une  société  polie,  mais  sérieuse. 
Quand  je  dis  que  la  critique  issue  en  droite  ligne  de  la  philosophie 
du  xvin*  siècle  se  prenait  surtout  aux  mots,  je  sais  bien  que  parmi 
ces  mots  on  faisait  sonner  très  haut  ceux  de  philosophie  et  de  raison; 
liais,  sous  ce  couvert  imposant  et  creux,  on  était  trop  souvent  por 
riste  et  servile.  Une  autre  école  opposée  à  cette  philosophie  produi- 
sait alors  d'éloquens  écrivains,  des  critiques  instruits  et  piquans  sans 
doute;  mais  c'était  une  réaction  qui ,  en  parant  à  un  excès,  pous* 
sait  à  un  autre.  Dans  le  courant  même  des  idées  du  moment  et  de 
celles  de  l'avenir,  quelques  esprits  eurent  l'honneur,  les  premiers, 
de  noter  avec  précision  ce  qu'on  appelle  en  mer  le  changement  des 
eaux,  de  signaler  ce  qui  devait  se  poursuivre  et  ce  qui  devait  se  me- 
difler,  de  marquer  en  un  mot  la  transition  sans  rupture  entre  les 
idées  du  xvnv  siècle  et  les  pensées  de  l'âge  commençant.  Dans 
cette  direction  exacte  que  je  tâche  de  déGnir,  et  ù  ne  les  prendre 
que  comme  critiques,  il  faut  nommer  M""*  de  Staél,  Benjamin  Con- 
stant, M"'  de  Meulan  et  M.  de  Barante.  Ce  dernier,  plus  jeune» 
moins  engagé,  fut  aussi  celui  qui  résuma  le  plus  nettement,  a  L'aur- 
teur  du  Discours  dont  il  s'agit,  écrivait  M"'*'  de  Staël,  est  peut-être 
le  premier  qui  ait  pris  vivement  la  couleur  d'un  nouveau  siècle.  » 
Cette  couleur  consistait  déjà  à  réfléchir  celle  du  passé  et  à  la  bien 
saisir  plutôt  qu'à  en  accuser  une  à  soi.  Pourtant^  si ,  pour  mieux 
\oir,  l'auteur  ici  se  mettait  yolontiers  en  idée  à  la  place  de  ceux  qii'3 
'  jugeait,  il  n'abdiquait  pas  la  sienne.  Il  tendait  à  substituer  aux  juge^ 
/  mens  passionnés  et  contradictoires  une  critique  relative,  propor» 
I   tionuéev  explicative,  historique  enQn,  mais  qui  n'était  pas  dénuée 
de  principes;  loin  de  là,  une  sorte  d'austérité  y  mesurait  à  chaque 
moment  l'indulgence.  Ainsi  il  jugeait  le  XYir  siècle  et  le  xvin*» 
rendant  au  prmiier  sa  part,  sans  immoler  le  second.  Le  nôtre,  en 
avançant,  »  de  plus  en  plus  marché  dans  cette  voie  d'intelligence  et 
d'ippartialité,  mais  en  s'embarrassant  de  moins  en  moins  des  pria»- 
cipes.  Il  est  presque  arrivé  déjà  à  la  nmtié  de  son  terme,  et  il  semUe 
iforioûr  justifier  cette  parole  que  M^  de  Staël  profiërait  siv  lui  dès 
Forigine  :  «  lue  xvm*  siècle  énonçait  les  principes  4*UDe  manière 
«  (iis|i  absolue;  peutrétre  le  ux*  coiiimeotera-t4t  les  faits  avec  igtop 
«  de  soamiaaiDii*  L'un  coofaife,  à  um:  naliira  de  chosn^  l-aHtre  ae 


niSTOBAKS  MODERNES  DE  Ik  PEAXCE.  92$ 

«  croira  qu'à  des  circonstances.  L*un  voulait  commandier  Tavenir, 
a  Tautre  se  borne  à  connaître  les  hommes.  »  Pronostic  si  plein  de 
sa^cité  et  de  sens  I  Combien  n*en  rencontre-t-on  pas  de  tels  au  sein 
de  cette  parole  généreuse ,  de  cett^  nature  enthousiaste  et  douée 
des  hautes  clartés  I 

Le  caractère  de  ce  premier  écrit  de  M.  de  Barante  a  donc  été 
d'introduire  une  vue  moderne  dans  la  critique.  Il  n'y  avait  rien  là 
d'appris  ni  de  répété  des  livres;  les  idées  étaient  neuves;  la  coi\ver- 
satîon  et  la  discussion  les  avaient  mûries.  On  peut  dire  que,  pour 
bien  des  esprits  distingués,  c'était  tm  compte-rendu  de  leurs  impres- 
sions et  de  leurs  jugemens  sous  une  forme  nette  qu'ils  durent  vite 
adopter  et  reproduire.  Littérairement,  on  trouverait  des  objections» 
on  voudrait  du  moins  des  amendement  à  quelques  sentences  dans 
lesquelles  le  critique,  en  abrégeant,  a  trop  tranché.  Il  est  bien  dur, 
par  exemple,  de  venir  dire  en  parlant  de  Diderot  :  le  talent  dont  il  n 
donné  quelques  indices...  Je  ne  saurais  non  plus  accorder  que  Ifl^ 
plaisanterie  de  Bayle  soit  presque  toujours  lourde  et  vulgaire.  Que 
cette  plaisanterie  et  l'habit  qu'elle  porte  ne  soient  plus  de  mode,  à  la 
bonne  heure  1  Que  ce  soit  un  habit  de  savant  et  qui  même  n'ait  jamais 
été  à  aucun  moment  taillé  dans  le  dernier  goût ,  c'est  très  vrai  en- 
core. Mais  sous  cette  coupe  un  peu  longue  et  ces  mandhes  qui  dé- 
passent, prenez  garde,  l'ongle  s'est  montré,  non  pas  du  tottt  un  ongle 
de  pédant,  il  a  la  finesse.  —  Ce  ne  sont  là,  au  reste,  que  de  simples 
points;  l'ensemble  des  conclusions,  même  en  ce  qu'eHes  parurent 
avoir  d'abord  de  rigoureux,  demeure  approuvé. 

Vers  le  temps  de  la  publication  de  cet  ouvrage ,  la  situation  poli- 
tique de  M.  de  Barante  commençait  à  se  dessiner  avec  distinction. 
Simple  auditeur  au  Conseil  d'état  vers  1605,  s'il  se  sentait  peu  favo- 
rable d'affection  au  gouvernement  impérial,  il  ne  s'en  montra  que 
plus  strict  dam  l'accomplissement  de  ses  devoirs.  Sa  liaison  avec 
Coppet,  ses  visites  durant  le  séjour  ou,  comme  on  disait,  l'exil  d'Au- 
xerre,  tout  oet  attrait  prononcé  pour  une  noble  disgrâce,  ne  laissaient 
pas  d'introduire  des  chances  périlleuses  dans  sa  carrière ,  dans  celle 
même  de  son  père  vénéré  (1).  Il  dut  y  avoir  là  des  luttes  morales» 
touchantes,  qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  soupçonner,  qu'il  ne  nous 
appartient  pas  de  sonder  dans  toutes  leurs  délicatesses.  Le  gou- 
vernement d'alors  étaK  très  ombrageux  sûr  les  moindres  affaires 

(t)  M.  de  Barante  père  fot  révoqué  de  sa  préfeôttffê  de  Genève  à  bi  fin  de  1819. 


924  RBVUE  DES  DBCX  MONDES. 

d* écrivain.  Un  article  dnPt'blicisie  dans  lequel,  à  propos  de  la  Mori 
d Henri  IV  de  Legouvé,  M.  de  Barante,  sous  le  voile  de  Vanonyme, 
soutenait  les  avantages  de  la  vérité  historique  au  théâtre ,  le  mit  en 
contradiction  avec  Geoffroy.  Le  Publicistey  toujours  sous  les  mêmes 
initiales  (A.  M.,  je  crois),  soutint  sa  thèse.  Geoffroy  lança  une  ré- 
plique violente,  au  moins  eu  égard  au  diapason  du  temps.  Cela  fit 
bruit»  et  le  jeune  auditeur  fut  envoyé  en  Espagne  pour  y  porter  des 
dépêches.  Plus  tard,  après  léna,  M.  de  Barante  eut  une  mission  en 
Allemagne;  il  séjourna  à  Breslau.  Ce  spectacle  des  pays  conquis  et 
de  Fodieuse  administration  qui  pesait  sur  eux,  frappa  vivement  son 
ame  équitable  et  compatissante;  il  n'en  put  contenir  Timpression  en 
écrivant  à  son  père.  Que  la  lettre  ait  été  interceptée  ou  non,  il  fut 
rappelé  peu  après  et  nommé  sous-préfet  à  Bressuire.  Cette  nouvelle 
destination,  qui  lui  procurait  solitude  et  loisir  au  fond  du  Bas-Poitou, 
lui  convenait;  c'est  à  ce  moment  qu'il  recueillit  ses  idées  sur  la  litté- 
rature du  XYia*"  siècle  et  en  rédigea  le  tableau.  Il  traduisait  aussi 
dès-lors  la  plupart  des  pièces  dramatiques  de  Schiller,  dans  la  com- 
pagnie de  M.  de  Chamisso.  Bientôt  un  mariage  selon  ses  vœux  allait 
fixer  son  bonheur  et  enchainer  sa  destinée  avec  grâce  à  l'un  des 
noms  les  plus  aimables  du  siècle  illustre  qu'il  venait  de  juger.  Vers 
le  même  temps  il  faisait  de  près  connaissance  avec  les  Vendéens, 
avec  l'héroïque  famille  de  La  Rochejaquelein.  En  écoutant  ces  sou- 
venirs encore  fervens,  et  dont  chaque  coin  de  haie  gardait  l'écho, 
l'idée  lui  venait  d'en  faire  part  un  jour  au  public,  de  mettre  du 
moins  sa  plume  au  service  d'une  pieuse  et  honorable  confidence. 

Il  la  méritait  à  bien  des  titres.  Son  administration,  en  ces  temps  et 
en  ces  lieux  difficiles,  lui  valut  tous  les  suffrages,  toutes  les  affections. 
Préfet  de  la  Vendée  en  1809,  puis  à  Nantes  à  dater  de  1813,  il  eut  à 
contenir  bien  des  mécontentemens ,  à  amortir  bien  des  rigueurs ,  à 
concilier  les  devoirs  du  fonctionnaire  et  ceux  de  l'homme.  Ce  serait 
trahir  ici  ces  choses  généreuses  que  d'y  insister.  Contentons-nous 
d'en  atteindre  1q  bienfait,  en  quelque  sorte,  dans  les  Mémoires  de 
M"'''  de  La  Rochejaquelein ,  produit  littéraire  heureux  de  cet  esprit 
de  conciliation  et  de  sympathie,  fruit  charmant  né,  pour  ainsi  dire, 
de  cette  greffe  des  deux  France. 

Ces  Mémoires,  qui  parurent  à  la  première  restauration  et  qui  en 
promulguaient  assurément  les  titres  les  plus  glorieux,  n'avi^ient 
d'ailleurs  (est-il  besoin  de  le  dire?)  aucune  prétention  littéraire  b 
proprement  parler.  Expression  fidèle  de  la  pensée  de  leur  auteur,  ils 


HISTORIENS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  925 

étaient  seulement  redevables  à  M.  de  Barante  de  ces  soins  de  révision 
et  de  correction,  dont  le  pins  vrai  succès  consiste  à  ne  laisser  aucune 
trace  d'eux-mêmes.  La  description  du  Bocage,  dans  le  troisième  cha- 
pitre, était  toute  de  lui;  la  préface  en  prévenait  le  lecteur,  sans  quoi 
on  n*eût  point  songé  à  isoler  le  morceau,  tant  le  tout  se  fondait  avec 
goût  et  courait  avec  une  grâce  sévère.  Pas  un  trait  n'altérait  la  sim- 
plicité touchante,  qui  seule  convenait  au  témoignage  des  grandes  ^ 
choses  et  des  hautes  infortunes  dans  la  bouche  de  la  noble  veuve  de 
Lescure.  Le  concert  des  deux  auteurs,  en  un  mot,  avait  été  si  par- 
fait, que  rien  n'avertissait  qu'il  y  en  eût  un.  On  lut  avec  émotion» 
on  connut  pour  la  première  fois  dans  son  entière  sincérité  cet  épi- 
sode unique,  cette  première  Vendée  restée  la  plus  grande  et  la  seule 
vraiment  naïve;  on  salua,  on  suivit  avec  enthousiasme  et  aveclarmesL 
ces  jeunes  et  soudaines  figures  d'une  Iliade  toute  voisine  et  re- 
trouvée à  deux  pas  dans  les  buissons  et  derrière  les  haies  de  notre 
France;  ces  défis,  ces  stratagèmes  primitifs,  ces  victoires  antiques 
par  des  moyens  simples;  puis  ces  malheurs,  ce  lamentable  passage 
de  la  Loire,  ce  désastre  du  Mans,  cette  destruction  errante  d'une 
armée  et  de  tout  un  peuple.  La  vieille  France,  après  cette  lecture» 
pouvait  tendre  la  main  à  l'autre,  sans  se  croire  trop  en  reste  de 
gloire  et  de  martyre:  Moscou  et  le  Mans,  la  Bérésina  et  la  Loire  I 
Qu'importe  l'espace  et  le  lointain?  ne  voyez  que  l'héroïsme.  La 
Vendée  enfin  avait  trouvé  pour  sa  digne  époque  un  historien.  Il 
existe  un  manuscrit  des  Mémoires  dans  lequel  on  lit,  m'assure-t-on» 
des  détails  intéressans  que  l'imprimé  ne  reproduit  pas  toujours.  Il 
en  est  sur  les  premières  années  de  M"*  de  Lescure  avant  son  ma- 
riage, sur  Versailles  au  5  octobre  et  sur  Paris  au  10  août.  Il  en  est 
d'autres  qui  ajouteraient  dans  quelques  points  aux  informations  par- 
ticulières sur  les  dissidences  des  chefs  entre  eux.  On  conçoit  que  des 
considérations  personnelles,  des  ménagemens  dus  à  des  souvenirs  si 
saignans,  aient  imposé  quelques  réticences;  mais  les  années,  en 
avançant,  permettent  beaucoup  (1). 

(1)  Le  prince  de  Talraont,  on  le  voit  par  les  Mémoires  imprimés,  était  celui  de 
tous  les  chefs  qui ,  par  ses  antécédens  et  son  caractère,  se  trouvait  le  moins  en  accord 
avec  ces  mœurs  simples,  frugales,  chrétiennes,  et  avec  cette  espèce  d^égalité  fédé- 
rale des  gentilshommes  vendéens.  Arrivé  d*hier  de  Versailles,  tout  plein  des  habi- 
tudes du  bel  air,  il  mettait  au  service  de  la  cause,  les  jours  de  combat,  la  plus  bril- 
lante valeur,  après  quoi  il  ne  se  souciait  guère  de  rien  de  sage;  et,  pour  ne  citer 
qu'un  trait  qui  le  peint,  un  jour,  après  ce  fatal  passage  de  la  Loire,  quMI  avait  sur- 


986  REVUE  W»  PJBU9  HONBm^ 

}jà  restauration,  au  moins  au  début,  semblait  remplir  a»  des  vœux 
de  M.  de  Baraote;  ses  liaisons  sociales,  on  Ta  vm,  ses  goûts?  modéréa, 
se«  lumières,  et,  pour  les  nommer  par  leur  nom ,  ses  vertus  civiles, 
^  disposaient  à  l'ordre  constiintioinoel  sagement  entendu,  c'est-à-dire 
4,ce  qu  ou  augurait  du  régime  nouveau.  Di^ssyionnaire  de  sa  pré- 
fi^^ture  durant  les  cent  jours,  il  devint,  à  la  seconde  renti^ ,  secré- 
tawergénéral  de  l'intérieur,  puis  directeur-général  des  contributions 
indirectes,  et  il  ne  quitta  cette  position  qu*à  la  retraite  de  ses  amis 
duptrinaires,.  quand  ils  Grent  leur  scission  avec  le  second  ministère 
de  M.  de  Ricbelieu.  11  crut  môflae ,  à  cette  époque ,  devoir  payer  sa 
dette  aux  controverses  du  jour  par  une  brochure  intitulée  :  Des  Corn- 
m^Hesi  et  de  t  Aristocratie  y  qu^il  a  réimprimée  depurâ  en  la  dégageant 
de  ce  qu'elle  avait  de  trop  accidentel  et  de  polémique.  Depuis  ce 
moment,  et  durant  le»  neuf  dernières  années  de  la  restauration,  il 
m  contenta  de  servir  sa  iiuance*d*opinionparses  discerna  et  ses  votes 
àla  Chai9ibre  des  pairs,  en  même  temps  qu'il  honorait  ses  loisirs  par 
la  composition  de  sa  grande  histoire. 

Vfiistoire  des  Ducs  de  Bourgogne j  publiée  de  1824  à  18â7,  obtint 
un  succès  prodigieux  qui  s'est  depuis  soutenu ,  et  elle  portait  avec 
eVle  un  système  qui  a  été  controversé  dès  l'origine.  Nous  voudrions 
Stti^tout  ici  tâcher  d'en  bien  expliquer  et  d'en  raconter  en  quelque 
sortQ  la  pensée,  en  nous  servant  presque  de  la  méthode  de  l'auteur^ 
ç'est-àrdire  sans  trop  pi^étendre  juger  d'abord,  et  il  se  trouvera  peut- 
ét«e  que  tout  naturellement  ensuite  le  jugement  ressortira. 

l.e  xv!!!*"  siècle  avait  usé  et  abusé  de  l'histoire  philosophique,  de 
celle  où  l'historieu  intervenait  à  chaque  instant  et  s'imposait  à  son 
si^et.  Voltaire  en,  avait  donné  l'exemple  avec  séduction;  Robevtson 
y  ^vait  por^  une  mesure  spécieuse ,  et  Kaynal  un  excès  rebutant. 
Gibbon  et  Hume,  avaient  su  combiner  avec  des  opinions  très  mar- 
qji^s,  et  prenne  dr^s  partis  pris,  de  hautes  qualités  de  science  et  de 
daiçvoyapoe  auxquelles  on  a  trop  cessé  de  rendre  justice.  Pourtant, 
de  cette  habitude  générale  de  continuellement  juger  le  passé  au  point 

tQMl  Q09S6il|é  pour  se  i^pp^oebeiv  de  sea  vassauit,  ayaqt  trouvé  au  cbàteau  de  Laval 
une  ai^ieotte  baoplèrerde  fajnUle,  une  l>aaaière.de8  La.Tréinottille,  bleu  et  or,  \\ 
iB9a|pna»<to,la  faû^  pprM^r  devant  lui.  Biais  M.  de  La  B^bejaquelein,  à  la  premi^gre 
Tue  de.oa^diiapeau,  leisubm  eo  s'écriant:  o  Prince,  nous  ne  suivons-qu^lesr  Fleur» 
ée  lysl'D  —  EA  o^esloe  mtae  prince  de  TaJoiont  qui ,  plus  tard  lujirmftaie^  eut  oe 
iBOtrSubUine ppur  toule  rôpMue.auK  juges  qui rinlernogeaient  :  «Fqites  votre  mé- 
tier, j^air^Mi  gK>p>d0yoiii.  n 


HISTORIflBfS  «fOmnRNES  BE  LA  FRANCE.  9ST' 

de  vue  du  présent  était  né  en  quelques  esprits  élevés  le  désir  Inea 
naturel  d'une  méthode  contraire ,  où  l'on  irait  d'abord  à  l'objet  pour 
l'étudier  en  lui-même  et  en  tirer  tout  ce  qu'il  contient. 

Un  historien  très  estimable  et  très  méritant,  H.  de  Sismondi,  plus 
soucieux  des  sources  et  plus  porté  aux  recherches  originales  qu'on 
ne  l'avait  été  avant  lui ,  gardait  avec  cela  les  formes  de  l'école  phi- 
losophique; il  imposait  ou  du  moins  il  accolait  son  opinion  du  jour 
ati  fait  d'autrefois.  Placé  au  point  de  transition  des  deux  manières, 
elles  se  heurtaient  plutôt  encore  qu'elles  ne  s'unissaient  en  lui. 

M.  de  Barante,  dès  son  premier  coup  d'œil,  s'était  montré  choqué 
des  abus  de  la  méthode  dite  philosophique  en  histoire;  il  fut  conduit 
au  désir  d'en  purger  absolument  le  noble  genre ,  et  de  lui  rendre , 
s'il  se  pouvait,  son  antique  sincérité.  Le  grand  exemple  présent  de 
Walter  Scott  venait  apporter  des  preuves  vivantes  à  l'appui  de  cette 
manière ,  en  dehors ,  il  est  vrai ,  du  cercle  régulier  de  l'histoire,  mais 
si  près  qu'il  semblait  qu'il  n'y  eût  qu'un  pas  à  faire  pour  y  rentrer. 

En  France,  vers  1820,  des  esprits  éminens  s'occupaient  avec 
ardeur,  chacun  dans  sa  voie,  de  cette  réforme  considérable.  Celui 
qui  la  professa  le  premier  et  avec  le  plus  d'autorité,  le  maître  des 
théories  en  cette  matière,  M.  Guizot  continuait  pourtant  lui-même 
l'histoire  philosophique,  tout  en  la  transformant;  il  analysait  les  faits» 
les  élevait  à  l'idée,  les  réduisait  en  élémens,  les  groupait  enfin  et  les 
distribuait  selon  les  vues  de  l'esprit;  mais  comme  cet  esprit  était  très 
étendu ,  très  perçant ,  très  impartial  dans  l'ordre  des  idées ,  il  évitait 
cette  direction  exclusive  qu'on  reprochait  aux  écrivains  du  xvnr  siè- 
cle. Cependant  la  pratique  historique  laissait  de  ce  côté  à  désirer; 
malgré  l'élévation  de  l'enseignement,  malgré  ce  talent  de  narrateur 
dont  il  devait  faire  preuve  à  son  tour  dans  son  Histoire  de  la  Révo- 
lution d' Angleterre  y  M.  Guizot  n'aimait  pas  avant  tout  à  raconter; 
on  l'a  dit  mieux  que  nous  ne  le  pourrions  redire  (1) ,  l'exposition 
qui  abrège  en  généralisant  avait  pour  lui  plus  d'attraits;  bien  des 
faits  sous  sa  plume  étaient  resserrés  en  de  sa  vans  résumés  qui  eussent 
pu  aussi  se  dérouler  autrement  et  prendre  couleur.  En  un  mot,  le 
talent  supérieur,  qu'on  a  vu  éclater  depuis  sur  un  autre  théâtre» 
faisait  dès-lors  ses  réserves  en  quelque  sorte  :  l'orateur  pariemen- 
taire  se  marquait  dans  l'histori^en. 

Un  rapprochement,  un  contraste  m'a  dès  long-temps  frappé,  et  il 
vient  ici  assez  à  propos ,  puisqu'il  s'agit  de  récit.  Voyez  lé  premier, 

(1}G{o60,3jainl896. 


928  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

le  plus  jeune  de  nos  vieux  chroniqueurs.  Joinville  est  simple,  naïf, 
candide;  sa  parole  lui  échappe,  colorée  de  fraîcheur,  et  sent  encore 
son  enfance;  il  s*étonne  de  tout  avec  une  bonne  foi  parfaite;  les 
choses  du  monde  sont  nées  pour  lui  seulement  du  jour  où  il  les  voit. 
Par  combien  de  degrés  TafTaire  historique  a  marché,  et  qu1l  y  a  loin 
de  là  au  rapporteur  philosophe  qui  considère  et  qui  décompose,  qui 
embrasse  du  même  obîI  aguerri  les  superficies  diverses,  qui  commn-» 
nique  à  chaque  observation,  même  naissante,  quelque  chose  d'an- 
térieur et  d'enchaîné I  ce  qu  il  sait  d'hier  ou  du  matin,  il  semble  le 
savoir  de  toujours. 

Un  autre  esprit,  maître  plutôt  en  fait  d'art,  un  écrivain,  un  peintre 
original  et  vigoureux,  allait  aborder  l'histoire  de  front  par  une  prise 
directe,  immédiate;  il  allait  y  porter  une  manière  scrupuleuse  et  vé- 
ridique,  et,  si  l'on  peut  dire,  une  fidélité  passionnée.  S'attachant  à 
des  époques  lointaines,  peu  connues,  réputées  assez  ingrates,  tra- 
duisant de  sèches  chroniques  avec  génie,  il  devait  serrer  tout  cela  de 
si  près  et  percer  si  avant ,  qu'il  en  tirerait  couleur,  vie  et  lumière. 
Il  semblerait  créer  en  trouvant.  C'est  assez  indiquer  le  rôle  de  M.Au- 
gustin Thierry. 

M.  de  Barante,  qui  concevait  son  ouvrage  vers  le  même  temps, 
eut  une  idée  plus  simple  et  dont  l'exécution  dépendait  surtout  du 
choix  de  l'époque.  Aussi  ne  faut-il  pas  accorder,  je  le  crois,  à  sa  très 
ingénieuse  préface  une  portée  plus  grande  que  celle  à  laquelle  il  a 
prétendu  :  (i  Dès  long-temps ,  dit-il ,  la  période  qu'embrassent  les 
a  quatre  règnes  de  cette  dynastie  (les  Ducs  de  Bourgogne  de  la  maison 
a  de  Valois)  m'a  semblé  du  plus  grand  intérêt.  J'ai  cru  trouver  ainsi 
a  un  moyen  de  circonscrire  et  de  détacher  de  nos  longues  annales 
a  une  des  époques  les  plus  fécondes  en  évënemens  et  en  résultats. 
a  En  la  rapportant  aux  progrès  successifs  et  à  la  chute  de  la  vaste  et 
tf  éclatante  domination  des  princes  de  Bourgogne,  le  cercle  du  récit 
«c  se  trouve  renfermé  dans  des  limites  précises.  Le  sujet  prend  une 
«  sorte  d'unité  qu'il  n'aurait  pas ,  si  je  l'avais  traité  à  titre  d'histoire 
«  générale.  »  Ainsi  dans  ce  choix  des  quatre  ducs  de  Bourgogne, 
M.  de  Barante  voyait  surtout  une  manière  ingénieuse  de  découper 
et  de  prendre  de  biais  un  large  pan  de  Thistoire  de  France.  Or,  cette 
époque  des  xiv  et  xv  siècles  était  précisément  la  plus  riche  en 
chroniques  de  toutes  sortes,  et  déjà  assez  française  pour  qu'en  chan- 
geant très  peu  aux  textes  on  pût  jouir  de  la  saveur  et  de  la  naïveté: 
naïveté  relative,  et  d'autant  mieux  faite  pour  nous,  qu'elle  com- 
mençait à  soupçonner  le  prix  des  belles  paroles.  Parmi  les  chro- 


HISTORIBUS  M0DBB19BS  DE  LA  FRANCE.  929 

niqueurs  de  cet  âge,  il  en  était  uq  surtout,  le  premier  en  date  et 
en  talent  y  que  M.  de  Barante  ne  prétendait  pas  découvrir  à  coup 
sûr,  mais  qui ,  bien  moins  en  circulation  alors  que  depuis  >  a  eu , 
grâce  à  lui  d'abord ,  sa  reprise  de  vogue  en  ces  années  et  tout  on 
regain  d'arrière-saiâon.  Je  veui  parler  de  THérddote  du  moyen- 
âge,  de  celui  que  présageait  Joinville,  de  Froissart ,  dont  Gray,  écri- 
vant à  Warton  en  1760,  disait  :  «  Froissart  est  un' de  mes  livres  fa- 
«(  voris.  Il  me  semble  étrange  que  des  gens  qui  achèteraient  au  poids 
«  de  Tor  une  douzaine  de  portraits  originaux  de  cette  époque  pour 
«  orner  une  galerie,  ne  jettent  jamais  les  yèui  sur  tant  de  tableaui 
«  mouvans  de  la  vie,  des  actions,  des  mœurs  et  des  pensées  de  leurs 
«  ancêtres,  peints  sur  place,  avec  de  simples  mais  fortes  couleurs.  » 
En  France,  Sainte-Palaye  déjà  Tavait  rappelé  à  Tattention  des  éni- 
dits;  M.  de  Barante  le  mit  en  valeur  pour  tous  (1).  Il  lui  dut  lui-même 
ses  principales  ressources  au  début  et  comme  la  mise  en  train  de  son 
œuvre.  Froissart  au  point  de  départ,  Comines  au  point  d'arrivée,  les 
deux  termes  du  voyage  étaient  rassurans,  et  le  chemin  entre  les  deux 
n'était  pas  dépeuplé  de  pèlerins  et  de  conteurs,  Monstrelet,  le  Reli- 
gieux de  Saint-Denis  et  bien  d'autres. 

Il  sembla  donc  à  M.  de  Barante  que,  par  une  construction  artis- 
tement  faite  de  ces  scènes  originales  et  en  se  dérobant  soi-même 
historien,  il  était  possible  de  produire  dans  l'esprit  du  lecteur,  h  l'oc- 
casion des  aventures  retracées  de  ces  âges  et  avec  l'intérêt  d'amu- 
sement qui  s'y  mêlerait,  une  connaissance  effective  et  insensible-^ 
ment  raisonnée ,  un  jugement  gradué  et  fidèle.  II  pensa  que  rien 
qu'avec  des  récits  contemporains  bien  choisis,  habilement  présentés 
et  enchâssés,  on  pouvait  non-seulement  rendre  aux  faits  toute  leur 
vie  et  leur  jeu  animé,  mais  aussi  en  exprimer  la  signification  relative. 
£n  venant  plaider  dans  sa  préface  contre  l'histoire  officielle  et  ora- 
toire ,  il  n'a  jamais  demandé,  il  n'a  pu  demander  que  l'histoire  vrai- 
ment philosophique  fut  supprimée;  il  n'a  pas  dit,  à  le  bien  entendre, 
il  n'a  pas  cru  que  l'histoire  morale,  celle  des  Tacite,  des  Salluste  et 
des  grands  historiens  d'Italie,  dût  cesser  d'avoir  ses  applications 
diverses,  surtout  à  des  époques  moins  extérieures  et  plus  politiques, 
aux  époques  d'intrigue  et  de  cabinet  :  mais,  ce  jour-là,  il  demandait 


(1)  M.  Dacier  avait  commeDcé  une  édiUQD  des  Chroniquet  de  Froissart,  m^ 
qui  fut  interrompue  |Mir  la  révolution.  La  nouvelle  édition  complète,  publiée  t»ar 
les  soins  de  M.  Buchon,  parut  en  1824.  M.  de  Barante  avait  donné  Tarticle  Frois- 
sart dans  la  Biographie  univernlU  (1916);  sa  prédilection,  s'y  déclare. 


{t30  RBVUE  MIS  MCn  IfONBO. 

pour  le  genre  qui  était  le  sien,  pour  cette  méthode  appliquée  une  fois 
à  une  époque  particulière  qui  y  prêtait,  il  demandait  pbee  au  soleil 
et  admission  légitime,  et,  eu  bomme  d'esprit,  il  a  trouvé  à  ce  propos 
toutes  sortes  de  raisons  et  de  motifs  qu'il  a  déduits;  et  il  en  a  sa 
trouver  un  si  grand  nombre  \k  même  ou  Ton  s'était  dit  qu'il  y  avait 
objection,  qu'on  a  pu  croire  que  les  conclusions  chez  loi  dépassaient 
le  but.  11  ne  voulait,  en  effet,  qu'autoriser  auprès  du  public  l'imprèva 
de  son  essai,  et  l'essai,  dans  ces  limites  précises,  a  complètement 
réussi. 

On  n^attend  pas  que  nous  nous  engagions  dans  une  analyse,  que 
nous  allions  resserrer  ce  que  Fauteur,  au  contraire,  a  voulu  étendre, 
que  nous  décolorions  ce  qu'il  a  laissé  dans  sa  Qeur  de  récit.  M.  de 
Barante  a  eu  l'honneur,  en  ce  grand  mouvement  historique  qui  fait 
encore  le  lot  le  plus  clair  de  notre  nK)derne  conquête ,  d'introduire 
une  variété  à  lui,  un  vaste  échantillon  qu'il  ne  faudrait  sans  doute 
pas  transposer  à  d'autres  exemples»  mais  dont  il  a  su  rendre  Fexcep- 
tion  d'autant  plus  heureuse  en  soi  et  plus  piquante.  Il  a  osé  lutter  avec 
le  roman  historique  alors  dans  toute  sa  fraîcheur  et  sa  gloire,  il  Fa  osé 
presque  sur  le  même  terrain,  avec  des  armes  plutôt  inégales  puisque 
la  fiction  lui  était  interdite ,  et  il  n'a  pas  été  vaincu.  Son  Louis  XI, 
pour  la  réalité  et  la  vie,  a  soutenu  la  concurrence  avec  Quentin 
Durward.  Si  l'on  voulait  citer  des  morceaux,  on  aurait  la  bataille 
d*Azincourt,  le  meurtre  de  Jean-Sans-Peur,  l'épisode  de  la  Pucette,  la 
rentrée  de  Charles  YII  à  Paris  opposée  à  celle  du  roi  anglais  Henri  Vf, 
et  tant  d'autres  pages  d'émotion  ou  de  couleur;  mais  ce  serait  faire 
tort  et  presque  contre-sens  à  la  méthode  de  Tauteur  que  de  se  pren- 
dre ainsi  à  des  morceaux  là  où  il  a  voulu  surtout  le  développement 
varié  et  continu.  Un  critique  historique  distingué  et  modeste  (1), 
qui  a  pu ,  dans  le  Globe,  entretenir  le  public  jusqu'à  six  fois,  et  tou- 
jours avec  intérêt,  des  livraisons  successives  des  Ducs  de  Btmrgofne, 
s'est  appliqué  à  faire  ressortir  ce  qui  résultait  des  divers  tableaux 
en  conséquences  politiques  et  en  déductions  morales  sur  le  caractère 
des  honunes  et  des  temps;  il  s'est  plu  à  ajouter  au  fur  et  à  mesure 
cette  pointe  de  conclusion  que  le  narrateur  précisément  se  retran*- 
chait.  A  voir  combien  il  y  a  peu  à  mettre  pour  tirer  cette  conclusion 
et  la  faire  sentir,  on  se  demande  avec  le  critique  pourquoi  cette  dis- 
crétion extrême.  Est-ce  exagération  d'un  système  absolu  dont  un 
homme  d'esprit  a  peine  lui-même  à  se  défendre  ?  N'est-ce  pas  plutôt 

(1)  M.  Trognon. 


HISTORIENS  MODBRNES  DE  LA  FHANCB.  93f 

Bécessité  et  coDvenance  d'une  méthode  une  fois  adoptée?  Il  foUait 
conserver  à  tout  le  livre  sa  conleor,  son  unité ,  se  priver  de  quel- 
ques avantages  pour  en  recueillir  d'autres.  En  un  mot,  s'il  m'est 
permis  de  reprendre  une  image  déjà  employée ,  une  fois  entré  en 
lice  avec  le  roman  historique,  et  le  tournoi  ouvert  aux  yeux  det^ 
juges,  il  fallait  tenir  la  gageure  et  ne  pas  recourir  aux  armes  dé- 
fendues. 

Et  n'est-ce  pas  un  peu  ainsi  que  le  bon  sire  de  La  Laing  faisait, 
aux  prises  avec  le  chevalier  anglais,  en  ce  galant  tournoi  de  Bruges? 
C'était  l'âge  des  joutes  magnifiques;  l'historien  s'en  est  posé  une  à 
lui-même,  avec  les  règles  du  combat. 

Il  n'en  restera  pas  moins  vrai  en  principe  que,  puisqu'après  tout 
l'historien  fait  toujours  quelqne  peu  l'histoire,  soit  qu'il  articule  k 
Toccasion  ses  pensées,  soit  qu'il  se  borne  à  extraire,  à  disposer  les 
faits  de  manière  à  produire  indirectement  l'effet  qu*U  désire,  il  n'y  a 
pas  lieu,  dans  le  champ  ordinaire  de  ce  noble  genre,  à  tant  de  scru- 
pule artificiel ,  à  tant  d'effacement  de  soi ,  à  tant  de  confiance  surtout 
en  la  réflexion  du  lecteur.  Il  est  des  momens  rares,  il  est  vrai,  mais 
indiqués,  où  l'historien  intervient  à  bon  droit  dans  le  fait  et  le  prend 
en  main;  et,  quand  le  lecteur  sent  qu'il  a  affaire  à  une  pensée  ferme 
et  sûre,  il  aime  cela. 

Au  reste,  à  mesure  que  M.  de  Barante  avançait  dans  son  histoire 
et  qu'il  Tembrassait  tout  entière,  il  se  trouvait  insensiblement  poussé 
à  en  tirer  plus  qu'il  n'avait  prévu  d'abord.  Dans  les  derniers  volumes, 
on  l'a  remarqué,  les  tableaux  se  resserrent;  il  est  conduit  à  laisser 
moins  aisément  courir  sa  plume  à  la  suite  des  vieux  chroniqueurs. 
C'est  surtout  dans  la  lutte  de  Louis  XI  et  de  Charles-le-Téméraire 
que  cet  art  se  marque  le  mieux ,  et  en  même  temps  son  opinion  se 
fait  jour.  Que  le  Charles  XH  d'alors  se  précipite  fatalement  par  ses 
fautes,  que  Louis  XI  s'éteigne  à  petit  feu  dans  ses  hypocrites  intri- 
gues, l'historien  saura  faire  entendre  le  jugement  des  peuples  sur 
leur  tombe.  Un  sentiment  moral,  sympathique,  humain,  s'exhale 
partout  de  ces  pagesy  qui  n'afTectenl  point  de  rester  froides  en  se. 
montrant  plus  colorées.  hvipuissMit  que  je  suis  à  apporter  mon  tribut 
en  telle  matière  et  à  payer  un  hommage  tout-à-fait  compétent  à 
l'auteur,  soit  par  une  approbation  approfondie,  soit  même  sur  quel- 
ques points  par  une  contradiction  motivée,  je  veux  du  moins  signa- 
ler, à  propos  de  cette  héroïque  destinée  de  Charles-le-TéméraiFe, 
quelques  renseignemens  peu  connus,  quelques  vues  neuves  qm 
j'emprunterai  aux  recherches  d'un  savant  étranger,  nofi'pokit  étrati- 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ger  par  la  langue.  Les  grands  désastres  de  Charles  appartiennent  en 
propre  à  Thistoire  de  la  Suisse,  dont  ils  sont  comme  le  plus  giorieàx 
butin,  et  par  cet  aspect  ils  ont  rencontré  naturellement  pour  narra- 
teur et  pour  peintre  l'admirable  Jean  de  Muller,  le  plus  antique  des 
historiques  tnodernes.  Or,  à  la  suite  de  la  traduction  récente  due  à 
Ja  plume  de  M.  Monnard  (1),  on  trouve  dans  les  tomes  VU  et  VIII, 
.  à  titre  d'appendice,  d'excellentes  dissertations  de  M.  de  Gingins,  qui 
.prennent  ces  évënemens  fameux  par  un  revers  assez  inattendu,  mais 
désormais  impossible  ù  méconnaître,  sauf  la  mesure.  M.  de  Gingins, 
^à  peine  cité  en  France,  est  un  de  ces  érudits  qui,  sans  se  soucier  de 
l'effet  vulgaire,  poursuivent  un  résultat  en  lui-même,  h  peu  près 
comme  M.  Letronne  quand  il  avise  un  point  de  géographie,  ou  comme 
M.  Magendie  quand  il  interroge  à  fond  un  rameau  de  nerf.  De  plus, 
.  dans  le  cas  présent,  un  mobile  particulier  l'animait  :  né  au  sein  de  la 
.Suisse  romande,  pour  laquelle  ses  aïeux  combattaient  en  chevaliers, 
il  s'est  senti  sollicité  à  en  rechercher  le  rôle  dans  ces  guerres  et  à  s'y 
intéresser  en  patriote  non  moins  qu'en  curieux.  Toute  la  Suisse,  en 
effet ,  ne  se  rangeait  pas  alors  dans  un  seul  camp,  et  avec  le  Bour- 
guignon la  portion  dite  française  fut  vaincue.  Le  pays  de  Vaud  no- 
tamment, qui  relevait  de  la  Savoie,  mais  dont  le  baron  et  seigneur, 
le  comte  de  Romont,  était  d'ailleurs  attaché  au  duc  de  Bourgogne, 
eut  à  subir  de  la  part  des  Allemands  une  irruption  inique,  non  mo- 
tivée, et  marquée  des  plus  cruelles  horreurs.  Selon  M.  de  Gingins, 
cette  querelle  compliquée  des  Suisses  contre  le  duc  Charles  ne  saurait 
■  se  justifier  au  point  de  vue  national,  ni  dans  ses  préliminaires,  ni  dans 
ses  différentes  phases.  Ennemis  héréditaires  de  la  maison  d'Autriche, 
amis  incertains  et  très  récens  de  la  couronne  de  France,  les  Confé- 
dérés avaient,  au  contraire,  toujours  trouvé  dans  la  maison  de  Bour- 
gogne une  alliée  sûre  et  fidèle.  Intérêts  de  commerce  et  d'échange, 
intérêts  politiques,  tout  les  liait;  la  Franche-Comté  de  Bourgogne 
était  devenue  presque  la  seconde  patrie  des  Suisses.  Comment  donc 
expliquer  le  briisque  revirement  qui  les  mit  aux  prises?  Les  intrigues 
de  l'archiduc  Sigismond  pour  récupérer  la  Haute-Alsace,  qu'il  avait 
cédée  au  duc  Charles  dans  un  moment  de  détresse,  l'or  et  surtout 


(1)  Cette  histoire,  exactement  traduite,  savamment  annotée,  et  à  la<|ueUe 
[.  Vulliemin  et  Monnard  donnent  des  suites  développées  qui  s*étendront  jusqu*i 
nos  jours,  mériterait  un  examen  tout  particulier,  qui  rappelerait  utilement  Taiten- 
lioB  sur  ces  hauts  mérites  et  ces  originales  beautés,  si  austères  k  Jia  fois  et  si  cor- 
diales, de  Jfean  de  Mulier. 


HISTORIENS  MODERNES.  DE  LA  FRANCE.  933 

les  paroles  de  Louis  XI,  qui  le  mirentà  même  de  la  racheter  à  Tim- 
proviste,  amenèrent  la  première  phase  dans  laquelle  les  Suisses,  en- 
traînés par  Berne,  et  agresseurs  hors  de  chez  eux,  épousèrent  une 
querelle  qui  n'était  pas  la  leur,  se  jetèrent  à  main  armée  entre  la 
Franche-Comté  et  TAlsace,  franchirent  le  Jura  neuchâtelois,  et  de* 
vinrent  patemment  les  auxiliaires  actifs  d'un  vieil  ennemi  contre 
un  prince  qui  ne  leur  avait  jamais  été  que  loyal.  La  seconde  phase 
de  cette  guerre,  la  mémorable  campagne  de  1476,  à  jamais  illustrée 
par  les  noms  de  Granson  et  de  Morat,  cette  lutte  corps  à  corps  dans 
laquelle  il  semblerait  que  les  Suisses  traqués  ne  faisaient  que  se  dé- 
fendre, est  plus  propre  sans  doute  à  donner  de  Fillusion;  mais  même 
dans  ce  second  temps,  si  on  veut  bien  le  démêler  avec  M.  de  Gin- 
.gins,  on  est  fort  tenté  de  reconnaître  que  le  duc  Charles  (Charles-le- 
Hardiy  comme  il  l'appelle  toujours,  et  non  le  Téméraire)  ne  fran- 
chissait point  le  Jura  en  conquérant;  il  venait  rétablir  le  comte  de 
Romont  et  les  autres  seigneurs  vaudois  dans  la  ^possession  de  leur 
patrimoine,  dont  les  Suisses  les  avaient  iniquement  dépouillés  pour 
leur  attachement  à  sa  personne;  il  venait  délivrer  le  comté  de  Neu- 
châtel  de  l'occupation  oppressive  des  Bernois.  Toute  la  gloire  du 
succès  et  l'éblouissement  d'une  journée  immortelle  ne  sauraient  at- 
ténuer à  l'œil  impartial  ces  faits  antérieurs  et  les  témoignages  qui  les 
éclairent.  Enfin  la  campagne  qui  se  termina  à  la  bataille  de  Nancy, 
et  qui  forme  la  troisième  période  de  la  guerre  de  Bourgogne,  cette 
expédition  dans  laquelle  le  duc  de  Lorraine  recruta  dans  les  cantons, 
moyennant  solde  fixe,  les  hommes  d'armes  de  bonne  volonté,  ne  fut 
à  aucun  titre  une  guerre  nationale,  pas  plus  que  toutes  celles  du 
même  genre  où  les  troupes  suisses  capitulées  ont  figuré  depuis.  L'en- 
semble d'une  telle  querelle,  entièrement  politique  et  même  merce- 
naire, où  les  Confédérés  servirent  surtout  l'ambition  de  Berne,  ne 
saurait  donc  s'assimiler  que  par  une  confusion  lointaine  à  ce  premier 
ége  d'or  helvétique,  à  cette  défense  Spartiate  et  pure  des  petits  can- 
tons pauvres  et  indépendans.  Mais,  en  revanche,  l'éclat  du  triomphe 
émancipa  hauftment  la  Suisse,  la  mit  hors  de  page,  elle  aussi,  et  au 
rang  des  états;  et  comme  l'a  très  bien  dit  un  autre  historien  de  ces 
contrées  :  ((  La  bataille  de  Morat  a  changé  l'Europe;  elle  a  dégagé  la 
<(  France,  relevé  l'Autriche,  et  ouvert  à  ces  deux  puissances  le  chemin 
<(  de  l'Italie,  que  la  maison  de  Bourgogne  était  tout  au  moins  en  me- 
<i  sure  de  leur  barrer.  Aussi  voyez  les  Suisses  pendant  les  trente  an- 
ci  nées  qui  s'écoulèrent  entre  Morat  et  Marignan  !  Rien  alors  ne  se 

TOME  I.  60 


lAtP  lEVUK  DB&  WSXTK  MOMN». 

€  bit  saw  eux ,  et  les  plus  grands  coup»  ee  sont  sonrent  eux  qui  les 

«  dOMUftI  (1).  i> 

Q«oî  q^H  en  sott  des  Toes  nDoveHes  que  ce  coin  de  la  question , 
tardivemeiit  démasqué,  ne  peut  manquer  d*i4itreduire  dans  Fhistoire 
iaissante  de  la  iMison  die  Bourgo§nae,  Teffet  des  beaux  récits  de 
lean  deMoUer  et  de  M.  de  Barante  sébsiste;  l^iropression  populaire 
d'alors,  y  refit  en  traits  magnifiques  et  solennels  que  le  plus  ou  le 
MOMW  de  connaissance  diplonNitique  ne  saurait  détruire.  Cette  des- 
tinée fatflde  qui  pesa  sur  te  malheureux  Charles,  à  mesura  qu'on  l'ap- 
profondka  davantage,  ne  peut  même  que  gagner  en  pathétique 
MMBbre. 

Après  te  succès  éclatant  de  son  histoire,  M.  de  Sarante  dut  con- 
cevoir quelques  autres  projets  que  son  talent  vif  et  facile  lui  eât 
permis  sans  doute  de  mener  à  fin.  La  révolution  de  juillet  est  venue 
tes  ioterrompre,  en  le  jetant  encore  une  fois  dans  la  vie  poKtique 
active.  Nous  noterons  pourtant  une  charmante  petite  nouvelle  de  la 
fMwlie  é!Ourika  et  dm  Lépreux,  inlitulée  Sœur  Marguerite;  échappée 
à  te  plume  de  notre  ambassadeur  à  Turin,  en  183<^,  elle  a  témoigné 
de  celte  délicaèe  variété  de  goàt  qu'on  lui  connaissait,  et  de  cette 
jciiaesse  conservée  de  cœur.  C'est  Thistoire,  sous  forme  de  souvenir, 
d'une  jettne  personne,  fille  d'un  médecin  d'aliénés,,  laquelle  se  prend 
h  vouloir  gmèrirl'un  d'ewx,  l'un  des  moins  atteints,  et  ne  réussit  qu'à 
lui  inspirer  un  sentiment  que  peut-être  elle  partage.  Il  se  croit  guéri, 
il  la  demande  à  son  père  qui  la  refuse.  Le  père  est  tué  par  le  jeune 
^mme  dans  un  accès  de  fureur.  Elle-même  finit  par  se  faire  sœur 
de  charité  dans  l'établissement  où  te  pauvre  insensé  achève  de 
mourir  (^). 

Employé  bientêl  dans  une  plus  lointaine  ambassade  et  passé  de 
Turî»  à  Péter^urg,.  si  brillant  et  si  flatteur  que  filt  le  succès  per- 
s^Miel  qu'il  y  obtint,.  M.  de  Barante  n'a  pas  été  sans  éprouver  durant 
quelques  années  cette  tristesse  de  voir  finir  les  saisons  loin  de  son 
pays»  loin  des  relations  contemporaines  qui  furent  chères  et  qu'on 
M  remptece  phi»^  Du  moins  il  a  dû  à  cet  éloignèrent  de  ne  pas 
assister  de  près  «usi  déchiremens  de  ces  mêmes  amitiés ,  de  n'y 


(1)  HittoirB  de  la  Bévolutian  helvétique  dans  le  Canton  d%  Vaud,  par  M.  J.  OU- 
vîer(ts«). 

{%)  Smur  Marguerite  sâ  trouve  au  tome  III  des  Mélangée  historiquee  et  lifté- 
fatrw  de  riMtettr  (1S35). 


HISTORIENS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  935 

prendre  aucune  part ,  de  les  pouvoir  garder  toutes  en  lui  avec  une 
inviolable  Tidélité.  Réimprimant  en  1829  son  ancienne  brochure  des 
Communes  et  de  F  Aristocratie  y  il  s'était  félicité  d*en  retrancher  ce 
qui  tenait  aux  controverses  antérieures  des  partis  :  «  Il  y  a  un  grand 
«  contentement,  disait-il,  à  supprimer  les  vivacités  d'une  vieille  po- 
a  lémique,  à  se  censurer  soi-même;  à  se  trouver  en  harmonie  avec 
((  des  hommes  honoraUes  dMt  «Rtrefok  on  était  plus  ou  moins 
«  divisé;  k  se  sentir  ph»  toléré  et  plus  tolérant;  h  reconnaître  qu'au- 
«  tour  de  soi  tout  est  plus  calme  dans  les  opinions  et  les  souvenirs.  » 
Ce  passage  dut  plus  d'une  fois  lui  revenir  en  mémoire,  ce  me  semble, 
avec  le  regret  de  penser  qu'il  ne  se  rapportait  pas  également  à  d'an- 
tres, et  qu'à  mesure  que  les  choses  étaient  réellement  plus  calmes, 
les  esprits  des  amis  entre  eux  devenaient  précisément  plus  aigris» 
Quant  à  lui ,  dans  ses  retours  et  ses  séjours  en  France  ^  il  maintient 
ce  rôle  honorable  el  affeduein:  qui  fait  Dubler  le  pgHtiqw  et  qui 
sied  à  l'ami  des  lettres.  Toutes  les  fois  qn^il  a  dû  prendre  la  parole 
dans  des  solennités  publiques  (  et  il  l'a  fait  récemment  en  plusieurs 
occasions],  on  a  retrouvé  avec  plaisir  son  esprit  ingénieux  et  grave; 
ridée  morale,  la  disposition  religieuse,  qu'il  a  témoignée  de  tout 
temps,  semble  même  prévaloir  en  lui  avec  les  années,  et  rien  n'altère 
cette  sorte  d'autorité  légitime  qu'on  accord^  volontiers ,  en  l'écou- 
tant ,  à  l'écrivain  éclairé ,  à  l'homme  de  goût  et  à  l'homme  de  bien* 

Sainte-Bbuye. 


60. 


CHILLAMBARAM 


BT 


LES  SEPT  PAGODES. 


Le  code  des  lois  civiles  et  religieuses  des  Hindous ,  dont  on  peut 
avec  assez  de  certitude  faire  remonter  la  rédaction  au-delà  du 
yiii**  siècle  avant  l'ère  chrétienne,  définit  ainsi  la  terre  sainte  du 
brahmanisme  :  a  L'espace  compris  entre  les  monts  Himalayas  et  les 
monts  Vindhyas,  entre  la  mer  orientale  et  la  mer  occidentale.  »  Hors 
des  limites  de  cette  contrée,  patrie  des  hommes  honorables  (Âryabharta), 
on  ne  trouvait  plus  que  des  barbares,  des  honunes  impurs,  avec  les- 
quels toute  alliance  était  interdite,  des  profanes  dont  la  présence  eût 
souUlé  le  palais  des  rois  et  le  temple  des  dieux.  Ainsi,  la  nation  hin- 
doue tout  entière  voulait  tenir,  au  milieu  de  celles  qui  lui  étaient 
connues,  le  même  rang  qu'occupait  dans  son  sein  la  caste  sacerdo- 
tale, entourée  de  privilèges,  chargée  de  conserver  la  tradition  des 
textes  immuables  et  sacrés.  Ce  sentiment  d'orgueil  a  été  commun 
aux  peuples  les  plus  célèbres  de  l'antiquité;  les  Juifs,  les  Ëgyptien^^ 
les  Grecs,  les  Romains  eux-mêmes,  traitaient  leurs  voisins  avec  mé- 


CHILLAMBARAM  BT  LES  AbPT  PAGODES.  937 

pris.  Contemporains  de  ces  nations  mortes  depuis  si  long-temps»  les 
Chinois  ont  eu  le  tort  impardonnable  de  conserver  jusqu*à  nos  jours 
cette  vanité  héréditaire  qui  venait  moins  alors  d'une  ignorance  hau* 
taine  que  de  la  conscience  d'une  supériorité  relative.  En  effet,  com- 
bien des  peuples  soumis  à  des  prescriptions  civiles,  appuyés  sur  des 
dogmes  religieux,  vivant  en  société,  l'emportaient  sur  des  peuplades 
errantes,  sans  monumens  ni  traditions,  sans  art  ni  poésiel  Les  con- 
trées civilisées  ou  déjà  sorties  de  l'état  sauvage  restaient  séparées 
entre  elles  par  des  intervalles  trop  considérables  pour  qu'elles  pus- 
sent se  connaître  et  se  respecter;  elles  s'abritaient  donc  contre  le 
voisinage  ou  les  envahissemens  de  la  barbarie,  celles-ci  par  des  fron- 
tières naturelles ,  mais  fictives,  celles-là  par  des  lignes  de  forts  ou  de 
longues  murailles. 

A  l'époque  où  nous  nous  reportons,  c'est-à-dire  vers  les  derniers 
siècles  avant  notre  ère,  la  presqu'île  indienne  n'avait  ni  villes  ni 
temples;  elle  sommeillait  encore  couverte  de  forêts  impénétrables, 
«  séjour  choisi  de  toutes  les  espèces  de  bétes  fauves ,  retraites  de 
nombreuses  troupes  d'oiseaux,  assombries  par  d'énormes  arbres 
chargés  de  lianes,  recherchées  par  une  foule  d'animaux  féroces, 
abondamment  pourvues  d'eau,  embellies  de  mille  sortes  de  fleurs, 
jonchées  de  mille  touffes  de  lotus,  et  toutes  brillanteà  de  nymphéas 
bleues,  »  comme  le  disent  les  poètes.  Celte  vaste  contrée,  les  Hin^- 
dous  la  connaissaient  sous  le  nom  de  forêt  Daôdaca,  expression  qui 
dénote  que  d'une  part  elle  n'était  habitée  par  aucun  peuple  agricul- 
teur et  policé,  et  que  de  l'autre  on  ne  l'abordait  pas  sans  effroi. 

Tout  le  long  de  la  chaîne  des  Gaths,  qui ,  se  détachant  de  celle 
des  monts  Yindhyas,  traverse  la  péninsule  du  nord  au  sud  et  s'inter- 
rompt à  peiiïe  au  golfe  de  Manaar  pour  surgir  jusqu'au  pic  d'Adam,  la 
tradition  plaçait  des  êtres  fabuleux  et  méchans,  les  Rakchassas,  man- 
geurs d'hommes,  jadis  maîtres  de  Ceylan.  A  chaque  demi-dieu,  & 
chaque  divinité  même,  les  Hindous  attribuent,  comme  le  plus  grand 
service  rendu  à  l'humanité,  la  destruction  d'un  certain  nombre  de 
ces  êtres  hideux  et  malfaisans  dont  Bouddha,  selon  la  croyance  de 
SCS  sectateurs,  purgea  définitivement^l'ile  de  Lanka.  Toutefois,  en 
réduisant  à  des  proportions  plus  raisonnables  ces  démons  que  l'allé- 
gorie ou  la  peur  revêtait  de  formes  étranges  et  souvent  gigantesques, 
fie  peut-on  pas  voir  en  eux  des  sauvages  cruels,  plus  redoutés  que 
connus  de  leurs  voisins,  des  cannibales  particulièrement  odieux  aux 
peuples  de  l'Inde,  qui  s'abstiennent  de.tuer  même  les  animaux  nui- 
sibles? 


938  -RBYITB  DES  DEUX  VONDES. 

Après  les  Ràkdiassiis,  en  suivaut  l'ordre  des  temps,  on  trouve  la 
presqu'île  habitée  par  deux  races,  les  Veëars  et  les  Couroumbars. 
Bien  qu'ils  aient  eu  leurs  rois,  les  Vedars  ont  laissé  peu  de  traces, 
mais  Ms  se  sont  conservés  jusqu'à  nos  jours.  Disséminés  dans  les  fo- 
rêts, dans  les  monts  TVilgfaerris,  réunis  ailleurs  en  tribus,  commandés 
par  leurs  chefs  ou  poligarsy  assez  mal  vus  des  Hindous,  dont  ils  n^ont 
^entièremeiit  dAo^t  ni  les  croyances  ni  les  usages ,  ils  passent  leur 
vie  à  chasser,  ce  qui  n'est  pas  d'un  brahmanisme  très  orthodoxe,  et 
habitent  des  huttes  malpropres  dont  un  homme  de  bonne  caste  ne 
peut  franchir  le  seuil  sans  être  souillé.  Les  Couroum1>ars,  qui  sans 
doute  opprimaient  leurs  voisins,  s'établirent  de  préférence  dans  les 
plaines;  ils  eurent  des  forteresses  dont  il  existe  encore  quelques  ves- 
tiges, des  villages  entourés  de  remparts  et  de  fossés  qui  s'élevaient 
dès  les  premiers  sièdes  de  notre  ère  à  l'embouchure  du  Colerooo» 
«u  sud  du  Camatic.  IPeu  k  peu ,  traqués  par  les  Hindous ,  devant 
lesquels  ils  se  retiraient  comme  les  Indiens  de  l'Amérique  devant  les 
colons  venus  d'Europe ,  ils  furent  détruits  par  un  roi  de  la  dynastie 
des  Cholas  (1),  qui  régnait  vers  le  v  siècle. 

D'où  venaient  ces  deux  familles?  la  tradition  ne  le  dit  pas.  Peut- 
être  ces  anciens  peuples  étaient-ils  les  habitans  dépossédés  du  pays 
où  s'établirent  les  Hindous  descendus  de  la  Bactriane.  Ils  avaient 
sans  doute  supplanté  d'autres  sauvages  répandus  dans  la  forêt  Daê- 
daca,  et  s'y  étaient  fixés  depuis  plusieurs  siècles,  jusqu'à  ce  qu*uQe 
nouvelle  migration  de  peuples  venus  du  nord  les  refoulât  encore  et 
finît  par  les  absori)er  paiement.  Toujours  est-il  qu'ils  se  trouvent 
mêlés  aux  premiers  événemens  que  retrace  l'histoire  si  obscure  de 
cette  partie  de  l'Asie. 

Les  Hindous  avaient  donc  émigré ,  puisqu'on  les  voit  apparaître 
successivement  sur  tous  les  points  de  la  presqu'île.  Un  surcroît  de 
population  et  l'esprit  de  conquête  purent  porterie  peuple  et  les  rois 
à  fonder,  hors  des  limites  du  territoire  sacré,  des  colonies  et  de  nou- 
veaux états.  L'épopée  de  Rama,  qui,  démérité  et  exilé  par  son  père, 
se  fraie  une  route  jusqu'à  Ceyian,  repose  sans  doute  sur  uû  fait  qui 
se  rattache  à  ces  premiers  établisjsemens  des  Indiens  dans  la  forêt 

» 

Daôdaca.  Hais  ce  qui  put,  sinon  attirer  les  brahmanes  vers  ces  dtés 
naissantes,  du  moins  les  chasser  de  leur  patrie,  ce  furent  les  persé- 
cutions que  leur  firent  éprouver  le^  bouddhistes.  Dans  les  légendes, 
on  dit  bien  que  tel  petit  prince ,  roi  des  rois  et  maître  du  monde, 

1%)  Gholomandalam,  pays  des  Cholas,  d*où  Ghoromandel. 


CHILLAmàBAtf  ir  UAr  SBTT  BikGODES.  989 

dota  une  femilie  brahmanique  de  pluôeurs  villagea,  y  fonda  ¥ingt 
tenples,  mais  les  raisons  qui  ameaëfent  les*  prôtres  dans  la  fortt 
Baôdaca  ne  sont  jamais  données. 

Peu  à  peu  le»  bouddhistes  envahirent  une  grande  partie  de  la  coaip- 
itée  convertie  par  leurs  adversaire;!;  mais ,  arrivés  au  faîte  de  leur 
puissance  vers  les  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne ,  ils  furent  à 
leur  tour  si  vivement  attaqués ,  qu*ife  disparurent  de  toute  la  surftice 
de  rinde,  et  dansi  la  péninsule  leur  souvenir  même  s*efflaiça;  ai^oor- 
diiui  il  fiaut,  pour  les  trouver,  franchie  le  golfe  de  Manaar  ou  le» 
monts  Himalayas.  Toutefois  derrière  eux  ik  laissaient  les  djainas, 
qui  protestaient  aussi  contre  le  culte  brahmemiqne.  Anathématisée 
par  les  prélpes  de  Cîva ,  cette  noaveHe  réforme  était?  cependant  si 
vîvace,  que  les  sectes  djaïuites,  multipliées  brinfinl,  existent  encore 
deins  toute  la  partie  méridionale  de  t'Hindostan.  Selour  leurs  tracft* 
tioa»,  la  forêt  Daôdaca  fut  civiUsée  et  conquise  par  Salivahaaia^  héroa 
qui  donne  son  nom  à  une  ère  sacrée  commençante  Uan-Tftde  k  nôtre. 

Les  djaînas  paraissent  avoir  été  florissans  surtout  du  viir  au 
\iX*  siècle;  plusieurs  fois,  quand  la  faveur  royaie-les  encourageait  à 
ees  actes  de  violence,  ils  s'approprièrent  les  pagode»  bâties  par  leurs 
adversaires;  sans  doute  aussi  ils  en  élevèreali  eux-mêmes,  mais  les^ 
plus  remarquables  monumens  de  la  presqu'île  portent  trop  exclusif- 
vement  le  caractère  brahmanique  (1),  pour  qu'on  ne  les  regarde  pas 
comme  consacrés  au  plus  ancien  culte  de  l'Inde.  Gonstitiiaiit,  au 
moyeu  de  légendes  fabuleuses»  une  nouvelle  tenie  sainte,  établissant 
de  nouveaux  Ueux  de  pèlerinage  à  la  jonction  des  fleuves,  au  bord 
des  étangs,  sur  des  rochers  où  de  piem  aaaohorètesi  avaient  Tbabi^ 
lude  de  faire  leurs  ablutions  et  de  choisir  leurs  retraites,  les  brah- 
manes prirent  racine  sur  ce  sol  vierge  défriché^  par  e«x.  Et  si  Ton 
songe  que  cette  caste  privilégiée  conserve  sans  mésaliiaoce  le  sang 
plus  pur  et  plus  vif  d'une  race  venue  des  climats  tempérés ,  qu'elle 
avait  par  conséquent  plus  de  chances  (te  résister  aux  épidémies,  et 
qu'enfin  la  guerre  et  la  flBuuiae,  ces  deux  fléaux  de  Tiode  ancienne» 
ne  If  attaquaient  guère,  oi^  compoeuA-a  faeitement  l'accroissement 
rapide  qu'elle  sut  prendre.  Be  lentes  grottes  ou  caves  d'EUora,  de 
Mahabalipouram ,  d'Elephante,  d»  Salsette;  tes  pagodea  de*  Tricha 


(i|  Oa  doit  ea  exoi$R(^E  1^  ooii^iix  teoiple  soiU^Roaia.  de  C^rlie,  diws  le  Qajs 
maliratte.  Quant  aux  grottes  d*Ellora ,  il  $e  peut  qu'elles  renferment  quelques  sta- 
tues de  dieux  djalnites;  cependant  Tenscmble  du  travail  doit  être  attribué  aux 
brahmanes. 


940  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nopoli ,  de  Madura ,  de  Djaggernaih ,  de  Chillambaram ,  monumens 
qui  portent  presque  la  même  date  respective  :  d*abord  lés  grottes , 
qui ,  malgré  la  magnificence  du  travail ,  annoncent  un  culte  primitif 
et  encore  clandestin;  puis  les  pagodes,  qui,  s'élevant  au  grand  jour, 
attestent  un  double  développement  de  Fart  et  un  triomphe  défi- 
nitif. 

Entre  ces  ruines  plus  ou  moins  vivantes  et  les  murs  blancs  de  la 
petite  ville  de  Pondichéry,  centre  de  nos  excursions  dans  le  nouveau 
monde  du  brahmanisme,  il  y  a  l'espace  de  plusieurs  siècles.  Aussi 
avons-nous  dit  quelques  mots  du  passé  pour  ne  pas  faire  éprouver 
au  lecteur  cette  sensation  de  brusque  surprise  et  de  fatigue  qui  saisit 
le  voyageur  lui-même  quand,  au  sortir  d'une  ville  presque  euro- 
péenne, il  rencontre  un  monument  dont  l'aspect  inattendu  le  re- 
plonge dans  des  temps  oubliés ,  pleins  de  ténèbres  épaisses,  au  mi- 
lieu desquelles  brillent  çà  et  là ,  comme  des  points  lumineux,  les 
débris  d'une  société  puissante,  d'une  civilisation  avancée. 

La  pagode  de  Chillambaram,  annuellement  visitée  par  tant  de 
pèlerins,  est  située  à  seize  lieues  au  sud  de  Pondichéry;  en  sortant 
de  cette  ville,  on  suit  pendant  près  d'une  heure  une  magnifique 
allée  de  tulipiers  jaunes,  derrière  lesquels  on  aperçoit  tantôt  des 
lignes  serrées  de  cocotiers,  tantAt  des  fourrés  de  bananiers  dont  les 
immenses  feuilles  recouvrent  des  grappes  de  fruits  jaunissans.  Cette 
route  bien  tracée  rappelle  les  beaux  temps  de  la  domination  fran- 
çaise, on  sent  qu'elle  menait  à  une  capitale.  A  la  fois  voie  et  prome- 
nade, embellie  d'ombrages  qui  ont  survécu  à  la  colonie  déchue,  elle 
n'est  cependant  animée  ni  par  le  galop  des  cavaliers  ni  par  le  roule- 
ment des  voitures,  comme  les  chemins  qui  conduisent  aux  grandes 
cités  de  l'Inde  anglaise;  ce  qu'on  y  rencontre,  ce  sont,  au  matin, 
les  jardiniers  courant  vers  le  bazar,  un  panier  sur  la  tête;  le  soir,  les 
lourds  chariots  traînés  par  deux  petits  bœufs  blancs  et  criant  sur 
l'essieu,  qui  reprennent  après  la  halte  de  midi  la  route  de  Tandjore. 

Parti  de  bonne  heure,  aux  dernières  clartés  de  la  lune  et  bien 
avant  les  premiers  rayons  du  soleil ,  je  suivais,  par  une  nuit  tiède  et 
sans  brise,  la  double  rangée  d'arbres,  songeant  à  cette  ville  déman- 
telée qui  laisse  échapper  le  voyageur  par  ses  rues  ouvertes  sans  lui 
faire  entendre  le  qui  vive  d'une  sentinelle.  Quelques  chacals  hur- 
laient dans  les  taillis  qu'on  appelle  encore,  par  habitude,  le  Jardin  du 
Roi;  les  chiens  parias  répondaient  à  ces  cris  sauvages  par  des  aboie- 
mens  prolongés.  Peu  b  peu  les  vers  luisans  se  glissèrent  sous  les 
feuilles,  et  au-dessus  de  moi  les  étoiles  pâlirent;  un  soufDe  léger  et 


CHILLAMBABAM  ET  LES  SEPT  PAGODES.  941 

mystérieux,  imprégné  des  odeurs  de  la  plaine,  travers9ratmos)[>hère; 
mais  ce  passage  de  la  nait  an  jour,  marqué  dans  tous  les  pays  chauds 
par  une  fraîcheur  délicieuse,  est  de  bien  courte  durée  sous  les  lati- 
tudes équinoxiales.  A  peine  les  corneilles  ont-elles  annoncé  par  leurs 
cris  tumultueux  cette  aurore  presqu*insaisissable,  à  peine  les  petits 
hérons,  sortant  tout  d'un  coup  de  la  tête  du  palmier  sur  lequel  ils  se 
perchent,  ont-ils  pris  leur  vol  vers  les  ruisseaux  et  les  étangs,  que 
l'horizon,  de  blanc  qu*il  était,  est  devenu  pourpre;  le  soleil  ne  monte 
pas,  il  jaillit,  selon  Texpression  hardie  des  poètes  indiens,  et  darde 
ses  feux  déjà  brûlans.  Les  oiseaux,  qui  dans  un  concert  joyeux  ont 
salué  le  retour  de  la  lumière,  se  taisent,  et  courent  à  Tombre  cher- 
cher leur  pâture;  bientôt,  sur  le  ciel  doré,  on  n'aperçoit  plus  que 
l'aile  arrondie  de  la  buse  ou  celle  plus  arquée  d'un  grand  aigle  des- 
cendu des  montagnes  vers  la  mer.  Au  ramage  si  gai  du  matin  suc- 
cède, un  silence  absolu  :  la  route  devient  déserte;  il  semble  que  le 
soleil  a  suspendu  la  vie  dans  toute  la  nature,  et  si  Ton  entend  quel- 
que bruit  dans  les  broussailles,  dans  la  plaine,  c'est  celui  d'un  fruit 
mûr  qui  éclate  et  laisse  tomber  sa  graine,  le  craquement  des  feuilles 
fendues  par  la  chaleur. 

J'avais  traversé  une  jolie  aidée  (petit  hameau)  dont  les  habitans, 
convertis  au  catholicisme,  ont  de  charmans  jardins  bien  arrosés,  des 
cabanes  assez  propres  groupées  autour  de  l'égUse.  Ces  églises  de 
l'Inde,  presque  cachées  sous  les  arbres  et  entourées  d'un  mur  blanc, 
ont  plutôt  l'air  d'un  hospice,  tant  on  y  voit  de  mendians,  de  lépreux, 
de  malades  affligés  d'éléphantiasis.  Assis  à  la  porte  de  j'enclos,  ces 
malheureux,  que  les  brahmanes,  dans  leur  impitoyable  hypocrisie, 
regardent  comme  des  pécheurs  expiant  les  crimes  d'une  vie  précé- 
dente, attendent  la  parole  de  charité  et  d'espérance  que  leur  adresse 
au  passage  le  missionnaire,  seul  homme  au  monde  qui  compatisse  à 
leurs  douleurs.  Le  soir,  quand  la  petite  cloche,  bien  grêle  auprès  de 
la  conque  sonore  des  pagodes,  tinte  l'angelus,  ces  pauvres  gens, 
chargés  de  tout  le  poids  des  misères  humaines,  s'agenouillent  au  mi- 
lieu de  l'enclos,  comme  sous  un  parvis,  et  récitent  à  haute  voix  une 
longue  prière  que  dirige  quelque  vieil  aveuglé  à  barbe  blanche.  Pour 
ceux-là,  le  dogme  de  la  métempsychose  a  peu  d'attraits;  ils  sont  trop 
rudement  éprouvé^  à  leur  passage  sur  la  terre  pour  ne  pas  redouter 
les  hasards  d'une  seconde  naissance. 

Çà  et  là ,  sur  les  routes,  on  rencontre  des  bazars,  c'est-à-dire  une 
certaine  quantité  de  marchands,  paysans  et  autres,  accroupis  sous 


des  srbreset  famaatie  bonkka;  Hb  wmiûmtmx  wyagetirf  iet^,  1»^ 
pinreot,  les  tonanes.,  les  cocos  et  surtout  le  c«/cm,  liqueor  «extrailo 
du  palmier  et  aoniinée  àSorabay  todêy,  avec  laquelle  les  parias  8*eiii» 
vrent  soit  poor  rendre  phis  légitime  le  mépris  qu'Us  kispireiit  ans 
castes  supérieures»  soit^eur  ae  oemolerde iétot  d^^bfectioii  4aaB 
lequel  ils  vivent.  Ces  tMizars  sont  donc  à  la  fois  tes  lieux  de  halte  >ét 
les  tavernes  d'un  pays  où  les  hôtels  sont  inconnus;  ils  repréae»* 
teot  les  relais  d'une  ohauderie  à  Tautre.  La  chauderie  [tehàori)  est 
le  caravansavtï  de  l'inde;  elle  consiste  d'ordinaire  en  tine  «cour 
carrée»  garnie  de  galeries  intérieures  et  extérieures»  avec  une  cî* 
terne  au  milieu  pour  les  ablations;  les  brahmanes  y  ont  des  plaoaa 
réservées.  Quand  j'arrivai  à  celle  d'Âvakouppam»  près  de  la  petiM 
rivière  de  ce  nom,  c'était  l'heure  du  repos  et  de  la  sieste;  le  vent 4a 
4erre  élevait  sur  les  chemins  des  touri^illons  de  poussière  qu'il  pr»* 
menait  en  spirales  à  travers  isine  campagne  desséchée.  Cette  brisa 
étouffante  fait  monter  le  thermomètre  à  d8  degrés  Réaumur,  et  fend 
les  pierres  comme  dans  nos  climats  du  nord  un  froid  trop  intense;  elle 
anooiice  la  fin  d'une  sécheresse  de  sept  mois  et  l'arrivée  des  pluîca. 

Il  y  avait  à  iombre  des  galeries  un  bon  nombre  de  voyageint 
lûndous  endoiMûs,  et  qui  anôlaient  leur  ronflement  au  bourdon- 
nement de  mille  insectes  attirés  par  le  voisinage  des  eauk  «t  It 
feuillage  serré  d'un  bouquet  «le  "vieux  manguiers.  Des  enfana  noim 
«t  nus  lançaient  des  pierres  dans  ces  arbres  pour  en  faire  tomber  les 
frwts  encore  veris,  à  la  grande  frayeur  des  rats  pdmistes.  derrière 
cette  plantation  s'étendait  une  ligue  de  palmiers  flabeltiformea»  puis 
enfin  la  rivière  aux  flots  acgentés  et  si  peu  profonde»  malgré  sa  bir» 
geur»  qu'une  cigogne  la  traversait  à  gué.  Sut  l'autre  bord,  la  vue. 
était  bornée  par  une  plaine  sablonneuse  couverte  de  ces  mêmes  pat* 
miers  auxquels  convient  un  sol  tnaigre  et  aride.  Épars  dans  cette 
lande»  comme  les  colonnes  d'un  temple  ruiné  debout  sur  la  snrGetoe 
mobile  du  désert»  ces  arbres  laissaient  entre  eux  de  loogneset  iaiges 
•dlées  dans  lesquelles  «rraient  des  troupeaux»  cherchant  en  imk 
r^mibre  et  la  fratcbeur,  et  fuyant  surtout  la  piqûre  des  monstiqueSé 

Au  milieu  de  cette  immobilité»  de  ce  repos  général  »  je  vis  accourir 
an  homme  qui  ilrottatt  dans  le  sable  d'un  pas  régulier  et  rapide,  ila 
poitrine  tendue»  les  coudes  «en  arrière;  biantét  il  passa  près  de  Jt 
chauderie»  et  le  bruit  de  son  bâton  chargé  d'anneaux  sonores  fltkrvar 
la  tête  à  te»4es  donneurs;  c'était  le  tcqml,  la  postée  pied,  l'hcMOMiie 
«qui  porte  sur  son  dos  la  malle  aux  lettres»  et  parcourt  en  plein  imldi» 


CHILLAMBARAII  ET  LES  SEPT  PÀfiODBS. 

seloQ  son  heure  >  le  relai  cpii  lui  est  assigné.  On  prétend  que  le  \ 
quetis  de  la  ferraille  suspendue  à  son  bâton  a  pour  but  d'éloigner  K 
serpens  sur  lesqiiels  le  courrier  est  exposé  à  niarcher;  j'y  verrai 
plutôt  quelque  chose  de  pareil  aux  grelots  et  aux  clochettes  des^ 
mules  d'Espagne,  un  bruit  joyeux  qui  distrait  le  coureur  solitaire,, 
fait  lever  la  tête  aux  femmes  assises  sur  le  seuil  de  leucs  cabanes»  et 
annonce  à  tout  le  village  le  passage  du  tapai. 

Une  fois  sur  le  territoire  anglais,  que  L'on  retrouve  à  une  petit» 
distance  de  la  riviëre,  on  ne  tarde  pas  à  atteindre  Ëooddeloure> 
grosse  bourgade,  résidence  d'un  collecteur.  Pendant  trente- trois- 
années,  de  1750  à  17S3,  la  pagode  de  Trivada,  située  hors  de  1» 
ville,  fut  tour  à  tour  prise,  reprise,  occupée,  assiégée  par  les  FraD«- 
fais  et  les  Anglais.  Mêlée  aux  querelles  des  deux  nations  rivales^ 
troublée  dans  son  repos,  dans  son  recueillement  contemplatif,  par  des- 
guerres  incessantes,  persécutée  dans  ses  croyanees  par  le  fanatisme 
des  nababs  musulmans,  la  population  hindoue  devait  rester  au  fond 
fort  indifférente  aux.chances  d'une  lutte  oit  il  s'agissait  seulement 
pour  elle  de  changer  de  mettre;  peut-être  même  ressentait-elle  une 
antipathie  secrète  pour  les  alliés  d'Eayder-Ali  et  de  Tippoo,  quf 
décapitaient  avec  leurs  candjiars  les  statues  des  pagodes.  En  1678,  le» 
Français,  expulsés  de  Sen-Tbomé^  par  les  Hollandais,  étaient  venus 
s'établir  dans  la  bourgade  de  Poudou-Chereri  (Pondichéry),  conduit» 
par  un  aventurier  du  nom  de  Martin»  un  de  ces  hommes  énergique» 
toujours  prêts  à  se  sacrifier  pour  une  patrie  qui  jamais  peut-être 
ne  gardera  leur  souvenir.  Le  radja  de  Gengee  céda  aux  colons  «r 
petit  territoire,  dont  plus  tard,  malgré  les  instances  dt» Hollandais^ 
alors  tout  puissans  dans  l'Inde,  il  refusa  de  les  chasser.  Peu  d'au»* 
nées  après,  la  bourgade,  devenue  ville  forte ^  donaait  asile  au  radja 
d'Arcot,  battu  par  les  Mahrattes,  et,  par  suite  des  nécessités  de  la 
guerre,  les  Français  de  Pondichéry  vinrent  un  jour  s'mparer  euxr- 
mêmes  de  Gengee,  forteresse  perchée  sur  un  roc  inaccessible,  et 
qu'il  était  important  de  ne  pas  laisser  aux  Anglais- Le»ra4ies  durent 
donc  se  repentir  de  L'hospitalité  accordée  gratuitement  ou  vendue 
aux  Européens;  forcés  d'embrasser  un  parti,  de  céder  leuis  palais,, 
leurs  citadelles,  jusqu'à  leurs  temples,  ils  expièrent  la  faute  iavidoi^ 
taire  qu'ils  avaient  commise  en  puéparant,  sans  le  savoir^  la  roioede 
leur  pays«  Doit-on  s'étonner,  que  la  Chine ,.  instruite  de  ces  évène^ 
mens  qui  s'accomplissaient  dans  soaTeisinage,,ae.sait  entêtée  jusqu'à 
la  fin  à  profiter  d'une  si  terrible  leçon  !  ^ 

Au  milieu  da  siècle  dernier,,  la  gcfulatioa  de  Gouddebraca  était 


dm  srbres  et  ftmant le  imukka;  ilB  rendent  mx  wymetirsieiiR,  te 
piAent,  les  bananes^  les  cidcos  et  surtout  le  cahm^  llqveor  «extraite 
du  palmier  et  aoniinée  àSorabay  todêy^  avec  laquelle  les  parias  8*eiii» 
vrent  soit  poor  rendre  phis  légitime  le  mépris  qu'Us  inspirent  ans 
castes  supérieures»  soitfefur  ae  oemolerde Tétot  d*abjection  dans 
lequel  ils  vivent.  Ces  tMizars  sont  donc  à  la  fois  les  lieux  de  halte  et 
les  tavernes  d'un  pays  où  ies  hôtels  sont  inconnus;  ils  repréaea- 
tent  les  relais  d'une  ohauderie  à  l'autre.  La  chauderte  [tishàari)  est 
le  caravanseraï  de  Tinde;  elle  consiste  d'ordinaire  en  une  K^oiir 
earrée,  garnie  de  galeries  intérieures  et  extérieures»  avec  une  ct* 
ierne  au  milieu  pour  les  ablations;  les  brahmanes  y  ont  des  places 
réservées.  Quand  j'arrivai  à  celle  d'Âvakouppam,  près  de  la  petite 
rivière  de  ce  nom,  c'était  l'heure  du  repos  et  de  la  sieste;  le  Tentée 
terre  élevait  sur  les  chemins  des  tourbillons  de  poussière  qu'il  pro» 
menait  en  spirales  à  travers  une  campagne  desséchée.  Cette  brisa 
étouffante  faitnonter  le  th^momètre  à  38  degrés  Réaumur,  et  fend 
les  pierres  comme  dans  nos  climats  du  nord  un  froid  trop  îiitense;  elle 
annooce  la  fin  d'une  sécheresse  de  sept  mois  et  l'arrivée  des  phika. 

Il  y  avait  à  lombre  des  galeries  un  bon  nombre  de  voyageint 
lûndous  endonmis,  et  qui  anôlaîent  leur  ronflement  au  beurdon- 
nement  de  mille  inseotes  attirés  par  le  voisinage  des  eaux  et  It 
feuillage  serré  d'un  bouquet  «le  "vieux  manguiers.  Des  enfana  noilBS 
«t  nus  lançaient  des  pierres  dans  ces  arbres  pour  en  faire  tomber  les 
fruits  encore  verts,  à  la  grande  frayeur  des  rats  palmistes,  arrière 
oette  plantation  s'étendait  une  ligne  de  palmiers  flabeltiformea,  puis 
enfin  la  rivière  aux  flots  acgentés  et  si  peu  profonde,  malgré  sa  lar* 
geur,  qu'une  cigogne  la  traversait  à  gué.  Sut  l'autre  bord,  la  vue 
était  bornée  par  une  plaine  sablonneuse  couverte  de  ces  mêmes  pat* 
miers  auxquelis  convient  un  sol  maigre  et  aride.  Épars  dans  cette 
lande,  comme  les  colonnes  d'un  temple  ruiné  debout  sor  la  sorfioM» 
mobile  du  désert,  ces  arbres  laissaient  entre  eux  de  loogueset  iai^es 
4diées  dans  lescfueUes  erraient  des  troupeaux,  cherchant  en  vaÉl 
r^mibre  et  la  fratcbeur,  et  fuyant  surtout  la  piqûre  des  moustiqnea* 

Au  milieu  de  cette  immobilité,  de  ce  repos  général ,  je  vis  acoowir 
on  homme  qui  itrottatt  dans  le  sable  d'un  pas  régulier  et  rapide,  tla 
poitrine  tendue,  les  coudes  >en  arrière;  biantét  U  passa  pr^  de^la 
chauderie,  et  le  bruit  de  son  bâton  chargé  d'anneaux  sonores  fttkrver 
la  tête  à  totti  les  donneurs;  c'était  le  tapal^  la  peste  à  pied,  l'homme 
«qui  porte  sur  son  doe  la  malle  aux  lettres,  et  parcourt  en  plein  tmidi» 


CHILLAMBARAII  ET  LES  SEPT  PAGODES.  9h3 

selon  son  heure  »  le  relai  qui  lui  est  assifçné.  On  prétend  que  le  dî- 
quetis  de  la  ferraille  suspendue  à  son  bâton  a  pour  but  d'éloigner  les 
serpens  sur  lesqiiels  le  courrier  est  exposé  &  marcher;  j'y  verraiS' 
plutôt  quelque  chose  de  pareil  aux  grelots  et  aux  clochettes  des^ 
mules  d'Espagne,  un  bruit  joyeux  qui  distrait  le  coureur  solitaire,, 
fait  lever  la  tête  aux  femmes  assises  sur  le  seuil  de  leurs  cabanes»  et 
annonce  à  tout  le  village  le  passage  du  tapai. 

Une  fois  sur  le  territoire  anglais,  que  Ton  retrouve  à  une  petite- 
distance  de  la  rivière,  on  ne  tarde  pas  à  atteindre  Gooddeloure,. 
grosse  bourgade,  résidence  d'un  collecteur.  Pendant  trente- trois- 
années,  de  1750  à  17S3,  la  pagode  de  Trivada,  située  hors  de  1» 
ville,  fut  tour  à  tour  prise,  reprise,  occupée,  assiégée  par  les  Fraih- 
çais  et  les  Anglais.  Mêlée  aux  querelles  des  deux  nations  rivales,, 
troublée  dans  son  repos,  dans  son  recueillement  contemplatif,  par  des- 
guerres incessantes,  persécutée  dans  ses  croyances  par  le  fanatisme 
des  nababs  musulmans,  la  population  hindoue  devait  rester  au  fond 
fort  indifférente  aux. chances  d'une  lutte  ou  il  s'agissait  seulement 
pour  elle  de  changer  de  maître;  peut-être  même  ressentait-elle  une 
antipathie  secrète  pour  les  alliés  d'Eayder-Ali  et  de  Tippoo,  qui 
décapitaient  avec  leurs  candjiars  les  statues  des  pagodes.  En  1678,  le» 
Français,  expulsés  de  Sen-Tbomé  par  les  Hollandais,  étaient  venus 
s'établir  dans  la  bourgade  de  Poudou-Chereri  (Pondichéry),  conduits^ 
par  un  aventurier  du  nom  de  Martin,  un  de  ces  hommes  énergique» 
toujours  prêts  à  se  sacrifier  pour  une  patrie  qui  jamais  peut-être 
ne  gardera  leur  souvenir.  Le  radja  de  Gengee  céda  aux  colons  lar 
petit  territoire,  dont  plus  tard,  malgré  les  instances  des  Hollandais^ 
alors  tout  puissans  dans  l'Inde,  il  refusa  de  les  chasser.  Peu  d'au»* 
nées  après,  la  bourgade,  devenue  ville  forte  »  donaait  asile  au  fadja 
d'Arcot,  battu  par  les  Mahrattes,  et,  par  suite  des  nécessités  de  la 
guerre,  les  Français  de  Pondichéry  vinrent  un  jour  s'mparer  eux** 
mêmes  de  Gengee,  forteresse  perchée  sur  un  roc  inaccessible,  et 
qu'il  était  important  de  ne  pas  laisser  aux  Anglais».  LeSrradjas  durent 
donc  se  repentir  de  L'hospitalité  accordée  gratuitement  ou  vendue 
aux  Européens;  forcés  d'embrasser  un  parti,  de  céder  leuis  pahûs». 
leurs  citadelles,  jusqu'à  leurs  temples,  ils  expièrent  la  faute  iavidoi^ 
taire  qu'ils  avaient  commise  en  pséparant,  sans  le  savoir^  la  ruine  de 
leur  pays.  Doit-on  s'étonner  que  la  Chine ,.  instruite  de  ces  évèner- 
mens  qui  s'accomplissaient  dans  soaveisinagc^aeseit  entêtée  jusqu'à 
la  fin  à  profiter  d'une  si  terrible  leçon  !  ^ 

Au  milieu  da  siècle  dernier^,  la  pofulatioa  de  Couddelottre  était 


des  arbres  et  ftmant  ie  imukka;  ib  rendent  a«x  voyageurs  le  vis,  4e 
pimeiit,  les  bananes,  les  cocos  et  surtout  le  mUm^  liquein* «xtnrite 
du  palmier  et  nommée  à^rabay  todêy,  avec  laquelle  les  parias  8*eni» 
vrent  soit  ponr  rendre  plus  légitime  le  mépris  qu'ils  inspirent  at» 
oastes  supérieures  »  soit  pour  ae  oensoler  de  létot  d*abjection  dans 
lequel  ils  vivent.  Ces  bazars  sont  donc  &  la  fois  les  lieux  de  halte  ^ 
les  tavernes  d'un  pays  où  les  hôtels  sont  inconnus;  ils  repréae»*^ 
tent  les  relais  d'une  chauderie  à  l'autre.  La  chauderie  [tehâori)  ert 
le  caravanseraï  de  l'Inde;  elle  consiste  d'ordinaire  en  une  icour 
carrée,  garnie  de  galeries  intérieures  et  extérieures,  avec  DnecH 
terne  au  milieu  pour  les  ablations;  les  brahmanes  y  ont  des  plaoei 
réservées.  Quand  j'arrivai  à  celle  d'Âvakouppam,  près  de  la  petîlS 
rivière  de  ce  nom,  c'était  l'heure  du  repos  et  de  la  sieste;  le  rentiés 
terre  élevait  sur  les  chemins  des  tourbillons  de  poussière  qu'il  pr»> 
menait  en  spirales  à  travers  une  campagne  desséchée.  Cette  briit' 
étouffante  fait  monter  le  th^momètre  à  d8  degrés  Réaumur,  et  fend 
les  pierres  comme  dans  nos  climats  du  nord  un  froid  trop  intense;  eito; 
aDoooce  la  fin  d'une  sécheresse  de  sept  mois  et  l'arrivée  des  phin« 

Il  y  avait  à  Tombre  des  galeries  un  bon  nombre  de  voyagent 
hindous  endomis^  et  qui  mêlaient  leur  ronflement  au  bourdon- 
nement  de  mille  inseotes  attirés  par  le  voisinage  des  eaui  «t  It 
feuillage  serré  d'un  bouquet  de  vieux  manguiers.  Des  enfane  nai* 
«t  nus  lançaient  des  pierres  dans  ces  arbres  pour  en  faire  tomberte 
fruits  encore  veris,  à  la  grande  frayeur  des  rats  palmistes.  Aerriin 
cette  plantation  s'étendait  une  ligne  de  palmiers  flabelUformea*  pris 
enfin  la  rivière  aux  flots  acgentés  et  si  peu  profonde,  malgré  sa 
geur,  qu'une  cigogne  la  traversait  à  gué.  Suf  l'autre  bord»  la 
était  bornée  par  une  plaine  sablonneuse  couverte  de  ces  mêmes  falr* 
miers  auxquels  convient  un  sol  maigre  et  aride.  Épars  dana  eette 
lande,  comme  les  colonnes  d'un  temple  ruiné  debout  sur  la  anriMia 
mobile  du  désert,  ces  arbres  laissaient  entre  eux  de  loognesetlames 
siiées  dans  lesquelles  erraient  des  troupeaux ,  cherchant  :en  "«aii 
l'ombre  et  la  fratcbeur,  et  fuyant  surtout  la  piqûre  des  monstiq«ei» 

Au  milieu  de  cette  immobilité,  de  ce  repos  général ,  je  vis  acofrarir 
on  homme  quiitrottatt  dans  le  sable  d'un  pas  régulier  et  tapiittia 
poitrine  tendue,  les  coudes  en  arrière;  bientét  il  passa  prte  daila 
chauderie,  et  le  bruit  de  son  bâton  cliargé  d'anneaux  sonores  fltkw 
la  tôte  à  tous  les  donneurs;  c'était  le  tapal^  la  postée  pied,  Tbomae 
«qui  porte  sur  son  dos  la  malle  aux  lettres,  et  parcourt  en  piflinimidi» 


CHTLLAHBARAM  ET  LES  SEPT  PAGODES. 

voué  à  Yichnou ,  comme  rindiquaient  la  couleur  janne  de  sa  tun 
de  son  turban  et  de  son  écharpe  flottante,  le  chapelet  pendu  à 
bras,  la  triple  ligne  tracée  sur  son  front  (1).  Un  serviteur,  un  disci) 
le  suivait  à  pied,  portant  les  bagages  et  l'éventail.  Le  djogui  troti 
sur  un  petit  cheval  birman,  et  nous  montrait  la  route.  Déjà,  au-desstl 
d'un  bouquet  d'arbre^  gigantesques  apparaissaient  les  sommets  des 
pyramides  bâties  sur  les  portes  de  la  pagode.  Une  large  chaussée 
établie  dans  une  plaine  basse  traverse  en  plus  d'un  endroit  des  marais 
à  sec  depuis  plusieurs  mois.  Le  soleil  descendait;  une  poussière 
dorée  voilait  les  dernières  lignes  de  l'horizon;  le  crépuscule  jetait 
une  teinte  violette  sur  cette  campagne  attristée.  Dans  le  lointain 
résonnait  un  son  plaintif  et  vibrant  tour  à  tour,  pareil  à  l'appel  et  au 
soupir  d'une  poitrine  humaine.  C'était  le  paudja  (  l'adoration)  du  soir 
qu'annonçait  la  conque  des  brahmanes. 

Le  hangalow  (maison  de  poste  destinée  aux  Européens]  se  com- 
posait, selon  la  coutume,  de  deux  chambres;  l'une  était  occupée  par 
des  ingénieurs  anglais,  l'autre  me  servit  de  campement.  Il  nous  pa- 
raîtrait naturel  que  des  voyageurs  réunis  par  le  hasard  dans  un  pays 
lointain  échangeassent  quelques  paroles  amicales;  mais  l'étiquette 
britannique  ne  procède  pas  ainsi;  ce  serait  s'exposer  à  se  com- 
promettre avec  une  personne  d'une  classe  inférieure;  aussi  chacun 
reste  dans  son  coin,  s'ennuie,  se  gourme  :  on  dirait  deux  ennemis 
qui  s'observent.  Cependant  la  chaleur  trop  accablante  obligea  les 
gentlemen  aussi  bien  que  moi  à  dormir  à  la  belle  étoile  sous  les  vé- 
randas. 

Je  m'éveillai,  sinon  frais,  du  moins  dispos,  près  d'un  grand  étang 
bordé  de  trois  côtés  par  des  arbres  magnifiques ,  sous  lesquels  était 
rangée  toute  une  population  de  pèlerins,  de  marchands,  de  voya- 
geurs, campés  dans  leurs  chariots  ou  sous  des  nattes.  Puis,  après 
avoir  laissé  aux  prêtres  le  temps  de  faire  les  ablutions  du  matin,  de 
tracer  sur  leur  front,  sur  leur  poitrine  et  sur  leurs  bras  les  trois  lignes 
de  Civa,  de  manger  leur  riz  et  de  chausser  leurs  babouches,  je  m'a- 
cheminai à  travers  des  rues  larges,  bien  tracées,  ombragées  d'aca- 
cias. Là  sont  les  maisons  des  brahmanes,  habitations  assez  simples, 
soutenues  par  des  piliers  souvent  ornés  de  figures  et  décorés  d'une 
véranda  avec  un  banc,  où  l'heureux  desservant  vient  se  coucher, 
rêver  aux  privilèges  de  sa  naissance,  et  se  reposer  de  son  désœuvré- 

(1)  Trois  lignes  verticales  tracées  sur  le  froot  désignent  les  sectatears  de  Civa; 
trois  lignes  horizontales,  les  religieux  voués  à  Yichnou. 


94^  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

évalaée  à  soixante  mille  âmes;  il  est  difficile,  à  vue  d*œil ,  de  fixer  un 
chiffre  exact,  tant  les  habitations  sont  disséminées.  Cette  villa  (dans 
le  sens  espagnol  du  mot)  comprend  plus  d*une  demi-lieue  de  maisons, 
de  champs,  d*enclos,  de  jardins  où  mûrissent  les  énormes  pample- 
mousses (citrus  decumana)y  qui  abondent  dans  les  bazars,  ainsi  que 
le  fruit  monstrueux  du  jackier  (artocarpus  integrifolia).  Au-delà  de 
cette  riante  htierta^  on  retrouve  un  chemin  poudreux,  çà  et  là  des 
touffes  de  pandanus  groupés  sur  des  monticules  de  sable,  des  bos- 
quets épais  de  cashew  [anacardium],  couverts  de  petites  pommes  et 
de  fleurs  roses,  des  bois  de  palmiers  sauvages,  sous  lesquels  le  chacal 
s'abrite  en  plein  jour.  Parfois  aussi,  au  milieu  d*un  espace  aride,  surgit 
un  vieil  acacia  épineux  à  moitié  calciné  par  la  chaleur  et  chargé  de 
guenilles  :  c'est  une  espèce  d'arbre  fétiche  devant  lequel  tout  voya- 
geur déchire  un  morceau  de  son  vêtement  pour  le  suspendre  aux 
rameaux,  comme  s'il  s'agissait  de  compenser  ainsi  le  feuillage  absent. 
De  loin  «n  loin  paraît  un  village,  dont  l'abord  est  marqué  par  un  de 
ces  figuiers  banians  y  image  de  la  fécondité,  recourbant  vers  le  sol 
leurs  branches ,  qui  pendent  en  racines  échevelées ,  s'implantent  de 
nouveau,  et  forment  une  tonnelle  colossale;  sous  ces  voûtes  natu- 
relles se  tient  tantôt  un  marché,  tantôt  une  école;  c'est  comme  un 
grand  nid  qui  rassemble  au  soir  les  vieillards  et  les  enfans.  Autour 
des  maisons,  grâce  à  la  fraîcheur  des  citernes,  s'élève  le  cocotier, 
qui  nourrit  l'homme  de  son  amande,  l'abreuve  de  son  lait,  l'enivre  de 
son  vin ,  et  lui  fournit  sa  feuille  pour  couvrir  des  cabanes,  la  bourre 
de  son  fruit  pour  faire  des  nattes ,  des  cordes ,  des  tissus ,  sa  noix 
pour  puiser  l'eau  et  confectionner  l'appareil  dans  lequel  on  fume 
le  houkka.  On  voit  aussi  le  bambou  dont  le  pécheur  fait  des  mâts  et 
des  rames,  le  jardinier  des  conduits  pour  l'irrigation,  le  vannier  des 
paniers;  les  tiges  frêles  et  tendres  de  ce  gigantesque  roseau  se  glis- 
sent à  travers  les  branches  horizontales  du  ouatier,  dont  la  fleur 
jaune  brise  en  s'ouvrant  une  gousse  charnue,  s'épanouit  en  candé- 
labres comme  celle  de  l'agave,  et  se  change  en  un  duvet  soyeux  que 
lé  vent  secoue  dans  les  airs.  Là,  jamais  la.  végétation  ne  s'arrête;  les 
plantes  herbacées,  les  arbres  à  moelle,  pompent  aisément  l'eau  que 
puise  la  racine  aux  étangs  et  aux  canaux  ;  ce  sont  de  frais  bosquets 
où  le  parfum  des  fleurs,  le' bourdonnement  du  colibri,  le  chuchot- 
tement  des  petits  oiseaux,  vous  invitent  à  dormir;  mais,  prenez 
garde,  sous  ces  herbes  veloutées  rampent  souvent  de  hideux  ser- 
pens. 
Cependant  j'approchais  deChillambaram.  Je  rencontrai  un  religieux 


CHILLAHBARAM  ET  LES  SEPT  PAGODES.  945 

voué  à  Yichnou,  coinme  F  indiquaient  la  couleur  jaune  de  sa  tunique, 
de  son  turban  et  de  son  écharpe  flottante,  le  chapelet  pendu  à  son 
bras,  la  triple  ligne  tracée  sur  son  front  (1).  Un  serviteur,  un  disciple, 
le  suivait  à  pied ,  portant  les  bagages  et  Téventail.  Le  djogui  trottait 
sur  un  petit  cheval  birman,  et  nous  montrait  la  route.  Déjà,  au-dessus 
d*un  bouquet  d'arbres  gigantesques  apparaissaient  les  sommets  des 
pyramides  bâties  sur  les  portes  de  la  pagode.  Une  large  chaussée 
établie  dans  une  plaine  basse  traverse  en  plus  d*un  endroit  des  marais 
à  sec  depuis  plusieurs  mois.  Le  soleil  descendait;  une  poussière 
dorée  voilait  les  dernières  lignes  de  rhorizon;  le  crépuscule  jetait 
une  teinte  violette  sur  cette  campagne  attristée.  Dans  le  lointain 
résonnait  un  son  plaintif  et  vibrant  tour  à  tour,  pareil  à  l'appel  et  au 
soupir  d'une  poitrine  humaine.  C'était  le  poudja  (  Tadoration)  du  soir 
qu'annonçait  la  conque  des  brahmanes. 

Le  hangalow  (maison  de  poste  destinée  aux  Européens)  se  com- 
posait, selon  la  coutume,  de  deux  chambres;  l'une  était  occupée  par 
des  ingénieurs  anglais,  l'autre  me  servit  de  campement.  Il  nous  pa- 
raîtrait naturel  que  des  voyageurs  réunis  par  le  hasard  dans  un  pays 
lointain  échangeassent  quelques  paroles  amicales;  mais  l'étiquette 
britannique  ne  procède  pas  ainsi;  ce  serait  s'exposer  à  se  com- 
promettre avec  une  personne  d'une  classe  inférieure;  aussi  chacun 
reste  dans  son  coin ,  s'ennuie ,  se  gourme  :  on  dirait  deux  ennemis 
qui  s'observent.  Cependant  la  chaleur  trop  accablante  obligea  les 
gentlemen  aussi  bien  que  moi  à  dormir  à  la  belle  étoile  sous  les  vé- 
randas. 

Je  m'éveillai,  sinon  frais,  du  moins  dispos,  près  d'un  grand  étang 
bordé  de  trois  côtés  par  des  arbres  magnifiques ,  sous  lesquels  était 
rangée  toute  une  population  de  pèlerins ,  de  marchands ,  de  voya- 
geurs, campés  dans  leurs  chariots  ou  sous  des  nattes.  Puis,  après 
avoir  laissé  aux  prêtres  le  temps  de  faire  les  ablutions  du  matin,  de 
tracer  sur  leur  front,  sur  leur  poitrine  et  sur  leurs  bras  les  trois  lignes 
de  Civa,  de  manger  leur  riz  et  de  chausser  leurs  babouches,  je  m'a- 
cheminai à  travers  des  rues  larges,  bien  tracées,  ombragées  d'aca- 
cias. Là  sont  les  maisons  des  brahmanes,  habitations  assez  simples, 
soutenues  par  des  piliers  souvent  ornés  de  figures  et  décorés  d'une 
véranda  avec  un  banc,  où  l'heureux  desservant  vient  se  coucher, 
rêver  aux  privilèges  de  sa  naissance,  et  se  reposer  de  son  désœuvré- 

(1)  Trois  lignes  verticales  tracées  sur  le  front  désignent  les  sectateurs  de  Civa; 
trois  lignes  horizontales,  les  religieux  voués  à  Yichnou. 


ne  BBVIIB  DW  DBUX  MONDBS. 

meot;  à  moios  Qu'après  tant  de  siècles  il  ne  cherche  h  se  remettre 
des  fatigues  que  causa  à  ses  ancêtres  Vachèvement  d*iui  temple  ai 
merveiUettx, 

L'enceinte  extérieure  consiste  en  un  pantU^ogramme  de  deux  cent 
Tingt  toises  sur  cent  soixante;  les  murs  ont  trente  pieds  de  hauteur 
et  sept  d*épaisseur;  quatre  belles  portes,  tournées  vers  les  quatre 
points  cardinaux  et  ouvrant  sur  quatre  routes,  conduisent  dans  Vin» 
térieur  de  la  pagode;  chacune  de  ces  portes  est  surmontée  d*une 
pyramide  haute  de  cent  cinquante  pieds,  h  sept  étages,  entièrement 
couverte  de  figure^  et  couronnée  par  une  face  hideuse  qu*abrite  une 
coquille  en  éventail.  A  travers  ces  figures  de  poses  et  de  mouveraens 
ai  variés,  ch-cule  tout  un  monde  de  petits  lézards;  dans  les  fissures 
de  la  pierre,  dans  les  interstice»  fouillés  par  le  ciseau,  poussent  des 
herbes,  des  arbustes,  semés  là  par  les  oiseaux  et  le  vent  de  la 
mousson.  La  partie  supérieure  de  la  pyramide,  faite  de  brique,  re- 
pose sur  un  massif  dans  lequel  est  taillée  une  ouverture  haute  de 
trente-deux  pieds  et  laige  de  trente-sept,  porte  gigantesque  qui  lais- 
aerait  passer  les  éléphans  deux  h  deux.  Les  knootans  et  le  Mnteau  sont 
d'une  seule  pierre;  une  lourde  chaîne,  en  pierre  aus»,  suspendue 
à  une  grande  élévation,  et  désormais  brisée,  était  engagée  de  chaque 
côté  de  ces  roontans,  de  telle  façon  qu'elle  avait  dû  être  prise  dans 
la  même  masse  et  ne  faisait  qu'un  avec  ces  blocs  de  granit  A  chaque 
gradin  marquant  les  étages  est  appliquée  tane  bande  de  cuivre  qui, 
jadis  frottée  et  polie  aux  jours  des  solennités,  reflétait  les  rayons  du 
soleil,  et  ceignait  ainsi  chaque  pyramide  de  sept  auréoles. 

Moins  grandioses  que  les  portiques  cyclopéens  de  la  Haute-Egypte  ' 
couverts  non  d'images,  mais  de  mystérieux  symboles;  plus  sévères 
et  plus  harmonieuses  de  forme  que  les  tours  chinoises,  ou  la  minutie 
des  détails  détruit  l'eflEet  des  proportions,  les  portes  de  Chillam- 
barana  sembleraient  presque  grecques  par  la  base,  gothiques  par  le 
sommet;  car  le  caraotère  particulier  de  la  philosophie  et  de  Tart  chez 
les  Hindoua,  c'est  toujours  l'imagiiiation  vagabonde  et  désordonnée 
jaillissant  en  gerbes  sur  la  source  du  dogme,  la  pyramide  ëchafiMi- 
dant  ses  rangées  de  figures  terribles  et  grimaçantes  sur  le  socte  de 
granit;  aussi  chacun  de  ces  édifices  est  une  épopée  complète ,  ou 
mieux  un  drame  de  Shakspeare»  ou  le  rire  même  a  sa  tristesse  et  sa 
*  mélanooUe. 

A  la  seconde  enceii\(e  est  adossée  une  galerie  à  deux  étages,  dis- 
posée en  cellules  dans  lesquelles  on  place  les  fruits  et  les  fleurs,  le 
beurre  fondu  et  l'huile»  emflojés  dans  les  sacrificea*  JUa  cotoones 


V 


CHlLLAlOAaAM  BT  LES  SBPT  FAOODES. 

de  €6  dofire  sont  scriplées  aqsa  avec  soin;  Tartiste  hindoa  met, 
tout  l'orneœent  autour  du  pilastre,  parce  que  spus  ses  yeux  la  là, 
se  suspend  toujours  au  tronc  de  Tarbre.  Péfiétroiis  plus  av«iit;  no 
trouverons  de  vastes  cfaapeUes,  des  sanctuaires,  nu  ^ng,  une  pil 
doe,  une  variété  d'édifices  qiû  tro«Ue  le  regard,  et  «ne  grandeur 
de  lignes  qui  bientôt  repose  l'esprit  un  peu  déconcerté.  Dans  la  troi- 
sième enceinte,  fermée  de  murs  sur  lesquels  court  une  inscription 
en  caractères  70/in^MiJ,  aont  contenues  troto  ekabeis  ou  cbapelk». 

La  première  est  consacrée  à  Içwara,  le  maître,  le  Dieu  universel 
et  infini,  cause  et  substance  des  êtres  créés; Civm,  selon  Tacception 
mythologique  et  populaire,  et  plus  paiticnlièreoteat  ici ,  Giva  qui  se 
plait  dans  les  neiges  du  mant  Kaïlaça,  comme  l'indique  son  surnom 
Sitamhara  (Chillambaram),  vètn  de  blanc.  Au  fond  de  la  seconde, 
on  voit  Vichnou  dans  son  attitude  pensive  et  conservatrice,  assis  sur 
le  serpent  Çécha  aux  miHe  léies.  Les  détails  de  sculptnre  abondent 
dans  ces  deux  petites  pagodes;  Tune,  détachée  du  9€4,  repose  sur 
deux  roues  de  pierre  comme  «nchar  imaense;  Taatre,  soutenue 
par  des  piUers  de  la  plus  ^^aciaise  forme,  semble  te  ^stibule  d'un 
palais  féerique  créé  par  encbantoRient,  car  on  ne  peut  supposer  que 
tout  c^  ait  été  bâti  par  les  ksrêumam  (tailleurs  de  pierre),  qa*on 
rencontre  sur  les  roules  presque  nus  et  portant  de  gréssiars  outils 
dans  un  sac  de  cnr. 

Enûii ,  voici  la  troisième  chapelie  :  deux  statues  à  quatre  bras  en 
porphyre  brun,  presque  bleu,  et  de  taifle  colossale,  défendent  Tentrèu 
du  sanctuaire.  Là  tout  est  symbolique;  cinq  piKers  de  sandal  sans 
in^iges  représentent  les  cinq  élémens  t  Ysir^  la  terre,  le  feu ,  l*eau  et 
Tatmosphère,  akas;  quatre  piliers  Inatoriés,  les  quatre  Vedas;  dii4iuit 
antres,  les  dix-hutt  Fouranas,  et  dix  autres,  les  dix  Çasflras;  H  n*y  a  pas 
jusqu'au  nombre  des  chevrons  qui  n'ait  un  rappoit  ^Hégorique  avec 
des  nombres  consacrés*  Au-dessus  de  Tédifice  brillent  neuf  boules  4e 
cuivre,  quiaont  les  neuf  incarnations  de  Vidinou,  ou  les  neuf  nn^er^ 
turesdu  corps.  Le  tenipie  même  estséparé  du  sanctnaînepar  un  esfsot 
large  de  quelques  pieds  et  pareil  6  un  fwsé;  c'est  là  que  s'anrétent  les 
profanes.  l«s  brahmaDes  seuls,  préposés  à  rentretien  des  ebosea 
saintes,  s'asseoient  famtUèreroent  près  de  l'idole  firottée  d'huile,  riche* 
ment  habillée,  édau^  par  des  lampes  sans  nomibre,  parée  de  fleurs; 
au  fond  de  ce  taerariumy  règne  un  demi-jour  mystérieux.  Cette  idole 
renommée  fut,  selon  la  légende,  trouvée  dans  un  coffre  par  m  rai 
de  la  dynastie  des  Gholas,  à  qui  Giva  hiimême^  sous  la  forme  d'un 
précq>teur  spirituel,  indiqua  ce  précieux  trésor  caché  en  tenv;  cette 


meaU  à  moios  Qu'après  tant  de  siècles  il  ne  cherche  h  se  reosettre 
des  fatigues  que  causa  à  ses  ancêtres  rachèvement  d'ui  temple  ai 
merveiUettx. 

L'enceinte  eitérieure  consiste  en  un  paniU^ogrannEie  de  deux  cent 
?ingt  toises  sur  cent  soixante;  les  murs  ont  trente  pieds  de  hauteur 
et  sept  d'épaisseur;  quatre  belles  portes,  tournées  vers  les  quatre 
points  cardinaux  et  ouvrant  sur  quatre  routes,  conduisent  dans  Tin» 
térieur  de  la  pagode;  chacune  de  ces  portes  est  surmontée  d*une 
pyramide  haute  de  cent  cinquante  pieds,  h  s^t  étages,  entièrement 
couverte  de  figure^  et  couronnée  par  une  face  hideuse  qu'abrite  une 
coqoiUe  en  éventai).  A  travers  ces  figures  de  poses  et  de  naouveraens 
ai  variés,  circule  tout  un  monde  de  petits  lézards;  dans  les  fissures 
de  la  pierre,  dans  les  interstice»  fouillés  par  le  ciseau,  poussent  des 
herbes,  des  arbustes,  semés  là  par  les  oiseaux  et  le  vent  de  la 
mousson.  La  partie  supérieure  de  la  pyramide,  faite  de  brique,  re- 
pose sur  un  massif  dans  lequel  est  taillée  une  ouverture  haute  de 
trente-deux  pieds  et  laige  de  trente-sept,  porte  gigantesque  qui  lais- 
serait passer  les  éléphans  deux  h  deux.  Les  ïnootans  et  le  hnteau  sont 
d'une  seule  pierre;  une  lourde  chaîne,  en  pierre  aus»,  su^>endue 
à  une  grande  élévation,  et  désormais  brisée,  était  engagée  de  chaque 
côté  de  ces  montans,  de  telle  façon  qu'elle  avait  dû  être  prise  dans 
la  même  masse  et  ne  faisait  qu'un  avec  ces  blocs  de  granit  A  chaque 
gradin  marquant  les  étages  est  appliquée  tane  bande  de  cuivre  qui, 
jadis  frottée  et  polie  aux  jours  des  solennités,  reflétait  les  rayons  du 
soleil ,  et  ceignait  ainsi  chaque  pyramide  de  sept  auréoles. 

Moins  grandioses  que  les  portiques  cyclopéens  de  la  Haute-Egypte  ' 
couverts  non  d'images,  mais  de  mystérieux  symboles;  plus  sévtees 
et  plus  harmonieuses  de  forme  que  les  tours  chinoises,  ou  la  minutie 
des  détails  détruit  VeflEet  des  proportions,  les  portes  de  Chillam- 
barana  semUeraient  presque  grecques  par  la  base,  gothiques  par  le 
sommet;  car  le  caractère  particulier  de  la  philosophie  et  de  l'art  chez 
les  Hindous,  c'est  tcMÛours  l'inaftgiiiation  vagabonde  et  désordonnée 
jaillissant  en  gerbes  sur  la  source  du  dogme,  la  pyramide  échafau- 
dant  ses  rangées  de  figures  terribles  et  grimaçantes  sur  le  sodé  de 
granit;  aussi  chacun  de  ces  édifiées  est  une  épopée  complète»  ou 
mieux  un  drame  de  Shakspeare»  ou  le  rire  même  a  sa  tristesse  et  sa 
'  mélanooUe. 

A  la  seconde  enceii\(e  est  adossée  une  galerie  à  deux  étages,  dis- 
posée en  cellules  dans  lesquelles  on  place  les  fruits  et  les  fleurs,  le 
beurre  fondu  et  l'huile»  emflojés  dans  les  sacrificea*  Laa  colomies 


CHlLLABfBiUUM  BT  LES  SBPT  FAOODES.  M7 

de  ce  dofire  sont  scttlptées  aqssi  avec  soin;  Tartisie  hindoa  met  par* 
tout  rorneaient  autour  du  fîlastre,  parce  que  spus  ses  yeux  la  liane 
se  suspend  toujours  au  tronc  de  I*arbre.  Péfiétroiis  plus  avant;  nous 
trouverons  de  vastes  cfaapeUes,  des  sanctuaires,  nu  ëtougy  une  pis- 
doe,  une  variété  d'édifices  qiû  tnMiUe  le  regard,  et  «ne  grandeur 
de  lignes  qui  bientôt  repose  l'esprit  un  peu  déconcerté.  Dans  la  troi- 
sième enceinte,  fermée  de  murs  sur  lesquels  court  une  inscription 
en  caractères  taiinfosj  sont  contenues  troto  chaheu  ou  chapelles. 

La  première  est  consacrée  à  Içwara,  le  maître,  le  Dien  universel 
et  inflni,  cause  et  substance  des  êtres  créés;  Civa,  selon  Tacception 
mythologique  et  populaire,  et  plus  paiticnlièrenmit  ici ,  Civa  qui  se 
plait  dans  les  neiges  du  mont  Kaïlaça,  comme  l'indique  son  surnom 
Sitamhara  (Chillambaram),  vètn  de  blanc.  Au  fond  de  la  seconde, 
on  voit  Vichnou  dans  son  attitude  pensive  et  conservatrice,  assis  sur 
le  serpent  Çécha  aux  miHe  tètes.  Les  détails  de  sculpture  abondent 
dans  ces  deux  petites  pagodes;  Tune,  d^achôe  du  9€4,  repose  sur 
deux  roues  de  pierre  conune  nn  char  ÎHNfnense;  l'autre,  soutenue 
par  des  piUeri»  de  la  plus  graciaise  forme,  semble  te  vestibule  d*nn 
palais  féerique  créé  par  encbantoRient,  car  on  ne  peut  supposer  que 
tout  c^  ait  été  bâti  par  les  kwr^umant  (tailleurs  de  pierre),  qu'on 
rencontre  sur  les  roules  presque  nus  et  portant  de  grossiers  outils 
dans  un  sac  de  cnr. 

Enûii ,  voici  la  troisième  chapeiie  :  deux  statues  à  quatre  bras  en 
porphyre  brun,  presque  bleu,  et  de  taUle  coiossaie, défendent  rentrée 
du  sanctuaire.  Là  tout  est  symbolique;  cinq  piKers  de  sandal  sans 
in^iges  représentent  les  cinq  élémens  t  Vair,  la  terre,  le  feu ,  l*ean  et 
Tatmosphère,  akoM;  quatre  piliers  Ustoriés,  les  quatre  Vedas;  dh^iuit 
antres,  les  dix-hutt  Fouranas,  et  dix  autres,  les  dix  Çasflras;  il  n*y  a  pas 
jusqu'au  nombre  des  chevrons  qui  n'ait  un  rapport  allégorique  avec 
des  nombres  consacrés.  Au-dessus  de  Tédifice  brillent  neuf  boules  4e 
cuivre,  qui  aont  les  neuf  ineaivatiotts  deVidinou,  ou  les  neuf  nnver« 
turesdu  corps.  Le  tenipte  même  estséparé  du  sanctneîrepar  nn  e^Mice 
large  de  quelques  pieds  et  pareil  6  on  fwsé;  c'est  là  que  s'airètenl  les 
profanes.  l«s  hrahmanes  seuls,  prépesés  k  l'entretien  des  cbasea 
saintes,  s'asseoient  familièrenient  près  de  l'idole  frottée  dlinile,  riche* 
ment  habiHée,  édan^  par  des  lampes  sans  MMAbre,  parée  de  fleurs; 
au  fond  de  ce  êoaiwrium^  règne  un  derai-jourwystérieui.  Cette  idole 
renommée  fut,  selon  la  légende,  trouvée  dans  un  coffre  par  m  rai 
de  la  dynastie  des  Gholas,  à  qui  Qva  hiinrtme»  sons  la  ferme  d'un 
précq>teur  spirituel,  indiqua  ce  précieax  taësor  caché  en  tenv;  cette 


t 

I 

i 


i 
.1 


.  r 

r-  I 

« 

j 

if 

■     t 


r 

1 

1 

k  948  RBVUB  DBS  DEUX  MOIIDBS. 

tradition ,  fort  obscure ,  n'en  présente  pas  moins  an  lecteur  attentif* 
quelque  allusion  à  un  fait  historique,  que  voici  en  substance.  Vers 

:  [  la  fin  du  premier  siècle  de  notre  ère ,  les  djatnas  tput-puissans  firent 

cesser  les  sacrifices  brahmaniques,  détruisirent  les  temples;  afin  de 
venger  son  culte  proscrit,  Ci  va  envoya  une  pluie  de  feu,  ou,  pour 
substituer  Thistoire  à  la  légende ,  les  civaïstes  se  soulevècent  et  brâ- 
lèrent  les  djaînas  dans  leurs  demeures.  De  cette  colère  de  Civa  na- 
quirent trois  rois  qui  se  baignèrent  ensemble  au  lieu  où  trois  ri- 

j  ;  vières  se  joignent ,  près  de  Condjevaram ,  firent  serment  de  rétablir 

le  civaîsme  dans  tout  son  éclat,  et»  en  récompense  de  leur  dévoue- 
ment, le  dieu  lui-même,  sous  la  forme  d*un  brahmane,  fit  connaître 
à  l'un  d'eux  l'endroit  où,  lors  des  persécutions,  les  habitans  avaient 
caché  leurs  richesses  et  les  saintes  images.  C'est  donc  à  tort  que  les 
desservans  de  Chillambaram  font  remonter  à  l'an  400  du  Calyouga 
(de  l'âge  de  fer  ou  âge  actuel),  correspondant  à  l'an  607  avant  Jésus- 
Christ,  l'érection  d'un  monument  qui  ne  put,  d'après  leur  propre 
Pourana,  être  construit  avant  le  second  siècle  de  notre  ère.  N'est-ce 
pas  déjà  une  respectable  antiquité?  D'ailleurs,  de  très  anciens  ou- 
vrages disent  qu'un  million  d'aumônes  à  Benarès  ne  vaut  pas  plus 
qu'une  seule  faite  à  Sitambara.  Et  Civa,  dans  les  mêmes  textes,  dit 
aussi  :  a  Je  suis  un  des  trois  mille  prêtres  établis  à  Sitambara.  d  Avec 
de  pareils  souvenirs ,  une  pagode  ne  peut  manquer  d'être  célèbre 
dans  tout  le  pays,  d'attirer  un  concours  rassurant  de  pèlerins,  n'eilt- 
die  que  seize  siècles  d'existence. 

Derrière  cette  enceinte  est  l'étang  sacré,  auquel  on  descend  par 
de  belles  marches  régnant  sur  les  quatre  faces  du  parallélogramme, 
entouré  de  galeries  où  les  baigneurs  font  sécher  leurs  écbarpes  et 
,  leurs  turbans,  lavés  chaque  jour.  Quant  au  pagne  des  hommes,  et  à 

la  pièce  de  toile  bariolée  dont  s'enveloppent  les  femmes,  ce  sont  les 
indispensables  vêtemens  que  jamais  un  Hindou  ne  quitte;  on  les 
frotte  dans  l'eau  en  prenant  le  bain.  Aussi ,  dans  cette  piscine  où  se 
plongent  à  la  fois  tant  de  personnes  de  tout  âge  et  des  deux  sexes,  il 

a  ne  se  passe  rien  qui  puisse  choquer  la  décence;  d'ailleurs,  le  bain  est 

un  acte  religieux.  L'autre  piscine,  fermée  au  public,  est  couverte 
d'une  coupole  à  peu  près  nioresque,  d'une  architecture  charmante 
et  d'apparence  plus  moderne;  les  trois  boules  dorées  qui  surmontent 
cet  édifice  lui  donnent  l'aspect  plutôt  d'une  mosquée  que  d'une 
pagode. 

Une  galerie  de  cent  colonnes,  aujourd'hui  en  assez  mauvais  état, 
était  le  principal  reposoir  où  l'on  plaçait  l'idole  avant  de  la  conduire 


\l 


CHILLAMBABAM  ET  LES  SEPT  PAGODES.  9id 

dans  on  aatre  temple  plus  gigantesque,  long  de  trois  cent  seize  pieds, 
large  de  deux  cent  dix,  et  soutenu  par  mille  piliers  chacun  d*une 
seule  pierre.  On  y  arrive  par  un  péristyle  élevé  sur  quelques  marches, 
orné  de  chaque  côté,  à  l'extérieur  et  b  sa  base^  de  peintures  repré- 
sentant des  cortèges,  des  danses  animées  où  l'on  retrouve  les  mou*- 
vemens  etks  costumes  des  bayadères  de  nos  jours.  Entre  ce  péristyle 
et  deux  escaliers  latéraux  sont  sculptés  les  éiéphans  que  réclame 
tout  monument  indien.  Le  plafond  a  ses  fresques  aussi;  mais  il  est  à 
remarquer  que,  dans  ces  contrées  où  l'on  semblait  édifier  pour  des 
siècles  étemels,  Tarcbitecture  et  ,1a  sculpture  acquirent  un  dévelop- 
pement que  la  peinture  n'atteignit  jamais;  conune  si  cette  branche 
de  l'art,  sœur  cadette  des  autres,  si  choyée  des  temps  modernes,  eât 
paru  produire  des  choses  trop  peu  durables  pour  un  peu[rie  qui  écri- 
vait dans  la  pierre  son  histoire  et  ses  dogmes. 

Reposons-nous  donc  sous  ces  milles  colonnes,  disposées  avec  tant 
d'art  et.de  symétrie  que,  de  quelque  côté  qu'on  promène  son  regard, 
elles  offrent  toujours  de  régulières  allées.  Un  soleil  perpendicuhtire 
ne  jeltc  autour  des  temples  aucune  ombre,  mais  sous  ce  vestibule 
spacieux  quelle  fraîcheur  I  Tout  au  fond ,  voici  un  banc  haut  de  deux 
pieds  et  demi,  sur  lequel  on  serait  tenté  de  s'asseoir,  si  ce  n'était 
l'autel  où  l'on  dépose  les  offrandes,  la  coudie  divine  où  deux  fois 
Civa  en  personne  a  daigné  s'étendre.  Le  chef  actuel  des  brahmanes, 
Soundaridikchiiarapanditara  (  le  très  savant  et  excellent  sacrificateur 
Soundari],  Ta  vu  de  ses  yeux,  et  nous  tenons  le  fait  de  son  auguste 
bouche.  Derrière  cet  autel  règne  un  fossé  profond ,  jardin  sans  cesse 
arrosé,  qui  produit  les  bananes,  les  cocos  et  les  fleurs  odorantes  dont 
on  fait  hommage  aux  idoles.  Quelques  pèlerins  couchés  sur  les  dalles 
dorment  paisiblement,  et  voient  sans  doute  en  rêve  le  dieu  qu'ils 
sont  venus  adorer  de  l'extrémité  septentrionale  de  la  presqu'île;  près 
d'eux  sont  le  bâton  formé  de  trois  branches  tordues  ensemble  (  tri- 
danda)f  le  vase  de  cuivre  bien  poli  pour  les  ablutions.  Çà  et  là  de  pe- 
tites vaches  blanches  trottent  et  font  retentir  la  corne  de  leurs  pieds 
sur  la  pierre  unie;7)artout  rôdent  les  rats  palmistes;  le^^huppes  que 
la  chaleur  poursuit  se  cachent  sous  les  corniches,  le  bec  ouvert,  Taile 
tendue.  Les  baigneurs  qui  sortent  de  la  piscine  vieiHient  s'allonger, 
faire  Yashthavga  (prosternation  des  huit  parties  du  corps)  devant 
la  statue  colossale  du  taureau  sacré,  qui,  au  dire  des  dévots,  se  lèvt^ 
chaque  soir,  sort  de  dessous  son  dais  de  granit,  et  se  promène  dans 
l'enceinte  de  la  pagode;  à  moins  toutefois  que  cette  mystérieuse  pro- 
menade ne  soit  accomplie  par  cet  autre  taureau  vivant,  gras  et  dodu, 

TOME  1.  61 


CHILLAMBÂRAM  ET  LES  SEPT  PAGODES.  051 

terrés  là  quelque  part  sous  les  décombres ,  et  poursuivi  par  une 
soixautaine  de  brahmanes  >  le  chef  en  tôte>  qui  m'exposaient  leur 
misère  et  demandaient  Taumône,  je  regagnai  mon  gîte;  le  jour  tom- 
bait. Devant  les  portes,  j'entendais  le  chant  monotone  de  quelque 
vaïcya  (laboureur),  couché  sur  le  banc  de  la  galerie,  et  je  distinguai» 
à  peine  dans  Tombre  du  crépuscule  sa  blanche  écharpe  bordée  de 
rougie.  Des  pagodes  ruinées,  des  chapelles,  des  reposoirs>  qu'on  visi- 
terait ailleurs  avec  soin ,  se  rencontrent  çà  et  là;  mais,  écrasés  par  la 
magnîGcence  du  grand  temple,  ils  ressemblent  à  des  miniatures» 
Autour  de  Tétang  principal,  voisin  de  la  porte,  brillaient  les  feux  des 
pèlerins  et  des  marchands  occupés  à  faire  cuire  le  riz  du  soir;  chaque 
campement,  chaque  chariot  avait  son  groupe,  digne  d'être  étudié;  de 
bellea  jeunes  filles  descendaient  au  tank  (étang)  pour  y  remplir  leurs^^ 
cruches  arrondies;  elles  s'y.  ébattaient  avec  des  éclats  de  rire  joyeux,, 
et  leur  silhouette  se  profilait  sur  la  surface  limpide  des  eaux  que 
leurs  mouvemens  faisaient  miroiter  aux  premiers^  rayons  de  la  lune; 
puis  elles  marchaient  gravemisnt,  une  main  sur  la  hanche  nue,  l'autre 
àp^neposée  sur  l'amphore  qui  s'incline  aux  ondulations  du  cou; 
chacune  cheminait  silencieusement  vers  sa  cabane;  et  sousJes  grands- 
arbres.,  sous  robscqrité  d!un  feuillage  épais,  elles  passaient  comme 
des  ombres,  trahira  peine  pai:  le  bruit  des  anneaux  qui  ornent  leurs^ 
piedik  Dans  les  airs  hurla  le  hibou;  dans  les  taillis,  sous  les  ruines, 
aboya  le  chacal;  alors  fk  s'avança  la  nuit  protectricô  de  toutes  les- 
créatures  :  décoré  des  constellations,. des  plaoètes,  des  étoiles  brillant 
toutes  ensemble,,  le  ciel,  pareil  à.un  tissa  léger,  s'éclaira  et  P6splendi( 
complètement.  Alors  errèrent. à. leur  gré  les  ôtiies  qui  marchent  duor 
les  ténèbres,  cewi  qui  marchent  au  grand  jour  reotrèvent;  sous  le 
jftug  du  sommeil;  alors  aussi  retentit  le  bruit  tercibie  des  animaux 
qui  se  meuv^t  dans,  robscuciié ,.  les  bètes  fauves  se  réjouirent;  la 
nuit,  source  de  frayeurs,  régna  de  toutes  patts...  »  0  magnifique 
yioâsjed'ufielaiigiiephisancieDDe  enooreque  la>vij^îlle  pagode,  es-tu 
donfi  moittQ  &  junflîs^  et-  let  bBahmaae  dé<2hu  Qe*  sail-it  4Ïttc  plus  faire 
emtendffe  d'autaes<aQee9Si(|i»e  ceux  de  lat  couqhe  gémissaiite^quj^jette 
m  4ewMit  wmKMTft!  entreles  qnatre  pycaonides  géwtes? 


IL 

A|mf4»  wokt  viSiM^  seM»  pagode  eélSfere,  il  nie  restiùt^  fr  v 
grottes  les"  phis«  penoiiHaées  de.  la  e^Me  de  CoronMméel ,  odios 

61. 


!>52  RBVt^E  DBS  DEUX  MOlfDBS. 

I^  voyageur  qui,  sortant  de  Pondichéry  par  la  route  du  nord,  se 
liirige  vers  Mahabalipouram,  est  frappé  de  la  tristesse  des  campagnes. 
Il  y  a  entre  la  côte  de  Malabar  et  cdle  de  Coromandel,  dans  cer- 
taines parties,  la  môme  différence  qu'entre  le  Chili  et  les  provinces 
de  la  Plata;  la  même  cause  aussi  produit  cette  différence.  Les  Gaths 
^ont,  comme  les  Andes,  bien  plus  rapprochées  du  rivage  occidental 
que  du  rivage  oriental;  dans  tous  les  pays,  les  montagnes  font  les 
ruisseaux,  mais  dans  ces  deux  contrés  d* Amérique  et  d*Asie,  les 
ruisseaux  font  les  récoltes.  Cochin,  Alepee,  Quilon,  ont  de  belles  et 
fraîches  forêts  comme  Valdivia  et  la  Concepcion;  tout  Tespace  com- 
pris entre  le  Godaveri  et  le  Coleroon  souflre  de  la  sécheresse  comme 
les  plaines  qui  s'étendent  entre  la  Plata  et  Rio-Negro.Surla  droite,  une 
ligne  de  palmiers  indique  le  bord  de  la  mer,  qu'on  entend  quelque- 
fois déferler  au  pied  des  dunes  de  sable;  tantôt  on  traverse  des  cam- 
|)agnes  arides,  pauvres,  des  villages  habités  par  des  gens  de  caste 
inférieure,  vivant  sous  des  cabanes  faites  de  feuilles  d'arbres,  et  ré- 
iliiils  à  boire,  vers  la  fin  de  la  saison  sèche,  une  eau  bourbeuse;  tantôt 
on  rencontre  des  vallées  trop  basses,  marécageuses,  où  s'élèvent  par 
bouquets  irréguliers  de  gros  arbres,  dans  lesquels  nichent  les  milans 
et  les  vautours  malpropres  [vultur  pondicerensis)  au  bec  jaune ,  aux 
plumes  courtes  et  hérissées  comme  celles  des  oiseaux  enfermés  dans 
les  cages;  des  plages  salines,  que  le  vent  a  gercées  et  fendues  comme 
la  gelée;  des  lacs  formés  par  l'Océan ,  mornes  flaques  d'eau  qui  re- 
poussent bien  loin  d'elles  toute  végétation.  Après  avoir  franchi  le 
plus  considérable  de  ces  bras  de  mer,  on  monte  vers  un  village  en- 
touré de  jardins;  la  place  fort  spacieuse  est  tout  entière  ombragée 
par  un  figuier  gigantesque,  mais  cette  bourgade  qu'on  se  représente 
si  riante  n'est  autre  chose  qu'un  bagne  de  la  présidence  de  Madras; 
triste  halte,  car  on  ne  repose  pas  bien  en  face  de  ceux  qui  sont 
condamnés  à  de  rudes  travaux. 

Désormais,  jusqu'à  la  petite  rivière  d'Ënnevore,  jusqu'à  cette  riche 
huertay  déployée  comme  un  parterre  autour  de  Madras,  les  routes 
€t  les  villages  vont  s*animant.  I^s  chauderies  que  je  rencontrai 
étaient  remplies;  au  soir,  des  voyageurs  par  centaines  y  murmnraieirt 
leurs  prières  en  lavant  leurs  barbes  et  leurs  mains;  les  uns  causaient 
jusqu'au  matin  par  petits  groupes,  au  grand  préjudice  des  voisins  qui 
témoignaient  par  des  bâillemens  prolongés  le  regret  d'un  sommeil 
interrompu;  d'autres,  plus  affairés,  reprenaient  leur  course  après  un 
léger  repas;  c'étaient  souvent  des  cipayes  allant  rejoindre  l'escadre 
destinée  à  l'expédition  de  Chine.  Vêtus  de  l'habit  rouge,  mais  jambes 


ClllLLAMBARAM  ET  LES  SEPT  PAGODES.  953 

nues,  portant  au  bout  d*un  bâton  le  shako  et  la  culotte  d^ordonnanee* 
ils  cheminaient  bravement  la  nuit,  sans  redouter  les  voleurs,  qui 
inspirent  aux  Hindous  une  crainte  excessive.  1.es  vols  doivent  être 
assez  fréquens  dans  les  chauderies,  puisque,  d'heure  en  heure,  un 
ichaokidar  (homme  de  police)  fait  sa  ronde  avec  une  cresselle  pour 
avertir  les  dormeurs  que  le  chien  veille  au  repos  de  la  bergerie.  Deux 
espèces  de  mendians  abondent  surtout'  dans  ces  caravanseraîs;  les 
lada-sanyassis  (pénitens  nus],  aux  cheveux  en  désordre,  au  regard 
abruti ,  qui  sont  arrivés,  par  de  honteux  libertinages,  à  amortir  leurs 
passions;  et  les  faquirs,  religieux  musulmans,  qui,  à  la  différence  des 
sanyassis,  adressent  plus  particulièrement  leurs  demandes  d*aumônes 
aux  Européens;  ils  vont  ceux-ci  d'une  pagode  à  un  étang  consacré, 
ceux-là  d'une  mosquée  au  tombeau  d'un  santon,  voyagent  en  toute 
saison ,  et  vivent  de  la  poignée  de  riz  que  leur  accorde  la  charité 
publique.  Ces  êtres  passent  leur  vie  dans  la  plus  complète  indépen- 
dance; comme  les  oiseaux,  ils  trouvent  la  pâture  au  bord  du  chemin; 
comme  eux  aussi,  ils  supportent  la  faim  et  la  soif,  mais  ils  inspirent 
moins  de  pitié  que  de  dégoût;  car  les  prescriptions  les  plus  vulgaires 
de  la  morale  semblent  inconnues  au  musulman  contemplatif,  et  la 
métaphysique  ténébreuse  du  gymnosophiste  hindou  ne  produit  en 
lui  que  le  cynisme  te  plus  révoltant. 

Peu  à  peu  nous  approchons  de  Mahabalipouram;  déjà  se  montrent 
des  rocs  pareils  à  ceux  qui  recèlent  les  sculptures  célèbres;  sur  une 
de  ces  collines  formée  de  grosses  pierres  détachées  les  unes  des  au- 
tres tinte  une  clochette,  et  de  toutes  parts  arrivent,  par  les  sentiers 
poudreux,  du  fond  de  la  plaine,  du  milieu  des  buissons,  des  jeunes 
gens  de  bonne  caste  portant  le  cordon  d'investiture  en  sautoir,  et  sur 
la  poitrine  le  lingam  enfermé  dans  une  petite  botte  d'argent.  Der- 
rière eux,  à  part  et  se  tenant  par  la  main,  marchent  des  jeunes  filles, 
le  front  frotté  de  poudre  de  sandal,  ornées  de  leurs  plus  beaux  bra- 
celets. Sur  leurs  cheveux  noués  avec  soin  brille  aux  derniers  rayons 
du  soleil  la  plaque  d'or;  à  leurs  oreilles,  à  leur  nez  pendent  de  longues 
boucles;  elles  ont  sur  le  front  des  couronnes  de  polyanthusj  et  toutes 
se  taisent,  s'arrêtent  et  baissent  les  yeux  en  apercevant  un  Européen. 
Mais  bientôt  cette  population  empressée  que  la  cloche  semble  faire 
sortir  de  dessous  terre  serpente  au  milieu  des  rochers,  se  groupe  u 
la  suite  d'une  procession,  circule  en  files  interminables  dans  les  an- 
fractuosités  de  la  colline,  où  elle  disparaît  aux  yçux;  puis  les  têtes  se 
laissent  voir  encore  sur  la  cime  de  cette  petite  montagne  d'où  par- 
tent des  chants,  des  bruits  de  tambours  et  de  trompettes,  et  derrière 


9&k  RBVUB  DBS  DEUX  MO^iDES. 

laquelle  se  cache  quelque  pagode  invisible  dont  toute  la  contrée 
célèbre  la  fête. 

La  nuit  tomba  sur  cette  scène  pastorale  assez  seiBblid>le  à  celles  que 
décrit  Tchatour-Bhoudj  Misr  dans  son  Premsâgw  (océan  d*amour  (1)- 
Xt  songeant  à  la  réforme  du  brahmanisme,  dont  cet  ouvrage  est 
rhistoire,  et  qui,  par  ses  tendances  à  un  culte  plus  adouci,  offre  de  si 
singuliers  rapports  avec  le  paganisme  grec,  je  me  mis  à  cheminer 
Ir  pied,  à  la  lueur  des  étoiles,  jusqu'à  un  village  où  je  trouvai  Thos*- 
pitalité  dans  un  mandaba  (reposoir)  soutenu  par  de  lourds  piliers.  J'f 
reposai ,  adossé  aux  plus  obscènes  sculptures ,  en  compagnie  d*una 
vieille  femme  idiote  et  d'une  petite  vache  fort  turbulente ,  q^i  gai- 
lopait  sans  cesse  et  s'en  allait  fréquemment  boire  à  rétaDg«  L'animal 
était  le  dieu  du  parvis ,  la  folle  pouvait  être  quelque  ame  eu  peine 
possédée  d'un  esprit  surnaturel;  les  chauves-souris  énormes  planaieot 
d'un  vol  fantastique  sur  les  eaux  blanches  du  réservoir  entouré  de 
grands  arbres;  quelques  oiseaux  aquatiques  debout  sur  une  patte^ 
pareils  à  des  sentinelles,  se  tenaient  çà  et  là  au  bord  du  bassin;  par- 
fois ils  prenaient  leur  vol  l'un  après  l'autre,  troublés  dans  leur  repoa^ 
par  le  passage  d'un  chien  errant  que  l'obscurité  cachait  à  mes  yeux^ 
puis  retombaient  un  peu  plus  loin  dans  la  même  posture,  dans  la 
même  immobilité.  C'était  une  nuit  magnifique,  qui  invitait  ylu& à- 
marcher  qu'à  dormir;  aussi,,  je  repris  bientôt  ma  route,  impatient 
d'arriver  enfin  à  Mababalipouram. 

L'ensemble  des  monumens  compris  sous  cette  dénominatioa  se 
compose  d'un  groupe  de  sept  rochers  taillés  en  pagodes^  de  deu& 
temples  élevés  au  bord  de  la  mer,  et  d'une  grande  quantité  de 
reposoirs,  de  chapelles  creusés  dans  le  rocher  principal^  aîim  qjoe 
de  figures  sculptées  sur  la  pierre ,  à  ciel  ouvert.  Décrire  tout  celé* 
serait  répéter  eu  partie  ce  qu'ont  dit  Langlès  dans  ses  Momunem^étf^ 
rHindosta»y  et  après  lui  le  docteur  Babington  dans  le  deuxième  vo^ 
lume  des  Transactions  de  la  Société  Asiatique  de  Londres.  Cependant^ 
sans  copier  ses  devanciers,,  chaque  voyageur  a  peutrêtce  le  droit  de 
parler  à^son  tour  et  à  sa  manière  de  ces  ruines  gigantesques,,  scmye- 
nirs  d'un  autre  âge,  de  proposer  au  lecteur  cette  énigme  hiatonqfiie 
dont  le  mot  n'est  pas  trouvé  encore» 

Le  marin  qui  dépend  de  la  brise,  c'est-à-dire  du  présent,  ae  ¥eit 
dans  ces  édifices,!  nommés  par  X^vles  J^^PajMev  Autre  chose  quJ 


CUILLAHBARÀM  ET  LES  SEPT  PAf.ODES.  655 

^nt  He  remarque  utile  à  la  rmvigation;  le  brahmane ,  intéressé  à 
cacher  dans  i^  nuit  des  temps  l*origine  d'un  mystérieux  travail  dont 
la  date  reste  ignorée,  veut  que  toutes  les  grottes  de  la  presqu'île 
aieitt  été  creusées  par  les  Pandous,  demi-dieux  du  Ma*habharata;  il 
existe  parmi  les  Hindous  cinq  à  six  autres  explications  toutes  aussi 
inacceptables  que  celle-ci.  Les  pagodes  ont  leurs  légendes  conser- 
vées par  les  prélres,  rédigées  sous  forme  de  puranas,  des  titres  de 
propriété,  ties  grants  of  landy  gravés  sur  des  plaques  de  cuivre,  por- 
tant d^onation  du  terrain,  le  tout  accompagné  de  dates  ou  au  moins 
du  nom  des  donataires,  princes  et  radjas  connus  dans  Thistoire.  Cest 
à  l'aide  de  ces  documens  et  des  inscriptions  qui  parfois  couvrent  les 
édifices  de  haut  en  bas,  qu'on  a  pu  lever  jusqu'à  un  certain  point  le 
voile  qui  cache  les  siècles  intermédiaires  du  brahmanisme.  Les  caves 
n'ont  que  des  inscriptions  en  caractères  fort  anciens,  très  courtes, 
moins  légendaires  que  sentencieuses;  et.point  de  puranas  locaux,  ni 
de  titres  de  dotation,  car  rien  ne  prouve  q.u'e1les  impliquassent  pos- 
session du  terrain,  puisqu'elles  se  cachaient  sous  le  rocher  (1).  Ces 
monumens  sont  donc  plus  anciens  que  les  autres,  c'est  là  un  fait  in- 
contestable. Cependant,  comme  la  presqu'île  ne  fut  guère  explorée 
Di  surtout  habitée  par  les  Hindous  avant  notre  ère,  on  est  forcé  d'ad- 
mettre que  ces  travaux  peuvent  tout  au  phis  compter  deux  mille  ans 
d'existence;  Ils  appartiennent  à  la  période  romane  de  la  péninsule  et 
au  moyen-âge  du  brahmanisme. 

Arrivé  au\i1lBge,  je  m'étais  installé  sur  la  véranda  d'une  chauderie 
faisant  face  à  la  grande  plate;  je  vis  s'élever  aussitôt  une  rumeur,  un 
^iboroto  parmi  les  brahmanes,  et  leur  chef  vint  me  dire  qu'il  m'était 
impossible  de  camper  au  lieu  réservé  à  ses  collègues,  surtout  un 
jour  de  grande  fête.  Alors  je  priai  \e  pandit  de  m'assigner  un  loge- 
ment, et  il  me  désigna  celui  que  f  eusse  choisi  si  je  l'avais  osé,  un 
temple  souterrain  situé  précisément  entre  le  grand  roc  chargé  de 
sculptures  et  la  chapelle  de  Krichna.  Cette  chapelle,  peut-être  la 
plus  ancienne  de  toutes,  est  remarquable  par  la  naïveté  des  figures^ 
Krichna  debout,- le  bras  tendu,  soutient  le  plafond  de  sa  main  puis- 
sante; autour  de  lui  sont  rangées  les  filles  des  bergers;  des  pâtres 
jouent  de  la  flûte,  d'autres  traient  les  vaches  :  c'est  une  idylle  ^ran- 

(1)  Ainsi,  rinscriplion  en  ancien  tamul,  citée  par  Babington,  et  qui  parie  de 
donation ,  s'applique  à  une  pagode,  et  non  à  une  cave ,  car  généralement  les  tem- 
ples de  ce  dernier  genre  ne  servent  plus  à  la  célébration  des  sacrifices,  bien  que 
les  6gures  dont  ils  hont  remplis  soient  Urées  du  paolbéoa  bindou,  à  de  rares  e»» 
cepUons  prés.* 


CHILLAMBARAM  ET  LES  SEPT  PAGODES.  957 

d*eau;  deux  éléphans  prennent  les  vases  dans  leurs  trompes  et  les 
vident^successivement  sur  les  épaules  de  Dourga.  Qui  sait  si  jadis 
quelque  radja  ne  s*amusa  pas  à  dresser  des  éléphans  à  ce  singulier 
service? 

On  peut  encore  se  figurer  les  brahmanes  tournant  avec  le  soleil 
autour  de  la  montagne  transformée  en  pagode  et  coupée  d*escaliers. 
Pendant  la  chaleur  de  midi,  les  grottes  inférieures  offraient  un  abri 
plein  de  fraîcheur  et  de  mystère;  puis,  à  mesure  que  Tombre  s'allon- 
geait, ils  montaient  de  reposoir  en  reposoir,  adorant  la  divinité  sous 
ses  manifestations  diverses,  jusqu'à  ce  que,  arrivés  à  la  cime,  sous 
le  petit  temple  aujourd'hui  ruiné,  ils  se  plongeassent  dans  le  cin- 
quième élément,  dans  Téther,  qui  est  Brahme,  le  dieu  impersonnel. 
De  là,  ils  entendaient  mugir  la  mer  derrière  les  dunes,  ils  voyaient 
ëtinceler  sur  la  plage  TOcéan,  trésor  et  réceptacle  des  eauxy  digne  de 
respect  et  d'adoration  à  cause  des  milliers  d'êtres  qu'il  renferme;  de 
là,  ils  contemplaient  aussi  les  astres,  dans  lesquels  ils  voulaient  lire 
toutes  les  phases  de  la  vie  humaine,  comme  ils  y  avaient  déchiffré 
heure  par  heure  toutes  celles  des  nuits,  des  saisons  et  des  années  (1)» 
On  devine  que  le  grand  rocher  chargé  de  sculptures  fait  face  à 
Torient;  les  premiers  rayons  du  soleil  frappent  et  animent  cette  scène 
solennelle.  S'ils  n'en  tirent  pas,  comme  de  la  statue  de  Memnon,  uir 
son  harmonieux,  du  moins  ils  l'illuminent  d'une  si  splendide  lumière 
qu'on  prendrait  ce  roc  immobile  pour  le  voile  radieux  et  diaphane 
derrière  lequel  se  cache  un  sanctuaire  invisible. 

Serait-il  déraisonnable  de  penser  que  les  brahmanes,  sortis  de  leur 
pays  par  suite  d'un  exil  volontaire  ou  forcé,  et  se  trouvant  jetés  au 
milieu  d'une  population  hostile  ou  au  moins  rebelle  à  leurs  doctrines, 
se  réfugièrent  d'abord  dans  des  grottes  naturelles  qu'ils  agrandirent, 
dans  lesquelles  ils  sculptèrent  toute  leur  théogonie,  leurs  principales 
légendes,  les  plus  saisissantes  pages  de  leur  histoire,  enseignant 
ainsi  sans  en  avoir  l'air,  parlant  aux  yeux  des  hôtes  qui  les  avaient 
accueillis,  jusqu'à  ce  que,  prenant  sur  la  masse  convertie  à  leurs 
dogmes  l'empire  auquel  ils  aspiraient,  ils  quittassent  ces  cavernes 
pour  édifier  ouvertement  les  temples  magnifiques,  symbole  de  leur 
puissance  incontestée,  de  leur  triomphe  décisif? 

(1)  Les  brahmanes  cultivent  encore  Tastrologie,  qui  est  une  de  leurs  cinq  branches 
d*enseignement;  dans  les  maisons  riches,  ils  sont  appelés  à  la  naissance  d*un  enfant 
pour  tirer  son  horoscope,  qu'ils  présentent  aui  parens  sur  une  large  feuille  de  pa- 
pier contenant  les  calculs,  les  explications  et  les  signes  magiques  employés  as^ 
moyen-àgc  par  les  nécromanciens. 


858  RBVUfi  DBS  DEUX  ]tt)dID£&.. 

A  un  demi-mille  au  nord  du  rocher,  s* élèvent  les  cinq,  pagodaft 
monolythes;  ce  sont  de  monstrueuses  pierres,,  des  masses  de  granit 
dont  trois  représeoteot  des  chars  (rathas)  dans  lesquels  en.  pnmiëaft 
des  idoles  aux  jours  de  fête;  tout  auprès,  on  voit  un  éléphant  et  ua 
lion,  qui  ne  paraissent  pas  entièrement  ternunés»  colossales  ébau- 
ches d'un  ciseau  de  géant.  Ces  monumens,  diffërens  entre  eux  da 
grandeur  et  d'exécution,  présentent,  celui-<;i  un  carré  parFait  à  troift 
étag^s  rentians,  couronnés  d'un  dôme,  celui-là  ua panallélogffamiiie 
aux  aogles  arrondis.  EnGn,  le  plus  singulier  a  I&  fbrmt:  d'uu  tchaityfk 
bouddhique,  ou  d*4uie  chapelle  chrétienne;  le  toit  pointu,  presqa*ea 
ogive ,  encadre  dans  la  Gaçade  principale,  entre  les  déçou^uj^  d£^ 
deux  lignes  de  pendentifs,  un. clocheton  gracieux  am^ufié  sur  une 
rangée  de  petits  portiques  qui  sont  le.  motif  dominant»  partout  re?* 
produit  sur  les  édifices  de  Mahabalipouram..  Ces  rathas^  d'une  accbi-* 
tecture  assez  sévère,  peu  ornés,  sans  autres  figures  que  les  quelque» 
statues  de  divinités  placées  aux  angles  sous  des  espèces  de.  nicbes^ 
ressemblent  &  des  tombeaux;  les  statues  elles-mêmes  ont  des  moa-^ 
vemens  calmes;. leurs  poses  sont  nobles  et.  sérieuses;  elles  n'ont  rjesi 
d^extr^vagant,  excepté  les  quatre  bras,  dont  deux  doivent  mani- 
fester la  divinité  par  les  attributs»  et  les  deux  autr-es  déterminer  Ibi 
pensée  par  le  geste..  L'une  d'elles,  où  l'on  reconnaît  KrÂcbnaià  cause, 
du  taureau,  qui  l'accompagne ,  porte  sur  la  tête  un  turban  posé  en. 
arrière  et  surmonté  du  croissant.  On  conçoit  que  le  temps  n'a  altéré 
en  rien  ces  monumens,  rochers  pleins,  taillés  seulement  à  la  sucfiicek 
Dans  la  plaine  de  sable  qui  les  entoure ,.  on  ne  voit  aucune  cabane, 
mais  le  vent  y  a  semé  de  beaux  palmiers  dont  les  grandes  feuilles, 
forment  un  pacasol  toujours  étendu  sur  la  tête  du  voyageur  que  la. 
curiosité  attire  vers  ce  groupe  de  temples  inachevés» 

Maintenant^  dirigeons-nous  sur  (e  bord  de  la.  mer,  et  après  avoir 
dépassé  des  rocs  jadLs  vénérés,  sur  les  contours  desqjuels  la  supers-^ 
tition  antique  avait  cru  voir  tracées  des  figures  de  bœuf»  de  cheval» 
de  fantastiques  divinités,  nous  arriverons  aux  deux  pagodes  envahies 
par  les  flots  à  marée  haute.  Là^  le  silence  est  d'autant  plus  solennel 
qu'on  a  devant  soi  l'immensité  des  vagues.  Les^deux  pagodes,  assises 
sur  une  large  base,  construites  de  grandes  pierres,  se  terminent  par 
des  aiguilles  élancées  comme  celles  des  minarets;  de  curieux  bas- 
reliefs  sont  sculptée  de  chaque  côté  des  couloir^:qM4  cègp wt<  atti  res- 
de-chaussiôâ;.  mais  1&  oke^  dans-  des^  eoi^M^^^  dft^  v^nt»  ^  BOMteisé  lûn 
muraille  du  fond  ^  scné^  é»  raine»  les  abords  du-  tempie^  Sur  ces: 
d^is  épiMrs  on  retrouve  des*  fhagnrrens  plus  ou  moins  entiers;  te  phis 


j 


CHILLAHm/TRitM  ET  IBS  SEPT  PAGODES.  959 

complet  représente  un  ascète  instruisant  ses  discii^les  :' l'un  d'eux, 
à  moitié  convaincu,  se  mord  les  doigts  dans  I*attitude  de  la  plus  pro- 
fonde attention.  En  avant  de  l'entrée,  à  quelques  pas  dans  la  mer, 
on  aperçoit  un  pilier  ou  stambha,  qui  ferait  croire,  par  sa  position, 
que  les  eaux  tendent  peu  à  peu  à  s'avancer  sur  le  rivage;  conjecture 
que  corroborerait  aussi  l'état  de  délabrement  des  deux  édifices  minés 
sourdement  par  la  vague.  Les  brahmanes  parlent  d'un  déluge  qui 
aurait  jadis  détruit  une  grande  ville  bâtie  entre  le  rocher  de  Maha- 
balipouram  et  cette  plage  menacée.  On  ne  trouve  aucun  vestige  de 
cette  prétendue  cité.  Ces  prêtres,  premiers  nés  de  la  création, 
aiment  à  reculer  toute  chose  dans  les  nuages  d'un  passé  merveU-  " 
leux,  à  mettre  derrière  ce  qui  existe  un  autre  monde,  avec  lequel 
Ils  puissent  partager  les  honneurs  d'une  antiquité  presque  divine. 

Or,  si  tous  les  temples  dont  nous  venons  de  parler  ont  cessé  de 
servir  au  culte,  il  en  existe  un  fort  passable  au  milieu  du  village,  et 
c'est  là  que  se  préparait  la  fête  annoncée.  La  plus  belle  partie  de 
l'édifice  est  un  reposoir  supporté  par  quatre  colonnes  sveltes  et  dé- 
gagées, hautes  de  vingt-six  pieds  et  faites  d'une  seule  pierre.  Au 
moment  où  je  quittai  le  bord  de  la  mer,  la  lune  se  leva  pleine  et 
rouge,  comme  un  bouclier  sortant  de  sa  fournaise,  derrière  les  deux 
pagodes  solitaires;  de  petits  downis  (bateaux  de  la  côte),  en  atten- 
dant la  brise  de  terre,  vinrent  jeter  l'ancre  le  plus  près  possible  de 
cette  plage  sacrée.  Les  brahmanes  remontaient  les  marches  du  ma- 
gnifique étang  creusé  dans  le  milieu  deVagraharam;  leurs  femmes 
et  leurs  filles,  après  avoir  frotté  de  fiente  de  vache  le  sol  des  maisons, 
traçaient  devant  les  portes,  avec  de  la  craie,  le  disque  et  la  conque 
deVichnou.  Des  flambeaux  brillaient  dans  la  pagode;  ceux  qui  avaient 
dormi  tout  le  jour  commençaient  les  cérémonies  nocturnes,  et  moi, 
fatigué  de  mes  courses,  je  retournai  dans  ma  grotte,  ôhaude  comme 
une  étuve,  pour  essayer  de  prendre  un  peu  de  repos. 

Trois  beaux  piliers,  soutenus  par  des  lions,  formaient  le  péristyle 
de  mon  petit  palais.  Je  m'y  endormis  bientôt,  en  rêvant  à  ceux  qui 
l'avaient  creusé,  il  y  a  deux  niille  ans^  à  une  époque  où  l'Europe 
entière  était  aussi  païenne  que  la  presqu'île  de  l'Inde,  où  les  druides 
auraient  sans  doute  immolé  sur  un  dolmen  l'étranger  que  le  hasard 
eût  amené  au  milieu  de  leurs  fêtes.  Vers  minuit,  je  fus  réveillé  par 
l'éclat  strident  d'une  trompette;  je  courus  m'accouder,  avec  quelques 
gens  de  basse  caste,  sur  la  muraille  extérieure  de  la  pagode.  Les  fleurs 
du  poudja  (sacrifice),  jetées  en  cet  endroit  depuis  bien  des  années, 
formaient  un  monceau  qui  atteignait  la  hauteur  du  mur  d*ienceinte. 


"9G0  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  lune  avait  monté  et  dominait  rintérieiir  de  la  cour»  Fillaminant 
comme  un  globe  de  cristal;  une  musique  infernale  retentissait  autour 
de  ridole,  devant  laquelle  brillaient  autant  de  lampes  qu'il  étincelait 
d'étoiles  autour  de  Tastre  aux  blancs  rayons.  Au  son  des  tambours, 
fies  cymbales,  des  trompes,  s'agitait  avec  une  joie  bruyante  la  troupe 
des  dévots,  qui  se  promenaient  autour  de  la  statue,  lui  versaient  du 
lait  sur  la  tête ,  et  se  prosternaient  à  diverses  reprises  pleins  d'un 
saint  enthousiasme;  car  «c  celui  qui  ce  jour-là  entend  le  son  des 
instrumens  qui  retentissent  en  Thonneur  de  Vicbnou,  sans  en  être 
charmé,  est  comparable  à  un  chien  devant  qui  on  joue  du  vinou  (de 
la  flûte};  celui  qui,  sans  désapprouver  une  pareille  solennité,  n'y 
prend  aucune  part  et  s'occupe  d'autre  chose,  sera  puni  de  son  indif- 
férence en  renaissant,  dans  une  autre  vie,  sous  la  forme  d'un  coq.  » 
Je  me  sentais  à  l'abri  d'une  pareille  menace,  car  j'ouvrais  de 
grands  yeux,  comme  cela  arrive  à  qui  s'éveille  la  nuit  en  (ace  d'une 
éblouissante  clarté,  et  je  prenais  à  la  fête  la  part  active  du  curieui. 
Bientôt  un  éclatant /otimA  de  tous  les  instrumens  à  la  fois  ébranla 
les  murailles;  tout  le  cortège  des  brahmanes,  des  musiciens,  des  baya- 
déres,  partit  précédé  de  torches  qui  vomissaient  un  tourbillon  d'étin- 
celles; de  peuple,  il  n'y  en  avait  pas,  car  ce  village  de  Mahaba- 
lipouram  n'est  qu'un  monastère,  une  communauté  de  desservans. 
J^  procession  déGla  devant  moi;  huit  porteurs  soutenaient  sur  leurs 
épaules  une  idole  assise  sous  un  palanquin  aux  franges  enfumées, 
couverte  dornemens  plus  ou  moins  précieux,  rayonnante  au  aiilicu 
<Ies  lumières.  Les  porteurs  trottaient;  les  brahmanes,  bien  frottés 
(l'huile  de  coco,  le  dos  nu  et  brillant,  semblaient  courir  aussi  con- 
sciencieusement que  s'ils  eussent  été  entraînés  avec  une  force  irré- 
sistible par  cette  idole  qui  les  dominait;  les  danseuses  accompagnaient 
la  divinité,  à  laquelle  elles  se  vouent  dans  la  personne  des  prêtres, 
chantant  des  hymnes  fort  libres,  que  l'on  devinait  à  la  vivacité  un 
peu  déréglée  de  leurs  mouvemens.  Tout  cela  passa  si  vile,  cette 
marche  d'un  reposoir  &  l'autre  fut  si  précipitée,  que  les  torches, 
subitement  disparues,  laissèrent  dans  les  plus  épaisses  ténèbres  cette 
partie  de  la  colline  non  encore  éclairée  par  la  lune.  Et  si  j'avais  eu> 
je  ne  dis  pas  la  foi  d'un  Hindou,  mais  seulement  l'imagination  d'un 
poète,  j'aurais  pu  voir  dans  les  grottes  successivement  illuminées 
s'agiter  les  fantastiques  images,  les  statues  de  pierre  s'éveiller  et  ré- 
pondre au  regard  que  lançait  l'idole  de  sa  prunelle  d'argent,  le  rocher, 
avec  tout  son  monde  de  gazelles,  de  lions,  d'éléphans  et  de  héros, 
IVémir  au  passage  du  cortège. 


i 


CHILLAMBARAM  ST  LES  SEPT  PAGODES.  961 

Après  avoir  stationné  dans  les  quatre  chapelles  bâties  aux  quatre 
coins  du  village,  la  statue  vénérée  rentra  dans  son  sanctuaire;  les 
flambeaux  s'éteignirent  dans  un  nuage  d'une  blanche  fumée  roulant 
encore  quelques  éclairs  bleuâtres;  les  trompettes  jetèrent  une  der- 
nière note  déchirante  à  laquelle  répondirent  les  échos  de  la  colline^ 
conune  si  les  divinités  de  granit  >  du  fond  de  leurs  grottes ,  eussent 
salué  leur  compagne  par  un  cri  d'adieu. 

Ainsi  il  dure  encore,  ce  vieux  culte,  frère  du  paganisme  grec  et  de 
la  sombre  philosophie  égyptienne;  il  a  vu  le  temple  de  Delphes  perdre 
ses  oracles,  les  cent  portes  de  Thèbes  crouler  une  à  une,  les  sphinx 
s'ensevelir  sous  les  sables  du  désert,  le  feu  sacré  des  Mages  près  de 
s'éteindre,  et  chassé  de  son  parvis,  lui  demandant  un  asile.  Rongé  au 
cœur  durant  des  siècles  par  la  réforme  bouddhique,,  qui  attaquait 
corps  à  corps  les  privilèges  de  la  caste  sacerdotale,  miné  par  les  vingt 
sectes  des  djaïnas,  frappé  au  front  par  le  glaive  de  l'islam,  combattu 
sur  tous  les  points  par  les  euseignemens  féconds  du  christianisme,  le 
géant  brahmanique  est  encore  debout.  Pareille  au  flguier  saint  qui 
d'arbre  devient  forêt,  cette  religion  vivace  a  couvert  de  ses  rameaux 
changés  en  racines  l'Inde  entière,  du  Gange  k  l'Indus,  de  Ceylan  i\ 
ruhnalaya.  Isolée  de  tout  pouvoir  séculier,  indifiérenle  à  la  chute 
des  empires,  au  lieu  d'un  pontife  souverain,  elle  compte  cent  mille 
prêtres  tout  puissans  dans  le  monde  des  dieux  et  dans  le  monde  d^s 
hommes.  Cependant,  à  mesure  que  les  communications  trop  multi- 
pliées avec  l'Europe  répandront  parmi  le  peuple  hindou  le  doute  ste~ 
rile  ou  une  autre  croyance  qui  étouffera  le  brahmanisme,  cette  grande 
machine  fonctionnera  de  plus  en  plus  à  vide,  les  Gdèles  manqueront 
au  prêtre;  resté  seul  dans  ses  temples  déserts,  en  face  de  ses  dieux 
difformes  et  menaçans,  le  brahmane  compulsera  en  vain  les  livres  qui 
lui  accordent  un  passé  idéal  et  un  avenir  sans  fin.  S'il  s'avoue  vaincu, 
il  déchirera  ces  pages  et  jettera  au  front  de  ses  idoles  de  la  poussière 
au  lieu  de  parfums;  peut-être  aussi ,  trop  fler  pour  rentrer  au  mi- 
lieu des  castes  méprisées ,  pour  condescendre  à  redevenir  homme, 
ira-t-il  au  fond  de  ces  grottes  cacher  sa  honte  et  sa  douleur,  comme 
les  vieux  lions  qui  se  retirent  pour  mourir  dans  les  cavernes  où  ils 
sont  nés.  Et  quand  l'empire  chinois,  déjà  entamé,  livrant  ses  ports 
et  ses  fleuves  aux  vaisseaux  de  TOccident,  sera  forcé  d'abdiquer  son 
antique  souveraineté,  quand  le  Fils  du  Ciel,  pontife  suprême,  cessera 
d'offrir  les  sacrifices  à  la  Terre,  que  restera-t-il  du  vieux  monde? 

Les  sept  pagodes  et  l'amas  de  monumens  que  nous  avons  essayé 
de  décrire  sont  parfaitement  isolés  de  la  contrée  environnante  par 


nt=>BBBBa=^ss^sss^saass=9S9KHr 


DE  LA  POÉSIE 


ms 


M.  DE  LAMENNAIS. 


AMSCMAaPAHB»  C«  BjimVA&BA 


c  Le  ¥Fai  poète  saril  tout,  a  dil  Novali6>  c'esttun^  umvers  en  petit,  ir 
Mais  alors  si  le  poète  sait  tout,  c'est  donc  le  poète  qfri  sera  le  vrar 
philosophe?  Au  lieu  de  Tinterrompre,  laissons  I^vali9  compléter  sa* 
pensée  :  «  La  poésie  est  le  héros  de  la  philosophie..  La  philosophie 
élève  la  poé»e  au  principe  des^choses;  elle  nou»  apprend  à  connaître 
la  yelfiup  de  la  poésie..  La  philosophie  est  la  théorie  de  Ih  poésie;  eUe 
nous-  montre  ce  qu*est  la  poésie;  eHe  nous  mon^e  que  Ih  poésie  est^ 
IfUAÎÉè'ei.KuBivfirsalitô  de^ehoaes*  »^  A»  foMl«  de  ee»^  parelei»;  i4*y  af^ 
la  vérité. 

L'esprit  de  Thomme  aspire  naturellement  à  créer.  L*homroe  aii* 
milieu  de  la  nature  non  seul  ;ment  iVHsofuie  pear  M  défeadve  contre 


DE  LA  POÉSIE  DE  M.  DIS  LAMENNAIS.  965 

Néanmoins,  dans  Thistoire  des  grandes  littératures,  on  rencontre 
le  témoignage  de  cette  alliance  :  il  n'en  saurait  être  autrement. 
Puisque  dans  le  développement  primitif  et  fondamental  de  Tesprit 
humain  la  poésie  et  la  philosophie  se  trouvaient  confondues,  il  était 
inévitable  que  les  monumens  écrits  portassent  à  tontes  les  époques 
l'empreinte  plus  ou  moins  profonde  de  cette  union.  Ce  n'est  pas  seu- 
lement dans  les  temps  reculés  où  la  pensée  humaine  s'agite  avec 
une  confusion  puissante,  qu'on  reconnaît  cette  alliance  que  nous 
signalons  :  on  la  retrouve  encore  quand  la  division  du  travail  Intel* 
lectuel  a  profondément  séparé  les  genres.  Alors,  dans  leur  manière 
de  rendre  leurs  pensées,  les  philosophes  rappellent  les  poètes  de  leur 
nation,  et  de  son  côté  la  poésie  a  non  pas  dans  ses  couleurs,  mais 
dans  sa  structure,  quelque  chose  qu'elle  doit  à  la  métaphysique  qui 
s'est  développée  à  côté  d'elle.  Comment  comprendre  le  génie  de 
Platon  sans  Sophocle  et  Aristophane?  Dans  Yico,  on  sent  parfois  res- 
pirer Alighieri,  et  Descartes  et  Corneille  ont  entre  eux  des  traits  de 
ressemblance.  En  Allemagne,  Schilfer  et  Fichte  sont  frères;  qui  niera 
les  analogies  de  la  poésie  de  Goethe  avec  la  métaphysique  de  Schel- 
ling  et  de  Hegel? 

Voilà  des  rapports  légitimes  et  purs  entre  les  poètes  et  les  philo- 
sophes, parce  qu'ils  résultent  de  la  nature  des  choses.  Mais  les  re- 
connaîtrons-nous, ces  rapports  féconds  et  vrais,  dans  ces  œuvres  où 
les  formes  et  les  couleurs  d'une  poésie  prétentieuse  servent  d'enlu- 
minure à  de  fausses  abstractions?  Qu'un  philosophe  à  la  recherche 
de  la  vérité  s'échauffe,  et  qu'en  parlant  de  Dieu,  de  la  nature  et  de 
l'homme,  il  rencontre  sans  les  avoir  cherchées  les  inspirations  d'une 
poésie  grande  et  simple;  de  son  côté,  que  le  poète,  par  un  rare  pri- 
vilège, arrive  de  plein  saut  à  la  profondeur  philosophique,  et  que 
nous  lui  devions  non-seulement  de  splendides  images,  mais  de  puis- 
santes pensées,  à  coup  sûr  cet  empiétement  réciproque  est  pour  le 
lecteur  une  source  de  nobles  jouissances.  A  la  suite  du  philosophe, 
on  ne  cherchait  que  le  vrai;  on  se  trouve  tout  à  coup  en  face  du 
beau  :  nous  ne  demandions  au  poète  que  des  tableaux  attrayans,  et 
il  y  mêle  sur  le  fond  des  choses  des  révélations  imprévues.  Nous 
sommes  là  dans  les  hautes  régions  de  l'art  et  du  génie.  Mais  il  nous 
en  faut  descendre  pour  étudier  le  procédé  de  quelques  écrivains  de 
nos  jours  qui  ont  l'ambition  défaire  de  l'art ,  de  se  montrer  poètes 
dans  rintérét  de  ce  qu1ls  appellent  leurs  idées.  Voici  comment  les 
choses  se  passent  :  on  a  dans  l'esprit  quelques  principes  erronés, 
dans  le  cœur  certaines  passions  violentes  dont  on  voudrait  répandre 

TOUfi  K  63 


Qfifi  B&VUS  DBS  UEUX  MéXtOOS.. 

autour  de  soi  la  contagion ;aiorsoacberche.  avec  labeur  des  foroies 
flytj[qp<>llfi,s  oa.atti:ibue  la  puissapca  dei  iwDdre  poi^ulalres  les  sentir* 
nen&doQt  ou  est  tourmenté*  Dans  cve.  pénible  effort  ^.Tartiste  se  mat 
au  service^  sous  le  jpug  da  dëmago^pae.  Ces  j^réoccupations  £ana-* 
tUyies  eofantei^  des  œuvres,  ambitieuses  et.  médioercS:,  sans  bar-^ 
monie^.  sans  unités  sons  poésie  :  on  y  voit,  l-écrivaia*.  le  romancier, 
tout  sacrifier  à  la  prédication  de  meosongpùres,  et  subversives  pen- 
sées«  L'action  qu'ils  déroulent,  les  personnages  qju'ils  mattent  en 
scène,,  les  mœurs  qu'ils  leur  attribuent  «.tout.  est.  subordonnée  kt 
thèse  dont  ils  poursuivent  la  démons tratioasecvjle.  Le  fond  outrage 
la  raison,  et  les  défectuosités  de  la  forme  offensent  douloureusemeiA 
le  goût^  L'art  a  des  lois  qu'on  n'enfreint  pas  impunément,  et  lea 
téméraires  qui  les  ont  méconnues  se  trouvent  n'avoir  abouti  qu*à«se 
mettre  eu^L-méraes  en  dehors  des  conditions  du  vrai  et  du  beau. 

Ces  réflexions  qu'à  plusieurs  reprises  certaines-  coa;ipo6itions  cayn^ 
temporaines,  surtout  dans  ces  dernières  années^  sont  venue»éveilk£ 
dans  notre  espj»t,.pourqu€^  Eaulril  qjie.nousy,  soy^oos  ramenés  pas 
le  poème  en  prose  q^e  publie  aujourd'hui  M.  da  Lamennais?  Noiui 
éprouvons  quelque  embarras,  nous  ne  le  cacherons  pas^  à  pai^en  da 
cette  production  étrange  :  il  est  pénible  d'avoir  à  signaler  ks  abmra- 
tiens  du  talent  Cependant,  devant  cette  publicatioa  nowelle^  la 
critique  philosophique  et  littéraire  ne  saurait  rester  muette.  Après 
l'exposition  didactiqjiie  de  ce  qu'il  nomme  sa  philosophie,  M.,  de  La^* 
menoais  nous  livre  une  œuvre  d'imagjUiatioo;.  il  a.  voula  se  foise 
poète,  il  a  voulu,  donnes  auK  idées  qui.lulsont  chècescuneaxpresaioa 
assez  retentissanibe  pour  être  entendue  de  tous.  U  faut  bien  apprè-* 
cier  ce  qui  s'annonce  avec  une.  pareille  ambition^  Seulement^  soua 
notre  plume»  la  critique slattaol^ra  à  se  montrer  aussi  calme  et  auaaî 
mesurée  que  le.  livre  dont  nous  devons  l'examen  à  nos  lecteurs  est 
violent  et  désordonné..  M.  de  Lamennais  a.dcs  cidomnies^et  des  is^ 
jures  pour  toutes-  les  institutions  de  sou:  pays,  pour  la  plupart  des 
hommes  éminens  de  son  époque  :  néanmoins  notre  critiq^ie  n'a  paa 
le  dessein. d'exercer  contre  lui  de  sanglantes,  représailles;  nous  qq 
voulons  qiie  le  iu^r,  et.souvent  même  nous  ne  pourrons  nous  eain 
pécher  de  le  plaindre*  En  effet,  comment  se  défendre  d'une  amëre^ 
douleur  en  voyant  une  haute  intelligence  se  rabaisser  eUe?méne  pyui 
les  haines  furieuses  et  les.foUes  chimères;  douLelle.  est  daKeoaa.l» 
proie? 

Quand,  il  y  a  neuf  ans,, M.  de  Lamennais  publia  le&Paxolet^d^utk 
Croyant,,  il  était  encore  dirétien.  C'était  de  lame  d!un  piètre, pn^ 


DE  LAvyoAsns  m.m.'wm  immkinais.  tm 

fessant  eneopet  une  foi  vive  dam» Ja  dtvine'rèvSMioii  4q  <]hrist  qiie 
partait  un  €ri<d*aiMiihème  coalre  lestpuisaanoisidé^a'^erre.fr.'lle  La- 
mennais iRvoquait')e>non  do  Père,  du-^Ftis  et ilif "Saint-Esprit  :  il  ré- 
pétait avec  saiat  Jean  ^^œ  le  Verbea^éèait  Vait  ebaîr,  qall  était  venu 
dans  le  mande  etqnele  mondeinel'^aitf pas  «onno^'^t  ses  dernières 
paroles  montraient  è  iaffin  des 'temps  la  nature  langnis^ante  et  ma- 
lade tout-fa-fi»it  transfigurée, Aparcequ*mie>^atte  du  sang  de  Vagneau 
tombait  sur  elle.  Ce  mélange  de  mystioisme  dirétien  et  d*extréme 
démocratie  produisit  une  impression  profonde  :  il  attira  Tattention 
de  la  foule,  celle  des.  hommes  politiques  et  des'philosophes.  Il  sem- 
blait qu'avec  ce  prétrei*autorité  de  la  religion  passait  e^le-méme  du 
côté  des  principes  et  des  passions  révolutionnaires  :  devant  un  fait 
pareil  toutes  les  autres  considérations  disparaissaient.  On  ne  s'arrêta 
guère  à  examiner  le  mérite  intrinsèque  et  la' valeur  littéraire  des  Pa- 
roles d'un  Croyant,  La  signification  de  TcBUvre  était  tOttt  entière 
dans  le  caractère  de  son  auteur  etdans  le  parti  qu'il  éprenait.  D'ail- 
leurs, pour  le  succès  de  ce  chant  biblique,  le  temps  était  favorable  : 
il  y  avait  alors  dans  l'atmosphère  je  ne  sais  quoi  de  brûlant  et  de 
fiévreux.  La  société  qu'avait  remuée  à  fond  la  commotion  de  1830 
semblait  encore  tourmentée  par  l'attente  d'autres  monvemens.  Ainsi 
on  voit  parfois  dans  la  nature  les  derniers  et*  sourds  murmures  d'un 
orage  expirant  se  mêler  aux  bruits  avant-coureurs  de  tempêtes  nou- 
velles. 

Les  Paroles  d'un  Croyant  furent  l'apogée  du  christianisme  de 
M.  de  Lamennais.  Chose  étrangel  C'est  à  partir  de  la ^blication  de 
ce  petit  livre  où  l'exaltation  révolutionnaire  se  mettait  *sous  la  con- 
sécration de  PÉvangile,  que  successivement  tous  les  sentimens  chré- 
tiens de  M.  de  Lamennais  s'évanouirent;  il  s'en  détacha  eomme  d'un 
vêtement  importun  et  passé  de  mode,  hè  Livre' du  Peuple^  en  i938f 
nous  montra  bien  encore  M.  de  Lamennais  ^saluant  dans  le  Christ  le 
législateur  suprême  et  dernier  de  l'humanité;  mais  il  donnait  à  sa  loi 
une  interprétation  qui  n'était  celle  ni  du  catholicisme,  ni  du  protes- 
tantisme; il  demandait  à  la  religion  chrétienne  le  bonheur  matériel  et 
terrestre,al  y  voyait  surtout  un  moyen  d'arriver  à  la  souveraineté  et 
à  la  félicité  du  peuple.  L'auteur  de  \ Essai  sur  V Indifférence  s^égarait 
alors  dans  une  sorte  de  néo-christianisme  bien  fait  pour  jeter  ses 
lecteurs  en  *  d'étranges  perplexités.  Il  voulut  enfin,  ^vVEsquisse 
d'une  Philosophie  y  entrer  dans  une  voie  toute  nouvelle.  Ce  fut  un 
assez  piquant  spectacle  pour  les  philosophes  de  voir  l'honmie  qui 
avait  prodigué  tant  d'injures  ft  la  raison  et  à  Descartes,  demander  la 

62. 


968  AKVra  DBS  DBUX  MOUDBS. 

coDstruetion  d'an  syrtème  au  travail  de  la  pensée  individadlel  II  est 
vrai  que,  dans  cette  transfonDation,  on  retrouve  eneore  les  traces  du 
vieil  homnie;  une  portion  considérable  du  premier  votume»  qai  pré- 
sente une  explication  philosophique  de  la  Trinité»  a  été  visiblement, 
conçue  et  en  partie  écrite  quand  l'auteur  appartenait  encore  à  la  foi 
catholique;  on  s'en  aperçoit  même  à  travers  les  variantes  néo-plato- 
niciennes à  Taide  desquelles  M.  de  Lamennais  a  remanié  sa  théorie. 
Mais  en  avançant  Tauteor  finit  par  se  prononcer  tout*à--fliit  :  il  nie 
le  péché  originel,  il  nie  les  miracles»  il  nie  la  divinité  do  christia- 
nisme. L Esquisse  d'nne  Philosophie,  nulle  comme  édification  d'idées 
positives,  est  remarquable  comme  œuvre  de  destruction;  quand 
on  en  a  terminé  la  lecture»  on  est  presque  effrayé  par  le  nombre 
des  négations  que  l'écrivain  a  accumulées  dans  son  livre;  c'est  un 
amas  de  ruines*  Quelque  temps  après,  M.  de  Lamennais,  dans  ses 
Discussions  Critiques,  prît  soin  pour  ainsi  dire  de  donner  lui-même 
le  commentaire  de  sa  métaphysique  aux  moins  clairvoyans.  Ce  re- 
cueil de  quelques  pensées  détachées  contient  sur  le  christianisme 
les  paroles  les  plus  outrageantes  et  les  plus  amëres  :  M.  de  Lamennais 
en  accuse  les  sombres  et  sinistres  doctrines  d'être  pleines  d'absolues 
contradictions;  et  il  leur  reproche  de  faire  du  monde  présent  comme 
le  vestibule  de  l'enfer.  Suivant  lui,  le  christianisme  n'est  plus  pour  le 
clergé  autre  chose  qu'une  forme  et  qu'un  intérêt,  et  il  voit  les  catho-' 
liques,  en  se  rencontrant  dans  les  sentiers  déserts  du  vieux  monde, 
n'ayant  rien  à  se  dire  que  ce  mot  des  trappistes:  Frères,  il  faut 
mourir.  Ainsi  s'est  accompli,  dans  M.  de  Lamennais,  le  détachement 
le  plus  entier  d'avec  l'antique  foi  dont  il  fut  le  ministre;  enfin  tout  a 
disparu,  et  dans  cette  ame  il  n'y  a  plus  qu'un  vide  immense. 

Cependant  aujourd'hui  M.  de  Lamennais  veut  chanter  :  que  nous 
dira-t-il?  Je  le  vois  qui  s'éloigne  avec  une  sorte  de  précipitation  con- 
yulsive  des  autels  du  Christ;  en  apercevant  la  croix,  il  a  détourné  la 
tête;  il  cherche  aujourd'hui  d'autres  dieux.  Il  promène  ses  regards 
sur  les  symboles  et  les  images  de  toutes  les  religions  qui  ont  passé 
sur  le  monde;  il  y  cherche  une  expression,  une  forme  poétique  dont 
il  puisse  s'accommoder  :  tout  lui  conviendra,  hormis  ce  qui  pourrait 
rappeler  l'idéal  chrétien.  Son  choix  s'est  arrêté  sur  le  magisme.  Oi| 
nignore  pas  que  dans  l'antique  religion  des  Perses,  dont  Zoroastre 
fut  plutôt  le  réformateur  que  le  fondateur,  il  y  avait  un  empire  de  la 
lumière  dans  lequel  régnait  Ormuzd,  et  un  empire  des  ténèbres  dont 
Ahriman  était  le  souverain.  Le  Zendavesta  nous  montre  autour  du 
trône  d*Ormuzd  sept  amschaspands  ou  princes  de  la  lumière,  auxquels 


DB  LA  POÉSIB  DE  M.  DB  LAMBNNAIS.  969 

obéissent  de  bons  génies»  lesjseds.  Le  terrible  trône  d'Ahriman  esl 
aussi  environné  de  sept  princes  des  ténèbres,  detos  ou  daroands,  qui 
ont  pour  satellites  et  pour  serviteurs  une  foule  de  mauvais  génies. 
Voilà  le  fond  assez  peu  nouveau  que  M.  de  Lamennais  s'est  imaginé 
d  exploiter.  U  suppose  qu*è  certaines  époques  Ormuzd  et  AhrÛBan 
envoient  des  amschaspands  et  des  darvands  parcourir  les  mondes 
dont  se  compose  Tunivers.  Ce  sont  des  espèces  de  mi$si  dominiei, 
de  hauts  commissaires  chargés  de  constater  si  les  petits  anges  et  les 
petits  diables  répandus  sur  toute  la  surface  du  globe  font  bien  leur 
devoir.  Or  nos  voyageurs  écrivent  à  ceux  de  leurs  amis  arnschaspands 
et  darvands  qui  sont  restés  au  logis,  auprès  d'Ormuzd  et  d'Ahriman. 
C'est  cette  correspondance  dont  M.  de  Lamennais  a  pu  se  proeurer 
quelque  chose.  Un  vieux  mage,  mort  depuis  quelque  temps  à  peine, 
en  a  laissé  quelques  feuilles  que  publie  aujourd'hui  M.  de  Lamennais; 
ce  sont  de  ces  services  qu'on  se  rend  entre  confrères^  Par  un  liasard 
heureux,  les  Cragmens  de  correspondance  qu'on  nous  livre  ont  trait 
à  ce  qui  se  passe  sur  notre  planète.  Nos  amschaspands  et  nos  dar- 
vands ne  s'occupent  ni  du  soleil,  ni  de  la  lune,  ni  de  Saturne,  ni  de 
Jupiter,  mais  de  nous  autres  humains,  et  surtout  de  nous  autres  Fran- 
çais. Us  assistent  de  fort  près  au  spectacle  de  nos  institutions  et  de  nos 
mœurs,  ils  connaissent  nos  hommes  politiques,  ils  fréquenteni  la 
chambre  des  députés  et  la  chambre  des  pairs.  Ormuzd  et  Abrimao 
arrivent  ainsi  à  apprendre  dans  le  dernier  détail  ce  qui  se  passe  dans 
la  France  de  1830  et  à  la  cour  du  roi  l»uis-Philippe. 

Comment  ne  pas  admirer  une  pareille  conception?  Admirons  aussi 
les  avantages  qu'y  trouve  l'auteur.  Il  a  à  sa  disposition  le  génie  da 
bien  et  le  génie  du  mal ,  l'empire  des  ténèbres  et  le  royaume  de  la 
lumière.  Tous  ceux  qui  ne  partagent  pas  les  idées  et  les  passions  de 
M.  de  Lamennais  doivent  trembler,  car  ils  sont,  sans  rémission  et 
sans  pitié,  adjugés  à  Ahriman.  Vous  avez  des  opinions  modérées, 
vous  respectez  la  constitution  de  votre  pays,  vous  serves  l'état  dans 
l'administration  ou  dans  la  magistrature,  vous  siégez  dans  les  chan* 
bres,  vous  êtes  industriel,  propriétaire,  électeur:  je  vous  plains,  car, 
à  votre  insu,  vous  appartenez  à  l'empire  des  ténèbres,  vous  êtes 
l'homme-lige  des  pervers  envoyés  d' Ahriman,  des  darvands;  Bs  Iuk 
bitent  en  vous,  et,  par  une  transformation  épouvantable,  vous  de- 
venez darvands  vousHnémes,  archi-darvands.  Mais  si  la  société  a  des 
enfans  révoltés,  corrompus,  vioiens,  pour  qui  les  institutions  et  les 
lois  soient  un  joug  odieux,  et  qui,  poussés  par  de  sombres  fureurs, 
se  précipitent  dans  tous  les  extrêmes  de  la  licence  et  du  crime»  ohl 


ifllMtade  fOmmâi  et  de  «es  mmKlhaspmlk,  qoi  les  iuspiicul  et 
le»  dirigent;  enSn  déjà  for  h  terreib  deneoneet  jusqu'à  on  certni 
poM  «Mehaspends  eia-nèiiies.  yeilfc  des  catégories  dont  3  %iit 
Men  recomiattre  h  largeur  et  la  shnpIicHé.  D'un  seul  eeop,  iior  cette 
grande  ré|»fftition ,  M.  de  Lanwennais  a  fSrit  jnstke  de  toot  le  monde; 
il  a  mis  -h  sn  droite  les  bons,  impereepliUe  minorité;  il  a  rangé  à  sn 
f(Boelie  les  médians,  fna|orité  immense,  et  il  les  enroie  Ini-méme 
anif  ant  leommèrites,  a?ec  rantorité  d'on  rrai  mage,  dans  le  rôyanme 
des  ténèbres  oo  dans  l'empire  de  la  hnnière. 

En  faotnl  davantage  ponr  reconnaître  dans  quel  déplorable  dés- 
or4re  est  tombé  f  eqnrit  de  M.  de  Lamennais?  Délaissé  par  ses 
créances  anciennes,  dans  la  dooloarense  impoissance  d*en  troorer 
ponr  hii  et  ponr  les  antres  de  nonrelles,  sans  direction ,  sans  himière, 
M.  de  Lamennais  a  cherché  an  hasard  an  cadre  ou  il  pût  jeter  pèle- 
mêle  tontes  les  pensées  discordantes  dont  il  est  agité,  n  a  mis  la  main 
snr  la  mythologie  persane,  il  s'est  emparé  de  cet  antique  dualisme 
d^Ormozd  et  d'Ahriman ,  il  a  cru  qu'il  pourrait  commodément  placer 
sons  cette  fieille  rubrique  toot  ce  qu'il  aurait  à  dh'e  sur  les  sujets  les 
pins  opposés.  Bans  son  poème»  les  questions  les  plus  disparates  se 
heurtent  les  unes  contre  les  autres.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  l'au- 
teor  oublier  la  (brme  qu'il  a  choisie  pour  disserter  en  son  propre 
nom.  Ainsi  le  génie  BcvAmon  écrivant  au  génie  Sehahriver,  qui  est 
un  des  amschaspands  environnant  le  trône  d'Ormuzd ,  lui  parie  de  la 
législation  romaine  sur  le  divorce.  Cette  confusion  anarchiqne  de 
tous  les  tons  et  de  tous  les  sujets  produit  sur  l'esprit  du  lecteur  l'im- 
pression la  plus  désagréable,  et  il  lui  faut  un  singulier  courage  pour 
avancer  dans  ce  chaos  fastidieux. 

Il  est  impossible  de  prendre  au  sérieux  les  amschaspands  et  les 
darvands  de  M.  de  Lamennais,  quand  on  se  rappelle  que  tout  ré- 
cemment il  a  nié  l'existence  du  mal ,  dont  il  fait  aujourd'hui  la  base 
de  son  poème,  a  A  proprement  parler,  a  écrit  lif.  de  Lamennais  dans 
YEsquiêse  d'une  Philosophie,  le  mal  n'existe  point,  o  L'auteur  s'élève 
dans  ce  livre  contre  le  dualisme  du  bien  et  du  màl,*il  s'y  attache  à 
détruire  de  fond  en  comble  la  théorie  chrétienne  du  péché  originel, 
à  démontrer  qu'il  n'y  a  point  eu  de  déchéance,  et  que  la  déchéance 
n'est  autre  chose  que  la  création  elle-même.  Si  telles  sont  mainte- 
nant les  opinions  philosophiques  de  M.  de  Lamennais,  comment 
peut-il  venir  nous  chanter  aujourd'hui  le  règne  du  mal  sur  la  terre? 
—  Mais,  dira-t-on,  ne  prêtez  pas  tant  d'attention  à  la  forme;  elle 


DE  LA  POÉSUS  ])S  M.  W  UUWfNAIS.  SS-li 

n  est  qu*uD  moyen  de  donner  un  libre,  cours  aux  passions  de  l*éeri^ 
vain.  —  Misérable  excuse  :  la  poésie  ne  jaillit  pas  du  mensonge;  elki 
sort  avec  tous. ses  charmes  des  profonde.uis 4u.  vraL-L'art,  s'il  venfc 
exercer  de  tautorité  sur  les-  âmes»  doit  avoir  ses  coavktions»  gardac 
sa  dignité»  ne  pas  descendre  à.iUustrec  sciemment  Torreur.  Pbilo^ 
soplie,  M.  de  Lamennais  raille  les  cbrétiens  q,ul  pensent  que  la  mal 
existe;  poète»  il  veut  nous  épous^anter  avec  limage  du  mal»  de  S8i 
ravages  et  de  son  empijse  :  il  ne  croit  doB£  pas- parier  àdest  bonsneaS 
îl  faut  dans  Tartiste  plus  de  respect  ^ur  soirm^me  et  pour  les  aiitrosw 
M.,  de  Lamennais  veut  célébrej?  la  puissance  du  mal^et  il  a  mjfitA 
loin  de  lui  la  religix)n  qui  inspira  Miltoa!.  Au  poète  chr^étien  qui  croifc 
à  la  corruption  naturelle  de  rhonmM  et  à  la  nédemption  du  genre; 
humain  par  le  sang  sacré  du  Sauveur,  à  celui-là  seul  appartient  la 
droit  de  nous  faire  peur,  avec  saint  Paul»,  de  la  servitude  du  maLet 
du  péché. 

Contradictions  fondamentales  ».  contradictions  de.  détail  abondent 
dans  le  livre  de  M.  de  Lamennais.  Jamais  les  idées  d*un  éccivain  ne 
furent  troublées  par  plus  d*anarcbie.. Le  commerce, est  flétri  sous^la. 
nom  de  traflc  par  M.  de  Lanobennais;  il  place  ceux.qyùa*y  liwent  soua 
la  direction  particulière  d'un  des  génies  du  mal.  Cependant  rautaw 
reconnaît  que  Tardeur  de  produire»  c'est-à-dire  Tindostrie».  doit 
servir  à  réaliser  la  liberté  future  du  monde  :  or»  comment»  san»  to 
commerce»  l'industrie  aurait-elle  cette  puisaance?  Dans  uii  autna, 
ordre  d'idées»  nous  surprenons  M.de  Lamennais  faisant  de  la.poll* 
litique  conservatrice  en  l'honneuc  des  fenunas.  IL  nous  montre^ 
l'homme  se  laissant  entraîner  par  l'orgueil  de  l'esprit  et  de  k  science,, 
cherchant  dans  sa  vaine  et  débile  raisoa  à  ébranler  les  bases  da« 
l'ordre  et  de  l'intelligence  même»  tandis  que  la  femme»  éclairée 
d'une  lumière  plus  intime  et  plus  immédiate»  les  défend,  contre. lui 
et  conserve  dans  l'humanité  les  croyances»  les  vérités  nécessaires», 
les  lois  de  la  vie  intellectuelle  et  morale.  Nous  ne  reprocherons  pasi 
assurément  à  M.  de  Lamennais  de  répéter  ici  ce  qui  a  été  dit  si  sour 
vent  de  la  salutaire  puissance  de  la  femme  chrétienne  sur  la  famille 
et  la  société;  mais  quelques  lignes  plus  loin»  il  nous  dit  que  c'est  la 
femme  qui  enfantera  l'avenir  qu'attend  l'humanité»  ce  qpi  est  une. 
contradiction  ou  une  prodigieuse  naïveté.  Il  est  clair  que  Tavenir». 
quel  qu'il  soit»  ne  peut  sortir  que  des  entrailles  de  la.fenune.  Nous> 
ne  sommes  pas  fftchés  au  reste  de  voir.  M.  d£  Lamennais  louer  les 
femmes  de  toutes  les  façons»  soit  comme  élément  conservateur»  soit 
i^omme  élément  révolutionnaire.  Il  leur  devait  une  réparation  «  car 


97S  RBVCB  DBS  DEUX  MONDES. 

en  1841  (1)  il  les  avait  fort  maltraitées.  Il  disait  alors  n*avoir  jamais 
rencontré  de  femmes  qui  fût  en  état  de  suivre  un  raisonnejaent 
pendant  un  dfimi-quait  d'heure;  ce  qui  parut  fort  étrange»  et  Ton 
se  demanda  avec  quelles  femmes  causait  ordinairement  M,  de  La- 
mennais. 11  disait  encore  que  la  femme  la  plus  supérieure  atteint 
rarement  à  la  hauteur  d*un  homme  de  médiocre  capacité;  ce  qui 
était  un  grossier  blasphème  dans  la  bouche  d'un  contemporain  de 
H"*  de  Staël,  et  d*un  écrivain  appartenant  à  la  littérature  qui  a  pro- 
duit le  plus  grand  nombre  de  femmes  ingénieuses  et  éloquentes. 
Aujourd'hui  M.  de  Lamennais  cherche  à  réparer  ses  torts  avec  plus 
de  zële,  il  est  vrai,  que  de  logique.  N'importe,  il  y  a  là  un  bon  sen- 
timent, et  c'est  chez  Tauteur  chose  malheureusement  trop  rare  pour 
ne  pas  lui  en  tenir  compte. 

Dans  tous  les  temps  on  a  vu  des  écrivains  et  des  penseurs  faire  la 
critique  de  la  société  dans  laquelle  ils  vivaient.  Cette  critique  est  un 
droit  pour  tout  esprit  qui  s'en  croit  le  talent,  et  elle  peut  être  utile 
ft  ceux  qui  en  deviennent  l'objet;  agréable,  piquante,  énergique, 
passionnée,  suivant  l'humeur  et  les  forces  des  écrivains  qui  la  ma- 
nient, cette  critique  peut  amener  la  société  à  des  retours,  à  de  salu- 
taires réflexions  sur  elle-même.  Mais  pour  y  parvenir,  elle  doit  être 
au  moins  au  niveau  des  lumières  de  ceux  qu'elle  entreprend  de  ré- 
former. Il  faut  que  ceux  qu'elle  réprimande  et  qu'elle  châtie  soient 
obligés  de  lui  reconnaître  une  raison  supérieure,  un  bon  sens  solide. 
Or,  de  bonne  foi,  quelle  impression  M.  de  Lamennais  peut-il  se  flatter 
de  produire  sur  les  hommes  éclairés  de  son  pays  et  de  l'Europe  par 
sa  critique  de  l'état  social?  Je  me  représente  en  Allemagne,  au  fond 
de  son  cabinet,  un  honnête  homme  qui,  sur  la  réputation  de  M.  de 
Lamennais,  aura  lu  avec  empressement  son  dernier  livre  :  il  est  cu- 
rieux de  connaître  les  idées  de  ce  grand  réformateur,  lesjugemens 
qu'il  porte  sur  les  bases  de  l'ordre  politique  de  nos  temps  modernes. 
NoU*e  consciencieux  lecteur  procède  avec  méthode;  il  cherche  com- 
ment M.  de  Lamennais  apprécie  la  vie  positive  de  la  société,  et  il 
tombe  sur  ces  mots  :  «  Les  relations  de  l'administrateur  avec  l'ad- 
ministre  s'expriment  en  un  mot,  un  seul  :  payez.  »  Quelque  peu  sur- 
pris, il  poursuit  son  examen  :  voyons ,  que  dit  le  célèbre  écrivain  de 
la  diplomatie?  a  Les  fonctions  du  diplomate  se  réduisent  à  une  seule, 
tromper.  Ses  discours,  son  silence,  sa  figure,  son  geste,  ses  caresses, 
ses  colères,  tout  en  lui  ment....  0  Notre  honnête  honune  est  ébabi 

(f  )  Diicuiiions  critiqués  et  Pensiei  diverses. 


DE  LA  POÉSIE  DE  M.  DE  LAMENNAIS.  973 

d'un  lieu-commun  aussi  plat.  Toutefois  il  ne  se  décourage  pas,  il 
poursuit.  Cette  fois,  il  s'attaque  à  une  grosse  question ,  au  gouver- 
nement représentatif  sur  lequel  ont  médité  les  plus  grands  espritSp 
Qu'en  dit  M.  de  Lamennais?  Sur  ce  point,  sa  pensée  n'est  pas  am- 
biguë :  la  théorie  des  trois  pouvoirs  est  upe  indigne  jonglerie,  et 
l'équilibre  de  ces  pouvoirs  est  à  la  fois  une  mystification  et  une  bê- 
tise   Ahl  Monsieur  l'abbé,  permettez  :  Aristote,  qui  était  ud 

grand  homme,  et,  comme  dit  Sganarelle,  beaucoup  plus  grand  que 
vous  et  moi,  ne  pensait  pas  ainsi;  et  c'était  précisément  le  spectacle 
des  démocraties  grecques,  de  leurs  excès,  qui  lui  avait  fait  devancer 
par  d'admirables  pressentimens  l'expérience  des  temps  modernes  et 
les  appréciations  de  Montesquieu. 

Nous  arrêterons-nous  à  réfuter  gravement  M.  de  Lamennais, 
quand  il  nous  représente  la  science  financière  comme  un  brigandage 
organisé,  l'administration  de  la  justice  comme  la  violation  systéma- 
tique de  tout  droit  humain;  et  cela  dans  un  pays  dont  l'Europe 
admire  les  finances,  et  dont  la  magistrature  a  su  conquérir  par  sa 
haute  probité  l'estime  universelle?  L'esprit  d'imprudence  et  d'erreur 
s'est  emparé  de  Técrivain ,  et  lui  souffle  les  plus  étranges  billeve* 
sées.  La  fureur  qui  anime  M.  de  Lamennais  contre  nos  institutions 
sociales  a  dépravé  sa  raison  ;  quand  on  se  met  à  sinsurger  contre 
le  bon  sens,  il  a  une  terrible  façon  de  se  venger,  il  abandonne  en- 
tièrement ceux  qui  l'outragent.  Quelle  pitié  d'entendre  M.  de  La* 
mennais  s'agitant  comme  un  insensé  s'écrier  :  «  Qu'est^CQ  aujour- 
d'hui que  les  religions?  Mensonge.  Qu'est-H;e  que  la  justice,  les  lois, 
la  politique?  Mensonge.  Tous  mentent,  prêtres,  rois,  grands,  petits,  n 
A  l'en  croire,  pour  que  le  monde  soit  régénéré,  il  ne  faut  pas  qu'une 
institution,  qu'une  idée  reste  debout;  il  faut  que  tous  les  systèmes 
s'éteignent,  et  s'éteignent  ensemble;  c'est  seulement  de  cette  ma- 
nière que  les  peuples  se  trouveront  préparés  h  recevoir  une  doctrine 
conunune.  Que  devient  donc  alors  la  vérité  de  cette  belle  parole  de 
Leibnitz,  que  le  présent  est  gros  de  l'avenir?  On  croyait  jusqu'ici  que 
les  choses  humaines  s'amélioraient  par  le  travail  d'une  transforma- 
tion successive.  Erreur,  tout  doit  périr.  M.  de  Lamennais  veut  mettre 
de  ses  mains  l'humanité  au  tombeau  :  seulement  alors  il  se  chaiige 
de  la  ressusciter.  Étrange  sauveur  1  Tout  nier,  tout  détruire ,  telle 
est  l'unique  tendance  de  l'écrivain,  et  cette  manie  est  chez  lui  telle- 
ment tyrannique,  qu'elle  ne  lui  permet  pas  méine  d'épargner,  nous 
ne  dirons  pas  d'anciens  systèmes,  mais  les  tentatives  qui  se  sontpro* 


Wn  VSVnB  BBS  BEirt  VONtoBS. 

Baltes  de  nos  jours  poar  en  édifier  Se  nouveaux.  Contre  ces  tentatives, 
n  n'a  pas  moins  de  colère  que  contre  la  religion  qu'il  a  quittée. 
V.  de  tamemiais ,  qui  ne  se  plaît  quHiu  milieu  des  déconibres  et 
des  débris,  ne  peut  -supporter  diez  les  autres  Fambition  de  fonder 
quelque  diose.  fl  e^  singulier  que  cliez  un  homme  qui  se  donne 
poui*  réformateur  les  systèmes  et  les  utopies  de  quelques  novateurs 
8c  bonne  foi  rencontrent  une  si  dédaigneuse  antipathie.  On'a  donc, 
depuis  douze  ans,  découvert  Kf.  de  Lamennais  pour  mépriser  si  fort 
lestravaux  de  ses  contemporains?  Du  haut  de  quelle  vérité  positive 
leur  lance-t^il  ainsi  Tanathème?  Tout  lui  faisait  une  loi  de  plus  de 
modestie,  de  plus  de  charité. 

La  charité  I  Mais  M.  de  Lamennais  devait  en  manquer  hien  plus 
encore,  et  ce  mot  nous  rappelle  que  nous  arrivons  à  la  partie  la  plus 
pénible  de  no^re  tâche.  Quand  la  critique  est  obligée  de  signaler  les 
pensées  vulgaires  ou  fausses  d*un  homme  qui  a  eu  du  génie,  c*est 
iléjft  besogne  tftéheuse  :  mais  combien  il  est  plus  triste  d  avoir  à  con- 
damner Chez  un  écrivain  célèbre  les  sentimens  d'une  ame  qui  s* est 
<!Ile-raÔme  volontairement  dégradée!  Nous  avions  bien  entendu 
parler  de  quelques  portraits  tracés  par  M.  de  Lamennais  dans  sa  soli- 
tude; on  en  dhait  les  couleurs  Tort  vives  et  la  touche  audacieuse. 
l*anteur  s'Cftait  proposé  de  caractériser  ses  ennemis  politiques,  c'est- 
i-^ire  les  principaux  défenseurs  d*un  gouvernement  auquel  il  a 
Voué  une  haine  profonde;  on  pouvait  donc  s*attendre  à  d'énergiques 
peintures.  Mais  en  vérité  les  juges  les  plus  sévères  de  M.  de  Lamen- 
nais n'auraient  jamais  songé  à  lui  attribuer  les  excès  dont  il  n'a  pas 
Crarint  de  se  rendre  coupable.  H  a  sali  ^es  pages  de  ce  que  peut  vomir 
^outrages  la  haine  la  plus  furieuse,  et,  nous  ne  craindrons  pas  de 
te  dire,  ta  plus  inepte.  Oui,  par  un  juste  châtiment,  au  moment  où 
rëcrivaintravatRaît  à  déverser  rir\jure  et  Vignominie  sur  la  vieillesse, 
9ur  les  longs  cft  glorieux  services  rendus  b  l'état,  sur  les  hommes  les 
iplus  iRustres  de  la  tribune  et  de  Tarméc,  dans  cette  occiV)atioa 
odieuse  fl  perdaft  son  talent. 

1^  vengeance  h^est  pas  une  muse;  c'est  une  furie.  Quand  un  ècri- 
Tainifa^us  ffautres  inspirations,  il  descend  dans  un  abîme  fa|i- 
Igeux.'M.  de  Lamennais  a  cru  sans  doute  qu^îl  se  portait  l'émule  de 
Tacite,  et  que  ses  portraits  iraient  rejoindre  dans  la  postérité /^eux 
de  Oomelius.  n  nous  semble  que  le  gendre  d*Agricola  ne  nous  a 
pas  laissé  de  hideuses  caricatures;  Tacite  ne  nous  a  pas  représenté 
de  chimériques  et  grotesques  criminels,  mais  des  hommes.  Toyez-Ie 


DE  LA  POBSIB  DS  M.  DB  LAMENNAIS.  975^ 

caractérisant  un  ministre  fameux;,  il  s^agit  de  Séjan  :  lui  refusera4-il 
toute  qualité?  Il  sen  gardera  biep,  dans  riotérét  de  la  vérité  et  de 
Tart.  Il  nous^  le  montrera  infatigable  et  audacieus^  habile  à  se  dé- 
guiser, noircissant  les  autres,  flatteur  et  superbe  :  il.  nous  parlera  de 
sa  modération  extérieure  cachant  un  désir  effréné  du  pouvoir;  nous 
verrons  Séjan  affectant  parfois  le  faste  et  les  largesses,  mais  plus- 
souvent  la  vigilance  et  Tactivité;  qualités,  ajoute  admirablement 
Tacite,  aussi  fatales  que  des  vices  quand  elle»  servent  d^iastrcument 
et  de  masque  à  Tambition  de  régner.  Corpus  iUi  laborum  toleransr 
animus  aadax;  sui  obtegensj  in  cUios  oriminator  :  juœtà  aduUUio  et 
superbia;  palam  composUus  pudoTy  intus  sumsna  apiscendi  libido^, 
ejusguA.  causa  modo  largitio  et  luxus,  scepitis  induslria  ao  vigilantiay, 
haud  minus  noxiœ  quoties  parando  regno  finguntur.  Voilà  un  honune. 
vivant,  réel,  possible.  £n  contemplant  ce  portrait,,  oa  sentqjue  la^ 
main  de  celui  qui  Ta  tracé  ne  tremblait  pas  de  lagltation  maladive 
d'une  haine  aveugle  :  o*est  lœuvre  d*un  j^ge  impartial  et  d'un  arv^ 
tiste  complet. 

Par  le  caprice  le  plus  imprévu,  l'auteur  des  Asnschaspasub  et 
Darvands  redevient  prophète  chcétian  dans  la  dernière  partie  de  soQr 
poème,  et  reprend  le  ton  des  Paroles^  d*un  Croyant.  Nous  n'aurons^ 
pas  la  simplicité  de  reprocher  à  M.  de  Lamennais  de  manqper  aux, 
convenances  morales  en  accouplant  les  croyances  cbrétiennes^  à  la 
mythologie  persane,,  mais,  sous  le  rappoi t  de  l'ar^,.  cetie  confusioa 
est  du  plus  mauvais^eOet.  On  est  au  n^ien  des  aniachasijaBds  et  des» 
darvands,  quand,  tout  à  coup^  on  voit  M.  de  Lameanaia^  reparaître  ea 
prophète ,  en  saint  homme ,.  auquel  Jiehovah/  donne  une  mission  :. 
a  Seigneur,,  vous  le  savez,  je  suis  vieux  et  je  n'ai  plus  de  vnix^.Laissei. 
votre  serviteur  reposer  un  peu  avant  qu*il  s'en  aiUei  Emaow  quel*-» 
ques  iostans,  et  il  ne  sera  |riu&.  »  Mais  le  Seigneur  ioaiste,  et  il  veufc 
absolument  que  son  serviteur  pi»iie  dest  derniers  momons  qjyi'iLdeit. 
passer  sur  cette  terre  recouveiie  d'une^  vofêur  ds  cgimu  pottF  an-^ 
noncer  une  parole  de  colëpe  et  de  vengeance  ans.  boauMS*  d'inir» 
quité,  aux  tyrans,  aux  oppresseurs,  aux  bonunet  d'égobour  ^ 
de  haine  :  quant  aux  Ûls  de  l'avenii:,,  cette  fenoîdilile.  yasole  imlk 
être  pouc  eux  un  si^lL  de  coiisolalîoB<  et  d'eaptoanciu  Gonamil 
IL  de  Lamennais  artUpu  tombeK  ainaicdaM  unaf^fMîtmi  iflWi 
blie  des  Paroles  cTun  Croyant,  après  avoir  rompu  si  ouvertement 
non-seulement  avec  la  hiérarchie  catholique»  mais  avec  tout  chris- 
tianisme? Triste  contrefaçon  de  la  magnifique  poésie  d'hooMBei^ 


976  RBV€B  DBS  DEUX  MONDBS. 

vraiment  inspirée  I  La  forme  de  la  prophétie  est  une  des  plus  beiies 
expressions  qu*ait  pu  revêtir  le  génie  humain;  ç*a  été  dans  les  temps 
antiques  une  sorte  de  dialogue  entre  l'homme  et  Dieu ,  dialogue 
fécond  en  accéns  sublimes,  quand  celui  qui  le  racontait  aux  autres 
était  vraiment  rempli  de  Tesprit  divin.  Quel  est  ce  poète  qui  ne  peut 
résister  h  Jehovah,  et  qui  s'écrie  dans  un  doulonreui  enthousiasme  : 
«Malheur!  nation  pécheresse,  peuple  chargé  d'iniquités,  race  de 
pervers  1  Ils  ont  abandonné  Jehovah,  méprisé  le  saint  dlsraél;  ar- 
rière! n  Qui  parle  ainsi?  C'est  Isafe,  le  premier  des  quatre  grands 
prophètes,  Isafe  à  la  fois  poète,  tribun  et  pamphlétaire,  croyant 
ardemment  à  sa  mission  divine  et  puisant  dans  cette  foi  un  courage 
qui»  suivant  la  tradition,  n'a  pas  défailli  sous  les  cruautés  du  dernier 
supplice.  IsaTe  a  la  majesté  d*Homëre,  et  Grotius  lai  troovait  plus 
de  véhémence  qu'à  Démosthènes.  Le  prophète  ne  craint  pas  d'adres- 
ser h  Israël  les  plus  sanglans  reproches  :  a  Ce  sont  vos  crimes  qui 
sont  une  séparation  entre  vous  et  votre  Dieu,  vos  péchés  vous  cachent 
sa  face,  et  c'est  pour  cela  qu'il  ne  vous  exauce  plus.  Vos  mains  sont 
floutllées  de  sang,  et  vos  doigts  de  crimes;  vos  lèvres  profèrent  le 
mensonge,  votre  langue  fait  entendre  l'iniquité....  Ils  couvent  des 
œufs  de  basilic,  et  tissent  des  toiles  d'araignée  :  celui  qui  mange  de 
leurs  œufs  mourra,  et  qui  les  brise  écrase  une  vipère  (1).  »  Isaîe 
épouvante  le  peuple  avec  l'image  de  la  vengeance  du  Très-Haut  : 
«  Le  nom  de  Jehovah  vient  de  loin,  sa  colère  brûle,  son  feu  est  vio- 
lent, ses  lèvres  sont  pleines  de  fureur,  et  sa  langue  un  feu  dévo- 
rant. Il  met  un  mors  trompeur  sur  la  mâchoire  des  peuples.  »  Quel- 
quefois aussi  le  prophète  fait  luire  aux  yeux  d'Israël  les  doux  rayons 
d'un  heureux  avenir  :  a  Les  malheureux  se  réjouiront  en  Jehovah , 
et  les  peuples  triompheront  par  le  saint  d'Israël.  L'insolent  est  à 
bout,  c'en  est  fait  du  farceur,  et  ceux  qui  exploitent  la  justice  seront 
exterminés.  C'est  pourquoi  Jehovah  dit  à  la  maison  de  Jacob,  lui  qui 
a  racheté  Abraham  :  Maintenant  Jacob  ne  rougira  plus  de  honte,  et 
son  visage  ne  pâlira  plus.  »  En  lisant  Isaîe,  on  dirait  qu'à  travers  les 
siècles  la  voix  de  cet  homme  vibre  encore,  tant,  au  milieu  de  ses 
contemporains,  il  a  parlé  avec  conviction  et  puissance!  Il  prend  tous 
les  torts  avec  le  même  succès  et  un  charme  égal ,  parce  qu'il  partage 
vraiment  toutes  les  passions  et  toutes  les  espérances  du  peuple  sur 

(I)  Nous  citons  la  traduction  de  la  Bible  nouvellement  faite  sur  Thébreu  par 

M.  CMieB. 


DE  LA   P0É9IB  DB  M.   DE  LAMENNAIS.  977 

lequel  il  verse  ses  trésors  d'éloquence  et  de  poésie.  Dans  Isale,  on 
ne  voit  pas  un  rôle  appris,  un  masque  emprunté;  il  n'y  a  rien  chez 
lui  du  comédien,  et,  pour  parler  sa  langue,  Au  farceur.  Tout  dans 
riiomme  sous  la  parole  duquel  se  courbait  Ézéchias  est  grave,  et 
c  est  par  la  vérité  morale  qu'il  s'élève  aux  plus  grands  effets  de  l'art. 
Mais  parodier  les  prophètes  quand  on  a  déserté  la  voie  lumineuse 
et  sacrée  qui  conduit  de  MoTse  à  Jésus-Christ,  quand  on  s'est  mis 
en  dehors  de  tonte  tradition,  quand  on  dénonce  au  monde  avec  une 
joie  folle  l'agonie  et  la  mort  prochaine  du  christianisme,  c'est  accuser 
soi-même  la  futilité  mensongère  de  ses  conceptions  et  de  ses  chants, 
c'est  se  placer  au  nombre  de  ces  esprits  mauvais  dont  parle  l'Écri- 
ture, de  ces  fauv  prophètes  qu*a  dépravés  l'orgueil  et  qui  parlent  au 
nom  de  dieux  étrangers. 

Y  a-t-ii  eu  imprudence  ou  perfidie  de  la  part  de  certains  amis  de 
M.  de  Lamennais  quand,  h  propos  des  Amschaspands  et  Darvands, 
ils  ont  évoqué  le  souvenir  des  Lettres  Persanes?  Ce  rapprochement 
est  à  lui  seul  une  critique  cruelle.  Montesquieu  a  écrit  ses  Lettres 
Persanes  avec  un  esprit  tout-à-fait  maître  de  lui-même.  Il  raille 
agréablement  ses  contemporains,  mais  il  n'a  jamais  songé  à  les  ca- 
lomnier, à  les  insulter.  On  sent  qu'il  aime  cette  société  dont  il  fait 
une  malicieuse  peinture.  Usbek  écrit  à  Ibben  :  a  Les  hommes  n'ont 
pas,  en  Perse,  la  gaieté  qu'ont  les  Français  :  on  ne  leur  voit  point 
cette  liberté  d'esprit  et  cet  air  content  que  je  trouve  ici  dans  tous  les 
états  et  dans  toutes  les  conditions.  »  Les  Persans  de  Montesquieu  se 
plaisent  au  milieu  des  Français,  tout  en  signalant  leurs  travers,  a  On 
dit,  écrit  l'un  d*eux,  que  l'Iiomune  est  un  animal  sociable.  Sur  ce 
pied-là,  il  me  paraît  qu'un  Français  est  plus  homme  qu'un  autre: 
c'est  l'homme  par  excellence,  c^r  il  semble  être  fait  uniquement  pour 
la  société.  A  Paris  régnent  la  liberté  et  l'égalité...  »  Jusque  dans  ses 
jugemens  les  plus  rigoureux,  Montesquieu  sait  garder  une  mesure 
pleine  de  discrétion  et  de  goût.  Il  écrivait  en  1721,  au  plus  fort  de  la 
réaction  contre  Louis  XIV;  il  est  sévère  à  son  égard;  il  le  montre 
plaisamment  ayant  un  ministre  qui  n'a  que  dix-huit  ans  et  une  maî- 
tresse qui  en  a  quatre-vingts.  Néanmoins,  tout  en  le  censurant,  il  ne 
dégrade  pas  le  monarque  illustre  qui  vient  de  disparaître;  il  sait  se 
mettre  à  part  de  la  foule  brutale  qui  jeta  des  pierres  contre  le  cer- 
cueil du  grand  roi.  Il  y  a  aussi  des  portraits  dans  les  Lettres  Persanes, 
mais  ils  ne  sont  pas  l'œuvre  d'un  libelliste  effréné;  sans  maudire  per- 
sonne, Montesquieu  réussit,  par  ses  piquantes  esquisses,  à  se  mettre 


978  BBVUE  DBS.  DE0X  HOHVBS. 

à<  Côté  de  La  Bruyère,  ëd&d  ,  tout  en  restant  satirique,  il  fait  sentir 
iugônteiiseineot  ce.  que  soo  siècle  et  son  pay»  renfiermeni  de  grand 
et  de  bon.  C/està  cette^  impartidité  de  jugement,  à  cette  sérénité 
d*esprît,  que  nous  devons  une  composition  pleine  de  charmeetde 
oonvenance.  Les  Lettres  Persanes,  fonneni  un  ensemble  harmonique 
où/  d<agréables  contrastes  sont  habilement  ménegès,  où  les  traits 
principaux  des  deui  civilisations  de  TOrient  et  de  l-Oecident  sont  mis 
ea  opposition  d*ane  manière  naturelle  et  Tadle,  où  les  rapproche* 
mens  ioqirév us  et  nouveaux  se  succèdent,  sans  que  le  lecteur  soit 
contraint  d'accepter  de  burlesques  iovraiseoriilances»  Montesquieu 
ftût  parler  des  hommes  et  non  pas^des  ffénies;  il  préludait  ainsii  à  la 
peintune  du  genre  humain.  Aérant  de  s'engager  sans  vetour  dans  les 
sévères  et  infinies  régions  de  Thistoire,  il  siacrôtait  sur  le  seuil  à 
mêler  ensemble  la  fantaisie  et  la  réalité.  On  eût  dit  que,  suivant  le 
pnàcepte  de  Platon,  ce  a**est  qu'après  avoir  sacrifié  aui  grâces  qu'il 
voulailr  se  mieUre  è  la»  poursuite  de  la  vérité.  Nature  grande  et  géné^ 
rause,  dont  Je  génie  littéraire  a  dà  en  partie  ses:  fooeestetsoy  éelat  à 
deu«  ^aUtéS:  morales,  lAjusticeetla  bonté. 

Que  M.  de  Lamennais  est  loin  aujourd'hui  de  ces  soiHrces  du 
beaal  Lahaûie  Ta  tellement  aveuglé,.qu'it  ne  s'est  pas  aperçu  eomt- 
bieuf  ce.  qu'il  nous  donne  pour  de  la  poésie,  est  imtigne*  de  oe  nomi 
Ia  sièole  auquel;  il  s«adiesse  peut,  avokua  esprit  perverti,  ne^seu^ 
tona  pps^  ce  peint,  ea  ce  moment,,  mais  enfin  pour  de  Fesprit^  le 
aièole  ea  a,  et  son.  goût  est  quelque  peu^  difficile  et  superbe.  Pour 
notre,  siècle.  Goethe,  et  Byron  entachante  :  des  conceptions  Tortes^  des 
idées^profondas  lui  ont  été  offeeëes  avec  profusion;-  nous  «Mms-été 
att*  ùmA  de  toutnsil^  émotioBs-etde  toutes» les* penséesi  nous^avons 
hi^seience  du  bioneA  du  mai;  rieuine  nous*  étonne,  je  dirais' pnesque 
iMt  noua  toucha:  nous  sommes  peur  ainsi  dkearrivéÂ>  dans-  lit  sphève 
dHîtact  ebdeskiettoesi,.  à  cette  soita^d'iosensitHlitè  dtmt  lès  sMctians 
bisaieniiuoe]:  vertu  dtas»  L'ordre  moraL.£t:c'est  à  oetlirépeqsedéda»- 
gpeuse  et  blasée,  que  M*  de  Lamennais  viml  oflUr  nalvenMiit  son 
piiésili  poème»  seftgtaieshdia  hiearttdin  mat  qmtstisiiccèdai^ 
loi  liacteuft  wim  mue  monotone»  déaaspécanta^  eb  ii/eiprinienè.eeQMfflÉ, 
surtaMttta^iepfésentaBS  é'iAhriman!^  aaeek^  plwsi  niéicrto>emphaati>  H 
y*,  %  entre  atttras'tiiAceiiliini  AalB«fn*dMtittiiseéléEat0Baeiest;b^ 
houfcwne  dmmQMteL  iatouiadv  qmieslile  génie  die  la  oemiptio»di 
Qtttia^  esà  teltatteattdittciteiifcMitîiliiw!  em  maliàceé»  perycrsiM^ 
^piMlf  ae>dèfle  dwaniffUBr  diwngsicpiii  InaifaiHint  aie»rlefc«i  triomphe 


DE  LA  PO£SfE  Difi  Itf.  HB  ^AlKtSNAtS.  9?9 

du  Tnal;  n  ne  les  trouve  pas  dssiez  énergiques,  assez  zélés;  enfin  H  va 
plus  loin,  il  y  a  des  motnehs  où  /il  ne  crairft  pas  de  Favouer,  il  soup^ 
çonnerait  Ahriman  lui-même.  On  pressent  qu*un  jour  AstouTad  serait 
capable  de  demander  la  tête  d* Ahriman. 

Sans  doute  il  y  a  quelques  beautés  de  détail  dans  le  livre  de  M.  de 
Lamennais  :  nous  avons  remarqué  une  peinture  éclatante  des  mer- 
veilles de  la  création,  et  un  tableau  charmant  du  bonheur  du  pauvre. 
Il  faut  dire  aussi  que  Tindustrie  de  Vécrivain  sait  orner  les  lieux- 
communs  les  plus  connus  et  les  déclamations  les  plus  usées.  H  y  a 
maintenant  chez  M.  de  Lamennais  beaucoup  plus  de  métier  que 
d*in«piration.  Mais  tous  ces  artifices  du  style  sont  impuissans  à  mas- 
quer la  stérïfité  du  fond;  ils  ne  sauraient  non  plus  faire  illusion  sur 
Tétat  moral  de  Técrivain.  M.  de  Lamennais  s'e^t  étrangement  mépris 
quand  il  a  cru  qu'il  pourrait  à  volonté  se  métamorphoser  en  poète  : 
chez  lui  trop  de  passions  violentes  s*opposaient  l  cette  transforma- 
tion lumineuse.  Il  ne  s'élèvera  jamais  h  la  puissance  de  Fart,  celui 
qui  n*a  pas  dans  Tesprit  des  croyances  positives,  dans  Tame  de  nobles 
ardeurs.  Or  M.  de  Lamennais  ne  croît  phis  h  rien, «t  qtfaîme-t-il, 
lui  qui  jette  son  fiel  sur  toute  chose  et  sur  tout  homme?  Ahl  TBf.  de 
Lamennais  doit  ^re  bien  malheureux;  c*est  du  moins  la  conviction 
que  vous  donne  la  le(ïture  de  son  déplortlble  livre,  mais  aussi  pour- 
quoi écrire,  et  surtout  pourquoi  vouloir  chanter,  quand  on  est  aussi 
malade?  Si  M.  de  Lamennais  eût  consuttè  ses  forces  et  intérêt  de 
sa  renommée,  fi  n'eût  pas  porté  une  main  à  la  fois  téméraire  et  trem- 
blante sur  la  lyre  du  poète,  dont  il  n*a  su  titer  que  des  sons  faux  et 
barbares.  N'a-t-ll  pas  mieux  à  faire"?  n'a-t-il  pas  ïi  tâcher  enfin  de 
B^ntendre  avec  lui-même?  Il  a  tout  nié ,  tout  'nrmuflit  :  dans  cette 
voie  fatale  il  ne  peut  aller  plus  loin.  Que,  par  un  suprême  éffoft,  fi 
se  remette  à  la  poursuite  de  quelques  vérités  positives  :  n'aura-t-fl 
parcouru  ta  carrière  de  la  philosophie  et  de  la  pensée  dans  laquelle 
nous  Tarons  appcfté  fl  y  a  plus  de  dix  am,  que  pour  tourner  toujours 
dans  le  cerde  dodloureut  d*un  sceptidsifiehcariiMef? 

La  chute  profonde  quotit  faite  dans  le^monfle  TIttërfttreles  Amê^ 
chaspands  et  Darvands,  doit  servir  d'enseignement  BUX  jéfUnes  icti^ 
vains,  aux  jeunes  poètes.  Il  n*y  a  que  trop  d'esprits  enÂtis  à  p^flÉer 
qu*il  suffit  d*tm  cvprice  dlfiiai^natiofi ,  tTuvi  ëcluiitffevMttt '&c  fête, 
d'une  certaine  fbugue  de  tempéramerit  p<mr  A*életer t  fies  élIMsiKA^ 
tiques.  CTest  mécomiaitre  tout  ensemble  la  tnâtore  iSe "ta poésie  eties 
conditions  de  notre  siéde.  Pour  parler  d'abord  tle  notre  époque,  toift 


980  REVDK  DES  DEUX  MONDES. 

y  est  plus  difficile  que  dans  d*autres  temps.  Le  poète  est  nécessaire- 
ment  assailli  par  d'innombrables  réminiscences;  il  a  devant  loi  Fanti- 
quité  avec  sa  perfection  primesautiëre  et  désespérante;  puis  viennent 
lès  génies  heureux  auxquels  il  a  été  donné  de  rivaliser  avec  les  mo- 
dèles antiques  en  les  imitant.  Enfin,  les  littératures  étrangères,  tant 
celles  du  Nord  que  celles  du  Uidi  ;  Fltalie,  qui  s*enorgueillit  de  son 
Dante,  1* Angleterre,  si  fière  de  Shakspeare,  sont  là  pour  montrer  an 
poète  en  travail  toutes  les  beautés  dont  il  voudrait  avoir  la  fleur  et  la 
gloire.  Qu1l  se  propose  d*animer  la  toile,  le  marbre  ou  la  pierre, 
qu'il  tente  de  ressusciter  Tantique  ou  se  voue  k  Tart  moderne ,  Tar- 
tiste  retrouve  la  supériorité  et  la  tyrannie  de  modèles  et  de  types 
connus.  Voilà  déjà  bien  des  raisons  pour  ne  pas  s*engager  à  Taven- 
ture  dans  des  entreprises  qui  menacent  si  fort  de  rester  stériles  :  il  y 
en  a  d'autres. 

La  poésie,  c'est  la  substance  des  choses  revêtue  de  la  forme  la  plus 
plus  belle.  Pour  arriver  à  créer,  il  faut  donc  savoir  profondément. 
Or,  il  y  a  pour  Vhomme  deux  grandes  sources  de  connaissances ,  la 
foi  et  la  philosophie.  Par  la  foi,  Tesprit  admet  volontairement  tout  un 
ensemble  d'idées,  de  dogmes  et  de  sentimens;  il  s'identifie  avec  tout 
un  monde  moral,  il  en  reçoit  une  nourriture  vivifiante,  une  énergie 
toujours  féconde.  Ainsi  nous  voyons  les  poètes  chrétiens,  les  chantres 
de  V Enfer  et  du  Paradis^  et  ceux  qui  ont  mis  sur  la  scène  Athalie  et 
PolyeuclCj  concentrer  et  répandre  toute  la  splendeur  de  la  religion 
dont  ils  sont  les  interprètes  et  les  croyans.  La  religion  qui  fait  des- 
cendre Dieu  sur  la  terre,  et  qui  est  comme  une  évocation  de  l'absolu, 
inspire  et  rend  heureux  les  artistes  qui  la  servent,  pourvu  que  leur 
adoration  soit  sincère  et  profonde.  Dans  le  domaine  de  Fart,  conune 
dans  la  pratique  de  la  vie,  il  ne  suffit  pas  de  s'appeler  chrétien,  il  faut 
l'être;  c'est-à-dire  qu'on  n'est  ni  chrétien  ni  poète  quand  on  se  com- 
plaît d'une  manière  prétentieuse  dans  une  sorte  de  sentimentalisme 
vague  et  puéril  qu'on  cherche  à  teindre  de  quelques  couleurs  em- 
pruntées à  un  faux  catholicisme.  L'art  chrétien  n'accorde  ses  palmes 
qu'à  des  études  profondes,  à  une  foi  vraie,  à  l'élévation  sérieuse  du 
génie  et  de  l'ame. 

L'autre  source  de  poésie  est  la  réflexion,  la  philosophie.  Ici  c'est 
dans  le  développement  infini  de  la  pensée  qui  pénètre  au  fond  de 
toute  chose  et  qui  plane  sur  les  hauteurs  paraissant  les  plus  inacces- 
sibles que  le  poète  puise  sa  force.  La  carrière  est  immense,  et  elle 
demande  une  rare  vigueur;  les  théories  fausses ,  les  idées  à  demi 


DE  LA  POÉSIE  DE  M.  Ml  LAMENNAIS.  981 

écloses,  les  pensées  mal  comprises  amènent  de  tristes  naufrages.  Que 
celui  qui  veut  porter  à  ses  lèvres  la  coupe  du  bien  et  du  mal  se  de- 
mande s*il  aura  le  courage  de  la  vider.  La  poésie,  telle  qu*elle  est 
sortie,  surtout  depuis  soixante  ans,  des  entrailles  de  la  philosophie 
moderne ,  est  une  muse  sévère  et  forte  dont  on  n'obtient  pas  aisé- 
ment un  encouragement  et  un  sourire.  Elle  dédaigne  les  stériles 
honmiages  de  ces  présomptueux  qui  ne  soupçonnent  pas  que  dans 
ce  siècle  le  véritable  enthousiasme  ne  peut  résulter  que  d'une  ré- 
flexion profonde.  Qu'est-ce  que  la  beauté,  sinon  une  révélation  glo- 
rieuse de  la  vérité?  Il  faut  donc  conquérir  cette  vérité  par  d'héroï- 
ques et  longs  efforts ,  car  la  nature  la  cache,  on  dirait  qu'elle  en  est 
envieuse;  du  moins  elle  nous  la  fait  toujours  acheter.  La  vérité, 
c'est  la  statue  d'Isis ,  dont  il  faut  enlever  le  voile ,  c'est  l'or  au  fond 
de  la  mine.  Que  le  poète ,  chrétien  ou  philosophe ,  ne  s'avise  de 
chanter  qu'après  s'être  mis  d'accord  avec  lui-même.  L'unité  seule 

produit  l'harmonie. 

Lerminibr. 


TOME  l.  63 


inv««MBVff^«F!savQHnr 


LA  BELGIQUE 


SA  NA.TIONALITÉ ,  SA  SITUATION  ACTUELLE. 


On  8*est  accoutamé  en  France  à  considérer  le  nouvel  état  belge 
comme  un  tronçon  détaché  d'un  empire  qui  devra  se  reformer  tôt 
ou  tard,  et  cette  prévention  se  lie  à  trop  de  souvenirs,  de  regrets  et 
4'espérances  nationales,  pour  que  le  premier  mouvement  ne  soit  pas 
4e  rejeter  la  pensée  qu'une  patrie  étrangère  puisse  naître,  encore 
moins  soit  née  déj6,  sur  le  sol  même  dont  les  traités  de  Vienne 
avaient  prétendu  faire  la  place  d'armes  de  la  sainte-alliance.  Mais 
nous  nous  adressons  aux  esprits  élevés,  à  ceux  qui  vont  droit  à  la 
Térité,  et,  fût-elle  importune,  n'hésitent  pas  à  la  regarder  en  face, 
^ous  leur  demanderons  si,  6  une  époque  aussi  changeante  que  la 
nôtre,  la  juste  ambition  d'un  grand  pays  comme  la  France  peut  se 
repaître  éternellement  des  mêmes  objets  et  tourner  sans  péril  dans 
un  cercle  d'idées  immobiles.  Le  temps  inexorable  marche,  et  mo- 
diRe  sans  cesse  les  rapports  de  la  famille  européenne.  Les  petits 
états  se  font  une  destinée  à  part ,  pendant  que  les  nations  souve- 
raines attendent  patiemment  que  des  clartés  nouvelles  s'élèvent  sur 
Jeur  horizon.  Chaque  heure  de  ce  siècle  qui  s'écoule  pour  la  France 


LA  BELGIQUE.  983 

dans  la  paix  et  dans  l'expectative  déplace  insensiblement  le  problème 
de  son  avenir;  chaque  année  qui  s'ajoute  6  son  passé  d*hier  démas- 
que, en  se  retirant,  un  nouveau  lendemain.  Cest  la  connaissance 
exacte  des  perpétuelles  altérations  de  sa  donnée  politique  qui  doit 
l'intéresser  avant  tout.  Son  théâtre  est  si  vaste  d'ailleurs,  qu'elle  ne 
saurait  prendre  alarme  pour  un  peuple  de  plus  qui  sera  éclos  sou» 
son  aile.  Témoin,  depuis  douze  ans,  de  faits  dont  l'importance  secon- 
daire lui  échappe  dans  le  bruit  que  font  autour  d'elle  les  évènemens 
de  chaque  jour,  nous  les  dirons  tels  que  nous  les  avons 'observés; 
notre  seul  mérite,  nous  le  revendiquons  d'avance,  sera  une  impartia- 
lité rigoureuse,  et  nous  tirerons  de  cet  examen,  en  tant  qu'il  inté- 
resse l'avenir  commun  des  deux  pays,  une  conclusion  que  ce  début 
ne  fait  qu'en  partie  pressentir. 

Il  est  des  nations  dont  il  serait  puéril  de  prouver  l'existence  :  elles 
sont,  pour  rappeler.ici  le  mot  d*un  grand  capitaine,  elles  sont  comme 
le  soleil;  malheur  h  qui  ne  les  voit  point!  Mais  d'autres,  par  un  jeu 
cruel  des  circonstances,  ont  toujours  été  placées  dans  des  conditions 
si  étranges  et  si  fausses,  qu'on  les  nie  même  encore  après  que  le 
congrès  des  empires  a  été  forcé  de  les  reconnaître.  Tel  est  le  petit 
peuple  belge,  composé  jusqu'à  ce  jour  en  apparence  d'élémens  in-^ 
déciset  hétérogènes,  mais  sons  sa  physionomie  un  peu  terne,  ati 
fond ,  singulièrement  lui-même.  Cest  parce  qu'il  offre  seul  aujour- 
d'hui l'exemple  d'une  pareille  anomalie,  que  nous  voulons  démontrer 
qu'on  a  tort  de  lui  contester  sa  place  dans  la  société  politique,  et 
combattre  une  incrédulité  qui  lui  a  été  si  nuisible  jusqu'6  l'heure 
présente.  Nous  rassemblerons  toutes  les  preuves  ëparses  de  sa  per- 
sonnalité nationale;  nous  rappellerons  d'abord  sa  naissance,  contem^ 
poraine  des  plus  fameuses  origines,  son  passage,  pour  ainsi  dire^ 
souterrain  à  travers  Thistoire,  ses  révoltes  constantes,  brusques  érup- 
tions de  nationalité  qui  attestent  Texistence  du  feu  intérieur,  soa 
culte  passionné  de  l'art  oà  s'est  réfugié  son  génie,  et  les  causes 
fatales,  pour  la  plupart  indépendantes  de  lui-même,  qui  ont  favo- 
risé SB  servitude,  et,  sans  un  accident  heureux,  l'auraient  prolongée 
pour  jamais.  Sans  la  connaissance  et  l'examen  réfléchi  de  son  passé, 
on  comprendrait  mal  ce  que  ion  caractère  aujourd'hui  a  de  vraiment 
individuel;  il  est  donc  nécessaire  avant  tout  de  jeter  nn  rapide  coup 
d'œil  sur  cette  vie  latente  de  six  siècles  qui  a  précédé  l'instant  où  il 
s'est  dégagé  de  ses  propres  ténèbres  :  vie  un  peu  mêlée  à  celle  de 
ses  maîtres  et  de  ses  voisins,  parce  qu'il  le  fut  trop  souvent  lui-même 
à  leurs  passions  et  à  leurs  Intérêts,  mais  qui  s'en  détache  par  certains 

63. 


984  RBVCE  DES  DEUX  MONDES. 

f'nènemens  matériels  ou  moraux  qui  n*appartienncnt  qu'à  lui,  qu'on 
lie  saurait  attribuer  à  nul  autre. 

Le  peuple  belge,  celui  que  nous  voyons  aujourd'hui  régulièrement 
constitué,  est  descendu,  comme  toutes  les  autres  nationalités  euro- 
péennes, de  la  société  religieuse  du  moyen-âge;  seulement  il  en  est 
sorti,  non  point  tout  d*une  pièce  et  compacte,  mais  par  fragmens  et 
|)ar  lambeaux.  C/est  ce  qui  fait  qu'il  semble  né  d*hicr.  Ici  les  chances, 
les  vices  même  de  l'établissement  féodal,  ont  laissé  tomber  une  se- 
mence  impérissable  dans  les  entrailles  de  la  civilisation,  et  en  ont 
en  même  temps  étouffé  le  développement.  Gouvernés  par  des  vas- 
saux de  la  couronne  de  France,  les  comtés  de  Flandre,  de  Hainaut 
et  de  Namur,  ainsi  que  le  duché  de  Brabant,  si  proches  du  foyer  dé 
puissance  dont  rayonnait  celle  de  leurs  seigneurs,  auraient  dû,  dans 
le  cours  naturel  des  progrès  et  des  envahissemens  de  l'unité  monar- 
chique, y  faire  retour  long-temps  avant  toutes  les  autres  provinces 
du  royaume.  S'il  en  est,  au  contraire,  qui  semblaient  ne  devoir 
jamais  se  reprendre  au  grand  corps  dont  elles  avaient  été  démem- 
brées, c'étaient  bien  plutôt  celles  dont  la  position  excentrique,  re- 
culée encore  par  la  barrière  de  la  Loire,  protégeait  l'isolement.  Ce- 
pendant il  est  arrivé  que  les  rois  de  France  ont  flni  par  arracher 
même  la  Guienne  à  des  feudataires  aussi  redoutables  que  Tétaient 
les  rois  d'Angleterre ,  et  quoique,  depuis  Philippe-Auguste  jusqu'à 
Louis  XIV,  aucun  n'ait  perdu  de  vue  la  nécessité  de  reconquérir 
les  provinces  belges,  ils  n'ont  réussi,  en  déflnitive,  qu'à  en  recou- 
vrer la  limite  extrême.  Tout  a  tourné  contre  eux  :  leur  politique  tra- 
ditionnelle, leurs  desseins  les  mieux  préparés,  et  le  hasard  même, 
qui  amenait  des  dés  si  imprévus  dans  le  jeu  de  la  loterie  féodale. 

Ainsi,  l'affranchissement  des  communes  a  plus  gagné  de  villes  aux 
monarques  français  que  leur  bon  droit  et  leur  épée.  C'est  pourtant 
ce  grand  acte  imité  par  le  seigneur  de  la  Flandre  qui  a  commencé  à 
éloigner  d'eux  la  possibilité  de  la  lui  reprendre  un  jour.  Par  des 
causes  qu'il  serait  superflu  d'énumérer  ici ,  les  communes  de  cette 
petite  contrée  s'élevèrent  bientôt  à  un  si  haut  degré  de  force  et  de 
richesse,  que,  rien  qu'en  agitant  la  bannière  de  leurs  métiers,  depuis 
Ypres  jusqu'au  port  de  Damme,  elles  faisaient  sortir  du  sol  des 
armées  d'artisans,  et  voyaient  se  hérisser  les  remparts  des  outils  du 
travail  aiguisés  en  instrumens  de  guerre.  Là,  le  contrepoids  que  les 
rois  avaient  voulu  établir  pour  balancer  la  puissance  de  leurs  grands 
vassaux  rompit  de  lui-même  un  pénible  équilibre.  La  bourgeoisie, 
devenue  puissance  à  son  tour,  n'était  fidèle  à  son  maître  que  quand 


LA   BELGIQUE.  985 

il  combattait  son  seigneur  suzerain;  elle  se  tournait  contre  lui  dès 
qu'il  agissait  en  vassal.  Il  y  eut  des  jours  funestes  où  la  Flandre  tint 
toute  la  monarchie  en  ùcliec,  où  Ton  vit  la  fleur  de  la  chevalerie 
française  moissonnée  en  rase  campagne  sous  sa  faux  plébéienne. 
Ainsi»  la  sanglante  bataille  des  Éperons  d*or  fut  TAlhama  du  roi 
Philippe-le-Bel. 

C'est  là  le  moment  précis  où  le  peuple  belge  commence  à  se  sé- 
parer de  Tunité  française  :  il  faut  remonter  aussi  haut,  si  Ton  veut 
rassembler  les  origines  éparses  de  sa  nationalité  présente.  C'est  dans 
le  creuset  des  passions  populaires  du  xiii''  et  du  xiV  siècle  que  se 
jette  et  s'élabore  l'élément  flamand,  le  plus  considérable  et  le  plus 
ancien  de  tous.  On  voit  poindre  alors  et  grandir  une  de  ces  animo- 
sités  farouches  qui  individualisent  les  peuples,  car  tous  ont  com- 
mencé parla  haine  de  l'étranger.  Du  jour  où  les  communes  de  Flandre 
ont  combattu  l'armée  royale  et  l'ont  vaincue,  le  Flamand  se  distingue 
du  Français,  son  voisin,  par  une  antipathie  prononcée,  plus  encore 
que  par  son  langage.  C'est  la  haine  de  l'Écossais  pour  l'Anglais,  si 
vivace  à  la  même  époque,  haine  que  le  temps  affaiblira  et  qui  finira 
par  disparaître,  comme  elle  est  effacée  à  présent  sur  les  deux  bords 
de  la  Tweed ,  si  la  fusion  s'opère  à  temps  entre  les  deux  peuples , 
mais  qui  se  transformera ,  du  côté  du  plus  faible,  en  une  habitude  de 
défiance  ombrageuse,  s'ils  continuent  ft  vivre  séparés.  Pendant  la 
première  période  de  la  puissance  communale  dans  le  nord,  qui  em- 
brasse tout  le  temps  de  la  splendeur  de  la  commune  de  Gand  et  se 
termine  à  la  bataille  de  Roosebeeck  (1381),  où  le  second  Artevelde 
périt,  le  comte  de  Flandre  demeure  attaché  à  la  France,  parce  qu'il 
ne  peut  rien  sans  son  secours;  ses  partisans  en  minorité  sont  flétris 
du  nom  de  Liliards,  et  trouvent  plus  d'une  fois  leurs  vêpres  sici- 
liennes. II  y  a  enfin  une  sorte  de  nationalité  flamande  prolongée 
jusque  vers  l'Allemagne,  qui  fait  front  6  la  nationalité  française. 

En  même  temps,  deux  faits  d'un  parallélisme  bien  remarquable 
vont  se  répéter  de  siècle  en  siècle  :  d'un  côté,  les  efforts  infructueux 
de  la  monarchie  française  pour  rentrer  en  possession  des  provinces 
septentrionales  qui  ont  relevé  d'elle,  et  de  l'autre,  dans  ces  mômes 
provinces,  des  symptômes  réitérés  d'existence  individuelle,  n'abou- 
tissant jamais  jusqu*6  constituer  l'individu. 

Pourquoi  ces  deux  tentatives  contraires ,  dont  l'Issue  semble  n'a- 
voir pu  être  semblable,  échouèrent-elles  également?  Nous  Talions 
expliquer.  Il  se  présenta  deux  fois,  à  cent  ans  d'intervalle,  une  heure 
décisive  et  solennelle  où  les  rois  de  France  auraient  pu,  grâce  aux 


966  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

lois  féodales,  s'emparer  de  la  plus  grande  partie  de  la  Belgique  et  la 
réunir  à  leur  empire.  Cette  heure  qui  passe  et  qui  ne  revient  plus»  eux 
la  virent  deux  fois»  et  deux  fois  ils  la  saisirent  mal.  Elle  sonna  d'abord 
en  1379,  vers  l'époque  de  la  chute  de  la  commune  gantoise.  I^e  comte 
de  Flandre,  Louis  de  Maie,  tout  dévoué  à  la  France,  n'avait  qu'une 
fille;  unie  à  un  prince  français,  elle  rapportait  à  la  couronne  le  riche 
domaine  que  le  temps  en  avait  distrait.  Charles  Y,  il  est  vrai,  ne  laissa 
point  échapper  une  occasion  si  belle,  mais  il  fit  la  faute  de  donner 
la  main  de  Marguerite  à  son  frère  Philippe-le-Hardi,  déjà  maître,  par 
suite  d'une  première  faute,  du  duché  de  Bourgogne  à  titre  d'apanage 
héréditaire,  et  l'état  bourguignon  s'éleva,  en  face  de  la  France,  plus 
considérable  un  moment  que  la  vieille  monarchie  même.  Un  con- 
cours d'évènemens  identiques  se  reproduisit  à  l'extinction  de  la 
ligne  masculine  de  cette  maison  ducale  dans  la  personne  de  Charles- 
le-Téméraire.  Une  jeune  fille  hérite  alors  de  tout  cet  amas  de  puis- 
sance qu'avait  laissé  s'accumuler  l'imprudence  d'un  roi  réputé  sage. 
Louis  XI ,  dont  on  admire  tant  le  génie  politique ,  tombe  dans  la 
même  erreur  et  favorise,  par  sa  manie  des  intrigues  ténébreuses, 
Tavénement  d'une  puissance  plus  colossale  encore.  Au  lieu  de  préci- 
piter, par  une  invasion  rapide,  le  mariage  de  Marie  avec  le  dauphin, 
il  attend  de  la  corruption ,  pratiquée  sous  main ,  ce  que  la  conquête 
seule  lui  aurait  donné.  Pendant  qu'il  complote  sourdement,  le  feu 
mal  éteint  des  rébellions  communales  se  rallume;  les  partisans  de  la 
France,  Hugonet  et  Imbercourt,  sont  décapités  sur  la  place  publique 
de  Gand,  et  le  peuple  victorieux  donne  à  Maximilien  d'Autriche  la 
main  de  sa  duchesse  éplorée  :  événement  capital  d'où  sortit  le  mons- 
trueux empire  de  Charles-Quint,  comme  un  siècle  auparavant  un 
autre  mariage  avait  suscité  l'essor  de  la  puissance  bourguignonne; 
occasion  deux  fois  perdue  qui  ne  devait  plus  se  retrouver,  car  l'ins- 
titution féodale  marchait  rapidement  à  sa  décadence,  et  les  droits  de 
là  couronne  allaient  se  prescrire  sans  retour.  Depuis  ce  moment,  la 
France,  toujours  attentive  aux  nécessités  de  sa  position  géographique, 
ne  put  convoiter  la  possession  de  la  Belgique  sans  troubler  le  nouvel 
équilibre  peu  à  peu  substitué  en  Europe  à  l'anarchie  politique  des 
temps  que  nous  venons  de  parcourir. 

Comment,  de  leur  côté,  les  communes  flamandes  laissèrentr-eUes 
passer  l'occasion  de  s'élever  au  rang  de  peuple,  et  usèrent-elles  dans 
des  actes  déréglés  de  pouvoir  une  force  qui,  mieux  ménagée,  les  eût 
conduites  peut-être  à  la  conquête  paisible  de  leur  indépendanee? 
C'est  qu'elles  étaient  des  communes,  et  rien  de  plus;  souveraines  à  ee 


tk  BBL6IQUB.  987 

litre,  tontes  les  feîs  qae  la  feiblesse  de  lenrs  maîtres  relâchait  lesliens 
de  leur  ^éissance ,  mats  incapables,  sons  Tempire  du  principe  qui 
les  avait  fondées,  d*y  substituer  les  nœads  plas  durables  tfui  forment 
les  nations.  La  liberté  au  moyen-Age  diffère  essentiellement  de  la 
liberté  moderne  :  elle  était  une  exception  au  sein  delà  servitude  so- 
ciale hiérarchiqnemet  t>rg9nisée ,  nnt  franchise  pour  tout  eiprimer 
d*Bn  mot,  tandis  que  ceHe-ci  est  un  droit  universel  dont  les  besoins 
senis  de  la  société  autorisent  à  fimiter  Tusage.  Aussi,  comme  il  lui 
manquait  la  facidté  de  généralisation  qui  distingue  la  nôtre,  elle  ne 
dépassa  point  les  bornes  étroites  de  la  cHé ,  et  eut  tous  les  vices  de 
Tégofsme,  Torguefl,  Tambition,  Famonr  exclusif  de  soi-même  etl'iri- 
dîfférence  pour  autrui.  Les  communes  étaient  despotiques  et  jalouses 
comme  tous  les  privilégiés;  satisfaites  de  leurs  chartes,  soucieuses  seu- 
lement d*en  assurer  le  respect,  elles  ne  songeaient  pas  phis  à  combat- 
tre en  dehors  d*elles  le  principe  de  la  servitude  que  les  affranchis,  dans 
rantiquké,  n*avaient  eu  la  pensée  généreuse  de  détruire  Vesdavage. 
La  patrie,  pour  chacune  d'elles,  commençait  au  pied  de  leur  beffitrf 
et  finissait  à  leurs  murailles,  et  chacune  d'elles  voyait  dans  sa  voisine 
une  rivale  que  l'instinct  de  l'envie  désignait  ft  sa  haine.  Si  un  danget 
commun  les  forçait  parfois  k  se  coaliser,  le  retour  de  la  sécurité  ve- 
nait les  replonger  bientôt  dans  l'isolement  de  leurs  antipathies  fu- 
rieuses. Bruges  était  Capulet  à  Gand ,  et  Gand  lui  était  Montaigu; 
cette  même  cité  de  Bruges  s'efforçait,  dès  qu'elle  croyait  l'occasion 
favorable ,  de  ramener  sous  së  juridiction  les  campagnes  environ- 
nantes qu'une  sorte  de  charte  rdrale  en  avait  détachées  sous  le  nom 
de  Franc.  Telles  furent,  sous  un  autre  aspect,  les  tendances  funestes 
des  républiques  italiennes,  filles  maHieoreuses  de  la  démocratie  du 
moyen-dgc,  qui  s'entredécbirèrent  leseîn  avant  l'aurore  de  la  liberté 
moderne.  S'il  faut  s'étonner  de  quelque  chose,  c'est  que  Bruges, 
Ypres,  Courtray,  villes  indépendantes  de  fait,  ne  l'aient  point  été  un 
moment  de  droit  comme  d'autres  cités  moins  riches  au-delà  des 
monts;  c'est  que  Gand  surtout ,  qui ,  sous  la  conduite  de  ses  deux 
grands  ruwaertSy  Jacques  et  Philippe  d'Artevelde,  levait  des  armées, 
organisait  des  confédérations  municipales,  signait  des  traités  de 
commerce  et  d'alliance  avec  les  rois  d'Angleterre,  n'ait  point  ambi- 
tionné l'honneur  de  former  un  état  distinct  à  l'exemple  de  Pise  et  de 
Florence.  Mais  qu'une  nation  flamande  ne  soit  pas  sortie  de  ces 
jours  lointains  de  grandeur  et  de  prospérité,  cela  ne  doit  point  nous 
surprendre.  Y  a-t-il  de  nos  jours  une  patrie  italienne,  à  moins  que 
vous  ne  donniez  ce  nom  à  l'objet  déplorable  de  Famour  sans  espoir 


M8  AETUB  »BS  DWOX  HOXDBS. 

et  des  regreto  amen  de  ? iogt  peuples,  ennemis  qnand  Ss 
poissans,  récoodliés  depuis  qa*Us  ont  perdu  la  force  d'être 
Gomme  eoi,  la  Flandre  laissa  passer  une  occasion  prêdeose,  et 
venae  l'héritage  d'un  César  maître  des  deux  bémisplières, 
eux  aussi,  elle  ne  la  retrouva  plus. 

Cependant  un  second  élément  national  conconraît  à  former  le 
ractère  de  ce  peuple  dont  le  nom  n'apparaîtra  qu'au  xix*  siède.  Ces! 
dans  les  provinces  waUannes  ou  françaises  que  nous  le 
Là  p  au  moyeu-âge,  fl  n'y  avait  pas  de  langue  qui  étsMit  déjfc 
barrière  naturelle  entre  des  provinces  dépendantes  d'une  même 
ronne,  et  justiGAt  jusqu'à  un  certain  point  leur  séparation  politii|ae. 
On  parlait,  dans  les  comtés  de  Hainaut  et  de  Namur,  ainsi  que 
Tévéché  de  Liège,  l'idiome  dominant  en-deçà  de  la  Loire.  Le 
actuel  n'est  autre  chose  que  la  langue  d'ofi  ou  d'oui  qui  est  loadiée 
i  l'état  de  patob  en  demeurant  au  fond  du  peuple.  Nous  ne  dooiOBS 
point  que  cette  dégénérescence  ne  soit  due  aux  circonstances  qm 
rejetèrent  une  fraction  de  la  famille  française  en  dehors  de  h  France 
politique.  Pendant  que  la  langue  parlée  par  celle-ci  suivait  les  progrès 
d'un  état  destiné  à  occuper  un  rang  si  élevé  dans  la  ciTOisation ,  le 
vieil  idiome  s'immobilisait  dans  les  extrémités  mortes,  pour  ainsi 
dire,  où  ne  circulait  plus  la  sève  du  tronc  principal.  Ce  serait  mie 
étude  intéressante  à  faire  que  de  rechercher,  au  moyen  de  la  phao- 
logie,  l'instant  précis  où  les  modiGcations  de  la  langue  d*oni  s'arrê- 
tent dans  le  nord,  où  elle  y  devient  stationnaire  ou  plutôt  croupis- 
sante sous  la  forme  du  wallon.  Je  suis  convaincu  que  cet  instant  coïn- 
ciderait avec  l'époque  où  l'action  du  foyer,  jusque-là  commun,  cesse 
de  s'y  faire  sentir,  par  suite  des  circonstances  qui  détachèrent  défi- 
nitivement ces  provinces  du  reste  de  la  monarchie. 

La  partie  française  de  la  Belgique  n'a  guère  d'histoire  propre  au 
moyen-âge.  Le  Hainaut,  le  comté  de  Namur,  le  Luxembourg  même, 
suivent  la  destinée  de  la  Flandre,  lorsque  des  alliances  de  lamiDe  les 
réunissent  sous  le  sceptre  d'un  même  seigneur.  L'évèclié  de  Liège, 
qui  dépend  de  l'empire,  a  seul  des  annales  intéressantes,  et  la  vie 
municipale  de  la  commune  liégeoise  offre  des  traits  de  resseipUance 
avec  celle  des  grandes  cités  flamandes.  Les  Liégeois  sont  presque 
toujours  en  guerre  ouverte  avec  leur  évêque,  qu'ils  assiègent  dans 
son  palais  épiscopal,  qu'ils  déposent  parfois,  et  que  parfois  ils  massa- 
crent. Eux  aussi  lèvent  des  armées  redoutables;  eux  aussi,  avec  leurs 
piques  et  leurs  maillets,  ne  craignent  pas  d'affronter  sur  les  champs 
de  bataille  les  lances  de  la  gendarmerie  bardée  de  fer.  On  cite  d'eux 


LA  BELGIQUE.  989 

des  actions  d*UD  héroïsme  sauvage»  comme  on  en  trouve  dans  toutes 
les  luttes  de  la  liberté,  d'intrépides  dévouemens  qui  n*eussent  pas 
déparé  les  journées  de  Sempach  et  de  Morat,  mais  qui  n*ont  point 
retenti  dans  Thistoire,  parce  qu'il  ne  sufQt  pas  de  Tenthousiasme  du 
patriotisme  pour  illustrer  un  peuple  :  il  faut  que  le  sang  de  ses  holo- 
caustes ait  rejailli  sur  Tautel  de  la  civilisation  et  Tait  sanctifié,  et 
jamais  la  postérité  ne  tient  compte  des  sacrifices  qui  furent  inutiles  à 
la  cause  du  genre  humain.  Comme  on  le  voit,  Télément  français, 
quoique  partie  constitutive  de  la  nationalité  belge,  a  moins  de  vie, 
de  puissance  et  d'originalité  que  l'élément  flamand.  Mais,  entre  deux 
fragmens  de  peuple  ayant  passé  déjà  par  les  mêmes  phases  de  Tin- 
dépendance  communale,  la  fusion  sera  facile,  et  elle  s'opérera  peu  à 
peu  sous  le  régime  des  ducs  de  Bourgogne ,  lorsque ,  soudés  l'un  à 
Tautre  par  une  force  supérieure,  ils  se  seront  accoutumés  h  vivre 
d'une  vie  commune,  à  partager  les  mêmes  sentimens,  les  mêmes 
passions  et  la  même  fortune. 

C'est  ainsi  que  U  Belgique  actuelle  pénètre  par  ses  racines  jusqu'au 
fond  du  moyen-âge,  racines  si  vivaces,  que,  labourées  avec  le  sol  qui 
les  avait  reçues  et  toujours  foulées  sous  les  pas  des  conquérans ,  il 
en  devait  jaillir  sans  cesse  des  rejetons  nouveaux.  Maintenant  il  faut 
redescendre  tout  d'un  coup  jusqu'au  xvi*  siècle  pour  retrouver  une 
seconde  expansion  de  cette  sève  qui  mérite  de  fixer  nos  regards.  Les 
communes  ne  sont  plus  :  le  feu  des  discordes  populaires  s'est  retiré 
de  tous  ces  foyers  épars  pour  aller  se  concentrer  sur  un  plus  vaste 
théâtre;  mais  le  génie  de  la  liberté  municipale  a  laissé  trop  de  fer- 
mens  d'agitation  au  sein  des  provinces  belges  pour  qu'elles  soient 
les  dernières  à  se  précipiter  dans  l'arène  nouvelle  des  passions  hu- 
maines. La  réforme  vient  remuer  le  monde  :  des  troubles  éclatent  aus- 
sitôt dans  les  Pays-Bas.  C'est  à  ces  troubles  que  la  Hollande  doit  son 
origine  et  sa  rapide  splendeur  :  lé  rôle  du  peuple  belge,  qui  retomba 
sous  le  joug  de  l'Espagne,  s'en  est  trouvé  obscurci.  Cependant  la  lutte, 
de  son  côté,  ne  fut  ni  moins  acharnée  ni  moins  glorieuse.  Peut-^tre  la 
Providence  ne  voulut-elle  pas  qu'une  nation  continentale  autant  que 
maritime  s'élevât  aux  portes  de  la  France ,  car  si  Philippe  II  et  ses 
succeseurs  n'avaient  point  réussi  à  faire  rentrer  dans  le  devoir  la  partie 
méridionale  des  provinces  révoltées,  il  n'y  aurait  eu  qu'une  républi- 
que depuis  les  bords  du  Zuiderzée  jusqu'aux  portes  d' Arras;  la  réforme 
aurait  accompli  pour  jamais  ce  que  la  diplomatie  a  tenté  vainement 
de  fonder  en  1815.  Les  Hollandais  alors  différaient  peu  des  Flamands, 
dont  ils  n'avaient  d'ailleurs  ni  les  richesses  ni  la  célébrité;  une  même 


090  REVUB  BBft  RBKIL  MONDES. 

foi  les  eût  rapidement  confondus,  le  dissentiflieBi  rdigieax  le»  ntpmë 
sans  retour.  IL  y  avait  sans  doute  dans  la  nature  des  Belges,  pas- 
sionnés pour  lart  au  même  degré  au  moins  que  les  Français,  cet 
instinct  des  croyances  e&pansives  et  rayoûBantes-  qui  est  incooqMH 
tible  avec  les  dogmes  arides  du  protestantisme.  Qttind  ib  eurent 
épuisé  dans  une  insurrection  stérile  le  reste  d^inquiéiude  qui  leur 
venait  des  anciennes  querelles  communales,  ils  acceptèrent  de  nou- 
veau la  domination  lointaine  de  leurs  maîtres,  ei  e^ër enl  dans  une 
longue  période  d*anéantissement  social  et  de  léthargie  pditique^pour 
ne  plus  se  réveiller  qu'au  bcuit  précufseur  des  tempêtes  maderneft. 
Mais  de  leur  insurrection  du  mw  siècle  sortit  pour  eux  un  dernier  élé- 
ment de  patriotisme  qu'une  longue  inunobilité  devait  préserver  lon^ 
temps  de  toute  atteinte;  nous  voulons  parler  de  cet  attachement  pre»> 
que  fanatique  au  catholicisme  qui  forjBe  aujourd'hai  encore  un  des 
côtés  les  plus  saillans  de  leur  caractère  nationaL 

Ce  n'est  pas  qu'ils  aient  passé  sans  transition  de  leur  eiistence 
si  turbulente  du  x\v  siècle  à  l'inertie  végétative  des  deux  âges  soi- 
vans.  L'Espagne,  effrayée  peut-être  de  leur  impatience  naturelle, 
et  désespérant  de  les  contenir  de  si  loin,  s'ils  tentaient  de  se  soulever 
encore ,  voulut  les  constituer  en  on  état  séparé  qui  aurait  été  gau- 
verué  par  une  dynastie  nouvelle  issue  de  la  maison  d'Aatriciie.  Cette 
combinaison  prudente  eût  peutrétre  changé  le  cours  de  leur  destinée 
nationale  y  si  les  archiducs  Albert  et  Isabelle,  en  faveur  de  qui  die 
a>ait  été  faite,  avaient  laissé  une  postérité.  Le  règne  trop  eonrt  de 
CCS  princes  est  cependant  resté  dans  la  mémoire  du  pays,  et  ce  qui 
le  lui  rend  cher  encore,  c'est  qu'il  fut  illustré  par  Rubens,  le  Michel- 
Ange  flamand,  et  par  sa  splendide  école. 

Nous  touchons  à  l'iiistoire  moderne ,  et,  sur  le  chemin  où  nous 
avons  suivi  pas  à  pas  la  trace  si  souvent  effacée  de  la  nationalité  belge» 
c'est  encore  .une  levée  de  boucliers  qui  nous  arrête  au  bord  de  l'aUine 
de  89.  Chose  étrange  et  qui  mérite  bien  de  fixer  l'attention  des  lec- 
teurs français,  pendant  que  l'esprit  régénérateur  du  xvin*  siède 
souffle  sur  les  peuples  et  sur  les  rois>  la  Belgique  seule,  comme  cette 
princesse  des  contes  de  fées  qui  dormit  cent  ans,  se  réveille  dana 
ses  vêtemens  gothiq^s  et  se  lève  pour  agiter  une  dernière  ibis  de- 
vant son  souverain  la  vieille  bannière  communale;  car  .G*est  sous  ce 
jour  qju'on  doit  envisager  l'insurrection  briabançonne,  qui  a  pesaê 
inaperçue  au  milieu  des  convulsions  d'une  société  espiraote«  Cette 
révolution  (  puisqu'elle  pwla  un  aussi  grand  nom  )  est  tout»  féo- 
dale et  recule  vers  le  moyen-âge  :  eUe  n'emprunte  au.xviii*  siède 


LA  BBLCIQVE.  991 

que  sa  date.  La  Belgique,  pétrifiée»  pour  ainsi  dire,  par  l'habitude 
d*un  despotisme  d'ailleurs  paternel,  n'avait  pas  fait  un  pas  en  avant 
depuis  l'époque  d'Albert  et  d'Isabelle.  Elle  en  ètnt  encore  à  ses 
vieilles  franchises  de  villes  et  de  provinces,  pendant  que  le  cri  d'éga- 
lité faisait  tressaillir  les  échos  des  deux  mondes.  C'est  d'elle  qu'on 
pouvait  dire  qu'elle  n'avait  ni  rien  appris  ni  rien  oublié.  Et  eda  VA 
si  loin,  qu'au  rebours  des  autres  révolutions  contemporaines,  les 
rôles  naturels  sont  intervertis  dans  celle-ci.  C'est  du  trône  que  des- 
cendent les  réformes,  et  c'est  le  peuple  qui  les  repousse.  Joseph  II 
était  un  de  ces  disciples  couronnés  de  Voltaire,  qui,  faisant  dans  leur 
esprit  un  compromis  bizarre  des  devoirs  du  philosophe  avec  les  droits 
du  monarque,  entendaient  pousser  le  progrès  à  coups  de  bon  plaisir. 
Son  peuple  des  Pays-Bas ,  isolé  du  reste  de  l'empire ,  lui  parut  mer- 
veilleusement propre  aux  expérimentations  de  sa  royale  fantaisie.  Par 
malheur,  les  Belges  ne  virent  en  lui  que  leur  comte  et  leur  duc  d'auf* 
trefois  qui  déchirait  de  respectables  privilèges.  Les  Brabançons, 
entre  autres,  avaientconservé  leur  antique  charte  sous  le  nom  de 
joyeuse  entrée ,  charte  que  Joseph  II  avait  jurée  ft  son  avènement, 
et  que,  dans  son  ardeur  pour  les  nouveautés,  il  n'hésita  pas  à  violer  : 
de  là  cette  insurrection  organisée  dans  les  couvens ,  légalisée  dans 
les  assemblées  provinciales,  et  soutenue  par  une  armée  de  la  foi.  li 
y  avait  sans  doute  au  milieu  de  tout  cela  un  parti  des  idées  modernes; 
mais  il  était  très  faible  encore,  et  Yonck,  qui  les  représentait  à  côté 
de  Yandemoot,  le  tribun  gothique ,  voulut  en  vain  imprimer  au 
mouvement  une  direction  plus  conforme  au  génie] de  son  temps. 
Lorsque  le  sort  des  batailles  eut  donné  ensuite  la  Belgique  à  la  répu- 
blique française,  celle-ci  trouva  la  révotte  étouffée;  mais,  confondant 
habilement  avec  sa  propre  cause  celle  d'un  peuple  opprimé  an  cob* 
traire  pour  son  attachement  à  l'ordre  social  qu'elle  venait  de  détruire, 
elle  ne  voulut  voir  dans  la  révolution  brabançonne  que  le  fait  exté- 
rieur de  la  résistance  aux  volontés  d'un  despote,  et  la  convention,  sur 
la  requête  de  quelques  clubs  où  s'agitait  la  lie  du  peuple  conquis  et 
de  l'armée  conquérante ,  seiiéta  de  décréter  la  réunion  des  Pays-Bas 
autrichiens  au  territoire  français ,  malgré  les  protestations  impois- 
santes des  véritables  patriotes,  dont  elle  feignait  de  remplir  le  vœu 
le  plus  ardent. 

Résumons-nous  ici.  I>ès  le  xnr  siècle,  le  peuple  belge  apparaît 
dans  ses  républiques  municipales;  dès  le  mY*",  les  deux  élémens,  fla- 
mand et  wallon,  dont  il  est  composé,  se  joignent  et  se  combinent. 
Dans  la  période  suivante,  il  prend  part  aux  sanglantes  querelles  de 


992  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  réforme ,  et  ne  s*en  retire  que  plus  dévoué  à  la  croyance  catho- 
lique, et  lorsque  les  révolutions  nouvelles  éclatent,  il  lui  est  resté  de 
toutes  ses  épreuves  un  caractère  national  si  bien  à  lui ,  que  seul  on 
le  voit  remonter  péniblement  son  passé,  tandis  que  le  reste  du  monde 
se  précipite  en  désordre,  à  la  voix  de  la  France,  sur  la  pente  de 
Tavenir. 

La  domination  française  altéra  jusqu*à  un  certain  point  Torigi- 
nalité  de  ce  peuple  si  long-temps  stationnaire.  En  Tenchaînant  à 
son  destin,  la  république  le  contraignit  d'entrer  dans  le  courant 
du  siècle.  Par  la  suppression  des  couvens,  elle  détruisit  Tinfluence 
temporelle  de  la  religion  ;  par  la  vente  de  leurs  biens,  devenus  na- 
tionaux, elle  démocratisa  la  propriété.  L'empire  consomma  cette 
œuvre  de  rénovation ,  et  le  code  civil ,  qu  il  aura  la  gloire  d'avoir 
rendu  partout  également  populaire,  a  constitué  sans  retour  la  société 
belge  sur  le  modèle  de  la  société  française.  Ce  sont  là  dlmmenses 
réformes;  de  même  qu'en  France,  elles  n'ont  point  eu  leur  restaura- 
tion. La  réaction  de  18U  ne  fut  que  politique;  la  conquête  de  179^ 
avait  été  sociale.  C'est  pourquoi,  dans  le  grand  classement  des  na- 
tions modernes,  la  Belgique  occupe  désormais  sa  place  du  cOté  où 
campent  les  forces  de  la  révolution,  et,  sous  peine  de  suicide  natio- 
nal, il  ne  lui  est  pas  permis  d'être  transfuge.  La  Belgique  est  fran- 
çaise par  ses  lois,  par  l'institution  nouvelle  de  la  propriété,  par  la 
suppression  de  ses  anciennes  castes,  et  surtout  par  cette  vie  intime 
d'un  quart  de  siècle,  par  ces  souvenirs  brillans  de  périls  et  de  gloire 
partagés  avec  la  France  impériale,  que,  dans  son  juste  orgueil,  elle 
ne  répudiera  jamais.  Quelques  années  enGn  lui  ont  suffi,  dans  le  der- 
nier siècle,  pour  franchir  la  distance  énorme  qui  la  séparait  du  peuple 
progressif  par  excellence.  Mais  on  aurait  tort  d'en  conclure  qu'une 
nation  qui  avait  tant  gardé  de  son  passé  ait  pu  se  transformer  radica- 
lement dans  une  crise  aussi  courte  qu'elle  fut  terrible.  Quoique  initiée 
à  une  existence  nouvelle,  elle  est  toujours  au  fond  la  fille  posthume 
du  moyen-âge.  Elle  lui  doit  toujours  ce  qu'elle  a  de  force  et  de  vita- 
lité propre,  et  tant  de  traits  qui  la  distinguent  de  la  famille  fran- 
çaise. Sa  résistance  de  quinze  ans  au  mariage  que  lui  avait  imposé  la 
sainte-alliance  l'a  bien  prouvé,  et  la  pensée  de  cette  résistance  ne  lui 
est  pas  venue  après  coup,  comme  on  le  croit  généralement.  Elle  a 
précédé  l'union  même.  En  effet  les  notables,  consultés  en  1814  pour 
l'acceptation  de  la  loi  fondamentale,  la  repoussèrent  à  la  majorité  des 
votes  :  le  souverain  du  nouveau  royaume,  imitant  l'exemple  de  la 
convention,  passa  outre;  mais  le  fait  a  subsisté.  Plus  tard,  quand  la 


LA  BELGIQUE.  993 

Belgique  s'insurgeait  contre  ce  roi ,  le  plus  libéral  après  tout  qui  fût 
alors  en  Europe,  quand  elle  le  combattait  avec  les  armes  de  la  reli- 
gion ,  au  moment  où  la  religion  se  rendait  odieuse  à  la  France  nou- 
velle, ce  n'était  point,  il  faut  en  convenir,  à  rinfluencé  des  idées  fran- 
çaises qu'elle  obéissait.  Quoique  le  temps  l'eût  bien  changée,  elle 
retrouva  dans  Guillaume  P**  un  second  Joseph  II,  et  les  anciens  partis 
de  Vonck  et  de  Vandernoot  se  reformèrent  sous  d'autres  noms.  Seul, 
le  libéralisme  ne  serait  jamais  parvenu  à  creuser  un  abîme  entre  la 
Belgique  et  la  Hollande;  il  avait  même  commencé  par  se  caser  dans 
la  nouvelle  patrie  que  les  traités  lui  avaient  faite.  Les  seuls  dissolvans 
vraiment  actifs  de  la  combinaison  néerlandaise  de  1815,  ce  furent 
l'incompatibilité  des  croyances  religieuses  et  la  recrudescence  des 
anciennes  rancunes  populaires.  Ainsi  le  clergé  ne  voulut  pas  rece- 
voir, dans  un  collège  fondé  par  un  roi  protestant,  l'éducation  libé- 
rale qu'il  se  donne  aujourd'hui  dans  ses  séminaires  et  dans  son  uni- 
versité; les  Flamands  refusèrent  de  parler  la  langue  hollandaise,  qui 
diffère  si  peu  de  la  leur;  tous  furent  insensibles  h  la  prospérité  nou- 
velle qu'ils  devaient  au  partage  du  commerce  des  Indes;  bien  peu 
balancèrent  à  en  faire  le  sacrifice,  quand  le  contre-coup  des  évène- 
mens  de  juillet  eut  précipité  le  dénouement  de  leur  propre  drame, 
et  le  drapeau  qu'ils  déployèrent  alors,  ce  furent  ces  mêmes  couleurs 
brabançonnes  que  les  métiers  et  les  couvens  avaient  promenées  en  89, 
dans  des  processions  moins  fameuses,  mais  plus  étranges  encore  que 
celles  de  la  ligue. 

Tel  était,  lorsque  sa  propre  révolution  éclata ,  le  peuple  qui,  après 
s'être  vu  pendant  tant  de  siècles  le  jouet  et  la  proie  de  la  politique, 
parvenait  enfin  pour  la  première  fois  à  proclamer  son  indépendance. 
Nous  ne  rappellerons  pas  les  circonstances  particulières  auxquelles 
il  doit  d'avoir  pu  la  faire  accepter  par  les  puissances  dont  le  concours 
règle  le  sort  du  monde;  nous  voulons  seulement  insister  sur  un  fait 
assez  considérable  dès  aujourd'hui  pour  qu'on  se  donne  la  peine  de  le 
méditer.  Depuis  douze  ans,  la  Belgique  s'appartient  et  vit  d'une  vie  qui 
lui  est  propre  :  en  douze  ans,  un  peuple  qui  serait  né  tout  entier  dans 
une  heure  d'enfantement  et  de  trouble  ne  serait  rien  encore;  mais 
si,  conune  nous  venons  de  le  montrer,  il  compte  son  passé  par  siè- 
cles, s'il  est  arrivé  jusqu'à  notre  époque  avec  une  individualité  que 
ni  les  vicissitudes  de  son  servage  constant,  ni  Faction  irrésistible  des 
âges,  n'ont  pu  entièrement  effacer,  il  a  eu  le  temps  déjà  de  recon- 
quérir son  histoire  et  de  fixer  les  conditions  de  son  avenir.  Aussi  le 
travail  de  la  nationalité  belge,  dans  cette  durée  si  bornée  encore  de 


^%  REVUE  W&  DKCX  MONDES. 

«on  établissement  nouveau ,  a  été  rapide  et  continu^  Cette  Bc^gMluc^ 
<]u*on  prenait  d*abord  pour  un  accident,  a  senti  le  besoin  de  dés^ 
abuser  l'Europe;  elle  a  compris  rimportance  qu'il  y  a  pour  les  petits 
peuples  à  s*emparer  de  leur  terrain»  et  chaque  heure  de  sa  liberté  « 
été  pour  elle  une  heure  féconde  et  précieuse.  Tout  a  concouru  k  stir 
rouler  son  énergie.  Outre  Télan  ordinaire  qui  pousse  les  aociétôs  au 
sortir  des  révolutions,  Tissue  inespérée  de  sa  lutte  de  quinze  ans  « 
exalté  son  courage.  Quand  elle  s'est  vue  tout  à  coup  nation  dans  l'uni 
vers  moderne,  et  nation  reconnue  par  ces  volontés  hautaines  qui, 
quinze  ans  auparavant,  avaient  tracé  partout  d'inflexibles  frouUëres» 
aussitôt,  avec  la  confiance  que  donne  la  faveur  inattendue  de  la  for- 
tune, elle  s'est  prise  à  croire  à  la  possibilité  de  toujours  vivre  ainsi, 
et,  sans  se  dissimuler  la  grandeur  des  périls  qui  La  menaceront  plus 
tard ,  elle  a  marché  droit  devant  elle,  soutenue  par  un  secret  pres^ 
sentiment  que  le  destin  la  doit  favoriser  encore.  C'est  grâce  à  cette 
heureuse  sécurité  qu'elle  a  pu  accomplir,  dans  ses  voies  particulières, 
des  progrès  dont  nous  allons  faire  apprécier  retendue,  en  racontaat 
son  existence  intérieure,  comment,  à  l'ombre  du  régime  qudkir 
même  a  fondé,  elle  vient  de  manifester  enGn  son  génie,  et  quels  ob- 
stacles plus  nombreux  et  plus  puissans  chaque  jour  eUe  se  hâte  d'op^ 
poser  à  son  absorption  future  par  le  seul  de  ses  voisins  qui  n'en  ait 
pas  abandonné  l'espoir. 

Observons  d'abord  les  institutions  qu'elle  s'est  données.  En  les 
expliquant,  nous  rencontrerons  des  dissemblances  profondes  qui 
distinguent  son  ménage  politique  de  celui  de  la  France,  et  qui  tien- 
nent précisément  à  la  différence  de  leur  nature,  de  leurs  penchans 
et  de  leur  origine. 

n  y  a,  dans  la  vie  de  certains  peuples,  des  tendances  si  impé- 
tueuses et  si  persistantes,  qu'elles  traverseront  sans  dévier  des  crises 
où  les  institutions  les  plus  fermes  iront  s'abîmer  sans  retour.  C'est 
ainsi  que  les  historiens  ont  montré  comment  a  grandi  sans  relâche, 
dans  les  luttes  de  la  réforme,  sous  la  monarchie  absolue  et  depuis 
l'avènement  de  la  démocratie,  cette  unité  fameuse  qui  fait  la  force 
de  la  France  nouvelle  et  qui  donne  tant  d'autorité  à  son  apostolat 
social ,  unité  qui ,  dans  son  régime  intérieur,  s'est  formulée  par  la 
centralisation,  et,  dans  sa  charte ,  a  laissé  tant  de  pouvoir  encore  au 
principe  le  plus  compromis  par  les  révolutions,  au  principe  de  la 
royauté.  En  Belgique,  la  tendance  a  toujours  été  contraire;  la  vie  na- 
tionale, comme  on  vient  de  le  voir,  s'est  jadis  éparpillée  dans  les 
villes  et  dans  les  provinces  :  eh  bien!  c'est  vers  la  décentralisation 


LA  BnsiQim.  ^9B 

qu'elle  incline  encore.  Aussi  »  pour  qni  ne  connaîtrait  pas  son  his* 
toire  et  ses  mœurs  pid^liques,  sa  conslîtotion  serait  inintelligible  et 
paraîtrait  <l*nne  application  impossible.  £a  efiet,  cette  loi  fbndanien* 
taie,  considérée  ateolument,  est  infiniment  plus  libérale  qoe  la  charte 
française;  aui  yeux  d'un  observateur  superficiel ,  il  semblerait  que  le 
pouvoir  monarchique  ne  devrait  pas  subsister  un  seul  jour  chez  un 
peuple  qui  en  a  environné  Texercice  de  tant  de  restrictions  et  de 
tant  de  défiances.  Mais  regardez  de  plus  près;  le  congrès  constituant 
de  1831  n'a  pas  voulu  établir  le  gouvernement  démocratique  pur;  il  n*et 
pas  été  hostile  à  la  royauté  :  c'est  le  régime  provincial  et  municipal 
cher  à  un  pays  célèbre  par  la  splendeur  de  ses  communes,  qu'il  a  élè 
jaloux  de  maintenir.  Aussi  les  législatures  suivantes  se  sottteUes  hâ- 
tées de  développer,  dans  des  lois  organiques,  un  principe  qui  n'avait 
été  que  posé  dans  la  constitution.  £t  tel  est  l'attachement  des  Belgea 
à  cette  liberté,  la  seide  que  ni  l'Espagne  ni  l'Autriche  n'osèrent 
point  anéantir,  que  tout  récenmient  ils  ont  considéré  la  facuKé 
donnée  au  gouvernement  de  nommer  le  bourgmestre  (  le  maire}  en 
dehors  du  conseil  communal,  comme  une  grave  concession  faite 
au  pouvoir  royal!  Pour  mieux  faire  comprendre  encore  l'empire 
de  ces  habitudes  séculaires,  que  la  Belgique  a  conservées  de  sa  vie 
municipale  du  moyen-ége,  nous  dirons  qu'elles  seules  ont  le  pou- 
voir de  déplacer,  en  certaines  occasions,  la  majorité  législative,  si 
peu  variable  d'ailleurs.  La  Belgique  ne  compte  que  neuf  provinces' 
équivalant,  pour  l'étendue,  aux  départemens  français.  Sur  ee  nonn 
bre,  il  en  est  deux  (le  Limbourg  et  le  Luxembourg)  qui,  morcelées 
par  le  traité  des  24  articles,  sont  loin  d'avoir  l'importance  des  sept 
autres.  Parmi  ces  dernières,  les  deux  Flandres  (orienteie  et  occi-' 
dentale]  composent  presque  une  petite  nation  à  part,  dont  la  dépu^ 
tation,  extrêmement  nombreuse  en  raison  d'une  population  très 
condensée,  forme  un  véritable  parti  dans  les  questions  d'intérêt 
purement  matériel.  Son  opposition  a  presque  la  valeur  d'un  veto 
absolu.  Pour  le  prouver,  nous  n'en  citerons  qu'un  exemple.  Le  projet 
de  cbemn»  de  fer  présenté  dans  la  session  de  1933  k  18B4  n'avait 
d'abord  pour  but  que  de  reKer  le  port  d'Anvers  à  la  tille  de  Cologne. 
L'utilité  en  était  incontestable;  cependant,  sans  FembrannebemenC 
accordé  à  Ostende,  il  n'aurait  point  passé.  Le  Hainant,  riche  de  set 
fers  et  de  ses  houilles,  est  une  province  avec  laquelle  il  fiiat  compter  « 
Celles  de  Liège  et  d'Anvers  ont  aussi  des  intérêts  tout  locaux  que 
le  gottvemenwnl  4oitr  savoir  ménager,  s'il  ne  veut  pas  compfomettm 
le  sort  def  lois  les  phis  nécessaires  au  biefl^'êb^  du  pdfs  tout  enti^*. 


996  REVUE  JU»  DEUX  MONDES. 

Quant  à  l'ancienne  division  des  Wallons  et  des  Flamands,  eHe  ne  se 
fait  point  jour  dans  la  politique  et  s'eflhoe  insensiblement  dans  le 
peuple.  Mais  ce  n*est  pas  tout  :  les  ^prandes  yilles  de  la  Belgique  ont 
une  importance  presque  égale  et  sont  par  elles-mêmes  des  pouvoirs 
qu'on  ne  heurte  pas  impunément  de  front.  Gand,  dont  Guillaitfiie  I**^ 
avait  fait  le  Manchester  de  la  Néerlande,  a  été  orangiste  jusque  dans 
ces  derniers  temps;  il  a  fallu  toute  la  prudence  et  toute  Fadresse  du 
nouveau  régime  pour  l'amener  à  se  rallier.  Anvers  saigne  encore  des 
blessures  que  lui  a  faites  la  révolution,  et  ses  plaintes,  souvent  injustes, 
toujours  amëreSy  sont  patiemment  écoutées  par  le  reste  du  pays,  qui 
voudrait  lui  rendre  son  ancienne  splendeur  commerciale.  liége  vit 
dans  un  milieu  à  part ,  et  se  considère  comme  le  centre  de  la  fa- 
mille wallonne.  Bruxelles,  théâtre  de  la  révolution ,  siège  actuel  de 
la  royauté  et  du  gouvernement,  se  voit  souvent  contester  son  titre  et 
&es  prérogatives  de  capitale  par  ses  trois  ombrageuses  rivales,  qui  la 
traitent  de  ville  de  cour  et  la  jalousent,  conune  aillelirs  on  envie  les 
courtisans.  Aussi  le  gouvernement  se  garde  bien  de  brusquer  la  cen- 
tralisation; il  partage  avec  une  impartialité  peut-être  timide  ses  grâces 
entre  les  quatre  grandes  villes,  et  s'excuse  du  mieux  qu'il  peut,  chaque 
fois  que  la  force  des  choses  le  pousse  à  favoriser  plus  particulière- 
ment la  résidence  des  coips  politiques  et  du  souverain. 

Ainsi  voilà  un  premier  point  de  dissemblance  entre  la  France  et 
la  Belgique.  Ici ,  la  centralisation  absolue;  les  villes  et  les  départe- 
mens  (qui  ne  représentent  plus  les  anciennes  provinces)  sacrifiés,  se 
sacrifiant  eux-mêmes  à  l'unité  nationale;  là ,  au  contraire,  des  pro- 
vinces attirant  tout  &  elles ,  des  cités  fières  et  prépondérantes,  une 
tendance  constante  à  la  dispersion  des  intérêts ,  que  le  pouvoir  res- 
pecte tout  en  l'empêchant  de  nuire  à  l'intérêt  commun. 

Revenons  à  la  constitution  :  elle  a  consacré  les  principes  les  plus 
avancés  des  théories  modernes,  le  suffrage  presque  universel  (tant 
est  bas  le  chiffre  du  cens  électoral),  l'éligibilité  exempte  de  tout  cens 
pour  l'une  des  deux  chambres,  la  condition  d'âge  pour  ainsi  dire 
illusoire,  et  la  rétribution  (sous  forme  d'indemnité)  des  fonctions  de 
représentant  qui  en  permet  l'accès  aux  ambitieux  dépourvus  de  for- 
tune. Comment  Ta-t-elle  pu  faire  sans  danger  pour  l'avenir?  C'est  que, 
depuis  le  dernier  siècle,  il  y  a  en  Belgique  deux  partis  bien  nettement 
tranchés,  celui  des  idées  religieuses  qui  représente  la  conservation , 
en  ce  sens  qu'elle  la  fait  dépendre  de  la  moralité  du  peuple  et  de  sa 
soumission  à  l'église,  et  le  parti  des  idées  modernes  ou  du  progrès; 
la  bannière  de  Yandernoot  et  le  drapeau  deVonck,  comme  nous 


LA  BELGIQUE.  997 

Tavons  déjà  dit ,  avec  des  couleurs  nouvelles.  Or,  dans  un  pays  ou 
les  partis  sont  vigoureusement  fixés ,  la  charte  la  plus  libérale  ne 
laisse  rien  au  hasard  des  aventures.  Ainsi  la  Belgique  partage  avec 
TAngleterre  l'avantage  précieux  d*avoir  ses  tories  et  ses  wbigs,  des 
honuncs  d*état  dans  les  deux  Qamps,  et  deux  administrations  com- 
plètes toujours  préparées  à  se  succéder  Tune  h  Tautre;  la. force 
dlnertie  du  sentiment  religieux  remplace  pour  elle  les  garanties  de 
stabilité  que,  de  Tautre  côté  de  la  Manche,  on  a  cherchées  dans  le 
maintien  d'une  aristocratie  de  caste. 

Ce  jeu  régulier  des  institution^  politiques  n*a  pas  d*analogie  en 
France,  où  l'opposition  constitutionnelle  se  prolonge,  faute  de  limites, 
jusqu'à  la  faction  républicaine,  et  ne  refuse  même  pas  le  secours  de 
la  faction  carliste;  où  la  conservation,  agglomérée  autour  de  la  dy- 
nastie en  masses  indisciplinées  et  confuses,  s*en  détache  trop  sou- 
vent par  fractions  de  partis  et  va  grossir  les  rangs  de  ses  adversaires 
de  la  veille.  C'est  qu'en  France,  avant  tout,  il  y  a  deux  principes  en 
présence,  la  démocratie  et  la  monarchie,  entraînés  par  leur  lutte  à 
sortir  chaque  jour  de  la  sphère  des  idées,  pour  recruter  dans  la  na- 
tion leurs  armées  flottantes  et  engager  un  éternel  combat  qui  remet 
sans  cesse  les  choses  en  question.  Si  cette  lutte  est  nécessaire,  si 
chacune  de  ses  péripéties  et  de  ses  catastrophes  intéresse  vivement 
l'avenir  de  la  société  tout  entière,  elle  livre  un  grand  pays  à  toutes 
les  incertitudes  du  lendemain ,  et  ne  lui  a  pas  permis  jusqu*&  ce 
jour  de  déterminer  d'une  manière  fixe  et  durable  les  conditions  de 
sa  politique  intérieure. 

Sous  le  régime  que  le  peuple  belge  s'est  donné,  les  partis  au  con- 
traire ont  leur  mission  tracée  depuis  long-temps.  Ils  étaient  antérieurs 
à  l'indépendance  du  pays;  tant  qu'il  a  fallu  résister  pour  la  con- 
quérir, ils  sont  restés  unis;  après  la  victoire,  ils  ont  fait  la  constitu- 
tion de  commun  accord ,  et  une  fois  entrés  dans  une  vie  normale, 
ils  se  sont  séparés  pour  travailler,  chacun  avec  ses  propres  armes 
prises  dans  cet  arsenal  commun ,  à  faire  dominer  leur  principe.  Le 
parti  catholique  est  le  plus  puissant,  d'abord  en  ce  que,  par  ses  idées 
appartenant  au  passé,  il  pénètre  plus  avant  dans  l'antique  nationa- 
lité du  pays,  ensuite  parce  que,  comme  tout  parti  soumis  à  une  au- 
torité qui  ne  se  discute  pas,  il  est  plus  solidement  organisé.  C*est  le 
clergé  qui  le  dirige ,  et  le  clergé  obéit  aveuglément  à  ses  évéques. 
Le  clergé  belge  ne  relève  que  de  lui-même;  mattre  absolu  chez  lui , 
il  ne  dépend  pas  même  du  pouvoir  par  le  subside  qu'il  en  reçoit,  et 

TOME   I.  64 


M8  RBVVE  BS»  BB6X  MONDES. 

qui  lui  est  payé  plutôt  à  titre  de  Uate  civile.  Grâce  à  cette  posîtk» 
qu  il  s*est  assurée  en  prenant  part  à  la  discussion  dn  pacte  eoMtitii* 
tiooneU  il  a  formé,  au  moyea  de  Tépiscopat,  un  véritable  étatisas 
Tétat,  qui  dispose  admirablement  de  toutes  ses  ressources  et  ne 
laisse  rien  aux  écarts  des  individualités.  Dans  les  fl;randes  drcon- 
stances^  telles  que  les  élections  générales,  qui,  tous  les  deux  ans,  re* 
nouveUent  une  partie  de  la  législature,  les  rôles  sont  arrêtés  d'avance, 
les  candidats  désignés  et  les  manœuvres  électorales  exécutées  avec 
cet  ensemble  d*action  qui  caractérise  Tobéissance  hiérarchique.  II 
a  son  budget  volontaire  que  d'abondantes  souscriptions  aMmentent, 
et  qui  pourvoit  à  ses  dépenses  politiques.  Toutes  les  sectes  chré- 
tiennes ont  fait  dépendre  la  perpétuité  de  leur  influence  sociale 
de  rinstruction,  en  d'autres  termes,  de  la  moralisation  de  la  jeur- 
nesse.  Si,  dans  le  catholicisme,  une  communauté  fameuse  a  pu  sur- 
vivre aux  (X)ups  nombreux  qui  l'ont  frappée,  c'est  que  depuis  son 
origine  elle  a  poursuivi  avec  une  ardeur  infatigable  la  pensée  de  se» 
fondateurs,  qui  a  été  de  s'emparer,  par  l'éducation,  Ats  générationar 
nouvelles  avant  qu'elles  entrent  dans  le  siècle.  Le  parti  religieux 
en  Belgique  s'est  donné  la  même  tâche;  quinxe  ans,  il  a  lutté  centre 
le  régime  néerlandais  pour  l'honneur  du  principe  de  la  liberté  d'en- 
seignement; aussitôt  après  sa  victoire,  il  l'a  inscrit  dana  la  loi  du 
pays,  comme  la  plus  précieuse  de  ses  conquêtes,  et,  pressé  d'en  re- 
cueillir les  fruits,  il  a  fondé  par  tout  le  royaume,  en  peu  d'années, 
des  écoles  primaires  et  moyennes,  avec  lesquelles  les  établissemena 
similaires  que  soutient  l'état  ont  peine  à  rivaliser.  L'érection  d'une 
université  libre  dans^  la  ville  de  Louvain  a  couronné  son  système. 
Arrivé  &  ce  point  suprême  de  sa  longue  entreprise,  il  s'est  écarté 
pour  la  première  fois  de  ses  habitudes  de  réserve  et  de  prudence^ 
en  faisant  proposer  aux  chambres  le  rétablissement  de  la  main-morte; 
il  voulait  assurer  le  bénéfice  de  cette  exception  à  son  université, 
dont  l'existence,  quoique  déjà  florissante,  sera  toujours  précaire  tant 
qu'elle  n'aura  pas  une  source  fixe  de  revenus.  Mais,  quand  il  a  vo 
l'alarme  causée  par  ce  retour  trop  manifeste  vers  le  passé ,  il  s'est 
ravisé  sagement  et  a  fiait  connaître  qu'il  renonçait  à  solliciter  un  pri- 
vilège, du  nooment  que  le  public  suspectait  ses  intentions.  Le  parti 
catholique»  comme  on  le  voit,  est  puissant,  actif,  fortement  uni  et 
fortement  constitué.  li  compte  peu  de  noms;  les  évêques^  hommen 
très  remarquables  pour  la  plupart,  en  sont  les  chefs  réels,  quoiqu'ils 
ne  se  tiennent  pas  dans  la  lumière;  l'archevécbé  de  MaUnea  en  est  le 


LA  BnCIQUE.  999 

centre.  M.  de  Theux  »  qui  a  été  fort  long-temps  ministre»  est  destiné 
à  recomposer  le  cabinet ,  quand  Topinion  dont  il  est  te  représentant 
ostensible  reviendra  au  pouvoir.  Le  parti  catholique  enfin  s*appuie 
sur  le  peuple  des  campagnes»  sur  les  propriétaires  du  sol ,  au  nombre 
desquels  se  trouve  prescpie  toute  Tancienne  noblesse»  et  sur  la  plu* 
part  des  villes  de  second  ordre.  Le  secret  de  sa  force  consiste  en 
ceci ,  que ,  sans  cesser  de  préserver  rimmuabHité  du  dogme  de  toute 
atteinte,  il  a  toujours  eu  l'habileté  de  se  jeter  dans  le  mouvement 
temporel,  afin  de  lui  imprimer  sa  propre  direction. 

Mais  cette  force  même  a  son  c6té  vulnérable;  il  ne  lui  est  pas  tou- 
jours facile  de  concilier  une  combinaison  aussi  étrange  que  Test 
Falliance  des  idées  religieuses  du  moyenne  avec  lea  théories  poli- 
tiques des  temps  modernes.  C*est  ce  qui  compense  jusqu'à  un  cer- 
tain point  le  désavantage  de  la  positioB  du  parti  libéral»  plus  pas* 
sionné»  plus  vif»  quand  il  attaque,  mais  à  qui  manque  Fesprit  de 
suite  et  la  discipline  si  facile  à  obterar  dans  les  rangs  du  catholi- 
cisme. Ce  parti  copie  de  loin  le  système  d*organisation  de  son  adver- 
saire. Lui  aussi  a  ses  agens  d'élection»  ses  éeolea»  son  université; 
mais  celle*ci  est  languissante»  et  ses  ressources  matérielles»  fondées 
sur  des  souscriptions  purement  patriotiques»  ne  sont  point  nourries 
par  la  foi  qui  sait  se  dépouiller  pour  la  gloire  des  objets  de  son  culte. 
Cependant,  avec  l'appui  qu'il  trouve  dans  les  grandes  viUes»  et  porté 
comme  il  l'est  par  le  courant  du  siècle»  auquel  il  lui  sufllt  de  s'aban- 
donner, il  parvient  à  tenir  la  balance  entre  lui  et  son  adversaire,  et 
oppose  des  bornes  salutaires  à  une  domination  qui  pourrait  devenir 
oppressive»  si  elle  ne  trouvait  plus  d'obstacles.  Sans  le  parti  libéral, 
précisément  en  raison  de  son  défaut  de  cohésion^  les  indivîdas  ont 
plus  de  valeur.  MM.  Lebeau  et  Rogier,  qui,  tous  les  deux»  ont  été 
ministres,  en  sont  les  hommes  d'état;  M.  Devaux,  qui  ne  veut  pas 
des  fatigues  du  pouvoir,  a  la  réputation  de  diriger  du  fond  de  son 
cabinet,  comme  rédacteur  principal  de  la  Revtie  ntUionalef  et  de  son 
banc  il  la  chambre  des  représentans»  la  conduite  de  ses  deux  amis 
politiques.  M.  Verhaegen  »  également  députe,  est  plutét  le  tribim  du 
parti;  il  est  à  ta  tête  de  la  franennaçonnerie  belge,  qui,  de  confrérie 
fort  innocente  qu'elle  avait  toujours  été  »  s'est  transforiaée  peu  à  peu 
en  dub  centrai  de  l'opinion  libérale. 

Avons-nous  besoin  de  faire  renaarquer  que  derrière  ceadeux  partis 
qui  se  combattent  sans  se  vaincre  jamais,  s'agite  un  des  grands  pro- 
blèmes qui  divisent  la  sociéte  moderne»  qu'il  fout  y  voir  1  ifeonserva- 

6k. 


iOOO  RBVUB  HBS  JNBXnL  MONDES. 

tioii  religieiise  et  morale  aux  prisesi  avec  le  progrès  ou  Tiostabilité 
des  idées  et  des  choses»  le  passé  cherchant  à  se  renouer  à  ravenir, 
et  que  c*est  la  Belgique  qui  discute  cette  puissante  question  aux 
portes  de  la  France,  et  fait  sur  elle-même»  avec  ses  mœurs  et  son 
caractère  prqpre,  une  épreuve  sociale  dont  les  suites  intéressent  tous 
les  peuples  catholiques  et  constitutionneb? 

Entre  ces  deux  partis»  au-dessus  d'eux,  la  mission  de  la  royauté» 
que  Ton  pourrait  croire  sacrifiée  »  n'est  pas  la  moins  belle.  Sans  la 
royauté  (nous  faisons  abstraction  ici  de  toute  cause  extérieure)»  la 
Belgique»  comme  état»  n'existerait  peut-^étre  pas  huit  jours.  La 
royauté  y  est  là  comme  un  centre  de  cohésion  qui  retient  et  groupe 
les  forces  nationales  du  pays  »  toujours  prêtes  encore  à  rentrer  dans 
leurs  anciens  foyers  ;  car  ce  qui  est  nouveau ,  nous  croyons  l'avoir 
prouvé  suffisanunent»  ce  n'est  pas  la  nation»  c'est  l'unité  belge.  Si  la 
royauté  n'existait  pas,  il  viendrait  tOt  ou  tard  un  moment  où  les  deux 
grands  partis  que  nous  avons  nommés  seraient  conduits  fatalement 
à  la  nécessité  de  se  vaincre  et  de  se  ruiner  sans  retour.  La  présence 
d'une  autorité  qui  leur  est  supérieure  les  empêche  seule  de  recourir 
k  cette  extrémité.  La  royauté  est  si  bien  le  pouvoir  modérateur  appelé 
fâr  sa  position  à  les  contenir  dans  de  justes  bornes»  que  tout  récem- 
ment» en  18&1»  il  n'y  aurait  pas  eu  d'issue  à  la  crise  parlementaire 
qui  renversa  le  ministère  libéral,  si  par  la  formation  d'un  nouveau 
cabinet»  qu'on  pourrait  nommer  le  cabinet  de  la  couronne»  et  qui 
subsiste  encore  sous  la  direction  de  M.  Nothomb»  ce  pouvoir  n'avait 
évité  de  donner  la  victoire  à  l'un  en  consommant  la  chute  de  l'autre. 
Mais  pour  qu'il  ait  cette  influence»  il  faut  qu'il  soit  respecté.  Or»  la 
royauté  l'est  doublement»  parce  qu'elle  est  un  besoin»  et  tout  pouvoir 
nécessaire  est  fort;  ensuite,  parce  qu'émanée  tout  entière  de  la  révo- 
lution de  septembre ,  elle  est  un  constant  sujet  d'orgueil  pour  ce 
pays.  Le  congrès  a  discuté  la  forme  républicaine  et  la  forme  monar- 
chique» et  il  s'est  librement  prononcé  pour  celle-ci»  de  sorte  qu'il  n'a 
laissé  aucun  prétexte  de  division»  de  regret»  à  une  faction  démago- 
gique. La  royauté  belge,  devenue  la  manifestation  vivante  de  l'indé- 
pendance nationale,  substituée  à  l'union  révolutionnaire  des  libéraux 
et  des  catholiques,  dont  on  pouvait  dès  1831  prévoir  la  dissolution 
prochaine,  c'est  donc,  en  d'autres  termes»  l'unité  nationale,  et  tout 
le  pays  se  rallierait  sans  doute  autour  d'elle»  si  des  dangers  du  dehors 
venaient  menacer  le  maintien  de  l'œuvre  accomplie  en  1830  par  un 
effort  commun.  Il  faut  aussi  faire  entrer  en  ligne  de  compte  les 


LA  BELGIQUE.  1001 

grandes  relatious  personnelles  da  roi,  que  des  liens  de  tenille  unis- 
sent aux  souverains  des  deux  premières  monarchies  de  rOccident, 
son  intelligence  profonde  de  la  situation  du  pays  et  du  caractère  du 
peuple  sur  lequel  il  a  été  appelé  à  régner»  et  Tusage  prudent  qu*il 
fait  de  son  influence  entre  les  deux  partis,  dont  il  sert  long-temps 
le  conciliateur  et  Tarbitre.  Enfin,  pour  prouver  par  un  seul  fait  l'es- 
lime  qui  entoure  le  trône,  nous  rappellerons  que  dans  ce  pays  si  es- 
sentiellement religieux,  après  le  choix  d*un  roi  protestant,  ce  qu'il  y 
a  de  plus  remarquable  sans  contredit,  c'est  que  jamais,  à  la  tribune 
ni  dans  la  presse,  ni  même  dans  le  public,  il  n'a  été  fait  une  seule 
allusion  à  l'exercice  de  son  culte  particulier. 

Le  rôle  du  gouvernement  n'est  que  le  développement  de  celui  de 
la  royauté.  Tous  ses  efforts  doivent  tendre  et  ont  tendu  en  etkt  jus- 
qu'à ce  jour  à  favoriser  la  formation  de  l'unité  nationale,  à  faire  du 
royaume  belge  un  état.  Or,  les  différens  ministères  qui  se  sont  suc- 
cédé depuis  le  commencement  du  régime  actuel,  à  quelque  opinion 
qu'ils  aient  appartenu,  ont  eu  ce  but  devant  les  yeux,  et  tous  ayant 
repris  l'œuvre  commune  au  point  où  leurs  prédécesseurs  l'avaient 
laissée,  le  progrès  en  ce  sens  n'a  pas  souffert  d'interruption.  La  pensée 
constante  du  gouvernement  belge  a  été  d'abord  d'en  finir  avec  les 
difficultés  diplomatiques  auxquelles  l'intrusion  d'un  peuple  nouveau 
dans  le  système  européen  avait  donné  inévitablement  naissance. 
Quoique  impuissante  vis-à-vis  de  la  conférence  qui  a  réglé  les  condi- 
tions de  son  existence  légale,  la  Belgique  n'en  est  pas  moins  par- 
venue,  pai^son  obstination,  à  restreindre  l'étendue  des  sacrifices  au 
prix  desquels  on  voulait  la  lui  faire  acheter,  et  ses  envoyés  ont  sur- 
tout fait  preuve  d'une  habileté  incontestable,  quand  ils  n'ont  plus  eu 
à  compter  qu'avec  la  Hollande.  Le  traité  conclu  entre  les  deux  pays 
au  commencement  de  cette  année  vient  de  fermer  enfin  la  période 
diplomatique  :  la  séparation  des  deux  peuples  est  radicale;  on  a  écarté 
soigneusement  toutes  les  causes  possibles  de  collision  qui  auraient 
pu  résulter  de  l'usage  d'un  fleuve  international  et  du  paiement  d'une 
dette  commune;  cette  convention  enfin  est  si  avantageuse  à  la  Bel- 
gique, qu'on  a  pu  croire  un  moment  que  les  chambres  hollandaises 
refuseraient  de  la  ratifier. 

Toutefois  le  gouvernement  n'avait  pas  attendu  la  solution  de  ces 
difficultés,  qui  n'ont  pas  duré  moins  de  douze  ans,  pour  diriger  le 
pays  dans  sa  nouvelle  carrière.  La  création  du  réseau  des  chemins  de 
ier  est  celui  de  tous  ses  actes  qui  a  eu  le  plus  de  retentissement,  qui 
a  le  mieux  posé  le  nouveau  royaume  en  Europe  :  nous  nous  y  arré- 


leos  REVUE  vm  Hint  mondes. 

terons  d'abord.  Gomme  h  pensée  en  remonte  à  1833,  il  est  renn 
prouver  aux  peuples  d'ancienne  race  que  les  hommes  soseités  par 
une  révolution  mal  comprise  avaient  dès  cette  époque  le  sentiment 
des  besoins  d*nn  état  où  tout  était  à  refaire ,  où  tout  restait  è  éta- 
blir. I>ans  rinsurrection  universelle  de  septembre,  le  cri  de  la  patrie 
avait  étouffé  la  voit  des  intérêts  matériels.  A  ne  Penpvisager  qu'au 
point  de  vue  des  convenances  économiques,  la  formation  d'un 
royaume  néerlandais,  composé  de  la  Belgique  agricole  et  Indus- 
trielle d*une  part,  et  de  la  Hollande  maritime  et  coloniite  de  Tantre, 
promettait  d'être  singulièrement  avantageuse  aux  deux  peuples,  et 
le  congrès  de  Vienne  avait  plus  mal  parqué  d'autres  populations. 
Pendant  quinie  ans,  la  Belgique  fut  un  immense  atelier  monté 
pour  la  fabrication  des  moyens  d'échange  entre  les  Indes  hollan- 
daises et  leur  métropole,  et  le  port  d* Anvers  était  devenu,  aux  dé- 
pens de  Rotterdam  et  d'Amsterdam,  l'issue  naturelle  par  où  les 
produits  d*un  florissant  travail  se  dirigeaient  vers  ces  possessions 
lointaines.  Le  divorce,  consommé  de  fait  en  1830,  eut  un  double 
résultat  immédiat,  de  relever  le  commerce  du  nord  et  de  fermer 
son  unique  débouché  h  Tindustrie  du  midi.  A  peine  la  Belgique  se 
fut-elle  constituée,  qu'eHe  ressentit  le  malaise  de  ce  brusque  déph- 
centcnt.  Son  gouvernement,  au  sein  même  des  embarras  sans  nom- 
bre qui  entravaient  sa  marche  et  le  forçaient  de  pourvoir  d'abord 
k  rimprévu  de  la  journée,  se  mit  dès-lors  en  quête  d*une  direction 
nouvelle  dans  laquelle  il  put  jeter  tant  d*activité,  et  pensa  surtout  à 
creuser  un  autre  lit  au  commerce  d'Anvers,  dont  le  cours  avait  été 
si  brusquement  intennompu.  Le  projet  prhnitif  d'un  chemin  de  fer 
rhénan  n'avait  pas  d'autre  but.  M.  Rogier,  ministre  de  rintérieur 
alors,  fut  le  promoteur  de  cette  belle  idée,  qui  consistait  à  faire 
d'Anvers  Tentrep^  de  rAllemagne,  en  concurrence  avec  Rotterdam 
et  Hambourg.  Le  Rhin  descend  vers  la  mer  du  Nord  par  les  embou- 
chures de  la  Meuse;  on  le  ferait  dériver  dans  l'Escaut  au  iwyyai  de 
rune  de  ces  voies  récenunent  inventées,  dont  les  voyageurs  qui 
revenaient  d'Angleterre  racontaient  les  pro^Sges.  Le  projet  avaft  de 
la  grandeur,  assurément;  mais  plus  d'un  problème,  d'une  solutiau 
difficile,  en  obscurcissait  la  perspective.  Premièrement,  TARemagne 
était  hoalile  encore  ft  la  Belgique,  la  Prusae  surtout,  qui  avait  ft  re- 
douter pour  ses  provinces  catholiques  du  Rhin  le  contact  plus  étraft 
d*un  peuple  è  la  fois  religieux  et  révolalioBnaîre;  puis,  le  gouveme- 
ment  central  n'avait  point  la  force  qu'on  lui  voit  aujounTliui,  et  Fou 
saviA  ropîmon  très  peu  disposée  ft  confier  kJétiXjSes  travavx  qui. 


JLà  BBi4^1QW.  IMa 

en  Angleterre  y  avaient  été  entrepris  par  les  capitalistes;  enfin,  le 
trésor  était  pauvre  »  et  Favenir  financier  du  pays  chargé  d'une  dette 
que  la  diplomatie  menaçait  de  grossir  encare.  Tous  ces  obstacles  ne 
rebutèrent  point  le  ministère  ;  il  eut  le  courage  de  les  aborder  de 
front;  le  succès  couronna  soa  audace.  U  fit  décréter  le  principe  de 
I  exécution  d  un  projet  national  par  la  nation»  ne  craignit  pas  de  de- 
mander à  Temprunt  son  concours-  pour  une  dépense  productive», 
rasera  T  Allemagne  »  et  s*en  remit  au  temps  du  soin  de  détruire  dea 
préventions  plus  rebdies.  La  discuasîoo  parleno^niaire  étendit  coo- 
sidéraUement  le  projet  primitif,  ainsi  que  nous  Tavons  dit  déjà.  Des 
amendemens  qu'il  fallut  admettre  dotèrent  cliaque  vilie  importante^ 
chaque  province  jalouse,  d'un  prolongement  de  Tartère  principale, 
et  la  trame  du  chemin  de  fer  s'ourdit  séance  par  séance.  Hfarâtenant, 
le  réseau  R\è  par  la  loi  du  l**'  omo^  183^  est  presque  entièrement 
achevé;  il  ne  présente  de  lacune  qu'entre  Liège  et  Aix-la-Chapelle,, 
où  les  difficultés  du  sol  au  point  culminant  de  la  ligne  retardent 
encore  la  jonction  du  Rhin  et  de  l'Escaut.  Déjà  ce  vaste  travail  a  pro- 
duit de  beaux  résultats  au  dehors  aussi  bien  qu'au  dedans  du  pays*. 
Avoir  exécuté  les  premiers  sur  le  continent  des  voies  coûteuses  de 
conununication  réservées  jusqu'alors  à  la  riche  Angleterre,  et  n'avoir 
point  désespéré,  dans  cette  longue  entreprise,  de  la  fortune  d'un 
état  ébranlé  encore  par  le  contre-coup  de  son  orageuse  origine,,  voilà 
ce  qui  inspire  un  grand  orgueil  aux  Belges.  Peuple  nouveau,  ils  s'ad* 
mirent  complaisanmient  dans  une  œuvre  nouvelle.  Sous  ce  rapport», 
ils  ont  de»  traits  de  ressemblance  avec  les  Angio- Américains,  si 
remarcLuables  par  leur  bruyante  satisfaction  d'eux-mêmes.  Mais  chex 
le  peuple  belge,  cet  excès  d'amour-propre  est  bien  excusable.  Plua 
on  le  dit  faible  à  cùté  de  ses  formidables  voisins^  plus  il  sent  que  cette 
démonstration  toute  pacifique  de  ses  ressources  et  de  sa  confiance 
en  lui-même  l'a  placé  haut  dans  l'estime  de  l'étranger;  il  sait  qu'il  ne 
pouvait,  dans  un  siècle  industriel  avant  tout,  faire  plus  à  propos  acte 
de  vie  et  de  nationalité.  II  a  vu  FAUemagne  revenir  à  lui,  la  France 
applaudir  aux  résultats  positifs  de  sa  persévérance,  et  il  est  fier  de 
leurs  suffrages.  Tout  à  l'heure  noua  diron»  si  la  pensée  primitive 
du  gouArernement  belge  paraR  destinée  à  se  réaliser,  si:  Anvers  de- 
viendra en  effet  le  second  port  de  l'Allemagiic  dans  la  mer  du  Nord.. 
Nous  voulons^  dès  à  préseut  signaler  l'avantage  inunédiat  que  la 
Belgiccue  a  recueilli  de  la  cenatruclion  de  ses^  chemins  de  fer.  C'est 
ches  eUe  surtout  que  ces  roules  m.  rapides  ont  réeUement  supprimé 
l'espace.  Conmie  dans  les  parties  le»  ptua  peapàéea  du  pays  les  villes 


HWIMW'  Jtt  liii%iim  9t:  rMÉiitttit.  X  «c  iniirai  pe:  ic: 
IMr  ^bii|Kt¥  -«MT  #t  I  »B»>Bii'  j<irall%if*  veàm  et  ii 

j|bit  iMiMm  vm  ^fif!^  m:  pfvi^Êsm  fmp  et  nasÉat  pniiE' 

«M^MibitfMiiwit  jHifti$*3t^  t«ii«:  k  jatte.  iiaiUeiofu  le  jasue  di 

JLJjMT  iiH;'>^  ^tH  JUtlfUtr  ]iirlilfllt  «t  CunÇftr  ]i«r  JBt  àfsadflBfK  â» 

AiHiMi  Imfm  ^fm  i^Mur  «mu  fiiivf  vu  i«l «i^Mt  «kr  fume  4r 

ià^  ta  4ém:  m^mmm  émm  lii  ftflm  4e  Maàttm  à  b  «ile4e  Ta 

4>i^#^4|M^M^;  m^:ifm'  mwmw  ^ifmiwâ  ut  pMPjîi  nn 

Um*t  n  U  mUm^  4i$  nlmm  fktmmi  fue;  la  ittstàcraiK  poaipsHe  fia 

éHM  iu4Ht(éi  ^  rmAmtsi  k  goét  de  It  grande 


LA  BELGIQUE.  1005 

se  rouvrirent;  parmi  les  élèves  qui  s'y  formaient ,  Tinstinct  rebuté 
d'un  seul,  en  s'égarant  à  I*aventure,  pouvait  retrouver  les  anciennes 
traces  et  déterminer  une  heureuse  réaction.  (Test  ce  qui  arriva  :  une 
toile  exposée  au  salon  de  Bruxelles  en  1829  par  un  jeune  homme  in- 
connu, H.  Gustaf  WapperSy  produisit  une  sensation  extraordinaire. 
Sans  avoir  consulté  personne ,  n'écoutant  que  sa  passion  pour  le  der- 
nier maître  qui  eût  glorifié  le  génie  national,  et  fuyant  la  poétique 
aride  qui  subjuguait  encore  les  disciples  de  Texilé ,  il  était  retourné 
à  Rubens,  avait  retrempé  son  pinceau  dans  les  véritables  sources  du 
coloris,  et,  par  le  Bourgmestre  de  Leyde,  fruit  de  cette  silencieuse 
inspiration,  il  venait  de  prendre  date.  Ainsi  fut  renouée  la  continuité 
de  Tart  flamand,  interrompue  depuis  plus  d'un  siècle,  et  cet  instant 
fut  si  décisif,  la  témérité  de  M.  Wappers  fut  si  bien  une  révélation, 
qu*en  moins  de  trois  ans  des  peintres  d'un  mérite  aujourd'hui  consi- 
dérable avaient  paru  en  foule  et  constitué  la  nouvelle  école  belge, 
l'une  des  plus  fécondes  qu'il  y  ait  à  présent  en  Europe.  Nous  citerons 
parmi  les  noms  qu'elle  compte,  outre  M.  Wappers,  dans  le  genre 
historique,  MM.  Gallait  et  de  Keyzer,  dans  le  genre  proprement  dit 
MM.  Leys,  de  Block,  dans  la  peinture  des  bestiaux  M.  Verboeck- 
hoven,  etc. 

Ce  qu'il  y  a  de  vraiment  remarquable,  pour  rentrer  plus  particu- 
lièrement dans  notre  sujet,  c'est  que  cette  coïncidence  du  réveil  de 
l'art  et  de  la  nationalité  belge  répète  un  fait  qui  s'était  reproduit  déjà 
dans  des  temps  bien  antérieurs.  La  peinture  moderne,  née  avec  l'ar- 
chitecture chrétienne,  en  a  suivi  de  près  toutes  les  transformations. 
Or,  les  deux  peuples  qui  jouissaient  d'une  certaine  indépendance  et 
d'une  liberté  relative  au  milieu  de  la  servitude  du  moyen-âge ,  les 
Italiens  et  les  Flamands,  sont  précisément  ceux  qui,  les  premiers  et 
les  derniers  dans  la  période  catholique ,  ont  cultivé  avec  le  plus  de 
succès  ces  deux  branches  de  l'art.  Au  xvr  siècle,  époque  de  la  splen- 
deur des  communes  belges,  en  même  temps  que  les  architectes  ache- 
vaient de  bâtir  les  cathédrales,  les  beffrois  et  les  bôtels-de-ville,  une 
école  de  peinture  déjà  nombreuse  préludait  &  l'âge  d'or  dont  Pbilippe- 
le-Bon  fut  le  Périclès  et  qu'illustrèrent  Jean  Van-Eyck,  l'inventeur 
de  la  peinture  à  l'huile  (plus  connu  en  France  sous  le  nom  de  Jean  de 
Bruges) ,  Hubert  Van-Eyck,  son  frère,  et  le  suave  Hemling,  lequel 
est  aux  deux  premiers  ce  que  le  Pérugin  est  &  Giotto  et  &  Cimabue. 
Leur  école  embrasse  toute  la  phase  gothique  de  l'art  et  se  prolonge 
en  Allemagne  par  Albert  Durer,  qui  en  dérive  évidemment,  jusque 
dans  les  premières  années  du  xvi«  siècle.  Sous  le  règne  de  Charles- 


MOS  REVUE  Mi  fMfM  IfONDES. 

Qvîiit,  Uen  moins  favonliie  que  d^iii  6e  la  inaison  de  Boxirgogne  i 
Yenpftnmou  ie  la  tiationfllKé  flamande,  me  écote  Ae  transttkyn  s*éfè?e 
oà  Vimitation  de  Raphaël  domine,  et  qm  rot  an  trarers  des  trooMes 
de  la  réforme,  pendant  lesquels  l'ait  siÂit  nne  sorte  d*édîpse,  depiris 
Bernard  Van-Orley,  Tan  des  mcffleors  élèves  flamands  de  Sanrio, 
jiisqu*h  Otto  Véntas ,  le  maître  de  Rabens.  Puis  ces  troubles  s*apai- 
sent,  FEspagne  promet  «ne  sorte  d'indépendance  h  la  Relgiqne  paci- 
fiée; aassiUH  le  grand  Pierre-Paul  paraît,  et  arec  hri  Van-Dyck,  Jor- 
daens,  Crayer,  Téniers  et  toute  la  pléTade  brillante  deses contemporains 
dont  il  serait  superflu  de  redire  les  iK)ms.  Mais  dès  que  s*est  évanouie 
la  lueur  de  liberté  dont  l'administration  trop  courte  des  archiducs 
avait  flatté  l'espoir  du  peuple  belge,  toutes  ces  consteflattons  s*éteî- 
gnent  h  la  fois.  Ainsi  l'art  s'élève  et  s'abaisse  avec  les  chances  heu- 
reuses ou  contraires  d'une  nationalité  incertaine,  et  lorsque  le  traité 
d'Utrecbt  semble  avoir  comprimé  l'une  sans  retour,  Tautre  meurt 
kmt-à-fatt  pour  ne  renaître  qu'un  grand  siècle  plus  tard,  arec  elle, 
et  la  veille  de  sa  révolution;  et  dernière  particularité,  qui  caractérise 
bien  le  patient  amour  des  Belges  pour  leurs  traditions,  c'est  précisé- 
ment à  Anvers,  dans  la  vifle  ou  brilla  Rubens,  sous  le  regard  pour 
ainsi  dire  de  cette  grande  ombre,  que  l'école  s'est  reformée.  Elle  a 
fait  de  cette  pittoresque  dté  la  Mecque  de  ta  peinture  flamande;  c'est 
là  que  les  disciples  vont  terminer  leurs  études ,  c'est  de  là  qu*tls  re- 
tournent répandre  dans  leurs  provinces  le  culte  d'un  art  redevenu 
une  seconde  rdlgion  pour  le  pays  tout  entier.  N'ouMions  pas  de 
constater  que  la  sculpture  ou  plut(^t  la  statuaire  a  vu  apparaftre  vers 
la  même  époque  des  artistes  dignes  de  recueilKr  rhéritage  de  Dn- 
quesnoy.  Parmi  eux,  MM.  Guillaume  Geefs,  Joseph  son  frère,  el^ 
monis ,  brillent  au  premier  rang. 

Si  nous  voulions  rassembler  en  un  seul  faisceau  toutes  les  preuves 
du  mouvement  extraordinaire  qui  s'est  manifesté  dans  toutes  les  ré- 
gions de  l'art  belge,  nous  citerions  avec  plus  de  détails  l'intelligente 
restauration  des  monumens  du  passé,  les  effigies  des  grands  hommes 
dressées  dans  leurs  villes  natales;  nous  parierions  du  révefl  d'un 
autre  art  national  qui  revendique  le  beau  nom  de  Grétry  :  car,  pour 
n'insister  sur  ce  point  qu'en  passant,  n'est-il  pas  au  moins  très  re- 
marquable qu'un  pays  d'une  aussi  médiocre  étendue  ait  produH  à 
lui  seul ,  en  dix  années ,  plus  d'instrumentistes  célèbres  que  tetit  le 
reste  de  l'Europe?  Les  noms  si  connus  de  Batta ,  Vieuxtemps,  Hau- 
man^  Servais,  datent  tous ,  en  eflfet ,  de  la  même  époque. 

La  littérature  n'a  pas  suivi ,  elle  ne  pouvait  suivre  cet  élan  rapide. 


LA  BBLGIQUB.  1007 

La  raison  en  est  facile  à  comprendre,  et  pour  qui  voudra  réfléchir 
aux  circonstances  particulières  où  le  peuple  belge  s*est  trouvé  jeté 
depuis  sa  naissance,  son  inGrtnité  constante,  sa  nullité  même,  sous 
ce  rapport,  ne  prouvera  point  contre  sa  nationalité.  Dans  un  pays  où 
deux  idiomes  sont  en  présence  et  se  confondent  parfois ,  où  leurs 
patois  remontent  trop  souvent  jusqu'à  la  couche  moyenne  de  la  so- 
ciété, il  n'y  a  pas  de  littérature  possible.  Cest  instrument,  dans  ce 
cas,  et  non  le  génie  propre  qui  manque.  La  Belgique  en  est  là.  Ce- 
pendant la  langue  française  y  gagne  du  terrain  et  refoule  peu  à 
peu  le  flamand  dans  le  peuple,  malgré  la  résistance  singulière 
d'une  petite  coterie  qui  voudrait  Télever  jusqu'au  rang  d'idiome  lit- 
téraire, résistance  qui,  soit  dit  en  passant,  s'appuie  toujours  sur  le 
respect  du  pays  pour  des  habitudes  séculaires.  Nous  ne  pouvons 
dire  encore  si,  du  jour  où  les  hommes  de  quelque  portée  dans  la 
partie  flamande  auront  renoncé  de  bonne  grâce  à  une  langue  sans 
avenir  et  qui  partage  inutilement  leurs  facultés  de  style,  la  Belgique 
aura  une  littérature;  elle  l'espère  du  moins.  Jusqu'à  présent,  elle 
n'a  que  des  écrivains  en  petit  nombre  et  d'une  modeste  valeur  dont 
la  contrefaçon  arrête  encore  l'essor.  £n  attendant  meilleur  avenir» 
c'est  vers  les  recherches  historiques  que  s'est  portée  toute  l'activité 
des  esprits.  Dans  chaque  ville  où  il  y  a  des  dépôts  de  manuscrits  et 
de  chartes,  des  compilateurs  patiens  rendent  successivement  les 
vieilles  annales  à. la  lumière.  Ce  qui  s'oppose  à  ce  qu'il  paraisse  en- 
core un  historien  >  c'est  que  ce  peuple,  qui  se  possède  depuis  si  peu 
de  temps,  a  le  faible  des  parvenus,  et  tâche  de  persuader  aux  autres, 
comme  il  se  persuade  à  lui-même,  qu'il  a  une  histoire  à  lui  seul  et 
qu'elle  ne  s'est  interrompue  jamais.  Quand  il  sera  revenu  de  ce 
travers,  du  reste  bien  concevable,  les  matériaux  seront  prêts  pour  les 
monumens  historiques  qui  manquent  à  son  véritable  passé,  et  s'il 
parvient  à  se  créer  une  forte  littérature  avec  une  langue  qui  n'est 
pas  exclusivement  la  sienne,  c'est  par  ces  travaux  solides  qu'il  com- 
mencera. Il  est  vraiment  regrettable  que  le  tourbilkm  politique  ait 
détourné  de  sa  vocation  première  la  génération  qui  s'élevait  en  1829. 
Des  esprits  tels  que  M.  Vandeweyer,  ambassadeur  à  Londres ,  tout 
entier  alors  aux  études  philosophiques,  et  M.  Notbomb,  aoleiir  d'usé 
Histoire  de  la  Révolution  belge,  aujourd'hui  chef  du  cabinet^  auraient 
depuis  k>ng-teflH)6  devancé  notre  prophétie. 

Nous  venons  de  réunir  à  peu  près  tous  les  témoignages  de  vie, 
tons  les  syoïpttmes  ile  natienaUtè  qw  nous  «vioos  découverts  de- 
puis kuie-temps  cbes  le  petite  belge  ;  son  existeiM»  d'autrefois,  aes 


1008  REVUE  DBS  IMBCX  MONDES. 

travaux  actuels,  les  différences  sensibles  qui  le  sépareDt  dans  la  vie 
politique,  morale,  intellectuelle,  de  la  famille  française,  tout  ce  qui 
lui  fait  enfin  un  caractère  et  un  génie  à  part.  Il  nous  reste  k  dire 
notre  sentiment  sur  l'ayenir  de  cette  nationalité.  C'est  ici  que  nous 
redoublerons  de  franchise.  Il  importe  à  la  France  de  connaître  la 
vérité,  nous  l'avons  dit  dès  le  début;  il  faut  qu'elle  sache  ce  qu'il  y 
a  de  solide  et  de  réel  au  fond  de  ce  fait  nouveau,  la  Belgique  indé- 
pendante, afin  de  l'ajuster  à  ses  propres  plans  d'avenir. 

Le  problème  embrasse  deux  questions  principales.  Dans  l'hypo- 
thèse de  la  durée  du  système  européen  où  la  diplonciatie  lui  a  fixé 
enfin  une  place,  la  Belgique  peut-elle  exister  par  elle-même  t  Durant 
aussi  long-temps  que  ce  système ,  n'est-elle  point  destinée  à  dispa- 
raître dans  la  fumée  du  premier  coup  de  canon  qui  sera  tiré  sur  le 
continent?  Nous  séparerons  ces  deux  questions  pour  plus  de  clarté, 
et  nous  allons  traiter  la  première. 

Il  y  a  une  opinion  en  France  (et  elle  ne  s'arrête  pas  aux  limites 
de  tel  ou  tel  parti  )  qui  n'a  pu  se  décider  encore  à  prendre  la  Bel- 
gique au  sérieux,  et  croit  toujours  qu'il  suffira  en  tout  temps  pour 
la  faire  rentrer  dans  l'unité  française,  que  les  circonstances  permet- 
tent enfin  le  remaniement  de  l'Europe.  Cette  opinion  est  considé- 
rable à  nos  yeux ,  puisqu'elle  est  l'expression  d'un  sentiment  na- 
tional. Nous  désirons,  sans  l'espérer,  que  nos  paroles  lui  aient  prouvé 
qu'elle  se  nourrit  d'une  illusion  dangereuse  même  pour  la  France, 
en  ce  qu'elle  l'enraie  dans  les  anciennes  ornières  de  sa  politique  con- 
quérante. 

Mais  il  est  une  autre  opinion  plus  grave  que  nous  tenons  surtout 
i  éclairer  :  c'est  celle  qui,  sans  nier  absolument  qu'un  peuple  pou- 
vait s'élever  au-delà  de  la  frontière  du  nord  à  la  faveur  des  évène- 
mens  diplomatiques  survenus  après  1830,  pense  que  géographique- 
ment  la  Belgique  n'est  pas  née  viable ,  qu'elle  ne  saurait  dénouer 
toute  seule  les  difficultés  de  sa  situation  industrielle  et  commer- 
ciale, qu'entraînée  irrésistiblement  par  la  pente  des  intérêts  maté- 
riels, elle  devra  tôt  ou  tard ,  au  sein  même  de  la  paix ,  se  jeter  dans 
les  bras  de  celui  de  ses  voisins  qui  peut  le  mieux  le  satisfaire.  C'est 
à  cette  dernière  opinion  que  nous  soumettons  les  considérations 
qu'on  va  lire. 

La  position  du  nouvel  état  belge  en  face  des  intérêts  matériels,  la 
voici  en  peu  de  mots.  Des  industries  créées  parle  blocus  continental, 
démesurément  accrues  par  l'action  directe  du  roi  Guillaume  P%  se 
sont  trouvées  tout  à  coup  hermétiquement  enfermées ,  lorsqu'une 


LA  BELGIQUE.  1009 

barrière  inrranchissable  est  venne  s'élever  entre  elles  et  4ettr  dé- 
bouché unique,  la  Hollande.  Comme  un  flot  qui  ne  cesse  de  monter» 
ces  industries  battent  les  murs  de  leur  prison  »  et  ne  parviennent 
encore  à  déverser  leur  trop-plein  que  par  d'insuffisantes  échappées. 
Ce  qu'il  leur  faut,  c'est  une  voie  large  et  régulière  d'écoulement;  ce 
qu'elles  demandent,  c'est  qu'on  retourne  l'ouverture  du  fer  à  cheval 
que  formait  la  ligne  des  douanes  sous  le  régime  précédent ,  du  c6té 
du  peuple  qui  voudra  bien  abaisser  sa  digue.  Deux  directions  s'offrent 
à  elles,  la  France  et  l'Allemagne ,  et  si  toutes  les  deux  leur  man- 
quent, un  pis-aller,  la  mer  avec  ses  marchés  lointains.  Voilà  la  situa- 
tion industrielle  de  la  Belgique  nettement  définie,  je  pense.  Son 
gouvernement  l'a  comprise,  comme  nous  l'avons  fait  voir,  dès  le 
lendemain  de  la  révolution.  Sans  doute,  en  notre  siècle,  l'industrie 
a  la  voix  haute;  tous  les  foyers  qu'elle  a  établis  dans  chacune  des  pro- 
vinces méridionales  de  l'ancien  royaume  retentissent  de  ses  plaintes  : 
ce  sont  les  bassins  houillers  de  Mons ,  de  Charleroi  et  de  la  Meuse, 
les  verreries  de  la  Sambre,  les  usines  i  fer  de  Liège,  de  Namur  et  du 
Luxembourg,  les  grands  ateliers  de  machines  à  Seraing,  à  Bruxelles 
et  h  Gand,  les  manufactures  de  coton  de  cette  dernière  ville,  la  fabri- 
que des  toiles  dont  Courtray  est  le  centre ,  la  draperie  de  Verviers 
enfin.  La  Belgique  entière  écoute  tour  à  tour  leurs  doléances,  même 
lorsqu'elles  exagèrent  le  mal;  mais  il  est  une  voix  plus  puissante  qui 
domine  et  qui  dominera  toujours  ces  clameurs ,  c'est  la  voix  de  son 
indépendance,  si  jalouse  et  si  vigilante  qu'efie  aperçoit  une  arrière- 
pensée  dans  toutes  les  avances  que  ses  voisins  semblent  lui  faire. 
Ceux  qqî  espèrent  que  la  nationalité  belge  viendra  échouer  contre 
l'éoucil  de  la  question  industrielle,  ne  connaissent  pas  la  mesure  * 
des  sacrifices  que  ce  peuple,  avec  le  tour  particulier  de  son  caractère 
et  sa  persistance  de  volonté,  est  capable  de  s'imposer  par  amour  pour 
son  propre  ouvrage. 

Que  l'on  réfléchisse  bien  à  ceci.  Un  peuple,  s'il  est  réellement  un 
peuple ,  n'abdique  aucun  de  ses  droits ,  ne  se  met  pas  à  la  merci 
d'une  nation  plus  puissante,  ne  se  suicide  point,  en  un  mot, 
pour  quelques  millions  de  quintaux  de  fer  ou  de  houille  qu'il  ne 
trouve  pas  à  placer.  Quelque  malaise  qu'il  en  éprouve ,  il  consent  à 
souffrir  pourvu  qu'il  soit  :  c*est  assez  j  il  est  plus  que  content.  Nous 
qui  connaissons  la  Belgique,  qui  avons  assisté  à  sa  régénération,  qui 
la  voyons  agir,  qui  l'étudions  sérieusement  tous  les  jours,  nous  savons 
qu'elle  a  une  soif  impérieuse  d'être  qui  fera  toujours  taire  ses  autres 
besoins.  N'oublions  pas  que  des  incompatibilités  d'un  ordre  purement 


1010  REVUE  DBS  DBCX  MONDES. 

• 

moral  ont  été  assez  puissantes  en  1880  »  pour  h  décider  à  rabMdon 
complet  de  tous  les  avantages  matériels  qu^elle  retirait  de  «on  onion 
avec  la  Hollande;  combien,  après  <k)uze  ans  passée  dans  PindépeiH 
dance,  est-elle  plus  loin  encore  de  vouloir  pepreodre  use  chaîne 
dorée  !  Mais  ce  petit  peuple  ne  tient  pas  seulement  à  aa  liberté  poor 
la  satisfaction  stérile  de  n -appartenir ii  personne;  c^estqu*elle  loi  est 
indispensable  pour  le  maintien  de  ses  nuBurs,  pour  la  préservation 
de  ses  croyances,  pour  le  développement  régulier  de  son  génie.  Nom 
croyons  l'avoir  démontré  suffisamment,  aucun  peuple  n*esl  plus  oc- 
cupé que  lui  dans  la  sphère  des  idées  pratiques;  il  s'est  préparé  du 
travail  pour  plus  d'un  siècle,  et  non-seulement  il  est  dévoré  du  désir 
de  vivre,  mais  il  est  intéressant  pour  le  reste  de  la  civilisatioii  qo*fl 
vive.  Dominé  par  ses  besoins  moraui,  fût-4i  réduit  à  Tune  de  ces 
extrémités  où  les  nations  plus  vieilles  et  phis  fatiguées  capRnleirt 
avec  leur  nécessité  de  repos  et  de  bien-être ,  il  n'aliénera  jamais  de 
son  propre  mouvement  aucun  des  droits  précieux  qu'il  est  fier  d'avoir 
conquis.  Comme  après  tout  un  pays  ne  meurt  pas  de  pIMhore,  et 
qu'à  la  rigueur  il  peut  toujours  éteindre  une  partie  de  ses  fourneaux^ 
fermer  quelques  ateliers  et  pourvoir,  avec  les  grandes  ressourees  qal 
lui  restent,  aux  souffrances  de  la  classe  ouvrière  pendant  le  déplace^ 
ment  du  travail,  il  ne  balancerait  point  à  prendre  ce  parti  héroïque, 
si  on  lui  mettait  le  marché  à  la  main ,  imitant  ainsi  l'exemple  d'nn 
équipage  en  péril  qui  jette  une  riche  cargaison  à  la  mer  pour  sau^ 
ver  le  navire.  Mais  il  n'est  pas  probable  que  les  choses  eo  Tiennenl 
là  :  un  malaise  qui  a  duré  douze  ans  sans  amoindrir  les  fortunes, 
sans  arrêter  la  marche  ascendante  de  la  richesse  publique,  n'abontil 
point  d'ordinaire  à  une  pareille  crise. 

La  Belgique  ne  périra  donc  point  par  la  question  industrielle;  mais 
il  n'en  importe  pas  moins  à  sa  prospérité  future  qu'elle  la  résolve  le 
plus  tét  possible.  La  période  de  la  diplomatie  politique  est  finie  pour 
elle;  elle  voudrait  fermer  avec  le  même  bonheur  celle  de  la  diplo- 
matie conunerciale.  Malheureusement,  le  soin  de  son  indépendûoe 
ne  lui  permet  pas  de  marcher  librement  dans  cette  vote.  Celui  de 
ses  voisins  vers  lequel  tous  ses  intérêts  matériels  l'attireot  esl  ccdoi 
qu'elle  redoute  le  jdus.  Son  instinct  lui  dit  que  le  grand  peuple  dont 
elle  arrête  la  frontière  au  nord,  n*a  pas  renmeé  à  reeonstmiret 
némeiiar  des  moyens  nouveaux,  le  colossai  édifice  d^uii  €fli|nre  ter* 
miné  au  Rhin,  qu'elle  est  pour  lui  mk  objet  constant 4»  coavoiUKy 
et  q^'uD  double  péril  la  menace  de  mo  cùHé,  la  guerre  et  EiÈsorplion 
pacifique.  La  guerre^  quoique  les  signes  du  temps  paraissent  en 


LA  BKLGIQfTB.  1911 

• 

reculer  de  plos  en  plus  réi^entnalité ,  efle  sent  bien  qn'tin  accident 
inattendu»  ce  grain  de  sable  qui  parfois  change  la  Tace  du  monde» 
peut  d'un  moment  k  l'autre  la  faire  édater  et  ramener  pour  éHe  les 
chances  d'asservissement.  L'absorption  poMrque,  tout  h  Theure  on 
lui  en  a  jeté  imprudemment  la  menace ,  et  c'est  par  la  Tusion ,  par  la 
solidarité  des  intérêts  industriels  des  deuK  pays,  qu'on  prétend 
Topérer.  Cest  cette  double  crainte  qui  la  préoccupe  dans  tous  les 
actes  de  sa  politique  commerciale.  Et  nous  disons  même,  car  nous 
ne  vouions  rien  dissimuler,  qu'en  Belg;ique  le  senthnent  national  se 
complîqoe,  par  cette  cause,  d'une  constante  déflance  des  vues  am- 
bitieuses de  ta  France  et  d'une  jalousie  maladive  de  sa  supériorité 
aecabiaote  sous  tant  de  rai^mts.  Le  langage  habituel  des  publicistes 
parisiens,  des  paroles  trop  significatives  lancées  du  haut  de  la  tribune 
française  par  des  orateurs  et  même  des  hommes  d'état  dont  on  sait 
rinflueoce,  n'ont  pas  peu  contribué  h  justifier  ses  onArages.  Il  faut 
qu'on  veuille  bien  les  concevoir  et  les  etcuser  en  France.  Si  la  nation 
belge  a  une  vitalité  réelle ,  il  est  naturel  qu'eRe  s'indigne  du  dédain 
qu'on  lui  montre,  et  qu'elle  redoute  la  conquête  on  l'absorption  dont 
on  promène  sous  sef  yeux  le  fantôme.  La  peur  raisonne  parfois,  quoi 
qu'on  en  dise;  la  susceptibilité  nationale  des  Belges  ne  s'eflbrouche 
si  vite  que  parce  qu'ils  notent  leur  destinée  indirectement  fixée  à 
celle  de  la  France,  que  parce  qu'ils  recevront  toujours  les  premiers 
le  conire-coup  de  toutes  «es  agitations.  11  en  résulte  que  tous  leurs 
hommes  politiques,  tous  ceux  dont  la  vie  s'est  encadrée  dans  le  nouvel 
ordre  de  choses  ^ue  la  révolution  de  septembre  a  créé ,  cherchant 
des  poiqts  d'appui  k  l'indépendance  de  leur  pays,  du  côté  où  f  avenir 
paraît  m<$ins  menacé,  sont  par  position  et  par  patriotisme  anti-fran- 
çais (  sans  que  nous  voulions  attacher  k  cette  désignation  aucune 
nuance  de  haine  )  ;  et  quel  que  soit  le  parti  dont  ils  suivent  le  dra- 
peau, tons  s'accordent  merveilleusement  sur  ce  point.  Les  catholiques 
et  les  libéraux  entretiennent  le  même  sentiment  de  réserve  et  dln- 
quiétude  vîs-fi-vis  de  la  France  ;  les  premiers  craignent  son  scepti- 
cisme philosophique;  les  seconds  veulent  bien  partager  ses  idées, 
mais  non  pas  sa  fortune;  tous  croient  à  tort  ou  à  raison  que  l'avenir 
de  la  Belgique  est  sur  son  chemin ,  et  qu'effe  n'asfrire  qu*&  y  mettre 
un  terme.  Sur  ce  terrahi-lè,  MM.  Rogier,  Lebeau,  Devaux,  Vertiae- 
gen ,  Nothomb  et  de  Theux  se  donnent  la  main  sans  distinction  de 
couleur  politique,  et  tes  voix  dont  ils  disposent  dans  les  chambres  se 
réunissent  avec  eux  peur  approuver  tout  ce  qui  peut  tendre  h  dégager 


lOIi  mBVIIB  MB  MHJX  MNIMB. 

plus  nettonent  les  intérêts  persomieis  de  ptys  des  wlérMs  géoénvK 
de  la  France. 

y oilh  ce  qui  eipiiqoe  la  direotioB  suivie  par  le  goBvememeol  beige 
dans  tontes  ses  négociations  commerciales  afec  f  étrogcr.  Des  trois 
portes  assiégées  par  rindnstrie  el  dont  noos  avons  parlé  fins  hnal,  la 
pins  large,  k  pins  nécessaire»  celle  de  la  Fkance,  est  fai  domlére  à 
laquelle  il  soit  allé  frapper,  n  s*est  réconciUé  francheneot  avec  la 
Hollande»  parbe  qu'il  sait  bien  que  si  au  fond  du  cœur  le  roi  actoel 
n*a  peutrétre  pas  abandonné  l'espoir  de  reformer  l'ancies  royaume 
des  Pays-Bas,  son  peuple  se  prononcerait  contre  loule  velléité  de 
restauration ,  au  point  de  recommencer,  s'il  le  bllait»  rasdenne 
querelle  de  la  république  et  du  stathoudérat  II  caresse  rAHemagne, 
et  surtout  la  Prusse,  qui  forme  dés  à  présent  la  tête  do  grand  corps 
germanique,  parce  qu'elle  a  une  cause  commune  à  défendre  sur  le 
Rhin.  La  construction  d'un  chemin  de  fer  rhénan  a  été  en  partie  le 
produit  de  cette  pensée  constante.  Plutôt  que  d'offrir  Anvers  au 
commerce  français  en  compensation  d'avantages*  trop  chèrement 
payés,  il  le  livre  gratuitement  à  l'Allemagne.  Il  attire  les  Êtata-Unis 
vers  l'Escaut  par  l'établissement  coûteux  d'une  ligne  transatlantique 
de  bateaux  à  vapeur,  il  encourage  la  fondation  d'une  colonie  dans 
les  solitudes  de  l'Amérique  centrale;  il  conclut  des  traités  de  com- 
merce avec  l'Espagne,  avec  la  Turquie,  avec  les  républiques  et  les  em- 
pires du  Nouveau-Monde,  et  semble  enfin  n'avoir  de  plus  ardente 
envie  que  de  hâter  le  jour  où  le  pays  pourrait  se  passer  des  relations 
commerciales  de  la  France.  Si  le  patriotisme  du  gouvernement  belge 
se  trompe,  son  erreur  est  trop  respectable,  elle  prouve  trop  de  quels 
soins  jaloux  il  entoure  l'intégrité  nationale  pour  qu'on  soit  fondé  i 
y  trouver  un  sujet  de  récriminations  et  de  blAme.  Mais  jugeons  de 
sang-froid  la  portée  de  tous  les  actes  que  nous  venons  d'énumérer. 

La  Hollande,  quoique  sincèrement  réconciliée  avec  la  fidgique, 
n'accordera  aux  produits  de  ce  pays  aucune  préférence  sur  ceux  de 
l'Angleterre.  Les  traités  de  commerce  avec  un  autre  continent  ne 
garantissent  pas  de  la  formidable  concurrence  anglaise.  La  colonie 
dans  le  GuaUmala  est  encore  à  naître.  Les  États-Unis  ne  feront  d'An- 
vers un  entrepôt  pour  leurs  cotons  que  s'ils  trouvent  à  en  alimenter 
l'Allemagne  par  cette  voie,  possibilité  qui  dépend  de  l'avenir  du 
chemin  de  fer  rhénan.  Cest  donc  là  le  seul  point  qui  mérite  de  Gxer 
l'attention  du  public  français.  Quoique  cette  belle  voie  de  commu- 
nication ne  puisse  manquer  assurément  d'être  utile  aux  deux  peuples 


LA  BELGIQUE.  1013 

qu*elle  rapproche,  elle  ne  nous  paraît  pas  devoir  établir  entce  eux  Tin- 
timité  de  relations  commerciales  qu*on  s*en  promettait  naguère.  Les 
fleuves  d'une  navigabilité  facile  conserveront  toujours  sur  les- voies 
ferrées  Tavantage  du  bon  marché;  car  la  vitesse  importe  plus  aux 
voyageurs  qu'aux  ÔMirchandises.  U  n'est  pas  probable  que  la  Hollande 
voie  le  commerce  du  Rhin  lui  échapper  par  la  saignée  qu'on  a  voolu 
pratiquer,  de  Cologne  h  Anvers,  à  cette  artère  fluviale  de  l'Allemagne^. 
La  route  de  fer,  sur  laquelle  le  transport  des  marchandises  serar 
toujours  beaucoup  plus  dispendieux,  n'en  attirerait  à  c'Ie  le  monopole 
que  si  Anvers  devenait  l'un  des  ports  du  ZoU^Verein.  Or,  la  Prusse 
a  déclaré  que  cette  union  douanière  est  exclusivement  allemande  et 
n'admettra  aucun  peuple  étranger  dans  son  sein.  U  nous  semble  qu'en 
repoussant  aussi  nettement  les  avances  de  la  Belgique,  l'Allemagne 
vient  de  paralyser  en  partie  les  futurs  bienfaits  d'une  jonction  entre 
le  Rhin  et  l'Escaut.  Pour  que  l'un  des  deux  fleuves  se  détourne  réel- 
lement dans  l'autre,  il  faut  que  la  ligne  des  douanes  du  Zoll-Verein 
ne  Vienne  pas  élever  un  barrage  au  milieu  de  ce  nouveau  canal.  Au- 
trement Hambourg  conservera  ses  droits  de  port  allemand ,  et  Rot^ 
terdam  ses  privilèges  de  position  acquis  par  un  long  usage. 

Cependant  les  hommes  d'état  belges  persistent  à  reculer  vers  l'Al- 
lemagne, dans  le  dessein  d'échapper  à  l'ascendant  de  la  France. 
Cette  manifestation  nous  semble  trop  affectée  pour  que ,  fidèle  a 
notre  promesse  d'être  impartial,  nous  ne  la  réduisions  pas  à  sa 
juste  valeur.  Sous  le  rapport  de  la  fraternité  internationale,  la  Bel- 
gique a  encore  moins  à  espérer  de  ce  côté-là  ;  ceux  qui  font  des 
avances  à  la  Prusse  le  savent  bien  eux-mêmes.  Si  ce  n'est  parfois 
sur  le  terrain  de  la  religion,  il  n'y  a  ni  points  de  contact,  ni  sym- 
pathies réelles  entre  les  Belges  et  les  Allemands  des  provinces  prus- 
siennes :  vie  politique,  forme  de  gouvernement,  langage,  tout  entre 
eux  diffère.  Un  cordon  de  populations  wallonnes  isole  la  Flandre 
de  la  race  tentonique,  avec  laquelle  elle  seule  a  quelque  analogie^ 
lui  fait  une  frontière  morale  et  garantit  le  pays  tout  entier  d'une 
fusion  qu'un  très  petit  nombre  d'hommes  ont  pu  rêver  sérieusement» 
mais  qui  ne  s'opérera  jamais.  H  n'y  a  pas  une  idée  enfin  qui  passe 
du  mouvement  germanique  dans  le  mouvement  belge;  ce  fait  intel- 
lectuel dit  tout. 

En  revanche,  tous  ses  intérêts  comme  toutes  ses  sympathies  réelles 
portent  le  peuple  belge  vers  la  large  base  sur  laquelle  il  s'appuie,  du 
rôté  de  la  France;  c'est  de  là  que  lui  viennent  l'air  et  les  grandes 

TOME  I.  65 


1014  REVUE  M»  M€X 

idées;  c*est  par  le  que  débouchent  ses  principales  industries  du  Tond 
de  rîmpasae  on  les  évèneniens  de  1880  les  ont  accolées.  II  faudra 
donc  que  son  gotivemement,  après  le  long  détour  qu'il  a  fait  pour 
fttir  cette  nécessité ,  y  revienne  ramené  par  les  véritables  besoirii$ 
du  pays.  Conclue  de  peuple  à  peuple ,  l'union  commerciale  avec  la 
France  serait  une  alliance  de  raison  et  d'inclination  à  la  fois.  La  Bel- 
gique en  accueillait  la  perspective  avec  transport  pnrce  que  c*est  elle 
en  effet  qui  y  gagnerait  le  plus;  mais  depuis  la  menace  d*absorptlon 
imprudemment  jetée  par  la  presse  parisienne,  elle  n'a  pas  vu  sans 
déplaisir  les  droits  acquis  dicter  d'inacceptables  conditions  au  gou- 
vernement français.  Cest  que,  l'absorption  politique  se  formulant  è 
ses  yeui  en  tentative  d'absorption  nationale,  elle  recule  devant  une 
lutte  disproportionnée;  elle  a  peur  de  signer  un  traité  de  Méthuen, 
qui  la  ferait  descendre  peut- être  jusqu'il  l'état  d'abjection  et  de  dé- 
pendance où  l'Angleterre,  pour  prix  d'un  privilège  accordé  è  des 
huiles,  à  des  vins,  avait  su  plonger  le  Portugal.  Le  gouvernement 
belge  exploitera  cette  défiance ,  et  tant  que  les  causes  qui  y  ont 
donné  lieu  n'auront  pas  été  écartées,  il  pourra  faire  ajourner  l'espoir 
de  l'union  commerciale. 

Pour  que  cette  union  puisse  s'accomplir  entre  la  Belgique  et  la 
France,  il  nous  semble  donc  indispensable  auparavant  que  les  rap- 
ports politiques  des  deux  pays  soient  nettement  définis  et  que  le  plus 
nouveau  voie  prévaloir  chez  l'autre  l'opinion  favorable  è  sa  durée; 
cette  assurance  est  d'autant  plus  nécessaire  au  petit  peuple  belge 
que,  malgré  lui,  malgré  ses  hommes  d'état,  le  problème  de  son  avenir 
revient  toujours  se  concentrer  dans  cet  étroit  espace.  Il  aura  beau 
faire,  sa  fortune  est  inévitablement  liée  è  celle  de  la  France,  il  ne 
peut  secouer  linftuence  de  suprématie  que  les  grandes  nations  exer- 
cent sur  leurs  voisins  plus  faibles  et  se  soustraire  aux  conséquences 
de  son  origine»  qui  l'a  placé  à  toujours  dans  la  sphère  d'action, 
ou,  pour  nous  servir  d'un  terme  plus  éneigique,  dans  le  tourbillon 
de  la  puissance  française  en  Europe;  il  est  prédestiné  è  être  son 
auxiliaire  passif»  à  la  prolonger  sur  l'Escaut,  comme  un  ministre  le 
disait  hier  è  la  tribune,  mais  il  voudrait  que  ce  tût  librement  et 
dans  la  mesure  de  sesforces  et  de  son  intérêt  prepre;  9  voudrait 
passer,,  la  nationalité  sauve ,  les  jours  mauvais  qui  peuvent  revenir 
encore. 

C'est  à  la  France  de  juger  si  elle  peut  aetorder  les  avantages  de 
l'union  conmaerciale  à  un  peuple  libre,  ou  ri  elle  veut  hrire  dé  Tàfoan- 


LA  BELGIQUE.  1015 

don  futur  de  la  nationalité  la  condition  absolue  de  cette  Taveur.  On 
nous  demandera  quel  profit  trouverait  sa  politique  dans  le  cas  où 
elle  adopterait  le  premier  parti.  Nous  pensons  qu'elle  recueillerait 
plus  tard  ampleihent  la  récompense  de  sa  générosité;  il  nous  semble 
qu'un  peuple  frère,  allié  intime  de  la  France  et  servant  d'avant- 
^arde  à  la  révolution,  vaudrait  mieux  cent  fois  aux  heures  du  péril 
commun  que  neuf  départemens  où  il  faudrait  commencer  par  tarir 
toute  force  et  toute  sève  patriotiques  avant  d'y  transfuser  le  sang 
d'une  autre  nationalité.  La  Belgique,  confiante  dans  la  parole  de  la 
France,  satisfaite  de  vivre  de  sa  vie  intérieure,  s'apaiserait  tout  d'un 
coup;  ses  diMlances  et  ses  craintes,  qui  partent  d'une  susceptibilité 
exagéréepeut-étre,s'effaceraientà  l'instant  méme;runîon  désintérêts 
matériels  serait  accueillie  par  elle  avec  un  enthousiasme  sans  mé- 
lange, et  il  s'établirait  dès  ce  jour  entre  la  nation  souveraine  par  la 
puissance  et  par  les  idées ,  et  le  petit  peuple  volontairement  placé 
sous  son  noble  protectorat,  des  relations  de  voisinage,  une  solidarité 
d'avenir,  une  affinité  sociale  bien  plus  profitables  pour  tous  deux 
qu'une  absorption  déguisée,  ou  consacrée  un  moment  par  la  force 
qui  consacre  tout. 

Quant  ù  la  seconde  question  que  présente  l'avenir  de  l'état  belge, 
à  savoir  les  chances  qu'il  a  de  survivre  à  une  guerre  européenne» 
celle-là  dépend  entièrement  de  la  France.  Si  une  conflagration  uni- 
verselle éclatait,  tout  porte  à  croire  que  les  autres  puissances  qui  ont 
contribué  à  fonder  ce  royaume  le  conserveraient,  parce  qu'il  est  la 
dernière  des  combinaisons  possibles  en  dehors  d'une  réunion  re- 
doutée, et  qu'elles  espéreraient  toujours  de  le  retourner  contre  leur 
grand  adversaire.  Mais  son  intérêt  immédiat,  à  défaut  de  tout  autre 
motif,  interdirait  à  la  Belgique  de  tremper  dans  une  ingratitude  dont 
elle  serait  la  première  victime.  Sa  ligne  de  conduite  au  mHieu  d'une 
semblable  crise  lui  est  tracée  par  sa  faiblesse.  Respectée,  elle  ne 
fournirait  aucun  prétexte  d'invasion  à  ses  ambitieux  voisins.  Spec- 
tatrice d'un  combat  auquel  la  prudence  lui  défendrait  de  se  mêler, 
elle  ne  prendrait  parti  sans  doute  que  si  le  principe  même  des  révo- 
lutions d'où  elle  est  sortie  était  mis  en  péril.  Attaquée  chez  elle,  elle 
opposerait  à  ses  agresseurs  un  rempart  d'opinion  que  la  civilisation 
protège ,  que  la  France  la  première ,  i  raison  des  nobles  principes 
dont  elle  est  l'apôtre,  est  tenue  de  reconnaître,  le  rempart  de  sa  na- 
tionalité. Plus  il  s'écoulera  de  temps  avant  que  la  paix  européenne 
ne  soit  troublée ,  plus  cette  nationalité  se  développera  et  prendra  de 

65. 


1016  BEVCB  DBS  WSCX  BfONMBS. 

consistance  autour  de  Tunité  dont  nous  avons  essayé  de  décrire  les 
progrès;  et  le  jour  viendra  bientôt  où  la  suppression  de  la  Belgique 
ne  serait  en  définitive  que  la  compression  de  ce  qui,  tôt  ou  tard, 
éclate  et  déborde,  je  veux  dire  d*un  véritable  peuple. 

11  se  peut  encore  que  la  Belgique  disparaisse  dans  une  de  ces  con- 
vulsions nniverselles  que  notre  époque  a  vues,  et  doDt  la  PnovideDce 
l'a  préservée  il  y  a  douze  ans.  Mais  de  quelque  part  que  Vînt  le  coup 
qui  la  renverserait,  quelle  que  fût  la  puissance  qui  en  accroîtrait  son 
territoire,  et  dût  celle-ci  chercher  h  la  tromper  sur  son  abaissement 
par  la  promesse  fondée  d'une  pro^érité  nouvelle,  cette  petite  nation 
a  déjà  trop  savouré  le  fruit  de  Findépendance  pour  se  consoler  plus 
tard  de  l'avoir  perdue  sans  retour.  Désormais  plus  qu'à  aucune  pé- 
riode de  son  histoire ,  elle  serait  une  cause  d'inquiétude  et  d'affai- 
blissement pour  le  peuple  qui  l'aurait  asservie.  Ses  maîtres  auraient 
beau  lui  crier  qu'elle  était  misérable  et  incertaine  du  lendemain  ; 
comme  cette  femme  à  qui  l'on  rappelait  sa  jeunesse  pauvre  et  ob- 
scure ,  elle  répondrait  que  c'était  là  son  temps  de  splendeur  et  de 
félicité,  et  sans  motif,  sans  provocation,  sans  espoir,  elle  ferait  comme 
a  fait  la  Pologne,  comme  font  tous  les  peuples  fiers  qui  ont  respiré 
un  seul  jour  l'air  pur  de  la  liberté,  elle  s'insurgerait  pour  la  joie  fu- 
neste d'une  heure  de  vengeance.  Enfin,  pour  tout  résumer  en  deux 
mots,  la  Belgique  nous  semble  ne  pouvoir  plus  être  désormais  qu'une 
nation  libre  ou  une  Irlande. 

Eugène  Bomn. 


■4JU      il    i  !    — ■  -       .   l>.iL-» 


:*»f 


SITUATION  FINANCIÈRE 


DE  LA  FRANCE. 


I.  —  PBOJET  DB   LOI   POUR   LA  FIXATION  DES  RECETTES 
ET  DBS  DÉPENSES  DB  l'EXERCICB  18 ii. 

II.  ^  COMPARAISON  DES  BUDGETS  gAnÊRAUX  DB  RECETTES 
ET  DE  DÉPENSES  DE  1813  ET  DB   1830. 

III. —COMPTE  GÉ?IÉRAL  DE  L*ADMIN1STRATI0N 
DES  FINANCES  POUR  L* ANNÉE   18il. 

IV.  •-  RAPPORT  AU  ROI   SUR  L*ADMINISTRATiON 
DES  FINANCES,  1830. 

V.  —  COMPTE-RENDU  AU  NOM  DU  CONSEIL-GÉNÉRAL 
DE   LA  BANQUE  DE  FRANCE   (M  janvier  1843). 


A  la  Gn  de  Tannée  18V0,  et  après  les  évënemens  qui  avaient  changé 
ou  plutôt  dévoilé  la  situation  de  la  France  vis-à-vis  de  l'Europe,  le 
ministère  qui  s'était  formé  au  milieu  de  la  tempête  et  qui  s'était 
donné  la  mission  de  l'apaiser,  déposa  devant  les  chambres  le  bilan  de 
notre  situation  financière,  bilan  de  perspective,  et  dont,  par  un  ar- 
tifice peu  digne  du  pouvoir  en  toute  circonstance,  il  avait  à  dessein 
chargé  le  tableau. 

Le  projet  de  loi  sur  les  crédits  supplémentaires  et  extraordinaires^ 
présenté  le  7  décembre  1840,  évaluait  le  découvert  probable  du  trésor» 


1M8  BETTB  9B  HECX  XOSMS. 

poor  les  aooées  18i0,  18V1  et  18i2,  à  839  miffioBS.  Ub  amms  plos 
tard,  le  18  janvier  18'»i,  le  iiiini»tre  des  finances  proposait  iTonvrir, 
par  b  k>i  des  tra%aai  eitraordinaires,  on  crédit  de  53^  miilkins^  qui 
se  confondait,  jiiM|o'â  concurrence  de  itô  mîlUoiis,  avec  les  estima- 
tions précédentes,  et  qui  devait  porter  par  conséquent  le  déooarert  du 
trésor  à  1230  millions  environ.  Four  rendre  ces  calcab  piansiiies,  le 
ministère  a%ait  fait  figurer,  au  budget  de  la  guerre,  oo  effectif  de 
(93,000  hommes,  bien  que  Tannée  n'en  eût  compté,  â  aocase  époque, 
plus  de  ^26,000  dans  ses  rangs.  Par  un  etki  de  la  même  lactique, 
les  budgets  de  18^1  et  1812  comprenaient  «o  fonds  de  X  mflîons, 
destiné  à  pourvoir  aui  intérêts  et  à  Tamortissement  d'an  emprant 
qui  n*était  pas  encore  contracté. 

Pendant  que  Ton  entassait  ainsi  les  chiffres  sur  les  cliifires,  afin 
d*élever  à  une  hauteur  chimérique  la  montagne  du  déficit,  «m  Bons 
signifiait  en  même  temps  qu  il  n'y  avait  aucun  soulagement  â  attendre 
de  l'accroissement  éventuel  du  revenu.  La  majorité  de  la  chambre 
partageait  sur  ce  point  le  désenchantement  réel  ou  sinmlé  du  minis- 
tère; car  M .  Thiers,  ayant  démontré  un  jour  que  les  recettes  du  trésor 
s^augmentaient  régulièrement  en  moyenne  de  20  mOUoos  par  année, 
fut  interrompu  par  des  murmures  d'incrédulité.  Et  pourtant  le  le- 
?enu  de  18y)  oflfrait  déjà  une  plus-value  de  36  millions. 

Ce  qui  prouve  que  les  alarmes  du  gouvernement  n'avaient  alors 
rien  de  bien  sérieux  et  n'étaient  guère  que  des  tableaux  de  fantaisie, 
c'est  qu'au  moment  où  il  taisait  ressortir  lexagération  menaçante  des 
dépenses  que  lui  avaient,  disait-il,  léguées  ses  prédécesseurs,  il  avait 
le  courage  d'entreprendre  de  nouvelles  dépenses,  des  travaux  extra- 
ordinaires qu'il  était  encore  en  son  pouvoir  d'ajourner.  Ajoutons 
qu'en  créant  ou  en  acceptant  toutes  ces  charges,  le  ministère  ne  sem- 
blait pas  se  préoccuper  beaucoup  des  moyens  d'y  subvenir.  Évidem- 
ment, si  la  situation  lui  avait  paru  désespérée,  il  n'aurait  pas  reculé 
devant  un  changement  quelconque  dans  l'assiette  ou  dans  le  taux  de 
l'impôt,  il  n'aurait  pas  dtt  d'un  ton  calme,  et  qui  contrMtait  avec  la 
sombre  couleur  de  ses  prophéties  :  c  Nous  ne  vous  proposons  point 
d'établir  des  taxes  nouvelles  ni  d'élever  le  tarif  de  celles  qui  se  per* 
foivent  (1);  »  surtout  il  aurait  présenté,  pour  Caire  face  k  ce  prétendu 
découvert  de  1230  millions,  des  ressfMurees  moins  inoerlaines  qn'nn 
emprunt  de  450  mUiions  et  q  ue  les  réserves  de  l'amoitisaamait;  enfin 
Il  n'aurait  pas  donné  à  entendre  que  la  France  devait  s*ii 

(t)  iutfietéB  Itff ,  pi0e  If. 


flTCATlON  FINANCTÉRE  DE  LA  FHANCE.  1019 

qu'en  18W  tout  nouveau  traval!  d'utîlîtù  publique,  sachant  bien  qu'un 
système  de  finances  est  toujours  mauvais  quand  il  lie  les  mains  pour 
l'avenir  h  une  grande  nation. 

Il  y  a  plaisir  à  voir  comment  le  déficit,  péniblement  échafaudé 
dans  la  loi  des  crédits  supplémentaires  en  décembre  1840,  s'est  réduit 
d'année  en  année,  entre  les  mains  du  ministère  actuel,  sans  qu'il  ait 
eu  besoin  de  se  signaler  par  une  recherche  bien  passionnée  ni  bien 
efficace  de  l'économie  dans  le  maniement  des  deniers  publics. 

Quelques  jours  s'étaient  h  peine  écoulés  depuis  la  lecture  de  son 
premier  exposé  que  M.  Humann ,  présentant  le  budget  de  1842,  en 
donnait  une  seconde  édition  dans  laquelle  il  retranchait  d'un  trait 
de  plume  plus  de  200  millions;  le  découvert  probable  des  trois  années 
1840,  1841  et  1842,  s'y  trouvait  ramené  au  chiffre  de  505  millions 
qui,  joints  aux  534  millions  de  travaux  extraordinaires,  présentaient 
un  chiffre  total  de  1  milliard  39  millions. 

Ce  milliard  est  celui  sur  lequel  souffla  la  parole  de  M.  Thiers,  dans 
la  discussion  des  crédits  supplémentaires  (1).  Il  prouva  sans  peine 
que  les  commissions  nommées  par  la  chambre,  tout  en  accordant 
an  gouvernement  les  crédits  sérieusement  demandés,  trouvaient 
100  minions  à  retrancher  de  ses  évaluations.  Voilà  donc  le  déficit 
réduit  h  939  millions,  en  avril  1841.  A  la  fin  de  l'année,  il  ne  s'élevait 
phis  par  aperçu  qu'à  896  millions,  ainsi  que  M.  Humann  le  déclarait 
lui-même  en  présentant  le  budget  de  1843  (2).  Le  même  ministre 
annonçait,  dans  le  même  document,  qu'au  moyen  de  quelques  atté- 
nuations, par  l'accroissement  naturel  des  recettes  et  en  foisant  em- 
ploi des  réserves  de  l'amortissement,  le  découvert  se  trouverait 
réduit  encore  de  95  millions  au  l^' janvier  1843,  et  ne  représente- 
rait plus  qu'une  somme  ronde  de  800  millions. 

Pendant  que  s'opérait  cette  diminution  successive  de  440  millions 
dans  les  hypothèses  financières  du  cabinet,  le  ministère  en  était 
venu  èi  se  rassurer  lui-même,  et  il  ne  demandait  plus  qu'à  faire  passer 
l'opinion  publique  d'une  terreur  sans  mesure  à  une  imprudente  sé- 
curité. Les  crédits  supplémentaires  avaient  repris  leur  cours;  il  y 
avait  entre  les  ministres  comme  une  émulation  de  projets  et  de  dé- 
penses. Le  ministre  des  travaux  publics,  laissant  tous  ses  collègues 
bien  loin  derrière  lui,  avait  présenté  dun  seul  coup  et  fuit  adopter 
an  chambres  une  loi  sur  les  chemins  de  fer,  qui ,  avec  toutes  ses 
dépendances,  n'ajoutait  pas  moins  de?  à  800  millions,  un  second  mil- 

(I)  Séance  du  12  avril  I8ia. 
(a)  Budget  de  1S43,  page  8. 


1090  mBvuB  iMss  raux  hoxpbs. 

liard  si  Ton  veut,  aux  charges  de  l'état.  Notez  bien  qa'en  intentant 
une  dépense  aussi  excessive,  le  j^inistëre  s*était  bien  gardé  de  créer 
des  ressources  dont  l'étendue  répondit  à  ces  nouveaux  besoins» 
Sur  l'emproBl  de  ioO  millions  autorisé  par  les  chambres  et  byÎM)- 
théqué  aux  traraux  volés  en  1841»  130  millions  seulement^  ont  été 
réalisés,  et  le  reste  est  encore  èi  trouver.  Les  réserves  de  Famortis- 
sèment  sont  engagées  pour  plusieurs  années.  La  dette  flottante , 
déjà  chargée  des  découverts  antérieurs  à  ISt^O,  doK  suppléer  à 
rinsuffisance  des  moyens  ordinaires.  Voilà  cependant  rinstmment 
;j,  à  Taide  duquel  on  s'est  flatté  de  battre  monnaie  pour  l'exécution 

des  chemins  de  fer!  C'est  la  dette  flottante,  une  dette  exigible, 
une  dette  à  échéance  fixe,  qui  va  supporter  le  budget  tout  entier  de 
l'extraordinaire.  On  s'expose  ainsi  à  suspendre  les  paiemens  dn  trésor, 
à  la  première  crise.  Après  avoir  exagéré  en  plus,  on  exagère  en  moins. 
En  deux  ans,  on  a  passé  du  système  de  la  peur  au  système  des  illu- 
sions. Ils  sont  l'un  et  l'autre  également  en  dehors  de  la  vérité;  toute- 
fois le  second  a  plus  de  dangers  que  le  premier,  et  il  est  plus  près 
de  l'abîme  où  la  fortune  publique  peut  s'engloutir. 

Mais  laissons  là  le  programme  ministériel,  avec  ses  variantes  et 

ses  exagérations.  Nous  ne  sommes  plus,  comme  en  1840  et  en  1841, 

r .  ^ur  le  terrain  des  probabilités.  Une  expérience  de  deux  années  a  mis 

toutes  les  théories  à  l'épreuve;  nous  touchons  à  l'ère  des  faits  accom- 
plis. Le  moment  est  donc  favorable  pour  reconstruire  sur  des  données 
désormais  positives,  sans  faiblesse  comme  sans  présomption,  le  bilan 
de  notre  situation  flnancière,  et  pour  embrasser  dans  un  exposé 
fidèle  les  charges  ainsi  que  les  ressources  de  l'état. 

M.  le  ministre  des  finances  vient  de  présenter  aux  chambres  le 
budget  de  1844.  Les  propositions  de  M.  Laplagne  font  ressortir  les 
dépenses  pour  cet  exercice,  Tordinaire  et  l'extraordinaire  compris,  à 
1404  millions,  et  les  recettes,  en  ajoutant  au  revenu  80  millions  pris 
sur  l'emprunt,  à  1327  millions.  L'excédant  prévu  des  dépenses  sur 
les  recettes  est  donc  de  77  millions;  nous  n'exagérons  pas  en  suppo- 
sant que  les  supplémens  de  crédit,  qui  soldent  le  contingent  de  l'im- 
prévu, porteront  le  déficit  tant  ordinaire  qu'extraordinaire  de  l'exer- 
cice à  100  millions  de  francs. 

Avant  d'entrer  plus  avant  dans  l'examen  de  cette  situation,  il  con- 
vient de  se  rendre  compte  des  charges  que  les  exercices  antérieurs 
peuvent  avoir  léguées  au  trésor,  et  des  ressources  qui  restent  dispo- 
nibles pour  y  pourvoir.  Cette  revue,  quelque  peu  rétrospective,  nous 
sera  facile,  grâce  à  la  méthode  et  à  la  darté  que  l'administration  des 


ri 


SITUATION  FINANCIÈRE  DE  LA  FRANCE.  1021 

finances  a  introduites  dans  les  docnmens  qu*elle  livre  aux  investiga- 
tions du  public. 

BILAN. 

Notre  situation  ânanciëre  se  compose  de  trois  élémens  :  les  dè^ 
penses  et  les  recettes  ordinaires ,  les  travaux  extraordinaires  et  les 
moyens  de  crédit  destinés  à  y  faire  face,  eoGu  la  dette  flottante  qui 
comprend  tous  les  engagemens  à  terme  du  trésor. 

Grâce  au  merveilleux  accroissement  du  revenu  public»  accroisse- 
ment qui ,  dans  la  seule  année  1842,  a  dépassé  de  68  millions  les  éva- 
luations du  budget,  le  découvert  des  trois  années  1840, 1841  et  1842 
se  trouve  réduit  à  315  millions  (1),  et  à  248  si  l'on  en  défalque  une 
sonmie  égale  aux  réserves  de  l'amortissement.  Pour  l'année  1843 , 
M.  le  ministre  des  finances  annonce  un  découvert  spécial  de  52  mil- 
lions qui  reporterait  le  déficit  à  300  millions;  mais,  en  y  appliquant 
les  réserves  qui  seront  probablement  disponibles  à  la  fin  de  1843, 
pour  une  somme  de  09,500,000  fr.,  on  le  ramène  au  chiffre  de  230 
millions. 

230  millions,  voilà  l'excédant  probable  des  dépenses  sur  les  re- 
cettes au  31  décembre  1843;  tels  sont  les  résultats  accumulés  des 
quatre  exercices,  le  bilan  d'une  situation  qui  n'est  ni  la  guerre  ni  la 
paix,  et  qui  mène  peut-être  plus  sûrement  à  la  guerre  qu'à  la  palk. 
Pour  combler  ce  déficit ,  il  ne  faudra  rien  moins  que  l'emploi  des 
réserves  de  l'amortissement  pendant  les  années  1844, 1845  et  1846; 
et  l'époque  de  notre  libération  se  trouvera  nécessairement  reculée, 
si  le  budget  ordinaire  de  1844  présente,  comme  il  est  déjà  permis  de 
le  prévoir,  un  nouveau  déficit  de  50  à  60  millions. 

Passons  maintenant  au  budget  de  l'extraordinaire,  à  celui  dont  les 
moyens  de  crédit,  dans  le  plan  du  ministère,  doivent  faire  tous  les 
frais.  La  loi  du  25  juin  1841  a  ouvert,  en  les  partageant  par  allocations 
annuelles,  des  crédits  qui  s'élèvent  à  496,821,400  francs,  et  qui  ont 
pour  objets  l'achèvement  des  routes,  des  canaux  et  des  ports,  la  con- 
struction ou  la  réparation  des  places  fortes,  l'extension  de  nos  grands 
ports  militaires,  ainsi  que  les  approvisionnemens  de  nos  arsenaux. 
Deux  lois,  en  date  du  11  juin  1842,  ont  mis  en  outre  à  la  charge  du 
trésor  l'établissement  d'un  grand  réseau  de  chemins  de  fer  dont  la 


(1)  Savoir:  déflcit  de  ISiO ia8,094,&39  fr. 

—  ISil 24,500,570 

—  18» 158,103,072 

Voir  la  page  10  du  budget  de  ISif. 


315,700,081  fr. 


10^  RBVCE  DBft  DBOX  MONDES. 

connuâsion  de  la  chambre  des  députés»  en  y  comprenant  un  prêt 
de  22  millions  aux  rompagnies  de  Rouen  et  du  Havre,  évaluait  la 
dépense  il  ^97  millions,  et  qui  coûtera  certainement  2  à  300  millions 
de  plus ,  en  supposant  même  que  Tétat  n*ait  pas  à  fournir  ni  &  poser 
la  voie  de  fer,  mais  en  vue  dai|uel  les  chambres  n*ont  voté  jusqu'à 
présent  que  148  millions  principalement  applicables  à  des  tronçons. 

£b  réunissant  les  conséquences  des  votes  de  1841  et  de  1842,  on 
trouve  que  le  trésor  aaraît  à  pourvoir,  par  les  seules  ressources  du 
crédit,  à  une  dépense  en  partie  consommée,  en  partie  prochame,  de 
045  millions  (  nous  admettons  pour  le  nooment,  comme  on  voit,  que 
le  concours  de  l'état  à  Texéeution  des  grandes  lignes  de  chemin  de 
fer  n*ira  pas  au-delà  des  148  millions  déjà  votés).  Pour  faire  face  à 
cette  difficulté  de  645  millions,  le  gouvernement  a  été  autorisé  à  em- 
prunter, par  une  émission  de  rentes,  450  millions.  Un  emprunt  aussi 
énorme  fût-il  aujourd'hui  réalisé  ou  réalisable,  le  système  du  minis- 
tère laisserait  encore,  au  compte  de  la  dette  flottante,  une  surcharge 
de  195  millions.  Mais  on  sait  que  le  précédent  ministre  des  finances 
n*a  émis,  en  octobre  1841,  qu'une  fraction  de  Temprunt,  et  qu'il  en 
reste  encore  300  millions  à  placer;  en  sorte  que,  provisoirement  du 
moins ,  la  dette  flottante  est  appelée  à  supporter  la  plus  forte  part 
des  dépenses  que  doivent  entraîner  les  travaux  extraordinaires  et  la 
construction  des  chemins  de  fer. 

Il  y  a  plus;  on  peut  raisonnablement  prévoir  telles  circonstances 
dans  lesquelles  l'émission  des  deux  dernières  séries  de  l'emprunt  de- 
viendrait très  difficile,  et  où  la  surcharge  résultant  pour  la  dette 
flottante  des  lois  du  25  juin  1841  et  du  11  juin  1842  ne  resterait  pas 
par  conséquent  au-dessous  de  405  millions.  C'est  là,  dans  notre 
pensée,  le  danger  le  plus  sérieux  de  la  situation,  et  celui  qu*il  im- 
porte d'envisager  de  très  près. 

CRÉDIT, 

L'emprunt  de  1841  est  le  premier  que  l'on  ait  contracté  en  France, 
en  3  pour  100,  à  un  taux  relativement  aussi  élevé.  La  nouveauté  de 
l'opération,  le  moment  qui  fut  choisi  pour  la  tenter,  le  fraction- 
nement de  l'emprunt  en  plusieurs  séries,  tout,  jusqu'aux  taux  de 
l'adjudication ,  devait  provoquer  la  controverse.  Le  ministre  dos 
finances  lui-même,  M.  llumann,  voulut  y  prendre  part,  et  voici  dans 
quels  termes  U  essayait  de  justifier,  en  présentant  le  budget  de  1813, 
la  combinaison  à  laquelle  iî  s*était  arrêté. 


SITUATION  FINANCIÈftE  DB  LA  FRANCE.  1023 

c(  L*importan€e  de  l'einprant  devait  être  déterminée  par  les  besoins 
et  les  convenances  du  trésor;  or,  le  trésor  était  dans  Tabondance, 
mais  l'abondance  lui  venait  de  rémission  de  ses  oMigatîons  A  terme, 
des  sommes  déposées  par  les  caisses  d'épargne,  les  communes  et  les 
établissemens  publics,  et  qui  s'élevaient  ensemble  à  plus  de  350  mil- 
lions. La  prévoyance  nous  Taisait  un  devoir  de  ne  pas  laisser  dépasser 
à  la  dette  flottante  de  sages  limites.  D'un  autre  côté,  il  nous  était 
démontré  qu'avec  une  ressource  supplétive  de  150  millions  et  l'em- 
ploi intelligent  des  moyens  de  trésorerie,  ou  pouvait  Taire  Tace,  pen^ 
dantdeui  années  au  moins,  à  toutes  les  dépens^ss  prévues.  Il  n'y 
avait  pas  lieu  de  pousser  les  précautions  plus  loin. 

((  Le  choix  de  l'eflet  public  sur  lequel  il  convenait  le  mieux  d'em* 
prunter,  a  été  de  notre  part  l'objet  d'un  examen  approfondi.  Une 
adjudication  de  rentes  5  pour  100  aunlessus  du  pair  pouvait  aflTaiblir 
le  droit  de  l'état  de  rembourser  sa  dette  au  pair;  ce  droit,  je  l'ai 
constamment  soutenu,  et  mes  convictions  me  Taisaient  un  devoir  de 
le  conserver  intact.  La  rente  i  i/â  avait  aussi  dépassé  le  pair,  et  la 
considération  que  nous  venons  d'exposer  lui  était  également  appli- 
cable. Nous  avons  médité  avec  quelque  préTérence  l'idée  de  mettre 
en  adjudication  des  rentes  4  pour  100;  mais  l'emprunt  est  un  contrat 
parfaitement  libre  :  l'un  des  contractans  ne  peut  pas  imposer  à  l'autre 
la  loi  de  ses  convenances;  nous  avons  dû  pressentir  celle  des  capita- 
listes, et  je  n'ai  pas  tardé  à  me  convaincre  que  la  rente  4  pour  100 
n'était  pas  la  valeur  sur  laquelle  il  fât  possible  d'asseoir  un  emprunt 
dans  les  circonstances  actuelles.  Trop  près  du  pair,  elle  n'oflTrait  pas 
dans  une  mesure  suflisante  cette  mieux-value  éventuelle  que  recher^ 
chent  les  préteurs.  Il  était  à  prévoir  que,  pour  accroître  cette  éven- 
tualité, on  ne  vous  offrirait  qu'un  prix  fort  inférieur  à  la  valeur 
intrinsèque  de  l'effet  dont  il  s'agit.  Une  création  de  rentes  3  1/3 
pour  100  ne  se  présentait  pas  avec  des  garanties  de  succès.  L'impos- 
sibilité de  juger  à  l'avance  si  ces  rentes  seraient  bien  ou  mal  accueil- 
lies sur  le  marché,  la  difficulté  d'apprécier  la  valeur  vénale  d'un 
nouveau  fonds  émis  dans  d'étroites  limites,  et  qui  n'avait  pas  eu 
cours  en  France ,  laissaient  trop  d'incertitude  dans  les  esprits;  les 
préteurs  n'auraient  pas  manqué  de  se  mettre  ft  couvert  des  risques 
par  des  offres  insuffisantes.  Restait  la  rente  3  pour  100. 

<c  L'adjudication  a  été  faite  au  prix  nominal  de  78  fir.  53  cent.  1/3 
pour  3  francs  de  rentes,  et  au  prix  réel  de  76  fr.  75  cent,  en  tenant 
compte,  à  l'intérêt  de  4  pour  100,  des  facilités  de  paiement  qui  ont 
été  accordées.  En  d'autres  termes,  l'état  s'est  constitué  débiteur,  pour 


1026  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rinlérôt,  au  Heu  de  primer  toutes  les  valeurs  dans  le  pays,  sont  le 
plus  souvent  k  meilleur  marché  que  les  valeurs  commerciales  et  que 
les  propriétés  foncières.  Quar»d  la  tjpnque  de  France  prête  sur  papier 
de  commerce  à  h  pour  100,  et  quand  la  rente  de  la  terre  n'est  guère 
que  de  2  à  3  pour  100,  le  5  pour  100,  même  au  prix  déraisonnable  de 
122  fr.,  représente  \  et  1/8  pour  100. 

Nous  ne  doutons  pas  que,  si  le  5  pour  100,  le  k  1/2  pour  100  et  le 
4  pour  100  étaient  convertis,  le  3  pour  100  français,  que  Ton  a  déjà 
coté  à  86  fr.  en  1810,  s*élevât  promptement  à  90.  Mais  dans  Tétat  de 
malaise  où  est  encore  aujourd'hui  le  crédit  public ,  le  gouvernement 
doit  se  féliciter  d*avoir^  emprunté  150  millions,  en  octobre  1841,  an 
taux  nominal  de  78  fr.  52  c.  1/2.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  que,  malgré 
les  efforts  combinés  des  maisons  puissantes  auxquelles  Temprunt  fut 
alors  adjugé,  et  malgré  l'emploi  d*un  amortissement  qui  équivaut 
presque  à  3  pour  100  du  capital  nominal,  le  nouveau  fonds  est  de- 
meuré long-temps  stationnaire ,  et  ne  s'élève  guère,  après  dix-huit 
mois,  à  plus  de  3  fr.  50  c.  au-dessus  du  taux  d'émission. 

Ce  fut  peut-être  une  faute  d'annoncer  l'emprunt  aussi  long-temps 
à  l'avance,  si  le  trésor,  comme  l'avoue  M.  Humann,  voyait  l'argent 
affluer  dans  ses  caisses;  ce  fut  une  faute  plus  grande,  d'en  fractionner 
l'émission.  En  18U ,  le  trésor  aurait  emprunté  300  millions  aussi 
bien  que  150,  et  au  même  taux.  Aujourd'hui  que  l'expérience  est 
faite ,  et  que  les  banquiers  ont  eu  le  temps  de  reconnaître  que  le 
3  pour  100  n'a  pas,  dans  l'état  des  choses,  l'élasticité  qu'ils  suppo- 
saient h  ce  fonds,  on  peut  craindre  qu'ils  ne  se  montrent  moins 
faciles  et  moins  empressés.  Une  pareille  disposition  des  esprits  ne 
devait  pas  échapper  h  M.  le  ministre  actuel  des  finances;  aussi  re- 
nonce-t-il  à  négocier  pour  long-temps ,  c'est  l'expression  officielle, 
le  surplus  de  l'emprunt  de  450  millions. 

Ce  qui  fait  la  difficulté  d'un  emprunt  en  3  pour  100  en  France,  c'est 
que  cet  effet  n'a  pas  ou  n'a  que  très  peu  de  preneurs  parmi  les  ren- 
tiers. Tant  que  ceux-ci  trouvent  à  acheter  du  5  ou  du  4,  ils  ne  recher- 
chent pas  même  s'il  existe  un  fonds  dans  lequel  l'augmentation  pos- 
sible du  capital  compense*  le  taux  moindre  de  l'intérêt.  De  là  vient 
que  le  3  pour  100  ne  se  classe  pas,  et  qu'il  n'est  guère  qu'une  valeur 
de  spéculation.  Voilà  pourquoi  aussi  il  monte  et  baisse  plus  rapide- 
ment que  le  5  pour  100.  Lorsque  les  banquiers ,  qui  en  sont  déten- 
teurs, en  ont  plein  leurs  portefeuilles,  toute  émission  supplémentaire 
doit  déprécier  cette  marchandise  et  encombrer  le  marché. 

Faut-il  conclure,  des  réflexioDS  qui  précèdent,  que  M.  le  ministre 


SITUATION  FWAHCIÈRB  DE  LA  FKANCE.  1027 

des  finances  agit  prudemment  en  rejetant  sur  la  dette  flottante,  ne 
filt~ce  que  pour  un  temps,  les  dépenses  auxquelles  devait  subvenir 
le  surplus  de  l'emprunt?  Telle  n*est  pas  notre  pensée.  Si  une  émission 
de  rentes  3  pour  100  rencontre  en  ce  moment  de  trop  grandes  diffi- 
cultés, il  doit  être  possible,  en  dépit  de  la  constitution  vicieuse  de 
notre  crédit,  d'obtenir  le  concours  des  capitalistes,  au  moyen  de 
quelque  autre  combinaison.  Ce  serait  un  phénomène  par  trop  étrange 
que  celui  d'un  état  comme  la  France  renonçant  à  faire  appel  au 
crédit,  pendant  que  le  duché  de  Bade  et  la  Bavière,  des  états  nou- 
veaux venus  sur  la  scène  politique,  que  les  traités  ont  faits  et  quMls 
peuvent  défaire,  trouvent  des  préteurs  ù  un  taux  inespéré. 

La  dette  flottante  est  un  moyen  de  service  pour  le  trésor;  il  ne  feut 
pas  en  faire  une  machine  à  emprunts.  La  dette  flottante  est  destinée 
soit  à  couvrir  Tarriéré  des  caisses,  soit  à  représenter  les  avances  des 
agcns  comptables  au  gouvernement  sur  les  produits  de  Timpôt  qulls 
ont  h  recouvrer.  On  la  détourne  de  sa  destination  naturelle,  quand 
on  s'en  sert  pour  appeler  les  capitaux  que  Ton  veut  retenir  ensuite 
dans  la  dette  fondée. 

£n  Angleterre,  où  les  emprunts  ne  se  font  pas  de  la  même  ma- 
nière qu*en  France  et  sur  le  reste  du  continent,  lorsque  la  dette 
flottante  atteint  des  prop^tions  trop  considérables,  le  gouvernement 
annonce  qu'il  en  consolidera  une  partie  ù  de  certaines  conditions; 
et  telle  est  l'afQuence  des  capitaux,  telle  est  la  difficulté  des  place- 
mens,  que  Topération  manque  rarement  son  effet.  Rappelons  cepen- 
dant que  la  dernière  tentative  de  ce  genre  a  dû  être  reprise  à  deux 
fois,  et  que  M.  Spring-Rice  y  avait  échoué  avant  que  M.  F.  Baring 
réussit. 

Mais,  dans  un  pays  comme  le  nôtre  où  les  preneurs  des  bons  da 
trésor  ne  sont  pas  les  capitalistes  qui  achètent  des  rentes,  et  où  les 
emprunts,  au  lieu  de  se  faire  par  souscription,  sont  adjugés  à  des 
banquiers  qui  en  entreprennent  le  placement,  un  ministre  ne  peut 
pas  à  volonté  verser  le  trop  plein  de  la  dette  flottante  dans  la  dette 
fondée;  et  ce  sera  toujours  une  opération  imprudente  que  d*enflcr 
outre  meiiure,  en  vue  d'un  emprunt  ultérieur,  les  dimensions  d*une 
dette  à  terme,  dont  les  créanciers  du  trésor,  dans  un  moment  de 
crise,  refusent  souvent  de  renouveler  le  contrat. 

La  dette  flottante  eo  Angleterre  s'est  élevée  en  1805  à  un  capital 
de  1,450  millions  de  francs.  Elle  oscille  habituellement  entre  6  et 
800  millions.  Cette  somme  colossale  n*est  pas  hors  de  proportion 
avec  le  capital  de  la  dette  fondée,  ni  m<:me  avec  la  masse  des  capi- 


1026  RBVUE  DBS  BBUX  MONDES. 

taaiL  disponibles  sar  le  marché;  9i  Ton  tietit  compte  de  la  âttfèrence 
des  habitudes,  de  linégalitê  de  richesse,  et  de  la  modération  rela- 
tive de  notre  dette  fondée ,  on  trouvera  que ,  lorsque  F Avigleterre 
emprunte  700  millions  sur  les  bons  émis  par  rËchîquier,  c^èsst  assez 
pour  la  France  de  porter  sa  dette  flottante  h  350  ou  ft  MO  millions. 

Il  8*en  faut  de  beaucoup  que  Tadministration  renferme  aujour- 
d'hui dans  ces  limites  les  obligations  à  terme  du  trésor.  Notre  dette 
flottante,  qui  était  au  l'"^  janvier  1841  de  365,890,367  fr.,  s»*élevait 
déjà  à  449,920,829  fr.  le  l*"'  janvier  1842.  M.  Lacave-Laplagne  de- 
mande, pour  1844,  Tautorisation  de  la  porter  à  476  millions;  et,  en 
supposant  que  la  dette  flottante  continue  à  faire  le  service  des  dé- 
couverts, il  y  aura  nécessité  de  l'étendre  en  1845  jusqu'à  550  ou 
560  millions. 

Voilà  ce  qui  nous  paraît  un  danger  réel  dans  la  situation.  Un  gou- 
vernement perd  la  liberté  de  se  mouvoir  au  dedans  comme  au  de- 
hors, quand  il  a  tendu  à  ce  point  tous  les  ressorts  du  crédit.  Cest  un 
débiteur  qui  se  voit  incessamment  sous  le  coup  d*une  contrainte  par 
corps.  Dans  quelle  entreprise  en  effet  oserait-il  s'aventurer,  sachant 
que  ses  créanciers  peuvent ,  d'un  moment  à  l'autre ,  loi  demander 
le  remboursement  de  sommes  qui  s'élèvent  à  400  ou  500  millions, 
pendant  que  sa  réserve  en  espèces  n'excède  pas  habituellement  80 
à  100  millions? 

Le  péril  s'aggrave  d'ailleurs  en  ce  que  la  dette  flottante,  qui  était 
dans  l'origine  une  dette  à  terme,  perd  insensiblement  ce  caractère 
pour  se  transformer  en  une  dette  à  vue.  Au  lieu  de  se  composer  uni- 
quement des  avances  des  receveurs-généraux  et  des  capitaux  prêtés 
sur  des  bons  du  trésor  à  échéance  de  trois,  six,  neuf  mois  et  même 
d'un  an,  elle  est  assise  déjà  pour  moitié  sur  des  comptes  courans  et 
sur  des  dépôts  dont  la  somme  peut  varier  du  jour  au  lendemain,  au 
gré  ou  selon  les  besoins  des  déposans. 

Au  l'^'^  janvier  1830  (1),  la  detteflottante  s'élevait-à 270 millions.  Elle 
représentait  les  fonds  déposés  par  les  communes  pour  65,874,000  fr.; 
les  dépôts  de  diverses  administrations  spéciales  et  établtssemens 
publics,  pour  28,325,000  francs;  les  avances  des  comptables,  pour 
32,437,000  francs,  et  enGn  les  engagemens  à  terme  du  trésor,  pour 
143,551,000  fr.  Ainsi,  en  1830,  les  avances  des  comptables  et  les 
prêts  à  terme,  la  partie  solide  de  la  dette  flottante,  y  figuraient  ponr 
176  millions  sur  270,  soit  65  pour  100,  tandis  que  les  eomptes  coa- 

{1}  Voir  le  rapport  de  M.  de  Chabrol  sur  radmiaistration  des  Boanees. 


SITUATION  FINANCIÈRE  DE  LA  FBANCE.  1029 

rans  des  communes  et  autres  établissemens,  la  partie  mobile  de  cette 
dette,  y  comptaient  pour  94  millions,  soit  35  pour  100.  En  1842, 
nous  allons  trouver  cette  proportion  renversée.  Prenons  le  compte 
des  finances  pour  Tannée  1841.  Au  l'^  janvier  1842,  la  dette  flottante 
s* élevait  à  près  de  450  millions,  dont  voici  la  décomposition  : 

• 

Bons  du  trésor  remis  à  divers 123,680,710 

—    à  la  caisse  d'amortissement 32,181,480 

Traites  et  mandats 28,693,120 

Avances  des  comptables 54,162,476 

Total.     .     w        238,716,786 

Comptes  couraos  et  dépôts  des  communes.    .        126,416,258 

Caisse  des  dépôts  et  consignations 25,783,713 

Fonds  non  employés  des  caisses  d'épargne.     .         31,188,000 

Caisse  des  invalides,  etc.,  près  de 29,000,000 

Etc. ,  etc 

Total.    .    .       211,203,841 

Il  résulte  de  ce  relevé  que  les  bons  du  trésor  remis  à  divers  por- 
teurs, qui  représentaient»  en  1830, 52  pour  100  de  la  dette  flottante, 
ify  figurent  plus  que  dans  la  proportion  de  22  pour  100,  tandis  que 
les  effets  à  payer,  qui  composaient,  en  1830,  les  65  centièmes  de  la 
dette  flottante,  n*en  sont  plus  que  les  52  centièmes  en  1842,  et  les 
49  centièmes  si  Ton  retranche  des  deux  termes  les  bons  remis  à  la 
caisse  d'amortissement.  Les  comptes  courans  au  contraire  se  sont 
élevés  de  94  millions  à  211  millions,  et  au  lieu  de  35  pour  100,  ils 
représentent  47  pour  100. 

Ce  revirement  dans  les  sources  auxquelles  puise  la  dette  flottante 
a  des  conséquences  que  Ton  appréciera  plus  sainement,  si  Ton  en- 
visage les  relations  du  trésor  avec  les  autres  caisses  publiques  et 
notamment  avec  la  Banque  de  France ,  ainsi  qu'avec  la  caisse  des 
dépôts  et  consignations. 

La  caisse  des  dépOts  et  consignations  ne  fut  d'abord  qu'une  tutelle 
exercée  par  le  gouvernement ,  un  moyen  de  conserver  les  capitaux 
retirés  de  la  circulation  par  un  litige ,  ou  arrêtés  temporairement 
par  Tautorité  dans  les  mains  des  débiteurs.  Ces  fonds  ne  s'élevaient 
guère,  dans  Vorigine,  qu'à  100  et  quelques  millions  de  francs;  et, 
comme  les  nouveaux  dépôts  venaient  régulièrement  combler  le  vide 
opéré  par  le  retrait  de  ceux  dont  le  terme  était  expiré,  les  capitaux 
que  la  caisse  des  consignations  plaçait  sur  le  trésor  n'exposaient  pas 
Tétat  à  de  brusques  demandes  de  remboursement.  Mais  depuis  que 

TOME  1.  66 


1030  m£VCB  DBS  WBJCX  MOîmiBS. 

cet  éiabUssemeDt  est  chargé  du  service  des  caisses  d'épargne»  et 
qu  il  dispose  à  ce  litre  é*un  capital  incessaounent  remboursable  de 
300  miUions ,  ses  relations  avec  le  trésor  oot  cessé  de  présenter  à 
I  un  et  à  lantre  le  même  degré  de  sécurité. 

Au  30  novembre  1842  »  la  caisse  des  dépôts  et  consignations  avait 
reçu  plus  de  400  millions ,  dont  286  provenaient  des  versemens  faits 
dans  les  caisses  d'épargne.  Sur  cette  somme ,  250  millions  étaient 
placés  en  rentes  ou  en  actions  des  canaux;  68  étaient  représentés 
par  des  prêts  à  terme  faits  au  trésor,  aui  départemena  ou  à  des 
établissemcns  publics;  100  millions  étaient  déposés  au  trésor,  en 
compte  courant.  A  la  (in  de  janvier  1843,  les  fonds  dés  caisses 
d'épargne  s'élevaient  à  306  millions,  dont  200  millions  placés  en 
rentes,  et  106  millions  remis  au  trésor,  en  compte  courant.  Or,  cet 
emploi,  que  la  caisse  des  dépéts  fait  des  capitaux  de  Tépargoe,  elle 
le  fait  à  ses  risques  et  périls.  Aux  termes  du  contrat,  les  déposans 
peuvent  retirer  leurs  Tonds  dans  les  huit  jours,  et  la  caisse  des  dépôts 
est  tenue  de  les  restituer.  L'opération  consiste  donc  en  ceci  que  des 
capitaux  incessamment  exigibles  sont  colloques  dans  des  piacemens 
à  terme  ou  à  perpétuité;  ce  rapprochement  suffit  pour  en  indiquer  le 
périt  Dans  un  moment  de  panique,  il  peut  arriver  que  les  déposans 
se  présentent  en  foule  pour  redemander  leurs  fonds,  et  que  la  caisae 
alors  se  trouve  dans  ralternative  de  vendre  des  rentes  à  un  taux  sou- 
vent inférieur  au  prix  d'achat,  ou  de  retirer  du  trésor  les  capitaux 
déposés  en  compte  courant,  peut-être  même  de  recourir  h  la  fois  à 
ce  double  expédient,  et  de  provoquer  ainsi  de  graves  embarras.  Or, 
il  ne  faut  pas  l'oublier,  la  caisse  des  consignations  engage  la  respon- 
sabilité du  trésor;  elle  n'est  que  le  trésor  sous  une  autre  forme,  et 
ses  embarras  doivent  en  définitive  retomber  sur  Fétat.  Cest  princi- 
palement pour  obvier  à  ce  danger  que  le  trésor  laisse  dormir  dans 
les  caves  de  la  Banque  une  réserve  qui,  depuis  cinq  ans,  n'a  jamais 
été  au-dessous  de  87  millions,  et  qui  ^' est  élevée  jusqu'à  193nûUioos. 
Ces  fonds  ne  produisent  pas  d'intérêt,  et  il  arrive  ainsi  que  le  trésor 
paie  aux  déposans  des  caisses  d  épargne  un  intérêt  de  4  pour  100 
pour  des  capitaux  dont  il  ne  fait  aucun  emploi. 

L'influence  qu'un  tel  état  de  choses  exerce  sur  le  régime  de  la 
Banque  de  France  n'est  pas  moins  fâcheuse  :  elle  tend  à  modifier 
profondément,  sinon  à  dénaturer  la  constitution  de  ce  grajid  étabUs- 
sement.  Les  banques  de  circulation  et  de  dépôt  sont  instituées  pour 
prêter  aux  gouvernemens,  et  non  pour  leur  emprunter.  Le  gouverne- 
ment ne  doit  pas  commanditer  les  banques,  car  il  deviendrait  ainsi 


SITUATION  FINANCIÈRE  DB  LA  IRANCE.  1031 

responsable  de  leurs  opérations,  et  finirait  par  trouver  qu*ayaDt  la 
responsabilité  de  ces  actes,  il  peut  bien  se  charger  de  les  diriger;  la 
Banque  ne  tarderait  pas  à  se  cor^fondre  ainsi  avec  Tétat. 

En  Angleterre,  la  Banque  de  Londres  est  le  principal  preneur  des 
bons  de  TÉchiquier;  non-seulement  elle  en  reçoit,  en  garantie  des 
avances  qu  elle  fait  au  gouvernement  anglais  sur  le  recouvrement 
des  revenus  publics,  mais  elle  prend  encore  une  grande  partie  de 
ceux  qui  sont  émis  pour  le  service  de  la  dette  flottante,  et  qui  sont 
d'ailleurs  très  recherchés  des  banquiers,  comme  étant  le  fonds  le 
moins  exposé  à  recevoir  le  contre-coup  des  évënemeos  et  à  subir 
une  forte  dépréciation. 

I^  Banque  de  France  a  rempli  les  mômes  fonctions. depuis  qu'elle 
est  régulièrement  constituée;  mais  les  avances  qu'elle  faisait  au 
trésor  n  étaient  pas  représentées,  avant  1815,  par  des  bons  négo- 
ciables &  volonté.  Depuis  cette  époque,  elle  a  régulièrement  prêté  à 
l'état  une  partie  du  capital  de  la  dette  flottante  jusqu'en  183C,  où  le 
trésor  cessa  d'être  débiteur  de  la  Banque  pour  devenir  son  créancier. 
Le  compte  courant  du  trésor  présentait  en  sa  faveur  un  solde  de 
36  millions  à  la  fin  de  1836,  de  112  millions  à  la  fin  de  1837,  de 
166  millions  à  la  fin  de  1838,  de  169  miUions  à  la  fin  de  1839,  de 
116  millions  à  la  fin  de  18iS^0,  et  de  104  millions  à  la  fin  de  1841;  en 
1842  le  minimum  avait  été  de  97  millions,  et  le  maximum  de  145. 

Ainsi,  avant  1836,  la  Banque  prétait  au  trésor,  à  l'aide  des  dépôts 
que  les  capitalistes  faisaient  dans  ses  caisses;  depuis  bientôt  dix  ans, 
la  Banque  prête  aux  capitalistes,  à  l'aide  des  dépôts  du  trésor.  Cet  éta- 
blissement voit  sa  clientelle  de  prêteurs  se  réduire  d'année  en  année; 
les  fonds  déposés  à  la  Banque  en  compte  courant  par  les  particuliers, 
qui  s'étaient  élevés  à  111  millions  eu  1823,  k  117  en  1825  et  à  106 
en  1831,  n'ont  pas  cessé  de  décroître  depuis  1837,  comme  on  le  verra 
par  le  tableau  qui  suit  : 


COMPTES  GOURANS. 

HlIfIHUM. 

MAXIMUM. 

1897. 

— i 

51 

millioiM. 

— 

90  millions. 

1838. 

— 

43 

— 

— 

81 

^^^      * 

1839. 

— 

41 

— 

— 

69 

— 

1840. 

44 

— 

— 

90 

— 

1841. 

— 

32 

— 

— 

63 

— 

1842. 

— 

32 

_ 

— 

50 

.— 

Comme  le  trésor,  en  se  faisant  créancier  de  la  Banque,  éloigne  les 
autres  prêteurs,  l'argent  versé  par  le  trésor  dans  les  caisses  de  la 
Banque  en  repousse  les  capitaux  qui  alHuaient  de  tous  les  côtés  vers 

66. 


1092  BBTVB  BBS  BBUX  MOIIWBB. 

ce  paissant  réservoir.  Les  encaisses  de  la  Banque  n'augmentent  pas 
avec  les  versemeos  da  trésor,  et  par  contre  ils  ne  dioiioaenl  pas  à 
mesure  qoe  le  trésor  opère  le  retrait  des  fonds  déposés.  «  Aa  31  dé- 
cembre »  dit  le  eompte-4*eiMki  de  1840,  rencaisse  se  trouve  dépasser 
de  près  de  20  millions  celui  du  6  janvier  1840,  bien  qu'à  la  première 
de  ces  époques  le  trésor  fût  créditeur  de  170  millions,  et  qu'à  la 
seconde  sa  créance  se  trouvât  réduite  à  114  millions,  t  Un  autre  fait 
non  moins  significatif  est  celui-ci  :  «  Au  31  décembre  1839 ,  la  ré- 
serve en  espèces  s*élevait  à  213  millions,  dans  lesquels  les  dépôts  du 
trésor  Qguraient  pour  169  millions,  tandis  qu'en  décembre  1831  et 
1832,  époque  où  le  trésor  était  débiteur  de  la  banque,  la  réserve 
dépassait  205  millions  dans  la  première  année,  et  dans  la  seconde 
281  millions.  » 

Il  nous  paraît  donc  constant  que  la  Banque  trouverait  d'autres 
prêteurs  ou  commanditaires,  à  défaut  du  trésor.  Elle  gagnerait  à  ce 
changement  d'établir  un  courant  d'affaires  plus  régulier  entre  elle  et 
le  public,  et  elle  redeviendrait  ainsi  ce  qu  elle  n'aurait  jamais  dii 
cesser  d'être,  un  intermédiaire  entre  les  capitalistes,  le  commerce 
et  l'état.  Quant  au  trésor,  s'il  doit  emprunter  à  quelqu'un,  il  vaut 
mieux  que  ce  soiti  la  Banque,  qui  est  le  préteur  le  plus  conunode 
et  celui  qui  peut  attendre  le  plus  long-temps.  En  prenant  ii  4  pour 
100  les  fonds  des  caisses  d'épargne,  dont  le  remboursement  est  exi- 
gible à  toute  heure,  pour  les  déposer  sans  intérêt  à  la  Banque,  qui 
u*en  a  aucun  besoin,  et  qui  prêterait  bien  plutôt  à  l'état  sans  l'obliger 
à  tenir  en  caisse  une  réserve  improductive,  le  gouvernement  se  livre 
à  l'opération  la  plus  détestable  comme  la  plus  insensée. 

La  prudence  veut  que  l'on  supprime  ou  que  l'on  diminue  le 
compte  courant  des  caisses  d'épargne  avec  le  trésor.  Ces  sommes 
seraient  avantageusement  remplacées  dans  la  dette  flottante  par  des 
bons  à  terme  que  l'on  négocierait  h  la  Banque  ou  aux  particuliers. 
Quant  aux  fonds  de  Tépargne,  pourquoi  ne  pas  s'en  servir  pour  dé- 
velopper les  grands  travaux  d'ordre  public?  Ce  que  l'état  doit  aux 
déposans,  qui  sont  des  membres  de  la  classe  ouvrière  et  par  consé- 
quent des  mineurs,  c'est  sa  garantie,  ce  n'est  pas  rinlérêt  des  fonds 
déposés.  Que  les  chambres  autorisent  la  caisse  des  consignations  à 
prêter  aui  compagnies  de  chemins  de  fer  à  raison  de  4 1/2  pour  100, 
et  que  l'état  se  rende  garant  du  paiement  des  intérêts,  ainsi  que  de 
l'amortissement;  cette  combinaison  aura  le  mérite  d'accroître  le  re^ 
\enu  de  l'épargne  sans  diminuer  la  sécurité  des  placemens.  Dans 
un  pays  où  les  capitaux  sont  divisés  et  où  ils  ne  peuvent  rien  que  par 


SITUATIOH  FlMANClàRB  BB  LA  FRAïiCE.  1033 

l'association  »  exécuter  les  chemins  de  Ter  avec  les  épargnes  prélevées 
par  les  classes  laborieuses  sur  le  salaire  de  chaque  jour,  ce  serait 
presque  réaliser  le  beau  idéal  d'une  situation  dont  la  France  n'a 
connu  jusqu'ici  que  les  inconvéniens  et  les  ennuis. 


BUDGET. 

Nous  venons  d*exposer  Tétat  de  nos  finances  tel  qu'il  paraît  devoir 
(Hre  i  la  fin  de  184-3.  Il  en  résulte  que  le  découvert  du  trésor  sur  les 
dépenses  ordinaires  sera  de  230  millions.  Quant  aux  dépenses  extra- 
ordinaires, celles  que  l'on  se  propose  de  couvrir  par  les  ressources 
de  la  dette  flottante  et  par  l'emprunt,  elles  s'élèvent  à  645  millions. 
Voyons  maintenant  ce  que  le  budget  de  1844  doit  ajouter  à  ce  dé- 
couvert ou  en  retrancher. 

tt  Les  crédits  qui  vous  sont  demandés  pour  le  service  ordinaire  du 
budget,  dit  M.  le  ministre  des  finances  (1),  s'élèventà  1,281,013,710  fr. 
Les  évaluations  de  recettes  montent  seulement  à  1,247,228,366  fr., 
d'où  résulte,  sur  le  service  ordinaire,  un  découvert  de  33,785,344  Tr. 

«  En  réunissant  aux  recettes  et  aux  dépenses  les  80  millions  à 
prendre  sur  Temprunt,  et  aux  dépenses  les  43,500,000  fr.  des  che- 
mins de  fer,  on  arrive  à  un  total  général  de  1,406,513,710  fr.  pour 
les  dépenses,  de  1,327,228,366  fr.  pour  les  recettes,  d'où  77,285,344  f. 
à  demander  à  la  dette  flottante.  » 

Nous  avons  séparé,  dans  nos  appréciations,  le  domaine  de  l'extra- 
ordinaire des  charges  annuelles  du  budget.  Nous  persisterons  dans 
cette  méthode,  en  nous  bornant  à  faire  remarquer  que,  si  les  cham^ 
l)res  sont  appelées  à  voter  dans  la  présente  session  les  fonds  néces- 
saires à  l'exécution  d'une  ou  deux  grandes  lignes  de  chemins  de  fer, 
les  besoins  de  l'extraordinaire  pourront  s'augmenter  d'au  moins 
1 00  millions  et  s'élever  ainsi  à  750  millions,  nouvelle  charge  pour  la 
dette  flottante  dans  le  système  du  gouvernement. 

Quant  au  budget  ordinaire  de  1844,  qui  présente  dès  son  ouver- 
ture un  déficit  de  près  de  34  millions ,  on  peut  raisonnablement  ad- 
mettre ,  ainsi  que  nous  l'avions  déjà  fait  pressentir,  que  les  crédits 
supplémentaires,  dont  les  ministres  ne  sont  pas  avares,  le  porteront 
avant  la  fin  de  Tannée  à  60  millions.  L'évaluation  des  revenus  pour 
1844  a  été  basée  sur  les  recettes  de  1842.  Or,  il  est  assez  probable 

(1)  Voir  le  budget  de  iUï,  page  26, 


1024^  RBVUB  DBS  DBUX  MONDBS. 

les  150  millions  qull  reçoit,  d*Qn  capital  nominal  de  195,440,000  h. 
portant  intérêt  à  8  pour  100.  S!  tout  c6  capital  nominal  devait  être 
racheté  au  pair,  dans  mie  périodic  de  quarante  années,  il  en  coûte- 
rait à  Tétat  quarante  annuités  chacune  de  8,422,000  Tr.,  et  en  somme 
totale  386,920,000  fr.  Supposons  maintenant  un  emprunt  fMt  en 
rentes  5  pour  100  au  pair,  pour  être  amorti  dans  le  mémift  temps  de 
quarante*  années  au  pair;  rétat*  aurait  à  payer  quarante  annuités, 
chacune  de  8,706,000  fr.,  et  en  sohome  totale  348,920,000  fr.  Foà  il 
suit  que  Temprunt  fait  en  rentes  3  pour  100,  comparé  à  un  emprunt 
en  rentes  5  pour  100  au  pair,  présente  une  économie  totale  de 
11,400,000  fr.,  dans*  rhypothëse  même  où  Tétat  rachèterait  au  pair 
tout  le  capital  nominal  dont  il  s*est  constitué  débiteur.  ' 

«  L'opération,  envisagée  sous  d'autres  points  de  vue,  n*est  pas 
moins  satisfaisante.  La  France,  après  cinquante  années  de  révolu- 
tion, de  succès  et  de  revers,  a  emprunté  à  l'intérêt  de  3  fr.  M  cent., 
quand  naguère  l'Autriche  négociait  à  moins  du  pair  ses  obllgatîoBs 
métalliques,  portant  5  pour  100  d'intérêt;  quand  un  emprunt  à 
4  pour  100  proposé  par  la  Russie  était  offert  à  87;  quand  la  Hollande, 
encore  riche  des  capitaux  amoncelés,  ne  place  ses  rentes  2  i/2 
pour  100  qu'à  51  et  52.  » 

Nous  avons  reproduit,  avec  quelque  étendue,  l'opinion  de  M.  Hu- 
mann,  à  cause  de  sa  valeur  critique,  et  parce  qu'elle  met  à  nu 
l'infirmité  des  bases  sur  lesquelles  repose  en  France  le  crédit  public. 
Certes,  à  ne  considérer  que  la  situation  relative  de  l'Angleterre  et  de 
la  France,  le  3  pour  iOO  anglais  ne  vaut  pas  97  fr.,  ou  le  3  pour  100 
français  vaut  plus  de  82  fr.;  car,  si  la  valeur  d'un  effet  public  se  mesure 
à  la  sécurité  qu'offre  le  placement,  il  n'y  a  pas  au  monde  une  dette 
plus  sûrement  hypothéquée  que  la  nôtre,  ni  qui  ait  devant  elle  plus 
d'espace  et  plus  d'avenir.  Le  revenu  de  la  France  égale ,  à  peu  dé 
chose  près ,  celui  de  la  Grande-Bretagne  (1) ,  mais  il  s'en  faut  que  les 
charges  permanentes,  celles  qui  ne  comportent  pas  de  réduction, 
que  la  dette,  en  un  mot,  pèse  du  même  poids  sur  les  deux  pays.  L'in- 
térêt à  payer  aux  créanciers  de  l'état  en  Angleterre  eicède  annuel- 
lement 740  millions  de  francs,  l'amortissement  non  compris,  soit  57 
pour  100  du  revenu.  La  dette  flottante  et  la  dette  fondée,  si  I  on  en 
distrait  l'amortissement  et  les  rentes  rachetées ,  ne  s'élèvent  guère 
en  France  qu'à  200  millions  de  francs,  soit  à  15  pour  100  du  revenu. 
Ajoutons  qu'une  grande  partie  des  recettes  du  trésor  provenant  chez 

(1)  Le  revenu  brot  de  TAngloterre  est  en  moyenne  d^cnvlron  1,310  millions  de 
France,  et  celui  de  la  France  excédera  probablement,  en  t8i3, 1,S60  mlUions. 


SITUATION  FINANCIÈRE  DE  LA  FRANCE.  1025 

nous  de  Timpôt  direct,  le  revenu  Q*est  pas  susceptible,  en  temps  de 
crise,  de  la  même  diminution  que  de  Vautre  côté  du  détroit,  où  les 
causes  qui  paralysent  la  consommation  restreignent  aussi  la  matière 
imposable  et  tarissent  de  ^ette  manière  les  ressources  de  TÉchiquier. 

Ainsi,  comme  valeur  de  placement >  le  3  pour  100  français  est 
naturellement  supérieur  au  3  pour  100  anglais;  et  celui-ci  étant  coté 
i  96,  celui-là  devrait  atteindre  le  pair.  D*où  viçnt  cependant  que  les 
fonds  anglais  gardent  sur  les  nôtres  un  avantage  qui  n*a  jamais  été 
moindre  que  10  pour  100,  et  qui  est  en  ce  moment  de  18  pour  100? 
Au  reste,  ce  n*est  pas  seulement  le  crédit  de  l'Angleterre  qui  de- 
vance aujourd'hui  celui  de  la  France;  de  petits  états  du  continent, 
qui  n'ont  ni  une  existence  politique  solide,  ni  des  finances  i  l'abri 
d'une  commotion,  voient  leurs  fonds  publics  accueillis  sur  les  mar- 
chés avec  une  grande  faveur.  Le  4  pour  100  prussien  est  coté  à  103, 
et  les  bons  du  trésor  [schuléU-scheine] y  portant  un  intérêt  de  3  1/2 
pour  100,  à  104  5/8.  Le  3  1/2  pour  100  de  Francfort  est  coté  à 
104  5/8,  c'est-à-dire  plus  cher  que  le  3  1/2  pour  100  anglais,  qui  est 
à  102;  celui  de  Bavière  est  à  101 ,  et  celui  de  Bade  à  96  1/2. 

Quelles  sont  les  causes  qui  dérangent  la  progression  naturelle  de 
notre  crédit,  et  qui  le  rejettent,  dans  l'échelle  des  valeurs,  au-des- 
sous non-seulement  de  l'Angleterre,  mais  même  de  la  Prusse,  de  la 
Bavière,  du  duché  de  Bade  et  de  la  ville  de  Francfort?  M.  Huroann 
les  a  fait  pressentir  ;  il  n'est  pas  hors  de  propos  d'insister. 

L'Angleterre  et  quelques  autres  états  de  l'Europe  ont  réduit  l'in- 
térêt de  leur  dette ,  toutes  les  fois  que  le  taux  des  fonds  publics  a 
dépassé  le  pair  (1);  par  là,  le  crédit  public  a  été  mis  en  rapport  avec 
les  progrès  du  crédit  privé.  La  France  est  peutr-être  le  seul  pays  de 
l'Europe  où  l'on  ait  procédé  au  rebours  de  ces  données  du  bon  sens, 
et  où  le  gouvernement  ait  entrepris  de  résister  à  ce  mouvement  de 
la  richesse  qui  produit  partout  la  baisse  de  l'intérêt.  On  s'obstine  à 
garder,  malgré  le  cri  public  qui  en  provoque  la  conversion,  trois 
foads  qui  ont  dépassé  le  pair,  le  5  pour  100,  le  4  1/2  pour  100  et  le 
4  pour  100.  Et  comme  ces  fonds,  par  la  seule  force  des  choses,  restent 
en  même  temps  sous  le  coup  d'un  remboursement,  ils  se  trouvent 
comprimés,  perdent  toute  élasticité,  et  n'ont  plus  que  des  cours 
fictifs  qui  ne  répondent  pas  au  prix  réel  de  l'argent.  Le  5  pour  100 
pèse  sur  le  4  pour  100,  qui  pèse  à  son  tour  sur  le  3.  Et,  ce  qui  est 
plus  grave,  les  fonds  publics,  au  lieu  de  servir  d'étalon  au  taux  de. 

(1)  Bn  ce  moinout  môme,  il  est  quesUon  de  convertir  le  3  pour  100 anglais,  qaf 
est  à  101. 


1036  RBYUB  BBS  DEUX  MOHDES. 

Ainsi,  le  progrès  da  reveou  ii'est  opéré  sous  la  restauration  dans  la 
proportion  de  13  millions  p^jjr  an,  et  à  raison  de  18  milUons  par  an 
depnis  la  révolution  de  juillet. 

Les  progrès  du  revenu  public  représentent-ils  bien  exactement 
ceux  de  la  richesse  dans  le  pays?  Le  gouvernement  aurait-il  pu  les 
développer  davantage  par  des  tarife  sagement  poodérésT  (Test  une 
question  que  nous^  aurons  à  examiner  plus  loin.  Il  suffit  de  constater 
id,  pour  montrer  à  quel  point  la  prévoyance  ou  la  fermeté  du  pou- 
voir a  été  mise  en  défaut  par  les  évënemens,  que  la  progression  des 
dépenses  a  été  plus  que  double  de  celle  du  revenu.  Cest  ce  que 
M.  le  ministre  des  finances  prouve  luinnéme  jusqu'à  Tévidence  par 
le  tableau  suivant  : 

BUDGET  DES  DÉPENSES. 

MINISTÈRES  BUDGET         BUDGET  DIFFÉRENCES 

et  de  de  au  bvbsbt  ]>b  IBIS. 

SERVICES.  lSi3.         1S30.       n  PLQl.    MM  MÙÊM». 

Fr.  Fr.  Fr.  Fr. 

Dette  consolidée  et  amor- 

Ussement Mi,t74^1    i45,6ft3,065     18^1,406  » 

Emprunts  spéciaui  pour  ca- 
naux et  trtTaox  dif  ers.  .         10,445,300       7,83i,955        i,611,0i5  v 
Intérêts  de  capitaux  rem- 
boursables à  divers  titres.         i3,3M>,000      15,000,000       8,i50,000             » 

Dette  viagère «2,558,000      «5,988,950  »  8,880,350 

Dotations 15,970,000      36,800,000  »  80,830,000 

Ministère  de  la  justice.    .  .         20,393,875      19,589,020  884,855  » 
des  cultes 37,485,541      36,823,200           862,344             » 

—  »    des  afTaires  étran- 

gères   8,453,291        8,116,000  337,291  » 

—  —    de     rinstruction 

publique.    .  .  .         16,493,233        3,576,700      12,916,533  » 

de  rintérieur.  .  .         97,996,107      54,814,917      43,181,190  » 

de  Tagriculture  et 

du  commerce.  .         18,055,507        9,256,283        3,799,224  » 

»  —    des  trav.  publics. 

(service  ordin.).         53,410,900      33,770,745      19,640,155  » 

(serv.extraord).         69,320,000  »  69,320,600  b 

—  —    de  la  guerre  (ser- 

vice ordinaire). .       294,840,792    187,138,250    107,702,512  » 
(serv.extraord.).        35,740,000              »           35,740,000             » 
de  la  marine  (ser- 
vice ordinaire}..       102,465,876      65,109,900      37,355,076  » 
(serv.extraord.).          4,440,000              »             4,440,000  » 

des  finances.  .  •  .         17,126,380      20,468,955  »  3,342,575 

Frais  de  régie  et  de  percep- 
tion        142,380,741     121,370,842      21,009,899  m 

Rembonrsemens  et  restitu- 
tions, ctc 63,261,300      41,949,397      21,311,903  » 

Totaux.  .  .     1,353,261,377    972,839,879    407,974,423    21,552,925 

Différence  en  plus  an  budget  de  1843.  .  .    388,421,488 

La  difTérence  de  380  millions,  qui  ressort  de  la  comparaison  des 


SITUATION  FINANOiRB  DE  LA  FRAHCE.  1037 

deux  budgets,  provient  d'une  augmentation  de  dépenses  de  496  mil- 
lions atténuée  par  une  diminution  de  116  millions. 

Cette  réduction  se  décompose  ainsi  qu*il  suit  :  annulation  des  rentes 
rachetées,  36  millions;  diminutioii  de  la  dette  viagère,  13  millions; 
réduction  de  la  liste  civile  et  de  la  subvention  accordée  à  la  Légion- 
d^Honneur,  21  millions;  réduction  de  dépenses  résultant  de  Taché- 
vcment  ou  de  la  suppression  de  plusieurs  services,  et  notamment  de 
la  garde  royale,  24  millions;  économies  réalisées  sur  les  dépenses  de 
personnel  et  de  matériel,  18  millions.  Ainsi,  par  le  fait  de  la  révolu- 
tion de  juillet,  une  économie  de  116  millions  a  été  obtenue  dans  les 
dépenses,  et  les  besoins  du  budget,  tel  que  la  restauration  Tavait 
fixé  pour  l'année  1830,  se  sont  trouvés  réduits  de  972  à  856  millions. 
Le  gouveruement  a  donc  créé,  depuis  1830,  pour  496  millions  de 
dépenses  nouvelles,  et  même  pour  542  millions,  si  Ton  ajoute  aux 
prévisions  du  budget  de  1841  les  46  millions  de  crédits  supplémen- 
taires que  prévoit  M.  le  ministre  des  finances  dans  Texposé  qui  pré- 
rède  le  budget  de  1844.  En  admettant  ces  calculs,  les  dépenses  se 
seraient  accrues,  depuis  1830,  d'environ  42  millions  par  année. 

Une  partie  de  cet  accroissement  est  purement  temporaire ,  nous 
voulons  parler  des  dépenses  qui  ont  pour  objet  l'achèvement  de  nos 
voies  de  communication  et  le  matériel  de  nos  arsenaux;  d'autres 
allocations  résultent  de  la  nécessité  de  tenir  dans  un  état  plus  impo- 
sant la  force  défensive  et  offensive  qui  fait  la  sécurité  du  pays.  Le 
reste  représente  les  fautes  et  les  fantaisies  de  l'administration. 

La  restauration  avait  désarmé  la  France  et  avait  pour  ainsi  dire  laissé 
son  territoire  en  friche;  l'armée  se  trouvait  réduite  à  224,000  hommes 
ot  à  46,000  chevaux;  nos  armemens  maritimes  étaient  représentés 
par  128  bâtimens  de  guerre  et  de  transport,  parmi  lesquels  on  comp- 
tait un  seul  vaisseau  de  ligne  et  que  montaient  à  peine  13,000  ma- 
telots; les  places  fortes  et  le  matériel  des  arsenaux  étaient  dans  le 
plus  déplorable  abandon.  Même  négligence  pour  les  travaux  qui  inté- 
ressent la  viabilité  du  sol  :  les  routes  se  dégradaient  d'année  en 
année,  les  rivières  et  les  ports  restaient  à  l'état  de  nature,  le  budget 
des  ponts-et-chaussées  s'élevait  à  un  peu  moins  de  34  millions;  il  est 
aujourd'hui  de  53  millions.  En  1821  et  1822,  la  restauration,  tardive- 
ment émue  de  notre  infériorité  sur  ce  point,  entreprit  six  cents  lieues 
de  canaux  dont  le  plan  fut  conçu  sans  beaucoup  de  discernement  et 
l'exécution  conduite  avec  bien  peu  de  vigueur.  Aujourd'hui,  l'on 
ne  saurait  évaluer  à  moins  d'un  milliard  les  sommes  qui  ont  été 


1088  RVVUB  DES  DBmc 

ettraordinairement  consacrées,  par  Tétat  ou  par  les  départemens  de 
puis  1830,  à  développer  les  voies  de  communication. 

En  supposant  que  l'augmentation  réelle  des  dépenses  de  18&3, 
comparées  à  celles  de  1830,  ne  soit  que  de  496  minions,  il  convient 
d'en  indiquer  les  élémens  tels  que  les  présente  le  résumé  que  le 
ministre  des  finances  vient  de  publier.  Nous  les  classerons  sous  deux 
chefs  : 


Travaux  publics,  ordinaires 

et  extraordinaires 

Travaux  militaires 

Dépenses  départementales.  . 
Occupation  de  TAlgéric.  .  .  . 
Accroissement  de  l'effectif  de 

la  guerre  et  de  la  marine.  . 
Aecroissement  de  la  dette.  . 
Augmentations  de  solde  et 

traitemens 

Création  et  entretien  de  divers 

services  (instruction  publ.). 
Accroissement    de  frais   de 

perception 

«Services  rattachés  au  budget. 


DÉPENSES 

DiPEIfSBS  IMPRODCCnVES, 

PBODUCTITES. 

OU  DE  L* ARRIÉRÉ. 

Fr. 

Fr.                  Fr. 

87,798,455 

— 

1* 

42,394,000 

— 

» 

59,195,594 

— 

M 

47,768,22S 

— 

9 

69,703,772 

— » 

« 

• 

— 

76,709,458   \ 

--    34,910,480    >  187,031,1^ 


9,542,533    —    36,951,260 


—  24,253,965 

—  18,850,274 


Totaux.  .  .    316,401,579    •* 


424606,340 


180,336^433 


En  retranchant  des  dépenses  improductives  raccroissement  des 
frais  de  perception  et  les  services  rattachés  pour  ordre  au  budget, 
qui  sont  compensés  par  un  accroissement  égal  dans  les  recettes,  on 
reconnaît  que,  sur  k&3  millions,  les  dépenses  productives,  celles  qui 
ajoutent  à  la  puissance  ou  à  la  richesse  de  la  France,  excèdent  à  peine 
316  millions  (1).  Ces  dépenses  elles-mêmes,  toutes  nécessaires  ^u^elles 


(1)  Voici  dans  quels  termes  M.  le  ministre  des  finances  Juge»  évidemment  sons 
l'influence  d*un  optimisme  un  peu  partial,  les  changemens  apportés  depuis  1830 
dans  réconomie  de  nos  budgets  : 

«  Pour  les  reeeCtos  : 

«  Un  accroissement  dû ,  pour  les  deui  tiers,  m  ëévdtppenent  de  rasMOB  te» 
toutes  les  classes  et  au  «urerott  de  coBSoanation  de  toute  naisre  qui  en  est  ii  cob- 
séquence,  la  presque  totalité  du  surplus  demandé  aux  contribuables  par  les  votes 
des  conseils  électifs,  auxquels  ils  ont  eux-mêmes  confié  leurs  intérêts,  et,  d*on  antre 


SITUATION  FINANaÈRB  DE  LA  FRANCE.  1039 

sont  y  ne  pouvaît-on  pas  les  entreprendre  successivement,  au  lieu  de 
s'y  livrer  simultanément?  Sont-elles,  en  tout  cas,  le  dernier  mot  des 
améliorations  qu'exige  la  bonne  gestion  des  intérêts  publics?  Le 
chifTre  des  dépenses  actuelles  est-il  une  limite  extrême  que  Ton  ne 
franchira  pas  à  Tavenir?  voilà  ce  que  nous  discuterons  avec  plus  de 
fruit,  en  prenant  pour  base  le  budget  de  184.4.  qui  augmente  encore 
les  charges  prévues  par  celui  de  184.3. 

Nous  avons  déjà  fait  remarquer  que  le  budget  ordinaire  de  18&4 
s*ouvrait  en  déficit,  et  cela  sans  pourvoir  suiTisamment  aux  services 
les  plus  essentiels.  C'est  le  cas  de  rappeler  les  paroles  que  M.  Humann 
prononçait  en  présentant  le  budget  de  1843.  «  Une  grande  nation 
comme  la  nôtre,  disait  ce  ministre,  .peut  supporter  sans  alarmes  des 
charges  accidentelles;  c'est  surtout  en  vue  de  ces  nécessités,  que  te 
cours  des  évènemens  ramène  à  des  intervalles  plus  ou  moins  longs  ^ 
qu'elle  s'applique  à  maintenir  son  crédit,  à  l'aide  duquel  elle  peut  y 
pourvoir.  Mais,  quand  les  ressources  du  pays  cessent  d'être  au  niveau 
de  ses  charges  permanentes,  il  y  aurait  péril  pour  la  chose  publique  à 
ne  pas  se  hâter  d'y  porter  remède.  Pour  y  parvenir,  il  n'est  que  deux 
moyens  :  réduire  les  dépenses  ou  augmenter  les  revenus.  La  réduc- 
tion des  dépenses  a  toujours  été  parmi  nous  une  tâche  peu  produc- 
tive et  qui  manquait  parfois  son  but;  les  travaux  annuels  de  vos  com- 
missions l'attestent.  Ce  n'est  donc  qu'en  augmentant  les  produits  de 
l'impôt  que  nous  pouvons  espérer  d'aligner  nos  budgets.  »  M.  Hu- 
mann a  trop  tôt  désespéré  de  la  possibilité  d'opérer  des  économies 
dans  les  dépenses  de  notre  gouvernement.  Qu'importent  les  lumières 

oôié,  le  trésor  abandonnant  des  ressources  importantes,  la  loterie  et  les  jeax,  pour 
déférer  à  des  rédamliofis  faites  av  nom  de  la  porale  publique,  une  forte  part  de 
l*in)pôi  des  boissons  pour  soulager  uoe  de  nos  principales  productiona  agricoles. 

«  Pour  les  dépenses  : 

«  De  fortes  réduciions  opérées  sur  la  liste  civile,  l'ancienne  maison  militaire,  le 
personnel  des  ministères,  des  administrations  publiques,  les  traitemens  des  fono- 
lionnaiies  bant  pboés; 

«  Des  améliorations  coaaidérablea  dans  les  situations  inlérieures  de  la  magistra- 
ture, du  clergé  et  de  Tannée; 

«  La  dotation  de  rinstrucUon  publique  presque  triplée  par  le  développement  de 
rinstructien  populaire; 

«  Nos  forces  de  terre  et  de  Mer  accmes  e«  iMNDBes  et  e*  MâléiMt  les  ehaf^es  de 
TAIgùrie  eoeupsAi  une  pèaoe  %iii  élail  viée  es  IMt; 

«  L'appUcatioa  à  des  UBMau&  prodiictili  des  impOto  wéUmUaàimê^mk  sapportés  par 
les  départemens  et  par  les  communes; 

«  Et  entin  130  miltions  de  plus  consacrés,  en  une  seule  année,  à  la  création  ou  ao 
perfectionnement  de  nos  moyens  de  défense  et  de  communlcatk»  * 


1040  1EV€E  DES  DEUX  RWDBS^ 

de  telle  ou  lelie  admiDîsiratioB  «  les  dispomlioM  de  telle  on  telle 
chambre?  Ce  sont  là  des  difficultés  qui  n*ont  rien  de.radical ,  et  dont 
Texpérience  <I(>it  tôt  ou  tard  triompher.  Pour  rétablir  Téquiiîbre 
dans  notre  aystèrae  financier»  otn  peut  tout  ensemble  dfaDinoer  les 
dépenses  et  augmenter  les  recettes.  Nous  allons  aborder  eette  dé- 
monstration. 

DÉPENSES. 

Toutes  les  fois  que  les  chambres  ont  voulu  opérer  des  économies, 
elles  Font  fait  non  par  des  réformes  qui  auraient  simplifié  les  rouages 
ou  corrigé  les  abus  administratifs,  mais  par  des  retranchemens  qui 
portaient  sans  préparation  sur  les  personnes  ou  sur  les  choses.  On  a 
rogné  les  appointemens  de  quelques  employés,  on  a  supprimé  d*un 
trait  de  plume  cinquante,  soixante,  et  quelquefois  cent  mille  hommes 
dans  les  rangs  de  Tarmée  active,  on  a  désarmé  des  vaisseaux  et  con- 
gédié des  matelots,  on  s*est  abstenu  de  renouveler  le  matériel  de  nos 
arsenaux ,  on  s*est  cru  plus  riche  du  moment  où  Ton  a  cessé  de  pour- 
voir aux  éventualités  de  Tavenir,  et  cependant  Ton  n'est  pas  parvenu 
à  rencontrer  cette  chimère  que  M.  Humann  avait  rêvée  le  premier, 
Téquilibre  des  budgets. 

Qu'en  est-il  résulté?  Les  nécessités,  que  Ton  avait  qoumées,  se  sont 
présentées  inopinément  et  sous  la  forme  la  plus  menaçante.  Le  traité 
du  15  juillet  18M)  ne  nous  a  pas  trouvés  prêts  à  faire  respecter  nos 
droits.  En  moins  de  six  mois,  il  a  fallu  improviser  une  marine,  une 
armée,  un  matériel  de  guerre,  des  fortifications.  Pour  avoir  reculé, 
pendant  cinq  ans,  devant  une  dépense  annuelle  de  50  à  00  millions, 
nous  en  avons  eu  3  ou  40<à  à  dépenser  d*un  seul  coup.  Nous  avons 
largement  soldé  l'arriéré,  sans  compter  TaSiaiblissement  auquel  cette 
politique  mesquine  et  sans  prévoyance  nous  a  pour  long-temps  con- 
damnés. 

En  général ,  les  économies  qui  méritent  ce  nom  ne  peuvent  pas 
venir  des  chambres.  Toute  réforme  efficace  suppose  nn  système,  et 
l'administration  est  seule  en  mesure  d'apporter  dans  ces  cbangemens 
une  vue  d'ensemble,  de  substituer  un  ordre  à  un  autre,  de  ne  pas 
détruire  en  amendant.  Les  assemblées  délibérantes  ne  doivent  pas 
prendre,  en  pareil  cas,  d'antre  initiative  que  celle  du  contrôle  et  du 
conseil  ;  leur  liberté  d'action  ne  s'exerce  vérital>lement  que  sur  les 
détails;  le  reste  étant  une  afifoire  de  responsabilité,  il  convient  de  le 
renvoyer  au  gouvernement. 


SITUATION  FIIIA!«CISRB  DE  LA  FIANCE.  1041 

£t  par  exemple,  tous  les  bons  esprits  s*acoerdeiit  à  penser  que  notre 
administration  paperassière  est  mal  organisée  pour  agir.  On  recon* 
naît  que  tout  y  devient  formule  et  formalité,  que  les  écritures  y 
tiennent  une  place  énorme,  que  Timpulsion  ne  s*y  renouvelle  pas,  et 
que  le  contrôle  réel  n*y  existe  point.  Il  n*cst  pas  moins  avéré  que  le 
nombre  des  employés  s*y  trouve  hors  de  proportion  avec  la  masse  des 
affaires,  et  qu*il  serait  préférable  d*avoir  moins  d*instrumensque  Ton 
choisirait  et  que  Ton  paierait  mieux.  ËnQn,  le  gouvernement  n*est 
plus  qu*une  machine,  lui  qui  devrait  surtout  être  un  moteur.  Un  mi- 
nistre passe  trois  ou  quatre  heures  par  jour  à  donner  des  signatures, 
autant  ou  même  davantage  à  recevoir  des  solliciteurs.  Combien  lui 
reste-t-il  de  temps  et  de  forces  pour  les  affaires  de  la  nation? 

Voilà  donc  une  réforme  urgente,  si  Ton  ne  veut  pas  que  le  gou- 
vernement périsse  étouffé  sous  des  montagnes  de  papier.  Qui  mettra 
cependant  la  main  à  Tœuvre?  Sera-ce  la  chambre?  Évidemment 
non.  Tout  ce  qu*elle  peut  faire,  c'est  de  refuser  les  allocations  qu'on 
lui  demande  périodiquement  pour  donner  plus  daccrolssement  ou 
plus  d'importance  aux  bureaux,  et  qui  cette  année  encore  s'élèvent, 
pour  les  divers  départemens  ministériels,  à  4  ou  5  millions.  Mais  il 
n'y  a  qu'un  ministre,  et  un  ministre  fort,  pour  porter  la  cognée  dans 
cet  arbre  pourri. 

Notre  administration  est  comme  notre  agriculture.  Nous  employons 
un  trop  grand  nombre  d'hommes  pour  les  résultats  que  nous  obte- 
nons. La  centralisation,  qui  est  la  force,  la  vie  même  de  ce  pays, 
s'affaiblit  par  l'extension  qu'on  lui  attribue  et  se  perd  dans  les  dé- 
tails. On  veut  que  les  chefs  du  gouvernement,  ministres,  directem^, 
chefs  de  divisions ,  voient  tout  par  eux-mêmes,  et  l'on  fait  passer 
sous  leurs  yeux  une  telle  quantité  d'objeto,  qu'ils  ne  les  peuvent  pas 
discerner.  En  donnant  plus  de  latitude  aux  agens  ainsi  qu'aux  con- 
seils locaux,  ai\x  maires,  aux  préfets,  aux  ingénieurs  en  chef,  aux 
conseils  généraux,  aux  conseils  municipaux,  on  diminuerait  de  beau- 
coup cette  besogne  de  la  correspondance  qui  ralentit  et  complique  les 
affaires;  il  deviendrait  possible  de  licencier  la  moitié  de  cette  armée 
d'employés  qui  seraient  plus  utilement  appliqués  à  la  création  ou  à 
l'échange  des  produits.  Mais,  encore  une  fois,  il  faut  un  grand  mi- 
nistre pour  entamer  et  pour  mener  à  fin  une  telle  entrqMÎse;  et  cette 
gloire  ne  parait  pas  avoir  tenté  les  puissances  du  jour. 

En  dehors  de  la  réforme  administrative,  il  est  encore  d'autres 
moyens  de  diminuer  les  charges  du  pays.  Le  premier,  et  ce  n'est 


10i2  REVCB  DES  DEUX  MONDES. 

pas  le  moins  important,  consiste  à  déclarer  acquises  toutes  les  eilînc- 
tions  de  dépenses,  et  à  n'autoriser  aucune  entreprise  nouvelle,  tant 
que  le  gouvernement  n*aura  pas  terminé  celles  qui  sont  en  cours 
d'exécution.  Dans  cet  ordre  d'Idées,  il  faudrait  sévèrement  blâmer 
le  cabinet  qui ,  avant  d'avoir  commencé  la  colonisation  de  l'Algérie 
et  d'en  avoir  achevé  la  conquête,  va  s'emparer  des  îles  Marquises, 
et  surcharge  ainsi  le  budget  d'une  allocation  annuelle  de  2  mil- 
lions. 

Il  serait  bien  temps  aussi  de  mettre  un  frein  à  cette  accumulation 
d'entreprises  à  laquelle  se  livre  aujourd'hui  le  ministère  des  travaux 
publics.  A  chaque  session ,  ce  département  ministériel  accouche  de 
quelque  nouveau  projet.  Avant  d'avoir  terminé  ses  routes,  il  veut 
ouvrir  des  canaux;  il  fait  des  canaux  avant  d'avoir  rendu  navigables 
les  rivières  auxquelles  cette  navigation  artificielle  doit  se  lier;  et, 
pendant  que  tant  de  travaux  absorbent  ses  crédits  et  occupent  ses 
ingénieurs,  il  a  de  plus  la  prétention  d'exécuter  les  chemins  de  fer. 
Dans  les  chemins  de  fer  encore,  il  ne  se  contente  pas  de  deux  ou 
trois  grandes  lignes,  il  lui  faut  un  réseau  de  huit  à  neuf  cents  lieues. 
Rien  ne  peut  se  faire  dans  le  pays  qu'il  n*y  mette  la  main,  et  jamais 
monopole  ne  fut  plus  universel. 

Qu*arrive-t-il  ?  Les  122  millions,  que  lui  allouait  le  budget  de  1813, 
ne  suffisent  déjà  plus.  Il  veut  que  tout  marche  de  front,  et  partout 
Texécution  se  ralentit.  Le  trésor,  fatigué  des  appels  incessans  qui  lui 
viennent  de  ce  côté,  referme  ses  coffres;  de  là ,  les  doléances  sui- 
vantes qu'on  lit,  dans  le  budget ,  au  chapitre  des  travaux  publics,  a  H 
est  douloureux  pour  l'administration  d*entendre  accuser  à  chaque 
instant  la  lenteur  de  ses  opérations,  lorsque  cette  lenteur  tient  pres- 
que uniquement  à  l'insuffisance  des  crédits  annueb  dont  elle  peut 
disposer.  Elle  s*est  vue,  en  1842,  dans  la  pénible  obligation  de  fermer 
une  partie  des  chantiers  du  canal  de  la  Marne  au  Rhin,  et  de  licen- 
cier une  foule  d'ouvriers  précisément  à  l'époque  de  Tannée  où  elle 
aurait  employé  leurs  bras  avec  le  plus  de  succès  :  et  cependant  le 
crédit  total  affecté  à  l'ouverture  du  canal  était  loin  d'hêtre  épuisé; 
mais  le  crédit  spécial  de  Tannée  était  consommé.  Il  serait  bien  à 
désirer,  pour  des  entreprises  de  ce  genre  dans  lesquelles  la  célérité 
est  &  la  fois  une  cause  d'économie  et  de  succès,  il  serait  bien  à  dé- 
sirer, disons-nous,  que  tant  qu^elIe  n*a  pas  excédé  les  limites  de  Tal- 
location  totale  que  les  chambres  ont  votée,  radministration  pât  tou- 
jours proportionner  ses  ressources  h  l'activité  que  les  travaux  sont 


SITUATION  FINANCIÈRE  DE  LA  FRANCE.  lOiS 

suscepiibies  de  recevoir.  Ces  traraut  seraient  ainsi  mieux  faits,  en 
moins  de  temps ,  à  moins  de  lirais ,  et  le  pays  viendrait  plus  t^t  en 
possession  des  avantages  qu'Us  doivent  créefr.  » 

Cela  serait  désirable,  en  effet.  Mais  à  qui  revient  la  responsabilité 
des  lenteurs  que  subit  Texécution  de  ces  vastes  ouvrages,  sinon  à 
vous  qui ,  voulant  tout  faire  à  la  fois ,  avez  proposé  aux  chambres  de 
répartir  les  dépenses  sur  un  plus  grand  nombre  d'années?  Il  est  utile, 
il  est  beau  de  sillonner  le  territoire  de  canaux  et  de  chemins  de  fer; 
nous  ne  doutons  pas  que  la  France  fût  plus  riche  et  plus  puissante, 
si  elle  possédait  les  mêmes  conditions  de  viabilité  que  TAngleterre; 
et,  pour  atteindre  ce  résultat,  les  sacrifices  ne  doivent  pas  nous 
coûter.  Cependant  la  prudence  conseille  de  n*entamer  que  les  tra- 
vaux que  Ton  peut  terminer  promptement.  Le  possible  est  par  tout 
pays  la  mesure  de  Futile;  et,  avant  de  grossir  les  charges  de  Fextraor- 
dinaire,  il  faudrait  consulter  les  ressources  du  trésor. 

Les  chemins  de  Ter  sont  éventuellement  la  chaire  qui  doit  peser 
le  plus  lourdement  sur  nos  finances.  C'est  aussi  cdie  qu*une  admi- 
nistration prévoyante  et  modérée  pourrait  le  plus  aisément  diminuer. 
Qu'importe  que  les  compagnies  qui  les  exploiteront  les  prennent  à 
bail  pour  cinquante  ans,  ou  qu'elles  obtiennent  une  concession  de 
quatre-vingt-dix-neuf  ans?  La  fortune  publique  est  intéressée  au 
succès  des  chemins  de  fer,  çt  non  pas  à  ce  que  l'état  devienne  pro- 
priétaire quelques  années  plus  tèt  d'une  voie  de  transport  dont  il 
sera  toujours  obligé  d'affermer  l'exploitation.  S'il  y  a  éonc  an  moyen 
d'appelar  les  capitaux  particuliers  et  l'industrie  privée  à  prendre  la 
place  de  l'état  dans  l'exécution,  on  devra  considérer  ce  résultat 
comme  un  double  bienfait,  en  ce  qu'il  épargnera  au  trésor  des  dé- 
penses qui  finiraient  par  l'accabler,  et  en  ce  qu'il  secondera  ie  déve- 
loppement de  l'esprit  d'association  si  nécessaire  i  la  grandeur  et  à 
la  prospérité  de  la  France. 

Ce  moyen  est  connu,  et  l'expérience  en  a  déjà  noontré  la  valeur.  Il 
consiste  à  prêter  ou  i  donner  aux  compagnies  exécutantes  le  crédit 
de  Tétat  au  lieu  de  l'argent  du  trésor.  C'est  la  garantie  d'un  minimum 
d'intérêt,  système  qui  a  déterminé  l'achèvement  du  chemin  de  fer 
entre  Paris  et  Orléans ,  et  i  l'aide  duquel ,  on  noua  nous  trompons 
fort ,  cette  compagnie  a  proposé^  sans  qo'on  daignât  réoouter,  de 
pousser  jusqu'à  Monlereau  l'embranchement  de  Cort)efl. 

Nous  croyons  fermeroent  qu'en  accordant  la  garantie  d*an  mini- 
mum d'intérêt  de  4  pour  100  aux  capitaux  qui  s'engageraient  dans 
les  chemins  de  fer,  et  en  autorisant  la  caisse  d'épargne  à  prêter,  an 


lOii  RBVUB  DIS  DMX  MONDES. 

taux  de  i  1/2  pour  cent,  le  suppiément  de  capital  qui  serait  néces* 
saîre,  on  trouverait  sans  beaucoup  de  difficulté  des  compagnies  dis- 
posées &  entreprendre  les  lignes  de  Paris  à  Cbâlons-sur-Saône  et  de 
Paris  à  Bordeaux.  Ce  serait  exonérer  le  trésor  d'une  charge  éven- 
tuelle de  200  à  «250  millfons»  et  créer  en  outre,  pour  la  richesse  dis- 
ponible» ce  qui  manque  le  plus  en  France»  un  placement  certain. 

L'exécution  des  chemins  de  fer  peut  fournir  de  plus  les  moyens 
de  maintenir  ou  plutôt  de  rétablir  nos  forces  militaires  sur  un  pied 
respectable,  et  de  les  mettre  en  rapport  avec  notre  situation.  Aux 
termes  du  budget  de  la  guerre,  que  M.  le  marédial  Soult  propose 
pour  iSkk ,  Tannée  se  trouverait  réduite  à  344,000  hommes  et  à 
84,000  chevaux;  elle  se  composerait  de  284,000  honunes  pour  les 
divisions  de  l'intérieur,  et  de  60,000  pour  TAIgérie;  elle  coûterait 
306  millions.  Le  ministre  ne  dissimule  pas  que  cet  efieetif  est  insuf- 
fisant, même  pour  une  époque  de  paix;  car  il  évalue  à  306,000  hom- 
mes les  forces  indispensables  à  Tintérieur,  et  à  60,000  les  forces  né- 
cessaires à  l'occupation  d'Alger.  Cette  évaluation  s'éloigne  peu  de 
(*elle  que  M.  le  maréchal  Soult  présentait,  pour  la  période  pacifique, 
dans  le  budget  de  1842  qui  fixait  à  370,000  hommes  été  76,000  che- 
vaux le  minimum  de  l'armée.  La  dépense,  même  e^lanant  compte 
des  supplémens  de  crédit  qu'exige  la  guerre  d'Afrique,  ne  devait 
pas  s'élever  à  plus  de  320  millions. 

Le  chiffre  de  370  à  380,000  hommes  est  celui  que  nous  voudrions 
voir  prendre  pour  base  dans  la  fixation  de  l'effectif.  Une  armée  de 
380,000  Ifommes,  s'appuyant  à  l'intérieur  sur  une  forte  réserve  et 
dans  l'Algérie  sur  un  vaste  et  vigoureux  système  de  colonisation, 
rendrait  à  la  France ,  pour  peu  que  son  gouvernement  fût  prudent 
et  résolu,  l'ascendant  qu'elle  a  perdu  depuis  ces  dernières  années. 
Mais  il  ne  faut  pas  que  l'armée  reste  oisive  ni  improductive.  Ce  n'est 
pas  pour  étaler,  dans  les  garnisons  de  l'intérieur,  des  parades  sté- 
riles que  la  France  confie  chaque  année  à  l'état  80,000  hommes,  la 
cinquième  partie  et  les  hommes  les  plus  robustes  de  chaque  généra- 
tion. L'armée  doit  être  une  grande  école  de  civilisation  et  de  travail, 
aussi  bien  qu'un  moyen  de  défense.  Les  écoles,  les  camps  d'exer- 
cice, les  travaux  publics,  voilà  l'éducation  qu'il  faut  donner  à  cette 
jeunesse  militante.  L'oisiveté  des  garnisons  n'est  pas  moins  funeste 
à  la  santé  qu'à  l'intelligence  et  à  la  moralité  des  soldats. 

M.  le  ministre  d^  la  guerre  porte,  au  budget  de  1844,  une  somme 
de  840,000  francs,  supplément  de  crédit  qui  permettra  de  réunir 
33,000  hommes  en  camp  de  manœuvres  et  d'opérations  pendant 


SITUATION  PnCANOÉRB  DE  LA  FRANCE.  1013 

cinq  mois  de  l*anné€.  La  chambre,  nous  le  croyons,  élèverait  vo- 
lontiers le  crédit  à  2  millions,  dans  Tespoir  de  faire  participer 
80,000  hommes  à  ces  exercices  et  à  Tinstruction  qu'en  retirent  leS' 
divers  corps  de  Tarmée.  Chaque  saison  aurait  ainsi  ses  travaux  :  pen- 
dant rhîver,  nos  soldats  se  livreraient  au  maniegicnt  des  armes  et 
suivraient  les  écoles  régimentaires;  les  grandes  manœuvres  les  occu- 
peraient pendant  Tété,  et  perpétueraient  dans  les  régimens  les  tra- 
ditions d*Austerlitz  et  de  Wagram. 

Les  régimens  ou  les  bataillons,  que  Ton  ne  réunirait  pas  dans  les 
camps  d*exercice,  pourraient  élre  employés  utilement  aux  travaux 
publics.  Ce  serait  là  un  moyen  de  diminuer  la  dépense  de  leur  en- 
tretien, en  l'imputant  sur  les  fonds  que  doivent  absorber  les  travaux 
extraordinaires,  et  de  remédier  è  la  hausse  désordonnée  que  produira 
infailliblement,  sans  cela,  dans  le  prix  de  la  main-d'œuvre,  l'accu- 
mulation de  tant  d'entreprises  menées  de  front.  Que  l'on  déclare  par 
exemple  une  ou  deux  lignes  de  chemins  de  fer  lignes  stratégiques, 
et  que  Ton  charge  le  génie  militaire  de  Texécution;  il  y  occupera  les 
soldats  avec  la  même  facilité  qu'on  trouve  à  les  appliquer  aux  forti- 
fications de  Paris,  et  les  dépenses  de  l'état  diminueront  ainsi,  malgré 
l'accroissement  de  l'effectif,  de  20  à  25  millions  par  année. 

Pour  ce  qui  est  de  lu  marine,  il  y  a  peu  de  chose  à  dire,  tirace  à 
l'insistance  de  la  chambre,  le  gouvernement  maintient  un  état  d'ar- 
mement qui  rassure  et  qui  suiTit.  On  n'a  plus  à  lui  demander  que 
d'imiter  la  prévoyance  de  l'Angleterre  (1),  et  de  travailler  à  l'accrois- 
sement progressif  de  notre  matériel.  Ce  sera  plus  tard  Tœuvre  d'une 
législation  plus  favorable  ù  la  liberté  commerciale  de  nous  donner 

(1)  «  Je  puis  donner  à  la  chambre  (des  lords)  Tassurance  que,  dans  trois  mois,  il 
y  aura  trenlc  vaisseaux  do  ligne  environ  prêts  à  mettre  en  mer  :  dix-buit  sont  dans 
la  Medway,  dix  à  PorLsmouth  et  dix  à  Devonport.  Neuf  b&timens  sont  en  cbantier, 
et  Ton  a  donné  Tordre  d'en  construire  buit  de  plus.  Il  y  a,  en  outre,  douze  autres 
b&timens  de  toutes  classes  qui  doivent  être  bientôt  équi|)és..Les  bateaux  à  vapeur 
en  construction  sont  au  nombre  de  six;  cinq  doivent  ôtre  lancés  cette  année,  deux 
ont  dû  subir  quelques  modifications;  il  y  eu  aura  sept  en  tout.  I/ordre  a  été  donné 
d'en  construire  huit  de  plus  dans  divers  chantiers.  Cinq  vaisseaux  sont  en  construc- 
tion; Tannée  prochaine,  on  en  commencera  trois  autres  à  Chathani.  Ce  sont  les 
dirticultés  flnancières  du  pays  qui  ont  empêché  seules  le  gouvernement  d*aller  plus 
loin.  Il  y  aura  bientôt  à  Londres  des  établisscmens  pour  tout  ce  qui  concerne  la 
navigation  k  la  Tapeur,  analogues  à  ceux  de  Norwicb,  Portsmouth  et  Plymoutb. 
L'Angleterre  compte  cette  année  quatre-vingt-seize  bateaux  à  vapeur.  Le  gouver- 
netnent  est  décidé  à  faire  tous  ses  efforts  pour  soutenir  la  puissance  navale  de 
r Angleterre,  dans  le  cas  d*une  guerre  subite,  »  (Paroles  du  comte  d*IIaddingloD, 
séance  du  Si  février  18i3.) 

TOME  I.  67 


fl 


lOM  HftVU£  U£S  DBU3L  MONDES. 

tme  réserve  énergique  pour  le  cas  de  guerre,  en  augmentant  te 
nombre  de  nos  matelots.  Que  la  leçon  de  18U)  ne  soit  pas  perdue 
pour  nous.  £n  travaillant»  pendant  les  années  de  paix  qui  nous  res- 
tent encore,  à  développer  la  richesse  nationale,  n'oublions  pas  que 
la  France  doit  se  i\['éparer  à  toutes  les  éventualités,  et  que  la  situa- 
>tion  de  TEurope  lui  commande  de  rester  Tarme  au  bras. 

Le  gouvernement  et  les  chambres  pourraient  mettre  encore  à  profit 
l'intervalle  paciQque  pour  reprendre  le  projet  trop  vite  et  trop  long- 
temps interrompu  de  rembourser  notre  dette  en  5  pour  100  et  en 
k'  1/2  pour  100.  Cette  mesure,  que  Tétat  du  crédit  rend  désonnais 
inévitable,  aurait  pour  effet  de  réaliser,  sur  la  masse  de  nos  dépenses, 
une  économie  qui  ne  serait  pas  à  dédaigner.  Mais  le  principal  avan- 
tage de  l'opération  consisterait  à  mettre  le  taux  nominal  du  crédit 
public  dans  un  rapport  plus  exact  avec  son  taux  réel ,  et  à  changer 
ainsi  en  France  Tétalon  de  la  valeur.  On  rendrait  à  Tétat  la  Eacidté 
4'emprunter,  qui  se  trouve  aujourd'hui  paralysée  dans  ses  mains;  la 
conversion  des  rentes,  combinée  avec  la  réforme  de  notre  système 
hypothécaire,  déterminerait,  dans  toutes  les  transactions,  la  baisse 
du  loyer  des  capitaux. 

M.  d'Audiffret  (1)  a  démontré  sans  peine  que  le  remboursement, 
ou  plutôt  la  conversion  du  5  pour  100  ne  pouvait  pas  rencontrer 
4*obstacles  sérieux  en  France.  Sur  134.  millions  de  rentes  5  pour  100, 
non  rachetées,  95  millions  seulement  sont  la  propriété  individuelle 

(1)  Voici  la  classificalion  que  M.  d'Audiffret  établil  des  rentes  5  poor  tOO,  d'après 
4es  docuniens  ofQciels,  dans  son  Système  financier  de  la  France: 

«  Les  rentes  5  pour  lOO  s'élèvent  à 147,110,461  fr. 

il  Sur  cette  somme,  les  rentes  rachetées  s'élèvent  à ia,5iO,9TS 

It  reste  à  convertir t34,569,4S3  Rr. 

Getle  somme  comprend  des  rentes  appartenant  à  des  services 
-publics  dont  Tétat  recueille  les  produits  et  auxquels  il  fournit 
des  subventions,  savoir 17,006,000  fir. 

Montant  de  la  dette,  produisant  une  réduction  profitable  au       — — — ^ 

trésor U6,663,483  fr. 

Sur  cette  somme,  les  établisscmens  publics,  tant  à  Paris  que 
dans  les  départemens,  possèdent 21,335,000 

Reste  donc,  pour  les  rentes  appartenant  aux  particuliers,  tant  — — — ^— 

•étrangers  que  régiiicoles,  une  somme  de 99,aM^00t  f^.» 

Le  budget  de  1843  présente  un  autre  calcul;  il  divise  les  renies  5  pour  100 en 
renies  immobilisées  et  en  renies  mobilisées,  les  premières  s'élevant  à  45,419,635  fr. 
«t  les  secondes  à  101,621,853  fr. 


SITUATION  FINANCIÈRE  DE  LA  FRANCE.  1047 

d*étrangers  ou  de  Français;  les  39  millions  restant  se  distribuent 
entre  les  communes  ou  les  établissemens  publics,  et  tombent  néces- 
sairemeiit  sous  le  coup  de  la  conversion.  Cest  donc  sur  une  masse 
de  95  millions  de  rentes,  moins  de  2  milliards  en  capital,  que  porte 
la  difficulté  de  la  conversion.  Or,  TAngleterre  en  1822  a  fait  une  opé- 
ration bien  autrement  gigantesque,  puisque  la  conversion  embras- 
sait un  capital  de  3,740,695,000  fr.  de  rentes  5  pour  100  que  Ton  a 
réduites  à  4  pour  100  d*intérôt.  En  1826 ,  nouvelle  réduction  ;  un 
capital  de  rentes  4  pour  100  s'élevant  &  1,752,635,000  fr.  est  converti 
en  rentes  3  1/2.  En  1830  un  capital  de  3,775,543,000  fr.  est  encore 
réduit  en  3  1/2  pour  100. 

Dans  ces  trois  opérations,  qui  embrassaient  un  capital  primitif 
d'environ  10  milliards,  les  rentes,  que  leurs  propriétaires  refusèrent 
de  convertir,  représentaient  iine  somme  de  289  millions  de  fr.  en 
capital,  soit  à  peu  près  3  pour  100. 

On  remarquera  que  dans  toutes  ces  réductions  le  gouvernement 
anglais  a  procédé  d*une  manière  brutale,  n'offrant  jamais  la  moindre 
compensation  aux  rentiers  dont  il  réduisait  le  revenu,  ce  qui  devait 
infailKblement  diminuer  Tattrait  de  l'opération.  Le  gouvernement 
français,  au  contraire,  devra,  dans  l'intérêt  de  cette  mesure  cx)mme 
«tans  celai  des  porteurs  du  5  pour  100,  restreindre  volontairement 
le  bénéfice  que  la  concession  est  appelée  à  réaliser;  et  de  là,  les  com- 
binaisons dans  lesquelles,  en  offrant  aux  rentiers  du  4  pour  100  à  ta 
ptece  du  5  pour  100,  on  y  ajoutait  soit  dix ,  soit  huit  annuités  de 
1  pour  100. 

f^  question  d'opportunité  est  la  seule  que  l'on  puisse  désormais 
agiter  au  sujet  de  la  conversion,  et  nous  la  croyons  tranchée  par  le 
fait  même  de  la  direction  politique  que  suit  le  tninistère  actuel.  Les 
iiommes  qui  ont  pris  pour  devise  «  la  paix  partout,  la  paix  toujours,  » 
auraient  bien  mauvaise  grâce  à  différer  la  reconstitution  du  crédit 
«n  France,  en  prétextant  l'état  de  l'Europe  ou  celui  du  pays. 


Le  revenu  public  de  ta  France  est  évalué  pour  Tannée  1844  b 
1,247,228,366  fr.,  et,  dans  cette  somme,  le  produit  des  iropéCs  indi- 
rects figure  pour  755,230,000  francs.  Les  recettes  du  mois  de  dé- 
cembre 1841  et  des  onze  premiers  mois  de  1842  ont  servi  de  base 
aux  appréciflftions  du  gouvernement.  En  admettant  que  ta  progrès— 

67. 


lOtô  REVUE  UES  DEUX  MONDES. 

sion ,  qui  n*a  cessé  de  se  manifester  dans  le  revenu  depuis  1832, 
suive  la  môme  marche,  on  peut  espérer  que  le  revenu  de  1844  excé- 
dera d^au  moins  M  millions  celui  de  1842,  et  que  les  recettes  s'élè- 
veront peut-être  à  1,300  millions. 

C*est  Ih  un  revenu  considérable  et  solidement  établi.  La  France 
supporte  sans  difjiculté  le  poids  de  cette  contribution  qui  se  divise 
en  plusieurs  sortes  d'impôts,  et  que  les  contribuables  augmentent 
volontairement  en  accroissant  leurs  consommations.  Depuis  1814 
jusqu'à  1827,  les  contributious  directes  avaient  été  dégrevées  de 
92  millions;  depuis  1830,  le  produit  de  ces  taxes  s  est  relevé  de  70  mil- 
lions, dont  12  millions  proviennent  de  Taccroissement  naturel  de  la 
matière  imposable,  et  dont  45  millions  ont  été  votés  par  les  conseils 
départementaux  principalement  pour  améliorer  les  voies  de  commu- 
nication. L'impôt  foncier  en  1844  ne  s'élève  donc  pas  au  même  chiffre 
que  sous  la  restauration;  et  pourtant  nous  n'exagérons  rien,  en  ad- 
mettant que  le  revenu  des  propriétés  tant  rurales  qu'urbaines  s*est 
depuis  cette  époque  accru  de  moitié.  Ainsi,  une  contribution  moindre 
prélevée  sur  un  revenu  amélioré,  voilà  l'état  de  l'impôt  dil;^ct•  Pro- 
visoirement du  moins,  il  n'y  a  pas  de  raison  de  toucher  à  c^te  flo- 
rissante situation. 

Mais  on  conviendra  que  l'impôt  indirect,  l'impôt  de  consommation 
pourrait  et  devrait  rendre  davantage  au  moyen  de  tarifs  mieux  ap- 
propriés aux  besoins  des  consommateurs.  Si  l'Angleterre,  dont  le 
système  contributif  repose  à  peu  près  exclusivement  sur  l'impôt  in- 
direct, avec  une  population  de  24  millions  d'habitans,  verse  entre  les 
mains  du  fisc  une  somme  de  1,300  millions,  pourquoi  la  France,  qui 
a  plus  de  34  millions  d'habitans,  ne  rendrait-elle  pas  au  trésor,  en 
suivant  la  même  proportion,  18  à  1,900  millions? 

Pour  nous  réduire  à  ce  qui  est  immédiatement  possible,  nous  ne 
doutons  pas  qu'en  modifiant  les  tarifs  ou  le  mode  de  perception  de 
certaines  taxes  indirectes,  on  ne  parvînt  en  France  à  élever  prompte- 
ment  le  revenu  de  l'état  à  1,500  millions.  £n  Angleterre,  les  douanes 
[accise],  qui  comprennent  aussi  les  droits  établis  sur  le  tabac  et  sur 
le  sucre,  rapportent  plus  de  500  millions.  Le  produit  de  ces  trois  ar- 
ticles n'est  porté  dans  les  évaluations  du  budget  de  1844  que  pour 
*  258  millions,  environ  moitié  du  produit  anglais;  encore  les  droits  de 
douane  proprement  dits  y  sont-ils  compris  pour  moins  de  105  mil- 
lions. 

L'inégalité  tout-à-fait  monstrueuse  de  ces  résultats  s'explique 
auand  on  réfléchit  que  notre  tarif  de  douanes  a  été  combiné  en  vue, 


SITl'ATlON  FINANCIERE  DE  LA  FRANCE.  1049 

non  de  la  perception,  mais  de  la  protection.  Il  semble  en  vérité  que 
le  législateur  ait  voulu  frustrer  le  trésor  des  revenus  que  Tlntroduc- 
tion  des  marchandises  étrangères  devait  lui  procurer.  Presque  tous 
les  articles  d'importation  qui  ont  de  la  valeur  ont  été  prohibés  ou 
frappés  de  droits  prohibitifs;  il  suffit  de  citer  les  fils,  les  tissus,  les 
fers  et  les  bestiaux.  Si  Ton  admettait  tous  ces  articles  à  des  droits 
de  25  ou  30  pour  100,  qui  doute  que  la  recette  de  la  douane  s* élevât 
bientôt  de  104  à  200  millions? 

Les  droits  établis  sur  les  sucres  rendront,  suivant  les  calculs  de 
M.  Laplagne,  52  millions;  en  Angleterre,  le  même  impôt  produit  plus 
de  130  millions.  Il  serait  possible  d'en  retirer  en  France  75  à  80  mil- 
lions si  Ton  décrétait,  en  rendant  cette  assimilation  progressive, 
l'égalité  des  droits  entre  le  sucre  indigène  et  le  sucre  colonial,  et  si 
Ton  abaissait  en  même  temps  la  surtaxe  qui  frappe  le  sucre  étranger. 
La  France  consomme  annuellement  120  h  130  millions  de  kilog.  de 
sucre,  dont  les  colonies  fournissent  80  millions.  En  supposant  une 
consommation  de  140  millions  au  droit  de  50  francs  par  100  kilog.,  le 
produit  serait  pour  le  trésor  de  70  minions  de  francs;  mais  comme  il 
ne  paraît  pas  que  le  sucre  indigène  puisse  fournir  60  millions  de 
kilogrammes,  il  faut  admettre  que  le  sucre  étranger  entrera  dans  la 
consommation  pour  30  ou  40  millions  de  kilogrammes,  en  payant  au 
trésor  un  droit  de  60  à  65  francs  par  100  kilog.  Cette  combinaison 
rapprocherait  le  produit  annuel  de  la  taxe,  du  chiffre  de  75  millions 
que  nous  avons  posé. 

Le  monopole  du  tabac  est  compté,  dans  les  revenus  de  1844,  pour 
102  millions  de  francs.  Cet  impôt  produirait  sans  peine  18  millions 
de  plus  si  la  régie  améliorait  la  qualité  de  ses  tabacs  à  fumer. 

Le  produit  des  trois  ou  quatre  impôts  difiTérens  que  supportent  les 
boissons  est  évalué  &  97  millions.  En  simplifiant  cette  taxe  et  en  la 
répartissant  plus  également  entre  toutes  les  classes  de  citoyens,  on 
devrait  en  retirer  aisément  125  à  130  millions. 

La  taxe  des  lettres  figuré  dans  le  budget  de  1844  pour  43  millions. 
L'élévation  des  tarifs  s'oppose  ici  au  produit.  En  Angleterre,  le 
nombre  des  lettres  a  triplé  depuis  l'établissement  de  la  taxe  uniforme 
de  1  penny  (2  sous).  Il  est  raisonnable  de  penser  que,  si  le  port  des 
lettres  était  réduit  en  France  à  2  sous  pour  les  lettres  qui  circulent 
dans  la  même  ville,  à  3  sous  pour  les  lettrés  qui  ne  franchissent  pas 
les  limites  du  même  département,  et  à  5  sous  pour  les  lettres  en- 
voyées d'un  département  h  un  autre,  on  obtiendrait  bientôt,  au 
moyen  de  cette  réforme,  un  revenu  très  supérieur.  Il  y  a  lieu  de 


1050  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

croire  aussi  que  la  réduction  à  2  pour  100  du  droit  sur  les  articles 
d*argent,  qui  est  aujoUrd'Iiui  de  5  pour  100,  et  qui  rend  à  peine 
1  million ,  élèverait  bientôt  de  5  ou  6  millions  le  produit  des  postes, 
qui  est  évalué  pour  1844  à  49  millions,  et  qui  ne  devrait  pas,  en 
somme,  rester  au-dessous  de  70  millions. 

EnQn ,  la  mise  en  exploitation  des  grandes  lignes  de  chemins  de 
fer  augmentera  nécessairement  le  revenu  que  donne  au  trésor  le 
droit  du  dixième  établi  sur  le  prix  des  places,  et  le  portera  en  peu  de 
temps  de  9  millions  à  20.  Toutes  ces  augmentations,  que  la  force 
des  choses  amènera,  si  la  bonne  volonté  du  pouvoir  ne  la  devance 
pas,  se  résument  dans  le  tableau  suivant  : 


j  1844.  Ultèrienreineiit. 

I                                             Produit  des  douanes.  ...  104  1/2  millions.  —  200  millions. 

i                                                      —         sucres 52           —  —  75      — 

i                                                      —         boissons.  ...  97           —  —  125      — 

—  tabacs 102           —  —  120      — 

—  postes 49           —  —  70      — 

—  du  dixième.  ...  91/2      —  —      20      — 

Totaux.  .  .      414  millions.  —    610  millicms. 

On  voit  par  ce  qui  précède  qu*un  gouvernement  prévoyant  et  ferme 
serait  maître  d'élever  le  revenu  de  la  France  à  une  prospérité  que 
les  ministres  les  plus  prodigues  ne  pourraient  pas  dissiper  plus  tard, 
quand  ils  le  voudraient.  Une  mine  d*or  est  sous  les  pas  du  fisc;  il  n*a 
qu*un  coup  de  pioche  à  donner  pour  la  découvrir  à  tous  les  regards. 
Qu'il  s'arfranchisse  seulement  de  la  tutelle  des  propriétaires  de  bois, 
des  maîtres  de  forges  et  autres  titulaires  de  la  féodalité  industrielle; 
et  les  douanes  «  ouvertes  dans  une  sage  mesure  à  Timportation  des 
produits  étrangers,  verront  doubler  leur  revenu.  Alors  s'effacera  en 
peu  d'années  le  déGcit  de  nos  finances,  et  nous  pourrons  envisager 
avec  plus  de  liberté  Tavenir  qui  s'ouvre  devant  nous. 


CONCLUSION. 

Mais  l'accroissement  possible  et  probable  du  revenu,  quelques 
proportions  qu'il  affecte  désormais,  ne  doit  pas  nous  fanre  perdre  de 
vue  Ja  réduction  nécessaire  des  dépenses.  Nous  avons  des  finances 
fortement  engagées;  et  des  finances  engagées  ne  sont,  danstapon 
casai  dans  aucun  pays,  des  finances  prospères.  Une  niition  puissant 


SlTUATIOir  FIIfANCIBRB  NT  LA  FRANCE.  1051 

surtout  lorsque  l'avenir  est  incertain ,  doit  garder  toute  \a  liberté  de 
ses  mouvemens.  De  même  qu'une  armée  n'est  forte  qu'avec  une 
réserve  d'hommes  pour  appui ,  ainsi  un  gouvernement  n'a  sa  poli- 
tique assurée  que  si  des  dettes  ù  (jsrme  ne  pèsent  pas  sur  le  trésor» 
s'il  n'a  pas  sur  les  bras  des  entreprises  de  longue  durée,  et  s'il  garde 
une  réserve  en  écus. 

Nous  avons  une  comptabilité  dont  on  vante  l'entente,  et  qui  aligne 
les  chiffres  dans  Tordre  le  plus  régulier.  De  quoi  cela  sert-il»  si  le 
désordre  est  dans  les  intelligences  qui  gouvernent,  et  si  l'on  ne  sait 
se  rendre  compte  ni  de  ce  que  l'on  fait,  ni  de  ce  que  l'on  veut? 
Nous  entassons  les  entreprises  sur  les  entreprises,  et  les  dépenses 
sur  les  dépenses.  Avec  l'Algérie  à  coloniser,  nous  allons  chercher 
encore  de  l'espace  et  des  postes  à  occuper  dans  la  mer  Pacifique.  Un 
demi-milliard  est  à  peine  voté  pour  les  routes»  les  canaux  et  les 
places  fortes,  que  le  gouvernement  engage  les  chambres  dans  un 
réseau  de  chemins  de  fer  qui  peut  leur  coûter  un  milliard  tout  en- 
tier. Nous  marchons  de  déficit  en  déficit,  en  tenant  admirablement 
nos  livres.  Le  corps  social  est  chez  nous  sain  et  vigoureux  ,.mais  il  dis- 
sipe ses  forces,  et  s'énerve  par  une  dépense  excessive  de  chaque 
jour.  Nous  agissons  comme  si  la  Providence  ne  devait  jamais  nous 
éprouver;  et  quand  vient  le  jour  de  l'épreuve,  nous  nous  trouvons 
hors  d'état  de  porter  dignement  un  nom  qai  impose  de  si  grands 
devoirs.  Nous  sonunes  perpétuellement  placés  entre  la  nécessité  de 
foire  ua  effort  gigantesque  ou  de  nous  résigner  à  une  lâcheté. 

Le  succès  de  la  politique  la  mieux  entendue  dépend,  plus  qu'oa 
ne  croit,  de  l'ordre  dans  les  finances.  Les  guerres  de  l'empire  ont 
prouvé  que  la  richesse»  avec  le  temps»  devait  triompher  de  la  force. 
L'Angleterre  a  vaincu  Napoléoo ,  grâce  i  son  industrie  et  k  son  com- 
Bierce  universel ,  qui  loi  demntent  le  moyen  d'acheter  toutes  les 
armées  du  continent.  Aujourd'hui  que  le  duel  politique  a  changé 
d'acteurs  et  s'agite  entre  la  Russie  et  l'Angleterre,  quelle  cause  arrête 
la  puissance  d'expansion  de  l'empire  russe  dans  cette  lutte,  si  ce 
n'est  le  défaut  d'argent?  Et  que  sert  d'avoir  six  cent  mille  hommes 
sous  les  armes,  quand  on  n'a  pas  500  millions  de  revenus? 
(^  France  pourrait  avoir  les  plus  belles  finances^  de  l'Europe^  si 
l'abondance  de  ses  ressources  était  égalée  par  l'habiteté  de  son  ad- 
ministration. Non-seulement  notre  revenu  l'emporte  sur  celui  de 
chacune  des  grandes  puissances  continentales,  mais  il  égale,  ou  pea 
s'en  faut,  celui  de  la  Russie,  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche  réunies» 
La  partie  disponible  de  ce  revenu ,  en  dehors  des  charges  de  la  dette 


! 


jr« 


1 1 


I 


1)5-2  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  perpétuelle  que  viagère,  est  d'ailleurs  très  supérieure  aux  res- 
sources annuelles  dont  TAnglcterre  peut  disposer.  Sur  un  revenu  de 
1,300  millions,  la  dette  fondée,  la  dette  flottante,  la  liste  civile  et  les 
pensions  en  absorbent  près  de  800  millions  dans  la  Grande-Bretagne; 
il  ne  reste  donc  que  500  millions  environ  à  consacrer  aui  dépenses 
de  perception  et  d'administration ,  à  la  marine  et  &  Farroée.  En 
France,  au  contraire,  la  dette  publique,  les  dotations  et  les  pensions, 
ne  réclament  pas  au-delà  de  380  millions  par  année.  II  reste  donc 
près  de  900  millions  dont  on  peut  disposer  pour  les  services  adminis- 
tratifs ninsi  que  pour  entretenir  les  forces  de  terre  et  de  mer.  Le 
développement  possible  de  notre  puissance  est  donc  à  celui  de  la 
puissance  anglaise  comme  9  est  à  5,  et  il  ne  tiendrait  qu'à  notre 
gouvernement  d'occuper  dans  les  conseils  de  l'Europe  la  place  qui 
nous  appartient. 

Ajoutons  que  le  revenu  de  la  France  est  celui  qui  présente  la  plus 
ferme  assiette,  ayant  une  partie  flxe,  les  contributions  directes  (1), 
que  Ton  peut  augmenter  en  cas  de  guerre,  et  une  partie  mobile,  les 
contributions  indirectes,  dont  le  produit  s'accroît  chaque  année  en 
temps  de  paix  (2).  Les  puissances  continentales  tirent  principalement 
leur  revenu  de  l'impôt  foncier,  et  voilà  pourquoi  la  paix  ne  les  enri- 
chit pas;  l'Angleterre  fait  reposer  le  sien  presque  uniquement  sur  les 
taxes  de  consommation ,  dont  le  produit  diminue  à  la  moindre  com- 
motion qui  se  fait  sentir,  soit  dans  le  monde  politique,  soit  dans  le 
monde  commercial,  et  voilà  pourquoi  la  guerre  lui  est  principalement 
redoutable.  Le  système  financier  de  la  France  est  le  seul  qui  offre 
une  élasticité  égale  pour  la  guerre  comme  pour  la  paix. 

A  l'avantage  d'asseoir  notre  revenu  sur  la  double  base  de  l'impôt 
direct  et  de  l'impôt  indirect,  nous  joignons  celui  de  n'avoir  pas 
épuisé,  comme  l'Angleterre,  tous  les  moyens  d'exciter  la  consomma- 
tion. De  l'autre  côté  du  détroit,  dans  les  jours  de  prospérité,  le  peuple 
consomme  à  peu  près  tout  ce  qu'il  peut  consommer,  et  le  tribut  qu'il 
paie  au  fisc  sous  cette  forme  peut  décroître,  mais  ne  peut  plus  s'aug- 
menter. Chez  nous  la  consommation  est  bornée  aux  villes,  qui  sont 
loin  d'ailleurs  de  renfermer,  comme  en  Angleterre,  les  deux  tiers  de 
la  population.  Les  campagnes  ne  paient  guère  d'autre  taxe  de  ce 
genre  que  la  taxe  du  sel.  Quand  nos  paysans  feront  entrer  dans 

(1)  Le  produit  des  coiitribulions  direcles  esi  \\OTié  au  budget  de  18ii  pour 
100  millions. 

(2)  Le  produit  des  contributions  indirectes  est  porté  au  môme  budget  pour 
755  millions. 


SITCATION  FINANCIÈRE  DE   LA  FRANCE.  1053 

leurs  habitudes  i* usage  du  sucre,  du  café,  du  vin  et  du  tabac,  le  pro- 
duit des  contributions  indirectes  prendra  une  rapide  et  immense 
extension.  Dès  aujourd'hui,  Ton  reconnaîtra  qu'au  rebours  de  Fimpôt 
anglais  il  doit  croître  et  ne  peut  guère  plus  décroître. 

Pour  compléter  ce  rapprochement,  il  faut  dire  que,  malgré  un 
revenu  décroissant,  le  gouvernement  anglais  a  su  faire  face  aux 
difTicultés  de  sa  position  et  augmenter  son  influence  en  Europe; 
tandis  que  le  gouvernement  français,  avec  un  revenu  croissant,  avec 
un  système  admirable  d'impôt,  secondé  conmie  il  Tétait  par  toutes 
les  forces  du  pays,  s* est  laissé  humilier  et  amoindrir,  et  nous  a  fait 
perdre  en  influence,  depuis  dix  ans,  autant  que  les  traités  de  Vienne 
nous  avaient  enlevé  en  territoire  après  une  double  invasion. 

En  1828,  le  revenu  de  l'Angleterre  était  encore  de  58  millions  de 
livres  sterl.;  en  1841,  il  était  tombé  à  52  millions.  Dans  l'intervalle, 
le  gouvernement  avait  diminué  ou  supprimé  les  taxes  jusqu'à  con- 
currence de  7  millions  de  livres  sterl.,  et  les  avait  augmentées  jus-* 
qu'à  concurrence  de  2  millions.  Mais  les  dépenses  avaient  subi  des 
réductions  équivalentes,  qui  avaient  précédé  la  diminution  du  re- 
venu. 

En  1828,  le  revenu  ordinaire  de  la  France  ne  s'élevait  pas  à 
900  millions;  il  dépasse  aujourd'hui  1,250  millions.  C'est  ce  bienfait 
de  la  Providence  que  nous  avons  gaspillé  I 

Ainsi  voilà  deux  empires,  dont  l'un  se  maintient  et  grandit  par  la 
seule  vigueur  de  son  gouvernement,  pendant  que  la  prospérité  inté- 
rieure, que  les  ressources  nationales  diminuent;  dont  l'autre  s'abaisse- 
et  descend  par  l'incurable  faiblesse  de  ceux  qui  le  mènent,  en  dépit 
des  forces  merveilleuses  que  la  nation  a  déployées.  Toute  la  situa- 
tion est  dans  ce  contraste.  Il  prouve  qu'un  peuple  a  beau  s'évertuer 
à  vouloir  età  produire^  s'il  n'a  pas  un  gouvernement  qui  mette  ces 
trésors  de  courage  et  de  richesse  en  valeur. 

LiON  Fauchbr. 


i 


j: 


I 


THÉÂTRE -FRAJVCAIS 


m  VMum, 

PAB   H.  VICTOR   HUGO. 


Jamais  grand  peuple  n*abdiqua  volontiers  une  grande  gloire  : 
quand,  depuis  deux  siècles,  une  nation  possède,  comme  la  nôtre, 
un  théâtre  supérieur  à  celui  de  Rome,  presque  Tégal  de  celui  d'A- 
thènes, et  qu*elle  sent  cette  source  de  poétiques  jouissances  près  de 
tarir  et  de  lui  échapper,  elle  ne  se  résigne  pas  à  cette  perte.  Tout  ce 
ce  qu'il  y  a  chez  elle  d'esprits  d'élite  s'émeut  et  s'inquiète;  on  cherche 
la  cause  du  mal,  on  propose  des  expédiens,  on  se  met  en  quête  de 
remèdes.  C'est  qu'il  ne  suffit  pas,  en  effet,  pour  qu'un  art  existe,  de 
pouvoir  montrer  aux  curieux,  de  temps  à  autres,  une  série  de  chefs- 
d'œuvre  séculaires;  il  faut  qu'à  côté  d'eux,  sinon  au-dessus,  vien- 
nent incessamment  s'ajouter  de  nouveaux  et  vivans  chefs-d'œuvre. 
Il  en  est  comme  d'une  noble  race,  qui  n'est  pas  réputée  durer  parce 
qu'on  voit  luire  aux  murs  d'une  galerie  les  images  et  les  blasons  de 
ses  aïeux.  Il  faut  encore  un  héritier  et  des  rejetons  à  la  vieille  souche. 
Aussi,  dans  les  dernières  années  de  la  restauration ,  l'épuisement  et 


LES  sniGRA^-BS.  1057 

irame;  les  Burgraves  sont  une  ballade  allemande,  une  tradiliun,  ou 

platdt  un  mélange  de  traditions  ayant  cours  au\  bords  du  Rhin,  une 

a  dont  Hoffmann  ourail  pu  faire  un  conte  fantastique.  M.  Victor 

Hugo,  en  a  composé  une  tragiïdie  ou,  comme  i!  l'appelle  assez  in- 

îxactement,  une  trilogie.  Pourquoi  nonî  N'est^il  pas  bien  permis  à 

"  [.  Victor  Hugo  de  faire  ce  qu'Eschyle  a  fait  dans  Prométhée,  Shak- 

îare  dans  le  Roi  Lear  et  te  Songe  d'une  nuit  d'ifté,  Schiller  dans  In 

mcée  de  /Uessine  et  dans  Jeanne  d'Arc? 

I  Le  drame  idéal ,  merveilleux ,  fantastique ,  est  aussi  légitime,  et  it 

bdans  l'histoire  de  l'art  de  tout  aussi  beaux  précédens  que  la  tra- 

Idie  basée  sur  le  jeu  régulier  des  passions  humaines.  Si  l'une  dcs- 

md  de  Sophocle,  l'autre  remonte  h  Eschyle;  toutes  deux  s'adressent 

\  des  facultés  qui  ont  un  droit  égal  à  être  satisfaites.  Seulement 

Sficliyle,  gbalispearc,  Schiller,  les  maîtres  du  genre,  avaient  otTairc 

h  des  auditeurs  mieu\  disposés  que  les  iiùlrcs.  Chose  étronge!  quand 

kous  nous  trouvons  assis  en  face  d'un  thédtrc,  nous  devenons  sur-le- 

lamp  de  la  plus  singulière  exigence;  nous  voulons,  &  tout  prix,  re- 

rouver  derrière  lu  rampe  la  peinture  de  la  ^ie  réelle.  O  poète!  vous 

Irez  eu  beau  travailler,  pendant  quinze  ans,  à  faire  notre  éducation 

toètîque,  vos  plus  transparentes  fantaisies  n'en  risquent  pos  moins 

Ide  rester  incomprises;  vos  plus  poétiques  lîctions  risquent  d'être 

Itraitées  d'absurdes,  d'impossibles,  et  par  les  plus  modérées  d'invrai- 

l'Semblables.  Invraisemblables!  comprenez- vous  l'énormité?  Enfuns, 

kaous  lisons  Gulliver  avec  délices;  plus  tard,  nous  nous  délassons  h  la 

Cture  des  liedoutabtes  tours  du  château  d'Otrante;  mais  au  théâtre, 

i^'est  bien  différent!  U.  nom  voulons  de  la  raison,  de  la  vérité. 

ibivn  les  (irotii  dont  ou  nous  parle  ji  tout  propos,  sans  les  con- 

BiSnivut  UDtt  plus  large  et  plus  juste  idée  de  l'art  dramatique  ! 

DW  i|iic  quand  )e  vieil  Eschyle  clouait  le  Titan,  martyr  de 

I  bcUénique,  sur  la  cime  de  je  ne  sais  quel  C^aucasc 

PtTtiV'.ïii,  In  r.t'>'>ce  assise  dans  le  thcâtre  de  Dacclius  fil  .'i 

^d  -  iigraphiques,  ou  se  prit  à  le  chicaner  sur 

.1  fable?  Ij)  beauté  idéale  de  la  conception 

;iIisolvaîent  le  poète;  et,  certes,  la  gran- 

I  .iit>  le  premier  acte  des  liurgraven  ourait 

1  Ut  peuple  d'Athènes. 

'/riivM  se  composent  de  deux  parties  dis- 

.  .  quoique  réunies  dans  un  même  cadre. 

'  nde  individuelle,  un  fabliau  mêlé  de 

Hiûn,  il  y  a  un  coup  d'œil  général  et 


I 

I 


1056  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grossies  ou  rapetissèes,  suivant  les  besoins  de  l'optique  théâtrale  : 
cette  armée  désappointée,  disons-nous,  protesta  Yiyement  contre  Tin- 
trusion  sur  notre  première  scène  d'un  art,  à  son  a?ls,  extravagant 
et  effréné.  Une  autre  brigade  de  la  même  troupe,  plus  frappée  de  la 
grandeur  du  but  et  de  la  nouveauté  des  moyens,  applaudit,  tout  en 
faisant  quelques  réserves,  à  cette  forme  de  drame  insolite  et  fan- 
tasque, mais  puissant  et  gracieux,  qui,  par  ses  effets  comme  par 
son  principe,  constitue  un  genre  è  part,  un  genre  qui  a  ses  incon- 
véniens,  sans  doute,  mais  qui  les  rachète  avec  usure  par  des  beautés 
de  premier  ordre. 

Qu'est-ce  donc  que  ce  nouveau  drame  que  M.  Victor  Hugo  créait 
avec  tant  d'éclat  et  de  verve  dans  Hemaniy  qu*il  a  continué  en  le 
modiGant,  je  ne  dirai  pas  en  le  perfectionnant,  dans  toutes  les  pièces 
qui  ont  suivi,  et  auquel  il  revient  dans  son  dernier  ouvrage,  les 
Burgravesy  avec  une  puissance  d'exécution  égale  et,  en  quelques 
parties,  supérieure  à  celle  de  son  début?  Ce  genre  de  drame,  qui  a 
eu  des  analogues  en  Grèce,  en  Angleterre,  en  Allemagne,  n'en  a 
point  sur  notre  scène,  au  moins  dans  le  mode  sérieux  ;  il  s'adresse  à 
une  faculté  dont  nous  ne  sommes  pas  entièrement  dépourvus,  dieu 

I  merci  I  mais  qui  est  loin  chez  nous  d'être  dominante,  l'imagination. 

A  tort  ou  à  raison ,  M.  Hugo  a  regardé  comme  épuisé  le  drame  hé- 
roïque et  sévère  de  Corneille,  la  tragédie  mythologique  et  tendre  de 
Racine,  la  tragédie  passionnée  et  philosophique  de  Voltaire.  Ces  trois 
poètes  s'adressaient  à  l'esprit,  &  l'ame,  &  la  raison;  M.  Victor  Hugo 
crut  pouvoir  s'adresser  en  outre  et  surtout  à  la  fantaisie.  Aux  com- 

^  binaisons  purement  humaines ,  passionnées ,  raisonnables ,  il  ajouta 

des  combinaisons  surnaturelles  et  fantastiques;  on  avait  dramatisé  la 
fable  et  l'histoire,  il  crut  pouvoir  dramatiser  la  légende.  Nos  grands 
poètes  tragiques  avaient  évoqué  des  hommes;  ils  s'étaient  assnjétis 
aux  conditions  de  vraisemblance  qui  résultent  du  jeu  des  passions 
humaines,  et  ils  en  avaient  tiré  des  chefs-d'œuvre  de  toute  sorte. 
M.  Hugo  nous  présente  un  spectacle  toul  différent  :  ce  n'est  ni  la 
réalité  humaine  ni  la  littéralité  historique  qu'il  a  en  vue.  Ses  per- 
sonnages sont  des  fantômes,  des  ombres  évoquées  par  sa  baguette 
magique;  ce  sont,  même  quand  ils  s'appellent  Charles-Quint  ou  Fré* 
déric  de  Souabe,  les  fils  de  son  imagination,  les  représentans  de  sa 
pensée,  qu'il  introduit,  qu'il  transforme,  qu'il  fait  évanouir  quand 
et  comme  il  lui  plaît;  son  drame  est  un  rêve,  mais  un  rêve,  si  on 
l'ose  dire,  taillé  dans  le  granit  ou  ciselé  sur  l'acier.  Hemani  nous 
avait  montré  une  romance  espagnole  élevée  aux  dimensions  dii 


LES  BURGRAVBS.  1057 

drame;  les  Burgraves  sont  une  ballade  allemande»  une  tradition ,  ou 
plutôt  un  mélange  de  traditions  ayant  cours  aux  bords  du  Rhin,  une 
saga  dont  Hoffmann  aurait  pu  faire  un  conte  fantastique.  M.  Victor 
Hugo»  en  a  composé  une  tragédie  ou,  comme  il  l'appelle  assez  in- 
exactement, une  trilogie.  Pourquoi  non?  N*est-il  pas  bien  permis  à 
M.  Victor  Hugo  de  faire  ce  qu*£schyle  a  fait  dans  Prométhée,  Shak- 
speare  dans  le  Roi  Lear  et  le  Songe  d'une  nuit  d'été,  Schiller  dans  la 
Fiancée  de  Messine  et  dans  Jeanne  d'Arc? 

Le  drame  idéal,  merveilleux,  fantastique,  est  aussi  légitime,  et  il 
a  dans  l'histoire  de  Fart  de  tout  aussi  beaux  précédens  que  la  tra- 
gédie basée  sur  le  jeu  régulier  des  passions  humaines.  Si  l'une  des- 
cend de  Sophocle,  l'autre  remonte  b  Eschyle;  toutes  deux  s'adressent 
à  des  facultés  qui  ont  un  droit  égal  à  être  satisfaites.  Seulement 
Eschyle,  Sbakspearc,  Schiller,  les  maîtres  du  genre,  avaient  affaire 
à  des  auditeurs  mieux  disposés  que  les  nôtres.  Chose  étrange  I  quand 
nous  nous  trouvons  assis  en  face  d'un  théâtre,  nous  devenons  sur-le- 
champ  de  la  plus  singulière  exigence;  nous  voulons,  à  tout  prix,  re- 
trouver derrière  la  rampe  la  peinture  de  la  vie  réelle.  0  poète!  vous 
avez  eu  beau  travailler,  pendant  quinze  ans,  à  faire  notre  éducation 
poétique,  vos  plus  transparentes  fantaisies  n'en  risquent  pas  moins 
de  rester  incomprises;  vos  plus  poétiques  fictions  risquent  d'être 
traitées  d*absurdes,  dimpossibles,  et  par  les  plus  modérées  d'invrai- 
semblables. Invraisemblables!  comprenez-vous  l'énormité?  Enfans^ 
nous  lisons  Gulliver  avec  délices;  plus  tard,  nous  nous  délassons  à  la 
lecture  des  Redoutables  tours  du  château  d'Otrante;  mais  au  théâtre, 
c'est  bien  différent!  Là,  nous  voulons  de  la  raison,  de  la  vérité. 
Combien  les  Grecs  dont  on  nous  parle  &  tout  propos,  sans  les  con- 
naître, avaient  une  plus  large  et  plus  juste  idée  de  l'art  dramatique  ! 
Croyez-vous  que  quand  le  vieil  Eschyle  clouait  le  Titan,  martyr  de 
la  civilisation  hellénique,  sur  la  cime  de  je  ne  sais  quel  Caucase 
baigné  par  l'Océan,  la  Grèce  assise  dans  le  théâtre  de  Bacchus  fit  à 
l'auteur  des  objections  géographiques,  ou  se  prit  b  le  chicaner  sur 
les  invraisemblances  de  sa  fable?  La  beauté  idéale  de  la  conception 
et  la  perfection  des  vers  absolvaient  le  poète;  et,  certes,  la  gran- 
deur du  tableau  qui  termine  le  premier  acte  des  Burgraves  aurait 
fait  battre  des  mains  à  tout  le  peuple  d'Athènes. 

Conune  Hernaniy  les  Burgraves  se  composent  de  deux  parties  dis- 
tinctes, trop  distinctes  même,  quoique  réunies  dans  un  même  cadre. 
Il  y  a,  d'une  part,  une  légende  individuelle,  un  fabliau  mêlé  de 
crime  et  d'amour;  puis,  de  l'autre  >  il  y  a  un  coup  d'œil  général  et 


I 


il 


II 


1058  REVUE  I>fi$  D&I2X  BUJMVDES. 

comme  à  vue  d^oiseau  jeté  sur  une  gjraadft  époque  Usiorique.  Lus- 
.  sons  un  moment  le  fabliau  et  envisageons  Tbistoire. 

Quel  a  été  le  but  du  poète?  Il  a  voulu  nous  montrer  Vantique  et 
robuste  féodalité  allemande^  depuis  les  temps  historiques  jusqa'h 
son  déclin;  d'abord  grande  et  simple  comme  les  héros  d^Homère, 
ensuite  loyale  encore  et  valeureuse  conune  un  honune  d*arroes,  puis 
efféminée,  abâtardie,  félone,  déclinant  ainsi  de  génératioa  en  géfté- 
ration,  et  s*cffaçant  enfm  d'elle-mi^me  devant  une  idée  pins  graade 
«t  plus  forte,  ridée  de  la  patrie  commune  et  de  Tunité  allemande. 
Le  poète,  pour  personnifier  ces  deux  grandes  forces»  celle  de  Tiadi- 
vidu  et  celle  de  la  société,  dont  la  longue  lutte  a  agité  tout  le  moyeor 
âge,  a  su  trouver  les  symboles  les  plus  poétiques  et  les  plus  frappans. 
Comme  type  de  la  force  féodale  ^  il  a  choisi  une  famille  parmi  les 
burgravcs,  seigneurs  des  bords  du  Rhin ,  toujours  en  guerre  contre 
la  diète,  qui,  du  lac  de  Constance  aux  Sept-Montagnes»  ont  cr^aelë 
la  cime  de  toutes  les  collines.  H  nous  introduit  dans  le  château,  déjà 
délabré  au  xiii*'  siècle,  aujourd'hui  caché  dans  les  bruyères,  des  sei- 
gneurs de  Happenheff.  Et  pour  que  nous  connaissions  bien  toute 
cette  nichée  de  vautours,  il  nous  montre  d'abord  Taïeul,  le  cente- 
naire Job,  burgrave  du  Taunus,.qui,  dans  sa  longue  siœarre  Manche» 
semble  un  roi  de  pierre  au  portail  d'une  cathédrale;  puis  sow  fils 
Magnus,  vigoureux  vieillard  de  soixante  et  dix  ans,  colosse  de  fer, 
armure  vivante;  et  au-dessous  ses  petits-fils,  vêtus  de  soie,  trou^ 
folle  et  cruelle  qui  se  rit  de  Dieu  dans  l'orgie.  D'uo  côté,  oo  ea- 
tend  des  chansons  dissolues  et  le  choc  dies  verres;  de  Tautre ,  o» 
voit  une  porte  close  et  silencieuse.  C'est  dans  cette  partie  abandonnée 
du  vieux  château  que  jes  deux  vieillards,  Magnus  et  Job,  le  père  et 
l'aïeul,  vivent  à  peu  près  relégués  par  leurs  fils; 

Car  ils  ont  fait  leur  temps;  ils  ont  Tesprit  troublé  : 
Voilà  plus  de  deux  mois  que  le  vieux  n'a  parlé. 

Les  jeunes  burgraves  et  leurs  joyeux  convives  viennent  en  ce  lieu 
finir  l'orgie,  se  vantant  de  leurs  brigandages  et  de  leurs  parjures.  A 
ce  bruit  et  à  ces  propos  malséans,  la  porte  des  vieux  parens  s'entr- 
ouvre. Magnus  et  l'aïeul  apparaissent  sur  le  seuil,  graves  et  soucieux. 
Magnus,  qui  a  entendu  le  comte  Gérard  se  vanter  en  riant  d'avoir 
faussé  sa  foi ,  lui  jette  à  la  face  cette  belle  leçon  d'honneur  antique  : 

Jadis  il  en  était 

Des  sermens  qu'on  faisait  dans  la  vieille  Allemagne 


LES  BURGRAVES.  1059 

Comme  de  nos  habits  de  guerre  et  de  campagne; 
Ils  étaient  en  acier 


Le  brave  mort  dormait  dans  sa  tombe  humble  et  pure, 
Couché  dans  son  serment  comme  dans  son  armure; 
Et  le  temps  qui  des  morts  ronge  le  vêtement 
Parfois  rongeait  Farmure  et  jamais  le  serment. 

Et  comme  les  propos  indéccns  recommencent  : 

Jeunes  gens  !  vous  faites  bien  du  bruit  : 

Laissez  les  vieux  rêver  dans  Tombre  et  dans  la  nuit. 
La  lueur  des  festins  blesse  leurs  yeux  sévères  : 
Les  vieux  choquaient  Tépée;  enfans,  choquez  les  verres; 
Mais  loin  de  nous. 

Cependant,  voici  qu*iin  pauvre  bonome  demande  asile  an  manoir^ 
Hatto,  rhéritîer  des  burgraves,  ordonne  qu'on  le  chasse.  A  ce  mot^ 
Magnas,  qui  était  retombé  dans  sa  rêverie,  se  réveille  en  sursaut  et 
édate. 

En  quel  temps  vivons-nous ,  Dieu  puissant  ? 

Et  qu'est-ce  donc  que  ceux  qui  vivent  à  présent  ? 
On  chasse  à  coups  de  pierre  un  vieillard  qui  supplie!  — 
De  mon  temps  —  nous  avions  aussi  notre  folie , 
Nos  festins ,  nos  chansons , — on  était  jeune  enfln ,  — 
Maisqu-un  vieillard  vaincu  par  Tâge  et  par  la  faim , 
Au  milieu  d'un  banquet,  au  milieu  d'upe  orgie. 
Vînt  à  passer  tremblant,  la  main  de  froid  rougie. 
Soudain  on  remplissait,  cessant  tout  propos  vain, 
Un  casque  de  monnaie,  un  verre  de  bon  vin  ; 
C'était  pour  le  passant,  que  Dieu  peut-être  envoi^». 
Après  nous  reprenions  nos  chants,  car  plein  de  joie. 
Un  peu  de  vin  au  cœur,  un  peu  d*or  dans  la  main , 
Le  vieillard  souriant  poursuivait  son  cheiniii. 
Sur  ce  que  nous  faisions ,  jugez  ci  que  vous  faites  ! 

Alors  Job,  le  centenarre,  qui  n'a  pas  encore  fait  un  mouvement  m 
prononcé  une  seule  parole,  se  redresse,  fait  un  pas  et  touche  ri' ë-^ 
paule  de  Magnus  : 

Jeune  homme,  taisez-vous.  —  De  mon  temps,  dans  nos  fêtes. 
Quand  nous  buvions,  chantant  p!us  haut  que  vjus  encor, 
Autour  d'un  bœuf  entier  posé  sur  un  plat  d'or. 
S'il  arrivait  qu'un  vieux  passât  d  *vpnt  la  po  te^ 


1080  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pauvre ,  en  haillons ,  pieds  nus ,  suppliant ,  —  une  escorte 

L*allait  chercher  :  sitôt  qu'il  entrait,  les  clairons 

Éclataient,  on  vopit  se  lever  les  barons; 

Les  jeunes,  sans  parler,  sans  chanter,  sans  sourire, 

SUnclinaient,  fussent-ils  princes  du  saint-empire , 

Et  les  vieillards  tendaient  la  main  à  Tînconnu , 

Et  lui  disaient  :  Seigneur,  soyez  le  bien-venu.  « 

(A  un  page.) 
Va  quérir  l'étranger.... 

LE  PAGE, 

....  Il  monte ,  monseigneur. 

JOB,  aux  burgravos. 

Debout!  (  A  ses  petits-fils.  )  Autour  de  moi. 
Ici.  (Aux clairons.)  Sonnez,  clairons,  ainsi  que  pour  un  roil 

Et  le  mendiant,  revêtu  d'un  sareau  de  bure,  est  introduit  dans  la 
grand'  salle,  avec  le  cérémonial  usité  pour  un  monarque.  —  Cest  là 
assurément  la  plus  belle  et  la  plus  grande  peinture  de  la  vie  Féodale 
qui  ait  jamais  été  tracée.  Cest,  nous  le  répétons,  an  tableau  digne 
de  la  muse  antique. 

Il  reste,  à  présent,  au  poète  à  donner  une  voix  et  un  corps  h 
Vautre  moitié  de  sa  pensée.  Qui  prendra-t-il  pour  représentant  de  la 
grande  idée  de  Tunité  allemande?  Qui  choisira-HI  dans  Thistoirc 
comme  symbole  de  Taulorité  sociale?  Ici  encore  M.  Hugo  a  eu  la 
main  heureuse.  Il  a  fait  choix  de  celui  des  chefs  de  Tempire  dont  le 
talon  de  fer  a  écrasé  le  plus  de  ces  nids  d'hommes  de  proie,  de 
Temperereur  Frédéric  de  Souabe...  Je  me  trompe,  il  sufOra  au  poète 
(et  I effet  de  son  œuvre  en  sera  décuplé),  il  lui  suffira  de  réveiller 
pour  un  moment  Y  ombre  de  Frédéric  de  Souabe.  En  effet,  nous 
sommes  en  1216,  il  y  a  plus  de  vingt  ans  déjà  que  Frédéric  Barbe- 
rousse  a  perdu  la  vie  en  Orient,  dans  les  eaux  du  Cydnus;  mais  qu'im- 
porte? Les  peuples  ne  permettent  pas  de  mourir  à  qui  a  eu  la  vo- 
lonté et  le  pouvoir  de  les  servir.  L'Allemagne  n*a  jamais  tenu  pour 
mort  Frédéric  Barberousse;  il  dort,  le  grand  monarque,  voilà  tout. 
Personne  ne  doute  au  bord  du  Rhin  qu'il  n'habite  avec  sa  cour  en 
Thuringe ,  sur  le  mont  Kyffbœuser,  près  de  Nordhausen  ;  demandez 
plutôt  à  Henri  Heine,  qui  vous  en  donnera  des  nouvelles  toutes 
fraîches.  Ou  bien  encore,  suivant  d'autres,  le  vieux  guerrier  est  assis 
ûu  fond  d'uue  grotte,  balançant  son  chef  blanchi,  ei  quelquefois 


LES  BURGRA^-ES.  1061 

étendant  la  main,  comme  dans  un  songe,  pour  reprendre  son  glaire 
et  son  bouclier.  De  nos  jours  même,  Barberousse  est  encore,  dit-on,  le 
messie  qu'attend  F  Allemagne,  le  messie  qui,  lorsqu'il  reviendra  dans  le 
monde,  fera  reverdir  Tarbre  desséché,  et  rendra  la  gloire  et  la  liberté 
aux  Teutons.  Ne  soyez  donc  fias  surpris  d'apprendre  que  le  mendiant 
quon  vient  d'introduire,  au  bruit  des  fanfares,  dans  le  manoir  de 
Happcnheff ,  n'est  autre  que  Frédéric  Barberousse.  Il  se  nonune  :  on 
hésite  à  le  croire  :  mais  la  marque  d'un  fer  rouge  qu'autrefois,  dans 
un  assaut,  le  comte  Job  lui  a  imprimée  sur  la  main  droite,  ne  permet 
pas  le  doute.  Tout  tremble  &  la  vue  formidable  de  l'apparition  impé« 
riale. 

Vous  me  reconnaissez ,  bandits;  je  viens  vous  dire 

Que  j'ai  pris  en  pitié  les  douleurs  de  Fempire; 

Que  je  viens  vous  rayer  du  nombre  des  vivans. 

Et  jeter  votre  cendre  infûme  a  tous  les  vents. 

Vos  soldats  m'entendront;  ils  sont  à  moi;  j'y  compte  :  ' 

Ils  étaient  à  la  gloire  avant  d*étre  à  la  honte. 


N'est-ce  pas,  vétérans  ? 

Tandis  que  ces  bandits  vous  fêtent  en  riant, 

On  entend  les  chevaux  hennir  en  Orient. 

Les  hordes  du  Levant  sont  aux  portes  de  Vienne. 

(  Aux  comtes  et  aux  barons.) 

Aux  frontières,  messieurs!  Allez;  qu'il  vous  souvienne 
De  Heori-le-Barbu,  d'Ernest-le^Iuirassé  ! 
Nous  gardons  le  créneau  :^vous,  gardez  le  fossé. 
Allez! 

Les  jeuneç  burgraves  baissent  la  tête;  le  vieux  Magnus  seul» 
Ihomme  de  fer,  se  redresse;  il  s'écrie  de  sa  plus  forte  voix  de  com- 
mandement : 

Triplez  les  sentinelles  ! 

Les  archers  au  donjon  !  les  frondeurs  aux  deux  ailes  ! 
Haut  le  pont!  bas  la  herse! 

Et  d'un  ton  moins  haut,  mais  aussi  ferme  : 

Soldats ,  courez  au  bois;  taillez  granit  et  marbres; 
Prenez  les  plus  grands  blocs,  prenez  les  plus  grands  arbres, 
Et  sur  le  mont  qui  jette  au  monde  la  terreur, 
Faites  un  grand  gibet,  digne  d'un  empereur. 
TOME  I.  as 


1062  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Barberousse  est  seul;  il  n*a  pour  défense  que  son  coarage,  son 
nom  et  son  droit  Alors  Job,  qui  est  resté  jusque-là  impassible  et 
muet,  promène  un  regard  pensff  de  ses  petits-fils  sur  Tempereur; 
puis,  s*approchant  de  Frédéric  : 

¥0QS*êtC8 

Mon  ennemi 

Je  vous  hais;  mais  je  veux  ime  AUemagne  au  monde. 
Mon  pays  ^lie 'et  «penche  -en  nme  ornlve  pnfonée; 
Sauve^e  !  Moi,  je  tombe  à  i^oux  ,^an  «ee  iieu^, 
Devant  mon  empereur  que  ramène  mon  Dieu. 

Puis,  s*attachant  an  «ol  une  chaîne  d'escfaive,  îl  se  remet  lui  et  les 
siens  aux  mains  du  chef  de  Vemph^. 

Telle  est  la  partie  légendaire  plutôt  qu^i^orique  du  nouveau 
drame.  Tout  cela  est  à  la  fois  d*une  grande  beauté  et  d'une  grande 
nouveauté.  Mais  ces  tableaux  d'une  majesté  vraiment  épique  ne  sut- 
i  fisent  pas  à  former  un  drame.  M.  Hugo  a  dû  y  attacher  une  seconde 

a  légende,  qui  a  le  tort  très  grave  (et  c*est  même  le  grand  défaut  de  la 

I  pièce]  de  contrarier  ^  d*affaiUîr,  en  plusieurs  points,  l'impression 

I  de  la  première. 

I  Ce  grand  vieillard  homérique,  ce  vieux  «coDteJdb,  qui  demeure 

i  des  mois  entiers  sans  parler  et  qui  |iarle  ensuite  «conune  Nestor,  ce 

noble  symbole  de  la  féodalité  vaincue  et  résignée,  ^  bien!  pour  le 
besoin  du  drame,  Tauteur  fera  de  lui  un  odieux  criminel,  un  assassin, 
un  fratricide.  Il  y  a  soixante  et  dix  ans,  ils  d'un  père  inconnu  et  por- 
li  tant  le  nom  de  Fosco,  il  a,  dans  une  salle  basse  jdn  donjon  de  Hap- 

penheff,  commis  un  affreux  assassinat.  Amoureux  d'une  jeune  Corse 
i;  qui  lui  préférait  son  frère  Donato,  il  a  poignardé  son  rival,  a  jeté 

î  son  corps  dans  le  fleuve,  et  a  vendu  Ginévra  comme  esclave.  Or, 

t  Fosco  était  fils  naturel  et  Donato  fils  légitime  de  Frédéric ,  duc  de 

Souabe.  Donato,  recueilli  par  des  pécheurs  et  guéri  de  ses  blessures, 
est  devenu  Théritier  de  Frédéric,  puis  empereur  sous  le  nom  de 
Frédéric  Barberousse,  sans  que  Fosco,  devenu  de  son  côté  burgrave 
du  Taunus,  ait  jamais  reconnu  son  frère  dans  l'empereur,  qu'il  a 
toute  sa  vie  combattu. 

Chaque  nuit  le  comte  Job,  comme  le  héros  d'un  conte  d'Hoffmann 
(le  Majorât,  si  je  ne  me  trompe),  se  traîne  dans  la  ^le  du  meurtre  et 
tâche  d'effacer  la  tache  de  sang  qui  reparait  toujours.  Le  mélanco- 
lique vieillard,  en  proie  aux  remords  et  le  cœur  navTé  des  basses  in- 
clinations de  sa  race,  reporte  toute  sa  tendresse, 


L»  BlHfiRAVSS.  1063 

Car  Tanie  aiine  toujours  parce  qu'elle  est  divine , 

sur  une  jeune  orphelfhe,  Regtna,  comtesse  dtrRhin,  sa  nièce,  fiancée 
sans  amour  au  jeune  burgrave  Hatto,  et  sur  un  jeune  archer  de  sa 
garde,  Otbcrt,  dont  les  vingt  ans  lui  rappellent  un  fils  de  sa  vieillesse 
qu'une  femme  étrangère  a  enlevé.  Souvent  réunis  aux  côtés  du  vieil- 
lard, Otbert  et  Regina  se  sont  connus,  puis  aimés.  Les  scènes  où  cet 
amour  s'exprime  sont  les  plus  charmantes  et  lés  plus  gracieuses  de 
Touvrage.  Le  timbre  de  ces  deux  jeunes  voix  amoureuses  rappelle  et 
peut-être  égale  en  douceur  les  soupirs  des  deux  amans  de  Rimini. 

BEGINA. 

Que  suis-je?  une  orpheline,  et  vous,,  un  orphelin; 
Le  ciel ,  nous  unissant  par  nos  douleurs  communes. 
Eût  pu  faire  un  bonheur  de  nos  deux  infortunes; 
Mais... 

OTBBBT  i ses- genoux. 

Mais  je  f  aimerai,  mais  je  t'adorerai, 
Mais  je  te  servirai;  si  tu  meurs,  je  mourrai; 
Mais  je  tuerai  Hatto,  s'il  ose  te  déplaire; 
Maiit  je  remplaeerai,  moi,  ton  père  et  ta  mère»^ 
Oui,  tous  les  deux,  j'en  prends  l'engagement  sans  peur  : 
Ton  père,  j'ai  mon  bras;  ta  mère,  j'ai  mon  cœur. 

EEGINA. 

O  doux  ami,,  merci!... 

Et  ce  pa6sage  : 

Je  ne  vous  aime  pas!  —  Regina,  dis  au  prêtre 
Qu'il  n'aime  pas  son  Dieu;  dis  au  Toscan  sans  maître, 
Qu'il  n'aime  point  sa  ville;  au  marin  sur  la  mer 
Qu'il  n'aime  point  l'aurore  après  les  nuits  d'hiver. 
Va  trouver  sur  son  banc  le  forçat  ftis  de  vivre. 
Dis-lui  qu'il  n'aime  pas  la  main  qui  le  délivre. 
Mais  ne  me  dis  jamais  que  je  ne  t'aime  pas. 
Car  vous  éves  pour  moi ,  dans  l'ombre  où  vont  mes  pas. 
Dans  rentrave  où  mon  pied  se  sent  pris  en  arrière , 
Plus  que  la  délivraoee  et  plus  que  kr  lumière. 
Je  suis  à  vous  sans  terne ,  à  vous  éperdoment... 
Et  vous  le  savez  bien...  Ohl  les  femme»  vraimeiii 

68. 


■•1 
•l 


Jl 


1064  RBTUB  DBS  DBUX  MONDES. 

Sont  cruelles  toujours  et  rien  ne  leur  platt,  comme 
De  jouer  avec  l'ame  et  la  douleur  d'un  homme... 
Mais  pardon;  yous  souffrez. .. ,  je  vous  parle  de  moi , 
Mon  Dieu,  quand  je  devrais,  à  genoux  devant  toi, 
Ne  point  contrarier  ta  fièvre  et  ton  délire , 
Et  te  baiser  les  mains ,  et  te  laisser  tout  dire. 

a  Ta  fièvre...  »  Il  est  vrai,  Regina  meart  à  seize  ans  d'an  mal 
inconna  et  sans  remède.  Assise  dans  un  fauteuil,  auprès  d'une  croisée 
ouverte,  elle  dit  un  adieu  mélancolique  aux  prés,  aux  bois,  au  soleil, 
aux  hirondelles  qui  partent  et  qu'elle  ne  reverra  pas.  Mourir  si  jeune 
et  aimée!  Elle  demande  à  son  amant,  comme  elle  ferait  à  Dieu,  de 
la  sauver.  Otbert  essaiera.  Il  y  a  dans  le  burg  une  vieille  esclave 
nommée  Guanhumara;  cette  femme  l'a  élevé,  lui  saus  parens,  et  l'a 
introduit  conune  archer  dans  le  château.  Elle  possède  des  phUtres 
infaillibles  pour  tuer  ou  guérir.  Otbert  l'implore;  elle  promet  au  jeune 
honune  la  vie  de  sa  maîtresse,  mais  à  une  condition  :  il  servira  sa 
vengeance;  il  tuera,  la  nuit  prochaine ,  l'homme  qu'elle  désignera, 
sans  discuter,  sans  hésiter,  sans  regarder. 

Quelle  est  cette  femme?  Quelle  injure  a4-elle  soufierte?  Qui  veut- 
elle  punir?  Guanhumara  est  cette  même  femme  corse,  cette  Ginévra 
qu'il  y  a  soixante  ans,  Fosco  et  Donato  se  sont  disputée,  et  que 
Fosco  a  vendue  les  fers  aux  pieds.  Après  bien  des  courses  lointaines, 
la  vieille  Corse  est  revenue  dans  le  burg  du  comte  Job;  c'est  elle,  il  y 
a  vingt  ans,  qui  lui  enleva  Otbert,  son  dernier  né  :  aujourd'hui  eUe 
veut  faire  périr  le  père  par  la  main  du  fils.  Rien  n'égale  l'implacable 
haine  de  cette  ame  ulcérée  par  tant  d'années  de  souffrances.  Savez- 
vous  ce  qui  rend  si  belle  cette  terrible  figure,  que  le  poète  semble 
avoir  empruntée  des  Euménides?  C'est  qu'elle  est  l'énergique  per- 
sonnification de  la  plus  mortelle  ennemie  de  la  société  féodale  : 
Guanhumara  n'est  pas  seulement  une  esclave  irritée;  cette  femme 
hideuse  et  maudissante,  c'est  l'Esclavage  : 

De  durs  anneaux  de  fer  dans  ma  chair  sont  scellés. 
Vingt  maîtres  différens ,  moi ,  malade  et  glacée , 
Moi,  femme,  à  coups  de  fouet,  devant  eux  m'ont  chassée! 
Maintenant,  c'est  fini ,  je  n*ai  plus  rien  d'humain, 

(  Mettant  la  main  sur  son  coeur.  ) 

j[  Et  je  ne  sens  rien  là  quand  j'y  pose  la  main. 

\  Je  suis  une  statue  et  j'habite  une  tombe; 

J'arrive,  pâle  et  froide,  en  ce  château  perdu, 


11 
+■ 


LES  BCRGRAYES.  1066 

Et  je  m'ëtoone  encor  qu'on  n*ait  pas  entendu , 

Au  bruit  de  Touragan  courbant  les  branches  d'arbre, 

Sur  le  pavé  &tal  venir  mes  pieds  de  marbre. 

Il  est  impossible  de  lire  de  tels  vers  sans  se  rappeler  les  chœurs 
d'Eschyle.  Citons  encore  un  morceau  de  facture  escbyléenne.  Cest 
le  passage  où  Guanhumara  voue  Fosco,  son  vieil  ennemi,  au  poi- 
gnard d*Otbert;  on  croit  entendre  conune  un  écho  du  fameux  Ser- 
ment des  sept  chefs  : 

....  O  vastes  deux!  ô  profondeurs  sacrées! 

Morne  sérénité  des  voûtes  azurées! 

O  nuit  dont  la  tristesse  a  tant  de  majesté! 

Toi  qu'en  mon  long  exil  je  n'ai  jamais  quitté, 

Vieil  anneau  de  ma  chaîne,  ô  compagnon  fidèle! 

Je  vous  prends  à  témoin  !  et  vous,  murs,  citadelle, 

Chênes  qui  versez  l'ombre  aux  pas  du  voyageur. 

Vous  m'entendez!  Je  voue  à  ce  couteau  vengeur 

Fosco,  baron  des  bois,  des  rochers  et  des  plaines, 

Sombre  comme  toi,  nuit,  vieux  comme  vous,  grands  chênes! 

Cependant  le  jeune  Otbert  ignorait  que  ce  Fosco  qu*il  doit  tuer  fût 
son  maître  et  son  bienfaiteur,  encore  moins  pensait-il  que  ce  fût 
son  père.  Les  scènes  dans  le  caveau  perdu ,  où  le  parricide  est  près 
de  s'accomplir,  sont  d*un  effet  pénible;  cela  ressemble  trop  au  24  Fé- 
vrier  de  Werner.  Au  moment  où  le  fer  du  jeune  homme  se  lève  sur  le 
vieillard,  Barberousse  parait,  arrête  la  main  d'Otbert,  et  montre  à  Job 
étonné  Donato  son  frère  vivant  et  qu'il  peut  cesser  de  pleurer. — 
Après  ce  dernier  effort,  la  grande  figure  de  Barberousse,  demi-vi- 
vante, demi-morte,  contente  de  ce  qu'elle  a  fait  pour  sa  famille  et 
pour  Tempire,  rentre  dans  sa  nuit  et  se  recouche  dans  son  mysté- 
rieux tombeau. 

Après  les  citations  et  les  remarques  qui  précèdent,  il  nous  reste 
peu  de  chose  à  dire  survies  beautés;, et  les  défauts  de  cet  ouvrage. 
Deux  mots  seulement. 

Cette  œuvre,  grande  par  la  pensée,  sévère  par  Texécution,  atta- 
chante mais  trop  compliquée  par  la  fable,  nous]paraît  ce  que  M.  Hugo 
a  tenté  jusqu'ici  sur  la  scène  de  plus  grave  et  de  plus  élevé.  Il  y  a 
incontestablement  progrès  dans  l'inspiration ,  progrès  dans  l'expres- 
sion. Si,  en  employant  le  mot  impropre  de  trilogie  pour  désigner 
simplement  une  pièce  en  trois  actes,  le  poète  n'a  voulu  par  là  qu'in- 
diquer la  volonté  nouvelle  chez  lui  de  se  rapprocher  du  drame  an- 


^ 


i.i 
.1 

if 


i 

I 

I 
iJ 


10tt>  REVUE  Va&  V8B%  MONDES. 

tiqae,  il  a  eu  toute  raison.  Daos  aucune  autre  de  ses  œavres  drama- 
tiques,  M.  Hugo  n'avait  encojre  dirigé  ses-  admirables  facultés  de 
manière  à  éveiller,  comme  dans  celles  ^  les  scmvenics  de  la  scène 
grecque. 

Le  reproche  le  plus  grave  que  me  paraît  mériter  le  nouveau  drame 
porte  sur  une  partie  de  Fart  très  importante  à  la  scène,  mais  au  fbmf 
pourtant  secondaire,  sur  Pagencement  de  b  fable.  Il  y  a  dfeins  c^e 
des  Bwrgrtxves  obscurité"  et  complication.  Dans  une  œuvre  de  la  na- 
ture de  celle-ci,  où  il  existe  une  cause  dobscurité  inévitable  par 
suite  de  remploi  du  merveilleui,  il  est  nécessaire  d'apporter  la  plus 
grande  clarté  dans  l'exposition  des  faits  qui  sont  de  Tordre  naturel. 
Dans  les  BurgraveSy  les  récits  du  premier  acte  n'établissent  pas  assez 
nettement  la  position  des  personnages;  l'identité  surtout  du  jeune 
Fosco  et  du  vieux  JM)  passe  à  peu  près  inaperçue,  et  l'incertitude  qui 
en  résulte  fait  planer  sur  plusieurs  parties  de  la  pièce  comme  une 
sorte  de  nuage  qui  aflbîbKt  Tintérét. 

J'ai  entendu  plusieurs  personnes,  et  j'avoue  que  je  suis  du  nombre, 
regretter  vivement  que  l'auteur  n'ait  pas  trouvé  le  moyen  de  ramener 
dans  la  seconde  moitié  de  l'ouvrage  les  teintes  gracieuses  et  passion- 
nées dont  il  a  su  tirer  un  si  heureux  parti  dans  la  première  moitié. 
Quand  la  fantaisie  se  fait  la  maîtresse  et  dispose  souverainement  du 
drame,  ne  devrait-elle  pas  en  effet  s'efforcer  de  nous  donner  de  pré- 
férence des  sensations  agréables?  Il  y  a^ait  d'ailleurs  des  irisons* 
d'un  autre  ordre  pour  ne  nous  pas  laisser  trop  oublier  Regina.  L'in^ 
térét  qui  s'est  porté  d'abord  si  vivement  sur  elle  passe  ensuite  (el 
c'est  un  inconvénient  grave)  exclusivement  sur  le  vieux  Job.  Peor- 
dant  toute  la  durée  du  dernier  acte^  les  craintes  sont  pour  le  vieillard 
seul,  et  l'on  ne  songe  plus  guère  au  péril  que  court  la  jeune  fiUe.  £n 
somme,  les  Burgraves  sont  une  composition  sévère  et  élevée,  mais 
où  l'on  aimerait  à  trouver  plus  abondamment  ce  qui  a  fait  tout  paiv- 
donner  à  Hemaniy  c'est-à-dire  plus  de  ces  détails  gracieux  qui  sont 
particulièrement  nécessaires^  suivant  moi ,^  aux  pièces  où  la  fantaisie 
domine.  CTest  en  effet  aux  ouvrages  de  ce  genre  que  semble  surtout 
devoir  s'appliquer  le  conseil  de  l'épltre  aux  Pisons  : 


Non  satis  est  pulchra  esse  poemata  ;  dulcia  sunto. 

i]  Charles  Magnin. 


POÈMES  PHILOSOPHIQUES 


N«  III. 

LA   1FLÎ3T 


I. 


Un  jour  je  vis  s'asseoir  au  pied  de  ce  grand  arbre 

Un  Pauvre  qui  posa  sur  ce  vieux  banc  de  marbre 

Son  sac  et  son  chapeau,  s'empressa  d'achever 

Un  morceau  de  pdn  noir,  puis  se  mit  à  rêver. 

II  paraissait  chercher  dans  les  longues  allées 

Quelqu'un  pour  écouter  ses  chansons  désolées; 

Il  suivait  à  regret  la  trace  des  passans 

Rares  et  qui  pressés  s'en  allaient  en  tout  sens. 

Avec  eu\  s'enfuyait  l'aumône  disparue, 

Prix  douteux  d'un  lit  dur  en  quelque  étroite  rue 

Et  d'un  amer  souper  dans  un  logb  malsain. 


1068  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cependant  il  tirait  lentement  de  son  sein , 

Comme  se  préparait  au  martyre  un  apôtre. 

Les  trois  parts  d*une  Flûte  et  liait  Tuoe  à  Tautre, 

Essayait  Tembouchure  à  son  menton  tremblant  » 

Faisait  mouvoir  la  clé,  Tépurait  en  soufflant. 

Sur  ses  genoux  ployés  frottait  le  bois  d'ébène. 

Puis  jouait.  —  Mais  son  front  en  vain  gonflait  sa  veine, 

Personne  autour  de  lui  pour  entendre  et  juger 

L'humble  acteur  d*un  public  ingrat  et  passager* 

J'approchais  une  main  du  vieux  chapeau  d'artiste 

Sans  attendre  un  regard  de  son  œil  doux  et  triste 

Ifl  En  ce  temps  de  révolte  et  d'orgueil  si  rempli  ; 

Mais,  quoique  pauvre,  il  fut  modeste  et  très  poli. 

» 


i 


'f 


I; 
î 


IL 


Il  me  fit  un  tableau  de  sa  pénible  vie. 
Poussé  par  ce  démon  qui  toujours  nous  convie. 
Ayant  tout  essayé,  rien  ne  lui  réussit, 
t!  Et  le  chaos  entier  roulait  dans  son  récit. 

.  ^  Ce  n'était  qu'élan  brusque  et  qu'ambitions  folles, 

I  h  Qu'entreprise  avortée  et  grandeur  en  paroles. 


ij  D'abord,  à  son  départ,  orgueil  démesuré, 

|j  Gigantesque  écriteau  sur  un  front  assuré, 

|i  Promené  dans  Paris  d'une  façon  hautaine  : 

Bonaparte  et  Byron,  poète  et  capitaine. 
Législateur  aussi ,  chef  de  religion 
î  (  De  tous  les  écoliers  c'est  la  contagion  ), 

Père  d'un  panthéisme  orné  de  plusieurs  choses. 
De  quelques  âges  d'or  et  des  métempsycosi^s 


LA  FLUTB.  1069 

De  Bouddha ,  qu'en  son  cœur  il  croyait  inventer; 

Il  rappliquait  à  tout,  espérant  importer 

Sa  révolution  dans  sa  philosophie; 

Mais  des  contrebandiers  notre  âge  se  déGe; 

Bientôt  par  nos  fleurets  le  défaut  est  trouvé; 

D'un  seul  argument  fin  son  ballon  fut  crevé. 


Pour  hisser  sa  nacelle  il  en  gonfla  bien  d'autres 
Que  le  vent  dispersa.  Fatigué  des  apôtres. 
Il  dépouilla  leur  froc.  (Lui-même  le  premier 
Souriait  tristement  de  cet  air  cavalier 
Dont  sa  marche,  au  début,  avait  été  fardée 
Et,  pour  d'obscurs  combats,  si  pesamment  bardée. 
Car,  plus  grave  à  présent,  d'une  double  lueur 
Semblait  se  réchauffer  et  s'éclairer  son  cœur; 
Le  bon  Sens  qui  se  voit ,  la  Candeur  qui  l'avoue. 
Coloraient  en  parlant  les  pâleurs  de  sa  joue.) 
Laissant  donc  les  couvens,  panthéistes  ou  non , 
Sur  la  poupe  d'un  drame  il  inscrivit  son  nom 
Et  vogua  sur  ces  mers  aux  trompeuses  étoiles; 
Mais,  faute  de  savoir,  il  sombra  sous  ses  voiles 
Avant  d'avoir  montré  son  pavillon  aux  airs. 
Alors  rien  devant  lui  que  flots  noirs  et  déserts; 
L'océan  du  travail  si  chargé  de  tempêtes 
Où  chaque  vague  emporte  et  brise  mille  têtes. 
Là,  flottant  quelques  jours  sans  force  et  sans  fanal. 
Son  esprit  surnagea  dans  les  plis  d'un  journal. 
Radeau  désespéré  que  trop  souvent  déploie 
L'équipage  affamé  qui  se  perd  et  se  noie. 
Il  s'y  noya  de  même,  et  de  même,  ayant  faim , 
Fit  ce  que  fait  tout  homme  invalide  et  sans  pain. 


«  Je  gémis,  disait-il,  d'avoir  une  pauvre  ame 


s 


! 


/ 


BEVUE  DB»  BBinL  MONDES. 

Faible  aaHuà^qvLt  serait  Panie  de  quelque  femme; 
Qui  ne  peut  accomplir  ce  qu'elle  a  commencé^ 
Et  s*abat  au  départ  sur  tout  chemin  tracé. 
L'idée  à  rhoriion  est  k  pekie  entrevue. 
Que  sa  lumière  écrase  et  fait  ployer  ma  rse. 
Je  vois  grossir  Tobstocle  en  invincible  «unis. 
Je  tombe  ainsi.que  Paul  en  marchant  vers  Damas. 

—  Pourquoi,  me  dit  la  voix  qu'il  faut  aimer  et  craindre. 
Pourquoi  me  poursuis-tu,  toi  qui  ne  peux-m'étreindra? 

—  Et  le  rayon  me  trouble  et  la  voix  m'étourdit. 
Et  je  demeure  aveugle  et  je  me  sens  maudit.  » 


m. 


<K — Non ,  criai-je  en  prenant  ses  deux  mains  dans  les  miennes. 

Ni  dans  les  grandes  lois  des  croyances  anciennes,. 

Ni  dans  nos  dogmes  froids,  forgés  à  l'atelier, 

Entre  le  banc  du  maître  et  ceux,  de  l'écolier. 

Ces  faux  Athéniens  dépourvus  d'atticisme. 

Qui  nous  soufQent  aux  yeux:  des  bulles  de  sophisme  » 

N'ont  découvert  un  mot  par  qui  fût  condamné 

L'homme  aveuglé  d'esj^it  plus  que  l'aveugle-né. 


t)  C'est  assez  de  souffinr  sans  se  jiiger  coupable 

1  Pour  avoir  entrepris  et  pour  être  incapaUe. 

I  J'aime,  autant  que  le  fort,  le  faible  cooragens. 

f  Qui  lance  un  bras  débile  en  des  flot»  orageniL, 

/j  De  la  glace  d'un  lac  plonge  dans  la  (oumaise 

Et  d'un  volcan  profond  >*a  tourmenter  la  braise. 
Ce  Sysiphe  éternel  est  beau,  seul,  tout  meurtri» 


LA  FLUTE.  Wn 

Brûlé ,  précipité ,  sans  jeter  un  seul  cri , 
£t  n*avouant  jamais  qu'il  saigne  et  qu'il  succombe 
A  toujours  ramasser  son  rocher  qui  retombe. 
Si,  plus  haut  parvenus ,  de  glorieux  esprits 
Vous  dédaignent  jamais,  méprisez  leur  mépris; 
Car  ce  sommet  de  tout,  dominant  toute  gloire. 
Ils  n'y  sont  pas,  ainsi  que  Tœil  pourrait  le  croire. 
On  n'est  jamais  en  haut  Les  forts ,  devant  leurs  pas^ 
Trouvent  un  nouveau  mont  inaperçu  d'en  bas. 
Tel  que  l'on  croit  complet  et  maître  en  toute  chose. 
Ne  dit  pas  les  savoirs  qu'à  tort  on  lui  suppose, 
£t  qu'il  est  tel  grand  but  qu'en  vain  il  entreprit. 
—  Tout  honune  a  vu  le  mur  qui  borne  son  esprit. 


Du  corps  et  non  de  l'ame  aocusons  l'indigence, 

Des  organes  mauvais  servent  rintelligeAoe 

£t  touchent,  en  tordant  et  tourmentant  leur  mbuA, 

m 

Ce  qu'ils  peuvent  atteindre  et  non  ce  qu'elle  vent. 
En  traducteurs  grossiers  de  quelque  auteur  céleste 
Ils  parlent...  Elle  chante  et  désire  le  reste. 
Et,  pour  vous  faire  ici  quelque  comparaison. 
Regardez  votre  Flûte,  écoutez-en  le  son. 
Est-ce  bien  celui-là  que  voulait  faire  entendre 
La  lèvre?  Était-il  pas  ou  moins  rude  ou  moins  tendre? 
Eh  bien  I  c'est  au  bois  lourd  que  sont  tous  les  défauts^ 
Votre  souffle  était  juste  et  votre  chant  est  faux. 
Pour  moi ,  qui  ne  sais  rien  et  vais  du  doute  au  rêve. 
Je  crois  qu'après  la  mort,  quand  l'union  s'achève, 
L'ame  retrouve  alors  la  vue  et  la  clarté. 
Et  que,  jugeant  son  œuvre  avec  sérénité, 
Comprenant  sans  obstacle  et  s'expliquant  sans  peine. 
Comme  ses  sœurs,  du  ciel  elle  est  puissante  et  reine. 
Se  mesure  au  vrai  poids,  connaît  visiblement 
Que  son  souffle  était  faux  par  le  faux  instrument. 


?! 


1072  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

N'était  ni  glorieux,  ni  vil  n*étant  pas  libre; 
Que  le  corps  seulement  empêchait  Téquilibre, 
Et,  calme,  elle  reprend,  dans  Tidéal  bonheur, 
La  sainte  égalité  des  esprits  du  Seigneur.  » 


IV. 


Le  Pauvre  alors  rougit  d'une  joie  imprévue, 
•.i  Et  contempla  sa  Flûte  avec  une  autre  vue; 

Puis,  me  connaissant  mieux,  sans  craindre  ipon  aspect, 

n  la  baisa  deux  fois  en  signe  de  respect. 

Et  joua,  pour  quitter  ses  airs  ancien^  et  tristes, 

Ce  Salve  Regina  que  chantent  les  Trappistes. 

Son  regard  attendri  paraissait  inspiré, 

La  note  était  plus  juste  et  le  souffle  assuré. 


Ct«  Alfred  de  Vigny. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


ii  mars  18i3. 

Le  ministère  est  sorti  vainqueur  de  la  grande  bataille  que  Topposition  lui 
a  livrée  au  Palais-Bourbon.  Grâce  à  la  puissance  de  M.  Guizot  et  aux  fautes 
de  ses  ennemis,  la  victoire  a  dépassé  les  espérances  du  cabinet.  Il  lui  reste 
maintenant  d'en  profiter,  d*en  assurer  les  résultats.  Les  plus  habiles  capi- 
taines ont  souvent  manqué  à  la  fortune  au  sein  du  triomphe.  <«  Ce  que  nous 
désirons  avant  tout  (disions-nous  dans  la  dernière  chronique),  c'est  une  ma- 
jorité incontestable;  c'est  que  la  chambre  brise  ou  consolide,  sans  équivoque, 
sans  incertitude,  son  alliance  avec  le  ministère.  Qu'il  ait  pour  lui  trente  voix 
au  moins  de  majorité,  ou  qu'il  succombe.  »  Nos  désirs  étaient  conformes  aux 
intérêts  du  pays,  qui  a  besoin  avant  tout  d'administrateurs  paisibles  et  con- 
lians,  d'un  ministère  ayant  devant  lui  quelques  mois  au  moins  de  trêve,  et 
pouvant  ainsi  songer  à  autre  chose  qu'à  lui-même. 

La  chambre  a  donné  au  ministère  cette  majorité,  une  majorité  suffisante, 
lors  même  qu'on  déduirait  du  vote  qu'il  a  obtenu  quelques  voix  de  l'extrême 
gauche,  les  suffrages  de  quelques  pessimistes.  Il  n'est  pas  moins  vrai  qu'une 
opposition  qui  compte  200  suffrages  dans  une  assemblée  de  459  personnes 
est  chose  formidable.  Quelque  solide  que  paraisse  le  terrain  du  ministère, 
il  n'est  pas  moins  entouré  d'un  courant  toujours  menaçant,  qui  ne  cesse 
de  faire  effort  pour  le  ronger  et  l'emporter.  Le  déplacement  de  quelques 
personnes  pourrait  compromettre  l'existence  du  cabinet.  Dans  cette  situa- 
tion ,  il  ne  suffit  pas  de  se  bien  défendre.  Il  faut  avancer,  il  faut  tâcher 
d'élargir  ses  bases.  Le  succès  doit  être  achevé  par  une  conduite  pleine  de 
modération  et  de  prudence.  Rallier  au  lieu  de  repousser  :  là  est  le  secret  et 
In  force  de  l'avenir.  Ce  qui  serait  ridicule  à  des  vaincus  convient  à  ceux  qui 


1074  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ont  réussi  au-delà  de  leur  attente.  Les  chefs  politiques,  même  les  plus  illns- 
tres  et  les  plus  habiles,  ont  toujours  à  lutter,  quel  que  soit  leur  parti,  avec 
les  idées  étroites  et  les  sentimens  vulgaires  d'une  foule  de  subalternes.  Et, 
chose  ridicule,  mais  vraie  pourtant,  vraie  pour  tous,  dans  toutes  les  opinions, 
les  subalternes  remportent  souvent  sur  leur  chef,  et  alors,  conuneon  l'a 
dit,  la  queue  mène  la  tête.  Les  fautes  les  plus  graves  sont  commises  par  des 
hommes  supérieurs,  des  fautes  dont  on  aurait  le  droit  d^  s'étonner,  si  oo  ne 
savait  pas  combien  est  grande  la  puissance  de  1-esprit  de«eeterie  et  de  rim- 
portuuité.  Tous  les  partis  comptent  dans  leurs  rangs  de  ces  hommes  qui  ne 
voient  rien  au-delà  des  évènemens  présens ,  qui  ne  songent  point  (comment 
y  songeraient-ils?)  à  la  conduite  des  affaires,  mais  seulement  aux  satisfactions 
de  l'esprit  de  parti,  de  ces  hommes  inquiets,  bruyans,  insistans,  mouches 
du  coche,  qui  ne  laissent  pas  une  minute  de  repos  au  conducteur,  et  finissent 
par  lui  faire  abandonner  la  large  et  bonne  voie. 

On  a  beaucoup  dit  que  la  discussion  des  fonds  secrets  a  porté  un  coup 
mortel  aux  partis  intermédiaires ,  qu'elle  aurait  pour  résultat  de  diviser  la 
chambre  en  deux  grandes  fractions,  le  parti  du  gouvernement  et  Topposition, 
qu*on  ne  verrait  plus  désormais  de  bataillon  volant,  à  drapeau  incertain, 
présentant  tantôt  une  nuance,  tantôt  l'autre,  passant  aujourd'hui  à  la  gaudie, 
demain  à  la  droite,  se  décomposant  au  besoin  pour^e  reformer  l'instant  d'après, 
et  se  décomposer  de  nouveau ,  prenant  toutes  les  questions  par  le  pelit  bout, 
plus  propre  en  toutes  choses  à  nuire  qu'à  aider,  plus  désireux  4'empédiir 
que  de  faire.  Si  ce  résultat  se  yérifîe,  nous  aussi  nous  sommes  toot  di^osés 
à  nous  en  féliciter  et  à  en  féliciter  le  pays;  mais,  à  vrai  dnre,  noos  crofUKfeH 
aux  miracles  en|politique,  et  ce  résultat,  peur  quicon§«e  conaaSt  les  InliitHte 
d'esprit  et  les  antéoédens  des  hommes  de  notre  temps ,  serait  un  ^gnnd  ni- 
rade.  Le  partage  exact  de  la  chambre  en  deux  grandes  fractîoBS  suppose  mfi 
soumission  d'esprit,  une  résignation,  une  organisation,  dont  les  dénecraties 
n'ont  jamais  offert  d'exemple.  Dès  que  deux  opinions  se  sont  fortement  dsi- 
sinées,  l'esprit  Individuel  en  fait  naître  une  troisième  qui  se  glisie^iiM 
les  deux,  et  prétend  leur  démontrer  qu'elles  ^ont  Fune  et  l'autre  erronnées, 
excessives  du  moins. 

Supposons  toutefois  que  le  miracle  s'aœomplissey'qm'iln^astfftusIaoB 
la  'OhMRbre  'ce  tiers^arti  qui  a  été  trop  souvent,  nous  ea  convenons^  «a 
•enâMHrras  «t  un  péril.  Qu'est-ce  à  diise  ?  Que  iious  «irons  en  pvéseaee  i^naedie 
l'amtfesdesx  masses  temogènes  et  eompactas,  sa  ws  diversités,  «ns  rai  ■■>—? 
de  «soit  un  rêve  ique  de  le  penser.  Tout  <ee  qu^on  feut  espérar,  «'eet^vete 
«piniws  Jfui  «st  entre  elles  tme  aftollé  rééUe,  «AstanticMe,  ^rananenUi 
leurs  dépleralileB  drasions  sans  renoncer  à  leurs  noanoes,  et  nWfreot  pta 
le  speetadedefrèNs^^isedéohivem  pour  des  ^ueftiensseoondaîraB'etàes 
qoemlles  d'amouT'fVQpre. 

U  n>*  a  dans  la  chamiiie  que  trois  «partis  substantièlleaMOt  4)£fiÊf«BS,1a 
gauche^  le  parti  Icgitimtste^t  to  -conser  vtftew^.  llousfaiiow4e  partis, 
ae  purlons  pas  d'Individus.  Dms  dba^pve  patti,  I  y  ^4deB  ipwnuBiii  ^ 


REVrE  —  CHRONIQUE.  10T5 

sont,  pour  ainsi  dire,  Texpression  la  plus  adoucie,  la  plus  décolorée,  et  qui 
pourraient  à  volonté  se  dire  les  derniers  d*un  parti  ou  les  plus  avancés  du 
parti  voisin. 

Ces  trois  partis  pris  chacun  dans  son  ensemble,  nul  ne  peut  les  confondre; 
la  gauche  a  trouvé  insuffisant,  mauvais ,  tout  ce  qui  a  été  fait  par  le  gouver- 
nement fondé  en  juillet;  les  légitimistes,  on  sait  ce  qu'ils  révent;  les  conser- 
vateurs ont  été  les  hommes  du  gouvernement  de  juillet;  ce  qu'il  a  fait,  ils 
Tont  fait;  ce  qu'il  a  voulu,  ils  l'ont  voulu;  c'est  par  eux  qu'il  s'est  consolidé, 
qu'il  a  résisté  à  ses  ennemis,  fondé  ses  institutions,  gouverné  la  France. 

Mais  qu'on  le  remarque,  aucun  de  ces  trois  partis  n'est  parfaitement  ho- 
mogène. Par  une  sorte  de  symétrie  qui  n*est  pas  un  hasard ,  chaque  parti  se 
trouve  divisé  en  deux  nuances  priocipales.  La  gauche  se  compose  de  la 
gauche  proprement  dite  et  de  Textréme  gauche.  11  y  eut  un  temps  où  ces 
deux  nuances  avaient  chacune  un  représentant  direct  et  avoué,  hommes  de 
valeur  Tun  et  l'autre,  M.  Odilon  Barrot  et  M.  Gamier-Pagès.  ISous  ne  savons 
si  l'extrême  gauche  a  pu  remplacer  l'habile  orateur  qu'elle  a  perdu,  celui  qui 
savait,  sans  les  éluder,  ne  pas  se  briser  contre  les  difficultés  les  plus  ardues 
de  la  tribune,  froisser  la  majorité  sans  la  révolter,  et  se  faire  écouter  de  ceux 
que  certes  il  ne  pouvait  convaincre. 

Le  parti  légitimiste  compte  dans  ses  rangs  des  hommes  ardens  et  des  hommes 
politiques,  ('es  hommes  contens  et  fiers  de  îeur  rôle  de  jacobites,  et  des  hommes 
qui  en  sont  fatigués,  qui,  après  tout,  ne  peuvent  pas,  avec  la  conscience  de 
leurs  moyens,  se  réjouir  d'une  vie  qui  s'écoule  dans  une  impuissance  presque 
obscure  et  dans  la  poursuite  d'une  chimère. 

Quant  au  parti  conservateur,  hélas  !  qui  ne  connaît  les  deux  nuances  qui  le 
distinguent?  Ce  quil  y  a  de  déplorable ,  c'est  que  de  ces  nuances  on  veut  en 
feire  une  cause  de  division ,  et  que  les  uns  et  les  autres  sont  également  fiers 
d^  leurs  erreurs ,  orgueilleux  de  leurs  propres  fautes.  Cest  une  armée  qui  en 
se  divisant  prête  le  flanc  à  l'ennemi ,  et  qui  se  vante  de  sa  stratégie  !  Cest 
pitié  d'entendre  certains  hommes  du  centre  droit  parler  de  leurs  confrères  du 
centre  gauche,  et  réciproquement.  Mais  qui  êtes-vous?  D'où  venez- vous,  les 
uns  et  les  autres.?  Qui  a  fondé  la  monarchie  de  juillet?  Qui  a  tenu  tête  à 
llmeute  ?  Qui  a  proposé ,  conseillé,  voté  les  lois  de  répression  ?  Qui  a  refusé 
rintervention  armée  en  faveur  de  l'ItaGe ,  de  la  Pologne  ?  Qui  a  défendu  les 
fortifications  de  Paris,  la  loi  de  régence  ?  Encore  une  fois,  vous  tous,  hommes 
du  centre  droit,  hommes  du  centre  gauche,  vous  niâtes  qu'un  seul  et  même 
parti ,  le  parti  conservateur,  le  parti  du  gouvernement,  le  parti  die  la  liberté, 
de  l'ordre  et  de  la  paix.  On  ne  renie  pas  ainsi  toute  sa  vie  politique  pour  une 
pique,  pour  des  querelles  d*amour-propre,  pour  des  malentendus.  Lorsque 
les  ministériels  renforcés,  les  boutefeuxdu  parti,  s'écrient  que  lés  hommes  du 
centre  gauche  sont  des  révolutionnaires,  ils  savent  bien  qu'ils  exagèrent,  qu'ils 
ne  disent  pas  la  vérité,  que  ce  n'est  là  que  de  la  mauvaise  rhétorique  pour 
éblouir  et  entraîner  les  esprits  faibles ,  ces  politiques  de  village  qui  peuvent 
ruminer  un  mois  durant  une  grosse  phrase,  un  mol  vide  de  sens.  Et  lorsque 


1076  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

les  hommes  du  centre  gauche  se  disent  hommes  de  l'opposition,  ils  exagèrent 
leur  propre  pensée.  Ils  devraient  dire  :  Nous 'sommes  brouillés  avec  nos  amis, 
nous  voudrions  bien  leur  faire  un  peu  de  peine,  leur  inspirer  quelque  crainte; 
nous  allons  momentanément  grossir  cette  bande,  voter  avec  eux,  jusqu'au 
jour  cependant  où  se  présentera  une  question  grave,  vitale  pour  les  intérêts  de 
notre  véritable  parti.  Ce  jour-là,  ou  nous  parlerons  pour  lui,  ou  nous  garde- 
rons le  silence.  Voilà  le  vrai,  voilà  ce  qui  a  été,  voilà  ce  qui  est,  voilà  ce  qui 
doit  être;  car,*  encore  une  fois,  un  parti  ne  s'abdique  pas  lui-même;  il  ne  re- 
nonce pas  du  jour  au  lendemain  à  ses  principes,  à  ses  antécédens,  à  sa  gloire. 
Ces  brusques  évolutions ,  on  peut  les  concevoir  d'un  individu ,  de  quelques 
I  individus.  La  famiUe  humaine  compte  de  grandes  variétés  dans  son  sein. 

I  Mais  les  partis  sont  des  êtres  collectifs.  Ils  peuvent  commettre  des  £iutes;  ils 

n'ont  pas  d'élans  subits  et  difficiles  à  expliquer. 

Le  parti  conservateur  est  un,  comme  la  gauche,  comme  le  parti  légiti- 
miste. La  gauche  a  deux  nuances,  le  parti  légitimiste  a  deux  nuances,  sans 
que  ces  nuances  altèrent  leur  unité.  Il  en  est  de  même  du  parti  conservateur. 
Les  conservateurs  veulent  tous  la  liberté,  l'orilre  et  la  paix,  avec  la  monar- 
chie et  les  institutions  de  juillet.  Rien  de  plus,  rien  de  moins.  M.  Tbiers  ne 
veut  pas  plus  la  république,  le  suffrage  universel ,  la  guerre  de  principes,  de 
propagande,  de  conquête,  que  M.  Guizot.  M.  Guizot  ne  veut  pas  plus  que 
i  M.  Thiers  une  autre  dynastie,  le  despotisme,  Tasservissement  de  la  presse, 

riiumiliation  de  la  France.  Est-ce  à  dire  que  les  deux  nuances  du  parti  con- 
i  servateur  n'existent  pas?  Elles  existent,  tout  le  monde  le  sait;  M.  Thiers  et 

I  M.  Guizot,  dans  la  haute  impartialité  de  leur  esprit,  en  donneraient,  nous 

[  en  sommes  certains,  une  définition  parfaitement  exacte.  Nous,  nous  ne  pou- 

I  vous  que  comparer  les  hommes  des  deux  nuances  à  deux  orateurs  s'adres- 

î  sant  sur  le  même  sujet  à  une  même  assemblée  avec  l'espoir  de  la  convaincre 

tout  entière.  Regardez-les;  ils  ne  se  placeront  ni  l'un  ni  l'autre  exactement 
i  en  face  de  leur  auditoire.  Sans  s'en  douter,  chacun  s'adressera  plutôt  a  un 

!  côté  de  l'assemblée  qu'à  l'autre,  son  regard  se  fixera  plutôt  sur  les  uns  que 

j  sur  les  autres;  on  dirait  qu'il  tient  à  convaincre  ceux-ci  plus  encore  que  ceux- 

'  là.  C'est  là  le  vrai.  Dans  toute  pensée  complexe,  et  il  n'est  pas  de  pensées 

plus  complexes  que  les  choses  du  gouvernement,  il  n'est  personne  qui  n'ac- 
corde un  peu  plus  d'attention  à  un  élément  de  sa  pensée  qu'à  un  autre. 
Ces  élémens ,  fussent-ils,  abstraitement  considérés ,  parfaitement  égaux  en 
Importance  politique,  l'homme  ne  peut  pas  ne  pas  altérer  quelque  peu  cette 
égalité  au  gré  de  ses  goûts,  de  ses  tendances,  de  ses  opinions  particulières. 
Nos  études,  nos  habitudes  d*esprit,  nos  antécédens,  notre  vie,  tout  influe 
sur  nos  appréciations  des  hommes  et  des  choses.  Celui  qui  se  croirait  com- 
plètement dégagé  de  ces  liens  ferait  preuve  d'une  vanité  par  trop  ridicule. 
C'est  ainsi,  pour  dire  les  noms  propres,  que  M.  Guizot,  tout  en  voulant  la 
liberté  et  Thonneur  du  pays ,  se  préoccupe  avant  tout  de  l'ordre  et  de  la 
paix.  C'est  ainsi  que  M.  Thiers,  tout  en  voulant  Tordre  et  la  paix,  est  fort 
susceptible  à  l'endroit  des  libertés  publiques  et  de  la  dignité  nationale.  De 


REVUE  —  CHRONIQUE.  1 077 

ces  deux  tendances,  de  ces  deux  dispositions  d'esprit,  laquelle  préférer?. 
Nous  voulons  d'autant  moins  réveiller  les  causes  d'irritation,  que  nous  au- 
rions l'air  de  songer  à  notre  propre  apologie.  Notre  appui  n'a  pas  manqué 
à  l'administration  de  M.  Thiers,  et  nous  ne  sommes  nullement  disposés  à 
nous  en  repentir.  Cette  question  de  préférence  est  loin  d'être  la  question 
importante ,  essentielle;  car  il  est  peut-être  vrai  de  dire  que  l'une  et  l'autre 
tendance,  isolément  prise  et  entièrement  livrée  à  elle-même,  a  ses  inconvé- 
nîens  et  ses  dangers.  Qu'on  se  rappelle  les  jours ,  hélas  !  Lien  loin  de  nous 
désormais,  où  ces  deux  tendances  vivaient  ensemble  et  se  tempéraient  l'une 
l'autre;  qu'on  compare  cette  époque  que  Thistoire  appellera  glorieuse,  et  que 
les  contemporains ,  presque  toujours  ingrats  et  oublieux ,  ont  trop  perdue 
de  vue,  qu'on  la  compare,  dis-je,  aux  temps  postérieurs,  et  qu'on  juge. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  deux  nuances  existent ,  elles  existeront  toujours  dans 
le  parti  conservateur  comme  dans  les  deux  autres  partis.  La  question  pour 
nous  n'est  pas  là.  La  question  est  de  savoir  si  la  nuance  qu'on  appelle  centre 
gauche  marchera  avec  le  gouvernement  ou  avec  l'opposition.  Si  elle  fait  cause 
commune  avec  Topposition,  il  n'y  a  ni  sûreté  pour  l'administration  ni  dignité 
'  pour  les  partis.  C'est  une  fausse  situation  que  tout  le  monde  a.  intérêt  à  faire 
cesser.  Le  parti  gouvernemental  ne  peut  se  mutiler  impunément.  C'est  là 
une  vérité  évidente  pour  tout  homme  sérieux  et  désintéressé.  Cette  mutilation 
serait  un  péril  permanent  pour  le  ministère  actuel ,  un  péril  aussi  pour  le  mi- 
nistère qui  lui  succéderait.  En  vérité,  nous  avons  assez  joué  avec  la  chose  pu- 
blique, assez  satisfait  de  petites  passions,  de  petites  rancunes  et  de  petits 
intérêts.  Il  serait  temps  d'en  finir  et  de  songer  à  la  France.  Nous  le  disons 
également  aux  hommes  du  centre  droit  et  aux  hommes  du  centre  gauche,  à 
ceux  qui  voudraient  le  monopole  des  principes  conservateurs,  comme  à  ceux 
qui,  irrités,  arborent  un  drapeau  qui  en  réalité  n'a  jamais  été  leur  drapeau 
et  ne  le  sera  jamais. 

Les  bureaux  de  la  chambre  des  députés  ont  autorisé  la  lecture  de  deux 
propositions  importantes  faites  par  deux  hommes  des  plus  honorables  et  des 
plus  distingués  par  leurs  lumières  et  leur  désintéressement  politique,  M.  de 
Sade  et  M.  Duvergier  de  Hauranne. 

M.  de  Sade  propose  d'interdire  aux  députés,  pendant  la  durée  de  leur  mis- 
sion et  un  an  après ,  l'acceptation  de  toute  nouvelle  fonction  publique  ainsi 
que  tout  avancement  ou  promotion.  Il  en  excepte  seulement  les  avancemens 
dans  la  carrière  militaire  par  droit  d'ancienneté  et  certaines  fonctions  politi- 
ques. N'est-ce  pas  dire  aux  électeurs  :  vous  êtes  les  complices  de  vos  députés, 
vous  secondez  leur  ambition  ou  leur  cupidité  dans  l'espoir  qu'à  leur  tour  ils 
feront  vos  affaires  aux  dépens  du  pays,  en  vous  sacrifiant  l'intérêt  général?  car 
aujourd'hui  tout  député  nommé  ou  promu  à  des  fonctions  publiques  est  sujet  à 
réélection,  ou,  à  mieux  dire,  il  cesse  d'être  député.  S'il  siège  de  nouveau  dans  la 
chambre,  c'est  que  les  électeurs  l'ont  voulu,  qu'ils  n'ont  pas  vu  un  motif 
d'exclusion  dans  la  marque  de  distinction  ou  de  faveur  que  le  gouvernement' 
lui  a  accordée.  11  faut  y  réfléchir;  la  proposition  de  M.  de  Sade  se  rattache  à 
TOMB  I.  69 


.  4 

r 


) 


1078  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  théorie  que  le  parti  libéral  a  toujours  combattue,  la  théorie  qui  exige 
des  conditioDS  d*éligibilité,  et  qui  ne  s'en  rapporte  pas  pour  la  capacité  intel- 
lectuelle et  morale  du  candidat  au  libre  jugement  de  Télecteur.  Nous  con- 
cevons que  certains  faits  aient  pu  irriter  un  grand  nombre  d'esprits  et  blesser 
profondément  tous  ceux  qui  ont  à  cœur  la  dignité  de  la  chambre  et  les  inté- 
rêts moraux  du  pays.  Loin  de  nous  la  pensée  d'atténuer  la  gravité  de  ces 
faits.  Nous  concevons  encore  que  l'éligibilité  des  hommes  de  trente  ans,  des 
hommes  qui  peuvent  avoir  leur  carrière  à  choisir  et  leur  fortune  à  faire, 
alarme  de  plus  en  plus  ceux  qui  redoutent  l'abus  des  faveurs  ministérielles 
et  des  pactes  politiques ,  bien  qu'à  vrai  dire  l'expérience  n'ait  point  prouvé 
jusqu'ici  que  la  jeunesse  soit  plus  cupide  et  plus  hardie  que  Tâge  mûr.  Mais 
après  tout,  la  proposition  de  M.  de  Sade,  convertie  en  loi,  prériendrait-elle 
d'une  manière  efQcace  le  mal  qu'on  redoute?  Il  est  permis  d'en  douter.  Elle 
priverait  de  leur  légitime  avancement  des  hommes  capables  et  consciencieux; 
elle  éloignerait  de  la  chambre  quelques  hommes  habiles  ne  pouvant  pas  faire 
à  l'honneur  de  la  députation  le  sacriGce  de  leur  carrière,  et  à  ce  point  de 
vue  le  projet  n'est  pas  démocratique,  il  favorise  les  riches;  quant  aux  hommes, 
s'il  y  en  a,  qui  seraient  disposa  à  d'ignobles  transactions,  des  lois  de  la 
sorte  ne  sont  pour  eux  que  des  toiles  d'araignée.  11  y  a  des  siècles  qu'ils  ont 
appris  à  les  toutes  éluder.  Le  génie  des  législateurs  anciens  et  modernes  y 
a  échoué.  C'est  en  ces  matières  surtout  qu'un  texte  de  loi  n'a  jamais  suppl^ 
aux  mœurs.  Défendez  les  récompenses  publiques,  vous  aurez  les  récom- 
penses secrètes;  enlevez  les  moyens  directs,  vous  aurez  les  moyens  indirects. 
Au  lieu  du  député,  on  nommera  son  père,  son  fils,  son  frère,  son  oncle,  son 
cousin,  son  ami,  son  protégé,  que  sais-je?  On  aura  fait  la  même  chose,  mais 
on  croira  pouvoir  marcher  la  tête  haute,  et  on  ne  sera  pas  soumis  à  la  ré- 
élection! Au  nom  de  Dieu,  si  mal  il  y  a,  n'y  ajoutons  pas  l'hypocrisie. 

La  proposition  de  M.  Duvergier  de  Hauranne,  dictée  également  par  une- 
pensée  morale  et  politique,  nous  paraît  à  la  fois  plus  importante  et  plus  efQ- 
cace. La  question  est  loin  d'être  nouvelle.  Il  serait  même  fort  difficile  à  un 
{  publiciste  de  rien  dire  de  nouveau  à  ce  sujet.  Quant  à  nous,  toute  considéra- 

tion générale  à  part,  le  vote  public  nous  paraîtrait  aujourd'hui,  pour  nous, 
un  remède  topique.  Rendre  impossible  un  coup  fourré  et  imposer  à  chacun 
le  courage  de  son  opinion ,  c'est  faire  beaucoup  pour  la  moralité  politique. 
Cest  ainsi  que  se  forment  les  habitudes  de  franchise  et  de  dignité.  C'est  pitié 
d'entendre  implorer  à  mains  jointes  le  vote  secret  en  faveur  des  hommes 
timides.  C'est  précisément  pour  ne  pas  avoir  d'hommes  timides  que  le  vote 
doit  être  public.  Le  courage  n'est  pas  le  génie  poétique;  il  peut  s'acquérir. 
Les  militaires  les  plus  hardis  affirment  qu'il  n'y  a  pas  d'homme  qui  ne  se 
trouble  quelque  peu  la  première  fois  qu'il  va  au  feu.  Bientôt  les  conscrits  sont 
aussi  braves  que  les  vétérans.  En  toutes  choses,  la  nécessité  est  une  puis- 
sante maîtresse  pour  nous.  Que  de  vieux  enfans  dans  ce  monde  !  Traitez-les 
comme  des  enfans  proprement  dits;  ne  leur  permettez  pas  de  mal  faire;  ne 
leur  laissez  pas  le  choix  entre  la  timidité  et  le  courage;  vous  en  ferez  des 


r 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  i079 

lionimes.  Dans  notre  opinion,  le  mode  proposé  par  M.  Duvergier  de  Hauranne 
tournerait  en  définitive  à  l'avantage  du  parti  gouvernemental.  Malgré  cela , 
nous  espérons  peu  de  le  voir  adopter  d'emblée.  Sachons  du  moins  gré  à  la 
chambre  d'avoir  permis  la  lecture  de  la  proposition  à  la  presque  unanimité. 

Le  ministère  doit  maintenant ,  si  l'existence  lui  est  chère ,  s'occuper  tiès 
sérieusement  des  affaires  du  pays.  Qu'il  ne  laisse  pas  dire  qn'il  n'est  puissant 
qu'en  paroles,  et  que,  si  M.  Guizot  avait  une  extinction  de  voix,  on  se  deman- 
derait :  Où  est  donc  le  cabinet?  Soyons  justes  :  si  d'importantes  discussions 
n'occupent  pas  encore  la  chambre,  on  ne  peut  guère  l'imputer  au  ministère. 
Des  projets  graves  et  nombreux  ont  été  présentés.  Les  commissions  travail- 
lent, mais  sans  enfanter.  On  dit  que  la  commission  de  la  loi  des  sucres  dés- 
espère d'elle-même.  L*a£freuse  catastrophe  de  la  Guadeloupe  est  encore 
venue  troubler  profondément  les  esprits.  Quel  horrible  malheur!  Et  Dieu 
veuille  que  nous  ayons  tout  appris  et  que  de  nouvelles  secousses  n'aient  pas 
ajouté  à  d'épouvantables  calamités  des  calamités  nouvelles!  tl  ne  peut  y 
avoir  qu'un  sentiment  et  qu'une  pensée  dans  ce  moment  :  secourir  d'une 
manière  prompte  et  efficace  nos  compatriotes  des  Antilles.  Le  ministère  a 
£aiit  une  demande.  Elle  est  insuffisante.  C'est  à  la  chambre  de  seconder  la 
juste  sollicitude  du  gouvernement  en  lui  proposant  à  son  tour  d'augmenter 
le  chiffre  de  la  subvention. 

M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  n'a  pas  encore  présenté  le  projet 
de  loi  sur  l'instruction  secondaire.  Il  a  fait  mieux;  il  a  présenté  au  roi  et  pu- 
blié ensuite  un  rapport  qui  est  un  document  complet,  capital,  où  se  trouvent 
recueillis,  classés,  rapidement  expliqués,  tous  les  faits,  tous  les  renseigne- 
mens  qui  représentent  »  dans  son  ensemble,  dans  ses  améliorations  succes- 
sives, dans  son  esprit  et  dans  ses  résultats,  la  grande  institution  scientifique 
et  sociale  qu'avait  fondée  l'empire,  que  la  restauration  a  maintenue,  malgré 
des  intervalles  de  défaveur  et  de  défiance ,  et  qui ,  sous  le  régime  actuel ,  a 
reçu  du  vote  réitéré  des  chambres  et  de  la  confiance  publique  une  extension 
et  une  activité  nouvelle.  » 

Il  fallait  préparer  les  esprits  à  l'examen  législatif  que  l'instruction  secon- 
daire doit  encore  provoquer.  Et  quelle  préparation  plus  sincère  et  plus  efficace 
qu'une  exposition  complète  et  détaillée  de  tous  ces  faits  et  de  tous  ces  résultats 
dont  on  parle  tant  aujourd'hui,  et  qui  sont  encore  peu  connus.^ 

L'instruction  secondaire  n'attirera  jamais  assez  l'attention  du  public;  elle 
est  le  fondement  de  la  haute  civilisation  du  pays.  C'est  par  elle  qu'on  marche 
au  premier  rang  parmi  les  nations  policées.  Si  l'instruction  élémentaire  est 
destinée  à  former  une  nation  intelligente  et  morale,  c'est  l'instruction  secon- 
daire qui  forme  les  grandes  et  nobles  nations,  les  peuples  qui  ne  meurent 
jamais.  Quelles  que  soient  les  vicissitudes  de  la  politique,  ils  vivent  dans  l'his- 
toire par  l'éclat  de  leur  nom  et  les  créations  de  leur  génie.  C'est  au  sein  de 
Finstruction  secondaire  que  se  prépare  cette  aristocratie  mobile  et  toujours 
ouverte  qui  est  à  la  fois  le  ciment,  la  force  et  l'ornement  des  pays  d'égalité. 
Laissons  parler  M.  Yillemain  : 


> 


1080  RBYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

«  Presque  toujours  cette  instruction  attire  à  elle  les  enfans  que  distinguent 
d'heureuses  dispositions;  elle  est  souvent  aussi  la  seule  fortune  qu'un  homme 
qui  a  servi  long-temps  Tétat,  qu'un  officier  parvenu  lentement  aux  grades  les 
plus  honorables  laisse  aux  héritiers  de  son  nom.  Elle  est,  dans  notre  société 
si  favorable  à  l'égalité  des  droits,  la  base  même  de  cette  égalité,  par  la  con- 
currence qu'elle  prépare  et  renouvelle  sans  cesse,  entre  le  mérite  pouvant 
s'élever  à  tout,  et  la  fortune  obligée  de  se  recommander  elle-même  par  le  tra- 
vail et  le  savoir.  Par  cela  même  aussi ,  Tinstruction  secondaire  ne  peut,  dans 
sa  plus  grande  diffusion,  recevoir  jamais  qu'une  application  limitée  aux  inté- 
rêts publics,  au  recrutement  de  tous  les  services  de  l'état,  de  tous  les  travaux 
de  la  science,  et  de  tant  d!entreprises  importantes ,  où  se  montrent  toujours 
avec  avantage  les  hommes  qui  réunissent  des  connaissances  spéculatives  et 
variées  à  l'activité  de  l'esprit  pratique. 

«  L'instruction  secondaire  ne  sera  donc  jamais  réalisée  que  dans  un  cercle 
restreint,  quoique  mobile  et  croissant;  mais  ce  qui  importe,  c'est  que  cette 
instruction  se  maintienne  et  s'étende  dans  une  juste  proportion  selon  les  be- 
soins du  pays,  c'est  enfin  que  les  moyens  et  les  résultats  en  soient  exacte- 
ment connus  et'  puissent  être,  à  toutes  les  époques,  facilement  appréciés  par 
le  gouvernement  et  par  le  public.  » 

Qui  ne  croirait ,  à  entendre  certaines  déclamations,  que  la  société  va  périr 
chez  nous  par  excès  d'instruction  !  que  nous  n'aurons  bientôt  plus  que  des 
docteurs,  des  licenciés,  des  bacheliers,  et  que  nous  chercherons  en  vain  un 
cordonnier  et  un  tailleur!  Lisez  donc  le  rapport.  Il  y  avait  plus  déjeunes 
gens  voués  aux  études  classiques  avant  1789  qu'aujourd'hui.  M.  Yillemaio 
en  déduit  les  raisons.  «  Cette  différence  s'explique  facilement  par  les  chan- 
gemens  mêmes  de  la  société,  la  place  moins  grande  faite  à  la  vie  de  loisir  et 
d'étude,  la  tendance  beaucoup  plus  générale  vers  les  professions  industrielles 
et  commerçantes. 

«  Ajoutons  à  ces  causes  diverses  tous  les  moyens  de  gratuité  qui  existaient 
avant  1789  pour  l'instruction  classique,  de  telle  sorte  que  cette  insti'uction, 
alors  plus  recherchée  par  le  goût  et  l'habitude  des  classes  riches,  était  en 
même  temps  plus  accessible  aux  classes  moyennes  ou  pauvres.  Alors  on 
s'étonnera  que  la  différence  entre  les  résultats  des  deux  époques  ne  soit  pas 
plus  considérable  au  préjudice  de  la  nôtre,  et,  en  reconnaissant  que  l'instruc- 
tion secondaire  est  bien  loin  de  former  trop  d'élèves  aujourd'hui,  qu'elle  ne 
fait  que  suffire  aux  besoins  d'une  société  régulière  et  forte,  on  avouera  que, 
pour  atteindre  ce  but  dans  des  conditions  moins  favorables  qu'autrefois,  il  a 
fallu  l'action  salutaire  de  l'Université. 

«  En  effet,  autrefois,  tout  dans  les  traditions  et  les  mœurs  secondait  l'in- 
struction classique;  tout  était  préparé  pour  elle  et  la  favorisait,  le  nombre  des 
bourses  et  des  secours  de  toute  nature,  la  fréquentation  gratuite  d'une  foule 
d'établissemens,  l'extrême  modicité  des  frais  dans  tous  les  autres.  Ainsi,  dans 
les  562  collèges  qui  existaient  vers  le  milieu  du  dernier  siècle,  il  y  avait 
525  bourses  affectées  aux  jeunes  aspirans  à  l'état  ecclésiastique,  2,724  bourses 


REVUB.  —  CHRONIQUE.  1081 

sans  destination  spéciale,  et  un  grand  nombre  de  fondations  particulières  qui 
procuraient,  par  voie  de  remises  ou  même  de  récompenses  pécuniaires  accor- 
dées en  prix,  le  bienfait  de  l'éducation  en  tout  ou  en  partie  gratuite  à 
7,199  enfans.  L'enseignement  était  en  outre  donné  sans  rétribution  aucune 
dans  beaucoup  de  collèges,  et  spécialement  dans  tous  les  collèges  de  Paris 
depuis  1719.  Le  nombre  des  élèves  externes  qui  fréquentaient,  à  ce  titre,  les 
anciens  collèges,  à  Paris  et  dans  diverses  provinces,  est  évalué  à  30,000.  En 
résumé,  le  nombre  total  des  élèves  qui  recevaient  Féducation  ou  Tinstruction, 
soit  entièrement,  soit  partiellement  gratuite,  excédait  40,000.  Cet  état  de 
choses  n'était  pas  un  don  du  gouvernement,  mais  l'ouvrage  des  libéralités  de 
plusieurs  siècles ,  et  pour  ainsi  dire  l'expression  même  des  progrès  de  cette 
civilisation  qui ,  depuis  le  moyen-âge ,  avait  porté  si  loin  la  gloire  de  la 
France  dans  les  lettres  et  dans  les  sciences.  C'était  grâce  à  de  telles  fonda- 
tions que  l'instruction  s'était  répandue,  s'était  sécularisée. 

«Les  mêmes  facilités,  moins  nécessaires  aujourd'hui,  n'existent  plus.  L'ef- 
fort de  la  générosité  publique  et  privée  s'est  tourné  vers  un  autre  objet.  C'est 
l'instruction  élémentaire  qu'on  a  suscitée ,  encouragée ,  dotée ,  dans  des  pro- 
portions qui  honorent  votre  règne.  Que  cette  noble  tâche  soit  incessamment 
poursuivie!  Qu'elle  avance  chaque  année  vers  un  terme  qu'on  entrevoit  dès 
aujourd'hui  !  Qu'elle  prépare  et  qu'elle  assure,  par  l'amélioration  morale,  un 
accroissement  de  bien-être  et  d'utile  activité  !  Mais  la  France ,  en  voulant  pro- 
curer à  tous  les  connaissances  élémentaires,  ne  peut  oublier  que  les  arts  de 
Tesprit  dans  leur  complet  développement  sont  le  premier  titre  de  sa  gloire, 
que  la  puissance,  sous  toutes  les  formes,  est  aujourd'hui  liée  à  la  pratique  de 
ces  arts ,  et  que ,  dans  l'état  actuel  du  monde ,  une  grande  nation  a  besoin 
d'être  une  nation  savante.  » 

A  ces  considérations  on  pourrait  peut-être  ajouter  que  sous  l'ancien  régime 
la  carrière  militaire  pour  le  grade  d'officier  était  fermée  à  la  roture,  à  la 
grande  majorité  des  Français.  L'église,  le  barreau,  les  lettres,  étaient  les 
seules  voies  dans  lesquelles  on  pouvait  espérer  d'atteindre  cette  classe  inter- 
médiaire, qui,  sans  être  la  noblesse,  avait,  elle  aussi,  ses  privilèges  de  droit 
et  de  fait.  Aujourd'hui,  non-seulement  les  professions  industrielles  et  com- 
merçantes, mais  Tarmée,  ouvrent  de  larges  et  nobles  carrières  même  aux 
"  hommes  qui  sont  restés  étrangers  à  l'instruction  classique.  Un  simple  soldat 
enlevé  à  la  charrue,  s'il  est  intelligent,  peut  arriver  aux  grades  militaires. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  peut  juger  par  ces  courts  extraits  combien  sont 
graves ,  importantes  et  curieuses ,  les  questions  que  soulève  le  rapport  de 
M.  Villemain.  C'est  un  travail  consciencieux,  lumineux,  qui  mérite  d'être 
étudié  et  connu  dans  toutes  ses  parties.  Le  temps  nous  manque  pour  y  in- 
sister aujourd'hui.  Nous  y  reviendrons;  nous  pourrons  alors,  sur  un  ou  deux 
points,  indiquer  quelles  sont  les  améliorations  qui  nous  paraissent  néces- 
saires au  beau  système  d'enseignement  que  M.  Villemain  dirige  avec  un  zèle 
égal  à  ses  vastes  lumières. 


*** 


I 


I'  < 

I 

l'i 

I 


1082  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  connaît  trop  les  circonstances  qui  ont  amené  le  vote  des  fonds  secrets 
pour  qu'il  y  ait  utilité  de  les  exposer  encore.  Il  est  cependant  un  point  qu'il 
importe  d'établir,  moins  dans  un  intérêt  de  parti  que  dans  celui  de  la  vérité 
historique.  C'est  que  si  l'opposition  a  été  vaincue,  elle  avait  dans  les  mains 
les  moyens  de  s'assurer  la  victoire.  Il  est  nécessaire  que  ceci  soit  hors  de 
doute  pour  que  le  cabinet  lui-même  comprenne  sa  position  véritable,  et  ap- 
précie le  caractère  d'une  majorité  toute  négative,  qu'une  autre  direction 
donnée  à  ce  débat  aurait  réduite  à  une  minorité  évidente. 

La  chambre  a  peu  de  sympathie  pour  le  ministère  :  le  plus  grand  nombre 
de  ses  membres  avait  contracté  au  sein  des  collèges  électoraux  des  engage- 
mens  qui  pèsent  encore  sur  eux ,  même  depuis  le  vote  auquel  ils  ont  concouru. 
Une  majorité  de  280  voix  au  moins  aurait  soutenu  et  soutiendrait  encore  tout 
cabinet  qui,  assis  sur  les  deux  centres,  prendrait  pour  tâche  de  reconstituer 
un  grand  parti  de  gouvernement  dans  les  conditions  où  ce  parti  existait  avant 
la  scission  qui  a  séparé  le  centre  gauche  de  la  majorité  actuelle.  Personne 
n'a  oublié  comment  cette  scission  s'est  produite  en  1836,  et,  en  dehors  des 
questions  diplomatiques,  l'on  serait  fort  en  peine  d'assigner  à  ces  deux  frac- 
tions de  la  chambre  un  symbole  politique  différent ,  pour  signaler  entre  elles 
une  dissidence  de  quelque  portée.  A  la  chute  du  ministère  du  22  février,  le 
centre  gauche,  rejeté  dans  l'opposition ,  et  fidèle  à  la  fortune  politique  de  son 
illustre  chef,  a  sans  doute  contracté  avec  la  gauche  certaines  affinités  qui 
lui  imposent  aujourd'hui  une  grande  réserve  et  quelques  engagemens  sur 
des  questions  secondaires.  On  ne  parcourt  pas  impunément  en  commun  une 
carrière  de  six  années,  traversée  par  un  grand  nombre  de  vicissitudes,  et 
durant  laquelle  la  gauche  a  donné  à  ses  alliés  accidentels  d'honorables  et 
fréquens  témoignages  de  désintéressement  et  de  déférence.  Il  serait  d'un 
détestable  exemple  de  voir  des  hommes  politiques  oublier  tout  à  coup,  sous 
l'empire  de  nouvelles  circonstances,  des  relations  dont  le  souvenir  doit  rester 
d'autant  plus  précieux  à  leurs  amitiés  personnelles  qu'il  engage  moins  leurs 
convictions  intimes.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  qu'aucune  question  tou- 
chant à  l'ordre  constitutionnel  et  à  la  politique  intérieure  du  pays  ne  sépare 
le  centre  gauche  du  centre  droit,  bien  qu'ils  aient  long-temps  voté  l'un  contre 
l'autre  :  une  concession  prudente  et  utile  peut-être  à  la  dignité  de  la  chambre 
comme  aux  services  publics,  une  mesure  relative  aux  fonctionnaires  revêtus 
du  mandat  législatif,  est  h  peu  près  le  seul  point  sur  lequel  le  centre  gauche 
ne  puisse  pas  transiger  dans  une  alliance  avec  la  majorité. 

La  chambre  a  la  conscience  de  cette  situation  ;  elle  comprend  à  merveille 
qu'il  n'y  a  de  gouvernement  fort  et  stable  qu'au  prix  de  cette  alliance-là,  et'' 
que  l'œuvre  de  tous  les  hommes  honnêtes  et  désintéressés  doit  consister  à 
ménager  le  rapprochement  de  deux  fractions  qui  se  complètent  l'une  par 
l'autre,  et  dont  les  tendances  diverses,  sans  être  opposées,  sont  nécessaires 
pour  attirer  autour  du  pouvoir  toutes  les  sympathies  du  pays. 

S'il  est  une  pensée  qui  puisse  conquérir  la  majorité  dans  la  chambre,  c'est 
assurément  celle-là  ;  s'il  est  une  tentative  dont  on  puisse  garantir  à  l'avance 


REVUB.  —  CHRONIQUE.  i083 

le  succès,  c'est  celle  qui  sera  faite  pour  la  réaliser.  Jusqu'à  ce  que  les  circon- 
stances aient  mis  le  parlement  en  mesure  de  Taccomplir,  on  peut  prédire, 
sans  crainte  d'être  démenti  par  les  évènemens ,  que  le  gouvernement  restera 
impuissant  et  tiraillé,  plus  dominé  par  les  exigences  de  ses  amis  que  par 
celles  de  ses  adversaires  eux-mêmes,  et  que  la  majorité,  sans  foi  dans  Tavenir 
autant  qu'incapable  de  s'assimiler  des  élémens  nouveaux ,  s'affaiblira  chaque 
jour  dans  la  chambre  et  dans  l'opinion.  Réunir  les  deux  centres  dans  un  sym- 
bole commun  par  un  ministère  de  transaction ,  telle  est  donc  la  question 
capitale,  et  elle  restera  posée  pendant  tout  le  cours  de  la  législature  actuelle. 
A  Fouverture  de  la  session ,  cette  question  était  admirablement  comprise. 
Il  n'était  pas  une  conversation  de  couloir  entre  les  membres  intelligens  de  la 
majorité  qui  n'attestât  de  leur  part  une  disposition  très  vive  à  entrer  dans  cette 
voie  de  conciliation  et  de  prudence.  Un  esprit  moins  exclusif  au  dedans,  une 
politique  plus  nationale  et  plus  ferme  au  dehors,  c'était  là,  si  l'on  peut  le 
dire ,  le  lieu-commun  de  toutes  les  conversations.  Vingt-huit  ou  trente  mem- 
bres de  la  majorité  s'étaient  formellement  engagés  à  se  détacher  du  cabinet 
dans  le  vote  des  fonds  secrets,  et  à  frayer  ainsi  la  route  à  une  combinaison 
nouvelle.  La  force  des  choses  plaçait  nécessairement  celle-ci  sous  le  patronage 
de  l'homme  d'état  éminent  dont  le  premier  acte  politique  au  dedans  avait  été 
l'amnistie,  et  qui,  en  1830,  avait  notifié  à  l'Europe  à  quelles  conditions  la 
France  entendait  accepter  la  paix.  La  position  prise  par  M.  de  Salvandy  vis- 
à-vis  du  cabinet,  dès  la  session  dernière,  dans  la  discussion  du  droit  de  visite, 
position  que  des  circonstances  nouvelles  avaient  dessinée  d'une  manière  plus 
nette  encore ,  autorisait  pleinement  à  croire  que  son  concours  ne  manquerait 
point  au  chef  du  cabinet  du  15  avril;  sur  le  banc  ministériel  même,  il  était 
tel  membre,  parmi  les  plus  estimables  et  les  plus  considérés,  que  sa  convic- 
tion sur  Tune  des  principales  questions  du  moment  rattachait  pour  ainsi  dire 
d'avance  à  la  combinaison  nouvelle,  et  qui  n'acceptait  que  par  point  d'hon- 
neur une  solidarité  à  laquelle  il  avait  été  très  récemment  associé.  Comment  ne 
pas  espérer  également  que  l'Iionorable  et  éloquent  rapporteur  de  l'adresse 
voudrait  substituer  une  politique  plus  française  à  celle  qu'il  venait  de  flétrir 
par  des  paroles  si  dures  et  si  amères.'  comment  croire  que  des  épigrammes  suf- 
firaient à  tant  de  patriotisme  et  à  une  si  chaleureuse  indignation  ?  Ce  n'étaient 
pas  MM.  de  Carné ,  de  Chasseloup  et  de  Lagrange ,  les  seuls  qui  aient  donné 
publiquement  à  leur  parti  l'exemple  d'une  trop  rare  persévérance ,  qui  ap- 
puyaient seuls  dans  les  centres  le  projet  d'un  cabinet  de  transaction  sous  la 
présidence  de  M.  le  comte  Mole,  et  dans  lequel  le  principe  conservateur  aurait 
été  représenté  par  MM.  Dupin  et  de  Salvandy.  Si  ces  honorables  membres 
étaient  les  plus  fermes  dans  leurs  convictions ,  ils  n'étaient  certes  ni  les  plus 
chaleureux  dans  leurs  paroles,  ni  les  plus  actifs  dans  leurs  démarches,  ni  les 
plus  passionnés  dans  leurs  agressions.  L'édifice  de  la  majorité ,  atteint  dans 
ses  fondemens,  tombait  pour  ainsi  dire  pierre  par  pierre;  la  défection,  pour 
employer  un  mot  qui  cessait  alors  et  qui  bientôt  encore  cessera  d'être  une 
injure ,  la  défection  avait  envahi  les  rangs  des  fonctionnairea  de  l'ordre  judî- 


I 

I  . 

» 

» 

F! 


108<^  REVUB  VBA  DEUX  MONDES. 

claire  et  administratif,  et  jusqu'à  la  rédaclàon  du  Journal  des  Débats.  Ceux- 
là  même  qui  hésitaient  à  s'engager  faisaient  agréer  leurs  refus  dans  des  termes 
fti  peu  flatteurs  pour  le  cabinet,  et  laissaient  planer  un  vague  si  bien  calculé  sur 
leur  résolution  intime  et  définitive ,  que  toutes  les  suppositions  étaient  per- 
mises, et  que  l'opposition  avait  pleinement  le  droit,  quelques  jours  avant  le 
combat ,  de  s'étonner  de  la  confiance  qu'affectait  le  cabinet. 

Cependant  ces  dispositions  du  parti  conservateur  étaient,  il  est  juste  de  le 
reconnaître,  subordonnées  à  un  fait  capital  :  la  possibilité  d'une  transaction 
avec  le  centre  gauche  et  la  certitude  d'une  prompte  solution  de  la  crise  mi- 
nistérielle. Or,  <»tte  crise  ne  pouvait  finir  que  de  deux  manières ,  ou  par 
Faccession  de  MM.  Passy  et  Dufaure  au  nouveau  cabinet,  ou  par  celle  des 
amis  de  M.  Thiers.  Si  la  première  combinaison  n'était  pas  la  plus  forte,  c'était 
celle  qu'il  était  le  plus  facile  de  faire  agréer  à  la  majorité.  Mais  on  sait  avec 
quelle  probité  puritaine  M.  Passy  s'est  déclaré  impossible,  et  avec  quel 
abandon  M.  Dufaure  est  venu  compromettre  le  fruit  de  trois  années  d'attente. 
En  donnant  pour  programme  au  futur  cabinet  la  réforme  électorale,  c'est-à- 
dire  la  pensée  la  plus  stérile  dans  ses  résultats  pratiques,  la  plus  dangereuse 
dans  les  vagues  espérances  qu'elle  soulève,  cet  honorable  membre  ne  pouvait 
.  manquer  de  déterminer  dans  les  centres  une  réaction  vive  et  instantanée. 

C'est  lui  qui  a  sauvé  le  cabinet  d'une  défaite  à  peu  près  inévitable,  et  lui  seul, 
comment  le  méconnaître?  était  en  mesure  de  lui  rendre  un  tel  service.  M.  Du- 
faure, dont  les  convictions  sincères  sont  respectées  de  toute  la  chambre,  a 
repris  désormais  sa  place  derrière  M.  Barrot;  il  s'est  volontairement  désin- 
téreisé  dans  toutes  les  combinaisons  prochaines.  Le  mouvement  électoral 
pourra  l'appeler  un  jour  aux  affaires,  mais  la  chambre  actuelle  ne  paraît  pas, 
dans  les  éventualités  qui  signaleront  sa  durée,  devoir  lui  en  ouvrir  l'accès.  Ce 
noviciat  contribuera  à  développer  1'  esprit  politique  de  M.  Dufaure. 

La  manière  dont  l'ancien  tiers-parti  avait  traité  la  question  intérieure  ren- 
dait la  tribune  presque  inabordable  pour  les  amis  de  M.  Thiers.  La  démora- 
lisation d'ailleurs  avait  envahi  les  rangs  de  la  majorité,  et  ils  n'éprouvaient 
pas  un  bien  vif  désir  de  prendre  leur  part  dans  une  défaite  en  dehors  de 
laquelle  il  ne  leur  était  pas  interdit  de  rester  placés.  De  plus,  la  situation  per- 
sonnelle de  M.  Thiers  était  bien  connue.  Ne  voulant  pas,  ne  pouvant  pas 
accepter  en  ce  moment  le  pouvoir  pour  lui-même,  il  se  trouvait  dans  Tobli- 
gation,  en  prenant  la  parole,  d'ajouter  une  démission  à  celle  qu'avaient  déjà 
donnée  MM.  Passy  et  Dufaure;  enfin  il  aurait  rompu,  pour  une  cause  qui  ne 
lui  était  pas  personnelle,  un  silence  que  M.  de  Salvandy  s'obstinait  à  garder 
sous  le  coup  des  provocations  les  plus  directes  et  devant  les  agressions  de 
M.  Mauguin  attaquant  corps  à  corps  le  ministère  du  15  avril.  C'eût  été  delà 
générosité;  M.  Thiers  s'est  borné  à  être  habile,  et  son  silence  a  réussi  autant 
qu'un  bon  discours. 

Au  sein  d'une  pareille  déroute,  la  fraction  dissidente  du  parti  conserva- 
teur a  pu  à  bon  droit  se  considérer  comme  dégagée,  et  il  y  a  certainement 
dans  ce  fait  une  victpire  açcideiiteUe  pour  le  cabinet  plutôt  qu'une  conquête 


! 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  JOSS 

véritable  de  la  majorité.  Les  paroles  de  M.  de  Carné  n'en  conservent  oas 
mojns  toute  leur  vérité  :  «  il  faut  que  le  gouvernement  élargiïeTbai 'e 

29  oie'  r''^^'^'*?^  ^"'  ^^"^^  ^'^^^^'*  <ï«  Pl"s  en  plus  leïabinet  du 

Si  celuiKîi  a  joui  pendant  quelques  jours  de  Penivrement  de'son  balancé 
s  11  a  savouré  rmnocente  satisfaction  d'enrôler  dans  les  rana-r'  "  '^  ^! 
ministérielle  tous  les  hommes  qui  ont  mis  des  bouteff  ^"^««<^«'"^"* 

de  M.  Lacrosse  par  crainte  des  complication^    ^  .Kidemam,  nous  croyons 

que  ces  illusions  commencent  fort  à  -  '^^P^^'  ^^  ^'^  ''''  °^  ^®  "'^'^  ^^^  ^^"^ 
inquiétude  en  présence  de  la  p-  '  ""^  considération,  déjà  certaine,  de  la  pro- 
position de  M.  de  Sadp  "  «'^^'^"^^  et  la  physionomie  des  bureaux  dans  leur 
séance  d^bier  np-r^^^^^i^t  P^s  de  douter  qu'il  ne  sorte  quelque  chose  de  la 
propositî^  soumise  à  la  chambre.  C'est  une  revanche  que  la  majorité  entend 
prMidre  du  vote  des  fonds  secrets  :  puisse-t-elle  ne  pas  le  faire  aux  dépens  de 
la  dignité  de  l'administration  et  de  nos  institutions  elles-mêmes! 

Que  sera-ce  lorsque,  avec  cette  majorité  accidentelle  et  despotique  qui 
s'impose  au  cabinet  avec  toute  la  tyrannie  de  ses  exigences  individuelles  ou 
locales,  il  faudra  aborder  la  loi  des  sucres,  et  défendre  le  budget,  sur  lequel 
l'opposition  se  propose,  dit-on,  d'organiser  une  campagne  complète,  en  s'ap- 
puyant  sur  l'argument  pérendptoire  d'un  déficit  en  pleine  paix  pour  rejeter 
toutes  les  augmentations  réclamées.^  Viennent  des  révélations  de  Londres 
sur  le  traité  de  commerce  dont  les  l^ases  paraissent  convenues,  des  complica- 
tions en  Espagne  sur  l'affaire  de  M.  de  Lesseps,  des  interpellations  sur  les 
négociations  politiques  et  commerciales,  et  l'on  verra  si  la  majorité  relative 
de  vingt-deux  voix,  que  MM.  Passy  et  Dufaure  ont  donnée  au  cabinet  lé 
jour  même  où  ils  s'en  sont  séparés,  suffira  pour  lui  permettre  de  vivre  et  de 
gouverner.  Nous  désirons  nous  tromper,  mais  l'avenir  nous  apparaît  plein 
de  contradictions,  d'incertitudes  et  de  faiblesses. 


—  La  librairie;  comme  toutes  les  choses  de  ce  monde,  a  d'inexplicables 
mystères;  il  en  est  des  livres  comme  des  hommes,  et  les  plus  heureux  ne  sont 
pas  toujours  les  plus  méritans.  La  preuve  en  est  qu'on  réimprime  M.  Cape- 
figue.  V Histoire  de  la  Réforme  et  de  la  Ligue  vient  de  paraître,  et  c'est  la 
troisième  édition,  dans  un  format  nouveau ,  qui  la  met  a  la  portée  des  plus, 
humbles  fortunes.  Nous  signalons  cette  réimpression  parce  qu'elle  révèle  un 
mode  inconnu  de  perfectionnement  inventé  par  l'auteur  pour  les  éditions 
nouvelles  des  livres  d'érudition.  On  avait  reproché  à  M.  Capefigue  d'avoir 
souvent,  dans  ses  notes,  cité  avec  inexactitude;  au  lieu  de  répondre  à  ce  re- 
proche par  une  correction  sévère,  M.  Capefigue  a  trouvé  plus  simple  de  faire 
disparaître  les  notes.  Il  avait  procédé  jusqu'ici  comme  les  bénédictins;  il  prend 


I 


1086  REVIJK  DES  DEUX  MONDES. 

aujourd'hui  des  allures  plus  dégagées;  il  imite  Voltaire  et  Mont^uieu   et 
n^Csse  à  ses  récits  que  Tautorité  de  sa  parole.  Le  lecteur  y  per  «.  peu  J 
^    chose,  et  M.  Capefigue  y  gagnera  beaucoup,  car  la  <^"^f  ^' ^^/^^^^^ 
ment  harcelé  à  l'occasion  des  nombreux  manuscrilç  qu'il  a  découverts  d^ 

T^^les  pompes  de  son  style  et  sa  chronologie,  qui  ne  ^^^^^^^l^"^^^ 
\^I^\\L\^^ér\jitT  lés  dates.  Soyons  juste  cependant  ;  M.  Capefigue 
a  profité;  U  are<»l.^^  estompé  l'enluminure,  et  s'il  a  eu  le  tort 

d  enlever  les  notes  au  liefi  ^.  ^  "^  ^^^^  ^,^^^  probablement,  tout  imbu 
qu'il  était  de  l'étude  de  la  Saînt-bi..,  '  ^  ^^^  ^^  devoir  appliquer  à 
son  livre  la  théorie  des  rigueurs  salutaires.  ^ 

—  Un  roman  de  M"»*  Charles  Reybaud,  PObUzt,  u«^  oublié  dans  cette 
Revue,  vient  d'être  réuni  en  volumes  sous  le  titre  du  Moine  wu  ^j^^Hs  (i). 
Il  est  superflu  de  rappeler  à  nos  lecteurs  les  qualités  qui  distinguenv  une 
œuvre  qu'à  coup  sûr  ils  n'ont  pas  oubliée.  Ce  sont  celles  qu'on  a  plus  d'une 
I  fois  pu  reconnaître  et  applaudir  dans  les  romans  de  l'aimable  écrivain , 

le  vif  instinct  du  drame  et  du  récit  uni  à  une  sensibilité  délicate  et  à  une 
observation  de  la  vie  réelle  que  l'attention  la  plus  sévère  ne  trouve  jamais 
en  défaut.  Le  Moine  de  Chàalis  prendra  rang  parmi  les  plus  heureuses  pro- 
ductions de  cette  plume  élégante  et  facile  à  laquelle  on  doit  déjà  tant  de 
charmans  récits. 

— M.  Théophile  Gautier  vient  de  publier,  sous  le  titre  de  Tra  las  Montes  (2), 
l'œuvre  où  il  a  recueilli  les  souvenirs  de  son  voyage  en  Espagne.  Les  pages 
consacrées  dans  cette  Revue  même  à  Grenade,  à  Cordoue,  à  Séville,  par  l'au- 
teur de  Tra  los  Montes,  nous  dispensent  de  nous  étendre  suc  ce  livre,  où 
l'on  retrouve  la  verve  et  l'originalité  du  spirituel  écrivain.  C'est  en  artiste  et 
en  poète  que  M.  Gautier  a  vu  l'Espagne;  la  description  des  lieux  tient  une 
grande  place  dans  Tra  los  Montes,  mais  qui  voudrait  s'en  plaindre  après 
avoir  lu  les  peintures  à  la  fois  exactes  et  brillantes  que  trace  le  voyageur  des 
splendides  paysages  et  des  monumens  si  magnifiques  et  si  variés  de  la  Pénin- 
sule.^ La  physionomie  et  le  caractère  des  habitans  n'ont  pas  trouvé  en  M.  Gau- 
tier un  observateur  moins  fidèle.  U  a  su  faire  revivre  dans  toute  leur  vérité 
les  figures  étranges,  les  types  rudes  et  fiers  qui  ont  inspiré  Velasquez  et 
Ribera.  Une  place  est  acquise  désormais  au  nouvel  ouvrage  de  M.  Gautier 
parmi  les  plus  piquans  et  les  plus  fidèles  tableaux  de  l'Espagne  moderne. 


I 
il 


1=  I  ' 


(1)  Chez  Dûment,  Palais-Royal. 

(3)  S  vol.  in-S»,  chez  Mageu,  quai  des  Augustins. 


V.  DE  Mars. 


TABLE 


DES  MATIÈRES  DU  PREMIER  VOLUME. 


(NOUYELLB  SBBIB.) 


Cbisb  actubllb  de  la  philosophib  allbmandb.  —  École  de  Hegel ,  nou- 
veau système  de  Schelling,  par  M.  A.  Lèbre. 5 

El  bahco  de  tapoh  ,  par  M.  Théophile  Gautier i3 

Db  l'administration  de  l* agriculture  en  FRANCE,  par  M.  DE  Gaspabin.  7B 

lA  BUS81E  EN  18iS.  —  II.  —  Moscou  ,  par  M.  X.  Marmier 95 

Des  lois  anglaises  sur  le  travail  des  enfans  dans  les  manufac- 
tures et  dans  les  mines,  par  M.  P.  Gbimblot ISi 

PoisiES,  par  M.  Alfbed  DE  Musset 148 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique.   .    .    - 15B 

De  la  bbnaissancb  dans  l*europe  mébidionale  ,  par  M.  Edgab  Quinet.  161 
Le  dboit  de  visite  ayant  et  apbBs  la  bétolution  de  juillet,  par 

M.  Pelet  de  la  LozBbe 173 

Expédition  du  capitaine  habbis  {Narrative  of  an  Expédition  into 

Southern  Africa),  par  M.  Th.  Patie i06 

POfcTES  ET  BOMANCIERS  MODEBNES  DE  LA  FBANCB.  —  XLYIII.  »  Henri  BoylO 

(M.  deStendbal),  parM.  AuG.  BussiÈBE S50 

PofcMES  PHILOSOPHIQUES.  —  I.  —  La  Sauvago ,  par  M.  Alfbed  de  Yignt.    .  300 

Les  OBiGiNES  de  la  presse  ,  par  M.  PhilarBte  Guasles 308 

HEYUE  LITTERAIRE ,  par  M.  G.  DE  MOLÈNES 339 

Chronique  DE  LA  quinzaine.  —  Histoire  politique 35  i 

ÉTAT  DE  LA  PHILOSOPHIE  EN  FRANCE.  —  Los  Radicaux ,  lo  Clergé,  les  Éclec- 
tiques, par  M.  Jules  Simon 365 

Les  colonies  pénales  de  l* Angleterre,  par  M.  Léon  Faucheb.    .    .    .  396 
Discours  prononcés  dans  les  Chambres  Législatives,  de  M.  le  baron  Pas- 

quier,  parM.  Lerminier *ii 

Les  américains  en  europe  et  les  eubopéens  en  Amérique,  par  M.  Phi- 

larBte  Chasles 446 

Revue  LITTÉRAIRE  DE  L'ALLEMAGNE,  par  M.  DE  Lagenevais 477 

PofcMES  puiLosopHiQUfcs.  —  H.  ^  La  Mort  du  Loup,  par  M.  Alfred  de 

YIGNY *W 


1087  TABLE  DES  HATIÉRES. 

L*£sPA6ifE.  —  La  Presse  et  les  Élections  espagnoles,  par  M.  Léonce  de 

Latebgne 501 

Reyoe  musicale. 517 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 527 

Théâtre-Français.  ^  Phèdre  et  M"«  Hachel ,  par  M.  G.  de  Molènes.    .  533 

Vaillance  ,  par  M.  Jules  Sandeav.     .- 5(1 

La  RUSSIE  EN  18iS.  —  IIL  —  Le  Couvent  de  Troltza,  le  Clergé  russe,  par 

M.  X.  Marmibr r 619 

La  littérature  illustrée,  par  M.  F.  de  Lagenbtais 645 

Journal  d'un  prisonnier  dans  l* Afghanistan  (Journal  of  an  A/fgha- 

nUtan  prisonner,  by  lieut.  Vincent  Eyrc),  par  M.  John  Lbmoinne.    .  67â 

Lettres  sur  la  session.  —  L  ^  Discussion  de  l'Adresse ,  par  Un  Dépoté.  70i 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  poUtiqua 722 

La  FLORIDE.  ^  Voyages  anciens  et  modernes,  par  M.  N.  de  Quatrefages.  733 
La  société  et  le  socialisme.  —  La  Statistique,  la  Philosophie,  le  Roman, 

par  M.  L.  Retbaud 774 

Le  monde  gréco-slaye.  —  V.  ^  Les  Serbes.  ^  Histoire  du  prince  Milocb , 

par  M.  Ctpbien  Robert 811 

Les  esclates.  ^  Fragment  d'une  Tragédie,  par  M.  A.  de  Lamartine.  891 

Lettres  sur  la  session.  —  IL  —  La  Question  dé  Cabinet,  par  Un  Député.  896 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 909 

Historiens  modernes  de  la  france.  —  IH.  —  H.  de  Barante,  par 

M.  Sainte-Beuve, "...  917 

Ghillambabam  ET  LES  SEPT  pagodes,  par  M.  Th.  Patie 936 

De  LA  POÉSIE  DE  M.  DE  LAMENNAIS.  —  Amschaspands  et  Darvands,  par 

M.  Lerminier 963 

La  BELGIQUE.  —  Sa  Nationalité,  sa  Situation  actuelle,  par  H.  Eugène  Robin.  983 

Situation  FINANCIERE  DE  LA  FRANCE,  par  M.  LÉON  Faucher.  .  .  .  1017 
Théâtre-Français.  —  Les  Burgraves,  de  M.  Victor  Hugo,  par  M.  Ch. 

Magnin 1054 

Poèmes  philosophiques.  —  IlL  —  La  Flûte,  par  M.  Alfred  de  Vignt.     .  1067 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 1073 

FIN  DE  LA  TABLE. 


ERRATA.  ^ 

Dans  Tarticle  sur  la  Crise  actuelle  de  la  PhUotophi»  allemande,  page  18,  ligne  7, 

au  lieu  de  :  1808,  lisez  :  1828.  —  Page  42,  ligne  5  »  au  lieu  de  :  Walke,  lisez  : 

Valke. 
Dans  la  Sauvage,  n»  I  des  Poèhes  philosophiques  de  M.  Alfred  de  Vigny,  p.  306, 

ligue  5,  au  lieu  de  :  sans  sa  marche  cyclique ,  lisez  :  dans  sa  marche  cyclique. 
Dans  les  Esclaves,  de  M.  de  Lamartine ,  page  895,  ligne  12,  an  lieu  de  :  martyres 

au  ciel,  lisez  :  martyrs  dans  le  ciel. 


I 


I  ;l 

I  ! 


I 


m 

l 


i